XXXI – ADIEU.

Oui, j’ai quitté ce port tranquille,

Ce port si longtemps appelé,

Où, loin des ennuis de la ville,

Dans un loisir doux et facile,

Sans bruit mes jours auraient coulé.

J’ai quitté l’obscure vallée,

Le toit champêtre d’un ami ;

Loin des bocages de Bissy,

Ma muse, à regret exilée,

S’éloigne, triste et désolée,

Du séjour qu’elle avait choisi.

Nous n’irons plus dans les prairies,

Au premier rayon du matin,

Égarer, d’un pas incertain,

Nos poétiques rêveries.

Nous ne verrons plus le soleil,

Du haut des cimes d’Italie

Précipitant son char vermeil,

Semblable au père de la vie,

Rendre à la nature assoupie

Le premier éclat du réveil.

Nous ne goûterons plus votre ombre,

Vieux pins, l’honneur de ces forêts ;

Vous n’entendrez plus nos secrets ;

Sous cette grotte humide et sombre

Nous ne chercherons plus le frais ;

Et le soir, au temple rustique

Quand la cloche mélancolique

Appellera tout le hameau,

Nous n’irons plus, à la prière,

Nous courber sur la simple pierre

Qui couvre un rustique tombeau.

Adieu, vallons ! adieu, bocages !

Lac azuré, roches sauvages,

Bois touffus, tranquille séjour,

Séjour des heureux et des sages,

Je vous ai quittés sans retour !

Déjà ma barque fugitive,

Au souffle des zéphyrs trompeurs,

S’éloigne à regret de la rive

Que m’offraient des dieux protecteurs.

J’affronte de nouveaux orages ;

Sans doute à de nouveaux naufrages

Mon frêle esquif est dévoué ;

Et pourtant, à la fleur de l’âge,

Sur quels écueils, sur quel rivage

Déjà n’ai-je pas échoué ?

Mais d’une plainte téméraire

Pourquoi fatiguer le destin ?

À peine au milieu du chemin,

Faut-il regarder en arrière ?

Mes lèvres à peine ont goûté

Le calice amer de la vie,

Loin de moi je l’ai rejeté ;

Mais l’arrêt cruel est porté :

Il faut boire jusqu’à la lie !

Lorsque mes pas auront franchi

Les deux tiers de notre carrière,

Sous le poids d’une vie entière

Quand mes cheveux auront blanchi,

Je reviendrai du vieux Bissy

Visiter le toit solitaire,

Où le ciel me garde un ami.

Dans quelque retraite profonde,

Sous les arbres par lui plantés,

Nous verrons couler comme l’onde

La fin de nos jours agités.

Là, sans crainte et sans espérance,

Sur notre orageuse existence

Ramenés par le souvenir,

Jetant nos regards en arrière,

Nous mesurerons la carrière

Qu’il aura fallu parcourir.

Tel un pilote octogénaire,

Du haut d’un rocher solitaire,

Le soir, tranquillement assis,

Laisse au loin égarer sa vue,

Et contemple encor l’étendue

Des mers qu’il sillonna jadis.

Commentaire.

 

Cette pièce est de 1815. En revenant de la Suisse après les Cent Jours, je m’arrêtai dans la vallée de Chambéry, chez l’oncle d’un de mes plus chers amis, le comte de Maistre. Le comte de Maistre était le frère cadet du fameux écrivain qui a laissé un si grand nom dans la philosophie et dans les lettres. Je passai quelques jours heureux dans cette charmante retraite de Bissy, enseveli sous l’ombre des noyers et des sapins du mont du Chat. Je voyais de ma fenêtre la nappe bleue de ce beau lac où je devais aimer et chanter plus tard. Je commençais à peine à crayonner de temps en temps quelques vers à l’ombre de ces sapins, au bruit monotone de ces eaux.

La vie que l’on menait chez mes hôtes était une vie presque espagnole : une douce oisiveté, des entretiens rêveurs, des promenades nonchalantes entre les hautes vignes et les hêtres des collines de Savoie, des lectures, des chapelets. À la nuit tombante, aux sons de l’Angelus, on s’acheminait en famille vers la petite église du hameau, cachée avec son toit de chaume et son clocher de bois noirci par la pluie. On y faisait la prière du soir. Ces habitudes régulières et saintes de cette maison m’attendrissaient et me charmaient, bien que je fusse alors dans les premiers bouillonnements et dans les dissipations de l’adolescence. Je suivais la famille dans tous ses actes de piété. L’esprit éminent et original, la bonté, la sérénité de caractère de toute cette maison de Maistre, me captivaient. Des jeunes personnes simples, vertueuses, charmantes, nièces de Mme de Maistre, répandaient leur rayonnement sur cette gravité de la famille. Je quittai avec peine cette oasis de paix, d’amitié, de poésie, pour revenir à Beauvais reprendre l’uniforme, le sabre, le cheval, le tumulte de la garnison. En arrivant à mon corps, j’écrivis ces adieux, et je les envoyai à mon ami Louis de Vignet, neveu du comte de Maistre.