{1} Pipe où la fumée du tabac passe dans l’eau avant d’arriver à la bouche.
{2} Ceci était écrit en 1813.
{3} M. de Genoude, à qui ce dithyrambe est adressé, est le premier qui ait fait passer dans la langue française la sublime poésie des Hébreux. Jusqu’à présent nous ne connaissions que le sens des livres de Job, d’Isaïe, de David ; grâce à lui, l’expression, la couleur, le mouvement, l’énergie, vivent aujourd’hui dans notre langue. Ce dithyrambe est un témoignage de la reconnaissance de l’auteur pour la manière nouvelle dont M. de Genoude lui a fait envisager la poésie sacrée.
{4} On voyait sur les mers une pourpre dorée.
ÉCHÉCRATE (1).
Phédon, étais-tu toi-même auprès de Socrate le jour qu’il but la ciguë dans la prison, ou en as-tu seulement entendu parler ?
PHÉDON (2).
J’y étais moi-même, Échécrate.
ÉCHÉCRATE.
Que dit-il à ses derniers moments, et de quelle manière mourut-il ? Je l’entendrais volontiers, car nous n’avons personne à Phliunte qui fasse maintenant le voyage à Athènes, et depuis longtemps il n’est pas venu chez nous d’Athénien qui ait pu nous donner aucun détail à cet égard, sinon qu’il est mort après avoir bu la ciguë. On n’a pu nous dire autre chose.
PHÉDON.
Vous n’avez donc rien su du procès, ni comment les choses se passèrent ?
ÉCHÉCRATE.
Si fait : quelqu’un nous l’a rapporté, et nous étions étonnés que la sentence n’eût été exécutée que longtemps après avoir été rendue. Quelle en fut la cause, Phédon ?
PHÉDON.
Une circonstance particulière. Il se trouva que la veille du jugement on avait couronné la poupe du vaisseau que les Athéniens envoient chaque année à Délos.
ÉCHÉCRATE.
Qu’est-ce donc que ce vaisseau ?
PHÉDON.
C’est, au dire des Athéniens, le même vaisseau sur lequel jadis Thésée conduisit en Crète les sept jeunes gens et les sept jeunes filles qu’il sauva en se sauvant lui-même. On raconte qu’à leur départ les Athéniens firent vœu à Apollon, si Thésée et ses compagnons échappaient à la mort, d’envoyer chaque année à Délos une théorie ; et, depuis ce temps, ils ne manquent pas d’accomplir leur vœu. Quand vient l’époque de la théorie, une loi ordonne que la ville soit pure, et défend d’exécuter aucune sentence de mort avant que le vaisseau soit arrivé à Délos et revenu à Athènes ; et quelquefois le voyage dure longtemps, lorsque les vents sont contraires. La théorie commence aussitôt que le prêtre d’Apollon a couronné la poupe du vaisseau ; ce qui eut lieu, comme je le disais, la veille du jugement de Socrate. Voilà pourquoi il s’est écoulé un si long intervalle entre sa condamnation et sa mort.
(1) Échécrate, de Phliunte, ville de Sicyonie. C’est probablement le Pythagoricien dont parle Platon dans sa IXe lettre à Archytas.
Voyez DIOG. LAERCE, liv. VIII, chap. 46 ; JAMBL. (Vita Pythagorae, I, 36.)
(2) Chef de l’école d’Élis. Voyez DIOG. LAERCE, II, 105.
{5} Quelques amis en deuil erraient sous le portique.
ÉCHÉCRATE.
Quels étaient ceux qui se trouvaient là, Phédon ?
PHÉDON.
Des compatriotes : il y avait Apollodore, Critobule et son père Criton, Hermogène (1), Épigène (2), Eschine (3), Antisthène (4). Il y avait aussi Ctésippe (5) du bourg de Péanée, Ménexène (6), et encore quelques autres du pays. Platon, je crois, était malade.
ÉCHÉCRATE.
Y avait-il des étrangers ?
PHÉDON.
Oui ; Symmias de Thèbes, Cébès et Phédondes (7) ; et de Mégare, Euclide (8) et Terpsion (9).
ÉCHÉCRATE.
Aristippe (10) et Cléombrote (11) n’y étaient-ils pas ?
PHÉDON.
Non, on disait qu’ils étaient à Égine.
ÉCHÉCRATE.
N’y en avait-il pas d’autres ?
PHÉDON.
Voilà, je crois, à peu près tous ceux qui y étaient.
ÉCHÉCRATE.
Eh bien, sur quoi disais-tu que roula l’entretien ?
(1) Fils d’Hipponicus. (Voyez le Cratyle.)
(2) Voyez l’Apologie. – XÉNOPHON, Mémorab.
(3) Auteur de trois Dialogues qui nous ont été conservés. (Voyez l’Apologie.)
(4) Chef de l’école cynique. (DIOG. LAERCE, liv. VI.)
(5) Voyez l’Euthydème et le Lysis. – Péanée, bourg ou dème de la tribu Pandionide.
(6) Voyez le Ménexène.
(7) De Thèbes, et non de Cyrène, comme le veut Ruhnkenius.
(8) Chef de l’école mégarique. (DIOG. LAERCE, liv. II.)
(9) Voyez le Théétète.
(10) De Cyrène, chef de la secte cyrénaïque.
(11) D’Ambracie. On dit qu’après avoir lu le Phédon il se jeta dans la mer. (CALLIMACH., épig. 24.)
{6} C’est le vaisseau sacré, l’heureuse Théorie !
SOCRATE.
Quelle nouvelle ? Est-il arrivé de Délos, le vaisseau au retour duquel je dois mourir (1) ?
CRITON.
Non, pas encore ; mais il paraît qu’il doit arriver aujourd’hui, à ce que disent les gens qui viennent de Sunium (2), où ils l’ont laissé. Ainsi il ne peut manquer d’être ici aujourd’hui ; et demain, Socrate, il te faudra quitter la vie.
SOCRATE.
À la bonne heure, Criton : si telle est la volonté des dieux, qu’elle s’accomplisse. Cependant je ne pense pas qu’il arrive aujourd’hui.
CRITON.
Et pourquoi ?
(1) Voici le commencement du Phédon.
(2) Promontoire de l’Attique, vis-à-vis des Cyclades.
{7} Dans nos doux entretiens, s’écoule encor de même !
L’accusation intentée à Socrate, telle qu’elle existait encore au second siècle de l’ère chrétienne, à Athènes, dans le temple de Cybèle, au rapport de Phavorinus, cité par Diogène Laërce, reposait sur ces deux chefs : 1° que Socrate ne croyait pas à la religion de l’État ; 2° qu’il corrompait la jeunesse, c’est-à-dire, évidemment, qu’il instruisait la jeunesse à ne pas croire à la religion de l’État.
Or, l’Apologie de Socrate ne répond d’une manière satisfaisante ni à l’un ni à l’autre de ces deux chefs d’accusation. Au lieu de déclarer qu’il croit à la religion établie, Socrate prouve qu’il n’est pas athée ; au lieu de faire voir qu’il n’instruit pas la jeunesse à douter des dogmes consacrés par la loi, il proteste qu’il lui a toujours enseigné une morale pure. Comme plaidoyer, comme défense régulière, on ne peut nier que l’Apologie de Socrate ne soit très-faible.
C’est qu’elle ne pouvait guère ne pas l’être, que l’accusation était fondée, et qu’en effet, dans un ordre de choses dont la base est une religion d’État, on ne peut penser comme Socrate de cette religion, et publier ce qu’on en pense sans nuire à cette religion, et par conséquent sans troubler l’État, et provoquer à la longue une révolution ; et la preuve en est que, deux siècles plus tard, quand cette révélation éclata, ses plus zélés partisans, dans leurs plus violentes attaques contre le paganisme, n’ont fait que répéter les arguments de Socrate dans l’Euthyphron. On peut l’avouer aujourd’hui, Socrate ne s’élève tant comme philosophe que précisément à condition d’être coupable comme citoyen, à prendre ce titre et les devoirs qu’il impose dans le sens étroit et selon l’esprit de l’antiquité. Lui-même connaissait si bien sa situation, qu’au commencement de l’Apologie il déclare qu’il ne se défend que pour obéir à la loi.
{8} Pourquoi, dans cette mort qu’on appelle la vie…
« Mais pour arriver au rang des dieux, que celui qui n’a pas philosophé et qui n’est pas sorti tout à fait pur de cette vie ne s’en flatte pas ; non, cela n’est donné qu’au philosophe. C’est pourquoi, Symmias et Cébès, le véritable philosophe s’abstient de toutes les passions du corps, leur résiste, et ne se laisse pas entraîner par elles ; et cela, bien qu’il ne craigne ni la perte de sa fortune et la pauvreté, comme les hommes vulgaires et ceux qui aiment l’argent, ni le déshonneur et la mauvaise réputation, comme ceux qui aiment la gloire et les dignités.
– Il ne conviendrait pas de faire autrement, repartit Cébès.
– Non, sans doute, continua Socrate : aussi ceux qui prennent quelque intérêt à leur âme, et qui ne vivent pas pour flatter le corps, ne tiennent pas le même chemin que les autres, qui ne savent où ils vont ; mais, persuadés qu’il ne faut rien faire qui soit contraire à la philosophie, à l’affranchissement et à la purification qu’elle opère, ils s’abandonnent à sa conduite, et la suivent partout où elle veut les mener.
– Comment, Socrate ?
– La philosophie recevant l’âme liée véritablement et pour ainsi dire collée au corps, et forcée de considérer les choses non par elle-même, mais par l’intermédiaire des organes comme à travers les murs d’un cachot et dans une obscurité absolue, reconnaissant que toute la force du cachot vient des passions qui font que le prisonnier aide lui-même à serrer sa chaîne ; la philosophie, dis-je, recevant l’âme en cet état, l’exhorte doucement et travaille à la délivrer ; et pour cela elle lui montre que le témoignage des yeux du corps est plein d’illusions, comme celui des oreilles, comme celui des autres sens ; elle l’engage à se séparer d’eux autant qu’il est en elle ; elle lui conseille de se recueillir et de se concentrer en elle-même, de ne croire qu’à elle-même, après avoir examiné au dedans d’elle et avec l’essence même de sa pensée ce que chaque chose est en son essence, et de tenir pour faux tout ce qu’elle apprend par un autre qu’elle-même, tout ce qui varie selon la différence des intermédiaires : elle lui enseigne que ce qu’elle voit ainsi, c’est le sensible et le visible ; ce qu’elle voit ainsi par elle-même, c’est l’intelligence et l’immatériel. Le véritable philosophe sait que telle est la fonction de la philosophie. L’âme donc, persuadée qu’elle ne doit pas s’opposer à sa délivrance, s’abstient, autant qu’il lui est possible, des voluptés, des désirs, des tristesses, des craintes ; réfléchissant qu’après les grandes joies et les grandes craintes, les tristesses et les désirs immodérés, on n’éprouve pas seulement les maux ordinaires, comme d’être malade, ou de perdre sa fortune, mais le plus grand et le dernier de tous les maux, et même sans en avoir le sentiment.
– Et quel est donc ce mal, Socrate ?
– C’est que l’effet nécessaire de l’extrême jouissance et de l’extrême affliction est de persuader à l’âme que ce qui la réjouit ou l’afflige est très-réel ou très-véritable, quoiqu’il n’en soit rien. Or, ce qui nous réjouit ou nous afflige, ce sont principalement les choses visibles, n’est-ce pas ?
– Certainement.
– N’est-ce pas surtout dans la jouissance et la souffrance que le corps subjugue et enchaîne l’âme ?
– Comment cela ?
– Chaque peine, chaque plaisir a, pour ainsi dire, un clou avec lequel il attache l’âme au corps, la rend semblable, et lui fait croire que rien n’est vrai que ce que le corps lui dit. Or, si elle emprunte au corps ses croyances et partage ses plaisirs, elle est, je pense, forcée de prendre aussi les mêmes mœurs et les mêmes habitudes, tellement qu’il lui est impossible d’arriver jamais pure à l’autre monde ; mais, sortant de cette vie toute pleine encore du corps qu’elle quitte, elle retombe bientôt dans un autre corps, et y prend racine, comme une plante dans la terre où elle a été semée, et ainsi elle est privée du commerce de la pureté et de la simplicité divine.
– Il n’est que trop vrai, Socrate, dit Cébès.
– Voilà pourquoi, mon cher Cébès, le véritable philosophe s’exerce à la force et à la tempérance, et nullement pour toutes les raisons que s’imagine le peuple. Est-ce que tu penserais comme lui ?
– Non pas.
– Et tu fais bien. Ces raisons grossières n’entreront pas dans l’âme du véritable philosophe ; elle ne pensera pas que la philosophie doit venir la délivrer, pour qu’après elle s’abandonne aux jouissances et aux souffrances, et se laisse enchaîner de nouveau par elles, et que ce soit toujours à recommencer comme la toile de Pénélope. Au contraire, en se rendant indépendante des passions, en suivant la raison pour guide, en ne se départant jamais de la contemplation de ce qui est vrai, divin, hors du domaine de l’opinion ; en se nourrissant de ces contemplations sublimes, elle acquiert la conviction qu’elle doit vivre ainsi tant qu’elle est dans cette vie, et qu’après la mort elle ira se réunir à ce qui lui est semblable et conforme à sa nature, et sera délivrée des maux de l’humanité. Avec un tel régime, ô Simmias, ô Cébès, et après l’avoir suivi fidèlement, il n’y a pas de raison pour craindre qu’à la sortie du corps elle s’envole emportée par les vents, se dissipe et cesse d’être. »
{9} L’été sort de l’hiver, le jour sort de la nuit.
Quand Socrate eut ainsi parlé, Cébès, prenant la parole, lui dit : « Socrate, tout ce que tu viens de dire me semble très-vrai. Il n’y a qu’une chose qui paraît incroyable à l’homme : c’est ce que tu as dit de l’âme. Il semble que, lorsqu’une âme a quitté le corps, elle n’est plus ; que, le jour où l’homme expire, elle se dissipe comme une vapeur ou comme une fumée, et s’évanouit sans laisser de traces : car si elle subsistait quelque part recueillie en elle-même et délivrée de tous les maux dont tu as fait le tableau, il y aurait une grande et belle espérance, ô Socrate, que tout ce que tu as dit se réalise ; mais que l’âme survive à la mort de l’homme, qu’elle conserve l’activité et la pensée, voilà ce qui peut-être a besoin d’explication et de preuves.
– Tu dis vrai, Cébès, reprit Socrate ; mais comment ferons-nous ? Veux-tu que nous examinions dans cette conversation si cela est vraisemblable ou si cela ne l’est pas ?
– Je prendrai un très-grand plaisir, répondit Cébès, à entendre ce que tu penses sur cette matière.
– Je ne pense pas au moins, reprit Socrate, que, si quelqu’un nous entendait, fût-ce un faiseur de comédies, il pût me reprocher que je badine, et que je parle de choses qui ne me regardent pas (1). Si donc tu le veux, examinons ensemble cette question. Et d’abord voyons si les âmes des morts sont dans les enfers, ou si elles n’y sont pas. C’est une opinion bien ancienne (2) que les âmes, en quittant ce monde, vont dans les enfers, et que de là elles reviennent dans ce monde, et retournent à la vie après avoir passé par la mort. S’il en est ainsi, et que les hommes, après la mort, reviennent à la vie, il s’ensuit nécessairement que les âmes sont dans les enfers pendant cet intervalle ; car elles ne reviendraient pas au monde, si elles n’étaient plus : et c’en sera une preuve suffisante si nous voyons clairement que les vivants ne naissent que des morts ; car si cela n’est point, il faut chercher d’autres preuves.
– Fort bien, dit Cébès.
– Mais, reprit Socrate, pour s’assurer de cette vérité, il ne faut pas se contenter de l’examiner par rapport aux hommes, il faut aussi l’examiner par rapport aux animaux, aux plantes et à tout ce qui naît ; car on verra par là que toutes les choses naissent de la même manière, c’est-à-dire de leurs contraires, lorsqu’elles en ont, comme le beau a pour contraire le laid, le juste a pour contraire l’injuste, et ainsi mille autres choses. Voyons donc si c’est une nécessité absolue que les choses qui ont leur contraire ne naissent que de ce contraire ; comme, par exemple, s’il faut de toute nécessité, quand une chose devient plus grande, qu’elle fût auparavant plus petite, pour acquérir ensuite cette grandeur.
– Sans doute.
– Et quand elle devient plus petite, s’il faut qu’elle fût plus grande auparavant pour diminuer ensuite.
– Évidemment.
– Tout de même le plus fort vient du plus faible, le plus vite du plus lent.
– C’est une vérité sensible.
– Eh quoi ! reprit Socrate, quand une chose devient plus mauvaise, n’est-ce pas qu’elle était meilleure ? et quand elle devient plus juste, n’est-ce pas qu’elle était moins juste ?
– Sans difficulté, Socrate.
– Ainsi donc, Cébès, que toutes les choses viennent de leurs contraires, voilà ce qui est suffisamment prouvé.
– Très-suffisamment, Socrate.
– Mais entre ces deux contraires, n’y a-t-il pas toujours un certain milieu, une double opération qui mène de celui-ci à celui-là, et ensuite de celui-là à celui-ci ? Le passage du plus grand au plus petit, ou du plus petit au plus grand, ne suppose-t-il pas nécessairement une opération intermédiaire, savoir, augmenter et diminuer ?
– Oui, dit Cébès.
– N’en est-il pas de même de ce qu’on appelle se mêler et se séparer, s’échauffer et se refroidir, et de toutes les autres choses ? Et, quoiqu’il arrive quelquefois que nous n’ayons pas de termes pour exprimer toutes ces nuances, ne voyons-nous pas réellement que c’est toujours une nécessité absolue que les choses naissent les unes des autres, et qu’elles passent de l’une à l’autre, par une opération intermédiaire ?
– Cela est indubitable.
– Eh bien, reprit Socrate, la vie n’a-t-elle pas aussi son contraire, comme la veille a pour contraire le sommeil ?
– Sans doute, dit Cébès.
– Et quel est ce contraire ?
– C’est la mort.
– Ces deux choses ne naissent-elles donc pas l’une de l’autre, puisqu’elles sont contraires ? et puisqu’il y a deux contraires, n’y a-t-il pas une double opération intermédiaire qui les fait passer de l’un à l’autre ?
– Comment non ?
– Pour moi, reprit Socrate, je vais vous dire la combinaison des deux contraires, le sommeil et la veille, et la double opération qui les convertit l’un dans l’autre ; et toi, tu m’expliqueras l’autre combinaison. Je dis donc, quant au sommeil et à la veille, que du sommeil naît la veille, et de la veille le sommeil ; et que ce qui mène de la veille au sommeil, c’est l’assoupissement, et du sommeil à la veille, c’est le réveil. Cela n’est-il pas assez clair ?
– Très-clair.
– Dis-nous donc de ton côté la combinaison de la vie et de la mort. Ne dis-tu pas que la mort est le contraire de la vie ?
– Oui.
– Et qu’elles naissent l’une de l’autre ?
– Sans doute.
– Qui naît donc de la vie ?
– La mort.
– Et qui naît de la mort ?
– Il faut nécessairement avouer que c’est la vie.
– C’est donc de ce qui est mort que naît tout ce qui vit, choses et hommes ?
– Il paraît certain.
– Et par conséquent, reprit Socrate, après la mort nos âmes vont habiter les enfers.
– Il le semble.
– Maintenant, des deux opérations qui font passer de l’état de vie à l’état de mort, et réciproquement, l’une n’est-elle pas manifeste ? car mourir tombe sous le sens, n’est-ce pas ?
– Sans difficulté.
– Mais quoi ! pour faire le parallèle, n’existe-t-il pas une opération contraire, ou la nature est-elle boiteuse de ce côté-là ? Ne faut-il pas nécessairement que mourir ait son contraire ?
– Nécessairement.
– Et quel est-il ?
– Revivre.
– Revivre, dit Socrate, est donc, s’il a lieu, l’opération qui ramène de l’état de mort à l’état de vie. Nous convenons donc que la vie ne naît pas moins de la mort que la mort de la vie ; preuve satisfaisante que l’âme, après la mort, existe quelque part, d’où elle revient à la vie. »
(1) Allusion à un reproche d’Eupolis, poëte comique. (OLYMP., ad Phaedon. ; PROCLUS ad Parmenidem, lib. I, pag. 50, edit. Parisiens., t. IV.)
(2) Dogme pythagoricien, et même orphique. (OLYMP. ad Phaedon. – Voyez Orph. Frag. HERMANN, p. 510.
{10} Hâtons-nous, mes amis, voici l’heure du bain.
« Il est à peu près temps que j’aille au bain, car il me semble qu’il est mieux de ne boire le poison qu’après m’être baigné, et d’épargner aux femmes la peine de laver un cadavre. »
Quand Socrate eut achevé de parler, Criton prenant la parole : « À la bonne heure, Socrate, lui dit-il ; mais n’as-tu rien à nous recommander, à moi et aux autres, sur tes enfants ou sur toute autre chose où nous pourrions te rendre service ?
– Ce que je vous ai toujours recommandé, Criton ; rien de plus : ayez soin de vous ; ainsi vous me rendrez service, à moi, à ma famille, à vous mêmes, alors même que vous ne me promettriez rien présentement : au lieu que si vous vous négligez vous-mêmes, et si vous ne voulez pas suivre à la trace ce que nous venons de dire, ce que nous avions dit il y a longtemps, me fissiez-vous aujourd’hui les promesses les plus vives, tout cela ne servira pas à grand’chose.
– Nous ferons tous nos efforts, répondit Criton, pour nous conduire ainsi ; mais comment t’ensevelirons-nous ?
– Tout comme il vous plaira, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas. » Puis en même temps, nous regardant avec un sourire plein de douceur : « Je ne saurais venir à bout, mes amis, de persuader Criton que je suis le Socrate qui s’entretient avec vous, et qui ordonne toutes les parties de son discours ; il s’imagine toujours que je suis celui qu’il va voir mort tout à l’heure, et il me demande comment il m’ensevelira ; et tout ce long discours que je viens de faire pour prouver que, dès que j’aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous quitterai, et irai jouir des félicités ineffables, il me paraît que j’ai dit tout cela en pure perte pour lui, comme si je n’eusse voulu que vous consoler et me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d’une manière toute contraire à celle dont il a voulu être la mienne auprès des juges : car il a répondu pour moi que je ne m’en irai point ; vous, au contraire, répondez pour moi que je ne serai pas plutôt mort que je m’en irai, afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu’en voyant brûler mon corps, ou le mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi, comme si je souffrais de grands maux, et qu’il ne dise pas à mes funérailles qu’il expose Socrate, qu’il l’emporte, qu’il l’enterre : car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que parler improprement, ce n’est pas seulement une faute envers les choses, mais c’est aussi un mal que l’on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c’est mon corps que tu enterres, et enterre-le comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la plus conforme aux lois. »
En disant ces mots, il se leva et passa dans une chambre voisine pour y prendre le bain ; Criton le suivit, et Socrate nous pria de l’attendre. Nous l’attendîmes donc, tantôt nous entretenant de tout ce qu’il nous avait dit, et l’examinant encore, tantôt en parlant de l’horrible malheur qui allait nous arriver ; nous regardant véritablement comme des enfants privés de leur père, et condamnés à passer le reste de notre vie comme des orphelins. Après qu’il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il en avait trois, deux en bas âge (1), et un qui était déjà assez grand (2) ; et on fit entrer les femmes de sa famille (3). Il leur parla quelque temps en présence de Criton, et leur donna ses ordres ; ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous trouver ; et déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps enfermé.
…………………………
« Mais je pense, Socrate, lui cria Criton, que le soleil est encore sur les montagnes, et qu’il n’est pas couché : d’ailleurs je sais que beaucoup d’autres ne prennent le poison que longtemps après que l’ordre leur en a été donné ; qu’ils mangent et qu’ils boivent à souhait ; quelques-uns même ont pu jouir de leurs amours : c’est pourquoi ne te presse pas, tu as encore du temps.
– Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs raisons ; ils croient que c’est autant de gagné : et moi, j’ai aussi les miennes pour ne pas le faire ; car la seule chose que je crois gagner en buvant un peu plus tard, c’est de me rendre ridicule à moi-même, en me trouvant si amoureux de la vie, que je veuille l’épargner quand il n’y en a plus (4). Ainsi donc, mon cher Criton, fais ce que je te dis, et ne me tourmente pas davantage. »
À ces mots, Criton fit signe à l’esclave qui se tenait auprès. L’esclave sortit, et, après être resté quelque temps, il revint avec celui qui devait donner le poison, qu’il portait tout broyé dans une coupe. Aussitôt que Socrate le vit :
« Fort bien, mon ami, lui dit-il ; mais que faut-il que je fasse ? car c’est à toi à me l’apprendre.
– Pas autre chose, lui dit cet homme, que de te promener quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes appesanties, et alors de te coucher sur ton lit ; le poison agira de lui-même. »
Et en même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec la plus parfaite sécurité, Échécrate, sans aucune émotion, sans changer de couleur ni de visage ; mais regardant cet homme d’un œil ferme et assuré comme à son ordinaire :
« Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage, pour en faire une libation ?
– Socrate, lui répondit cet homme, nous n’en broyons que ce qu’il est nécessaire d’en boire. »
(1) Sophroniscus et Menexenus.
(2) Lamproclès.
(3) Il ne s’agit ici que de Xanthippe et de quelques autres femmes alliées à la famille de Socrate, et nullement de ses épouses Xanthippe et Myrto.
(4) Allusion à un vers d’Hésiode. (Les Œuvres et les Jours, v. 367.)
{11} Dans un point de l’espace inaccessible aux hommes.
« Premièrement, reprit Socrate, je suis persuadé que, si la terre est au milieu du ciel et de forme sphérique, elle n’a besoin ni de l’air, ni d’aucun autre appui pour s’empêcher de tomber ; mais que le ciel même, qui l’environne également, et son propre équilibre, suffisent pour la soutenir ; car toute chose qui est en équilibre au milieu d’une autre qui la presse également, ne saurait pencher d’aucun côté, et par conséquent demeure fixe et immobile ; voilà de quoi je suis persuadé.
– Et avec raison, dit Symmias.
– De plus, je suis convaincu que la terre est fort grande, et que nous n’en habitons que cette petite partie qui s’étend depuis le Phase jusqu’aux colonnes d’Hercule, répandus autour de la mer comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un marais : et je suis convaincu qu’il y a plusieurs autres peuples qui habitent d’autres parties semblables ; car partout sur la face de la terre il y a des creux de toutes sortes de grandeurs et de figures, où se rendent les eaux, les nuages et l’air grossier, tandis que la terre elle-même est au-dessus dans ce ciel pur où sont les astres, et que la plupart de ceux qui s’occupent de cette matière appellent l’éther, dont tout ce qui afflue perpétuellement dans les cavités que nous habitons n’est proprement que le sédiment. Enfoncés dans des cavernes sans nous en douter, nous croyons habiter le haut de la terre, à peu près comme quelqu’un qui, faisant son habitation dans les abîmes de l’Océan, s’imaginerait habiter au-dessus de la mer, et qui, pour voir au travers de l’eau le soleil et les astres, prendrait la mer pour le ciel, et n’étant jamais monté au-dessus, à cause de sa pesanteur et de sa faiblesse, et n’ayant jamais avancé la tête hors de l’eau, n’aurait jamais vu lui-même combien le lieu que nous habitons est plus pur et plus beau que celui qu’il habite, et n’aurait jamais trouvé personne qui pût l’en instruire. Voilà l’état où nous sommes. Confinés dans quelque creux de la terre, nous croyons en habiter les hauteurs ; nous prenons l’air pour le ciel, et nous croyons que c’est là le véritable ciel dans lequel les astres font leur cours, c’est-à-dire que notre pesanteur et notre faiblesse nous empêchent de nous élever au-dessus de l’air ; car si quelqu’un allait jusqu’au haut, et qu’il pût s’y élever avec des ailes, il n’aurait pas plutôt mis la tête hors de cet air grossier, qu’il verrait ce qui se passe dans cet heureux séjour, comme les poissons, en s’élevant au-dessus de la surface de la mer, voient ce qui se passe dans l’air que nous respirons : et s’il était d’une nature propre à une longue contemplation, il connaîtrait que c’est le véritable ciel, la véritable lumière, la véritable terre ; car cette terre, ces roches, tous ces lieux que nous habitons, sont corrompus et calcinés, comme ce qui est dans la mer est rongé par l’âcreté des sels : aussi dans la mer on ne trouve que des cavernes, du sable, et, partout où il y a de la terre, une vase profonde ; il n’y naît rien de parfait, rien qui soit d’aucun prix, rien enfin qui puisse être comparé à ce que nous avons ici. Mais ce qu’on trouve dans l’autre séjour est encore plus au-dessus de ce que nous voyons dans le nôtre ; et, pour vous faire connaître la beauté de cette terre pure, située au milieu du ciel, je vous dirai, si vous voulez, une belle fable qui mérite d’être écoutée.
– Et nous, Socrate, nous l’écouterons avec un très-grand plaisir, dit Symmias.
– On raconte, dit-il, que la terre, si on la regarde d’en haut, paraît comme un de nos ballons couverts de douze bandes de différentes couleurs, dont celles que nos peintres emploient ne sont que les échantillons ; mais les couleurs de cette terre sont infiniment plus brillantes et plus pures, et elles l’environnent tout entière. L’une est d’un pourpre merveilleux ; l’autre de couleur d’or ; celle-là d’un blanc plus brillant que le gypse et la neige ; et ainsi des autres couleurs qui la décorent, et qui sont plus nombreuses et plus belles que toutes celles que nous connaissons. Les creux même de cette terre, remplis d’eau et d’air, ont aussi leurs couleurs particulières, qui brillent parmi toutes les autres ; de sorte que dans toute son étendue cette terre a l’aspect d’une diversité continuelle. Dans cette terre si parfaite, tout est en rapport avec elle, plantes, arbres, fleurs et fruits ; les montagnes même et les pierres ont un poli, une transparence, des couleurs incomparables ; celles que nous estimons tant ici, les cornalines, les jaspes, les émeraudes, n’en sont que de petites parcelles. Il n’y en a pas une seule, dans cette heureuse terre, qui ne les vaille, ou ne les surpasse encore : et la cause en est que là les pierres précieuses sont pures, qu’elles ne sont ni rongées ni gâtées comme les nôtres par l’âcreté des sels et par la corruption des sédiments qui descendent et s’amassent dans cette terre basse, où ils infectent la pierre et la terre, les plantes et les animaux. Outre toutes ces beautés, cette terre est ornée d’or, d’argent et d’autres métaux précieux, qui, répandus en tous lieux en abondance, frappent les yeux de tous côtés, et font de la vue de cette terre un spectacle de bienheureux. Elle est aussi habitée par toutes sortes d’animaux et par des hommes, dont les uns sont répandus au milieu des terres, et les autres autour de l’air, comme nous autour de la mer, et d’autres dans des îles que l’air forme près du continent ; car l’air est là ce que sont ici l’eau et la mer pour notre usage ; et ce que l’air est pour nous, pour eux est l’éther. Leurs saisons sont si bien tempérées, qu’ils vivent beaucoup plus que nous, toujours exempts de maladies ; et pour la vue, l’ouïe, l’odorat et tous les autres sens, et pour l’intelligence même, ils sont autant au-dessus de nous que l’air surpasse l’eau en pureté, et que l’éther surpasse l’air. Ils ont des bois sacrés, des temples que les dieux habitent réellement ; des oracles, des prophéties, des visions, toutes les marques du commerce des dieux : ils voient aussi le soleil et la lune et les astres tels qu’ils sont ; et tout le reste de leur félicité suit à proportion.
« Voilà quelle est cette terre à sa surface ; elle a tout autour d’elle plusieurs lieux, dont les uns sont plus profonds et plus ouverts que le pays que nous habitons ; les autres plus profonds, mais moins ouverts, et d’autres moins profonds et plus plats. Tous ces lieux sont percés par-dessous en plusieurs points, et communiquent entre eux par des conduits tantôt plus larges, tantôt plus étroits, à travers lesquels coule, comme dans des bassins, une quantité immense d’eau : des masses surprenantes de fleuves souterrains qui ne s’épuisent jamais ; des sources d’eaux froides et d’eaux chaudes ; des fleuves de feu et d’autres de boue, les uns plus limpides, les autres plus épais, comme en Sicile ces torrents de boue et de feu qui précèdent la lave, et comme la lave elle-même. Ces lieux se remplissent de l’une ou de l’autre de ces matières, selon la direction qu’elles prennent chaque fois en débordant. Ces masses énormes se meuvent en haut et en bas, comme un balancier placé dans l’intérieur de la terre. Voici à peu près comment ce mouvement s’opère : parmi les ouvertures de la terre, il en est une, la plus grande de toutes, qui passe au travers de la terre ; c’est celle dont parle Homère, quand il dit (1) :
Bien loin, là où sous la terre est le plus profond abîme ;
et que lui-même ailleurs et beaucoup d’autres appellent le Tartare. C’est là que se rendent, et c’est de là que sortent de nouveau tous les fleuves, qui prennent chacun le caractère et la ressemblance de la terre sur laquelle ils passent. La cause de ce mouvement en sens contraire, c’est que le liquide ne trouve là ni fond ni appui ; il s’agite suspendu, et bouillonne sens dessus dessous ; l’air et le vent font de même tout à l’entour, et suivent tous ses mouvements et lorsqu’il s’élève et lorsqu’il retombe ; et comme dans la respiration, où l’air entre et sort continuellement, de même ici l’air, emporté avec le liquide dans deux mouvements opposés, produit des vents terribles et merveilleux, en entrant et en sortant. Quand donc les eaux, s’élançant avec force, arrivent vers le lieu que nous appelons le lieu inférieur, elles forment des courants qui vont se rendre, à travers la terre, vers des lits de fleuves qu’ils rencontrent et qu’ils remplissent comme avec une pompe. Lorsque ces eaux abandonnent ces lieux et s’élancent vers les nôtres, elles les remplissent de la même manière ; de là elles se rendent, à travers des conduits souterrains, vers les différents lieux de la terre, selon que le passage leur est frayé, et forment les mers, les lacs, les fleuves et les fontaines ; puis, s’enfonçant de nouveau sous la terre, et parcourant des espaces, tantôt plus nombreux et plus longs, tantôt moindres et plus courts, elles se jettent dans le Tartare, les unes beaucoup plus bas, d’autres seulement un peu plus bas, mais toutes plus bas qu’elles n’en sont sorties. Les unes ressortent et retombent dans l’abîme précisément du côté opposé à leur issue ; quelques autres, du même côté : il en est aussi qui ont un cours tout à fait circulaire, et se replient une ou plusieurs fois autour de la terre comme des serpents, descendent le plus bas qu’elles peuvent, et se jettent de nouveau dans le Tartare. Elles peuvent descendre de part et d’autre jusqu’au milieu, mais pas au delà ; car alors elles remonteraient : elles forment plusieurs courants fort grands ; mais il y en a quatre principaux dont le plus grand, et qui coule le plus extérieurement tout autour, est celui qu’on appelle Océan. Celui qui lui fait face, et coule en sens contraire et l’Achéron, qui, traversant des lieux déserts, et s’enfonçant sous la terre, se jette dans le marais Achérusiade, où se rendent les âmes de la plupart des morts, qui, après y avoir demeuré le temps ordonné, les unes plus, les autres moins, sont renvoyées dans ce monde pour y animer de nouveau êtres. Entre ces deux fleuves coule un troisième, qui, non loin de sa source, tombe dans un lieu vaste, rempli de feu, et y forme un lac plus grand que notre mer, où l’eau bouillonne mêlée avec la boue. Il sort de là trouble et fangeux, et, continuant son cours en spirale, il se rend à l’extrémité du marais Achérusiade, sans se mêler avec ses eaux ; et, après avoir fait plusieurs tours sous terre, il se jette vers le plus bas du Tartare : c’est ce fleuve qu’on appelle le Pyriphlégethon, dont les ruisseaux enflammés saillent sur la terre, partout où ils trouvent une issue. Du côté opposé, le quatrième fleuve tombe d’abord dans un lieu affreux et sauvage, à ce que l’on dit, et d’une couleur bleuâtre. On appelle ce lieu Stygien, et Styx le lac que forme le fleuve en tombant. Après avoir pris dans les eaux de ce lac des vertus horribles, il se plonge dans la terre, où il fait plusieurs tours ; et se dirigeant vis-à-vis du Pyriphlégéthon, il le rencontre dans le lac de l’Achéron, par l’extrémité opposée. Il ne mêle ses eaux avec les eaux d’aucun autre fleuve ; mais après avoir fait le tour de la terre, il se jette aussi dans le Tartare, par l’endroit opposé au Pyriphlégéthon. Le nom de ce fleuve est le Cocyte, comme l’appellent les poëtes. »
(1) Iliade, liv. VIII, v. 14.
{12} Mais qui donc étais-tu, mystérieux génie !
« Mais peut-être paraîtra-t-il inconséquent que je me sois mêlé de donner à chacun de vous des avis en particulier, et que je n’aie jamais eu le courage de me trouver dans les assemblées du peuple pour donner mes conseils à la république. Ce qui m’en a empêché, Athéniens, c’est ce je ne sais quoi de divin et de démoniaque, dont vous m’avez si souvent entendu parler, et dont Mélitus, pour plaisanter, a fait un chef d’accusation contre moi. Ce phénomène extraordinaire s’est manifesté en moi dès mon enfance : c’est une voix qui ne se fait entendre que pour me détourner de ce que j’ai résolu, car jamais elle ne m’exhorte à rien entreprendre ; c’est elle qui s’est toujours opposée à moi quand j’ai voulu me mêler des affaires de la république, et elle s’y est opposée fort à propos : car sachez bien qu’il y a longtemps que je ne serais plus en vie, si je m’étais mêlé des affaires publiques, et je n’aurais rien avancé ni pour vous ni pour moi. Ne vous fâchez point, je vous en conjure, si je vous dis la vérité. Non, quiconque voudra lutter franchement contre les passions d’un peuple, celui d’Athènes ou tout autre peuple ; quiconque voudra empêcher qu’il se commette rien d’injuste ou d’illégal dans un État, ne le fera jamais impunément. Il faut de toute nécessité que celui qui veut combattre pour la justice, s’il veut vivre quelque temps, demeure simple particulier, et ne prenne aucune part au gouvernement. Je puis vous en donner des preuves incontestables, et ce ne seront pas des raisonnements, mais ce qui a bien plus d’autorité auprès de vous, des faits. Écoutez donc ce qui m’est arrivé, afin que vous sachiez bien que je suis incapable de céder à qui que ce soit contre le devoir, par crainte de la mort ; et que, ne voulant pas le faire, il est impossible que je ne périsse pas. Je vais vous dire des choses qui vous déplairont, et où vous trouverez peut-être la jactance des plaidoyers ordinaires : cependant je ne vous dirai rien qui ne soit vrai. »
{13} Voilez-vous, ou je meurs une seconde fois !
« Après cela, ô vous qui m’avez condamné, voici ce que j’ose vous prédire ; car je suis précisément dans les circonstances où les hommes lisent dans l’avenir au moment de quitter la vie. »
{14} Cependant dans son sein son haleine oppressée…
« Il s’assit sur son lit, et n’eut pas le temps de nous dire grand’chose ; car le serviteur des Onze entra presque en même temps, et s’approchant de lui : « Socrate, dit-il, j’espère que je n’aurai pas à te faire le même reproche qu’aux autres : dès que je viens les avertir, par l’ordre des magistrats, qu’il faut boire le poison, ils s’emportent contre moi et me maudissent ; mais pour toi, depuis que tu es ici, je t’ai toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux qui sont jamais venus dans cette prison ; et en ce moment je suis bien assuré que tu n’es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont la cause de ton malheur, et que tu connais bien. Maintenant, tu sais ce que je viens t’annoncer ; adieu, tâche de supporter avec résignation ce qui est inévitable. » En même temps il se détourna en fondant en larmes, et se retira. Socrate, le regardant, lui dit : « Et toi aussi, reçois mes adieux ; je ferai ce que tu dis. » Et se tournant vers nous : « Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet homme ! tout le temps que j’ai été ici, il m’est venu voir souvent, et s’est entretenu avec moi : c’était le meilleur des hommes, et maintenant comme il me pleure de bon cœur ! Mais allons, Criton, obéissons-lui de bonne grâce, et qu’on m’apporte le poison, s’il est broyé ; sinon, qu’il le broie lui-même. »
{15} Un faux rayon de vie errant par intervalle.
Jusque-là, nous avions eu presque tous assez de force pour retenir nos larmes ; mais le voyant boire, et après qu’il eut bu, nous n’en fûmes plus les maîtres. Pour moi, malgré tous mes efforts, mes larmes s’échappèrent avec tant d’abondance, que je me couvris de mon manteau pour pleurer sur moi-même ; car ce n’était pas le malheur de Socrate que je pleurais, mais le mien, en songeant quel ami j’allais perdre. Criton, avant moi, n’ayant pu retenir ses larmes, était sorti ; et Apollodore, qui n’avait presque pas cessé de pleurer auparavant, se mit alors à crier, à hurler et à sangloter avec tant de force, qu’il n’y eut personne à qui il ne fît fendre le cœur, excepté Socrate.
« Que faites-vous, dit-il, ô mes bons amis ? N’était-ce pas pour cela que j’avais renvoyé les femmes, pour éviter des scènes aussi peu convenables ? car j’ai toujours ouï dire qu’il faut mourir avec de bonnes paroles. Tenez-vous donc en repos, et montrez de la fermeté. »
Ces mots nous firent rougir, et nous retînmes nos pleurs.
Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu’il sentait ses jambes s’appesantir, et il se coucha sur le dos, comme l’homme l’avait ordonné. En même temps le même homme qui lui avait donné le poison s’approcha, et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui serra le pied fortement, et il lui demanda s’il le sentait ; il dit que non. Il lui serra ensuite les jambes ; et portant ses mains plus haut il nous fit voir que le corps se gelait et se roidissait : et ; le touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid gagnerait le cœur, Socrate nous quitterait. Déjà tout le bas-ventre était glacé. Alors se découvrant, car il était couvert :
« Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un coq à Esculape ; n’oublie pas d’acquitter cette dette.
– Cela sera fait, répondit Criton, mais vois si tu as encore quelque chose à nous dire. »
Il ne répondit rien, et un peu de temps après il fit un mouvement convulsif ; alors l’homme le découvrit tout à fait : ses regards étaient fixes. Criton, s’en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux.