DE LEUR VIE DANS LES RUINES DE LEUR CITé

Dan Abnett

On se croirait au purgatoire, et aucun d’eux n’oserait affirmer que ce n’est pas le cas.

Ils campent sur une bande de plaine humide et froide, au lendemain du triomphe de quelqu’un d’autre, avec une pléiade d’ordres en demi-teinte, l’impression perturbante que la guerre se joue ailleurs et sans eux, et très peu de cohésion. Ils ont une paire de victoires sous le coude, assez pour leur faire dresser le menton, mais pas assez pour les unifier, atténuer la douleur ; en outre, d’autres ont récolté leurs lauriers. Ils sont au milieu de nulle part et s’éloignent toujours plus de tout ce qui leur importait, car désormais plus rien n’importe.

Ils sont à peine le Premier et Unique de Tanith. Ils ne sont pas les Fantômes de Gaunt.

Ils ne seront jamais les Fantômes de Gaunt.

Des éclairs silencieux palpitent au loin. Dos tourné à la pluie et à la foudre, le jeune fantassin tanith observe Ibram Gaunt dans ses œuvres, depuis l’entrée de sa tente. Le colonel-commissaire est assis de l’autre côté d’une longue table autour de laquelle étaient réunies, une heure plus tôt, deux douzaines d’officiers et d’adjudants de la Garde, pour un briefing. À présent, Gaunt est seul.

Le fantassin a reçu la permission de se mettre au repos, mais il reste au garde-à-vous. Il a été choisi pour faire office de messager, pour la journée. Il est de son devoir de rester près du commandant, de récupérer en un éclair ses notes ou ses messages et d’aller les remettre conformément aux instructions reçues. Il faut en passer par là, car la radio est muette – comme souvent, ces dernières semaines. Autour de Voltis, la réception était mauvaise, peu fiable. Dans les plaines, la radio ne livre qu’une sorte de soupe sonore. On y perçoit des voix, ici et là. Quelqu’un a dit que les éclairs silencieux qu’on voit au loin en étaient peut-être la cause.

Des lampes chimiques fournies par le Munitorum – du modèle à plaque de laiton qui se dévisse et se casse pour être allumé – ont été suspendues le long du plafond, et il y a un lumiglobe rechargeable de bonne taille posé près du coude de Gaunt. Les lampes tanguent dans le vent qui s’engouffre dans la tente. Elles baignent l’intérieur d’une lueur dorée qui contraste avec le vent humide et cru qui balaie la vallée dehors. Il y a de la pluie dans l’air, de l’argile gluante au sol, un ciel comme chaulé au-dessus des têtes, et une ligne de collines sales à mi-distance, qui ressemble à un roc saillant sur lequel quelqu’un aurait raclé ses semelles. Quelque part derrière ces collines, le cadavre d’une cité gît dans sa tombe de fortune.

Gaunt étudie des rapports imprimés sur du papier rachitique. Il les a lestés à l’aide de boîtes de munitions de bolter afin qu’ils ne s’envolent pas. Le vent se faufile sous la tente. Gaunt écrit des notes soigneusement, avec un stylet. Le fantassin ne peut qu’imaginer l’importance de ces notes. Des schémas tactiques, peut-être ? Un ordre d’attaque ?

Gaunt n’est pas très populaire, mais le fantassin le trouve intéressant. Le regarder travailler a au moins le mérite de faire oublier qu’on est planté à l’entrée d’une tente, le cul sous la pluie.

Non, le colonel-commissaire Ibram Gaunt n’est pas très populaire. Être accusé de génocide a tendance à nuire à la popularité. Mais il est intrigant. Pour un soldat de carrière, il semble étonnamment réfléchi ; un homme de réflexion plutôt que d’action. Ses traits fins promettent une certaine sagesse. Le fantassin se demande s’il s’agit d’une erreur due à la génétique, ou d’une interprétation erronée suscitée par les différences culturelles. Lui et Gaunt sont nés dans des endroits opposés du secteur.

Le fantassin s’amuse à imaginer Gaunt quand il sera vieux. Il ressemblera alors à l’un de ces vieux savants ridés qui savent tout sur tout.

Mais le messager a aussi de bonnes raisons de penser que Gaunt ne vivra pas assez longtemps pour devenir vieux. Sa profession l’en empêchera, tout comme l’univers dans lequel il est né, sans parler de sa situation actuelle.

Si l’Archiennemi de l’humanité ne tue pas Ibram Gaunt, se dit le fantassin, alors ses propres troupes le feront.

Une meilleure tente.

Gaunt écrit ces mots en tête de liste. Il sait qu’il devra vérifier le code du Munitorum, même s’il pense qu’il s’agit de 2NX1G1xA. Sym le connaîtra sans doute et…

Sym l’aurait sans doute connu, mais Sym est mort. Gaunt expire. Il doit arrêter de se faire ça. Sym était son adjudant et Gaunt en était arrivé à se reposer sur lui ; il lui semblait parfaitement normal de se retourner et de trouver Sym juste derrière lui, prêt et plein de ressources. Sym savait comment lui procurer un manteau au milieu de la nuit, ou un pot d’amidon à col, ou une bouteille d’amasec de qualité, ou une copie des rapports d’embarquement avant qu’ils ne soient publiés. Il connaissait le code de série du Munitorum de l’article tente/hiver tempéré. La structure dans laquelle Gaunt est assis n’est pas une tente/hiver tempéré. C’est un vieil abri tropical abandonné sur un théâtre d’opérations précédent. Elle a été cirée pour la rendre imperméable, mais le bas de ses flancs est percé d’ouvertures en résille pour permettre à l’air de circuler lors des jours chauds et humides. Or, cette région particulière de Voltemand ne connaît que très rarement des journées chaudes et humides. Le vent de l’est, les joues gonflées de pluie, ouvre les aérations et envahit l’habitacle comme une bourrasque polaire.

Sous Une meilleure tente, il note : un chauffage portable.

Gaunt se soucie peu de son confort personnel mais il a noté la posture des officiers et de leurs aides, autour de la table, ce matin même : le dos voûté, l’humeur aigre, les dents serrées pour lutter contre le froid ; tous avides d’en finir rapidement avec le briefing afin de retourner à leur logis et à leur poêle.

Un homme mal à l’aise et pressé ne peut pas prendre de bonnes décisions. Il précipite les choses. Il les bâcle. Il se contente de signifier brièvement son accord pour en finir au plus vite avec la réunion. Et ce matin, c’est ce que tous ont fait : les officiers de Tanith, les tankistes de Ketzok, les sapeurs de Litus, tous.

Gaunt sait que tout cela n’est qu’une revanche, pourtant. La situation est une revanche. Il est puni pour avoir fait passer le général à sang bleu pour un imbécile, même si c’était légitime. Après tout, Gaunt vengeait le sang de Tanith ; il n’y en a plus suffisamment pour que quiconque ait le droit de le gaspiller.

Il pense à la lettre dans sa poche, puis laisse cette pensée le quitter.

Lorsqu’il avait été affecté aux tanith, Gaunt s’était félicité de ce poste tel qu’il était décrit sur le papier : une première fondation sur un petit monde agraire, ponctuel dans le versement de la dîme et exemplaire par sa dévotion. Aux yeux de l’Administratum, Tanith n’avait aucun défaut, et pas de vieille tradition martiale avec laquelle il faudrait composer. Il allait être possible d’y créer quelque chose de valable. Trois régiments d’infanterie légère, pour commencer, mais les plans de Gaunt étaient alors bien plus ambitieux : une force d’infanterie conséquente, rapide et mobile, bien entraînée et disciplinée. Les agents de recrutement du Munitorum avaient rapporté que les Tanith jouissaient d’un don naturel pour le pistage et les opérations furtives, et Gaunt avait espéré faire bénéficier le régiment de ces qualités. À partir du moment où il avait étudié le dossier de Tanith, il avait commencé à percevoir le sens de la quête que Slaydo lui avait confiée sur son lit de mort.

Mais les projets et les rêves s’étaient effondrés. L’Archiennemi, encore meurtri par les événements de Balhaut, avait incendié des mondes entiers par vengeance, et l’un de ces mondes était Tanith. Gaunt s’en était tiré, de justesse, emmenant quelques-uns des hommes recrutés sur la planète. Assez pour constituer un régiment. Pas assez pour former autre chose qu’une force d’appui à pied, destinée à finir en chair à canon dans quelque tranchée oubliée au milieu d’un océan de boue ; mais juste assez d’hommes pour le haïr jusqu’à la fin de ses jours. Parce qu’il ne les a pas laissés mourir avec leur planète.

Ibram Gaunt a reçu une formation d’officier politique, et il est très doué dans ce domaine, même si la promotion que Slaydo lui a accordée était destinée à le sauver de la lente mort d’une carrière purement politique. Ses talents de diplomate, toutefois, lui permettent de voir de manière toujours positive les pires scénarios.

Dans les froides plaines de Voltemand, toutefois, toute interprétation positive lui échappe obstinément.

Il a délaissé une brillante carrière parmi les Hyrkans et a coupé les liens politiques qui l’unissaient à tous les hommes de statut ou d’influence qui auraient pu l’aider ou lui accorder de l’avancement, et il a échoué sur un théâtre d’opérations médiocre, sur un front de troisième zone, à la tête d’un régiment dévasté, démoralisé, composé de soldats peu motivés qui le détestent. Mais la lettre se trouve encore dans sa poche, bien entendu.

Il relit la liste, et ajoute.

Fais de toute cette merde un tas d’or, ou fais-toi transférer ailleurs, avec un bureau et un chauffeur.

Il considère la phrase un instant, puis la barre et repose le stylet.

—Soldat, appelle-t-il.

Il sait que le nom du jeune homme est Caffran. Il a généralement la mémoire des noms et s’efforce de les apprendre rapidement, mais il est économe lorsqu’il s’agit de les utiliser. Montrer trop tôt à un bidasse qu’on connaît son nom est la meilleure façon de lui faire croire que vous cherchez à devenir son nouveau meilleur ami ; ce qui est d’autant plus délicat si vous avez laissé brûler sa famille et sa planète avec.

C’est la meilleure façon de passer pour un faible.

Le fantassin se met au garde-à-vous en un éclair.

—Entrez, dit Gaunt en lui faisant signe de deux doigts recroquevillés. Pleut-il encore ?

—Colonel, dit Caffran sur un ton neutre en s’approchant de la table.

—Trouvez Corbec. Je crois qu’il patrouille sur la lisière est.

—Colonel.

—C’est bien compris ?

—Trouver le colonel Corbec, colonel.

Gaunt hoche la tête. Il reprend son stylet et plie l’un des feuillets en deux pour écrire sur son verso.

—Dites-lui de prendre trois escouades et de me retrouver au poste nord dans trente minutes. Voulez-vous que je vous le note ?

—Non, colonel.

—Trois escouades, poste nord, trente minutes, répète Gaunt.

Il le note quand même, puis l’embosse à l’aide de son anneau sigillaire biométrique, afin d’y transférer son code d’autorisation. Il donne la note au soldat.

—Trente minutes. Le temps que je prenne mon déjeuner. La tente du mess sert-elle encore à manger ?

—Colonel, répond Caffran, en nuançant cette fois le mot d’un minuscule et maussade haussement d’épaules.

Gaunt le regarde dans les yeux un instant. Caffran parvient à lui rendre une seconde de reproches insolents, puis son regard retourne fixer le vide par-dessus l’épaule de Gaunt.

—Comment s’appelait-elle ?

—Pardon ?

—J’ai pris quelque chose à chacun des hommes de Tanith, dit Gaunt en repoussant sa chaise et en se relevant. En plus de ce qui est évident, bien entendu. Comment s’appelait-elle ?

—Comment savez-vous…

—Un homme de votre âge a forcément une bonne amie. Et ce tatouage indique des fiançailles familiales.

—Vous connaissez les marques de Tanith ? fait Caffran sans parvenir à dissimuler sa surprise.

—J’ai étudié, soldat. Je voulais connaître le genre d’hommes dont ma réputation allait dépendre.

Il y a un silence. La pluie bat sur la toile de la tente comme des doigts qui tambourinent.

—Laria, dit doucement Caffran. Elle s’appelait Laria.

—Mes condoléances, dit Gaunt.

Caffran le regarde de nouveau et plisse légèrement le nez.

—Vous allez me dire que tout ira bien ? Vous allez m’assurer que je trouverai une autre fiancée, ailleurs, colonel ?

—Si ça vous aide à vous sentir mieux, dit Gaunt.

Il soupire et se retourne pour regarder Caffran.

—C’est peu probable, mais je vais vous le dire si cela peut vous aider…

Il affiche un sourire artificiel, trop joyeux.

—…quelque part, d’une manière ou d’une autre, dans l’une des zones de combat où nous allons passer, vous trouverez l’élue de votre cœur, et vous vivrez heureux ensemble, pour toujours. Là, c’est mieux ?

Les lèvres de Caffran se serrent et il grommelle quelque chose d’inintelligible.

—Si vous devez me traiter de salaud, faites-le à voix haute, dit Gaunt. Je ne comprends pas pourquoi vous êtes si amer. Vous alliez abandonner cette Laria, de toute manière.

—Nous étions fiancés !

—Vous vous étiez engagé dans la Garde Impériale, soldat. Première Fondation. Vous n’auriez plus jamais revu Tanith. Je ne sais même pas pourquoi vous vous étiez acoquiné à cette pauvre fille pour commencer.

—J’allais revenir pour elle…

—Vous signez, vous partez. Transferts Warp, mobilisations, rotations. Il n’y a pas de demi-tour possible. Une fois que la Garde vous a, vous ne revoyez plus votre foyer. Les années passent, les décennies… Vous en arrivez à oublier d’où vous venez.

—Mais le sergent-recruteur avait dit…

—Il vous a menti, soldat. Croyez-vous que quiconque s’engagerait s’il disait la vérité ?

Caffran s’affaisse.

—Il a menti ?

—Oui. Mais je ne vous mentirai pas. Voilà une chose sur laquelle vous pouvez compter. À présent, allez trouver Corbec.

Caffran rend un salut maussade, pivote sur ses talons et sort de la tente.

Gaunt se rassoit. Il commence à rassembler ses feuillets et range les boîtes de bolts qui les empêchent de s’envoler. Il repense à la lettre dans sa poche.

Sur la liste, il ajoute :

Nommer un nouvel adjudant.

Puis, en dessous :

Trouver un nouvel adjudant.

Enfin, sous cette ligne :

Commencer à mentir ?

Il passe sa gabardine en quittant la tente, en partie pour se protéger de la pluie, et en partie pour cacher sa veste. C’est sa veste de combat principale, mais depuis la marche vers Voltis, elle est trop souillée d’argile pour être portée avec dignité. Il garde une deuxième veste mal en point dans ses affaires, au cas où, mais elle porte encore des écussons hyrkans sur le col, les épaulettes et les manchettes, ce qui est embarrassant. Sym les aurait remplacés par le crâne et les couteaux croisés de Tanith. Il se serait muni de son kit de couture et aurait veillé à ce que les deux uniformes de Gaunt soient réglementaires, de la même manière qu’il veillait à ce que le quotidien du colonel-commissaire soit net et ordonné.

De la fumée monte des ouvertures couvertes des tentes des cuisiniers, et il sent déjà l’odeur des blocs de protéines graisseux en train de frire. Son estomac grommelle. Il se dirige vers les cuisines. Au-delà des rangées de tentes du mess s’étend la cité de toile des Tanith et, au nord-est d’elle, les batteries des Ketzoks.

Au-delà et dans un silence perturbant, l’horizon s’illumine brièvement de ces éclairs, au loin, comme le filament d’une lampe qui refuse de rester allumé.

La nourriture est ignoble. Il s’agit de blocs comprimés regroupant toutes les sources de nourriture auxquelles a accès le Munitorum. Elle n’a pas de goût particulier, seulement des relents de champignon, et se présente sous la forme d’une pâte gris clair. Des années plutôt, dans la Schola Progenium d’Ignatius Cardinal, une connaissance de Gaunt avait façonné un de ces blocs de pâte pour qu’il ressemble à un pain d’explosif, avant de lui ajouter des mèches pour faire une plaisanterie au Maître de l’Arsenal de la Schola, plaisanterie qui devint célèbre par son retentissement délirant et par la sévérité de la punition infligée à son auteur.

Le pavé, comme l’appellent la plupart des gardes, existe en conserve, lyophilisé, en boîte, en carton, en paquet, en bloc régimentaire, en portion individuelle dans sa boîte prête à chauffer. Les cuisiniers le découpent, l’émincent et l’utilisent comme base de tout plat lorsqu’ils n’ont pas d’autres sources d’approvisionnement. Ils l’assaisonnent avec ce qui leur tombe sous la main, généralement des sachets de poudre aux noms tels que « queue de grox et légumes (racines) » ou encore « saucisse (assortiment) ». Ibram Gaunt s’est nourri de pavés pour l’essentiel de sa vie d’adulte et d’adolescent. Il y est tellement habitué que ça lui manque quand il n’y en a pas.

Les soldats sont rassemblés sous les tentes du mess, protégés de la pluie par leurs capes aux motifs de camouflage. Gaunt n’a pas encore pris l’habitude de porter la sienne, même s’il a promis au colonel de le faire afin de prouver l’unité du régiment. Elle ne lui va pas très bien et elle ne cesse de claquer et de tourbillonner dans le vent de Voltemand.

Les Tanith ne semblent pas avoir le même problème. Ils le regardent approcher d’un œil, cachés sous leurs capuches, certains sans cesser de piocher dans leur quart. Ils le regardent approcher. Il y a une ombre dans leurs yeux. Ils sont sauvages. Des gouttes d’eau de pluie scintillent dans le désordre de leurs cheveux noirs, mais parfois le scintillement vient des clous et des anneaux qu’ils ont enfoncés dans le nez, la lèvre ou le sourcil. Les Tanith aiment leurs tatouages et leur peau pâle arbore les motifs traditionnels de leur planète, bleus et verts, avec fierté. Joues, gorges, avant-bras et dos de main sont décorés avec des spirales, des nœuds, des feuilles et des branches, des sceaux et des tourbillons. Ils aiment aussi leurs lames. L’arme de Tanith est un long poignard à lame droite, argentée, adaptation d’un antique outil de chasse. Ils chassaient naguère avec leurs couteaux, silencieux comme des fantômes.

Les Fantômes de Gaunt. Quelqu’un a trouvé ce nom quelques jours après leur premier déploiement sur Blackshard. C’était le sociopathe au long-las, si la mémoire de Gaunt est bonne, celui qu’on lui avait présenté sous le surnom de « le Dingue ». Gaunt ne pouvait pas imaginer sobriquet plus méprisant.

Rawne dit :

—Et voilà l’enculé.

Il prend une gorgée à sa gourde d’eau, qui ne contient pas d’eau, et se tourne comme pour dire quelque chose à Murt Feygor.

—Mais je t’ai remboursé ! lance Feygor en réussissant à donner à sa voix une intonation plaintive, outrée, flouée.

Rawne réplique et fait un pas en arrière au bon moment pour feindre de bousculer Gaunt alors que ce dernier traverse la tente. La collision est assez violente pour faire vaciller le colonel-commissaire.

—Attention, colonel ! crie Varl en passant la main sous son aisselle pour l’empêcher de tomber, avant de l’aider à se redresser.

—Merci, dit Gaunt.

—Varl, colonel, répond le soldat en lui adressant un large sourire soumis. Soldat de première classe Ceglan Varl, colonel. Je voulais pas que vous tombiez, hein ? Je voulais pas que vous tombiez et que vous vous salissiez.

—Je n’en doute pas soldat, dit Gaunt. Rompez.

Il regarde Feygor et Rawne.

—C’est de ma faute, colonel, fait Feygor en levant la main. Le major et moi-même avions une petite dispute, et je l’ai distrait.

Ça sonne de manière convaincante. Gaunt ne sait pas grand-chose sur le soldat appelé Feygor, mais il situe bien le genre d’homme : un fils de pute d’escroc doté des talents vocaux suffisants pour vendre n’importe quoi à n’importe qui.

Gaunt ne prend même pas la peine de le regarder. Il fixe Rawne.

Rawne lui rend son regard. Son beau visage ne trahit pas la moindre expression. Gaunt est grand, mais Rawne est l’un des quelques Tanith qu’il ne dépasse pas en taille, et Gaunt ne fait que quelques kilos de plus que le major.

—Je sais ce que vous pensez, fait Rawne.

—Vraiment, Rawne ? Est-ce un aveu de dons impies ? Dois-je appeler les émissaires des Ordos afin qu’ils vous examinent ?

—Ah, ah, fait Rawne d’une voix sans joie. Écoutez, je n’ai pas fait exprès. C’était un petit accident, c’est tout. Forcément, les tensions qu’il y a entre nous impliquent que vous y voyez plus qu’une simple maladresse.

Des tensions. Dans les désolations de Blackshard, Rawne avait profité d’un moment de calme, pour dire à Gaunt à quel point il souffrait d’être sous ses ordres, et ce dans les termes les plus directs qui soient. Gaunt l’avait désarmé et avait porté un Rawne inconscient hors de la zone des combats. Difficile de dire ce qui était source de tensions : le fait que Rawne n’ait pas réussi à assassiner Gaunt, ou le fait que ce dernier l’ait sauvé.

—Je suis épaté, dit Gaunt.

—Quoi ?

—Vous avez utilisé le mot « impliquer », répond le commissaire avant de faire demi-tour pour gagner la tente des cuisines et de lancer par-dessus son épaule : Si vous dites que c’est un accident, major, c’est un accident. Nous devons nous faire confiance.

Gaunt se retourne.

—Dans vingt minutes, après le déjeuner, j’irai jeter un coup d’œil à Kosdorf. Vous serez aux commandes.

Ils le regardent se munir d’un quart d’étain et se diriger vers la cantine où le cuisinier l’attend avec sa spatule et une expression navrée.

Il s’assoit avec son quart à l’un des bancs du mess. Le pavé semble avoir été frit une deuxième fois et bouilli avec quelque chose qui ressemble à de la ficelle ou à du cartilage.

—Je ne sais pas comment vous arrivez à manger ça.

Gaunt lève les yeux. C’est le gamin. Le civil.

—Assieds-toi, si tu veux, dit-il.

Milo semble transi de froid, il a les bras serrés autour du corps.

—Ce truc, dit-il en désignant du menton la portion de Gaunt, ce n’est pas de la vraie nourriture. Je croyais que les gardes impériaux étaient censés avoir de la vraie nourriture. Je croyais que ça faisait partie de l’Accord de Service entre la Garde et le Munitorum : trois repas complets par jour.

—C’est de la vraie nourriture.

Le gamin secoue la tête. Il n’a que dix-sept ans, et il sera massif une fois qu’il se sera étoffé. Il a un poisson bleu tatoué au-dessus de l’œil droit.

—Ce n’est pas de la vraie nourriture, insiste-t-il.

—Tu n’es pas un vrai garde, tu n’as donc pas le droit d’avoir une vraie opinion sur le sujet.

Le gamin semble blessé par la remarque. Gaunt ne veut pas être blessant. Il doit beaucoup à Brin Milo. Deux personnes se sont donné le plus grand mal pour extraire Ibram Gaunt vivant de Tanith. Sym était l’une d’elles, et cela lui a coûté la vie. L’autre est Milo. Le gamin n’était qu’un serviteur, un cornemuseux nommé par l’Électeur de Tanith Magna pour s’occuper de Gaunt pendant son séjour. Gaunt comprend que le gamin soit demeuré avec le régiment depuis le désastre de Tanith ; c’est tout ce qui lui reste, tout ce qu’il reste de son peuple, et il n’a nulle part où aller, mais Gaunt aimerait qu’il disparaisse. Il y a des camps, des abris, des programmes du Munitorum pour venir en aide aux réfugiés. Les civils n’ont rien à faire au front. Ils rappellent aux soldats ce qu’ils ont laissé derrière eux ou, dans le cas des Tanith, ce qu’ils ont perdu pour toujours. Ils sont mauvais pour le moral des troupes. Gaunt a plusieurs fois avancé que Milo serait mieux dans l’un des camps de Voltis. Il a même encore assez d’influence pour envoyer Milo dans une Schola Progenium ou dans un orphelinat pour enfants d’officiers.

Milo ne veut pas partir. On dirait qu’il attend que quelque chose se produise, que quelqu’un arrive ou qu’un secret soit révélé. On dirait qu’il attend que Gaunt tienne une promesse.

—Tu veux quelque chose ? demande Gaunt.

—Je veux venir.

—Où ça ?

—Vous partez en reconnaissance près de Kosdorf. Je veux venir.

Gaunt sent une pointe de colère.

—C’est Rawne qui te l’a dit ?

—Personne ne m’a rien dit.

—Caffran, alors. Merde, je pensais pouvoir me fier à lui.

—Personne ne m’a rien dit. Vraiment. C’est juste une impression, l’impression que vous alliez partir ce matin. Ce détachement a été regroupé pour purger Kosdorf, n’est-ce pas ?

—Ce détachement est simplement l’outil d’une vengeance mesquine, répond Gaunt.

—La vengeance de qui ?

Gaunt termine son pavé et lâche sa fourchette dans son quart vide. Ce n’était pas le meilleur repas de sa vie mais, par le Trône, ce n’était pas non plus le pire.

—Ce général, dit Gaunt.

—Le général Sturm ?

—C’est bien ça, approuve Gaunt. Le général Noches Sturm du 50e Volponien. Il a essayé d’utiliser le Premier Tanith, et nous l’avons fait passer pour un scrotum ambulant en prenant Voltis alors que ses si puissants Sangs Bleus n’y parvenaient pas. Par le Trône, il a même attendu que nous retournions à notre flotte de transport avant de donner l’ordre de revenir pour aider à nettoyer. Il a tout fait pour nous emmerder. Faire nos bagages, les défaire. Partir en orbite, revenir. Sillonner l’arrière-pays d’un monde vaincu pour inspecter les ruines d’une cité morte.

—Manger de la merde plutôt que des rations fraîches, propose Milo en regardant le quart.

—Aussi, probablement.

—Alors vous auriez sans doute mieux fait de ne pas le vexer.

—C’est probablement vrai, admet Gaunt. Peu importe. J’ai entendu dire qu’il allait être transféré. Si l’Empereur me sourit, je n’aurais plus jamais à voir Sturm de ma vie.

—Il aura ce qu’il mérite, dit Milo.

—Qu’est-ce que ça veut dire ?

—Je ne sais pas, fait Milo en haussant les épaules. Il me semble que c’est ainsi. Les gens ont ce qu’ils méritent, tôt ou tard. L’univers se venge toujours. Un jour, quelqu’un mettra Sturm comme il vous met.

—Eh bien, cette pensée me réjouit, hormis cette histoire de vengeance de l’univers. Qu’est-ce que tu crois que l’univers me réserve, après ce qui est arrivé à Tanith ?

—Vous n’avez à vous en inquiéter que si vous pensez avoir fait quelque chose de mal. Si votre conscience est nette, l’univers le saura.

—Tu lui parles souvent ?

—À qui ?

—À l’univers. Vous vous tutoyez ?

Milo se renfrogne.

—Les choses pourraient être pire, dit-il.

—Comment ?

—Vous êtes aux commandes. C’est vous qui dirigez ce détachement.

—Pour me punir de mes péchés.

Gaunt se relève. Une serveuse vient reprendre sa gamelle.

—Alors ? demande Milo. Je peux venir ?

—Non.

Il a parcouru quelques mètres hors de la tente du mess lorsque Milo l’appelle. Il se retourne vers le gamin avec une lassitude résignée.

—Quoi ? demande-t-il. J’ai dit : « non ».

—Prenez votre cape.

—Quoi ?

—Prenez votre cape avec vous.

—Pourquoi ?

Milo a l’air surpris un bref instant, comme s’il ne voulait pas répondre, ou comme s’il ne lui était pas venu à l’esprit qu’on lui poserait la question. Il hésite une seconde, et semble inventer une réponse.

—Parce que le colonel Corbec aime que vous la portiez, dit-il. Il pense que c’est un signe de respect.

Gaunt hoche la tête. Ça lui convient.

Les éclaireurs l’attendent au poste nord, à la limite du camp. Il y a là deux batteries Hydre ketzoks, leurs canons pointés vers un ciel boueux occasionnellement illuminé par des éclairs silencieux. Les artilleurs sont assis à côté de leur pièce, protégés du vent, et dégoulinent dans leur manteau de cuir ciré. Les chenilles des véhicules sont profondément enfoncées dans l’argile grise. La pluie siffle.

—Belle journée pour une reconnaissance, dit Colm Corbec.

—Je me suis entendu avec le temps pour l’occasion, colonel, répond Gaunt en le rejoignant.

L’argile est horriblement gluante. Elle colle à leurs bottes. Les hommes des trois escouades ont l’air totalement indifférent à la mission de la matinée. Les seuls qui ne lambinent pas, épaules basses et air dépité, sont les trois éclaireurs que Corbec a choisis pour préparer la reconnaissance. L’un d’eux est le chef de l’unité de reconnaissance, Mkoll. Gaunt commence à nourrir une certaine admiration pour ses capacités, mais il ne saurait se prononcer sur l’homme lui-même. Mkoll est assez insignifiant ; constitution moyenne, apparence modeste. Un peu plus buriné et âgé que l’essentiel des fantassins. Il ne parle pas beaucoup.

Gaunt ne connaît pas encore le nom des deux éclaireurs qui l’accompagnent. L’un d’eux, lui semble-t-il, a été qualifié de « veinard » par un autre soldat. L’autre, le plus grand et le plus maigre, garde une expression distante, silencieuse qui le rend bizarrement menaçant.

—Je me trompe peut-être, dit Corbec, mais il me semble que nous avons passé une heure dans votre tente, ce matin, et que nous avons décidé de ne pas faire ça.

Gaunt opine.

—Je croyais que nous devions rester au repos tant que les Ketzoks n’auraient pas été ravitaillés, poursuit Corbec.

C’est le cas. Le but de l’expédition est d’évaluer et de sécuriser Kosdorf, la deuxième ville de Voltemand, qui a été ravagée durant les premières heures de la libération. La surveillance orbitale rapporte qu’elle n’est que ruines, un tombeau urbain, mais le gouvernement d’urgence et l’Administratum veulent la boucler. Toute l’affaire est une colossale perte de temps. Voltis, qui est le bastion de feu Chanthar – le charismatique démagogue de l’Archiennemi – était la clef de Voltemand. La sécurisation de Kosdorf est le genre de mission qui peut être confié aux FDP ou à un détachement de la Garde de troisième ordre.

Le général Sturm joue avec eux, bien sûr, se venge, et le fait de manière à paraître magnanime. Son dernier acte avant de rendre le commandement des opérations sur Voltemand a été de nommer Gaunt à la tête de l’expédition à Kosdorf, avec une force de vingt mille hommes, dont les Tanith, un régiment d’unités de Litus et un appui décent constitué de blindés ketzoks.

Tout le monde, dont les Litus et les Ketzoks, voit les choses avec lucidité ; ils rechignent donc à s’exécuter. Dans ce dernier campement, qui est censé être le dernier point de préparation avant la progression dans Kosdorf, les Ketzoks se sont plaints que leur train de munitions avait pris du retard et ont demandé un délai de trente-six heures avant de pouvoir être opérationnels.

Les Ketzoks sont des gens bien. Malgré un incident durant l’attaque de Voltis, Gaunt a développé de bonnes relations professionnelles avec les tankistes, mais l’édit de Sturm leur a ôté toute chaleur. Les Ketzoks n’ont aucun problème avec lui, mais ils en ont un avec la situation.

—Les Ketzoks peuvent rester sur place, dit Gaunt, mais que ça ne nous empêche pas de faire un peu d’exercice, n’est-ce pas ? fait Gaunt.

—Je suppose que oui, dit Corbec.

—Dans ce bourbier ? demande quelqu’un derrière lui.

—Assez, Larks, dit Corbec sans se retourner.

Corbec est un costaud, grand et large, massif. Il lève sa grosse main, chasse une épaisse mèche de cheveux grisonnants de son visage, la plaque sur son crâne et l’attache. Des gouttes de pluie étincellent comme des diamants dans sa barbe. Malgré le vent, Gaunt sent une légère odeur de cigare émanant du colonel.

Gaunt se demande comment il va pouvoir imposer le code vestimentaire réglementaire alors que le colonel de la compagnie ressemble à un vieux bûcheron.

—Nous faisons une simple visite pour tâter le terrain, dit Gaunt en regardant Mkoll. J’ai l’intention qu’on soit revenus avant la nuit.

Mkoll se contente de hocher la tête.

—En fait, vous nous dites que vous vous ennuyiez, assis dans votre tente, dit Corbec.

Gaunt le regarde.

—Ce n’est pas grave, sourit Corbec. Moi aussi, je commençais à m’emmerder dans la mienne. Une petite marche nous fera du bien, pas vrai, les gars ?

Personne ne lui répond vraiment.

Gaunt parcourt les lignes, flanqué de Corbec, et inspecte les munitions. Ils veulent se déplacer rapidement, mais un soldat sur deux porte une besace supplémentaire remplie de chargeurs, et deux d’entre eux sont encombrés de boîtes de roquettes pour le lanceur. Personne ne regarde Gaunt dans les yeux au cours de sa revue.

Gaunt tombe sur Caffran.

—Qu’est-ce que vous faites là ? demande Gaunt.

—Sortez du rang, soldat, ordonne Corbec.

—Je pensais devoir rester avec vous toute la journée, répond Caffran en faisant un pas en avant. Je pensais que c’étaient mes ordres.

—Colonel, dit Corbec.

—Colonel, répète Caffran.

—Je suppose que c’est le cas, répond Gaunt en renvoyant Caffran dans le rang d’un signe du menton.

Une marche dans la pluie et la boue est une moindre punition pour avoir parlé sans mon autorisation, se dit Gaunt, surtout à un civil.

Il y a un murmure, quelque part. Les soldats s’amusent de l’insolence de Caffran. Gaunt a l’impression que ça ne plaît guère à Corbec, même si ce dernier n’en laisse rien paraître. La position du colonel est délicate. S’il appuie l’autorité de Gaunt, il risque de perdre tout le respect de ses hommes. Il risque leur mépris, voire leur haine.

—En route, dit Gaunt.

—Compagnie, en avant ! lance Corbec, une main tournant au-dessus de la tête, l’index tendu. Sergent Blane, si vous le voulez bien !

—Oui, colonel ! répond Blane depuis la tête de la formation.

Il se met en marche et les soldats l’imitent. Mkoll et ses éclaireurs, plus lestes, prennent de l’avance et commencent à s’éparpiller.

Gaunt attend que les fantassins passent devant lui, leurs bottes s’enfonçant dans la boue. Aucun d’eux ne lui accorde le moindre regard. Tous ont la tête baissée.

Il se lance au petit trot pour rattraper Corbec. Il avait espéré que se livrer à une activité quelconque chasserait sa misère. Jusque-là, ça ne marche pas.

Il a toujours la lettre dans sa poche.

—Encore toi ? demande Dorden, le medicae.

Le gamin hésite dans l’ouverture de la tente médicale, comme un spectre attendant qu’on l’invite à sortir de l’ombre. La pluie a repris et tambourine sur la toile.

—Je ne me sens pas bien, dit Milo.

Dorden repousse sa chaise et ôte ses pieds du lit de camp sur lequel ils reposent. Il plie le coin de la page qu’il était en train de lire pour la marquer et repose son livre.

—Entre, Milo.

Au fond de la longue tente, derrière Dorden, les infirmiers s’empressent de vérifier leurs fournitures et de nettoyer leur matériel. La matinée leur a amené les problèmes habituels d’une armée en marche : des problèmes de pieds, de gencives, d’intestins, ainsi que les maladies vénériennes et les suites des blessures reçues durant le combat de Voltis. Ils bavardent en travaillant. Chayker et Foskin font semblant de ferrailler avec des forceps tout en regroupant les instruments sales. Lesp, le troisième infirmier, discute avec eux en préparant ses seringues. Il travaille aussi, de manière parallèle, comme tatoueur de la compagnie, et l’encre a laissé sur ses doigts des taches bleu-noir permanentes. Dorden n’a jamais vu un infirmier aux doigts aussi sales.

—Tu ne te sens pas bien ? Et de quelle manière ? demanda Dorden tandis que Milo s‘approche.

Le garçon ferme le rabat de toile derrière lui et hausse les épaules.

—Je ne me sens pas bien, c’est tout, dit-il. J’ai la tête légère.

—La tête légère ? Tu te sens faiblard, tu veux dire ?

—Tout me semble familier. Vous voyez ce que je veux dire ?

Dorden secoue la tête doucement en fronçant les sourcils.

—Comme si je revoyais les choses pour la première fois.

Dorden lui indique un tablier pliant, sur lequel Milo s’assoit docilement, et se munit de son tensiomètre.

—Tu te rends compte que c’est la troisième fois en autant de jours que tu viens me voir pour me dire que tu ne te sens pas bien ? demande Dorden.

Milo opine.

—Tu sais ce que je crois ?

—Quoi ?

—Je crois que tu as faim, dit Dorden. Je sais que tu détestes les rations qu’on nous donne. On ne peut pas t’en vouloir pour ça, c’est de la pâtée. Mais tu dois manger, Brin. C’est pour ça que tu as la tête légère et que tu es faiblard.

—Ce n’est pas ça.

—Ça pourrait. Tu n’aimes pas la nourriture.

—Non, je n’aime pas la nourriture, mais ce n’est pas ça.

—Alors quoi ?

Milo le fixe.

—J’ai cette impression. Je crois que j’ai fait un mauvais rêve. J’ai l’impression que…

—Quoi ?

Milo regarde le sol.

—Écoute-moi, dit Dorden. Je sais que tu veux rester avec nous. Ce Gaunt te laisse rester. Tu sais très bien qu’il aurait pu t’expédier ailleurs. Si tu tombes malade en refusant de manger, il aura l’excuse qui lui manque pour le faire. Il pourra se dire qu’il t’envoie ailleurs pour ton propre bien. Et ça sera tout.

Milo hoche la tête.

—Alors, fais-toi une faveur, dit Dorden. Va au mess et trouve-toi quelque chose à manger. Fais-moi plaisir : mange. Et si tu continues à te sentir mal, nous pourrons nous revoir.

Les éclairs les guident. La pluie persiste. Ils arrivent au sommet de la colline humide et voient la nécropole.

Kosdorf est une vaste étendue de ruines pâles, comme recouvertes de sucre glace. Au fur et à mesure qu’ils s’en approchent par le sud-est, les grands blocs d’habitation effondrés évoquent de plus en plus à Gaunt d’immenses pâtisseries élaborées qui ont été secouées pour que leurs étages s’effondrent les uns sur les autres en se brisant et en se fissurant, soulevant des nuages de poussière que la pluie a transformés en boue. Un linceul de vapeur est suspendu au-dessus de la cité, résidu brumeux de sa dévastation.

Dans le ciel, des nuages noirs évoquent des taches d’encre sur une peau pâle. Des traits de foudre, douloureusement lumineux, tombent des nuées au milieu des ruines détrempées, verticalement, sans un bruit. Ces éclairs illuminent le ventre des nuages et provoquent de brefs flashs blancs parmi les ruines, comme des leurres, à leur point d’impact. Bien qu’auréolés d’arcs moindres, comme les affluents d’un fleuve, ils sont remarquablement droits.

Le stroboscope de la foudre confère à la lumière diurne un aspect étrange, inconstant. Tout est pincé, bleu, pris dans un crépuscule constant.

—Pourquoi on n’entend rien ? grommelle un soldat.

Gaunt a ordonné une halte sur un talus afin de consulter ses cartes. Les épaves creuses et voûtées des immeubles se courbent au-dessus de leurs têtes. L’eau gargouille dans les ruines.

—Parce qu’on ne peut pas, Larks, répond Corbec.

Gaunt relève la tête de sa carte et voit Larkin, le tireur d’élite assigné à l’avant-garde. Le célèbre Larkin le Dingue. Gaunt en est encore à apprendre les noms qui vont avec les visages, mais Larkin est assez rapidement sorti du lot. Cet homme sait tirer. En outre, lui semble-t-il, cet homme est l’un des individus les moins stables à avoir jamais passé l’étape du recrutement. Gaunt présume que sa première caractéristique a excusé la deuxième.

Larkin est un bonhomme maigre, d’apparence misérable, avec un dragon tatoué sur la joue. Son long-las est passé sur son épaule, dans une housse imperméable.

—L’altitude, lui dit Gaunt.

—Pardon, colonel ? répond Larkin.

Gaunt désigne le ciel au-delà des cadavres fléchis, noircis des immeubles. Larkin suit son doigt, qui ne semble désigner que la pluie.

—La décharge électrique va de nuage en nuage, et elle peut atteindre une intensité de quatre cent mille ampères. Mais on n’entend pas le tonnerre, parce qu’il est trop haut.

—Ah, dit Larkin.

Quelques soldats murmurent.

—Vous pensez que je conduirais des soldats dans une zone dévastée sans l’avoir fait balayer depuis l’orbite au préalable ? demande Gaunt.

Larkin semble être sur le point de répondre. Comme s’il allait dire quelque chose qu’il ne devrait pas dire, quelque chose que son cerveau ne laissera pas sa bouche prononcer.

Mais, finalement, il secoue la tête et sourit.

—Vraiment ? dit-il. Trop haut pour qu’on l’entende ? D’accord, d’accord.

Ils descendent du talus et longent un canal qui lui-même suit la route conduisant à la cité. Un ruisseau rapide court au fond du canal, de l’eau de pluie sale qui a parcouru la ville, s’est noircie de cendres, et en repart. Elle mousse autour de leurs bottes. Son gargouillis ressemble à des murmures.

Le son de la pluie qui tombe les cerne, le son des gouttes. Des choses grincent. Des ardoises, des pans d’enduit, des morceaux de toit et de gouttière pendent dans les ruines dévastées, et oscillent selon la gravité ou le vent. Ils couinent comme des grues, comme des gibets. Certains se détachent, tombent en pirouettant silencieusement ou à grand fracas, ou rebondissent en sautant comme des cailloux tombant dans un ravin.

Les éclaireurs disparaissent, mais Mkoll revient au bout d’une demi-heure, et décrit la route qui s’étend devant eux à Corbec. Gaunt est avec eux, mais un langage corporel subtil lui indique que le rapport s’adresse à Corbec seul, et que Gaunt peut certes écouter s’il le veut. Si les choses se passent mal, Mkoll s’en remet à Corbec pour agir au mieux pour ses hommes.

—Des tempêtes de feu ont ravagé ce district, dit-il. Il n’en reste rien. Je suggère qu’on bifurque vers l’est.

Corbec hoche la tête.

—Il y a quelque chose, là-bas, ajoute Mkoll.

—Quelque chose d’amical ou d’inamical ? demande Corbec.

Mkoll hausse les épaules.

—Dur à dire. Ça ne se laisse pas voir. Peut-être des civils survivants qui ont appris à ne pas se montrer.

—J’aurais pensé que tous les habitants se seraient enfuis, intervient Gaunt.

Mkoll et Corbec le regardent.

—La fuite n’est pas toujours la meilleure solution, répond Mkoll.

—Parfois, vous savez, les gens sont traumatisés, explique Corbec. Ils retournent à un endroit, même s’ils feraient mieux de ne pas y aller. Même quand l’endroit n’est pas sûr.

Mkoll hausse de nouveau les épaules.

—Je dis ça, je n’en sais rien, dit Corbec.

—Je n’ai pas vu de corps, répond Gaunt, malgré la taille de la ville et la population qu’elle devait abriter. En fait, je n’ai pas vu un seul cadavre.

Corbec a une moue pensive.

—C’est vrai. C’est bizarre.

Corbec se tourne vers Mkoll pour avoir confirmation.

—Je n’en ai pas vu non plus, dit Mkoll. Mais la vermine peut désintégrer les restes en moins d’une semaine.

Ils obliquent vers l’est, selon la suggestion de Mkoll, et quittent l’abri relatif du canal. Les bâtiments se sont effondré les uns sur les autres, ou au milieu de la rue, en grandes explosions de décombres. Certains blocs s’appuient sur leur voisin pour ne pas tomber. Toutes les vitres sont brisées, les solives, les poutrelles et les toits, privés de tuiles et d’ardoises, sont devenus de vastes fenêtres barrées à travers lesquelles on peut voir la foudre.

L’incendie a été formidable. Il a brûlé les pavés des rues et des places, et la pluie a transformé la cendre en une pâte noire qui s’accroche partout, hormis au métal et au verre fondu des fenêtres et des portes. Ces lingots resolidifiés ont été lavés par la pluie et gisent comme des poissons étincelants sur le sol goudronneux.

Gaunt a déjà vu des villes et des cités sans survivants. Avant Khulan, avant même que la Croisade ne commence, il avait accompagné les Hyrkans sur Sorsarah. Il y avait une ville, dont il a oublié le nom, une agriberg, qui avait été attaquée, et les anciens de la cité avaient ordonné à toute la population de se réfugier dans la basilica. Ce faisant, les habitants ne constituaient plus qu’une cible unique.

Lorsque Gaunt était arrivé avec les Hyrkans, des quartiers entiers de la ville étaient intacts, préservés, comme si leurs occupants allaient revenir d’un moment à l’autre.

À la place de la basilica, il y avait un cratère d’un demi-kilomètre de diamètre.

Ils s’arrêtent pour se reposer au bord d’une large avenue dans laquelle les vents vifs et hostiles de Voltemand ne s’aventurent pas. La pluie continue de tomber sans faiblir, mais la brume est là et forme un cocon autour des ruines et des murs brisés.

Ils se rapprochent des éclairs. La foudre laisse une puanteur de sang dans leurs narines, comme un fil de fer chauffé, et à chaque fois qu’elle tombe non loin, elle produit un cliquètement léger mais dur, dû en partie à la surpression, en partie à la décharge d’énergie.

Un explosif d’une puissance colossale a frappé le coin de l’avenue, arrachant des pans d’asphalte entiers, comme un tremblement de terre. La gravité les a ramenés au sol, mal ajustés, superposés, comme les écailles d’un lézard, faisant fi de l’alignement parfait que les pères de la ville avaient ordonné.

Larkin est assis sur un bloc de lithobéton. Il a retiré l’une de ses bottes et se masse le pied. Il se plaint à voix haute auprès des soldats alentour. Ses réclamations portent essentiellement sur la rigidité de l’équipement fourni aux Tanith.

—Mal au pied ? demande Gaunt.

—Ces bottes ne cassent pas. On a trop marché. J’ai les orteils en bouillie.

—Allez voir le medicae lorsque nous serons revenus. Je ne veux pas d’infection.

Larkin lui adresse une grimace joyeuse.

—Je n’ai pas envie que ça empire. Peut-être devriez-vous me porter.

—Vous y arriverez, répond Gaunt.

—Mais… une infection ? Ça a l’air vilain. Ça passe dans le sang. On peut en mourir.

—Vous avez raison, dit Gaunt. La meilleure chose à faire est d’amputer, afin que l’infection ne se répande pas.

Il pose la main sur le pommeau de son épée tronçonneuse.

—Voulez-vous que je m’en occupe, Larkin ?

—Je serais heureux de finir mes jours avec tous mes bouts, colonel-commissaire, s’esclaffe Larkin.

—Remettez votre botte.

Gaunt va voir Corbec. Le colonel a fiché un fin cigare noir entre ses lèvres, sans l’avoir allumé. Il en pioche un autre dans sa poche et le propose à Gaunt, peut-être dans l’espoir que, si son supérieur l’accepte, ils pourront ensemble violer l’une des règles de service et l’allumer. Gaunt refuse.

—Larkin se moque de moi ? demande-t-il calmement.

Corbec secoue la tête.

—Il est nerveux, répond-il. Larkin s’inquiète assez facilement, et c’est sa façon de gérer son anxiété. Croyez-moi. Je le connais depuis que nous étions ensemble dans la Magna Militia de Tanith.

Gaunt hausse vaguement une épaule en regardant autour de lui.

—Il est inquiet ? Moi aussi, avoue-t-il.

Corbec a un sourire si large qu’il doit retirer le cigare de sa bouche.

—C’est bon à savoir, dit-il.

—Peut-être que nous devrions faire demi-tour, et revenir demain avec un appui blindé convenable.

—C’est votre meilleure idée jusque-là, dit Corbec. Sauf votre respect.

L’éclaireur tanith, le grand homme maigre à l’air menaçant, apparaît soudain au sommet d’une montagne de décombres et fait un signe avant de disparaître à nouveau.

—Qu’est-ce que… commence Gaunt en se retournant pour que Corbec ou quelqu’un d’autre lui explique ce que signifie son signal.

Il est seul sur l’avenue. Les Tanith ont disparu.

Par Feth, qu’est-ce qu’il fabrique ? se demande Caffran. Il est planté là. Il reste planté là à découvert, alors que Mkvenner a signalé que…

Il entend un son qui évoque un fagot de branches mortes qu’on casse lentement, méthodiquement.

Pas des branches, mais des tirs de laser. Le son résonne sur toute l’avenue. Il aperçoit deux traits dans l’air, comme des oiseaux lumineux ou des morceaux d’éclair égarés.

Poussant un soupir, Caffran abandonne le couvert de sa cape de camouflage et se jette sur le commissaire pour le jeter au sol. Des tirs passent au-dessus d’eux.

—À quoi vous jouez ? grogne Caffran.

Tous deux se débattent pour trouver un abri.

—Où est tout le monde ? demande Gaunt en s’aplatissant lorsqu’un laser carbonise le bord de sa casquette.

—À couvert, trou-du-cul ! répond Caffran. Mettez votre cape ! Allez !

Le commissaire raide en Gaunt veut réprimander le soldat pour son langage et son manque de respect, mais dans la chaleur du moment, le ton importe peu. Peut-être plus tard. Peut-être lui dira-t-il deux mots après.

Gaunt sort sa cape, encore pliée et roulée par-dessus son paquetage de ceinture. Il se rend alors compte que les Tanith n’ont pas disparu. Au signal de l’éclaireur, ils se sont simplement jetés au sol avant de se couvrir de leur cape. Ils sont toujours autour de lui, mais font partie intégrante du paysage.

Lui, d’un autre côté, a eu une seconde de perplexité, et est resté debout : la silhouette solitaire d’un commissaire de la Garde découpée sur un fond de ruines.

Le comportement d’un bleu. D’un crétin. D’un… comment, déjà ? D’un trou-du-cul ? En effet.

Corbec le regarde, le visage encadré par la lunette de son fusil et le bord de sa cape.

—Combien ? siffle Gaunt.

—Ven a dit : sept, peut-être huit, répond Corbec.

Gaunt tire son pistolet bolter de son étui et l’arme.

—Tir de riposte, ordonne-t-il.

Corbec transmet l’ordre, et le détachement ouvre le feu. Des volées de traits de laser traversent l’avenue.

Les tirs qui les visent s’arrêtent brusquement.

—Cessez le feu ! ordonne Gaunt.

Il se relève, se dirige au pas de course vers les débris, courbé. Corbec l’appelle pour protester, mais personne ne lui tire dessus. Pas besoin d’être lauréat d’une prestigieuse académie militaire pour deviner que c’est bon signe. Il soupire, se relève, et part après Gaunt. Ils avancent de concert, la tête baissée.

—Regardez ça, dit Corbec.

Deux corps reposent sur les décombres. Ils portent l’uniforme renforcé des FDP locales, couvert de boue noire. Leurs joues sont creuses, comme si aucun des deux n’avait eu un repas décent depuis plus d’un mois.

—Merde, fait Gaunt. Y a-t-il eu erreur sur la personne ? A-t-on riposté contre des alliés ? Ils appartiennent aux Forces de Défense Planétaire.

—Je crois que oui, répond Corbec.

—Évidemment. Regardez leurs insignes.

—Les pauvres diables, dit Corbec. Peut-être qu’ils sont retranchés ici depuis si longtemps qu’ils nous ont pris pour…

—Non, dit Mkoll.

Gaunt n’a pas remarqué que l’éclaireur était là. Même Corbec sursaute légèrement, encore que Gaunt se demande si ce n’est pas une plaisanterie de sa part. L’homme semble d’humeur perpétuellement badine.

L’éclaireur en chef s’est matérialisé encore plus mystérieusement que ce que les Tanith ont disparu quelques minutes plus tôt.

—Ils étaient tout un groupe, dit-il. Une patrouille. Mkvenner et moi avions un contact visuel. Nous nous sommes montrés, après avoir fait le même constat que vous, à savoir qu’ils appartenaient aux FDP. Il n’y avait pas de confusion possible.

—Qu’est-ce que vous voulez dire ? demande Gaunt.

—J’ai pensé qu’ils avaient peut-être peur, explique Mkoll. Peur de quelque chose. Des survivants, planqués dans les ruines, craignant de rencontrer les forces de l’Archiennemi à tout moment. Mais ce n’était pas de la peur.

—Comment le savez-vous ? demande Gaunt.

—Il sait, intervient Corbec.

—J’aimerais qu’il m’explique, insiste Gaunt.

—Vous connaissez la différence entre la peur et la folie, colonel ? demande Mkoll.

—Je crois, oui.

—Ces hommes étaient fous. Ils parlaient dans une langue bizarre. Ils déliraient. Ils utilisaient un langage que je n’avais jamais entendu, et que je ne veux plus jamais entendre.

—Alors vous pensez qu’il y a des soldats de l’Archiennemi ici, à Kosdorf, et qu’ils utilisent des armes et des uniformes des FDP ?

Mkoll hoche la tête.

—J’ai entendu dire que les forces tribales utilisaient parfois du matériel pris à la Garde.

—C’est vrai, répondit Gaunt.

—Où sont partis les autres ? demande Corbec en jetant un regard maussade aux cadavres.

—Ils se sont enfuis lorsque vos premiers tirs ont abattu ces deux-là.

—On se regroupe et on se replie ? demande Corbec.

Il y a un bruit soudain, une voix, des coups de feu. L’un des éclaireurs est réapparu à son tour. Il court par-dessus les plaques d’asphalte arrachées, dans leur direction, en tirant de la hanche. Une pluie de lasers lui répond, arrachant des pavés, tintant dans les gravats, soulevant des gerbes de boue.

—À couvert ! hurle l’éclaireur dans sa course. À couvert !

Ils ont planté un bâton dans les ruines de Kosdorf, et l’ont remué jusqu’à ce que le nid de frelons qui s’étend sous la surface de la ville se réveille.

Des ennemis en treillis des FDP, couverts de crasse, sauvages, faméliques, prennent d’assaut l’avenue à travers les ruines d’un ancien temple de l’Ecclésiarchie et, de l’autre côté, à travers les vestiges d’un hôpital pour indigents.

On dirait des fantômes.

Ils arrivent en se précipitant, jaillissent des ombres, de la brume, du clignotement de la foudre. Avec leurs uniformes volés, ils évoquent à Gaunt des survivants sonnés essayant de défendre ce qui reste de leur monde.

—Repliez-vous ! crie Corbec.

—Je ne veux pas les combattre, lui dit Gaunt alors qu’ils se précipitent vers le plus proche couvert. Pas s’ils sont de notre côté.

—Mkoll est sûr que ce n’est pas le cas !

—Il s’est peut-être trompé. Ce sont peut-être les nôtres, traumatisés par ce qu’ils ont vécu. Je ne veux pas les combattre si je peux l’éviter.

—Je crois pas qu’on a le choix ! répond Corbec.

Les Tanith ripostent depuis la lisière de l’avenue. L’air s’emplit d’un grillage serré de traits d’énergie. La brume semble s’épaissir sous la pression des projectiles. Gaunt voit deux hommes en uniforme kosdorfer s’écrouler.

—Au nom de l’Empereur, cessez le feu ! hurle-t-il. Pour l’amour du Trône, nous servons le même maître !

Les FDP de Kosdorf répondent. Leurs cris sont inintelligibles par-dessus les détonations.

—J’ai dit : au nom de l’Empereur, arrêtez de tirer ! rugit Gaunt. Cessez le feu, c’est un ordre ! Nous sommes là pour vous aider !

Un soldat des FDP fond sur lui depuis sa gauche, émergeant des ruines de l’hôpital. Il brandit un fusil muni d’une baïonnette. Ses yeux sont exorbités ; l’une de ses pupilles a disparu.

Il essaye d’empaler Gaunt. La lame est rouillée, mais le coup est sûr, porté avec adresse. Gaunt bondit en arrière.

—Pour l’Empereur ! crie-t-il.

L’homme répond par un flot d’obscénités. Les mots sont hachés, empruntés à un langage extraterrestre, et il n’arrive à prononcer que les éléments qui peuvent être émis par un larynx humain. Du sang suinte de ses gencives et dégouline de ses lèvres craquelées.

Il attaque de plus belle. La pointe de sa baïonnette traverse la gabardine de Gaunt et s’enfonce dans la poche de sa veste.

Gaunt lui tire un bolt en plein visage.

Le cadavre part violemment en arrière. Une averse cramoisie repeint la poussière qui recouvre l’uniforme et le visage du colonel-commissaire.

—Feu ! Feu à volonté ! lance Gaunt.

Il en a assez vu.

—Soldats de Tanith, choisissez bien vos cibles, et feu à volonté !

Un autre ennemi le charge en passant sous une arche, illuminé à contre-jour par un éclair subit. Il ouvre le feu avec son fusil laser mais ne touche que le mur derrière Gaunt, épaississant encore la brume humide. Gaunt riposte d’un bolt et renvoie l’assaillant à travers l’arche, sous laquelle il percute deux de ses camarades.

La progression des Tanith a été désorganisée par l’embuscade soudaine, et Gaunt a été repoussé vers l’extrémité est de la formation. Il a perdu Corbec de vue. Il ne peut pas lancer d’ordres car il n’a pas la vue d’ensemble nécessaire pour jauger la situation.

Il essaye de se repositionner. Il longe les ombres, tente de garder le dos aux piliers. La fusillade illumine toute l’avenue. Il écoute les échos, les sons révélateurs émanant des positions des Tanith. Il entend le crépitement de tirs automatiques et voit, le long de la ligne de décombres, les éclats des armes. Les Tanith sont braves, mais peu expérimentés. Les fusils laser qu’ils ont reçus lors de la Fondation sont de bonnes armes, neuves, fraîchement envoyées du monde-forge sur lequel elles ont été assemblées. Nombre des recrues Tanith n’ont jamais utilisé une arme automatique ; la plupart sont habituées à tirer au coup par coup, voire aux armes à poudres ordinaires. Pris dans une embuscade par des fantassins, ils libèrent la plus grande puissance de feu possible, ce qui cause un vacarme impressionnant, mais n’est pas nécessairement la meilleure tactique, dans n’importe quelles circonstances.

—Corbec ! lance Gaunt. Colonel Corbec ! Dites à vos hommes de passer en coup par c…

Il bondit en arrière lorsque sa voix attire des tirs ennemis. Des geysers de boue et de poussière montent des plaques d’asphaltes qu’il utilise comme couvert. Les impacts projettent des particules de pierre. Il essaye de crier de nouveau, mais la concentration de tirs dont il fait l’objet empire. La brume épaisse soulevée par les rafales ennemies emplit sa bouche et le fait hoqueter, cracher. Deux ou trois soldats marchent sur sa position en délivrant un feu nourri, soutenu. Il les distingue à moitié à travers la brume ; ils progressent calmement sans cesser de faire feu. Mais il ne les voit pas assez nettement pour riposter.

Gaunt titube en arrière et se laisse tomber d’environ un mètre entre deux pans de rue qui se chevauchent, une hideuse fracture sismique au milieu de l’avenue. Des tirs sifflent au-dessus de sa tête, crépitant contre la façade plâtrée d’une maison de guilde en y laissant des cratères noirs. Il s’y faufile par une fenêtre.

Un soldat tanith braque soudain son arme vers lui et manque de l’abattre.

—Feth ! Désolé, colonel ! s’exclame le soldat.

Gaunt secoue la tête.

—Je vous ai surpris, s’excuse-t-il.

Quatre soldats de Tanith sont accroupis dans la maison. Ils mitraillent l’avenue depuis les petites fenêtres du bâtiment. Ils se trouvaient à l’extrémité est du détachement lorsque celui-ci a dû pivoter, et ont été coupés de leurs camarades. Gaunt ne peut pas le leur reprocher. Les bizarreries du terrain et du cours des combats engendrent parfois ce genre de situation. Parfois, on se retrouve acculé.

Et c’est aussi pour ces raisons qu’il est acculé avec eux.

—Comment vous appelez-vous ? demande-t-il au soldat qui a failli l’abattre, même s’il sait déjà son nom.

—Domor, répond l’homme.

—Il ne serait pas prudent de rester ici trop longtemps, n’est-ce pas, Domor ?

Les tirs ennemis criblent le mur de la demeure avec une fureur croissante. Le bâtiment frémit sur ses fondations et des coulées de poussière, comme le sable d’un sablier, tombent du plafond convexe. Ça sent les égouts, les déchets. Si l’ennemi ne les tue pas, il finira par faire s’effondrer la maison, et c’est elle qui les tuera en tombant sur eux.

—Oui, j’aimerais mieux sortir d’ici si possible, répond Domor.

Son visage est vif, intelligent, avec des yeux rapides qui suggèrent de l’astuce et de l’honnêteté.

Soudain, l’un des autres soldats pousse un grognement.

—Qu’est-ce qui se passe, Pietr ? Tu es touché ?

Le soldat est agenouillé devant l’une des fenêtres et continue de tirer.

—Ça va. Mais vous entendez ça ?

Gaunt et Domor le rejoignent. Pendant un instant, Gaunt n’entend rien d’autre que les craquements et les sifflements des lasers, et le crépitement des pans de maçonnerie qui tombent du toit.

Puis, il perçoit un son plus grave, un souffle rauque.

—Quelqu’un a un brûleur, dit le soldat d’un ton désespéré. Ils ont un brûleur là dehors.

Domor regarde Gaunt.

—Gutes a raison, hein ? demande-t-il. C’est bien un lance-flammes ? C’est le bruit que fait un lance-flammes ?

Gaunt hoche la tête.

—Oui.

Sous la tente du mess, aucun des serveurs du Munitorum n’a le cran de protester lorsque Feygor s’empare d’un plein pot de caféine.

Il le rapporte à la table où Rawne est assis avec les récidivistes habituels. Meryn, jeune, avide d’impressionner son monde, a amené un plateau de tasses en fer blanc. Brostin fume une barrette de lho en ouvrant et en refermant bruyamment son briquet de laiton. Raess nettoie sa lunette de visée. Caober affûte sa lame. Costin a sorti sa flasque et glisse une mesure de sacra dans les tasses pour « rester au sec ».

Feygor verse le liquide fumant dans les tasses.

—Allez, vas-y, fait Rawne.

Varl grimace un sourire et sort la lettre de sa poche intérieure. Il la tient délicatement par ses coins inférieurs et la flaire, comme s’il s’agissait d’un billet doux parfumé. Puis, il s’humecte le bout de l’index pour soulever le rabat de l’enveloppe.

Il commence à lire.

—Oh ! s’exclame-t-il.

—Quoi ? demande Meryn.

—Écoutez ça… Mon Ibram chéri, comme tes bras virils et puissants me manquent… commence-t-il en faisant mine de lire à haute voix.

—Arrête tes conneries, grogne Rawne. Qu’est-ce que ça dit ?

—Ça vient d’un certain Blenner, dit Varl en survolant la lettre. C’est long. Mmmh, on dirait qu’ils se connaissent depuis longtemps, et d’après la date, ça fait longtemps qu’il l’a sur lui. Ce Brenner dit qu’il écrit parce qu’il n’arrive pas à croire que Gaunt a été ignoré après « tout ce qu’il a fait sur Balhaut ». Il demande à Gaunt s’il a vraiment choisi de rester avec « cette bande de bûcherons sans espoir ». Ça doit être nous.

—Sans doute, dit Rawne.

Varl renifle.

—Bref, ce charmant personnage dit qu’il n’arrive pas à croire que Gaunt a volontairement accepté cette promotion. Écoutez ça, il dit : « où Slaydo avait-il la tête ? Le Vieux avait sans doute prévu une place pour toi dans l’état-major qui allait lui succéder. Par le Trône, Ibram ! Tu sais qu’il te préparait ! Comment as-tu pu te laisser embarquer là-dedans ? Le legs de Slaydo t’aurait protégé pendant des années si tu l’avais accepté. »

Varl regarde les hommes de Tanith rassemblés autour de la table.

—Slaydo… c’était pas le nom du maître de guerre ? Ce grand salopard de commandant ?

—Yep, fait Feygor.

—Bah, il doit pas parler du même Slaydo, non ? propose Costin.

—Sûrement pas, renchérit Caober. C’est sûrement un autre Slaydo.

—Sûrement, conclut Varl, parce que si c’est le même Slaydo, ça veut dire que le trou-du-cul qui nous commande est un trou-du-cul encore plus important qu’on ne l’avait imaginé.

—Ça m’étonnerait, dit Rawne. Costin a raison. C’est un autre Slaydo, ou ce Brenner ne sait pas de quoi il parle. Allez, continue. Quoi d’autre ?

Varl parcourt la lettre des yeux.

—Brenner conclut en disant qu’il est en poste sur Hysk avec un régiment appelé les Greygoriens. Il dit qu’il est en rapport avec un seigneur général appelé Cybon, et que ce Cybon a promis à Gaunt une place dans son état-major. Blenner supplie Gaunt de revoir son « choix malheureux » et d’accepter cette mutation.

—C’est tout ? demande Rawne.

Varl opine.

—Alors il compte nous lâcher, murmure le major.

—Cette lettre est vieille, note, précise Varl.

—Mais il l’a gardée, dit Feygor. Elle est importante pour lui.

—Murt a raison, dit Rawne. Ça veut dire qu’il n’y met pas tout son cœur. Nous pouvons lui mettre un peu de pression, et nous débarrasser de ce connard sans avoir à passer devant un peloton d’exécution.

—Vous vous amusez bien ?

Tous se retournent. Dorden est debout, non loin, et les observe. Milo est derrière lui, pâle et inquiet.

—Tout va bien pour nous, doc, dit Feygor. Et vous ?

—Tout ça ressemble à une réunion de conspirateurs, dit Dorden.

Il fait un pas en avant et se retrouve parmi eux. Il a le double de leur âge, il pourrait être leur grand-père. Et ce n’est pas un combattant. Eux sont des hommes jeunes, assez forts et vigoureux pour le briser et le tuer sans effort. Il prend leur pot de caféine et s’en sert une tasse.

Brostin tente hâtivement de l’en empêcher, mais change d’idée à mi-geste.

—On y a mis un peu de… fait-il, inquiet.

—De sacra ? demande Dorden. J’espère bien, par un temps pareil…

Il se tourne vers Varl.

—Qu’est-ce que tu as là, Varl ?

—Une lettre, doc.

—T’appartient-elle ?

—Euh, pas tout à fait…

—L’as-tu empruntée ?

—Elle est tombée de la poche de quelqu’un, doc.

—Tu penses qu’elle aurait intérêt à retourner dans cette poche ?

—Je pense que ça serait une bonne idée, oui.

—On discutait, doc, intervient Rawne. Pas de complot, pas de conspiration.

—Je vous crois, répond Dorden. De même que je crois qu’aucun mensonge n’est capable de sortir de votre bouche, major.

—Sauf votre respect, docteur, réplique Rawne, j’ai une conversation privée avec mes bons camarades, et son contenu ne vous est d’aucun intérêt.

Dorden hoche la tête.

—Bien sûr, major, répond-il. Et moi, je suis là pour trouver quelque chose à manger pour ce gamin, et je m’occupe de mes propres affaires.

Il se retourne pour demander aux cuisiniers s’ils ont autre chose que du pavé dans leurs réserves.

Puis il revient à Rawne.

—Mais pensez à ceci : on dit qu’il faut toujours connaître son ennemi. Si vous réussissez à faire partir le colonel-commissaire Gaunt, qui viendra le remplacer ?

—Où est le chef ? demande Corbec en s’aplatissant.

—Franchement, j’ai été trop occupé pour garder un œil sur ce gigantesque connard, répond Larkin.

—Oh, Larks, murmure Corbec au milieu des détonations, cette vilaine bouche que tu as va te faire tuer si tu ne lui apprends pas à t’obéir. Ça s’appelle outrage à un supérieur.

Larkin grimace un sourire à son vieil ami.

—C’est vrai, dit-il. Tu me dénoncerais.

Il ajuste le canon de rechange de son long-las, accroupi derrière le socle cyclopéen d’un tas de décombres qui était autrefois une statue.

—Bien sûr que je te dénoncerai, dit Corbec. Je n’aurais pas le choix.

Corbec est à genoux de l’autre côté de l’ouverture étroite qui sépare le socle d’un mur attendant qui en part à 45°. Des balles ennemies passent entre eux, canalisées par la configuration du relief, comme les billes d’un flipper. Elles sifflent et crépitent.

Corbec enfonce un nouveau chargeur dans son arme et se penche prudemment pour lâcher quelques tirs visant à décourager l’ennemi.

—Pourquoi ? demande Larkin. Pourquoi tu n’aurais pas le choix ?

Larkin a un rire sans joie. Corbec peut presque flairer la sueur rance d’adrénaline qui suinte des pores du tireur d’élite. La pression des combats a poussé Larkin dans ses derniers retranchements, et il se contrôle à peine.

—Parce que je suis un putain de colonel, et que je ne peux pas te laisser insulter le commandant de la compagnie, répond Corbec.

—Ouais, mais pas vraiment, hein ? dit Larkin. Je veux dire, tu n’es pas vraiment mon supérieur, non ?

—Quoi ?

—Gaunt vous a choisis, toi et Rawne. Mais c’était au hasard. Ça ne veut rien dire. Ça ne sert à rien que, d’un coup, tu fasses comme si les choses avaient changé entre nous.

Corbec regarde Larkin, le regarde visser son canon, pérorer, alors que des balles sifflent entre eux comme des cosses emportées par la tempête.

—Je veux dire, c’est pas comme si ta merde sentait meilleur que la mienne, hein ? reprend le sniper.

Il finit par relever la tête pour regarder Corbec.

—Quoi ? demande-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ?

Corbec le foudroie du regard.

—Je suis colonel, Larks, grogne-t-il. Voilà l’idée. Je ne suis plus ton ami. Soit c’est comme ça, soit ça ne sert à rien du tout.

Larkin se contente de le regarder.

—Oh, par Feth, lance Corbec, arrête de me regarder avec ces yeux de chien battu ! Tiens tes positions. C’est un ordre, soldat ! Mkoll !

L’éclaireur en chef arrive depuis l’autre coin du socle, tête baissée. Il se glisse derrière Larkin et se tourne vers Corbec.

—Le sergent Blane tient l’autre bout des lignes. J’y retourne, dit Corbec en agitant le pouce par-dessus son épaule. On dirait qu’on a perdu Gaunt.

—Une tragédie, fait Larkin.

—Garde cette section sous contrôle, poursuit Corbec.

Mkoll hoche la tête et Corbec s’éloigne.

—Qu’est-ce qui lui prend ? demande Larkin.

—Tu as sans doute dit quelque chose qu’il ne fallait pas dire, répond Mkoll.

—J’ai dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas, c’est tout.

À l’extérieur, le lance-flammes émet son rugissement aspiré.

Les quatre soldats tanith retranchés avec Gaunt expriment leur malaise à voix haute. Gutes et Domor jurent.

—On est foutus, dit un certain Guheen.

—Ils vont nous cramer comme un larisel dans son terrier, dit le quatrième soldat.

—Peut-être… commence Gaunt.

—Y a pas de peut-être, c’est tout vu ! crache Gutes.

—Non, ce que je voulais dire, c’est que ça nous donne peut-être une chance que nous n’avions pas jusque-là, explique Gaunt.

Il s’accroupit à côté de Gutes et tend le cou pour regarder dehors, scrutant la pluie et la brume. Il ne voit toujours pas le servant du lance-flammes, mais il l’entend clairement, semblable à un porc volcanique qui s’éclaircit la gorge. Il sent aussi la fumée de prométhium, la puanteur noire de la purification impériale.

Puis, il lève les yeux vers le plafond, bas et convexe.

—Qu’est-ce qu’il y a là-haut ? demande-t-il.

—Un étage, répond Guheen.

—S’il ne s’est pas effondré, ajoute Domor.

—Oui, s’il ne s’est pas effondré, dit Gaunt. Lequel d’entre vous est le meilleur tireur ?

—Lui, dit Domor en désignant le quatrième soldat.

Guheen et Gutes opinent.

—Merrt, c’est bien ça ? demande Gaunt.

Le soldat hoche la tête.

—Merrt, vous venez avec moi. Vous trois, tirs soutenus, par les fenêtres. Ne faiblissez pas.

Gaunt se fraye un chemin parmi les meubles et les débris pour atteindre le fond de la pièce. La plupart des décombres sont tombés par ce qui était la cage d’escalier et la bloquent. Des fers et des câbles pendent du plafond éventré comme des entrailles. De l’eau dégouline. Du verre brisé clignota au rythme des éclairs qui continuent de tomber dehors.

Merrt arrive derrière Gaunt et lui touche le bras. Il désigne du doigt une bouche d’aération écrasée sur le mur du fond. Ils pèsent dessus de tout leur poids et parviennent à la déloger. La lumière envahit la pièce. L’ouverture, réduite à la taille d’une meurtrière par les dégâts subis par le bâtiment, donne directement sur un monceau de décombres, au niveau des yeux. Ils se faufilent et prennent pied sur le monticule de débris qui est tout ce qu’il reste du bâtiment voisin. Ses vestiges se sont déversés autour de la maison de guilde, s’agglutinant autour de ses murs comme un flot de lave figé.

Gaunt et Merrt franchissent les débris pour atteindre l’étage de la demeure et y entrer par une fenêtre. Le sol s’est affaissé et n’inspire pas confiance. Quelques fibres de tapis trempées semblent être tout ce qui tient les solives à certains endroits.

—Vous tirez bien ? murmure Gaunt.

—Pas mal.

—Si vous réussissez, je vous obtiens la dragonne du tireur d’élite.

Merrt sourit et hausse les sourcils.

—J’aurais déjà dû l’avoir. La dernière est allée à Larkin. Après son évaluation psychologique, le statut de sniper est le seul poste que Corbec a pu trouver pour justifier sa place dans la compagnie.

—Vraiment ? demande Gaunt.

—Vous devriez le savoir. Je croyais que vous étiez le chef.

Gaunt le foudroie du regard.

—J’ai hâte de trouver un Tanith qui ne soit ni insolent, ni arrogant, dit Gaunt.

—Bonne chance, répond Merrt.

Gaunt secoue la tête.

—Je sais, je parle trop, fait Merrt. À l’époque, j’ai dit deux-trois choses à propos de Larkin, qui a eu ma dragonne, et j’ai eu droit à de vilains regards des officiers du Munitorum. Ma grande gueule me vaudra des ennuis, un jour, je sais.

—Je crois que vous avez déjà des ennuis, dit Gaunt en désignant la fenêtre. Ce genre de choses en est, non ?

—On dirait.

—Alors, vous êtes un bon tireur ?

—Meilleur que Larkin.

Ils se positionnent près de la fenêtre. La brume qui couvre l’avenue et les ruines s’est épaissie, comme si les tirs de laser avaient causé une réaction chimique. Elle masque la progression des troupes ennemies.

En dessous, à une quinzaine de mètres, ils distinguent la langue de feu du lance-flammes qui s’approche, comme un soleil voilé par les nuages.

—Une arme cruelle, le lance-flammes, dit Gaunt.

—J’imagine.

—Même si au final, elle se résume à une ou deux bonbonnes de combustible extrêmement volatil.

—Vous allez jouer l’observateur ? demande Merrt.

—On doit le laisser s’approcher encore un peu, dit Gaunt. Vous voyez d’où partent les flammes ?

Une autre larme de lueur ambrée illumine la brume de la placette, en contrebas.

Merrt hoche la tête et épaule son arme.

—Regardez la façon dont la flamme bouge. Elle sort du canon du lance-flammes.

—Je vois.

—Le ou les réservoirs de combustibles sont derrière ce point, à une cinquantaine de centimètres.

Le lance-flammes rugit de nouveau. Un long trait de feu, comme une gigantesque feuille de fougère, émerge de la brume et balaye la façade de la maison. Gaunt entend Domor jurer bruyamment.

—Il a agrandi l’ouverture du canon, dit Gaunt. Il a vu le bâtiment, et il a allongé un peu sa flamme afin de pouvoir le nettoyer.

Merrt grogne.

—On doit le faire, dit Gaunt.

Il y a une autre détonation étouffée et un autre rugissement. Cette fois, l’arc de feu monte dans l’air avant de retomber, comme le jet d’eau d’une fontaine.

Gaunt attrape Merrt et le tire en arrière au moment où les flammes lèchent les fenêtres de l’étage. Elles se répandent par les ouvertures, carbonisant les cadres et faisant siffler la suie humide, puis jouent sur le plafond comme un banc de poissons dorés qui grouillent et se tortillent sur le pont d’un bateau.

Les flammes repartent par la fenêtre, laissant les bords des fenêtres calcinés et le plafond noirci. Tout l’air semble avoir quitté la pièce. Gaunt et Merrt halètent comme si eux aussi venaient juste d’être tirés de l’eau.

Gaunt récupère le fusil laser et vérifie qu’il n’est pas endommagé. Merrt se relève.

—Allez, siffle Gaunt.

Pendant que Merrt reprend sa position, Gaunt risque un regard dans la brume.

—Là ! Là ! crie-t-il alors que les flammes jaillissent à travers le brouillard et la pluie.

Merrt tire.

Rien ne se produit.

—Merde ! jure le soldat.

—Lorsque les flammes réapparaissent, tirez plus près de leur source, dit Gaunt.

Le lance-flammes crache à nouveau sur la façade de la maison.

Merrt tire une deuxième fois.

Le réservoir explose dans un couinement. Un immense cercle de flammes parcourt le brouillard, s’élargissant en tourbillonnant sur lui-même, jaune et furieux. Plusieurs morceaux de métal s’envolent sur des gerbes de flammes, sifflant comme les pans disloqués d’une marmite surchauffée.

Gaunt relève la tête et jette un regard prudent vers la place. Des silhouettes embrasées titubent dans la brume : les soldats des FDP pris dans l’explosion. Ils sifflent sous l’averse.

—Sortons d’ici, dit-il à Merrt.

Gaunt appelle les trois soldats restés au rez-de-chaussée, et les cinq hommes quittent la maison ensemble pour retourner vers leurs camarades, en bordure de l’avenue, en évitant les espaces découverts.

—Je vous cherchais, dit nonchalamment Corbec lorsque Gaunt réapparaît.

—Vous n’avez pas cherché assez bien, riposte Gaunt.

Corbec fait claquer sa langue, mi-amusé.

—Vous avez fait sauter quelque chose, là-bas ? demande-t-il.

—Juste un petit tour de magie pour les occuper pendant que nous nous échappions.

—Un petit tour de magie ? s’esclaffe Corbec. Vous savez que vous avez le sens de l’humour ?

—Attendez de mieux me connaître, dit Gaunt.

Corbec le regarde tristement et ne dit rien.

—Que donne la situation, colonel ? demande Gaunt.

—Ça va.

—Pas de pertes, jusque-là ?

—Quelques égratignures. Mais ils sont de plus en plus nombreux. Encore une heure comme ça et on va commencer à perdre des copains.

—Peut-on appeler de l’aide par radio ?

—La radio est morte et enterrée.

—Votre avis ?

—On se replie avant que la situation ne devienne intenable. Puis, on réunit assez de troupes, on revient et on termine le boulot.

Gaunt opine.

—Mais cela pose un problème, dit-il.

—Lequel ?

—Pour commencer, je ne suis toujours pas sûr de l’identité de nos ennemis.

—Les tribus de l’Archiennemi, comme l’a dit Mkoll. Elles ont pillé l’arsenal de la ville.

Gaunt frôle le bras de Corbec et l’entraîne là où personne ne peut les entendre.

—Vous n’étiez jamais sorti de Tanith, n’est-ce pas, Corbec ?

—Non, colonel.

—Vous ne vous êtes jamais battu sur un front étranger ?

—On m’a renseigné sur la barbarie de l’Archiennemi, si c’est ça qui vous inquiète. Ses cultes, ses rituels…

—Corbec, vous ne connaissez pas la moitié de la vérité.

Corbec le regarde.

—Je crois que ce sont bel et bien des Kosdorfers, dit Gaunt. En tout cas, ils l’étaient. Je crois que les Puissances de la Ruine, puissent-elles être maudites, ont volé plus que du matériel. Je crois qu’elles ont aussi volé des hommes.

—Merde, dit Corbec.

La pluie dégouline de sa barbe.

—Je sais, dit Gaunt.

—Rien qu’y penser…

—Vous devez garder cela pour vous. N’en parlez pas aux hommes.

—Bien sûr.

—À aucun d’eux, colonel.

—Oui. Oui, bien sûr.

Corbec a sorti un autre de ses cigares et se l’est fiché, éteint, entre les lèvres.

—Allez-vous allumer cette saloperie, ou bien ?

Corbec obéit. Sa main tremble en actionnant son briquet.

—Vous en voulez un ? offre-t-il.

—Non.

Corbec recrache un nuage de fumée.

—D’accord, dit-il en fixant Gaunt.

—D’accord, dit Gaunt. Si nous essayons de nous replier, nous nous mettons à découvert. S’ils nous cueillent alors qu’on rentre, ils seront sur le reste de notre force principale sans qu’elle ait été prévenue. Mais si nous réussissons à monopoliser leur attention pendant qu’on envoie un message au camp…

Corbec fronce les sourcils.

—Merde, c’est beaucoup demander.

—Quoi donc ? Le message ou l’action ? demande Gaunt.

—Les deux.

—L’autre solution vous paraît préférable ?

Corbec hausse les épaules.

—Vous savez bien que non.

—Alors, fortifiez nos positions ici. Nous pouvons nous permettre de reculer un peu si nécessaire. Vu les problèmes de visibilité, l’avenue ne nous aide pas beaucoup.

—Que suggérez-vous ?

—Mkoll et ses éclaireurs. Nous devons les utiliser au mieux.

—Oui, colonel.

Corbec pivote sur ses talons et s’apprête à partir.

—Corbec, une dernière chose. Dites aux hommes de passer en tirs uniques. C’est un ordre. Les tirs automatiques ne font que gaspiller les munitions.

—Oui, colonel.

Corbec ôte son cigare de sa bouche et s’éloigne. La tête baissée, Gaunt longe la ligne de tireurs abrités derrière les décombres et les colonnes.

—Soldat !

Caffran lève la tête.

—Oui, colonel ?

—C’est votre jour de chance, dit Gaunt.

Il s’accroupit à côté de Caffran et plonge la main dans une poche de sa veste pour y trouver un stylet et un morceau de papier.

La poche de sa hanche est en lambeaux. Vide. Il vérifie toutes les autres, sur sa veste et sa gabardine, mais sont stylet a disparu, tout comme son carnet.

—Avez-vous la sacoche de courrier, Caffran ?

Caffran opine et fait passer la bandoulière du petit sac par-dessus sa tête. Gaunt l’ouvre et examine son contenu. Tout est en ordre : des feuillets vierges, un stylet, et une paire de fusées à parachute. Caffran a pris son devoir au sérieux.

Gaunt commence à écrire rapidement sur un feuillet. Il se sert du quadrillage pour tracer schématiquement le chemin qu’ils ont emprunté et la configuration de l’approche sud-est de la ville, copiée d’après sa carte cirée. La pluie tambourine sur la feuille.

—Apportez cela au major Rawne, dit-il en écrivant. Nous devons lui signaler la présence de l’ennemi et demander son aide.

Gaunt finit d’écrire et appuie son anneau sigillaire sur le sceau de code du feuillet.

—Vous avez compris, Caffran ?

Caffran hoche la tête. Gaunt remet le message dans la sacoche.

—Je pars tout seul ? demande Caffran.

—Je ne peux pas mobiliser plus d’un seul homme pour cette tâche, dit Gaunt.

Le jeune soldat le regarde pensivement. Gaunt est le genre d’homme qui sacrifie ses hommes pour atteindre ses buts, et c’est ce qui est en train de se produire ici. Caffran le comprend. Caffran comprend qu’on se sert de lui comme d’un instrument et que, s’il vient à échouer et à mourir, cela ne signifiera rien de plus pour Gaunt qu’un manche de pelle cassé ou un bouton de manchette perdu. Gaunt n’accorde aucune valeur à la vie de Caffran et à sa fin éventuelle.

Caffran serre les lèvres et opine de nouveau. Il donne son fusil laser et ses munitions à Gaunt.

—Ça va me ralentir plus qu’autre chose. Autant que ça serve à quelqu’un.

Le jeune soldat se lève, regarde le colonel-commissaire une dernière fois, puis s’en va parmi les débris de la rue, derrière eux, tête baissée.

Gaunt le suit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse.

Selon les instructions de Mkoll, le détachement cède du terrain.

Faisant office d’observateurs sur les flancs, les éclaireurs de ce dernier, Bonin et Mkvenner, ont estimé que les forces ennemies comptaient à présent plus de huit cents soldats. Gaunt ne veut pas montrer qu’il regrette de ne pas avoir ordonné de repli tant que l’option était envisageable.

Face à un ennemi redoutable et toujours plus nombreux, il a lancé sa petite force dans le pire type d’affrontement, le combat urbain, où les armes à portée moyenne et les tactiques sont broyées par des combats vicieux et barbares qui reposent sur le temps de réaction, la perception et, pire que tout, la chance.

Les Tanith libèrent les bords de l’avenue, à présent entièrement couverte par une chape de brouillard blanc soulevée par la fusillade soutenue, et se replient vers les blocs du coin sud-est de la cité. Là se trouvent deux blocs d’habitation particulièrement imposants qui se sont effondrés sur eux-mêmes, une longue manufacture dont les cheminées sont tombées comme des arbres foudroyés et une bibliothèque de données.

Les éclaireurs les conduisent dans les terriers formés par les vestibules ruinés et les planchers crevassés. Il pleut dans la plupart des pièces. Le toit n’est plus, ou l’eau se faufile dans les plaies des différents niveaux. Les Tanith se fondent dans les ombres. Ils recouvrent leur cape de la poussière noire de l’avenue, ce qui les aide à se couler dans les ténèbres humides. Gaunt les imite. Il étale la crasse sur sa gabardine et se couvre de sa cape, conscient qu’il ressemble de moins en moins à un respectable officier de la Garde. Bah, sa gabardine est déchirée et sa veste fichue.

Ils se faufilent dans les habitations. Les tirs craquent et résonnent dans les cages d’escaliers et les couloirs désolés. Des canalisations rompues, suintantes d’humeurs horribles, dépassent des murs et des planchers comme des souches d’arbre. Le peu qui survit du carrelage est couvert d’éclats de verre et de débris de poteries.

Gaunt a mis son pistolet à l’étui et serre le fusil de Caffran contre sa poitrine, prêt s’en servir. Cela fait longtemps qu’il n’a pas combattu avec ce genre d’arme.

Mkoll sort de la brume épaisse qui imprègne l’air. Il dirige les Tanith vers l’avant. Il regarde Gaunt et lui arrache sa casquette.

—Pardon ? demande Gaunt.

Mkoll passe un doigt sur un mur pour le noircir puis en frotte l’aquila argenté qui orne le couvre-chef.

Il rend la casquette à Gaunt.

—Ça prend la lumière, explique-t-il.

—Je vois. Et ce n’est pas très prudent de se promener avec une cible sur le front.

—Je ne voudrais pas que vous attiriez des tirs sur l’unité.

—Bien sûr, fait Gaunt.

Régulièrement, la fusillade s’interrompt. Une période de silence suit alors, durant laquelle l’ennemi se rapproche en prêtant l’oreille aux mouvements des Tanith. Les seuls sons sont ceux de l’averse. Pourtant, tout l’environnement est prompt à engendrer du bruit ; les débris et les décombres crissent, craquent ou volent sous les bottes, les pans de murs sont poussés ou heurtés. Les planchers crevés grincent ou grognent. Les portes et les fenêtres protestent bruyamment contre toute tentative d’ouverture. Lorsqu’une arme fait feu, les échos renvoyés par les murs rendent sa localisation très facile.

Les Tanith excellent dans cet exercice. Gaunt voit plusieurs fois un soldat jeter un caillou dans un vieux pot de fer pour pousser les Kosdorfers à ouvrir le feu. Dès que le tir vient, un autre soldat trouve la source de l’écho et riposte d’une volée meurtrière.

L’ennemi en arrive à ne plus se laisser prendre, et agit avec davantage de prudence. Incapable de se montrer plus furtif que les Tanith, il commence à les appeler depuis les ténèbres.

Ça porte sur les nerfs. Les voix des Kosdorfers sont lointaines, suppliantes. On ne comprend pas grand-chose aux mots, mais le ton est évident : misérable. La voix des damnés.

—Ignorez-les, ordonne Gaunt.

Ils doivent rester groupés. L’ennemi à l’avantage du nombre. En se mettant à couvert, les Tanith ont gagné l’avantage de la position.

Gaunt se demande si cela suffira.

Les ruines évoquent toujours une nécropole, un amas de chairs en décomposition. Il se demande si ce lieu marquera la fin de sa vie et de sa carrière de soldat ; un officier estimé qui finit par trépasser dans un lieu d’une importance stratégique négligeable parce qu’il n’a pas pris les bonnes décisions, pas serré la bonne main, pas murmuré dans la bonne oreille, pas dîné avec les bonnes personnes. Il a vu des hommes atteindre des positions élevées par ce genre de manœuvres, grâce au pouvoir de persuasion du club des officiers, ou de la coterie de l’état-major. Des politiciens, qui exécutaient leurs décisions dans le sens le plus littéral du terme. Certains étaient des gens capables, d’autres non. Gaunt pense qu’il n’y a rien de tel que la pratique, la présence au front pour compléter convenablement les enseignements des textes militaires et des manuels tactiques. Slaydo le pensait aussi, de même qu’Oktar, le premier mentor de Gaunt.

Mais la vaste machine qu’est la Garde Impériale, dans son ensemble, n’en croit rien. Slaydo avait dit une fois qu’il pensait pouvoir, en réformant convenablement l’organisation, améliorer son efficacité de cinquante à soixante pour cent. Il avait sobrement souligné que l’humanité était trop occupée à mener des guerres pour mettre en œuvre de tels changements.

Il y a de la vérité dans ce point de vue. Gaunt sait que Slaydo voulait soumettre un décret de réforme au Munitorum après la Suppression Gorikane, et un autre après Khulan. Mais à chaque fois, une nouvelle campagne a commencé, un nouveau front s’est ouvert et a monopolisé toute l’attention des penseurs militaires et des commandants. En ce qui concerne les mondes de Sabbat, puisqu’il s’agissait à présent d’eux, Slaydo s’était investi pleinement, essentiellement pour des raisons personnelles, comme le savait Gaunt. Après Khulan, les Hauts Seigneurs de Terra lui avaient fait maintes offres alléchantes : il pouvait choisir la campagne qui lui convenait le mieux. Il avait toutefois refusé, dans l’espoir de terminer sa carrière à un poste plus décisionnaire, afin d’œuvrer à l’amélioration fondamentale de la Garde, qu’il pensait avoir le potentiel d’être la meilleure force armée de la galaxie.

Mais les Hauts Seigneurs l’avaient leurré. Ils avaient découvert sa vieille et passionnée piété pour sainte Sabbat Beati et les mondes qu’elle avait touchés, et l’avaient exploitée. On estimait alors les mondes de Sabbat irrécupérables, perdus à l’Archiennemi qui opérait depuis les Mondes Sanguinaires. Aucun commandant n’avait voulu lancer une opération qui n’aurait pu que détruire sa carrière. Les Hauts Seigneurs avaient besoin d’un officier capable de mener l’offensive avec conviction. Ils rendirent l’offre encore plus tentante en l’agrémentant du titre de maître de guerre, sentant que Slaydo serait incapable de passer à côté de l’occasion de libérer une région importante de l’Imperium qu’il estimait négligée, laissée à l’abandon, le tout en gagnant un statut qui lui conférerait un pouvoir politique important, précieux pour faire ultérieurement passer ses réformes.

Et pourtant, Balhaut l’avait tué. Au final, il n’avait réussi qu’à lancer une campagne militaire qui allait durer des générations et coûter des milliards de vies.

Ainsi, les rêves sont souillés et les bonnes intentions corrompues. Tout retourne à la poussière, et tout se résume à une mêlée aveugle dans les ruines d’une cité, contre des hommes qui étaient des frères avant que la folie ne les prenne.

Tout retourne à la terre, et la terre devient votre camouflage, et cache votre visage et votre insigne dans l’ombre, lorsque la mort vient vous chercher en grognant.

Lorsqu’il la contemple seul, loin de ses camarades, la ruine de Kosdorf lui met les larmes aux yeux.

Caffran est conscient de l’urgence de la situation, mais il est assez malin pour ne pas courir. La course, comme le chef éclaireur l’a si souvent dit, ne fait que lancer un homme à découvert, dans des espaces qu’il n’a pas eu le temps d’examiner, contre des objets cachés sensibles à la pression, des fils invisibles, dans des mires prédatrices.

Caffran est athlétique, aussi athlétique que tous les jeunes hommes qui ont été sauvés de Tanith. C’est une des raisons pour lesquelles il a été choisi comme messager.

Le détachement est entré dans la ville fantôme comme une unité, avançant prudemment en reconnaissant le chemin. À présent, Caffran s’en va seul, avec pour seule protection ses réflexes et son entraînement. Pour lui, il ne fait aucun doute que l’ennemi aura posté des troupes dans les faubourgs entourant la zone des combats, afin d’intercepter tout fuyard.

Kosdorf lui évoque Tanith Magna. Pas dans son architecture, certes. Tanith Magna n’était qu’un gros bourg, aux hautes murailles, dont les flèches et les tours de pierre sombre perçaient les frondaisons émeraude comme autant de dolmens. Elle n’avait pas la blancheur funèbre et humide de Kosdorf. C’est la mort de Kosdorf qui l’a touché au cœur. Caffran sait qu’il ne reste pas même des ruines de Tanith Magna, mais la deuxième cité de Voltemand, morte elle aussi, le fait immanquablement penser à Tanith Magna, et les ruines de Kosdorf deviennent un substitut à sa perte.

À plusieurs reprises, il croit reconnaître une rue, ou une placette. Les souvenirs se superposent comme des allées et des blocs étrangers, et la nostalgie, assortie d’une mélancolie insupportable, le navre. Il croit reconnaître une façade enfoncée comme étant celle de la taverne où il se réunissait avec ses amis, une autre ruine comme le moulin dans lequel il a fait son apprentissage, et un trottoir défoncé comme la ruelle étroite qui l’amenait vers le temple du diocèse. Un pan de décombres calcinés percé de fils métalliques est certainement la halle où il achetait parfois des légumes et de la viande pour sa mère.

Cette terrasse, cette terrasse avec des pavés craquelés, brisés, et forcément la place jouxtant les Jardins de l’Électeur, où il retrouvait Laria. Il sent l’odeur du bois de nal…

Il sent l’odeur de la cendre mouillée. Les éclairs zèbrent le ciel silencieux.

Il passe le dos de sa main sur ses joues, conscient que des larmes embarrassantes s’y mêlent à la pluie.

Il prend une profonde inspiration. Il n’est pas concentré. Il n’est pas sur ses gardes. Il s’arrête pour s’orienter, laissant les mécanismes instinctifs de l’âme tanith faire leur œuvre.

Si le Dieu-Empereur, qu’il a consciencieusement vénéré toute sa vie au petit temple du diocèse, a jugé bon de lui prendre tout ce qu’il avait hormis son devoir, alors Caffran est bien décidé à l’accomplir. Il…

Il sent les cheveux de sa nuque se hérisser.

Le laser rate son visage d’une paume ; seul l’infime tremblement du doigt sur la détente a fait la différence entre un raté et une mort certaine. L’éclat et le son du tir l’ébranlent, la chaleur fait sécher en un instant le mélange sale de larmes et de pluie qui tapisse ses joues.

Caffran se jette au sol et roule sur lui-même jusqu’au couvert le plus proche, les fondations d’un immeuble rasé. Deux autres décharges d’énergie passent au-dessus de lui, et une balle frappe un bloc de béton à sa gauche. Caffran perçoit distinctement la différence de son.

Il remercie le Dieu-Empereur d’un hochement de tête. L’ennemi vient de lui offrir de précieuses informations : deux tireurs.

Caffran s’aplatit. Le visage presque enfoncé dans la poussière boueuse, il change de position et risque un regard à l’angle des blocs de pierre.

Deux autres tirs sifflent près de lui, mais ce sont des tirs au jugé. L’ennemi ne l’a pas vu. Un soldat crasseux des FDP claudique parmi les décombres en se rapprochant de sa position. Il tient un vieux fusil d’assaut. Il ressemble à un clochard. Le bandage autour de son mollet traîne dans la boue et son treillis est en lambeaux. Son visage est dissimulé par un vieux masque à gaz, dont le tuyau d’alimentation pend comme une trompe. Aucun réservoir d’air ne lui est rattaché. L’un des disques de verre censés protéger les yeux est absent.

Derrière lui, un deuxième soldat est debout sur un pan de toiture jeté au milieu de la rue. Il épaule une carabine laser. Alors que le premier se rapproche, le deuxième tire vers la position de Caffran.

Caffran dégaine sa seule arme, son long poignard tanith.

Il reste aplati, tendant l’oreille vers les bruits de pas du soldat qui s’approche. Il sent son odeur, un relent de putréfaction.

Un autre laser passe au-dessus de sa tête. Caffran essaye de contrôler sa respiration. Les pas se rapprochent. Il entend la respiration rauque de l’homme sous son masque.

Il fait tourner le poignard dans sa main pour le tenir par la lame et heurte doucement son pommeau contre un bloc de pierre, usant de l’arme comme d’une baguette de tambour.

Chink ! Chink ! Chink !

Le rythme de la respiration de l’ennemi accélère. Le son rauque se modifie lorsque le soldat tourne la tête pour faire face à une direction différente. Ses bottes délogent des éclats de béton et écrasent la boue. Il est tout près. Il va contourner le bloc de pierre par l’autre côté.

Dès qu’il apparaît, Caffran lui bondit dessus. Il essaye de se plaquer contre lui avant qu’il n’ait le temps de pointer son arme. Caffran s’efforce de faire passer le canon du fusil d’assaut sous son bras plutôt que contre sa poitrine.

Enlacés, les deux guerriers s’effondrent derrière le bloc. Le fusil d’assaut lâche une rafale.

Depuis sa position, l’autre soldat hésite en s’efforçant de distinguer quelque chose. Il baisse son arme, puis l’épaule de nouveau.

Une forme réapparaît par-dessus le bloc. Une silhouette sale munie d’un masque à gaz. Le soldat se retient de tirer.

La silhouette masquée épaule d’un geste fluide son fusil d’assaut et mitraille son camarade, le touche à la gorge et au torse. Celui-ci s’écroule et roule le long du pan de toiture, arrachant des tuiles dans sa chute.

Caffran lâche le fusil d’assaut et arrache le masque à gaz en tombant à genoux. Il hoquette et vomit bruyamment. La puanteur du masque, le résidu qui le tapissait, est encore pire que ce qu’il imaginait. L’ancien propriétaire de l’objet repose à côté de lui. Des perles de sang rouge vif maculent son treillis couvert de boue. Caffran arrache le couteau à son torse et essuie la lame.

Puis, il vomit de nouveau.

Il entend des bruits dans les ruines, derrière lui. Il est temps de se déplacer. Il considère le fusil d’assaut, se demande si l’encombrement qu’il représente sera compensé par son utilité. Il fouille les poches de toile que l’ennemi porte accrochées à son harnais. La première est pleine de débris inutile : des éclats de pierre, de poterie, une paire de lunettes cassée et une boîte de cirage. Les autres contiennent trois chargeurs et un vieux pistolet mitrailleur compact, une arme de mauvaise qualité, à la portée limitée.

Il faudra que ça fasse l’affaire. Il le glisse dans une de ses poches.

Il est plus que temps de déguerpir.

Le ciel s’est assombri. Sur Voltemand, la nuit ne tombe pas comme un couvercle, comme elle le faisait sur Tanith. Elle envahit lentement le ciel, comme un nuage d’encre dans l’eau.

La pluie continue de tambouriner sur le camp impérial, mais la lisière sombre du ciel rend les éclairs silencieux encore plus présents. Ces épieux blancs tombent toutes les vingt ou trente secondes, comme un signal d’alarme automatique.

Le gamin est endormi. Ses bras et ses jambes suivent à peu près la posture d’un chien ronflant près d’une cheminée. Dorden déteste abuser de sa position, mais il pense que le Dieu-Empereur de l’Humanité lui pardonnera d’avoir ajouté quelques capsules de tranquillisant à la bouillie du jeune homme. Il fera pénitence s’il le faut. Les chapelles ne manquent pas, en ville, et la sainte locale semble être du genre à pardonner.

Le gamin est étendu sur un brancard à l’autre bout de l’infirmerie. Dorden se fait chauffer une infusion de plantes sur un petit réchaud et tourne la page de son livre, ouvert sur le râtelier à instruments. Il est intitulé Les Sphères du Désir. Il n’a pas encore rencontré, au sein de la Garde, un autre homme qui, faute de l’avoir lu, en ait entendu parler. Il doute que cela arrive jamais. La Garde Impériale n’est pas une institution sophistiquée.

Non loin, Lesp nettoie ses aiguilles dans une bassine d’eau. Il a tatoué deux ou trois marques de famille plus tôt dans la soirée, après sa garde. Il n’a pas chômé. Son regard est fatigué, mais il tient bon et s’assure que les aiguilles seront stérilisées pour la prochaine consultation. Lesp est toujours avide de travailler. On dirait qu’il veut tatouer toutes les marques de Tanith avant de les oublier. Dorden se demande parfois où il les encrera lorsqu’il tombera à court de peau tanith.

Le gamin rue dans son rêve. Dorden le surveille quelques instants pour s’assurer que tout va bien.

Le rabat de la tente s’ouvre sur Rawne, qui émerge de la pluie et de la lueur des éclairs. Des gouttes d’eau scintillent comme des diamants dans ses cheveux et sur sa cape. Dorden se lève. Lesp rassemble ses outils et déguerpit.

—Major.

—Docteur.

—Que puis-je faire pour vous ?

—Je fais simplement ma tournée d’inspection. Tout est en ordre, ici ?

Dorden opine.

—Rien d’irrégulier.

—Bien, fait Rawne.

—La nuit tombe, dit Dorden au moment où Rawne s’apprête à repartir.

—Oui.

—Le détachement de reconnaissance est en retard, non ?

Rawne hausse les épaules.

—Un peu.

—Ça ne vous inquiète pas ?

Le major sourit.

—Non.

—Quand commencerez-vous à vous inquiéter ?

—Lorsqu’il fera complètement nuit et qu’ils seront officiellement déclarés manquants à l’appel.

—Ça va prendre encore des heures. Et, à ce moment, il sera trop tard pour mobiliser des hommes pour partir à leur recherche.

—Eh bien, il nous faudra alors attendre le lendemain matin, fait Rawne.

Dorden le regarde et se passe la main sur le visage.

—Que croyez-vous qu’il leur soit arrivé ?

—Je n’en sais rien, répond le major.

—Qu’espérez-vous qu’il leur soit arrivé ?

—Vous savez ce que j’espère.

Il sourit encore, mais son sourire n’est que dents. Aucune chaleur. Comme un éclair sans tonnerre.

Dorden prend une gorgée d’infusion.

—Je vous demande de prendre en compte l’effet qu’aurait sur le régiment la perte de ses deux commandants.

—Je vous en prie, doc, dit Rawne. Ce n’est pas une urgence. Juste un retard. Ils sont sûrement retenus quelque part.

—Et si ce n’est pas ça ?

Rawne hausse les épaules.

—Comme vous le disiez, ce sera une perte terrible. Mais il nous faudra la surmonter. Après tout, nous savons y faire, non ?

Les fantômes émaciés de Kosdorf fondent sur eux à travers les ruines squelettiques. Ils sont désespérés. Leur besoin, leur faim ont submergé leur prudence. Ils se penchent dans l’embrasure des portes et passent la tête par les fenêtres crevées. Ils se hissent des canaux stagnants et émergent des piles de débris. Ils tirent et appellent de leurs voix rauques et plaintives.

La pluie rend la lumière mourante plus vive. Les éclats des coups de feu scintillent, orange sombre, comme de vieilles flammes.

Les Tanith se regroupent, et repoussent l’ennemi avec discipline. Ils se replient à travers l’usine, en direction de la bibliothèque.

C’est là qu’ils perdent leur premier homme. Un soldat de Tanith touché par une rafale d’arme automatique. Il titube soudainement, comme pris dans une bourrasque, puis se détend subitement et tombe. Ses mains ne viennent pas amortir sa chute sur le carrelage. Des hommes se précipitent vers lui et le tirent à couvert, mais à la manière dont ses talons ruent, Gaunt sait que c’est peine perdue. Du sang imprègne sa tunique et laisse sur le sol de grandes traînées semblables à du verre noir. Premier sang.

Gaunt ne connaît pas le nom du mort. C’est l’un de ceux qu’il n’a pas encore appris. Il s’en veut de penser, l’espace d’un bref instant, que c’en fera un de moins à mémoriser.

Gaunt garde la crosse de bois de nal du fusil laser pressée contre son épaule et lâche des tirs contrôlés. La tentation de passer en mode automatique est presque insupportable.

Le vestibule de la bibliothèque est vaste. Il était jadis couvert d’une verrière, à présent détruite. La pluie d’y déverse, et chacune de ses gouttes capture un peu de lumière. Les fantômes de Kosdorf grimpent sur la galerie de la pièce et ouvrent le feu sur les Tanith, en contrebas. Le bureau du vénérable clerc autrefois chargé des archives s’effrite sous leur feu, et les kiosques de bronze ouvragé dans lesquels les érudits et les gnostiques venaient faire leurs demandes de données frémissent sous les impacts. Le carrelage se fissure. Les bas-reliefs métalliques des murs ploient et fondent.

Corbec trouve Gaunt du regard depuis l’abri d’une colonne de marbre.

—On est dans la merde ! crie-t-il.

Gaunt hoche la tête.

—Soutien ! crie Corbec.

Jusque-là, ils ont économisé leurs armes d’appui. Après tout, il ne s’agit que d’un détachement de reconnaissance, et ils sont légèrement équipés.

Le colosse rejoint Corbec, tête baissée. Il porte la carabine laser qu’il a utilisée jusque-là, mais il a dans le dos un long étui de toile. Il l’ouvre pour en sortir un lance-roquettes.

Le nom du colosse est Bragg, et c’est véritablement une force de la nature. Il n’est guère plus grand que Corbec, mais beaucoup plus massif. Il est accompagné d’un soldat plus jeune, un gamin appelé Beltayn. Ce dernier porte une boîte de cuir contenant huit roquettes antichar. Il en sort une pendant que Bragg déplie la mire mécanique de l’arme.

—Quand tu veux, Essaye Encore ! lance Larkin depuis l’arche criblée de lasers qui l’abrite encore.

—Ta gueule, répond joyeusement Bragg.

Il lance soudainement un regard contrit vers Gaunt.

—Désolé, colonel-commissaire !

—Poursuivez ! crie Gaunt.

Ce n’est pas tant le tir nourri qu’ils subissent que les voix. Ce n’est peut-être que le fruit de son imagination, mais Gaunt a l’impression de comprendre les appels languissants, misérables des Kosdorfers.

Beltayn se lève pour glisser la roquette dans le tube lorsqu’un laser l’abat. Gaunt écarquille les yeux en voyant l’obus glisser des mains du soldat et tomber sur le carrelage.

Il chute, rebondit, l’un de ses ailerons se plie.

Il n’explose pas.

Gaunt s’élance. Corbec se précipite vers Bragg. Bragg a ramassé la roquette et la cogne joyeusement contre son casque.

—Pas d’inquiétude, dit-il. La goupille est toujours là.

Gaunt lui prend la roquette des mains et se penche sur la boîte pour en sortir une neuve, non endommagée.

—Occupez-vous du gamin ! lance-t-il à Corbec.

—Juste une égratignure, répond Corbec, penché sur Beltayn. Le bras.

—Ramenez-le à l’arche !

—Je ne peux pas partir…

—Ramenez son cul sous l’arche, colonel ! Je m’en occupe !

—Oui, colonel !

Corbec commence à tirer le soldat vers l’arche principale. Des hommes quittent leur abri pour venir l’aider. Gaunt sort une roquette intacte de la boîte et la fait rouler dans ses mains pour vérifier son état. Cela fait longtemps qu’il n’a pas joué le rôle de chargeur ; il a été formé à ce genre de manœuvres basiques il y a longtemps. Quand il n’était qu’un gamin, le gamin hyrkan, l’apprenti soldat, né dans la guerre comme si c’était la tradition familiale.

—Prêt ? demande-t-il au colosse.

—Oui, colonel ! crie Bragg.

Gaunt glisse la roquette et ôte sa goupille. Bragg juche le tube, au nez pesant, sur son épaule, vise la galerie. Gaunt lui assène deux tapes sur l’épaule.

—Feu ! crie-t-il.

—Feu ! crie Bragg.

Ce mot oblige à ouvrir la bouche et évite aux tympans d’exploser. Bragg presse la détente métallique. L’allumage émet son onde de choc. Un crachat jaillit de l’arrière du tube et soulève la poussière de la pièce. La roquette part dans la direction opposée sur une trajectoire de flammes. Elle touche la galerie juste sous sa rambarde et explose violemment. La galerie entière semble se soulever un instant, puis s’effondre en libérant une avalanche de pierre, de mortier, de verre et d’hommes. Elle s’écroule dans un long rugissement, un râle d’agonie.

Gaunt regarde Bragg. Bragg sourit. Leurs oreilles sifflent.

Gaunt lui fait signe de retourner à l’arche.

Ils s’élancent au pas de course, à travers la fumée qui dérive dans le vestibule. Ils s’aplatissent. Corbec a ordonné par signe une pause ; ils attendent et prêtent l’oreille pour deviner les actions de l’ennemi.

Le calme revient. Le bâtiment se rendort. La chute de décombres résonne de temps à autre.

Gaunt s’accroupit à côté de Bragg, dos au mur.

—Du premier coup, cette fois, fait Larkin depuis un angle non loin.

—Je sais, dit Bragg en lançant un regard fier à Gaunt. Des fois, je rate.

—Je sais, dit Gaunt.

Le colosse a pour surnom « Essaye Encore », parce que son premier tir rate toujours sa cible.

Gaunt reste assis, silencieux, pendant une ou deux minutes. Il essuie la sueur qui couvre son visage. Il pense aux deuxièmes essais, aux deuxièmes chances. Parfois, on n’a pas l’occasion ou la volonté d’améliorer les choses. Parfois, on n’a tout simplement pas de deuxième chance. On fait un choix, et s’il est malheureux, il faut l’assumer. Aucune nouvelle tentative n’arrangera la situation. On ne doit pas s’attendre à ce que qui que ce soit compatisse, pardonne ; on a fait une erreur et il faut vivre avec.

Comme lorsqu’il n’a pas joué le jeu des hautes sphères, alors qu’il était l’un des lieutenants de Slaydo les plus éminents ; comme lorsqu’il a quitté les Hyrkans ; comme lorsqu’il a essayé de sauver autant de choses que possible du désastre de Tanith ; comme de penser qu’il pouvait rallier à lui des hommes brisés, désespérés ; comme investir une cité fantôme avec un petit détachement de reconnaissance, parce qu’il en avait tout simplement marre de rester assis sous sa tente.

Il ôte sa casquette, laisse aller sa tête contre le mur humide derrière lui et ferme les yeux. Il les rouvre. Il fait noir, au-dessus de lui, à travers le toit crevé de la bibliothèque. Des gouttes de pluie et des éclats de plâtre tombent sur son visage, capturant par instants la lumière, comme de la neige, comme le lent embouteillage des étoiles dans la solitude amère de l’espace.

Il se rappelle quelque chose, une toute petite chose. Il met la main dans sa poche, simplement pour toucher la lettre, pour poser les doigts sur la lettre de son vieil ami Blenner. Blenner, son vieux camarade de la Schola Progenium, expert en faux explosifs et en blagues potaches.

Blenner, expert en promesses creuses, aussi, probablement. La lettre est vieille. L’offre n’est peut-être plus valable, si elle l’a jamais été. Vaybom Blenner n’était pas le plus fiable des hommes, et sa bouche avait pour habitude de proférer des promesses que le reste de sa personne était incapable de tenir.

Mais cela reste un maigre espoir, de quoi tenir, la possibilité d’une deuxième chance.

La lettre n’est plus là.

Soudain alerte, arraché à sa contemplation, Gaunt commence à fouiller ses poches. Elle a disparu. La poche dans laquelle il l’avait glissée pend en lambeaux, suite à un coup de baïonnette rouillée. Toutes les poches de sa gabardine et de sa veste sont vides.

La lettre est perdue. Elle est quelque part dans ce cimetière de ville et se désintègre sous l’averse.

—C’est quoi, le problème ? demande Bragg, qui s’étonne de la frénésie soudaine de Gaunt.

—Rien, répond ce dernier.

—Vous êtes sûr ?

Gaunt hoche la tête.

—Bien, fait Bragg en se détendant. Je croyais que vous aviez le tourment.

—Le tourment ?

—Tout le monde l’a, explique Bragg. Chacun le sien. Des mauvais rêves. Des mauvais souvenirs. Pour la plupart de nous autres, c’est là d’où on vient. Tanith, vous savez.

—Je sais, dit Gaunt.

—Elle nous manque, précise Bragg comme si, d’une manière ou d’une autre, ceci n’était pas clair pour tout le monde. C’est dur à vivre. Dur de penser à ce qui s’est passé, des fois. On l’a au fond de nous. Vous connaissez Gutes ?

Bragg pointe le doigt vers Piet Gutes, l’un des hommes qui se trouvaient dans la maison de guilde avec Domor. Comme tous les Tanith, il profite de cet instant de répit pour se reposer, adossé à un mur, les jambes croisées, l’arme sur les genoux.

—Oui, dit Gaunt.

—Un copain à moi, reprend Bragg. Il avait une fille appelée Finra, et elle avait une fille appelée Foona. Merde, qu’est-ce qu’elles lui manquent ! Pas parce qu’elles sont loin, comprenez, mais parce qu’il ne pourra plus leur revenir. Et Mkendrick ?

Bragg désigne un autre soldat. Sa voix est basse.

—Il a laissé un frère au Clocher de Tanith. Je crois qu’il avait de la famille à Attica, aussi, un oncle…

—Pourquoi me parler de ça, soldat ? coupe Gaunt. Je sais ce qu’il s’est passé. Je sais ce que j’ai fait. Vous voulez que je souffre ? Je ne peux pas m’amender. Ça m’est impossible.

Bragg fronce les sourcils.

—Je croyais… commence-t-il.

—Quoi ? demande Gaunt.

—Je croyais que c’était ce que vous essayiez de faire. Avec nous. Je croyais que vous essayiez de faire quelque chose de bien avec ce qui reste de Tanith.

—Sauf votre respect, soldat, vous êtes le seul homme de ce régiment à penser une chose pareille. Et, toujours sauf votre respect, je suis un commandant de la Garde Impériale, pas un faiseur de miracles. J’ai quelques hommes, une petite poignée dans le grand ordre des choses. Nous n’accomplirons jamais grand-chose. Dans le meilleur des cas, nous serons une ligne de code au milieu d’un rapport du Munitorum.

—Oh, on ne sait jamais, fait Bragg. N’importe comment, c’est pas grave si on n’y arrive pas. Ce qui importe, c’est que vous fassiez ce qui est bien pour les gars.

—Ce qui est bien ?

—C’est ce qu’on veut tous, dit Bragg avec un sourire. On est des Tanith. On aime savoir où on va. On a l’habitude de trouver notre chemin. Là, on est perdus. Tout ce qu’on attend de vous, c’est que vous trouviez un chemin et que vous nous mettiez dessus.

Quelqu’un, non loin, dit quelque chose. Corbec lève la main, fait un geste. La pluie tombe ; hormis cela, silence. Tout le monde tend l’oreille.

Gaunt tapote le bras du colosse et va rejoindre Corbec.

—Que se passe-t-il ? demande Gaunt.

—Beltayn dit avoir entendu quelque chose, répond Corbec.

Le jeune soldat est blotti à côté du colonel, le bras pansé et en écharpe. Il regarde Gaunt.

Il dit :

—Y a quelque chose de pas net.

—Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? demande Gaunt.

Corbec lui fait signe d’écouter. Gaunt tend le cou.

Les Kosdorfers sont de nouveau en mouvement. Ils parlent. Leur murmure s’exhale des ruines pour porter jusqu’aux positions des Tanith.

Gaunt lance un regard abrupt à Corbec.

—Je crois que je comprends ce qu’ils disent.

—Moi aussi, fait Corbec en opinant.

Gaunt déglutit avec difficulté. Il a un mauvais pressentiment, mais il ne sait pas d’où il vient. Ce sentiment lui dit qu’il ne s’est pas mis à comprendre les Kosdorfers parce que ceux-ci ont commencé à parler bas gothique.

Il les comprend parce qu’il a appris leur langue.

Le gamin se réveille en sursaut.

—Rendors-toi, lui dit Dorden. Tu as besoin de sommeil.

Le docteur se tient dans l’ouverture de la tente. Il regarde le soir tomber.

Milo se lève.

—Ils sont revenus ? demande-t-il.

Dorden secoue la tête.

—Il faut que quelqu’un parte à leur recherche, dit le gamin d’une voix plate. J’ai fait un autre rêve. Très désagréable. Quelqu’un doit partir à leur recherche.

—Retourne dormir, insiste Dorden.

Le garçon s’affaisse sur lui-même, puis retourne à son lit.

—Tu as rêvé qu’ils étaient en danger, n’est-ce pas ? demande Dorden pour essayer de le rassurer.

—Non, répond Milo en s’asseyant sur le lit et en regardant le medicae. Ce n’est pas pour ça que j’ai le sentiment qu’ils sont en danger. Je ne l’ai pas rêvé, c’est juste logique. Ils sont en retard. Mon cauchemar, c’était juste un cauchemar sur les chiffres. Comme la nuit dernière, et celle d’avant.

—Les chiffres ?

—Juste des chiffres, opine Milo. Dans mon rêve, j’essaye de les noter, encore et encore, mais mon stylet ne marche pas, et pour une raison ou une autre, c’est un rêve très désagréable à faire.

Dorden regarde le gamin.

—Quels sont ces chiffres, Brin ? demande-t-il, toujours sur le ton de la plaisanterie.

Milo les énumère.

—Quand t’a-t-il dit ça ? demande Dorden.

—Qui ?

—Gaunt.

—Il ne m’a rien dit. En tout cas, il ne m’a pas parlé de ces chiffres. Je vous l’ai dit, ils étaient dans mon rêve. J’ai rêvé d’eux.

—Est-ce que tu me mens, Brin ?

—Non, colonel.

Dorden contemple le jeune homme une minute de plus, comme si le mensonge allait se révéler subitement, telle la lune émergeant des nuages.

—Pourquoi ces chiffres sont-ils importants ? demande le gamin.

—C’est le code de commandement de Gaunt.

—Expliquez-vous, demande la voix.

Elle porte comme un écho depuis les ruines, un fantôme de voix.

—Expliquez-vous, nous ne comprenons pas.

Le volume de la voix monte et descend, comme si elle émanait d’une radio en proie à des interférences.

—Nous avons faim.

Corbec regarde Gaunt. Il veut répondre, Gaunt le lit sur son visage, mais ce dernier secoue la tête.

—Vous nous avez abandonnés ici.

Il y a à présent deux ou trois voix qui parlent en même temps, comme deux ou trois radios fixées sur le même canal, mais légèrement désynchronisées.

—Pourquoi nous avez-vous abandonnés ? Nous ne comprenons pas.

—Bordel de Feth, qu’est-ce que c’est ? murmure Corbec.

Son ton a perdu toute trace de joie. Il a l’air tendu, effrayé.

—Vous nous avez abandonnés et nous avons faim, gémissent les voix.

—Je ne sais pas, souffle Gaunt. Une ruse.

Il ne croit pas à ce qu’il dit. La vérité est sans doute plus affreuse. Lorsqu’on leur prête l’oreille, les voix ne ressemblent pas vraiment à des voix, ni même à des retransmissions radio. On dirait… on dirait un amalgame de sons mélangés et mixés pour ressembler à des voix. Tous les bruits de la ville morte y sont concentrés : le crépitement des graviers, le choc sourd des blocs de béton, l’explosion des vitres, le crissement des poutrelles métalliques, le craquement des tuiles, le clapotis de la pluie. Tous ces sons et des millions d’autres, mêlées en une mosaïque de bruit qui imite presque parfaitement la voix humaine.

Presque, mais pas tout à fait.

Presque humaine, mais pas assez.

—Vous nous avez abandonnés et nous avons faim. Expliquez-vous. Nous ne comprenons pas pourquoi vous nous avez abandonnés. Nous ne comprenons pas pourquoi vous n’êtes pas venus.

Les Tanith sont tous debout, terrifiés. Leurs jointures blanchissent sur la crosse de leur arme. Tout le monde est trempé. Tout le monde observe les ombres humides. Gaunt veut qu’ils gardent leur calme. Il sait qu’ils perçoivent la même chose que lui. L’imperfection inhumaine des voix.

—Je sais ce que c’est, fait Larkin.

—Du calme, Larks, dit Corbec.

—Je sais ce que c’est. Je sais. Je sais ce que c’est, dit le sniper. Je le sais. C’est Tanith.

—La ferme, Larks.

—C’est Tanith. C’est Tanith la morte qui nous appelle ! C’est Tanith qui nous appelle pour qu’on revienne à elle !

—Larks, ta gueule !

—Larkin, fermez-la tout de suite ! aboie Gaunt.

Larkin pousse un gémissement, une sorte de miaulement sanglotant. La peur s’est insinuée en lui aussi profondément qu’un coup de baïonnette.

Les voix sont là, dehors, dans la pluie et la pénombre. Les mots semblent passer d’un ennemi à l’autre. Des ennemis morts. Des gorges brisées.

—Nous ne comprenons pas pourquoi vous n’êtes pas venus. Nous ne comprenons pas. Nous ne savons plus qui nous sommes. Nous ne savons pas où aller.

Gaunt regarde Corbec.

—On sort ? demande-t-il.

—Par derrière ?

—Par la première ouverture venue.

—On n’est pas censés tenir notre position en attendant des renforts ? demande le colonel.

—Personne ne viendra de ce côté. Personne que nous voulons voir.

Corbec se retourne vers les soldats.

—Préparez-vous à bouger.

La voix continue de gémir :

—Où aller ? Nous ne savons pas où aller.

—C’est Tanith ! crie Larkin. Notre vieux foyer qui nous appelle !

Gaunt se saisit de lui et le plaque contre un mur.

—Écoutez-moi, dit-il. Larkin ? Larkin ! Écoutez-moi ! Reprenez-vous ! Il y a eu ici quelque chose de pire que la mort, de bien pire !

—Quoi ? geint Larkin, déchiré entre le désir de comprendre et celui de rester dans l’ignorance.

—Quelque chose que Tanith a eu la chance de ne pas subir, vous me comprenez ?

Larkin pousse un autre sanglot sifflant. Gaunt le relâche, le laisse s’affaisser conter le mur. Il se retourne, et les soldats sont tous autour de lui. Mkoll est là, Mkvenner aussi, prêts à intervenir pour les séparer. Les Tanith regardent tous le colonel-commissaire. Aucun d’eux ne détourne les yeux.

—Vous comprenez ? leur demande Gaunt.

—On comprend ce que vous avez fait, dit quelqu’un.

—Oh, ça va pas nous aider, ça, les gars, grommelle Corbec.

Gaunt ignore le colonel et aboie un rire brutal.

—Je suis un destructeur de monde, c’est ça ? Vous me prêtez de trop grands pouvoirs. Beaucoup trop grands. Et de toute manière, je me fous de ce que vous pensez de moi.

—En route ! Maintenant ! lance Corbec.

—Je ne vous demande de comprendre qu’une seule chose, poursuit Gaunt.

—Et quoi ? demande Larkin d’une voix blême.

—La pire chose que vous puissiez imaginer n’est pas la pire chose possible. Et de loin.

À l’air libre, la pluie est lourde et tombe en rideaux. Caffran sait qu’il n’y arrivera jamais. Les silhouettes éparpillées à ses trousses se rapprochent, et l’appellent depuis dix minutes avec la voix des gens qu’il a connus, comme déformée par des interférences radio.

—Nous ne savons pas pourquoi vous nous avez abandonnés, disent-elles. Où aller ? Nous ne savons pas où aller.

Les pieds de Caffran lui font mal. Il a son pistolet à la main. Son chargeur est vide. Il a tué trois soldats en sortant des ruines.

Les voix appellent.

—Nous avons oublié ce que nous sommes censés être.

Il a atteint les remparts de la colline. La ville morte est derrière lui. Il s’agenouille. Le camp impérial est quelque part, devant, plus bas et très loin. Il ne le voit pas, parce que la pluie et les ombres de la nuit ont envahi la vallée, mais il sait qu’il est là. Loin, trop loin.

Sa sacoche contient des fusées incandescentes. Il les sort alors que de grosses gouttes de pluie rebondissent sur ses épaules et son crâne. Doit-il gagner les hauteurs ? Il y aura sûrement des sentinelles amies pour regarder dans sa direction, non ?

Les voix l’appellent.

Il se lève et tire une fusée. Elle émet un son creux et grimpe dans l’air humide, étoile de phosphore blanc à la chevelure de gaze, semblable à un dessin de comète dans un vieux manuscrit. Elle atteint le zénith de son ascension puis retombe lentement en tremblant, chahutée par le vent.

Caffran la regarde. L’autre fusée est dans sa main, prête à suivre la première. Il sait que ça ne sert à rien.

Leur éclat se perd dans celui des éclairs silencieux.

Il y a des silhouettes autour de lui, sur le flanc de la colline. Elles viennent vers lui. Elles l’appellent.

Bonin localise l’entrée d’un dépôt au coin sud-ouest de la bibliothèque et ils la quittent par la réserve du sous-sol. Ils s’élancent.

Le sous-sol est inondé et l’eau leur monte jusqu’aux hanches. Ils doivent utiliser une roquette pour faire sauter l’écoutille de la salle. Puis ils se retrouvent dans la rue, sous la pluie, et des tirs se mettent à crépiter autour d’eux.

Gaunt ordonne de progresser à couvert et les soldats s’engagent dans une rue en courant d’un abri à l’autre. Ils restent en formation, malgré la densité du feu qu’ils attirent. Ils résistent à la tentation de passer en automatique et ripostent par des tirs contrôlés.

Pourtant, le détachement arrive au bout de ses munitions.

Les soldats s’étirent en une ligne de plus en plus longue. Ils approchent d’un carrefour formé par deux boulevards et doivent se frayer un chemin parmi les vestiges d’un arrêt de tram pour atteindre l’autre côté de l’avenue. Des volées de tir fusent des toits métalliques des abris. L’objectif est l’artère qui rejoint le boulevard est. Gaunt et Corbec ordonnent à Blane de continuer d’avancer et font demi-tour pour rallier la fin de la colonne.

Le détachement a presque atteint le carrefour lorsqu’il tombe dans une embuscade. L’ennemi jaillit de l’un des passages souterrains, qui semblait jusque-là condamné par des décombres. Les assaillants sont armés comme des combattants des tranchées, avec des matraques, des masses et des crocs de boucher. Ils percutent la colonne tanith en son milieu. Ils se jettent sur Gaunt alors que celui-ci tente de faire avancer ses troupes.

Il tombe et sa tête heurte quelque chose. Sonné, il ne comprend pas ce qui se passe. L’un de ses agresseurs lève son croc de boucher pour l’achever d’un coup en pleine tête.

Mkoll intercepte l’adversaire et l’éventre de son poignard. Il se retourne pour faire face à un deuxième ennemi, esquive de justesse un coup de masse cloutée et enfonce son couteau dans la gorge de l’homme, jusqu’à ce que la pointe de l’arme lui ressorte par le sommet du crâne.

Corbec a lui aussi été pris par la charge. Il entraîne son agresseur dans sa chute et use de son poids et d’une vieille clef, qu’il a apprise en regardant son père lutter lors des foires de County Pryze, pour lui briser le cou.

Il lève les yeux et voit Mkoll retirer son couteau du corps de son adversaire. Le sang trace un demi-cercle dans l’air, comme un ruban écarlate agité sous la pluie, et le cadavre tombe dans la direction opposée. À travers l’averse, Corbec voit d’autres ennemis émerger du passage pour se ruer sur Mkoll. Le fusil laser du colonel est coincé sous le corps de l’homme qu’il vient de tuer. Il crie le nom de l’éclaireur. Il crie aussi crétin et Feth, pour faire bonne mesure. Mkoll porte encore son fusil sur l’épaule. Il va devoir affronter trois adversaires avec son seul couteau.

Un moteur à fusion, petit mais puissant, donne de la voix, puis vient le son aisément identifiable d’une épée tronçonneuse qui démarre. Gaunt vient se ranger aux côtés de Mkoll. Il y a du sang sur le côté de son visage et sa casquette a disparu. Les trois ennemis sont déjà trop près de Mkoll pour que le colonel-commissaire puisse utiliser son pistolet bolter ou son laser.

Il décapite l’un des assaillants d’un revers. Le cou de l’homme se désintègre en une brume rouge sous la morsure de la lame. Corbec comprend, à la pose de Gaunt et à ses gestes, qu’il a été formé à l’escrime à un très haut niveau. Malgré la poussière et le sang, malgré les débris traîtres qui jonchent le sol et les goules qui se jettent sur lui, il ressemble à un maître duelliste.

Gaunt se fend et enfonce son arme dans le torse d’un nouvel ennemi, ce qui laisse à Mkoll le temps de s’occuper prestement du dernier attaquant. D’autres arrivent du tunnel. Gaunt pivote, le bras tendu, et fait décrire un large arc à son épée tronçonneuse, qui scie le sommet d’un crâne comme un couvercle.

Corbec s’est relevé et a repris son fusil. Il le cale contre sa hanche et ouvre le feu sur l’entrée du passage souterrain. Ses tirs automatiques font jaillir des étincelles des blocs de maçonnerie. Des silhouettes se cambrent et s’effondrent. Il vide un chargeur, puis jette sa dernière grenade dans la bouche du tunnel afin d’éliminer les retardataires.

Gaunt cherche sa casquette.

—Pourquoi n’en avez-vous pas fait autant ? demande-t-il à Mkoll en montrant Corbec.

—Vous vouliez qu’on économise nos munitions, répond l’éclaireur.

—Franchement, il aurait pu s’occuper d’eux avec son seul couteau, intervient Corbec.

Devant eux, sur le boulevard est, d’autres fusils laser commencent à parler, en mode automatique.

—Oh, on dirait que j’ai donné un mauvais exemple, fait Corbec.

Gaunt avance en criant des ordres. Il se dirige vers la tête de la colonne en essayant de restaurer un semblant de discipline de tir. Il voit à quel point sa formation a perdu de sa cohésion. L’embuscade l’a presque coupée en deux. C’est le début de la fin. L’ennemi exploite leurs faiblesses, les divise, les sépare en petits groupes faciles à submerger. Il connaît la manœuvre. À leur place, il n’aurait pas procédé autrement.

Tout sera fini dans quelques minutes.

L’arrière de la colonne est trop loin. Gaunt essaye de faire revenir l’avant-garde sur ses pas afin qu’elle rejoigne les autres, ou du moins qu’elle reste sur place pour ne pas creuser encore la distance. Mais elle continue d’avancer pour rejoindre l’artère. Corbec hurle à l’adresse de ses soldats en les interpellant par leur prénom, des prénoms que Gaunt n’a jamais entendus, et encore moins mémorisés. Des tirs automatiques résonnent en tous sens. Des soldats ennemis apparaissent au sommet des monceaux de débris, et Gaunt les abat avec l’aide de Domor et Guheen.

—Coup par coup ! Coup par coup ! beugle-t-il.

Il voit les Tanith revenir vers lui sans cesser de tirer de généreuses rafales. Au moins, l’un de ses ordres a été entendu, pense-t-il. Ils font demi-tour pour se regrouper.

Puis il croit que ses yeux vont quitter leur orbite. Ces Tanith ne font pas partie du détachement.

Rawne lâche une paire de rafales sur les décombres, puis s’approche de Gaunt alors que d’autres renforts apparaissent derrière lui.

—Major ?

—Colonel.

—Je suis surpris de vous voir.

—Nous sommes tombés sur Caffran.

—Vous êtes tombé sur Caffran ?

—Nous avons vu sa fusée. Il revenait vers le camp, et nous étions déjà partis.

—Pourquoi, major ?

—Le médecin en chef m’a fait part de son inquiétude à ne pas vous voir revenir. Il nous a paru prudent de mettre sur pied une mission de soutien avant que la nuit ne tombe et ne rende l’opération impossible.

—Décision appréciable, Rawne. Comme vous pouvez le voir, la situation est assez tendue.

Rawne continue de fixer sa montre.

—Continuons de nous replier, dit-il. N’abusons pas de l’hospitalité des habitants.

Gaunt opine.

—Ouvrez la voie.

Rawne se retourne et lance un ordre aux hommes qui dirigent ses escouades de flanc. Varl et Feygor aiguillent leurs groupes pour que leurs tirs se complètent. Ils tissent une zone de mort où ne dansent que les lasers, laquelle se déplace avec les Tanith comme une ombre. Elle brûle les munitions à une vitesse folle, mais elle couvre efficacement le retrait des soldats depuis le boulevard est jusqu’à l’artère principale. Ils laissent dans leur sillage des chargeurs vides et de misérables cadavres ennemis.

Adare et Meryn distribuent des chargeurs à Blane et aux éléments avancés du détachement. Gaunt aperçoit Caffran avec l’escouade de Varl. Il lui envoie son sac et son fusil. Caffran les attrape et hoche la tête.

Rawne regarde encore sa montre.

—Allez ! crie-t-il.

Il commence à faire très sombre. Le barrage crépitant de la fusillade illumine tout le quartier.

—Nous allons aussi vite que possible, dit Gaunt.

Rawne le regarde et inspire entre ses dents serrées, avec une expression qui suggère qu’ils pourraient aller encore plus vite.

Gaunt entend alors un sifflement rapide et bruyant, le son d’une descente, d’un plongeon, d’une chute angélique depuis le ciel. Il se termine par un choc si puissant que le sol tremble et que Gaunt manque de tomber. Les éclairs semblent avoir enfin trouvé leur voix.

Et ça se reproduit encore et encore.

La lumière les aveugle. Des explosions claires éclosent dans tous les faubourgs est de Kosdorf, certaines à moins d’un ou deux blocs des positions des Tanith. Elles se chevauchent, les détonations s’enchaînent sans temps mort. Une colère aiguillée avec précision. L’annihilation tant désirée.

—Les Ketzoks ! crie Rawne à l’intention de Gaunt. Ils sont en avance !

Gaunt contemple la pluie d’obus un instant, les yeux à moitié cachés par sa main. Puis il ordonne aux Tanith de quitter les lieux d’un signe de la main.

Le vacarme est si grand qu’on n’entend plus les voix.

Dorden désinfecte sa blessure à la tête.

—Elle va guérir proprement, annonce-t-il en lâchant sa pince dans un bassin stérile.

Des volutes de sang s’étirent paresseusement dans le désinfectant, comme de l’encre dans de l’eau.

Gaunt prend un bol métallique et s’en sert de miroir pour examiner ses points de suture.

—Beau travail, dit-il.

Dorden hausse les épaules.

Dehors, dans la lumière matinale, l’artillerie ketzok continue de cracher, inlassablement, avec la précision implacable d’une gigantesque horloge. Les artilleurs rapportent que de nouvelles munitions leur seront fournies dans une heure. Une grande chape de fumée se dirige vers le nord, par-dessus les collines.

—Rawne dit que c’est vous qui l’avez poussé à monter une expédition, dit Gaunt.

Dorden sourit.

—Je suis sûr que le major Rawne s’est contenté de suivre la procédure opérationnelle, dit-il.

Gaunt quitte l’infirmerie. Il y a encore de la pluie dans l’air, mais elle est à présent lourde de la puanteur de la fycéline due au bombardement soutenu. Le camp bourdonne d’activité. L’attaque est prévue pour bientôt. Des directives leur sont parvenues, des ordres de l’état-major. Les Tanith vont être mobilisés ailleurs.

Gaunt a des choses à mûrir. La semaine nécessaire pour faire embarquer le régiment dans ses vaisseaux de transport lui en laissera le temps.

—Colonel-commissaire.

Il se retourne et voit Corbec.

—Caligula, il paraît, dit Corbec.

—Notre prochain arrêt, oui.

Les deux hommes se mettent à marcher côte à côte.

—Je ne sais pas grand-chose sur Caligula, avoue Corbec.

—Demandez donc un briefing au Munitorum, Corbec. Nous disposons de bibliothèques de données complètes sur les mondes de Sabbat. Le régiment ne pourra que profiter des connaissances que peuvent glaner ses officiers sur le lieu où il va se battre.

—Je peux m’en charger ? demande Corbec.

—Vous êtes colonel, bien sûr que vous pouvez.

Corbec hoche la tête.

—Je vais m’y mettre, dit-il.

Il sourit, écarte un pan de sa cape et tire l’un de ses cigares, ainsi qu’une paire d’allumettes de sa poche.

—Je me suis dit que vous pourriez peut-être apprécier, maintenant qu’on est comme qui dirait en repos.

Gaunt accepte le cigare d’un hochement de tête. Corbec le salue brièvement et s’éloigne.

Gaunt retourne sous sa tente préparer ses affaires. La pluie crépite sur le toit de toile.

Sa veste de rechange est posée sur le dossier d’une chaise pliante. Quelqu’un l’a brossée et nettoyée. On a ôté les marquages hyrkans pour les remplacer par les insignes de Tanith.

Le responsable de l’opération n’a laissé aucun indice sur son identité.

Gaunt se débarrasse de la gabardine et de la veste boueuse qu’il a portées toute la nuit et passe la veste propre, sans être sûr qu’il s’agisse bel et bien de la sienne. Il la lisse du plat de la main, ajuste ses manchettes et glisse les mains dans ses poches.

La lettre est dans la poche de sa hanche droite.

Il la sort et la déplie. Il était pourtant sûr qu’elle était dans sa veste habituelle. Sûr.

Il la lit, et la relit, et sourit en entendant la voix de Blenner dans sa tête.

Puis il craque l’une des allumettes que Corbec lui a données, prend la lettre par son coin supérieur gauche et embrase son coin inférieur droit. Elle brûle rapidement dans une flamme jaune. Il la tient jusqu’à ce que la flamme vienne lécher ses doigts, puis la laisse tomber dans le cendrier à côté de son bureau.

Puis, il part déjeuner.