
CHAPITRE 2
LES ARTS DE LA CHAIR
« Beaucoup pensent que seule l’application physique de la torture peut susciter la douleur. Les lames, les crochets, les chaînes et le pilori ne sont jamais que des outils physiques qui, certes, jouent leur rôle dans la mortification de la chair. Mais l’anticipation, la répétition, la conciliation et l’espoir, voilà les instruments subtils que vous emploierez au moment de mortifier l’âme. »
- Le maître tourmenteur Bellathonis
Nyos Yllithian revint à son palais fortifié de l’éperon principal, au cœur des immenses spires de la haute ville, par un passage secret. Son domaine était un antique héritage de sa noble maisonnée, bâti et obstinément protégé contre les usurpateurs depuis bien avant la Chute. L’ancêtre de Nyos, Dralydh Yllithian, avait été le premier à agrandir et consolider le manoir familial, au sommet de la spire, en s’emparant des niveaux adjacents et en les incorporant à sa demeure. Au terme de six siècles d’escarmouches, d’intrigues et d’intimidations, l’arrière-grand-père de Nyos, Zovas Yllithian, acheva la conquête de la spire entière en chassant les derniers membres de la cabale du voïvode Uziak des niveaux inférieurs. Depuis, la forteresse était le territoire réservé des Flammes Blanches. Les voïvodes mineurs se serraient en se partageant un même niveau, mais pas Yllithian des Flammes Blanches.
Le faîte blindé des toits abrupts surplombait de part et d’autre un à-pic de trois kilomètres, jusqu’au point où les fondations noueuses reposaient contre la serre d’Ashkeri et l’anneau des quais. Deux des trois spires les plus proches étaient contrôlées par des cabales qu’Yllithian considérait comme vassales ou alliées. La dernière, un édifice squelettique de métal noir, abritait les ultimes rejetons du voïvode Uziak et une poignée de nobliaux hostiles à la maison Yllithian.
Leur proximité ne l’inquiétait pas. Des barbelures décoratives, des colonnes, des rosettes et des statues savamment éparpillées sur toute la superficie du palais des Flammes Blanches dissimulaient une horde de systèmes de détection et d’armes extrêmement puissantes. Le palais était constamment surveillé par des patrouilles de cabalites. Une centaine d’yeux invisibles suivaient le moindre mouvement entre ses murs et murmuraient inlassablement leur rapport à Yllithian.
De retour dans la sécurité du niveau occupé par les Flammes Blanches, parmi ses guerriers et ses esclaves, Nyos Yllithian retrouva vite ses forces perdues à Shaa-dom grâce aux souffrances de ses serviteurs. Sans doute les espions du tyran, que Nyos soupçonnait d’avoir infiltré sa demeure, avaient-ils déjà rapporté sa brève absence, mais cela ne l’inquiétait guère. À l’instar de tous les voïvodes, il entourait ses activités de secrets. Le risque d’être assassiné par un sous-fifre ambitieux ou un rival jaloux était omniprésent – à tel point qu’on le considérait comme une forme de sélection naturelle au sein de la Cité Crépusculaire.
Quelques jours plus tard, il convoqua le chef des tourmenteurs au service de la cabale des Flammes Blanches, un individu retors appelé Syiin. D’ordinaire, Nyos n’avait que faire des tourmenteurs, hormis pour renouveler les pactes nécessaires à sa résurrection en cas de mort éventuelle. À son avis, l’art délicat des praticiens était trop froid, trop académique pour être loué et trop laborieux pour être utile. Néanmoins, seuls les voïvodes particulièrement sots dédaignaient leurs services.
Syiin se trouvait dans les entrailles de la forteresse des Flammes Blanches lorsqu’il reçut la convocation du voïvode. Ses serviteurs et lui vivaient dans un labyrinthe en forme de spirale anguleuse fait de cellules et d’infirmeries où ils pratiquaient leur art. Là, des dizaines de prisonniers bizarrement altérés hurlaient, vagissaient, gloussaient et ricanaient dans leur prison aux murs garnis de lames ; un mélange insolite de cobayes et d’expériences en cours. À ce moment, Syiin était occupé à peaufiner le visage qu’il s’était façonné ; il avait remodelé ses os pour étirer sa peau pâle et son faciès ressemblait à présent à un disque plat. Comme tous les tourmenteurs, il s’était lui-même infligé bien des altérations au cours d’une vie dédiée à la pratique de son art. Ses membres anormalement longs lui auraient conféré une haute stature s’il n’était affublé d’une colonne vertébrale torse qui le pliait en deux. De fait, il tendait vers l’apparence d’une créature à quatre bras qui aurait évolué sur ses membres antérieurs – dont les genoux étaient des coudes –, le tout surmonté d’une large face lunaire qui se tordait pour vous regarder de sous un dos considérablement voûté.
Il revêtit en hâte la peau de ses victimes, l’habit officiel de sa fonction, afin d’être présentable. La toge était constituée de centaines de pièces, douces comme du vélin, cousues pour former une mosaïque commémorant les souffrances paroxystiques infligées à feu leurs porteurs. Cette action lui permit de retrouver un peu sa contenance : il était rare que le voïvode le consulte et cette convocation l’inquiétait beaucoup. Il partit aussi vite que son corps bossu le lui permettait, empruntant des passerelles sinueuses et étroites illuminées par des yeux de cadavres et remonta peu à peu des profondeurs de la forteresse comme un insecte obscène s’extrayant d’une bûche vermoulue.
Syiin cligna des yeux lorsqu’il émergea dans la lumière des vastes salles de ce palais supérieur auquel il n’était pas habitué. Il lui sembla que les guerriers y étaient en plus grand nombre que lors de sa dernière visite. Où que se pose son regard, des silhouettes en armure noire montaient la garde ou patrouillaient dans les couloirs. La dernière ascension avant la chambre d’audience du voïvode était une longue volée de marches taillées dans de la pierre évoquant l’albâtre, si pure qu’elle semblait émettre sa propre lumière. Toutes les trois marches était postée une paire de gardes armés de lances cérémonielles couvertes de symboles des Flammes Blanches. Syiin se demanda brièvement si cet étalage de puissance lui était destiné mais chassa cette pensée. Le voïvode Yllithian n’avait aucun intérêt à montrer sa force à son tourmenteur. Il songea alors que les rumeurs selon lesquelles le voïvode s’était récemment absenté devaient être fondées. Dès lors, ce dernier se faisait un devoir de rappeler à tous son autorité, et ce d’une manière assez peu subtile. Le tourmenteur voûté grimpa les escaliers aussi vite que possible, sans cesser de se demander ce qui l’attendait.
L’un des Ilmæa, les soleils captifs de Commorragh, jetait une lumière faible, néfaste, par les vastes embrasures de la salle d’audience tout en descendant lentement dans son lointain sous-royaume. Des piliers de porphyre aux délicates difformités couraient sur deux rangs le long de l’allée centrale, projetant des ombres violettes sur les exquises mosaïques du sol. À l’autre bout, Nyos attendait sur un trône barbelé, forgé par Zovas Yllithian à partir des armes brisées de ses ennemis. Le voïvode semblait préoccupé et observait le paysage avec peu d’intérêt.
Les masques inexpressifs des incubes toisèrent le tourmenteur depuis les deux côtés de la salle, leurs grands klaives brandis devant eux, prêts à exécuter le visiteur pour peu que Nyos lève le petit doigt pour le leur ordonner. Dans les ombres, des hobereaux en habits chamarrés traînaient des bêtes exotiques au bout de laisses dorées : des ur-ghuls faméliques qui reniflaient en permanence ou des hæmovores sinueux dont la bouche de sangsue s’ouvrait et se refermait avidement. Des dandys androgynes aux yeux dorés l’observaient avec un intérêt incongru. Une coterie de courtisanes Lhamaéennes aux maquillages sophistiqués prenait un bain rituel d’aconit et se parfumait à l’essence d’hellébore tout en gloussant tandis que Syiin approchait à une distance respectueuse du trône et se prosternait devant son souverain.
Nyos ignora le tourmenteur et continua de regarder par la fenêtre. Celui-ci jeta un rapide coup d’œil pour découvrir ce qui monopolisait l’attention du voïvode. Au-delà du soleil noir, des voiles multicolores trahissaient la présence des sceaux de protection extérieurs qui gardaient la ville. Ils formaient un entrelacs mouvant de flammes magiques sillonné par le panache des réacteurs de lointains navires spatiaux. Il n’y avait là rien d’inhabituel. Syiin prit donc son mal en patience.
Avec un autre serviteur, Yllithian aurait accru son malaise en le faisant attendre un peu plus avant de daigner tenir compte de sa présence. Il savait néanmoins que ce genre de subtilité était vain avec les tourmenteurs, car ces derniers tenaient la patience pour une vertu cardinale, ce que la plupart des vrais eldars jugeaient pervers. À la place, il s’adressa à sa cour :
— Laissez-nous. Mes mots ne sont destinés qu’aux oreilles de Syiin.
Cet ordre créa une colonne réduite mais richement vêtue de guerriers, de concubines, d’animaux de compagnie et d’esclaves qui s’empressèrent de quitter la pièce. Les incubes furent les derniers à partir, après s’être assurés que les ordres de leur maître avaient été exécutés. Une fois les portes dorées refermées, Nyos accorda toute son attention au tourmenteur prosterné à ses pieds.
— J’ai quelques questions à te poser sur les arts de la chair, commença-t-il sans préambule. Si tu ne peux y répondre, il te faudra me trouver quelqu’un qui en sera capable. Est-ce bien clair ?
— Absolument, mon seigneur. En quoi puis-je vous aider ?
Le ton de Syiin était respectueux, voire obséquieux ; mais le choix de ses mots impliquait que Nyos lui serait redevable pour ses réponses, une perspective qui déplaisait au voïvode.
— Tu ne vas pas « m’aider » mais m’obéir en répondant à mes questions, sinon tu pourras aller louer tes services ailleurs, lança-t-il sèchement.
— Mes excuses, mon seigneur, reprit servilement Syiin. Comment puis-je vous servir ?
— C’est mieux. Comment t’y prendrais-tu pour ressusciter un noble disparu depuis fort longtemps – des siècles, voire des millénaires ?
La peau tendue du visage de Syiin se plissa légèrement tandis qu’il se demandait jusqu’à quel point il pouvait mentir.
— C’est un procédé complexe, mon seigneur. Plus la dépouille est fraîche, meilleures sont les chances de voir la réanimation aboutir de manière rapide et sûre.
— Je vois. Et en l’absence d’une « dépouille fraîche », comme tu le dis, quelles conditions permettraient le succès de l’opération ?
Les lèvres fines de Syiin esquissèrent une moue dépitée. Évoquer pareils secrets, même avec un voïvode, le mettait mal à l’aise. Son malaise causa un plaisir surprenant à Nyos. Il se leva de son trône barbelé et marcha vers le tourmenteur pour mieux savourer la sensation.
— Plus le… catalyseur est puissant, plus grandes sont les chances de succès, mon seigneur ; mais ramener quelqu’un qui n’est plus depuis des millénaires…
Le voïvode flaira la faille et s’y engouffra :
— Quand tu parles d’un catalyseur, tu veux dire une victime, n’est-ce pas ? L’opération nécessiterait un sacrifice assez puissant ?
Syiin frémit dans sa toge de cuir tandis que Nyos tournait d’un pas lent autour de lui. Il tenta faiblement de changer de sujet :
— Rappeler les morts de jadis, mon seigneur, ne va pas sans risque, des risques qui sont absents de la réanimation d’un défunt récent, dit-il avant de passer une langue d’un rose obscène sur ses lèvres. Des risques terribles.
Le voïvode, à ces mots, s’immobilisa un instant et Syiin eut l’audace de renchérir :
— Certains, parmi ma confrérie, estiment que les efforts consentis pour ramener Vlokarion ont directement contribué à la Cinquième Disjonction, mon seigneur, souffla-t-il dans un murmure craintif.
C’était un secret qu’il était dangereux de partager, mais le tourmenteur était aux abois. Ce fut au tour de Nyos de froncer les sourcils en se remémorant la mise en garde de la sorcière. Malgré cela, il y avait dans les réponses évasives de Syiin quelque chose qui le perturbait.
— Si ta confrérie sait cela, dit-il sur un ton songeur, c’est forcément que l’un de ses membres a déjà tenté ce genre de pratique. Parle-m’en, dis-moi qui pourra combler les lacunes manifestes de ta science ?
La pique fut efficace. Le tourmenteur refusait d’admettre que d’autres étaient plus doués que lui dans son domaine, ce qui décuplait son malaise. Nyos eut un rire intérieur. L’orgueil était tout autant la faiblesse des tourmenteurs que des autres eldars. Peut-être même plus. Il attendit de voir si Syiin tenterait de mentir en niant sans honte l’évidence. Ce dernier frémit sous le regard implacable de son maître avant de lui révéler une information qu’il regretterait bientôt :
— Il en est un, parmi notre confrérie, qui s’est intéressé avec passion à ce domaine, admit-il à contrecœur. Un maître du nom de Bellathonis. Je crois qu’il réside dans les Volières du voïvode Malixian, au niveau Metzuh…
Nyos le coupa d’un geste de la main, ce qui empêcha son serviteur de sauver la face en lui livrant des renseignements exhaustifs.
— Va-t’en, Syiin, je n’ai plus besoin de ton « aide », fit-il avec nonchalance.
Il attendit que le tourmenteur soit presque à la porte pour le rappeler.
— Une dernière chose, lança-t-il sur un ton plaisant.
Syiin se tendit, mais le voïvode se contenta de lui adresser son sourire le plus enjôleur en ajoutant :
— Il va sans dire que tu ne parleras à personne de cette petite discussion. Il me peinerait d’avoir à recruter un nouveau chef tourmenteur.
Comprenant la menace, Syiin opina du chef. Nyos estima que cela suffirait. Les tourmenteurs avaient notoirement l’esprit de clan et tuer l’un d’eux sans véritable raison apparente n’aurait pas amélioré sa réputation auprès des autres. À la place, il se contenterait de laisser Syiin ramper jusqu’à son labyrinthe pour y ruminer son échec.
Syiin parti, Nyos s’autorisa une longue promenade dans le palais. Ses incubes formaient un rempart autour de lui et ses hérauts avançaient devant la troupe, s’assurant que rien ne provoquerait le déplaisir de leur voïvode. Il erra dans la fournaise des armureries, là où des esclaves en nage trimaient sous le fouet, alla humer des fleurs narcotiques dans les jardins de plaisance, inspecta les cours d’entraînement durant lesquels ses guerriers affinaient leurs talents meurtriers et se promena sous une galerie de sculptures érotiques fractales qui fusionnaient et s’accouplaient avec une vie propre. À chaque fois que Nyos apparaissait, un frisson d’angoisse très gratifiant parcourait ses serviteurs, et leur énergie négative l’épuisait délicieusement. Il distribua punitions et faveurs selon ses caprices, traçant un sillage de douleur, de discorde et de jalousie dans sa maisonnée.
Une fois sûr que son entrevue avec Syiin serait noyée au milieu de dizaines de rapports futiles de la part des espions du tyran, il gagna un quai situé au sommet de son domaine. Là, le paysage titanesque de Commorragh, sous sa couronne de soleils captifs, déroulait une petite partie de son étendue. Des structures d’une hauteur impossible, faites de métal, de cristal, de chair, d’os et de pierre polie, se dressaient en tous sens ; les portraits des voïvodes des cabales, hauts de mille mètres, semblaient batailler contre les gratte-étoiles qui grimpaient en spirale depuis les profondeurs de la cité.
Des spires barbelées et des flèches semblables à des fers de lance se tendaient vers la lumière des Ilmæa, reliées les unes aux autres par une myriade d’arches délicates et de ponts torturés enjambant des gouffres vertigineux. L’air était empli de véhicules antigrav, de silhouettes ailées des fléaux en hauteur et intrépides d’hellions qui fonçaient sur leurs surfs loin en dessous.
— Je crois que je vais aller me promener en ville, dit Nyos sans s’adresser à personne en particulier – ses gardes incubes, quant à eux, étaient assez sages pour ne pas répondre. Préparez ma barque personnelle et réveillez quelques-uns de ces bons à rien de fléaux pour m’escorter.
Le véhicule privé du voïvode était d’une beauté époustouflante. Les rubis et l’albâtre rehaussaient les plaques de blindage courbes de sa noble proue qui symbolisait les Flammes Blanches. Les lignes gracieuses de sa coque étroite s’évasaient majestueusement pour englober les nacelles des moteurs antigravité de poupe. Nyos se hissa sur la plateforme centrale et s’installa sur un trône luxueux, identique à celui de la salle d’audience. Ses incubes allèrent prendre position derrière les canons éclateurs à long fût et les désintégrateurs sur pivots montés autour de la coque. Après un hochement de tête adressé au timonier, la nef quitta le quai et s’éleva sans accroc dans le ciel.
Un vol de silhouettes ailées descendit à sa rencontre et les incubes pointèrent instinctivement leurs armes dans cette direction. Peu importait que ces fléaux-là appartiennent à la cabale des Flammes Blanches. Plus d’un voïvode avait succombé sous les lames de ses propres troupes. Seuls les vigilants incubes étaient véritablement dignes de confiance, grâce à leur code presque monacal de l’honneur et du devoir ; quant aux autres, leur loyauté était achetée ou imposée.
Les fléaux plongèrent avec arrogance autour du navire avant de s’égailler pour former une sphère protectrice autour de lui. Les bruissements et les claquements de leurs ailes altérées retentissaient nettement à travers les boucliers qui protégeaient la barque. Certains fléaux ne se contentaient pas de simples ailes de chair sculptée ; ceux-là arboraient aussi des serres à la place des pieds, ou des traits de rapace, et les mains qui agrippaient leurs armes étaient souvent munies de griffes. Chacun d’eux poursuivait sa vision personnelle du vol, le plus souvent au moyen d’ailes membraneuses, mais certains préféraient des élytres ou des ailes emplumées évoquant celles d’un aigle ou d’un faucon.
— Conduis-nous au niveau Metzuh. Allons voir quels plaisirs s’offrent à nous le long du Grand Canal, ordonna Nyos à son timonier, et le navire descendit docilement.
Les spires effilées et les clochers hérissés de lames défilaient autour d’eux en sifflant, de plus en plus nombreux à mesure que la barque descendait vers les entrailles de la ville. Les flèches cyclopéennes formaient à présent les parois rutilantes de canyons que reliaient des ponts et des arches qui montaient vers la nef telles des lames géantes. Le timonier négocia adroitement ce chaos architectural, descendant peu à peu dans l’ombre. Les fléaux maintenaient la même allure que l’embarcation, planant sur leurs puissantes ailes.
— Plus vite, ordonna Nyos.
Les parois du canyon devinrent floues. Les lames colossales jaillissaient de la pénombre et le timonier devait user de toutes ses forces pour contrôler l’appareil. Les fléaux éprouvaient eux aussi plus de difficultés à suivre leur maître et leurs grandes ailes battaient à présent pour les propulser aux côtés de la barque. Une brise légère traversait les champs protecteurs du navire. Nyos fit un geste à l’attention du timonier. Plus vite.
Même les champs atténuateurs de l’esquif ne pouvaient totalement protéger ses occupants à pareille vitesse. Les incubes s’agrippèrent au bastingage et accompagnèrent les mouvements de la barque alors qu’elle esquivait des obstacles de si peu qu’ils auraient pu les toucher en tendant le bras. Les fléaux volaient de toutes leurs forces, à présent, et seuls les plus forts d’entre eux arrivaient à ne pas se laisser distancer. Nyos ricana lorsque l’un d’eux percuta, la tête la première, une arche effilée comme un rasoir. L’impact réduisit le malheureux à une bruine sanglante et une explosion de membres mutilés.
Les niveaux inférieurs de Commorragh s’étendaient devant eux, à présent, et les canyons des spires avaient cédé leur place aux vieux quartiers marchands et aux éperons d’arrimage qui grouillaient au pied de la haute ville. Dans les spires, on appelait cet endroit l’Ynnealidh, la nécropole d’en dessous, là où les innombrables millions de citoyens de la Cité Crépusculaire travaillaient, suaient et mouraient. De minuscules étoiles lumineuses soulignaient l’enchevêtrement de ruelles et de places. La couverture presque fongoïde de milliers d’architectures différentes signalait les marchés à viande et les monts de piété grâce auxquels les misérables de Commorragh s’efforçaient de survivre.
Il était dangereux pour un noble du statut de Nyos de s’aventurer dans la ville basse ; là, ses ennemis n’auraient aucun mal à réunir des forces conséquentes tant les rues grouillaient d’espions et de mercenaires prêts à tout. La soudaineté, l’improbabilité de la visite du voïvode et de sa suite empêchaient tout guet-apens, mais il lui faudrait néanmoins conclure vite ses affaires et repartir avant que des assassins potentiels ne jaillissent du moindre recoin, de la moindre ruelle.
Le navire virait en longeant le flanc abrupt d’une spire précise et descendit sous le niveau Hy’kan pour atteindre Metzuh, les bas-fonds. Une fine ligne noire cernait Metzuh et s’épaississait pour devenir un canal huileux sur lequel paressait une poignée de navires de plaisance. Le timonier immobilisa la nef juste au-dessus de l’eau noire comme la poix avec un soulagement palpable et annonça :
— Grand canal, niveau Metzuh, grand voïvode.
Celui-ci lança un regard méprisant aux fléaux qui tournaient au-dessus de lui.
— Les performances de nos fléaux me déçoivent. Ils manquent de panache, n’est-ce pas ? songea-t-il à haute voix.
Le timonier saisit cette occasion d’abonder dans le sens de son maître.
— Certes, grand voïvode, ils manquent cruellement de panache, répéta-t-il obligeamment.
— Ah si je pouvais consulter quelqu’un doté d’une solide expérience dans ce domaine, soupira Nyos en contemplant l’étendue veloutée autour d’eux. Je suis sûr qu’il s’avérerait très précieux pour corriger ce défaut.
Le voïvode tentait sa chance ; l’autre était avide de lui plaire. Il attendit de voir s’il mordait à l’appât et ne fut pas déçu.
— Puis-je soumettre une suggestion à l’approbation du grand voïvode ? demanda le timonier d’un ton servile.
Nyos le lui accorda d’un rapide hochement de tête.
— Par chance, nous nous trouvons non loin des Volières de Malixian, grand voïvode. On raconte que le voïvode Malixian a une grande prédilection pour toutes les créatures des airs et que sa cabale dispose d’une belle collection de fléaux. Malixian le Fou, d’aucuns l’appellent, ajouta le timonier dans un murmure de conspirateur. Mais il ne fait aucun doute qu’il vous sera d’un conseil précieux dans ce domaine.
— Fascinant. Envoie sur-le-champ quelques-uns des membres de notre inutile escorte aux Volières. Dis-leur de transmettre mes salutations au noble Malixian et de requérir humblement une audience.
Le visage soigneusement composé du timonier se froissa à peine sous l’effet de la surprise, mais il s’exécuta sans broncher. Presque aussitôt, un petit groupe de fléaux se détacha de la nuée pour disparaître le long du canal. Le timonier souleva son gouvernail ouvragé pour lancer la barque à leur suite une seconde plus tard.
Le Grand Canal serpentait autour de la base du niveau, bordé d’un côté par les protections extérieures et, de l’autre, par les célèbres palais de plaisir de Metzuh. On racontait que le canal charriait autrefois une eau narcotique pure et parfumée qui coulait en quantités illimitées depuis un monde étranger asservi. À présent, c’était une mélasse noire d’excrétions indicibles, de déchets et d’amas qui, selon certains, avaient acquis une forme de conscience. Même les brumes émises par la substance corrompue avaient des facultés hallucinogènes et son contact apportait la démence ou le néant. Les citoyens blasés de Commorragh n’en venaient pas moins par milliers pour satisfaire leur hédonisme dans les négoces de chair et les antres à drogue qui se dressaient le long des rives serpentines. Metzuh devait sa popularité au fait qu’il formait une sorte de carrefour naturel en abritant plusieurs des portails majeurs conduisant aux royaumes vassaux de Commorragh.
Nyos considérait ces provinces avec quelque ambivalence. Commorragh n’était à l’origine que l’une des nombreuses enclaves interdimensionnelles bâties par les eldars. Il existait bien d’autres cités portuaires, forteresses et domaines privés. Au fil des siècles, Commorragh s’était étendue dans la toile et avait absorbé les autres provinces l’une après l’autre, comme un parasite qui croît lentement. Les royaumes vassaux avaient été asservis et leurs portails bloqués en position ouverte pour permettre à la Cité Crépusculaire de les piller à loisir. Shaa-dom avait été l’un des rares à faire une tentative sérieuse de sécession, mais le tyran était trop puissant et trop inflexible pour laisser échapper quelque chose qu’il avait agrippé de ses griffes.
Les royaumes vassaux semblaient engendrer une forme de démence particulière notable même au sein de Commorragh. Ceux qui vivaient près de ses limites semblaient affectés par leur environnement ; avec le passage des siècles, les énergies infinies du Warp donnaient naissance à d’étranges obsessions et à des états de conscience altérés. À Ælindrach, les ombres volaient et frémissaient d’une vie propre, à Mælyr’Dum, les mânes des morts revenaient pour combattre leurs assassins et à Xæ’Trenneayi, le temps allait d’avant en arrière sans le moindre respect pour sa propre chronologie. Les voïvodes de la périphérie étaient vus comme des chiots imbéciles par ceux de la haute ville, des crétins affligés de domaines improductifs, mais ils étaient aussi imprévisibles et d’une puissance surprenante.
Après sa prise de pouvoir, Vect avait instauré des lois pour permettre aux forts de régner sur les cabales. C’était sa cynique tentative d’élimination de l’aristocratie au profit d’une méritocratie lamentable. Affaiblies, sinon abattues par la trahison de Vect, les maisons nobles étaient devenues des cabales. Cependant, même sous cette forme, le sang pur était toujours prééminent.
La maison Yllithian survivait dans les Flammes Blanches de même que ses anciennes alliées, Xelian et Kraillach, perduraient à travers les Lames du Désir et l’Éternel Royaume. Mais, parmi les royaumes vassaux, la domination civilisée du statut, du sang et des privilèges n’existait pas ; l’ambition pure et l’aptitude au meurtre élevaient les voïvodes tout aussi vite qu’elles les abattaient. Malixian le Fou avait vécu plus que la plupart de ses contemporains et avait donné en pâture plus d’un rival à sa célèbre ménagerie de prédateurs aériens.
L’entrée publique du domaine de Malixian s’ouvrait au bout d’un fin pont d’argent qui franchissait le canal et s’achevait au portail de Béryl. Les hédonistes et les épicuriens qui encombraient le Grand Canal visitaient souvent les Volières de Malixian pour s’émerveiller de sa collection de volatiles exotiques ramenés à un coût exorbitant de toute la Grande Roue. Certains visiteurs avaient l’honneur d’admirer les majestueux rukhs blancs ou les vivaces ombrefreux lors de leurs célèbres chasses, tandis que les moins chanceux devenaient précisément les proies de ces animaux. Malixian avait la réputation méritée d’être particulièrement capricieux, même selon les standards de Commorragh. Le tyran impliquait d’ailleurs souvent le voïvode fou dans ses vendettas insensées, pour son propre plaisir, la nature instable de Malixian en faisant l’outil de châtiment idéal lorsque le besoin s’en faisait sentir.
Sous la poigne sûre du timonier, ils approchèrent en vue du portail de Béryl et la barque s’éleva au niveau du pont.
Bellathonis était un tourmenteur qui avait quitté les fosses ténébreuses du Noyau de Commorragh des siècles plus tôt pour tracer son chemin dans la cité. Jusque-là, ses compétences lui avaient permis d’officier sous les ordres de divers voïvodes dont, actuellement, le voïvode Malixian du Neuvième Raptrex. Les coteries de tourmenteurs le pressaient pourtant de rejoindre l’une ou l’autre d’entre elles de manière permanente et voyaient d’un mauvais œil son dilettantisme dans le perfectionnement des arts de la chair. Bellathonis prétendait se rire de leurs critiques, mais il avait dû, récemment, prendre de nouvelles précautions pour garantir son intimité et sa sécurité.
L’offre généreuse du voïvode Malixian – une tour au sein de son royaume vassal réservée à lui seul – avait beaucoup fait pour assurer ces deux points et avait suscité quelque chose qui ressemblait à de la gratitude dans le cœur flétri du maître tourmenteur. Ainsi, lorsque Bellathonis fut convoqué par le voïvode, il répondit de bonne grâce, quand bien même il redoutait une nouvelle discussion interminable sur les vertus inhérentes des différents types de muscles alaires.
Bellathonis ordonna à ses assistants d’éteindre l’appareil sur lequel il était en train de travailler et quitta les laboratoires de torture du rez-de-chaussée de la tour. Dehors, une barque antigrav pilotée par les guerriers du voïvode l’attendait. Il y monta et s’agrippa fermement au bastingage lorsque l’appareil décolla dans une accélération ahurissante. La modeste tour de Bellathonis se dressait dans les faubourgs des Volières de Malixian et même à bonne allure, il lui faudrait plusieurs minutes pour rejoindre le nid d’aigle du voïvode, au centre des volières. Des cages et des enclos titanesques s’élevaient de plus en plus haut à mesure qu’ils se rapprochaient du cœur du domaine de Malixian et le fragile véhicule devait mobiliser toute sa puissance pour s’élever.
Les cages des Volières filaient autour d’eux dans leur splendeur baroque. De simples prisons aux barreaux dorés, en forme de pagode, côtoyaient d’immenses sphères de barbelés, des cubes de verre plombé et des cônes d’os entremêlés. Leur multitude trompait sur leurs tailles, car chacune était un habitat aussi volumineux qu’un gratte-étoiles n’accueillant qu’une seule forme de vie ailée arrachée à quelque planète distante. La forteresse de Malixian ressortait de la masse ; c’était une aiguille d’argent tendue vers le ciel qu’elle frôlait. Tandis que le véhicule continuait de s’élever, la pointe de la flèche devenait une sphère d’argent, une perle d’une centaine de pas de diamètre enfilée sur l’aiguille, davantage faite de vide que de métal mais dotée de points d’arrimage et de passerelles sans rambarde destinés à accommoder les créatures terrestres.
Son appareil vira et Bellathonis remarqua la présence d’un navire somptueux, inconnu, déjà arrimé au nid d’aigle. Alors qu’il débarquait, il l’inspecta mieux et reconnut sur-le-champ son symbole. Les Flammes Blanches étaient une cabale de la ville haute, restée riche et puissante grâce à ses nobles origines ; or, les cabales aristocratiques complotaient sans cesse contre le seigneur suprême Asdrubæl Vect. Intrigué, Bellathonis emprunta le méandre de passerelles pour gagner le cœur du nid d’aigle.
Le maître tourmenteur connut un instant de confusion lorsqu’il vit Malixian s’entretenir avec un autre eldar, sobrement vêtu de noir. À côté du voïvode qui portait son masque de rapace fait de fils d’or tressés et sa cape emplumée constellée d’yeux semi-conscients – l’une de mes plus belles créations, songea Bellathonis avec fierté –, le visiteur ressemblait à un simple guerrier cabalite. L’eldar se tourna vers Bellathonis et le tourmenteur comprit enfin. Le regard de l’étranger trahissait son statut. C’était un voïvode, arrogant, cynique, totalement impitoyable et habitué à être obéi au doigt et à l’œil. Plus que cela, ses prunelles scintillaient d’une sorte de ferveur visionnaire et il était entouré d’une aura d’autorité, comme s’il portait déjà quelque invisible couronne. Cet eldar ne manque pas d’ambition, c’est certain, songea Bellathonis en baissant servilement les yeux.
— Ah, voici mon maître sculpteur, gazouilla Malixian en apercevant le tourmenteur. Approche, Bellathonis, et fais honneur au noble voïvode Yllithian !
Hormis sa peau blême, le maître tourmenteur différait en tout point de Syiin. Si ce dernier était en permanence voûté, Bellathonis se tenait droit comme un I. Contrairement au faciès de pleine lune de Syiin, les traits de Bellathonis étaient vifs, anguleux. Les amples robes de cuir de Syiin étaient ici remplacées par une combinaison luisante noire et cannelée. Seuls leurs yeux les trahissaient : des orbes noirs et luisants, repus du spectacle de toutes les formes de cruauté et de malice.
Bellathonis approcha et se prosterna avec une convenance qui sembla plaire au voïvode Yllithian. Malixian, quant à lui, paraissait être dans une phase sociable. Énergique et enthousiaste, il sautillait littéralement sur les pointes antigravitiques qui le maintenaient en permanence à quelques centimètres du sol.
— Ce cher vieil Yllithian estime que ses fléaux se laissent aller, aussi les a-t-il amenés ici pour les mettre à l’épreuve face à mes propres guerriers ailés ! annonça-t-il tandis que ses prunelles pétillaient de joie sous son masque. Et quels volatiles inutiles ! Ils n’ont pas été à même de gagner la moindre course !
Si Yllithian tirait le moindre embarras des contre-performances de ses serviteurs, il n’en montra rien et hocha la tête pour confirmer.
— Je crains que le noble Malixian n’ait raison, dit-il d’un air suave, mais il a eu la bonté de suggérer que je pourrais peut-être faire appel à tes services pour rectifier cette lacune, maître Bellathonis. Malixian s’est montré fort prolixe sur ton habileté en ce qui concerne la reconfiguration des êtres pour le vol.
Avec un sourire reconnaissant, le tourmenteur s’inclina de plus belle :
— Le voïvode Malixian est trop bon. En vérité, mes maigres talents n’ont pu atteindre un niveau utile que grâce aux inestimables ressources des Volières.
— Vraiment ? dit Yllithian d’un air intrigué. Ainsi, par le passé, tu as perfectionné d’autres domaines de compétence avec autant de brio ?
Bellathonis se tourna vers Malixian pour quêter son approbation avant de poursuivre, conscient qu’il ne devait à aucun prix passer pour un compagnon plus divertissant que le voïvode fou. D’un rapide mouvement du menton, celui-ci l’encouragea à continuer.
— J’ai eu l’immense chance de pouvoir étudier les arts de la chair sous le patronage de divers mécènes, ajouta-t-il prudemment. Chacun d’eux avait ses propres centres d’intérêt et j’ai estimé qu’il relevait de la plus élémentaire courtoisie d’apprendre tout ce que je pouvais pour les satisfaire dans le domaine cher à leur cœur.
— Fascinant. Mes propres tourmenteurs feraient bien de prendre exemple sur toi plutôt que de gaspiller leur énergie dans des fariboles, fit Yllithian avec rancœur.
Bellathonis avait du mal à croire que ce redoutable voïvode, le maître des Flammes Blanches, puisse tolérer la moindre faribole sous son toit.
— Le voïvode Malixian a offert que je t’accompagne dans tes laboratoires afin de m’entretenir avec toi des altérations de mes fléaux.
— J’en serai très honoré, voïvode Yllithian, répondit docilement Bellathonis tout en se demandant ce que Nyos Yllithian avait vraiment derrière la tête.
Nyos se laissa guider par le tourmenteur à travers la petite tour et son désordre d’instruments de torture. La grande créature dégingandée s’excusait en permanence de ne pas avoir fait de l’ordre avant la visite d’un si auguste personnage et fouetta énergiquement ses serviteurs personnels – ses gorgones comme on les appelait – pour leur négligence. Bellathonis montra ensuite les altérations auxquelles il se livrait sur des prisonniers pour les transformer en êtres appelés grotesques, ses longs doigts maniant adroitement le scalpel et le soude-tissus pour sculpter leurs corps frémissants. Le voïvode découvrit des prédateurs squelettiques, écorchés, conçus pour la chasse à courre et des brutes semblables à des ours que l’on domptait pour les arènes.
Les membres du Neuvième Raptrex qui subissaient la transformation en fléaux lui furent exhibés dans les moindres détails. Leurs corps étaient étirés sur des cadres suspendus cependant que leurs os, leurs muscles et leur cartilage poussaient pour s’adapter à leur nouvelle forme. Bellathonis se lança dans une dissertation érudite sur les spécificités des muscles des ailes mais s’interrompit en constatant l’absence d’intérêt de son hôte pour ce sujet. Nyos s’aperçut avec plaisir que l’attitude du tourmenteur se modifiait légèrement, comme s’il avait reçu confirmation de ses soupçons.
Enfin, Bellathonis le mena dans une pièce centrale emplie d’une foule de chevalets, de tables de dissection, et lui dit de lever les yeux. Des dizaines de sarcophages à couvercles de cristal étaient disposés en cercles concentriques, si nombreux qu’ils disparaissaient dans la pénombre du plafond. Une poignée d’entre eux était occupée par des silhouettes eldars à moitié enveloppées dans une sorte de cocon ; l’ivoire des os de certains contrastait avec le rouge sanguinolent des autres. Ces derniers, expliqua le tourmenteur, étaient des guerriers tombés qui approchaient de la fin du processus de régénération, alors que les premiers ne faisaient que l’entamer. Puis il se tut, dans l’expectative, ses yeux perçants braqués assez insolemment sur Nyos.
— Eh bien, honorable visiteur, en quoi puis-je vous aider ? finit-il par demander.
Les lèvres du voïvode s’étirèrent sur un mince sourire. Ils en venaient enfin au cœur du sujet.
— On m’a conseillé de venir te voir à propos d’un problème que mon propre tourmenteur s’est montré incapable de résoudre de manière satisfaisante. Apparemment, ta réputation de réanimateur te précède.
— J’en suis flatté. Puis-je m’enquérir lequel de mes frères a porté mon humble nom à l’attention du grand voïvode ?
La voix de Bellathonis était venimeuse ; à l’évidence, il n’avait d’affection ni pour ses semblables, ni pour les voïvodes.
— Nous pourrons discuter ultérieurement de cela, en fonction du degré de satisfaction que m’aura donné ta très acclamée érudition, contra Nyos pour reprendre le contrôle de la conversation. À présent, dis-moi comment fonctionne le processus. On m’a raconté qu’il était complexe et présentait de nombreux écueils. On dit qu’il est impossible, par exemple, de ranimer quelqu’un mort depuis plus d’une journée.
Le tourmenteur observa un long silence.
— À son niveau le plus élémentaire, le processus est simple, finit-il par dire avec emphase, les yeux brillant d’une sombre intensité. Mes frères tourmenteurs se font fort de l’enrober d’un épais vernis de mysticisme, mais il ne consiste qu’en deux étapes.
Nyos eut l’impression qu’une vieille dispute était rejouée pour ses seules oreilles. Le maître tourmenteur leva une main cadavérique et tendit deux doigts.
— Tout d’abord, le corps doit se reconstruire. Pour ce faire, il suffit du plus petit fragment du sujet. Même ses cendres feraient une base acceptable, dit Bellathonis tout en repliant l’un de ses doigts obscènement longs. Ensuite, l’esprit doit être rappelé dans le corps, puis nourri avec une quantité idoine de souffrance arrachée à un tiers.
Le deuxième doigt se replia à son tour.
— Ces deux conditions remplies, je suis persuadé que toute régénération est envisageable. La mort ne peut pas nous abattre, ni par le poids des ans, ni par la violence, du moment que nous gardons la volonté de survivre !
Bellathonis avait serré le poing en prononçant ces paroles. Nyos se surprit à hocher la tête ; finalement, le vieux Syiin semblait l’avoir mis sur la bonne voie. Sans doute par accident, mais sur la bonne voie.
— J’ai cru comprendre que le processus impliquait des risques phénoménaux et que certaines tentatives trop ambitieuses avaient déclenché des disjonctions, par le passé.
Les traits acérés du maître tourmenteur se plissèrent de dégoût.
— La peur conduit mes frères à imaginer des liens de causalité là où il n’y en a pas, rétorqua-t-il sèchement. Le mystère de la restauration d’un mort ancien est un secret qu’ils cherchent tous à percer. Après tout, une coterie ne pourrait rêver d’une source de puissance plus grande que le secret de la vie et de la mort, n’est-ce pas ? Son avenir serait assuré pour l’éternité. Ainsi, chaque coterie poursuit ses propres buts et tente d’entraver les recherches de ses rivales en répandant, par exemple, des rumeurs sur de prétendus échecs épouvantables aux conséquences désastreuses. Pure hypocrisie.
— Fascinant. Ainsi, si l’on te fournit les moyens requis, à savoir un fragment viable et une source de douleur appropriée, tu penses pouvoir ramener quelqu’un qui a péri voici des centaines, voire des milliers d’années ?
Bellathonis réfléchit longuement avant de répondre :
— Il faudrait une résonance d’énergies sombres colossale pour ramener quelqu’un à ce point éloigné du voile. La connexion empathique à la source pourrait en outre être imparfaite… commença-t-il.
— Un individu au « cœur pur » pourrait établir la connexion, le pressa Nyos. Quelqu’un qui ne viendrait pas de Commorragh.
Bellathonis lui lança un rapide regard sans cesser de réfléchir au problème.
— Vous êtes étonnamment bien informé, voïvode. Vous ne vous trompez pas en partant du principe que pareille entreprise demande de la qualité plutôt que de la quantité. Un seul sujet possédant les caractéristiques appropriées améliorerait davantage les chances de succès qu’un plein enclos d’esclaves… Oui, un cœur pur…
— Sais-tu où trouver ce genre d’individu ? Si ce n’est dans la Cité Crépusculaire, où ?
L’excitation tendait les traits de Bellathonis et ses yeux noirs scintillaient de la soif de nouvelles connaissances. Nyos commençait à comprendre pourquoi ses semblables le méprisaient. Apparemment, le maître tourmenteur prenait un peu trop de plaisir à partager ses théories.
— Pareilles questions troublent les coteries de tourmenteurs depuis des siècles, noble voïvode. Certains ont cherché des sujets de plus en plus ésotériques, en particulier parmi le bétail humain, mais jusque-là sans succès. D’autres ont tenté de substituer la quantité à la qualité, avec des résultats notoirement calamiteux. Pour ma part, je répète depuis longtemps à qui veut l’entendre que les races inférieures ne jouissent pas de liens assez étroits avec la Mer des Âmes pour remplir cette fonction.
— Il semblerait que, malgré ton évidente connaissance, tes collègues refusent d’entendre la sagesse de tes paroles.
Un éclat sombre troubla le regard de Bellathonis.
— Les conclusions que j’ai tirées ne leur convenaient pas, non, et ne m’ont valu que des critiques acerbes sur l’impossibilité d’obtenir des sujets adéquats.
— Ah ? Et de quels sujets s’agit-il ?
Bellathonis pivota brusquement sur ses talons et, sans un mot, s’engouffra dans une ouverture, plantant là le voïvode abasourdi. Une seconde plus tard, il réapparaissait, chargé d’un énorme grimoire relié de peau qui faisait la moitié de sa taille. Il le posa lourdement sur une table de dissection et commença à feuilleter ses pages en parchemin humain. Des croquis anatomiques révoltants, des inscriptions runiques et des schémas abscons défilèrent, les fins feuillets bruissant de manière trop prononcée, comme s’ils s’indignaient d’être dérangés. Le tourmenteur s’arrêta enfin sur une page précise et lut, son index suivant les runes argentées qu’il déchiffrait :
— Vlokarion croyait…
Il s’interrompit et reprit :
— Vlokarion était l’un des plus illustres tourmenteurs à avoir jamais béni de sa présence la Cité Crépusculaire. Ses exploits n’ont été égalés que par ceux du grand Urien Rakarth, dans les siècles récents, et ils n’ont jamais été surpassés. Vlokarion éprouvait une certaine fascination pour les branches obscures de notre race, celles qui se sont détournées de leur culture pour se vautrer dans la barbarie et l’ascèse.
Bellathonis fit pivoter le livre vers Nyos et désigna certains points d’un diagramme complexe tracé à l’encre argentée sur la peau pâle des pages.
— Voyez. Ceci est la lignée ininterrompue des anciens qui conduit jusqu’à leurs héritiers, ici à Commorragh. Notez, là, la fourche divergente décrite par les stériles eldars des vaisseaux-mondes et les adorateurs demeurés d’Isha, les exodites.
En vérité, Nyos distinguait à peine les branches de l’arbre généalogique que le tourmenteur lui montrait : les lignes se croisaient, s’écartaient, virevoltaient les unes autour des autres en un fouillis étourdissant.
— Vlokarion estimait que, durant la Chute, la conscience raciale des eldars avait été divisée, telle une lumière incolore frappant un prisme. Cette division conduisit chacune de ses branches à étreindre, ou plutôt à exprimer différentes facettes de notre nature, à l’exclusion des autres.
La ligne large et droite qui reliait les anciens à Commorragh arborait une variante du symbole de Khæla Mensha Khaine, la rune-dragon représentant la Fureur. Bellathonis lui indiqua une autre rune, sur la branche des vaisseaux-mondes, une variante du symbole d’Asuryan : la Discipline. Enfin, il désigna une troisième rune, sur la branche des exodites : le symbole d’Isha, qui représentait la Pureté.
— Vlokarion prouva à plusieurs reprises que la quantité d’énergie noire pouvant être moissonnée sur un sujet eldar était plusieurs fois supérieure à celle d’un spécimen d’une race inférieure, expliqua-t-il. En particulier s’il s’agissait d’un exodite. Selon ses propres théories, un individu assez pur lui aurait permis de ressusciter les plus grands héros de toute notre histoire.
Bellathonis referma le grimoire avec quelque difficulté et posa pensivement les mains sur sa couverture embossée.
— On pourrait trouver un cœur pur sur un monde vierge, parmi les clans exodites. Ceux-là lient leurs âmes à ce qu’ils appellent l’esprit du monde de leur planète afin de se prémunir contre l’Assoiffée, de même que nos cousins déments des vaisseaux-monde Lui dissimulent leurs morts en les intégrant à la trame même de leurs navires.
À cette idée, Nyos afficha une moue de dégoût. Les eldars des vaisseaux-mondes avaient choisi de se cacher pour l’éternité en s’accrochant à leurs dons psychiques sur de fades répliques des mondes d’origine qu’ils ne quittaient jamais. Les exodites régressifs ne valaient guère mieux, car ils rampaient dans la boue d’une planète qui représentait leur unique univers. Les vrais eldars, ceux que les chiffes molles des vaisseaux-mondes appelaient les ténébreux, avaient choisi de vivre pour toujours et de subsister en dépouillant les races inférieures.
— Tu dis que l’on pourrait dénicher un tel individu parmi les clans exodites, mais que n’importe quel exodite ne conviendrait pas. Comment trouver le bon spécimen au sein d’une planète entière de sauvages ?
Bellathonis se fendit d’un rictus triomphal, un sourire de requin.
— Vous êtes perspicace. Au cours de mes recherches, j’ai découvert l’existence d’une caste dont les membres se prêteraient idéalement à l’opération dont nous discutons. Ce sont des façonneurs du Warp, des ascètes qui, tout au long de leur vie, tissent un lien spirituel avec leur planète. Une fois retiré de cet… environnement embryogénique, je pense qu’un membre de cette caste ferait une excellente source d’énergie noire.
Nyos haussa pensivement les sourcils. S’il avait pu conserver aussi longtemps sa place, c’était parce qu’il savait déchiffrer ce que les autres cherchaient à dissimuler. Ses sens parfaits détectaient à présent une omission dans les paroles du tourmenteur.
— Si de tels individus existent et que tu es au courant de leur existence, comment est-ce possible que personne n’en ait encore capturé ? Les exodites sont incapables de nous empêcher de prendre ce que nous désirons. J’ai bien peur que tu ne sois pas tout à fait franc avec moi, Bellathonis.
Le tourmenteur hésita puis s’inclina :
— Pardonnez-moi, noble voïvode, mon enthousiasme prend parfois le dessus. La caste en question n’est que très peu mentionnée et seulement dans nos plus vieilles archives. Autant que je le sache, aucun de ses membres n’a jamais été ramené vivant dans la Cité Crépusculaire.
La main tendue pour caresser la couverture ouvragée du grimoire, il continua :
— Certains tiennent leur existence pour un mythe, voire une pure invention de Vlokarion dans le but d’égarer ses rivaux. Toutefois, Vlokarion lui-même signale que ces individus ne quittent que très peu leurs temples souterrains, enfouis au cœur de leur monde, et que ces temples sont inaccessibles aux étrangers.
Relevant la tête, il fixa Nyos de son regard inquiétant.
— Toutefois, si vous arrivez à trouver l’un de ces « chanteurs de monde » et à me l’amener, je suis sûr de pouvoir ressusciter Eldanesh en personne, conclut Bellathonis.
— J’admire ton hyperbole, mais l’aîné de notre race n’est pas tout à fait celui que j’avais en tête. Attelle-toi donc aux préparatifs et je te fournirai le moyen d’accomplir un miracle tel que cette cité n’en a jamais vu.
Bellathonis s’inclina profondément :
— J’en suis très honoré, voïvode, mais ces préparatifs ne sont pas une mince affaire. D’autant que l’entreprise est, pour l’heure, juste basée sur la foi. Je pressens aussi que pareille opération gagnerait à être préparée hors des Volières de Malixian et de la vue des agents du tyran ; sans cela, vous vous seriez montrés plus direct. Pareil coût, pareils risques doivent-ils être acceptés sans compensation ?
Nyos fut pris de court par ce soudain revirement. Il pensait avoir pris le tourmenteur au piège en usant de sa soif de connaissances.
— Je pensais que la perspective de participer à un projet de cette ampleur constituerait sa propre récompense pour un être tel que toi, répliqua-t-il sur un ton menaçant.
Il se reprit aussitôt. Bellathonis était la clef de voûte de son plan, aussi valait-il mieux le ménager. Il pourrait toujours lui réclamer des comptes pour son impudence plus tard. Il esquissa un sourire désarmant :
— Néanmoins, je suis un mécène généreux et je dispose d’une babiole qui récompensera coquettement tout inconfort que cette activité pourra te causer.
Le tourmenteur haussa les sourcils en signe d’intérêt et Nyos comprit qu’il le tenait.
Lorsque la barque d’Yllithian revint à la forteresse des Flammes Blanches, le tourmenteur bossu, Syiin, était sorti de son antre et rôdait près des docks pour accueillir avec une joie bienséante le retour de son maître. Le voïvode et sa suite le laissèrent en arrière en s’engouffrant dans le palais. Il resta à converser avec le timonier et son équipage, leur offrant des élixirs distillés dans ses fosses.
Il prêta une oreille particulièrement attentive au récit du voyage sur le Grand Canal, puis dans les Volières de Malixian le Fou, et félicita le timonier d’avoir proposé une distraction aussi gratifiante à leur seigneur. Le tourmenteur compatit également avec le maître de vol pour les pertes subies par ses fléaux et écouta patiemment les excuses imaginées par ce dernier pour justifier les piètres performances de ses guerriers. Son large visage lunaire se fendit d’un sourire étonnant lorsqu’il retraça mentalement, une par une, les activités de son maître et comprit ce qu’il était allé faire.
L’esprit de Syiin cliquetait au gré de ses calculs comme un vieil abaque tordu. Yllithian s’était rendu directement auprès de Bellathonis. Malgré les subterfuges élaborés par le voïvode, le tourmenteur voyait clair dans son jeu. Il était allé trouver Bellathonis et… et quoi ? Il lui manquait cette information cruciale que seuls partageaient le voïvode et le maître tourmenteur en personne. Syiin en était réduit à spéculer avec amertume.
Le voïvode l’avait interrogé sur une branche particulièrement dangereuse de la nécromancie. Ramener un individu mort depuis des millénaires n’était pas seulement dangereux, c’était impossible autant qu’il le savait. Il n’avait aucune intention de demander l’avis de ses confrères sur la question. Les coteries et les tourmenteurs particuliers gardaient jalousement leurs secrets et ne les échangeaient avec parcimonie que lorsqu’ils avaient quelque chose à y gagner.
Quand Syiin avait conseillé à son seigneur de consulter Bellathonis, il espérait que le maître tourmenteur se verrait soumettre une requête impossible et qu’il aurait la désagréable tâche, à tout le moins, de détruire les illusions démentes d’Yllithian. À présent, il se demandait si Bellathonis n’avait pas, en fait, accepté cette demande apparemment impossible et quel serait son avenir à lui auprès d’Yllithian si son rival obtenait quelque succès.
Il retourna à pas lents vers les fosses sans cesser de ruminer sur la meilleure façon de se tenir au courant des futurs contacts des deux eldars. Quelque plan fou qu’ait échafaudé le voïvode, il demeurerait inoffensif tant qu’aucun tourmenteur ne se mêlerait de l’aider. Mais Bellathonis pouvait s’avérer dangereux. C’était un renégat. Il n’appartenait à aucune coterie et n’avait aucun lien permanent avec une cabale précise. Il avait beau ne pas être le premier maître tourmenteur à officier de la sorte, ce comportement en disait long sur son ego. Il reviendrait peut-être à Syiin de persuader ses frères de coterie de s’occuper enfin de ce parvenu.