XII – L’ENTHOUSIASME.

Ainsi, quand l’aigle du tonnerre

Enlevait Ganymède aux cieux,

L’enfant, s’attachant à la terre,

Luttait contre l’oiseau des dieux ;

Mais entre ses serres rapides

L’aigle pressant ses flancs timides,

L’arrachait aux champs paternels ;

Et, sourd à la voix qui l’implore,

Il le jetait, tremblant encore,

Jusques aux pieds des immortels.

Ainsi quand tu fonds sur mon âme,

Enthousiasme, aigle vainqueur,

Au bruit de tes ailes de flamme

Je frémis d’une sainte horreur ;

Je me débats sous ta puissance,

Je fuis, je crains que ta présence

N’anéantisse un cœur mortel,

Comme un feu que la foudre allume,

Qui ne s’éteint plus, et consume

Le bûcher, le temple et l’autel.

Mais à l’essor de la pensée

L’instinct des sens s’oppose en vain :

Sous le dieu mon âme oppressée

Bondit, s’élance, et bat mon sein.

La foudre en mes veines circule :

Étonné du feu qui me brûle,

Je l’irrite en le combattant,

Et la lave de mon génie

Déborde en torrents d’harmonie,

Et me consume en s’échappant.

Muse, contemple ta victime !

Ce n’est plus ce front inspiré,

Ce n’est plus ce regard sublime

Qui lançait un rayon sacré :

Sous ta dévorante influence,

À peine un reste d’existence

À ma jeunesse est échappé.

Mon front, que la pâleur efface,

Ne conserve plus que la trace

De la foudre qui m’a frappé.

Heureux le poète insensible !

Son luth n’est point baigné de pleurs ;

Son enthousiasme paisible

N’a point ces tragiques fureurs.

De sa veine féconde et pure

Coulent, avec nombre et mesure,

Des ruisseaux de lait et de miel ;

Et ce pusillanime Icare,

Trahi par l’aile de Pindare,

Ne retombe jamais du ciel.

Mais nous, pour embraser les âmes,

Il faut brûler, il faut ravir

Au ciel jaloux ses triples flammes :

Pour tout peindre, il faut tout sentir.

Foyers brûlants de la lumière,

Nos cœurs de la nature entière

Doivent concentrer les rayons ;

Et l’on accuse notre vie !

Mais ce flambeau qu’on nous envie

S’allume au feu des passions.

Non, jamais un sein pacifique

N’enfanta ces divins élans,

Ni ce désordre sympathique

Qui soumet le monde à nos chants.

Non, non, quand l’Apollon d’Homère

Pour lancer ses traits sur la terre,

Descendait des sommets d’Éryx,

Volant aux rives infernales,

Il trempait ses armes fatales

Dans les eaux bouillantes du Styx.

Descendez de l’auguste cime

Qu’indignent de lâches transports !

Ce n’est que d’un luth magnanime

Que partent les divins accords.

Le cœur des enfants de la lyre

Ressemble au marbre qui soupire

Sur le sépulcre de Memnon :

Pour lui donner la voix et l’âme,

Il faut que de sa chaste flamme

L’œil du jour lui lance un rayon.

Et tu veux qu’éveillant encore

Des feux sous la cendre couverts,

Mon reste d’âme s’évapore

En accents perdus dans les airs !

La gloire est le rêve d’une ombre ;

Elle a trop retranché le nombre

Des jours qu’elle devait charmer.

Tu veux que je lui sacrifie

Ce dernier souffle de ma vie !

Je veux le garder pour aimer.

Commentaire.

 

Cette ode est du même temps. C’est une goutte de la veine lyrique de mes premières années. Je l’écrivis un matin à Paris, dans une mansarde de l’hôtel du maréchal de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, que j’habitais alors. Un de mes amis entra au moment où je terminais la dernière strophe. Je lui lus toute la pièce ; il fut ému. Il la copia, il l’emporta, et la lut à quelques poëtes classiques de l’époque, qui encouragèrent de leurs applaudissements le poëte inconnu. Je la dédiai ensuite à cet ami, qui faisait lui-même des vers remarquables. C’est M. Rocher, aujourd’hui une des lumières et une des éloquences de la haute magistrature de son pays. Nos routes dans la vie se sont séparées depuis ; il a déserté la poésie avant moi. Il y aurait eu les succès promis à sa belle imagination. Nos vers s’étaient juré amitié : nos cœurs ont tenu la parole de nos vers.