CELLULE

Nik Vincent

Prier sur Reredos était devenu dangereux.

La pièce était sombre, bondée, et le sol sous les pieds d’Ayatani Perdu terreux, humide ; il exhalait des odeurs auxquelles le prêtre préférait ne pas penser. Avec ses bottes percées, il faisait de son mieux pour garder les pieds hors de contact des moisissures organiques qui pénétraient le vieux cuir. Il s’efforçait, peut-être trop, de se concentrer sur sa prière, de prêter à sa voix la ferveur qu’il n’éprouvait pas toujours, mais le malaise l’emportait.

La congrégation de Perdu n’avait jamais semblé croître ou diminuer. Il n’y avait assez de place que pour une demi-douzaine de fidèles, et six personnes étaient systématiquement présentes à ses services. Les visages variaient d’un office à l’autre, en fonction de qui était envoyé accomplir tel travail, et de qui vivait ou mourait. La guerre changeait les choses, et même une fois celle-ci terminée, l’occupation les changeait aussi. Les résistants étaient les plus pieux et les plus prompts à prendre des risques ; ils avaient besoin de prêtres, et de lieux sûrs dans lesquels échanger des informations ou stocker leurs ressources. Les deux coïncidaient ici.

Il était entouré d’hommes plus grands et plus maigres que les ombres du soir. Ils puaient, aussi. Ils venaient des agriserres, épuisés et affamés, mais au moins, ils n’avaient pas à se soucier de ce qu’ils foulaient. Perdu n’enviait pas les douleurs qu’ils éprouvaient à se pencher dans des pièces trop basses de plafond pour eux, mais il enviait leurs prothèses, leurs longs mollets télescopiques et leurs pieds biseautés, semblables à des têtes de pelle, qui leur permettaient de ne jamais s’enfoncer dans quoi que ce soit.

—L’Empereur nous garde, dit Perdu en se demandant s’il le croyait vraiment.

—L’Empereur nous garde.

Les mots venaient à peine de sortir de sa bouche pour la deuxième fois lorsque Perdu entendit le son humide que faisait quelqu’un en tombant. L’homme s’était tenu derrière le prêtre. Perdu ne connaissait pas son nom. Il n’y avait plus de noms, plus de conversations ni même de rumeurs. Il avait fallu trois longues années pour apprendre la leçon, mais à présent, plus personne ne parlait, plus personne n’échangeait, plus personne ne spéculait. Le travail était accompli en silence. Son travail à lui ne se faisait que dans ces lieux, ces pièces qu’on lui assignait, avec ces gens, qui venaient chercher réconfort et force, qui venaient à lui parce qu’ils croyaient, contre toute logique, que l’Empereur les garderait.

Il était un agent de l’Empereur-Dieu et de la bien-aimée Beati, et l’un des maillons de la résistance de Reredos.

Il baissa son missel retenu par une chaîne et se retourna à temps pour voir l’air fétide tourbillonner autour de la silhouette effondrée. Il se pencha sur le corps. Le balancement du missel l’envoya presque frapper le front du mourant. L’homme émit un souffle rauque et tendit la main. Perdu lui plaça le missel dans la main et avança sa propre main, encore propre, vers les filtres pectoraux de l’ouvrier.

Il dut frapper la surface de l’appareil, fort, à deux reprises, avant de pouvoir le dévisser pour l’ôter de la poitrine du mourant. Il était encombré d’une masse pourpre sale de spores mélangée au mucus que les agritravailleurs émettaient en quantités si prodigieuses qu’on utilisait des tonneaux à goudron en céramite en guise de crachoirs dans les bars qui entouraient les serres dans lesquelles ces hommes vivaient et travaillaient. Perdu avait déjà vu ce que cette saloperie pouvait faire aux sols de lithobéton ; elle rongeait et balafrait n’importe quel matériau.

La congrégation se dispersa alors que Perdu tentait de sauver un homme sur une planète qui était peu à peu dévorée et recrachée sous la forme de blocs de mucus par les forces d’occupation.

Le prêtre ayatani enfonça deux doigts dans le trou qui s’ouvrait dans la poitrine de l’homme, comme un enfant dans un pot de confiture, et les fit tourner afin d’arracher la merde impie qui empêchait le malheureux de respirer.

Combien de fois s’était-il livré à ce manège ? Des dizaines, certainement, des vingtaines, peut-être même des centaines de fois. Combien d’hommes avait-il sauvés ?

Il y en avait trop. Depuis combien de temps ce cagot n’avait-il pas nettoyé son filtre ? Des jours, sans doute. Voulait-il mourir ?

Perdu aida l’homme à s’allonger de tout son long. L’idée de le laisser reposer sur la crasse humide le révoltait, mais il n’avait pas le choix. Il enfourcha le corps, plaçant un genou de chaque côté du filtre, puis enfonça de nouveau les doigts dans la cavité. La pression de ses genoux fit sortir un peu d’immondices, qu’il racla et jeta par terre avant de se remettre à la tâche. On aurait dit que l’homme respirait encore, mais c’était simplement la pression des jambes de Perdu sur son torse qui suscitait les gargouillis rauques qu’on n’entendait que trop distinctement dans la gorge du cadavre. C’était un cadavre. Son visage était gris, ses lèvres bleues. Ses yeux regardaient le plafond sans le voir, légèrement exorbités, comme si on l’avait étranglé. Mais cette asphyxie à long terme était pire que la strangulation. Pire que tout.

—La Dame… commença Perdu en enfonçant de nouveau les genoux dans le torse.

Il sentit une côte céder sous son poids et changea de position pour que ses genoux reposent sur le sol, de part et d’autre du torse de l’ouvrier. L’horreur de sa tentative de résurrection l’atteignit enfin.

Il se passa le dos de la main sur le front et courba la nuque.

Il sentait le mucus épais qui s’étalait autour de ses genoux et commença à se relever. Il ne pouvait rien faire de plus. Sa congrégation était partie ; il était seul. Le temps se figea. Il resta planté au-dessus du cadavre encore quelques minutes. Ses yeux glissèrent sur le sol, sur le liquide gluant, pourpré qui formait un halo autour du corps, autour de là où ses genoux avaient reposé ; auréole parsemée de grappes de bulles, qui attaquaient déjà le sol piétiné. Le tissu de son pantalon commençait à moisir et il en arracha des lambeaux, conscient qu’il serait impossible de le rafistoler.

Il nota des reliefs dans ces immondices pourpres, des lignes droites qui n’auraient pas dû s’y trouver. Il effleura du bout des doigts la masse immonde et réussit à retrouver de petits éclats de céramite, arrachés à l’Empereur sait quoi. Ils étaient minuscules, et de forme irrégulière. Cassés au hasard.

Perdu n’en avait jamais vus de semblables, mais il savait de quoi il s’agissait. Il ne venait pas d’assister à un gaspillage de vie. Cette mort avait un but. Cet homme s’était sacrifié, avait donné sa vie au service de l’Empereur-Dieu, afin de transmettre les informations que contenaient ces éclats de céramite à l’une des nombreuses cellules de résistance de la ruche.

Perdu prit une gourde étroite et plate à son harnais et versa précautionneusement un peu de son contenu dans le mucus, mais l’eau n’eut aucun effet. Il glissa alors la gourde entre ses lèvres et fit tourner le reste du liquide dans sa bouche, contre ses dents, sous sa langue avant de se gargariser, puis répéta l’opération jusqu’à ce que, satisfait, il recrache le mélange d’eau et de salive dans le mucus. Puis, il plongea les doigts dans le brouet mousseux, des doigts qui n’avaient plus d’épiderme, plus d’empreintes digitales. Il n’avait plus qu’une seule paire de gants, et il préférait risquer sa peau plutôt que leur destruction.

Au bout de quelques minutes, il abandonna et baissa les yeux sur la demi-douzaine d’éclats irréguliers serrés dans son poing.

Il n’avait plus de temps devant lui. Il se rendait compte que le lieu n’était plus sûr. Il s’était trop attardé ici, et ne pourrait plus se servir du site à l’avenir. Il fit tomber les éclats dans sa gourde et remit ses gants. Le droit serait sans doute fichu avant qu’il ne puisse l’enlever, mais il n’avait pas le temps de se laver les mains. Il sentait déjà la brûlure du mucus au bout de ses doigts.

Il remit le bouchon du filtre sur la poitrine de l’homme et fit rouler le cadavre sur le côté pour cacher ses fluides. L’ennemi était idiot et ne regarderait pas sous le corps. Il n’attendit pas l’arrivée des excubiteurs, avec leurs membres grêles, leur panse bouffie et leurs masques grotesques. Ces monstres avaient la peau grise, percée de ports et de câbles. Leurs aboiements étaient retransmis par des grilles sous la forme d’un mélange guttural de grognements et de giclées d’écume pourpre.

Dans les rues, la luminosité sauva Perdu. Il n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir qu’un glyf flottait non loin, à six ou huit mètres au-dessus de sa position. Ses runes scintillantes tourbillonnaient et palpitaient, prêtes à pénétrer l’esprit du pauvre cagot qui ferait l’erreur de les regarder. Les glyfs survolaient les zones habitées de la planète, traquant ceux qui n’étaient pas acceptés, ceux qui ne portaient pas d’imago dans les bras ou dont l’imago limitait le droit de passage. Leur lumière éthérée altérait la qualité de l’air, de même que leur bourdonnement d’insecte, qui grimpait dans les aigus dès que le glyf se rapprochait d’un malheureux transgresseur. Perdu flaira l’odeur âcre et chaude d’acide de batterie qui l’entourait, estima que son vrombissement incessant était régulier, et se dirigea dans la direction opposée.

Il ne vit pas le gamin, son seul contact avec la cellule active ; il ne le chercha pas. Il fallait du temps pour apprendre les leçons : quiconque l’observerait pourrait le voir transmettre quelque chose au gamin, ce qui leur attirerait des ennuis à tous deux. Il savait pourtant qu’il était là ; il y avait toujours un gamin qui attendait la prochaine pièce du puzzle, le prochain message, le prochain ordre. Personne ne savait qui donnait les ordres. Perdu ne connaissait pas non plus le nom des gamins et, autant qu’il le sache, la réciproque était vraie. Il ne savait pas non plus s’il s’agissait toujours d’adolescents, ni si d’autres prêtres ayatani étaient impliqués dans la résistance. Il ne savait pas combien de cellules abritait cette ruche, cette agriusine, ce continent, la planète. Des individus avaient dû connaître ces détails, jadis, mais ils étaient morts, et ceux qui restaient avaient appris leurs leçons.

Perdu battit en retraite. Il battait en retraite en permanence. Virtuellement, la planète entière battait en retraite. Certaines rumeurs parlaient de forces combattantes dans une ou deux des plus grandes ruches, essentiellement des guérilleros, mais très peu d’informations fiables parvenaient d’un endroit ou d’un autre ; tous les réseaux de communication étaient sous le contrôle de l’occupant, même si ses mesures de sécurité n’étaient pas infaillibles et que la moindre fuite était systématiquement exploitée.

La communication était nécessaire au bon fonctionnement des agriserres des grandes plaines de Reredos, où la terre était consacrée à la production de nourriture pour l’occupant et l’export. On nourrissait l’ennemi avec cette bouillie pourpre fétide, issue de graines charnues à croissance rapide qui putréfiaient presque avant de mûrir tout en libérant les spores qui tuaient à petit feu les échassiers chargés de s’occuper des plants. Naguère, ces champs produisaient les meilleures céréales de toute la galaxie, des céréales qui n’avaient pas été corrompues par l’hybridation, les manipulations génétiques à visées de rendement, et les pesticides. Quatre-vingts pour cent de la production allaient jadis nourrir les armées de l’Empereur, mais le reste, les glorieux vingt pour cent restants, étaient utilisés pour donner naissance aux meilleurs breuvages à base d’orge de l’Imperium, et ce depuis mille ans.

Les filtres pectoraux éliminaient le pire de la poussière du vieux houblon qui poussait dans les galeries, et protégeait les précieuses récoltes du souffle des ouvriers. Les meilleurs échassiers étaient dotés de bioniques qui décuplaient leur agilité et leur permettaient de remplir des quotas impressionnants. Ainsi, ils pouvaient atteindre le fragile sommet des plants, et leurs mollets télescopiques étaient capables de s’étirer à tel point qu’ils parcouraient rapidement les vastes étendues des serres sans avoir à se déplacer à bord d’un véhicule polluant.

Les grandes serres voûtées recouvraient jadis les plaines, propres, blanches, lumineuses ; aujourd’hui, les deux tiers d’entre elles étaient carbonisées et grises, et ne laissaient passer que peu de lumière à travers leur couverture souillée de pourpre ; et le cancer s’étendait. Le houblon avait disparu, arraché ou incinéré par les gardes qui patrouillaient l’agricomplexe et les ouvriers qui besognaient autour et au-dessus des plants, fragiles et gracieux comparés aux bêtes à peine humaine, blafardes et anguleuses, qui leur servaient de contremaîtres.

—C’est sorti ? demanda le vieil homme en lorgnant sur un bock empli d’un liquide qui était peut-être passé par un fût qui avait peut-être contenu naguère un breuvage à base de houblon, mais pas récemment.

La femme qui se tenait de l’autre côté du comptoir ne le regarda pas ; elle fit tourner une fois de plus son torchon autour du verre douteux qu’elle tenait et le rangea sur une étagère.

—Non, répondit-elle.

—Les éclats ? demanda-t-il en se cachant la bouche de son bock.

—Transmis, fit la femme.

—Le gamin ? dit le vieillard en reposant son verre.

—Non, répondit la serveuse en longeant le comptoir pour aller ravitailler un autre client.

Ils devaient faire sortir ces maudites choses. De plus en plus de serres étaient nettoyées pour accueillir de nouveaux plants, et l’Empereur seul savait ce que ces récoltes allaient leur faire. La carbonisation allait les pétrifier, ou les spores les feraient pourrir et même si ce n’était pas cela, les conséquences de la mort de tant d’ouvriers et le mucus que les survivants exhalaient quotidiennement par leurs filtres pouvaient leur faire du mal. Or, il s’agissait de la plus précieuse ressource des résistants, la clef qui amènerait l’Imperium à venir secourir leur monde.

Ils ne pouvaient pas demeurer là où ils se trouvaient, mais les extraire s’avérait lent et ardu. La première partie du plan, transmettre les éclats au prêtre, leur avait coûté cher ; et le temps et les ressources commençaient à manquer.

Il ne pouvait pas demander pourquoi le prêtre n’avait pas remis les éclats au gamin, ni ce que le prêtre comptait en faire. Il y avait deux intermédiaires entre eux, si bien qu’il ne connaissait pas le nom de l’ayatani, ni quoi que ce soit sur lui. Le vieil homme retournerait donc à la cellule bredouille. C’était souvent le cas. Mais, jusque-là, il n’y avait jamais rien eu de critique ; rien sur quoi ait pu reposer le salut de la planète entière.

Le fusil laser aboyait et tressaillait dans les mains de Bedlo, alors qu’il aurait dû n’émettre qu’un craquement bref et rester immobile. Lui et ses camarades de cellule se trouvaient dans le bâtiment depuis deux jours, hors de vue des excubiteurs et des glyfs, et s’efforçaient de devenir une force de résistance efficace. L’entraînement permet d’atteindre la perfection.

Il lançait des instructions et des conseils et, entre deux tirs, sa voix paraissait souvent trop forte. Le langage des signes serait plus adapté, le jour où les nouvelles recrues arriveraient à l’apprendre, mais la pratique des armes était la priorité.

Son fusil était défectueux. Il allait signer sa perte aussi sûrement qu’il signerait celle de l’ennemi. Il abaissa l’arme, se défit de sa bandoulière et l’envoya dans un coin avec dégoût.

—C’est fini, cria-t-il. Débriefing.

Wescoe mit son long-las à l’épaule et laissa Bedlo se charger du débriefing. Elle l’avait fait assez souvent pour savoir en quoi il consistait, si bien qu’elle et Mallet avaient le loisir de patrouiller autour du bâtiment à tour de rôle afin d’assurer la sécurité des jeunots tandis qu’ils apprenaient à résister. C’était son tour.

Mallet ramassa le fusil défectueux de Bedlo et commença à le démonter. Il ne parlait pas, ou très peu, mais connaissait les armes. En fait, les armes l’obsédaient. La guerre était une bonne chose pour lui, car elle correspondait à ses préoccupations.

Bedlo avait rejoint la cellule presque par accident lorsque son groupe précédent, le troisième en date, avait été anéanti au cours d’une escarmouche ; une erreur stupide commise par l’un de ses camarades, qui avait tout simplement bousculé un ennemi lors d’une patrouille de routine dans leur quartier de la ruche. La fusillade qui avait suivi avait éliminé plusieurs soldats, commandés par un excubiteur supérieur, mais l’adversaire, avide de vengeance, avait rapidement déployé un lance-grenades, avec des effets dévastateurs. La masse décrépite du quartier s’était effondrée. Lorsque l’excubiteur avait compté les corps, il s’était rendu compte que Bedlo et un ou deux autres s’étaient échappés, et il avait lâché un limier à leurs trousses.

Qui qu’ait pu être le boucher ennemi – on racontait qu’il était en contact direct avec l’archonte – il s’était montré jusqu’au-boutiste. Il n’y avait pas de manière efficace d’éliminer un lycanthroïde, et encore moins de l’éviter. Bedlo en était donc à son quatrième groupe, mais c’était le premier qu’il dirigeait. Il ne l’avait rejoint que quelques semaines plus tôt lorsque la cellule avait été pratiquement annihilée. Ayant survécu, il avait pris deux places d’avancement et la tête du groupe. Le recrutement avait été lancé sur-le-champ. Bedlo ne savait pas depuis combien de temps Mallet faisait partie de la cellule ; l’homme semblait indestructible. Un combattant né, mais dépourvu des talents sociaux nécessaires pour commander convenablement. Wescoe était efficace, elle aussi, et c’était également un vétéran, mais elle refusait de diriger, et avait paru soulagée que Bedlo prenne les choses en main.

Alors que les partisans se regroupaient, accroupis ou assis dans un coin de la pièce, le dos tourné au plâtre criblé d’impacts du mur, afin de faire face à l’ennemi s’il parvenait à s’infiltrer, Mallet envoya à Bedlo le fusil laser. Le chef l’attrapa de sa main droite et le fit glisser verticalement dans son poing pour en tester l’équilibre. Il y avait une amélioration, et aucun son louche ne se faisait entendre lorsqu’il manipulait. Il se retourna et tira. La détonation ressemblait davantage à un craquement, mais ce n’était pas encore ça.

Bedlo renvoya l’arme à Mallet.

—Si c’est le mieux que tu peux faire, il va nous falloir un meilleur fournisseur, dit-il.

Mallet recommença à démonter le fusil laser, assis sur ses talons. Tilson, le gamin le plus proche de lui, s’écarta. Ce geste n’échappa pas à Bedlo. La confiance ne régnait pas ; elle était inexistante.

Mallet n’écoutait pas tandis que Bedlo récapitulait les signes.

—Ordre, dit-il en levant l’index devant les deux nouveaux venus.

—Dispersion.

Deux doigts réunis, comme un enfant qui veut imiter un pistolet.

—Attaque.

La main à plat, envoyée en avant.

Les instructions n’étaient pas compliquées, mais les recrues étaient toujours un poids à prendre en compte, qu’elles soient jeunes et douées ou jeunes et terrifiées. Elles étaient toujours jeunes.

La patrouille ne demanda que quelques minutes à Wescoe. Il n’y avait qu’une issue, entrée et sortie, à deux cents mètres de la pièce où les gamins étaient formés, et deux couloirs aveugles de part et d’autre de celle-ci. Wescoe savait se repérer dans le noir ; elle en avait l’habitude et n’utilisa pas la lampe qu’elle gardait dans une poche de son harnais. Elle ne tarda pas à la regretter.

Elle jeta un coup d’œil à l’entrée, se penchant de droite à gauche, le long-las sur l’épaule. Rien. Elle se retourna, gardant le dos contre le mur de gauche. Le premier couloir s’ouvrait à vingt mètres, à droite. Puis elle le vit : un rai de lumière grise clignotant. Ses mains se crispèrent légèrement autour de son arme et ses pupilles se dilatèrent un soupçon lorsque le corridor retomba dans l’obscurité. Il était possible qu’un lumiglobe se réveille subitement et aléatoirement, mais le bâtiment était désaffecté depuis qu’il avait subi un feu nourri pendant la guerre, des années plus tôt, aussi cela semblait-il peu probable.

—Voi shet… entendit-elle, puis un bruit de pas étouffé et une série de légers impacts.

Il y avait quelqu’un d’autre. Les résistants n’étaient pas seuls.

Elle exhala l’air qu’elle avait inconsciemment retenu dans ses poumons et passa du côté droit du couloir, car la lumière avait paru provenir de la voie sans issue sur la gauche. Elle savait que le passage faisait à peine dix mètres de long avant d’être coupé par une barrière impénétrable faite de décombres, tout ce qu’il restait de cette aile du bâtiment. Si elle devait engager le combat, elle allait devoir faire preuve de célérité et d’efficacité. L’ennemi était pratiquement parmi le groupe ; seuls quelques mètres et une fine cloison de lithoplastique l’en séparaient. Une seconde plus tard, elle pointait son fusil dans la gueule sombre du corridor.

Mallet leva et soupesa le fusil de Bedlo, puis actionna son viseur.

Ils entendirent tous le bruit qui provenait de l’autre côté du mur. Tilson cilla au son de cris poussés dans une langue extraterrestre, puis ils perçurent les chocs sourds causés par des corps massifs butant dans les cloisons. Mallet comprit que l’ennemi n’était plus imaginaire. Il ne dit rien, mais se mit aussitôt face à la porte, un genou au sol et le fusil levé, avant que les tirs ne résonnent, bien avant que les gamins ne comprennent qu’ils étaient attaqués.

Il avait l’arme de Bedlo dans les mains et tira.

Brak !

Même après l’avoir démonté plusieurs fois, Mallet ne se fiait pas au fusil laser, si bien qu’il continua à tirer de la main droite, au jugé, tandis que sa gauche plongeait vers le pistolet glissé dans sa ceinture. Avant que Bedlo ne se soit retourné pour lancer un ordre ou prendre une arme, Mallet était déjà en train de libérer une volée de tirs dépareillés.

Bedlo plongea ventre contre terre, essayant de gagner du temps qu’il n’avait pas.

Tilson, accroupi près de lui, le regardait, les yeux écarquillés, un trou dans la gorge. Bedlo entendit l’étrange brak de son fusil laser de deuxième main, voire de vingt-deuxième main. Mallet les couvrait. Puis il leva les yeux pour regarder le deuxième gamin, Shuey. Le cagot avait trouvé une place derrière Mallet et se pressait contre le mercenaire endurci, utilisant l’épaule de ce dernier pour stabiliser sa visée. Ils étaient à moitié redressés, comme une étrange créature à deux têtes, maniant trois armes, qui tirait sur un ennemi que Bedlo n’avait pas encore vu.

Il roula sur le dos et s’empara du lance-flammes improvisé originellement confié à Tilson. Une autre roulade et, toujours à plat ventre, il libéra un jet d’une matière qui avait été du prométhium et, utilisé, récupéré, filtré, refroidi et raffiné pour former un ersatz de combustible, connaissait une deuxième vie, filtré à nouveau, mélangé avec la biosaloperie provenant du vieux houblon et recyclé en fuel semi-demi-domestique. Bedlo ne nourrissait guère d’espoir sur l’efficacité de l’arme.

Elle libéra une gerbe de liquide fumant, verdâtre, qui ne s’embrasa pas. Bedlo activa le brûleur, mais il n’était pas synchronisé avec le système de projection du combustible et cliqueta inutilement.

Bedlo prit le temps d’écouter les tirs. Il entendait l’aboiement caractéristique de l’arme de poing de Mallet, et le son bizarre du vieux fusil laser, ainsi que les détonations plus espacées mais plus régulières de l’arme de Shuey, un ancien laser de la Garde qui avait appartenu à un oncle ou un cousin. De la contrebande, reliquat d’une vieille guerre qu’ils avaient perdue et avaient encore l’impression de devoir mener. Pourtant, elle avait permis au gamin d’entrer dans le groupe. Il n’y avait pas d’autre bruit.

Pendant que Bedlo prenait la mesure de la situation et essayait d’estimer le danger dans lequel ils se trouvaient tous, Mallet changea sa visée de précisément soixante-deux degrés, et mit le feu au combustible vert d’un tir précis de son vieux laser.

Bedlo se releva, plus vite qu’il ne l’aurait cru possible, puis se sentit idiot lorsque la matière ne donna qu’une flamme jaune terne et de longs panaches de fumée noire. Si elle brûlait assez longtemps, elle laisserait des traces sur le sol, mais rien de plus. Dans tous les cas, c’était trop peu, et trop tard. La bataille était déjà terminée, et le lance-flammes n’y avait joué aucun rôle.

Bedlo brandit son poing serré devant lui ; le signal du cessez-le-feu.

Mallet et Shuey s’exécutèrent mais ne bougèrent pas, et le silence revint. Quiconque avait commencé la fusillade s’était arrêté presque avant que Mallet ne réplique.

Mallet regarda Bedlo.

—Chef ? demanda-t-il.

—Où est Wescoe ? répliqua Bedlo.

—La gonzesse ? demanda Shuey.

—La gonzesse, confirma Bedlo en se dirigeant vers le seuil de la pièce pour estimer les dégâts de l’attaque.

Il revint quelques instants plus tard, portant le long-las qui avait appartenu à Wescoe, sans doute le membre du groupe le plus utile. Il n’avait jamais osé l’appeler « la gonzesse », mais c’était pourtant ce qu’elle était : une vieille gonzesse tueuse diablement efficace, qui avait plus d’expérience qu’ils n’auraient pu en accumuler à eux tous, hormis Mallet, au cours de leur vie. De l’autre main, il tenait le pistolet mitrailleur avec lequel l’excubiteur avait descendu Tilson avant que Wescoe ne l’abatte.

Bedlo et Mallet pesèrent les événements. Elle était morte en les défendant, et avait tué au moins l’un des trois gardes ennemis avant de trépasser. Les corps étaient étalés au-delà de l’entrée de la salle d’entraînement et devant le couloir aveugle. Tous étaient criblés de tirs, si bien qu’il était difficile de déterminer qui avait tué qui ; mais cela importait peu. Une trace de sang courait jusqu’à la sortie ; l’un des gardes avait pu s’enfuir, blessé. Bedlo désigna les taches sombres.

—Elle s’est occupée de la menace immédiate, dit-il, mais il avait sans doute un copain.

—Pourquoi n’a-t-elle pas simplement… commença Shuey.

—Simplement quoi ? rétorqua Bedlo. Que ferais-tu si tu étais coincée avec un psychopathe et une paire de gamins ?

—Et vous… chef, fit Shuey sur un ton de défi malgré son rougissement.

Ils entendirent tous des pas lourds qui s’approchaient, peut-être à deux cents mètres. Bedlo fit un geste et ils se replièrent vers la salle d’entraînement. Bedlo ôta une bâche froissée au pied du mur derrière eux. Il se mit à frapper de ses bottes le mur de placoplatre et, lorsque Shuey eut compris ce qu’il faisait, il le rejoignit et l’aida. Deux bons coups de pied chacun, et le faux mur s’effondra, ce qui permis aux résistants d’entrer dans le bâtiment abandonné et d’accéder aux égouts. Quel que soit l’endroit où ils s’entraînaient, ils gardaient toujours une sortie de secours. Planifier une attaque ou une embuscade était une chose, de même qu’accomplir une mission, mais personne ne voulait être pris au dépourvu, pantalons baissés et sans issue de secours.

—Bougez-vous le cul, cagots ! cria Bedlo, qui ne s’embarrassait plus de signes.

Mallet, qui gardait l’entrée, tira plusieurs coups dans le couloir enténébré, puis se retourna et emboîta le pas à Shuey et Bedlo à travers le trou dans le mur.

Deux occupants en treillis dépareillés et armure incomplète se percutèrent et trébuchèrent sur le corps de l’excubiteur en essayant d’atteindre les résistants, mais ils arrivaient trop tard. Ils regardèrent le cadavre de Tilson, assis au pied d’une cloison, mort mais droit, puis se retournèrent et repartirent, apparemment satisfaits, malgré l’expression immuable de leurs masques.

Bedlo, Mallet et Shuey se dispersèrent pour mieux se retrouver un autre jour ; deux résistants tués, deux armes de plus, mais les chances étaient encore contre eux.

—Logier, dit le vieil homme pour saluer l’échassier.

L’homme lui tournait le dos ; il démontait et nettoyait ses prothèses avec un soin maniaque.

—Ozias, dit Logier.

Ozias connaissait Logier depuis la naissance de ce dernier, soit la moitié de sa propre vie, et Logier avait toujours connu Ozias. Logier était le fils d’un ami et collègue, mort depuis longtemps. Au-delà d’être camarades, amis ou alliés, ces deux-là se comprenaient, et ils se faisaient confiance, du moins suffisamment pour s’appeler par leurs noms respectifs. Ozias contrôlait l’agricellule depuis les premières menaces d’attaque de l’Archiennemi, voici huit ans ; il dirigeait virtuellement ce bar bas de plafond, et avait recruté la femme qui s’en occupait afin de se tenir au courant des informations qui s’y échangeaient. À l’époque, les agriouvriers n’avaient pas voulu se battre ; ils avaient laissé cette tâche aux FDP et à une paire de régiments de la Garde qui avaient fini pris dans un tir croisé alors qu’ils auraient dû être en permission. Ozias savait que des renforts viendraient un jour ; que lorsque le maître de guerre ferait le lien, lorsqu’il comprendrait pourquoi Reredos devait être défendue, il enverrait davantage de troupes.

—Les éclats ? demanda Logier.

—C’est le prêtre qui les a. Il ne les a pas transmis.

Logier se retourna, et les deux hommes s’observèrent un moment, puis il revint à son bock.

—On ne sait pas pourquoi, ajouta Ozias. Il a mis du temps à sortir après que Calvit les a lâchés. Il a dû essayer de le ranimer.

—L’Empereur nous garde, fit Logier en se consacrant de nouveau à l’entretien de ses mécanismes hydrauliques. J’irai le voir. Je veillerai à ce que les éclats atteignent la cellule de la ruche.

Ozias se tassa un peu plus sur son siège.

—Je ne te le demande pas, dit-il.

—J’irai.

—Oui.

Ozias croisa le regard de la femme au comptoir, vida lentement son bock et le renvoya, sans regarder davantage ni elle, ni Logier.

C’était fait.

Ayatani Perdu ne se sentait pas à l’aise dans le no man’s land qui s’étendait entre les agriserres et la ruche, mais il s’y retrouvait toujours lorsque la situation devenait tendue. On lui avait assigné une pièce deux ans plus tôt, et il s’en servait à chaque fois que les choses se compliquaient dans la ruche. Elle était plus grande que les autres planques qu’il utilisait, car elle faisait partie d’un ancien réseau d’entrepôts. Il savait la manière dont les salles et les couloirs du bâtiment s’agençaient, et la manière dont ils avaient été réarrangés lorsque l’édifice avait été laissé à l’abandon. Celui-ci n’avait qu’un niveau, pas de fenêtres. Le plafond était haut et la voix du prêtre résonnait légèrement. Il était plus proche des serres que de la ruche, mais les patrouilles et les glyfs se faisaient rares dans le secteur ; les gamins qui portaient des informations y étaient plus en sécurité qu’ailleurs. Mais peu importait : il utilisait les planques les plus sûres, et délivrait ses sermons sans que cela fasse la moindre différence.

Une fois de plus, sa congrégation consistait en une demi-douzaine de personnes ; pas plus, pas moins. La place vacante avait été comblée et les résistants les plus actifs, ou les plus désireux de trouver un réconfort spirituel étaient là. Ils étaient rassemblés en un petit groupe à l’autre bout de la pièce et ne tentaient même pas d’occuper l’espace.

Perdu sentait les éclats dans la paume de sa main gauche, dans son gant. Le droit n’était plus qu’un chiffon inutile auquel il manquait deux doigts ; il ne le réchauffait pas, n’arrêtait pas l’humidité et ne pouvait plus être utilisé pour cacher quoi que ce soit. La peau qui avait été si rapidement dissoute par le mucus pourpre repoussait, chaude et trop rose, et il la couvrait du mieux possible avec de vieux bandages – lavés et réutilisés une centaine de fois, jaunes et élimés, mais c’était mieux que rien – et avec son gant à moitié rongé.

—L’Empereur nous garde, dit-il d’une voix basse et essoufflée.

Il ne voulait pas que la prière se termine, parce qu’il ne savait pas ce qui allait suivre.

À l’arrière du groupe, un homme, un nouveau, toussa. Personne ne le regarda, mais la congrégation s’éparpilla sans que le prêtre ait à prononcer le moindre mot, sans le moindre murmure ni la moindre question, sans que rien ne trahisse le fait qu’elle était consciente de la mort récente d’un de ses membres et qu’un inconnu l’avait remplacé. Elle avait fait ce qu’elle avait à faire : établi des contacts, transmis des informations, le tout sans fanfare et dans une discrétion absolue. Perdu baissa la tête afin d’éviter les regards qui ne se tournaient pas vers lui. Il considéra les bioniques de l’échassier, ses pistons luisants, nettoyés avec fanatisme, comme neufs. Aucun nouveau bionique n’avait été donné depuis l’invasion, mais ceux-là ne faisaient pas leurs huit ans.

—Vous avez encore les éclats ? demanda Logier.

—Je… commença Perdu. Un homme est mort.

—Vous connaissez la procédure. On vous transmet les informations, et vous les transmettez au gamin…

—Pour qu’il se fasse tuer lui aussi ? Ça ne me convient plus.

Logier se détourna du prêtre, s’accroupit et tira un stylet caché dans son mollet. Il fit un geste nonchalant de la main, espérant que le prêtre comprendrait. L’échassier avait entendu quelque chose. L’ennemi était proche.

Perdu gagna la gauche de Logier, derrière lui, et se dirigea à tâtons vers le plus sombre recoin du long mur, tout en veillant à ne pas tourner le dos. Il se recroquevilla, arc-bouté dans une pose sûre, lorsqu’il sentit quelque chose qui lui touchait le bras. Il tendit la main et la sentit se refermer sur la crosse froide d’une arme que Logier lui tendait. Ses yeux s’étaient accommodés de la faible luminosité et il distinguait Logier, qui semblait avoir épaulé un fusil laser dont le stylet était la baïonnette.

Il baissa les yeux sur l’arme à feu dans sa main. Petite et propre, bien entretenue, une arme de défense, utile à bout portant.

Il y eut une détonation sourde, et le souffle d’un embrasement, puis la salle fut soudain illuminée d’une lueur orange et rouge provoquée par la langue d’un lance-flammes. Mais Perdu ne voyait toujours pas l’ennemi. Il regarda Logier se jeter vers l’entrée et tirer à travers l’ouverture étroite qu’aucune porte n’avait jamais condamnée. La cacophonie qui régnait au-dehors se divisa en sons distincts dans l’oreille de Perdu, tous précis, complets et compréhensibles : le choc d’une botte sur le sol de terre battue, le cliquètement d’un pouce actionnant une détente, l’expiration lente d’un sniper alignant sa cible, le mécanisme d’alimentation d’un fusil mitrailleur, les grognements occasionnels de l’ennemi.

L’ennemi, pensa Perdu. Un seul ennemi. Il fit quelques pas maladroits, longs mais près du sol, le centre de gravité légèrement plus bas que lorsqu’il était pleinement debout, et posa une main sur le dos de Logier.

Krak ! Krak ! Logier tira deux fois dans la brèche, faisant tomber en cascade du vieux plasbéton des murs avec un bruit de sablier.

Perdu passa un bras par-dessus l’épaule de Logier afin que l’échassier puisse lire ses signaux sans avoir à bouger. Le prêtre désigna la brèche d’un seul doigt, puis ramena ce doigt devant le torse de Logier. Il n’y avait pas de ligne de vue directe entre leur position et celle de l’ennemi. Ils faisaient face à un seul adversaire.

Fwoum ! La pièce fut de nouveau illuminée. Les flammes ne touchèrent personne. Elles noircirent le sol, cristallisant ses particules en les faisant rougeoyer, mais Perdu et Logier n’étaient pas dans l’arc de tir, et il n’y avait rien d’autre à brûler.

Krak ! Krak ! Logier riposta.

Perdu compta jusqu’à trois, se redressa de toute sa hauteur et, d’un seul mouvement, alla se placer à droite de la brèche, le pistolet de Logier tenu à deux mains devant lui. Logier avança lorsque le prêtre ouvrit le feu sans chercher à atteindre l’ennemi invisible.

Lorsque l’échassier eut franchi le seuil et pivoté, il se retrouva nez à nez avec l’ennemi, à moins d’un mètre, et le regardait droit dans ses yeux chassieux et injectés de sang. Celui-là ne portait pas de masque. Il était armé d’un lance-flammes, dont le réservoir était perché haut sur son long dos. Il serrait le canon sous un bras et levait un fusil mitrailleur de l’autre. Il était torse nu, et sa peau grise luisait de sueur. Des plaies s’étalaient autour des ports ouverts de part et d’autre de sa poitrine. Logier vit tout cela en un battement de cœur. Il ne tira pas.

Perdu entendit la baïonnette pénétrer la chair de l’ennemi une fois, puis une deuxième fois. Suivirent les sons humides d’une éviscération en règle, puis la chute sourde d’un corps lourd.

—Partons d’ici, fit Logier en franchissant dans l’autre sens la brèche.

Perdu le suivit sans réfléchir.

—Puis-je vous faire confiance ? demanda Perdu une fois qu’ils eurent quitté la zone.

Ils étaient assis dans une maison, quelque part, il ne savait pas où.

—Nous sommes au-delà de la confiance, prêtre, dit Logier. Vous ne connaissez pas mon nom, je ne connais pas le vôtre, mais nous avons des affaires communes.

—Je ne veux pas donner les éclats à un gamin et lui faire courir un risque, dit Perdu.

—Alors, remettez-les vous-même. Que je sois damné si je les prends après ce petit fiasco.

—L’occupant est partout.

—Partout où vous êtes, dit Logier. Vous n’avez pas transmis les éclats à cause de lui, et ce soir encore il a su où vous trouver. Si je le dois, j’arrête tout. Comment savoir s’ils ne sont pas après vous ? Comment savoir si vous n’êtes pas un collaborateur ?

—Je le ferai, dit Perdu en serrant les dents.

—Ce n’est pas un jeu, riposta Logier.

Il se leva et prit le plat que lui tendait une petite femme propre, laquelle travaillait à un fourneau de l’autre côté de la pièce, trop proche pour ne pas entendre ce que les deux hommes se disaient.

—Puis-je lui faire confiance ? demanda Perdu en la désignant.

Logier s’esclaffa de nouveau.

—On savait que vous alliez essayer de le ranimer, dit-il en guise de réponse.

—Par l’Empereur, quel merdier…

—Comme je le disais, ce n’est pas un jeu, dit Logier avec lassitude. Vous avez mis trop longtemps. Vous étiez observé, et à présent le gamin est sorti de l’équation.

—Je transmettrai les éclats.

—C’est compliqué. C’est crucial. Ce qui va survenir après peut tout changer. On m’a dit que je pouvais vous mettre dans la confidence s’il le fallait.

—Je ne veux pas être dans la confidence. Je veux seulement jouer mon rôle.

—Oui, mais vous devez savoir. Nous sommes organisés, efficaces, et nous ne perdons pas d’hommes. Le chef m’a envoyé parce qu’il n’avait pas d’autre option. Nous avons besoin d’alliés dans la ruche, armés et prêts, et nous avons besoin d’un lieu sûr pour transporter…

—Transporter quoi ?

—Vous avez dû entendre les rumeurs… On peut encore gagner cette guerre, il nous faudra seulement être prêt lorsque…

—Le maître de guerre… commença Perdu.

—Moins vous en savez, mieux ça vaut pour vous, coupa Logier. Mais vous devez savoir que cette étape est critique. Nous savons qu’il y a une taupe. Un collaborateur. Mais nous ne savons pas qui.

—Et les éclats ?

—Des indications pour gagner une planque. Nous devons faire sortir des armes pour les donner à une autre cellule. Ses membres doivent faire leurs preuves avant que nous puissions transporter… On ne peut pas amener les armes plus loin.

—L’une des cellules de la ruche ? C’est là que le gamin apporte les informations.

—Les éclats contiennent les coordonnées de la planque, mais ils auront besoin des six. Nous voulions les transmettre en plusieurs lots, mais nous n’avons pas pu…

—Vous n’avez pas pu sacrifier un deuxième homme, termina Perdu à la place de Logier. Comment vais-je trouver la cellule de la ruche ? Et le gamin ?

—Il ne retournera pas à la cellule tant que vous ne lui aurez pas donné les éclats, mais c’est impossible, désormais. J’ai un nom… L’un des vôtres.

—Des miens ?

—Un prêtre appelé Revere.

La petite femme à l’autre bout de la pièce n’avait pas fait de bruit, mais à présent elle commençait à remuer des casseroles et des plats dans un vacarme épouvantable.

—Vous devez partir, fit Logier en comprenant le message.

Perdu ne répondit pas. Il se leva et se retourna pour partir par là où il était arrivé. Logier lui désigna la femme, qui tirait une tenture pendue au mur à côté du poêle, révélant une deuxième sortie. Le regard de Perdu alla de la femme à Logier.

—Fiez-vous à votre nez sur environ deux cents mètres, puis prenez le corridor de gauche sur un demi-kilomètre. Vous y trouverez une borne.

Perdu sortit de la pièce sans piper mot.

Ayatani Revere se tenait devant Bedlo, Mallet et Shuey, serrant son missel entre ses mains comme s’il allait l’essorer de sa propre vie. La ferveur de sa voix embuait les yeux de Shuey.

—L’Empereur réserve Sa grâce à ceux qui sont prêts à Le suivre jusque dans la mort. Ne reculez pas face au devoir, ne reculez pas face au malheur et à la douleur. Gloire à notre lieutenant, le lieutenant de l’Empereur en toutes choses, gloire à Wescoe pour le don de sa vie à ses camarades, gloire à Reredos et à l’Imperium.

Il y eut un instant de silence, et soudain les mains de Shuey se rejoignirent en claquant avant même qu’il ne se rende compte que, si émouvant qu’ait été le sermon, l’heure n’était pas aux applaudissements.

—Avec davantage d’armes, avec de meilleures armes, Wescoe aurait pu survivre, dit Bedlo.

—Elle est morte pour nous sauver, fit Shuey.

—En effet, confirma le prêtre.

Mallet était assis sur ses talons, dos au mur, comme toujours, et démontait une fois de plus le laser de Bedlo. Ce dernier le regarda. Le mercenaire avait poursuivi sa tâche même pendant le sermon de l’ayatani. Il n’avait pas quitté l’arme des yeux et ne s’était pas joint au rituel. Comme si Wescoe n’avait jamais existé, comme si elle n’avait aucune importance à ses yeux. À ce moment, pourtant, elle avait une grande importance aux yeux de Bedlo. Les relations entre le chef de cellule et Mallet avaient toujours été tendues, mais elles atteignirent un point critique.

Bedlo envoya le poing et fit tomber l’arme des mains de Mallet. Ce dernier colla un poignard sur la gorge du chef avant que quiconque ait compris ce qui venait de se passer.

—Du calme, dit l’ayatani.

Il y eut plusieurs moments de tension alors que le prêtre évaluait la situation ; un faux mouvement et la cellule pouvait mourir, ainsi que certains de ses membres. Revere savait que Mallet était difficile à supporter, et que Bedlo était remonté. Ces moments s’étirèrent, et Shuey ne quittait pas le prêtre des yeux, comme s’il cherchait auprès de lui une solution à cette situation. Pour finir, l’ayatani regarda Mallet, puis Bedlo, cligna de l’œil, et laissa échapper un rire soutenu, sonore et long, la bouche grande ouverte.

Mallet retira son couteau, ramassa le fusil laser et reprit sa position et sa tâche. Shuey regarda Mallet, puis le prêtre et enfin Bedlo afin d’observer sa réaction. Bedlo tira sur sa veste pour la remettre convenablement et regagner un peu de dignité.

—L’information aurait dû nous parvenir, dit-il. Où est le gamin ?

—Il viendra me voir en temps voulu, dit Revere. L’agricellule est forte et capable, mais elle a besoin de nous. Elle nous donnera ce qu’on demande. Elle partagera le pouvoir, mais vous devrez faire vos preuves. Il y aura de nouvelles recrues, plus d’armes, vous pouvez compter dessus.

Mallet, qui était en train d’ajuster la visée du fusil, leva la tête.

—Et de nouvelles morts, dit-il.

—Si les légendes sont vraies, fit Revere, si elles peuvent être prouvées, l’Empereur sauvera Reredos, et c’est dans les rangs ennemis que surviendront ces morts.

Perdu se tenait à un carrefour étroit, sous l’auvent d’une manufacture abandonnée, un minuscule atelier familial anciennement voué à la fabrique de vêtements, et jeta un regard au petit bar miteux tenu par une des nombreuses veuves qui tentaient de survivre dans les bas-fonds de la ruche. Une lumière brilla un instant à la fenêtre du sous-sol, à peine visible par l’éclat bleu qu’elle donnait au trottoir humide. Il se trouvait à la prétendue adresse d’Ayatani Revere, mais il se sentait mal à l’aise. Incertain.

Il avait l’impression d’avoir esquivé davantage d’excubiteurs et de glyfs que d’ordinaire, et se demanda si les soupçons de Logier, selon lesquels il était suivi, n’étaient pas fondés. Il prit une profonde inspiration et essaya de trouver le courage de traverser la rue pour atteindre sa destination.

Il ne regarda pas son chétif compagnon, mais sut qu’il s’agissait d’une femme ou d’un jeune garçon. Dans tous les cas, l’idée ne lui plaisait pas ; après tout, il était là pour épargner la vie d’un gamin. Il frotta les doigts de sa main gauche contre sa paume pour s’assurer que les éclats s’y trouvaient toujours. C’était le cas.

À seulement deux mètres de la porte de la bicoque, le compagnon de Perdu lança sa jambe devant celles du prêtre et l’envoya s’étaler au sol.

Perdu se tendit pour se relever et se défendre.

—Restez couché, chuchota la petite silhouette en se penchant sur lui pour simuler une rapide fouille.

Perdu passa sa main gauche dans son dos et leva les yeux sur le visage d’un garçon d’environ quatorze ans. Le gamin lui asséna un violent coup de pied dans le ventre et cria avant de décamper.

Un peu plus de lumière se répandit sur le trottoir derrière Perdu alors que la porte basse de la gargote s’ouvrait et qu’un homme grand et robuste à l’expression sévère venait à son aide. Perdu joua le jeu ; il se laissa aider alors qu’il n’en avait pas besoin et s’appuya sur l’épaule de l’homme, plus âgé que lui, pour passer l’entrée du bar. C’était sans doute son contact.

—Vous avez l’information ? demanda Revere en se penchant vers Perdu pour faire semblant de vérifier s’il n’était pas blessé, quand bien même il n’y avait que la veuve dans la pièce.

—Revere ? demanda Perdu. Aya…

—L’Empereur nous sauve, dit Revere en le foudroyant du regard. Pas de noms, ni de titres ici.

Perdu le regarda dans les yeux quelques secondes, ne sachant ce qu’il y lisait mais avec inquiétude. Lentement, sans quitter l’ayatani des yeux, il retira ses gants et les posa sur un tabouret près d’un petit foyer ouvert. Il tendit les mains pour sentir la chaleur des flammes jaunes.

—Je me réchauffe un peu, dit Perdu, puis je m’en vais. Je ne suis pas blessé.

Il ne regarda plus Revere et, au bout de quelques minutes, il se releva et quitta la pièce telle qu’il l’avait découverte, si ce n’est qu’il laissa ses gants sur le tabouret. Revere s’en empara et les glissa dans sa poche. Puis, il roula la toile cirée qui recouvrait une partie du sol et tendit la main vers la poignée de la porte de la cave, dissimulée sous le plancher.

—Le prêtre ? demanda Ozias à la serveuse, le bock aux lèvres.

—Ils étaient deux, répondit-elle.

Ozias avait eu confirmation que les éclats avaient fini par atteindre leur destination. Il reposa son bock sur le comptoir, afin que la veuve puisse le nettoyer, et partit.

Revere ne regarda pas les éclats et se contenta de les donner à Bedlo en les pressant fermement dans sa main.

—Faites ce que vous avez à faire, avec la bénédiction de l’Empereur, dit l’ayatani.

—L’Empereur nous garde, dit Bedlo en regardant le prêtre droit dans les yeux

Il attendit que le vieil homme les ait tous bénis et ait récité une prière pour leurs armes avant de les laisser à leurs projets. Puis, laissant à Mallet le soin de démonter les fusils laser et les pistolets mitrailleurs pendant que les autres montaient la garde, il examina les éclats de céramite. Il dut utiliser une loupe, mais il distingua bientôt les signes qui y étaient gravés, les indications de direction d’un côté, et les chiffres dévoilant des degrés et des minutes de l’autre. En faisant méthodiquement le tour de la boussole, en partant du nord, Bedlo aligna les éclats dans l’ordre, puis les retourna et lut les indications.

Il se tourna vers Mallet.

—Donne-moi la carte. Il ne peut pas s’agir d’un seul lieu.

Mallet tira une baguette de sa ceinture, un peu plus longue qu’un crayon, d’un demi-centimètre de diamètre. Il n’y avait pas de joint visible à sa surface, mais il eut tôt fait de l’ouvrir en deux et d’en extraire une pièce de soie d’environ quarante-cinq centimètres de côté, couverte d’un fouillis de lignes étroites et de légendes manuscrites posées sur une grille, accompagnées d’une flèche désignant le nord et de coordonnées sur deux côtés.

Cette carte était un objet précieux, dessinée à la main et mise à jour au fil des années par un ancien camarade de cellule, aujourd’hui décédé. Mallet souffla sur le sol, entre lui et Bedlo, soulevant un petit nuage de poussière pâle, et étala la carte par terre, face à son chef.

Bedlo parcourut méthodiquement des yeux la carte, laissant le doigt posé sur leur position actuelle. Il garda la baguette vide dans l’autre main, jusqu’à ce qu’il ait revérifié les coordonnées, puis indiqua deux autres points qui formaient avec le premier un triangle irrégulier. Puis, il indiqua le premier de ces deux points, qui était leur destination initiale.

—C’est à moins d’un kilomètre d’ici, fit Shuey en regardant par-dessus l’épaule de Mallet.

Ce dernier récupéra la carte, la plia et commença à la rouler sur elle-même.

—Ce doit être le site de la planque, dit Bedlo. Mais la deuxième série de coordonnées est quelque chose d’autre.

—Rien n’est gratuit, dit Mallet, ce qui lui valut un regard suspicieux de Bedlo.

—La deuxième série de coordonnées est sans doute la cible d’un raid, dit ce dernier. Ils veulent que nous fassions quelque chose pour mériter nos galons.

—Et ? demanda Shuey.

Bedlo tendit la main dans la direction de Mallet.

—Donne-moi ça.

Mallet lui envoya le vieux fusil laser qui persistait à faire un bruit étrange quand il tirait. Bedlo le soupesa un instant, puis il serra des deux mains le bout du canon de l’arme et envoya les bras en arrière en se tournant. Enfin, il frappa violemment le mur de lithobéton de la cave. En éclatant, l’arme fit enfin le craquement qu’elle était censée faire en tirant. Bedlo avait frappé si fort que le morceau de canon qui restait dans ses mains était plié, méconnaissable. Bedlo le lâcha, et Mallet se mit aussi tôt à fouiller parmi les débris de l’arme pour récupérer ce qui pouvait l’être.

—Je ne veux plus voir cette saloperie, dit Bedlo. Trouvez du combustible pour le lance-flammes.

Perdu regarda les cinq têtes courbées devant lui. Ses cinq fidèles étaient regroupés en arc de cercle autour de lui. Leur visage était familier, même s’ils gardaient les yeux au sol et restaient plongés dans l’ombre. Perdu n’avait pas pensé revoir Logier un jour, mais il était là et le regardait droit dans les yeux. Sa sixième brebis. Il ne courbait pas la nuque devant l’Empereur. Perdu soutint son regard en continuant de réciter sa dernière prière, et Logier finit par baisser lentement la tête en fermant les yeux.

—Vous êtes revenu, dit le prêtre à l’échassier une fois que les autres furent sortis.

—Un homme trouve force et réconfort là où il le peut, répondit Logier sans sourciller.

Perdu voulut répondre, mais ne sut quoi dire.

—Vous voulez savoir si j’ai remis les éclats ? demanda-t-il enfin.

—Non, répondit Logier. Bonne soirée, ayatani.

—L’Empereur nous garde, dit pensivement Perdu alors que Logier se penchait pour regagner l’allée obscure au-delà de la porte.

Perdu glissa précipitamment son missel sous sa cape, prêt à suivre l’échassier. Il voulait se confronter à l’ouvrier, sans savoir pourquoi. Peu importe, c’était trop tard. Il n’y avait plus personne dans l’allée, pas même le gamin.

Sur Reredos, les gens se déplaçaient très rarement en groupes. Les groupes rendaient les gardes suspicieux et provoquaient l’agitation des glyfs. On tolérait les paires, mais seuls les femmes et les enfants pouvaient se déplacer en groupes de trois ou plus, et pas toujours sans heurts.

Les membres de la cellule de Bedlo ne pouvaient donc pas se rendre ensemble à la cache. Ce dernier les divisa donc et les envoya emprunter des chemins différents.

Il aurait aimé que le vieil ayatani les accompagne, mais il ne savait pas si Revere allait se montrer ou non. Il n’était pas subordonné à la cellule et n’en répondait qu’à l’Empereur, s’il en répondait à qui que ce soit, si bien que Bedlo s’était contenté de lui donner l’heure et le lieu du raid, et d’attendre. Bedlo était toutefois le supérieur de Shuey, et il le mit en équipe avec une nouvelle recrue appelée Ailly. Il savait que Shuey était intelligent et astucieux, et aurait été recruté par la Garde sans aucune difficulté si la guerre n’avait pas coupé Reredos du reste de l’Imperium ; en revanche, il ne faisait pas encore confiance à Ailly, qui venait à peine de rejoindre le groupe et pouvait encore s’avérer être un problème.

Bedlo devait faire confiance à Mallet, malgré les tensions qui régnaient entre eux. Il n’avait pas d’autre choix. L’homme n’était pas toujours prévisible, mais on pouvait toujours compter sur lui quand les combats commençaient. Mais Bedlo se demandait souvent si Mallet ne serait pas susceptible de retourner sa veste s’il se retrouvait dans une position désespérée. Ça ne l’étonnerait pas plus que ça.

Bedlo repéra Mallet à mi-chemin de l’artère qui conduisait aux serres. Il marchait vers le sud, pratiquement à angle droit du trajet de Bedlo, vers leur but commun. Ce dernier se dirigeait presque directement d’est en ouest ; il avait laissé aux jeunots l’itinéraire le plus long, celui qui contournait les quartiers ouest de la ruche pour passer au nord de leur destination.

Les membres de la cellule se retrouveraient à la planque et voyageraient ensemble à partir de ce point, mais de manière dispersée afin de ne pas attirer l’attention des gardes qui patrouillaient aux abords des serres.

Bedlo aurait aimé avoir des bioniques. Il commençait à se sentir incongru au milieu des échassiers avec lesquels il vivait, mangeait et dormait. Son paquetage paraissait toutefois faire l’affaire, et il s’était muni d’un vieux couvercle de filtre qui paraissait soudé à sa poitrine. Pour l’observateur inattentif, il pouvait passer pour un agriouvrier, mais son déguisement ne résisterait pas à une inspection plus méticuleuse. Le paquetage, qui était la dotation standard des agriouvriers, était assez grand pour dissimuler le lance-flammes que Mallet avait nettoyé et préparé. Bedlo espérait seulement que le demi-réservoir de combustible que le mercenaire avait réussi à était bel et bien inflammable.

Les jeunes étaient les mêmes sur toute la planète, et Shuey et Ailly ne faisaient pas exception. Cela faisait si longtemps qu’il n’y avait plus eu de distribution de bioniques que les gamins qui travaillaient dans les serres étaient semblables à ceux de la ruche, ainsi qu’à ceux qui habitaient dans le no man’s land entre les deux zones. L’ennemi les chassait parfois, pour le plaisir, mais même dans le rôle de la proie, ils restaient des cagots bruyants et irritants, si bien qu’on les laissait généralement tranquilles.

Mallet préféra zigzaguer le long de la lisière de la ruche que de passer trop de temps près des serres. Il se méfiait des grands espaces et des longs alignements réguliers. Il n’aimait pas la manière dont ils rectifiaient la perspective des lieux. Il était plus à son aise dans la ruche, où il ne voyait pas plus loin que le prochain carrefour, et où personne ne pouvait l’observer à distance, en particulier ces foutus glyfs. Il avançait en louvoyant, allant de-ci de là, usant des allées et des contre-allées, se glissant derrière des bâtiments sans fenêtres et des passages couverts. Mieux valait ne rien laisser dépasser.

La planque était un vieux silo à séchage de houblon du no man’s land, agglutiné avec cinq édifices semblables sur un lopin de terre trop étroit pour les contenir. Les bâtiments ronds, de seulement quatre étages, étaient collés les uns contre les autres. Ils semblaient chercher à déborder de leur emplacement et projetaient des ombres lourdes sur les manufactures environnantes, lesquelles avaient jadis été des brasseries et des malteries ; elles n’accueillaient plus aujourd’hui que les cosses charnues et les racines qui constituaient la base du régime alimentaire de l’ennemi. Ces constructions étroites et rondes, sombres, avec leurs toits pentus et leurs cheminées percées de bouches d’aération, étaient inutilisables par l’Archiennemi. Les soldats avaient essayé d’y remiser leurs produits, avec des résultats calamiteux. L’air sec et chaud qui profitait tant au houblon faisait pourrir les récoltes pourpres avant même qu’elles ne soient complètement remisées, et personne n’avait trouvé d’utilité au liquide noir écumant qui résultait du processus. Ce gâchis avait été laissé tel quel, tout comme les bâtiments qui l’avaient provoqué.

Logier entra dans le four situé au coin sud du site. Il pouvait se déplacer comme il l’entendait, car ses bioniques constituaient un laissez-passer pour presque toutes les agrizones. Il pourrait repérer la cellule de la ruche, mais les membres de celles-ci ne le reconnaîtraient pas, et les gardes ennemis se faisaient rares. La plupart des glyfs planaient au-dessus de serres très éloignées, si bien que les patrouilles des excubiteurs restaient peu efficaces. La population locale ne s’intéressait pas aux récoltes, et seuls ceux qui avaient l’habitude de travailler parmi elles pouvaient supporter de rester longtemps en présence de ces plantes fétides. Il y avait assez de gardes pour surveiller les ouvriers, mais au bout de trois années d’occupation, ils étaient devenus gras et complaisants : la proximité de la nourriture les avait fait grossir et les avait rendus lents.

Le silo à houblon était chaud, sec et ne sentait plus rien. Les cosses putrides s’étaient liquéfiées puis vitrifiées pour former une surface noire brillante profonde d’environ trente centimètres au fond du silo. Les murs étaient sombres jusqu’à environ un mètre de hauteur, trace qu’avait laissée l’infâme récolte avant de pourrir, mais hormis cela le bâtiment ne paraissait pas avoir été utilisé autrement que pour sa vocation originelle.

L’ennemi n’avait pas approché des silos pour l’essentiel des trois années d’occupation, si bien qu’ils étaient devenus un point d’échange utile pour les biens qui traversaient le no man’s land en tous sens, et formaient un lien précieux entre les cellules de la ruche et celles des agrizones.

Logier avait ajouté des patins en latex à ses augmentiques pour qu’ils ne glissent pas sur la surface vitrifiée. Il traversa le silo pour aller examiner la cachette, formée de palettes et de conteneurs de fortune de l’autre côté de la pièce, à côté d’une charrette à bras de bonne taille. Ozias avait pu réunir une belle collection d’armes depuis la fondation de l’agricellule de résistance, et il en avait assez pour les distribuer, pour la bonne cause.

Logier tira un laser de sous la bâche de toile qui le dissimulait et l’épaula. Ensuite, il sortit une lunette qu’il emboîta sur le dessus de l’arme. Il soupesa l’ensemble un instant, puis le démonta et remit les pièces sous la toile. Il fit de même avec un pistolet mitrailleur, puis examina une rangée de réservoirs de lance-flammes côte à côte au sommet d’une pile de palettes. Aucune de ces armes n’était complète ; toutes étaient démontées, et munitions et combustible étaient stockés séparément, conformément aux instructions d’Ozias.

Si les gardes trouvaient la cachette, ils ne pourraient pas retourner immédiatement ces armes contre les ouvriers et, le temps qu’ils les assemblent et les chargent, leur petit cerveau passerait très probablement à autre chose, quelque chose de plus immédiat.

Cependant, les armes n’étaient pas non plus immédiatement utilisables par les cellules, les résistants avaient donc tout intérêt à être déjà armés s’ils venaient à être interceptés par les gardes.

Mallet était accroupi, chaussettes et chaussures ôtées et posées à côté de lui. Il observait toujours soigneusement son environnement, et un simple coup d’œil à la surface noire luisante lui avait assuré que la parcourir pieds nus était le meilleur moyen de ne pas s’étaler. Son dos reposait contre le mur courbe du silo, et il était à moitié dissimulé par la pile de palettes surmontée de réservoirs de lance-flammes. Il assemblait, examinait puis démontait les armes, une par une, progressivement, méthodiquement : les fusils laser, les pistolets mitrailleurs, puis les lance-flammes. Puis les tenues de camouflage et les outres de brouet puant que seul l’ennemi était capable de boire.

Lorsque Bedlo entra par l’unique ouverture du silo, Mallet leva instinctivement le pistolet mitrailleur qu’il était en train d’examiner et le pointa sur son chef. Bedlo mit plusieurs secondes à distinguer Mallet, et ce dernier ne fit rien pour l’aider, profitant du sentiment de puissance et de contrôle que la situation lui procurait. Bedlo ne se rendit compte de la présence du mercenaire que lorsque Shuey et Ailly déboulèrent dans la pièce en dérapant tant le sol se dérobait sous leurs bottes. Les jeunots ne purent s’empêcher d’éclater de rire en glissant sur plusieurs mètres, sur les fesses, totalement hors de contrôle. Mallet visa et tira sur le sol entre les deux gamins. On aurait dit qu’il avait frappé du caramel vitrifié avec un marteau à sucre. Des éclats de compost pétrifié tourbillonnèrent dans l’air comme des diamants noirs et retombèrent en tintant sur la surface sombre ou dans les cheveux et les vêtements des deux gosses.

Shuey hoqueta et se pencha en avant comme la puanteur des graines était libérée par le tir. Ailly, qui essaya d’éviter le tir, continua de glisser sur le sol et atterrit en boule au milieu des palettes, faisant tomber plusieurs réservoirs vides sur le sol, où le même phénomène se produisit.

Mallet leva les yeux vers Bedlo, le seul homme encore debout, qui le foudroyait du regard, et dit seulement :

—Quoi ?

Logier avait vu tous les membres de la cellule entrer dans le silo, seulement quatre au total, et était resté quelques instants au cas où d’autres arrivent, mais il n’y avait pas de candidats potentiels dans les environs. Il commençait à s’éloigner lorsqu’il entendit le coup de feu, et ne fut pas tenté de rester pour savoir quel genre de démence se déroulait dans la cachette. La cellule de la ruche avait une certaine réputation, née de tout un catalogue de mésaventures, de folies et de catastrophes, rehaussées d’un soupçon de nonchalance héroïque. C’est pourquoi Ozias l’avait choisie, et c’est pourquoi Ozias ne la percevait pas comme une menace.

Shuey avait failli éclater de rire en voyant Ailly essayer de se relever en vomissant à cause de la puanteur qui remontait du sol fissuré. Puis il se rendit compte du duel muet qui opposait Bedlo et Mallet. Il s’accorda un instant de réflexion, puis cligna de l’œil et laissa échapper ce rire sonore, profond, ventral, que Revere semblait capable de faire jaillir de nulle part en un instant. L’autre gamin cessa de se débattre avec lui-même, Bedlo se retourna vers Shuey et Mallet se remit à vérifier ses armes. Le sort était rompu.

—On charge la charrette, et on sort rapidement, fit Bedlo.

Logier observait le véhicule se faufiler dans les allées étroites des bas-fonds. La ruche avait toujours eu des brèches et des déchets dans ses niveaux inférieurs, mais depuis la guerre, la zone était devenue plus sombre, plus triste et plus sinistre. Ses habitants étaient incomplets ; la plupart étaient des vétérans des agriserres ou de l’occupation, des hommes privés de leurs membres ou de leurs sens ; des infirmes, des aveugles, des sourds, des traumatisés qui ne bénéficieraient jamais des implants augmentiques qu’on pouvait trouver dans le reste de l’Imperium. Ils menaient une existence pathétique dans ce trou à rats, commerçant entre eux et collaborant avec quiconque payait lorsque le besoin s’en faisait sentir. Il n’y avait pas de questions d’honneur parmi les voleurs et les vagabonds, seulement des questions de survie ; et, après trois ans d’occupation, chacun savait que la vie était brève.

Les bas-fonds étaient aussi le repaire et le terrain de chasse préféré de la soldatesque adverse la plus primaire, ces animaux sans cervelle qui exécutaient sans frémir les basses œuvres de l’Archiennemi. C’étaient des êtres durs, cruels, dénués de cœur et de raison, dont le peu de fibre morale qu’ils avaient pu avoir avait été piétiné et étouffé il y a bien longtemps. Ils étaient tour à tour brutaux ou paresseux, et ne tiraient plaisir que des aspects les plus vils de l’existence. Les sourds, les aveugles et les culs-de-jatte étaient plus faciles à tuer que les ruchiers ou les agriouvriers, et personne ne se préoccupait de dénombrer leurs cadavres.

Les bas-fonds étaient le lieu où les éléments les plus bestiaux de l’armée d’occupation passaient leurs permissions et prenaient leur plaisir : chasser, torturer, brutaliser, violer et se venger des horreurs que leur faisaient subir leurs supérieurs. Les autochtones ne ripostaient jamais et se contentaient de supplier qu’on les tue rapidement ; aucun n’était assez naïf pour supplier qu’on l’épargne.

De nouvelles troupes ennemies arrivaient sur Reredos selon le schéma de rotation habituel, et les gardes en partance de la planète profitaient de leurs derniers instants dans le sous-monde. Les lieux grouillaient de centaines de corps, avides de nourriture, de boisson, de jeux violents de toutes sortes, et la cellule de la ruche arrivait pour leur offrir tout cela.

Bedlo avait ordonné aux jeunots de charger la charrette pendant que Mallet inspectait les armes. Ils se débarrassèrent tous de celles qu’ils avaient en arrivant au silo, à l’exception du mercenaire, qui se fiait au vieux pistolet mitrailleur qui l’avait fidèlement servi pendant si longtemps ; mais cela ne l’empêcha pas de se munir d’un long-las de la Garde, au cas où. Shuey abandonna le fusil de son oncle sans hésitation lorsqu’il vit ce que contenait la cache, et bientôt les deux jeunots furent chargés de leur propre poids en armes. Mallet n’aimait pas ça. Il n’aimait pas du tout ça. Il voulait prendre seulement les armes qu’ils pourraient utiliser, et stocker les munitions.

Ce n’était pas lui le chef, mais lorsqu’il lança un regard torve aux gamins, ceux-ci firent silence. Il désigna les armes qu’ils avaient prises.

—Reposez ça.

Les gamins se tournèrent vers Bedlo, attendant sa décision.

—Prenez une bonne arme chacun, les autres restent ici.

Shuey choisit une carabine laser et Ailly un fusil, et tous se mirent en devoir de remplir leurs poches de munitions. Mallet ne voulait pas non plus s’encombrer des lance-flammes dans la mesure où il était presque impossible de trouver du combustible pour les alimenter, mais Bedlo était devenu obsédé par cette arme depuis qu’il avait détruit son laser défectueux, et Mallet ne voulait pas s’opposer au chef.

Bedlo et Mallet reposaient à plat ventre dans la charrette à bras. Se promener avec une arme était trop risqué, si bien que toutes étaient rangées dans la charrette, avec les deux hommes, et le tout était recouvert d’outres contenant le brouet puant brassé par l’ennemi pour désaltérer ses troupes. Les gamins se harnachèrent à la charrette et la firent sortir du silo. Les forces d’occupation ne gaspillaient pas leurs glyfs en les envoyant dans les bas-fonds et, si quelqu’un les interrogeait, ils prétendraient travailler pour l’occupant en faisant passer du brouet de contrebande aux troupes ennemies. Personne ne chercherait à les en empêcher ; ces choses-là étaient tolérées. On s’attendait à ce que les soldats de l’Archiennemi aillent relâcher la pression dans les bas-fonds, de sorte à être plus efficaces dans leurs ennuyeux devoirs, et engloutir de vastes quantités de brouet était l’une des manières qu’ils avaient de se détendre. Ainsi, la cellule pourrait fondre sur des ennemis ivres, lorsqu’ils étaient le plus vulnérables, et les éliminer aisément.

Des dizaines de ces animaux étaient regroupées au Tambour, le vieux théâtre des quartiers est des bas-fonds. Ses planches poussiéreuses avaient jadis accueilli des débutants et des has-been, mais il ressemblait maintenant à une galerie de monstres. N’importe qui pouvait monter sur les planches usées de son estrade pendant que la foule braillarde libérait sur l’histrion un barrage d’injures, des pièces, parfois de nourriture, mais rarement de balles. Une bête bondissait parfois sur la scène pour frapper ou étrangler un comédien dont le spectacle lui avait déplu ; deux ou trois soudards prenaient occasionnellement l’estrade d’assaut pour mettre en pièces le malheureux infirme qui dansait pour leur plaisir, parce qu’il les avait regardés d’une manière qui leur avait déplu. Les risques étaient élevés, les récompenses chiches, mais il y en avait toujours pour tenter leur chance. On dissuadait généralement les troupes en permission d’apporter leurs armes car le taux de mortalité parmi les grades les plus bas s’était avéré étonnamment élevé durant les premiers jours de l’occupation. Sans ennemis à combattre, ils s’entredéchiraient.

Shuey et Ailly poussèrent la charrette jusque dans les cuisines, derrière le Tambour, et attendirent. Les rues grouillaient d’ennemis, deux voire trois fois plus que d’ordinaire, mais le Tambour était calme. Peut-être était-il encore trop tôt pour qu’il se remplisse.

Sous leur camouflage, Bedlo regarda Mallet. Les yeux de Mallet n’étaient qu’à quelques millimètres des siens, mais Bedlo fut incapable d’y déceler la moindre émotion.

—Chef ? demanda Shuey en essayant de lorgner à travers les outres et les bâches de toile.

Bedlo ne répondit pas, pas encore, mais continua de fixer les yeux de Mallet, tout en s’efforçant d’évaluer la situation, de comprendre pourquoi tout était si calme.

—Je vais voir si je trouve quelqu’un, dit Shuey à l’autre adolescent. Monte la garde.

Monte la garde, pensa Bedlo, couché à plat ventre, le fusil laser au repos. Il n’est pas armé, il n’a jamais participé à ce genre d’opération, et Shuey lui demande de monter la garde…

—Eh ! cria Shuey en s’engouffrant dans une porte-tambour.

Silence.

Plusieurs minutes s’écoulèrent, puis il y eut un rugissement étrange et bestial .

Shuey poussa la porte-tambour qui, il en était sûr, le conduirait au cœur du Tambour. Il s’était attendu à être arrêté en cours de route dans les bas-fonds. Il ne faisait pas partie de la cellule depuis très longtemps. Personne ne faisait de vieux os dans une cellule active qui prenait des risques, mais il savait que les choses se passaient rarement comme prévu, que quelque chose clochait toujours. La charrette n’avait pas été contrôlée et les quatre hommes avaient pu atteindre le Tambour sans attirer la moindre attention sur eux. Bizarre.

Shuey commença à siffloter légèrement, du fond de la gorge, afin de stabiliser sa respiration. Il était nerveux. Pourquoi était-il nerveux ? Pourquoi tout était si calme ?

Il se retrouva dans une vaste et sombre pièce, une courte volée de marches sur la gauche. Il se mit en tête d’inspecter la pièce afin de repérer les entrées par lesquelles l’ennemi pouvait débouler, les cachettes éventuelles depuis lesquelles ils pourraient éliminer les animaux, un par un, ou au contraire les massacrer à grandes gerbes de flammes.

Il était bon qu’ils soient arrivés en avance. Ils avaient ainsi le temps de reconnaître les lieux, de se déployer. L’opération serait brève, et les résistants s’en sortiraient sans égratignures.

—Eh ! cria-t-il à nouveau.

Il s’avança sur les planches, les genoux vacillants, légèrement courbé selon la pose typique du fouineur. Il n’avait pas de fusil. Il aurait dû s’armer avant de franchir cette porte.

Ses yeux s’ajustèrent à la lumière et il pivota pour scruter la pièce. Il crut voir quelque chose, à peut-être dix mètres du fond de la salle. Puis il crut entendre un bruit de pas, un grognement.

Shuey cilla lorsqu’ils apparurent, à cinq mètres de lui, se dirigeant vers lui. Ils étaient une bonne vingtaine, à tout le moins. Ils n’étaient pas ivres, et ils n’étaient pas en train de faire la fête. Leurs mains n’étaient pas vides pour mieux frapper les civils, tripoter les femmes ou attraper la moindre nourriture passant à portée, mais serrées autour de leurs armes.

Ils étaient grands, durs, sales, avec des panses distendues et des dos voûtés, vêtus de treillis dépareillés, souillés. Beaucoup portaient un masque. Ils étaient équipés de matraques et de couteaux, de fusils laser et de lance-flammes. L’excubiteur au milieu du groupe avait un lance-flammes sur le dos. La bouche de l’arme, qu’il pointait sur Shuey, laissait choir de petites gouttes de prométhium rosâtre. Il arborait un lourd collier d’airain, percé de ports.

Shuey essaya de se faire plus petit, rentra la poitrine et serra les genoux tandis que l’odeur de sa propre urine assaillait ses narines.

La créature au lance-flammes cracha une bouchée de mucus filandreux sur les planches, devant Shuey, dont le regard se baissa involontairement pour considérer le glaviot ; il était moussu, pourpre, avec des relents de poumon malade, de mauvaise haleine et de graines puantes.

—Voi leng atraga, dit la créature en activant le brûleur de son lance-flammes.

La brute à ses côtés lui donna un coup de coude dans les côtes pour lui signifier de ne pas incinérer tout de suite le cagot, et fit un pas en avant en faisant sauter une matraque sur son épaule étroite.

Shuey vit le premier coup tomber comme au ralenti. Il voulut se baisser pour l’éviter, mais en fut incapable car il était porté à la hauteur de sa taille et non de sa tête. S’il avait encore été maître de son corps, il aurait reculé d’un pas, hors de portée, mais sa maîtrise l’abandonnait en même temps que le contenu de ses intestins ; il n’avait donc aucun espoir de compter sur lui-même.

Le premier coup lui coupa le souffle avec un bouf ! discret, et il crut entendre deux de ses côtes se briser. Il écarquilla les yeux, les pieds toujours fermement plantés sur les planches. Pourquoi ne tombait-il pas ?

La prise de conscience qu’il était sur la scène du Tambour le frappa soudain. Il savait ce qui se passait ici : beaucoup de gens montaient sur scène, peu en redescendaient.

Il lança un regard désespéré aux troupes ennemies agglutinées au bord de l’estrade. Quoi qu’il fasse, il était mort. Il essaya de plisser les lèvres pour siffler, mais aucun son n’en sortit. Il tenta de danser, mais ses jambes refusèrent de lui obéir. Ses yeux lui parurent doubler de volume lorsqu’il vit le fusil laser pointé sur lui. Le canon de l’arme descendit légèrement et cracha une fois.

Le genou de Shuey lui fit défaut et il l’agrippa en chutant.

—Ut dreh ! lança l’un des gardes.

Shuey posa les mains à plat sur les planches pour essayer de soutenir son poids, mais sa main gauche atterrit dans une flaque de sang et glissa.

—Qu-quoi… ? Magir ? haleta-t-il.

—Lève-toi, répéta le soldat.

Shuey se redressa en s’appuyant sur sa jambe valide et tint debout le temps qu’un deuxième tir vienne la faucher.

Une fois que les bêtes furent montées sur scène avec lui, il ne vécut guère longtemps. Depuis trois ans, aucun habitant de Reredos n’était mort dignement, mais peu avaient péri avec aussi peu de panache que Shuey.

Enfin, son corps brisé fut jeté à bas de la scène, et les soldats lancèrent des vivats. Leur appétit avait été aiguisé ; ils en voulaient plus, et tout de suite.

Ils commencèrent à taper des pieds en criant, et une ou deux bagarres éclatèrent parmi les bêtes assoiffées de sang.

Ailly était planté à côté de la charrette, ne sachant trop ce qu’il devait faire. Il blêmit et écarquilla les yeux lorsqu’il perçut le cri de joie. La dernière chose qu’il avait entendue avant cela était le « Eh ! » de Shuey lorsqu’il avait quitté les cuisines, mais c’était il y a plusieurs minutes. Et ce dernier son était bestial, agressif, terrifiant. Le jeune homme n’avait jamais rien entendu de pareil. Il était toujours à sa place, pétrifié, lorsque Mallet lui tendit une arme.

Le chef avait un lance-flammes sur le dos et un long-las dans les mains, et semblait avoir glissé plusieurs grenades dans les poches de sa veste si l’on en croyait les bosses qu’elles faisaient. Mallet était armé de son fidèle pistolet mitrailleur et un long-las était passé sur son épaule.

—Qu’est-ce qu’on fait pour… commença Ailly, retrouvant momentanément sa voix.

—Ils sont là, dit Bedlo. C’est le moment.

—Mais…

Le gamin tremblait. Il ne pensait pas pouvoir bouger les pieds.

Mallet lui asséna une grande claque dans le dos, qui faillit le propulser en avant avec toute la force de ce qui était censé être un geste de camaraderie, et lui donna son fusil.

Bedlo s’approcha de la porte qui conduisait dans le Tambour à proprement parler, et leva l’index de sa main gauche : un ordre. Puis, il tendit la paume à plat devant lui. Mallet était à ses côtés, prêt, comme toujours. Ailly se demandait quant à lui s’il le serait jamais.

L’instant d’après, ils avaient franchi la porte pour pénétrer dans la pénombre du théâtre. Bedlo tira au lance-flammes et une lueur orange se répandit devant eux, révélant les ennemis, un par un, qui étaient alignés devant eux, en formation. Ils étaient prêts, eux aussi, et nombreux.

Ailly entendit un son dur juste à côté de lui et sursauta. Il leva lentement la main devant son visage, cette main qui était censée tenir son arme, et se rendit compte que le bruit avait été causé par la chute du long-las. Il avait lâché l’arme. D’une manière générale, il avait lâché prise.

Il voyait ces êtres étranges, furieux, qui se rapprochaient de lui lentement et délibérément, comme s’ils pataugeaient dans de l’eau. Il ne voyait pas leur bouche se mouvoir derrière leurs masques, mais il entendait une longue plainte basse qui ne ressemblait pas à des mots. Le craquement du laser de Mallet ne lui parvenait pas, mais il percevait la lumière résiduelle que laissait chaque tir au bout de l’arme.

Que se passait-il ? Par l’Empereur… que se passait-il ?

Mallet fut le premier à ouvrir le feu. Il avait passé sa vie entière à se battre. Escarmouches et embuscades, premier arrivé et dernier reparti. Il s’était battu à toutes les portées, avait utilisé toutes les armes et s’était livré au corps à corps faute d’options. Mais il n’avait jamais fait face à tant d’ennemis, si rapprochés, sans le moindre espoir.

Il faisait feu de son laser en continu, visant d’instinct les cibles qu’il pouvait atteindre. La mort ne lui faisait pas peur ; elle ne le mettait pas même en colère. Il tuait depuis huit ans, légitimement. Il tuait depuis vingt ans. Il avait vécu en tuant, et il mourrait en tuant s’il en avait l’occasion.

Bedlo actionna son lance-flammes et prit la mesure de la scène alors qu’elle s’illuminait.

Ce n’était pas ce qu’il escomptait. Comment cela s’était-il produit ? Et pourquoi ? Qui les avait trahis ? Où était Shuey ? Pourquoi n’était-il pas revenu les prévenir ? À combien d’ennemis faisait-il face ? Pouvait-il se replier ? Pouvaient-ils s’échapper ? Combien pouvait-il en tuer avant la fin ? Comment en étaient-ils arrivés là ? Qui était le coupable ?

Trois minutes plus tard, Mallet se rendit compte avec stupéfaction qu’il était encore vivant, et qu’il tirait encore.

Le chef avait abandonné le lance-flammes et tirait au laser au milieu d’une foule d’ennemis qu’il pouvait à peine distinguer dans la pénombre.

Ailly n’avait pas pu ouvrir le feu une seule fois. Ses pieds étaient fermement posés au sol, ses bras pendaient mollement le long de son torse. Tout se passait très lentement ; on aurait dit que plusieurs heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté la cuisine.

Les animaux avaient réussi à isoler le gamin de Mallet et Bedlo. Les résistants, plus expérimentés, s’étaient lentement déportés sur la droite, loin de la scène et du gros des tirs de riposte ennemis.

Bedlo ne savait pas ce qu’il touchait, ni s’il touchait quoi que ce soit, mais il savait que lui-même n’était pas touché. On aurait dit que l’ennemi le manquait volontairement. Lui et Mallet continuèrent de progresser sur la droite. Le gamin ne bougeait pas.

Les soldats se refermèrent sur Ailly, ignorant presque les deux autres hommes. Ils commencèrent à rire et à le montrer du doigt. Ils étaient très près de lui. Ailly crut qu’il allait arrêter de respirer. Ils voulaient le faire bouger ; il voulait obéir, mais il en était incapable.

Quelqu’un tira sur le sol. Ailly crut que les animaux visaient le plancher, puis il sentit quelque chose sur son pied. C’était chaud et humide. Il n’osa pas baisser les yeux, et il ne pouvait pas tomber. Que disaient-ils ? Pourquoi ne voyait-il pas leurs lèvres remuer, alors qu’il entendait leurs grognements étranges ? Rien ne paraissait logique.

Puis l’un des ennemis s’empara d’Ailly, le jeta sur son épaule, lui fit gravir les marches pour atteindre l’estrade, l’y déposa, et redescendit parmi ses camarades.

Ailly était muet, terrifié, impuissant. Sa vue se brouillait et son ouïe lui faisait défaut. Puis, la terreur l’abandonna ; il était impossible de rester aussi terrifié, aussi longtemps.

Il voulait faire ce que les soldats voulaient le voir faire, mais il ne savait pas en quoi cela consistait. Il ne savait pas que Shuey avait dansé et saigné pour eux. Il ne savait pas qu’ils s’étaient déjà amusés avec son camarade avant de le tuer. Il aurait déjà dû être mort.

Soudain, un carré de lumière apparut devant lui. Deux douzaines de bêtes se découpèrent brutalement sur la lueur du jour, qui émanait de la porte ouverte. Tout revint à Ailly en un éclair. Il entendit les cris de joie et les jurons de la foule, et vit l’ennemi qui se retournait pour faire face à l’intrus. Il sentait le sang que Shuey avait laissé sur la scène. Il ressentait la douleur de son pied blessé. Il sentait les muscles de son ventre se contracter autour de son estomac, et les crampes de son œsophage comme son corps réagissait à la situation.

Ses mouvements échappaient à son contrôle, et il fut obligé de se pencher en avant pour vider le contenu de son estomac sur la scène. Après cela, il fut incapable de se relever.

Que ce soit par ennui ou agacement, quelqu’un tira sur l’homme qui venait d’ouvrir la porte du théâtre ; enfin, plusieurs quelqu’un. Le grand vieillard s’effondra sous une avalanche de feu. Il mourut instantanément de l’un des dix-sept projectiles qui l’atteignirent pratiquement au même moment.

Ailly ne reconnut pas l’homme qui avait essayé de leur venir en aide ; il n’avait vu que sa silhouette projetée en arrière sous une grêle de lasers. Il avait retrouvé ses esprits, dont la peur l’avait privé depuis qu’il était entré dans la cuisine, et ce fut cette prise de conscience qui le tua. Le gamin tomba lentement, silencieusement au sol, sans que le moindre tir n’ait été dirigé dans sa direction, et sans fanfare ni signe extérieur qu’il était sur le point de mourir. Peu importait ce qui le tua. Peu importait que ce soit une crise cardiaque, une crise, une rupture d’anévrisme dans son corps fragile.

Ailly mourut sans s’être battu, sans avoir tiré le moindre coup de feu, avec seulement une légère blessure au pied témoignant du péril qu’il avait affronté. Sans dignité. Il n’y en avait jamais.

Bedlo et Mallet se retournèrent lorsque la porte du théâtre s’ouvrit. Une seconde, Bedlo crut que quelqu’un leur venait en aide, peut-être la cellule qui les avait armés. Une seconde, il conçut de l’espoir. Ce ne fut pas le cas de Mallet, qui se contenta de continuer à tirer, heureux de la lumière soudaine une fois que ses yeux s’y furent habitués.

Il ne se demandait pas pourquoi l’ennemi ne leur tirait pas dessus. Il savait pourquoi.

Après avoir tué le nouveau venu, les soldats se retournèrent pour insulter Bedlo et Mallet. Le gamin les avait déçus en mourant avant qu’ils n’aient pu s’en amuser, et ils voulaient leur revanche. Et ils la voulaient avec tant de fièvre que plusieurs d’entre eux avaient commencé à se battre ; trois étaient déjà morts des mains de leurs camarades. Bedlo et Mallet en avaient blessé plusieurs autres à eux deux, mais leur visée s’améliora brusquement avec l’arrivée de la lumière du jour, par la porte que personne n’avait pris la peine de refermer.

Mallet continua de tirer tandis que personne ne ripostait pour tuer. Il voulait rendre à l’ennemi la monnaie de sa pièce, et commença à viser les bras et les jambes plutôt que les têtes et les torses.

Les bêtes se mirent en tête de séparer Bedlo et Mallet. Cela n’avait plus aucune importance. Elles étaient très proches. Mallet vit l’un des animaux frapper le chef à la tête, ce qui le fit chanceler. Une autre le toucha aux genoux, et Bedlo eut le plus grand mal à rester debout. Puis deux autres se mirent à tirer sur le sol, autour de ses pieds, et Mallet vit la tête de Bedlo se relever subitement et partir sur la gauche. On aurait dit qu’il dansait.

Mallet continuait de viser et tirer, tout en gardant un œil sur Bedlo. Bientôt, celui-ci se retrouva sur la scène, battu et ensanglanté. Mallet mit précipitamment le long-las à l’épaule et fit les trois pas en arrière requis pour récupérer le lance-flammes dont Bedlo s’était débarrassé quelques minutes plus tôt.

Il n’avait jamais fait ce qu’il s’apprêtait à faire. Il l’avait déjà vu faire, par quelque psychopathe de la Garde qui savait ce qu’il accomplissait – et cela avait arraché des cris de joie à ses camarades. Il ne savait pas s’il en était capable. Il savait seulement que le faire en intérieur relevait du suicide. Il était mort dans tous les cas.

La plupart des bêtes ennemies faisaient face à la scène et regardaient leur macabre petit spectacle. Mallet attrapa la bandoulière du lance-flammes et sentit le poids de l’arme dans sa main. Le réservoir n’était pas plein, loin de là, mais cela suffirait.

Il prit le pistolet mitrailleur de la main droite, et balança le lance-flammes de la gauche. Une fois qu’il eut assez d’élan, il pivota vers la scène et, utilisant l’inertie de l’arme, il l’envoya en l’air et la lâcha au zénith de sa courbe. Il n’avait pas le temps de viser convenablement dans cet espace restreint et tira dès qu’il eut libéré son projectile improvisé. Le lance-flammes était parti presque à la verticale, et rebondit sur l’une des poutrelles qui tenaient le bâtiment. Il retomba aussitôt et explosa un peu au-dessus de la tête des soldats, projetant de grandes gerbes de flammes par-dessus la tête des bêtes. Mieux valait ne rien laisser dépasser.

Le lance-flammes était presque parti à la verticale, et retomba de la même manière. Mallet se tenait juste sous la déflagration, le pistolet encore vaguement pointé dans la direction du réservoir. Il fut le premier à mourir, mais emporta une demi-douzaine d’ennemis avec lui. L’attention des autres bêtes, ou du moins de la plupart d’entre elles, fut arrachée momentanément au malheureux qui boitait en tournant sur lui-même sur la scène.

Celles qui s’entretuaient encore loin de l’estrade entendirent l’explosion et sentirent le bâtiment vaciller, mais elles se tenaient près de la porte laissée ouverte par l’intrus et sortirent en riant et en criant, oubliant les querelles qui les avaient jetées les unes à la gorge des autres.

D’autres réussirent à se reprendre lors des premiers instants après que la conflagration eut commencé à refluer et parvinrent à sortir en vacillant, en boitant et en se plaignant.

L’un des derniers survivants regarda autour de lui quelques minutes, sonné par l’explosion, puis finit par trouver ce qu’il cherchait. Il se pencha sur un corps aux articulations bulbeuses, revêtu du treillis dépareillé et du gilet pare-balles que portaient tous les soldats ennemis, et le retourna pour voir son visage. Il prit le crâne du mort dans ses mains et tapa doucement du front contre le sien. Il se retourna ensuite vers l’homme qui titubait encore sur la scène. Il sortit son pistolet laser et tira à sept reprises. Les six premiers projectiles se contentèrent de le mutiler. Lorsqu’arriva le septième, Bedlo était en train de devenir fou à force de se demander quand la fin arriverait. Le dernier trait de lumière cohérente fit exploser l’une des grenades qu’il avait gardées dans ses poches de poitrine, puis une autre ; son corps se tordit et virevolta sur la scène, mais il était trop tard pour distraire les troupes.

Le feu ne brûla pas longtemps. Il n’y avait personne pour réparer le Tambour, et aucun matériau pour le faire. Certains habitants des bas-fonds gagnèrent quelques pièces en nettoyant le sang séché, la merde et en évacuant les corps. C’était une bonne journée pour eux, et les festivités reprirent dès le lendemain, malgré les brûlures de l’estrade et de nouvelles taches au plafond.

Lorsque Logier paya les nettoyeurs, il demanda la preuve de la mort des membres de la cellule, y compris de celle du vieil ayatani, Revere, qui avait eu l’imprudence d’entrer par la porte principale. L’archonte ne se soucierait guère du nombre de ses soldats tués au Tambour, car le sacrifice en valait la peine s’il avait permis d’éliminer une cellule et de briser le moral de la résistance partout dans la région. Il avait fait ses preuves de collaborateur, et s’était joué du vieil homme.

Ozias était à l’entrée de l’allée qui longeait l’arrière du Tambour et regardait Logier finir de payer les vauriens qui avaient fait ce qu’il demandait. Il se plaqua contre le mur lorsque Logier passa devant lui en faisant sauter quelque chose dans sa main. Ozias lui emboîta le pas, hors de vue de l’homme. Il allait devoir faire vite, avant qu’ils aient quitté les bas-fonds.

Deux ou trois minutes plus tard, Ozias eut l’ouverture qu’il désirait. Logier bifurqua dans une allée étroite entre deux bâtiments, à peine plus qu’un couloir, longue de plusieurs centaines de mètres.

Avant que Logier n’ait pu se retourner pour découvrir qui l’avait suivi, Ozias se glissa rapidement derrière lui et colla son pistolet bolter contre le crâne du traître, qu’il fit sauter d’un seul bolt. Il rattrapa le cadavre dans sa chute et le coucha contre l’un des murs de l’allée. Il préférait affronter l’ennemi face à face, mais il n’avait vu aucun intérêt à prendre des risques avec Logier.

Ozias avait appris voilà bien longtemps à ne faire confiance à personne, mais il aurait pu se fier à Logier. Il se serait trompé. Il lui était impossible d’être sûr que les derniers membres de sa cellule étaient loyaux, mais il l’espérait sincèrement. Cette opération de nettoyage lui avait coûté des armes, et des hommes étaient morts ; si imprudents qu’aient été les résistants de la ruche, même s’ils avaient été une responsabilité, voire un handicap, des combattants de la cause étaient morts.

Ozias vida les poches de Logier, prit les preuves récupérées sur Bedlo, Mallet, Shuey, Ailly et Ayatani Revere. Il les donnerait à Perdu, l’autre prêtre, pour qu’il les enterre.

Ayatani Perdu sentait l’humidité du sol sous ses pieds. Ces petites pièces dont le sol ne séchait jamais étaient un havre pour la demi-douzaine de fidèles qui assistaient à ses offices. Parfois, il se demandait pourquoi.

Ils étaient morts. Tous. Les deux hommes, les deux gamins et le vieux prêtre coriace. Et pourquoi ?

Ils étaient censés se battre pour la même chose, la préservation d’une forme de présence impériale sur Reredos. Ils étaient censés se battre contre l’ennemi, pour le peuple. Mais les divisions avaient été révélées. Leur vie s’était avérée aussi négligeable pour leurs pairs que pour l’ennemi. Perdu regarda tour à tour les visages des fidèles. Il n’en reconnut aucun. Il crut ressentir de la peur, mais il en était incapable. La seule émotion qu’il pouvait encore éprouver était la résignation.

Perdu laissa son regard descendre vers le missel ouvert dans ses mains. Il n’avait pas besoin de lire les mots, ceux-ci étaient gravés de manière indélébile dans son esprit, mais il les lut néanmoins. Il y chercha du réconfort, mais n’y trouva que la certitude que l’inévitable allait se produire, et que peut-être au final, c’était mieux ainsi.

Perdu termina sa prière, mais garda la tête baissée sur son livre. Alors qu’il lisait les mots, un bouton apparut entre les pages ouvertes, au niveau de la reliure. Bombé, ouvragé, avec une épaisse queue. Celle-ci entourait un unique mot : « prie ».

Il ne releva pas les yeux, et ne fut guère surpris lorsqu’un deuxième bouton tomba sur le livre, identique au premier, si ce n’est que sa queue entourait le mot : « pitié ».

En quelques instants, un troisième bouton fut lâché sur son livre, puis un quatrième, un cinquième et un sixième. La salle était désormais vide.

Ozias et les cinq derniers membres de sa cellule laissèrent le jeune ayatani à ses interrogations. C’était la première et la dernière fois qu’ils assistaient à un service tenu par quelqu’un d’autre que leur propre prêtre, mais l’époque était aux choses inhabituelles. C’était l’aube de quelque chose, l’aube d’un plan qui allait sauver la planète entière.

Perdu contempla les boutons éparpillés sur les pages de son missel, dont la queue brillait vivement d’une lueur dorée dans la lumière faible, jetant des ombres et des lueurs sur les pages, leur queue entourait des mots, leur dôme en cachait d’autres.

Perdu lut les six mots cernés par leur anneau doré. « Priez la Dame par pitié ».

Il prit l’un des boutons entre le pouce et l’index de la main droite et se rendit compte qu’il ne reflétait pas la lumière, mais l’émettait. Il examina sa surface convexe et distingua, parmi les fioritures et les gemmes, une chose d’une grande valeur, d’une grande beauté, une chose plus précieuse que tout ce qu’il pouvait concevoir. Le bouton portait le sceau, le blason et les armes de la Dame, la Beati, sainte Sabbat.

Elle avait arboré ces boutons sur sa poitrine, les avait sanctifiés de son contact. La Dame avait trouvé des fidèles sur Reredos car elle faisait partie de son histoire, ce qui rendrait la planète importante aux yeux de l’Imperium. Comment l’Empereur-Dieu pourrait-Il oublier Sa fille ? Comment pourrait-Il les oublier tous ?