
CHAPITRE 16
LA VOIE DU RENÉGAT
Sindiel progressait d’un pas craintif le long des corridors mal éclairés du domaine secret d’El’Uriaq. Il était richement vêtu de fourrure d’éol et de soie d’araignée. Des gemmes multicolores et des métaux précieux ornaient ses mains et son cou. Il portait un pistolet éclateur aux courbes élégantes et dai saoith, une lame longue et droite dont le vénérable pedigree était bien plus noble que le sien. Ces armes étaient essentiellement des armes de parade, telles qu’en portaient les nobles de Commorragh. L’instrument le plus meurtrier à sa disposition était en fait dissimulé à son poignet, sous d’épaisses couches de dentelles bouffantes. Il espérait qu’il n’aurait pas à l’utiliser, mais il était assez désespéré pour s’en munir – au cas où.
C’était injuste. Malgré ses atours princiers, il ressentait l’impression d’avoir été trahi. Son étoile avait gravi les cieux de manière fulgurante, sous la protection directe d’Yllithian et les faveurs indirectes d’El’Uriaq. Il avait déjà sous ses ordres un escadron d’agiles vaisseaux de classe Corsaire arrimés à la serre d’Ashkeri ainsi qu’un manoir résidentiel, non loin. Des guerriers s’agenouillaient devant lui et l’appelaient maître, sans compter la possibilité de choisir des esclaves issus d’un million de mondes pour son bon vouloir. À présent, il pouvait donner libre cours à toutes ses fantaisies et laisser s’exprimer ses vices au sein d’une société qui ne jugeait jamais ses membres ni leur comportement. Les récompenses du voïvode avaient été à la hauteur de ses promesses et pour Sindiel, qui découvrait à peine les concepts de propriété ou de possession, c’était étourdissant.
Néanmoins, il avait été amené à faire une découverte déplaisante sur les ténébreux. Le genre de découverte qui ne laissait aucun repos. À leur manière, les eldars de Commorragh étaient tout aussi étroits d’esprit et prisonniers que ceux des vaisseaux-mondes ou les exodites. Eux aussi reniaient une partie d’eux-mêmes pour accéder à l’immortalité, bâillonnant leur nature psychique dans l’espoir de déjouer l’Assoiffée. Sindiel commençait à se demander si la déesse-démon n’avait pas épargné une partie des eldars juste pour jouir des souffrances qu’ils s’imposeraient à eux-mêmes en s’efforçant éternellement de fuir Ses griffes.
Il continua d’avancer, le cœur au bord des lèvres, incapable de décider s’il devait marcher résolument ou non. Cette partie des catacombes située sous la forteresse des Flammes Blanches, si mal délimitée qu’elle soit, avait été réquisitionnée par El’Uriaq et ses serviteurs en guise de palais de fortune. On lui avait dit que les plaques qui servaient de fondation à l’immense cité étaient percées de tunnels, de passages secrets et de mines creusés par les différentes cabales au fil des millénaires. L’ancien empereur de Shaa-dom s’était déclaré satisfait de ce repaire troglodyte et n’en sortait plus guère. Son antre avalait des esclaves avec une régularité vorace, mais cela semblait insignifiant à Commorragh.
Sindiel n’arrivait pas à se départir de l’impression que quelque chose d’horrible s’était manifesté ici-bas, et que cette chose grossissait au fil des jours. S’il se sentait souvent naïf et ignorant parmi les brillants citoyens de la ville, il était sûr d’une chose : leurs sens psychiques s’étaient amenuisés au point de les laisser aveugles. Ils percevaient le Warp uniquement en termes de forces susceptibles d’être manipulées et refusaient d’admettre que celui-ci était capable de les manipuler en retour.
Un bruit suspendit ses pensées. Il fit demi-tour et s’engouffra dans un passage latéral, dissimulé par l’ombre d’un arc-boutant. Les pas rythmés de deux paires de bottes cuirassées se rapprochaient. Une brève halte, puis les inconnus reprirent leur route. Sindiel revint prudemment dans le couloir, juste à temps pour voir les dos de deux guerriers cabalites disparaître dans l’autre direction.
Il songea avec amertume que la providence, une fois encore, illustrait son penchant à le placer dans des situations auxquelles il n’était pas préparé. Il s’était rendu dans les quartiers d’El’Uriaq sans objectif précis, avec la vague idée de confirmer ou de dissiper ses craintes par l’impression que les lieux lui laisseraient. À partir de là, il improviserait. Mais il se trouvait désormais dans une zone où les patrouilles étaient fréquentes, sans la moindre excuse plausible. La destinée l’avait abandonné, ce qui ne lui laissait que le choix de rester discret et de continuer à avancer, ne serait-ce que pour trouver une issue. Ça finissait toujours ainsi.
Sindiel ne s’était jamais considéré comme un renégat. De fait, il avait même l’impression d’avoir bataillé dur pour trouver un sens à sa vie. Il en était venu à croire que sa naissance sur un vaisseau-monde était survenue par accident. Il n’était pas destiné à la vie dure et dénuée de perspectives que quelque hoquet du sort lui avait accordée. Il s’était souvent rebellé contre les enseignements des prophètes et les dogmes moralisateurs de ses pairs, persuadé qu’il était voué à mélanger diverses philosophies.
Les quelques farces dont il s’était rendu coupable, et les leçons qu’il avait tenté de donner à ses semblables moribonds sur le vaisseau-monde, ne les avaient en rien rapprochés. Lentement mais sûrement, il avait fini dans les confins glacés de l’exclusion sociale, d’où il voyait les autres poursuivre leur insignifiant voyage sur différentes voies : jardinier, sculpteur, saltimbanque, philosophe, artisan, guerrier, etc. Ils semblaient se satisfaire de la médiocrité de leurs vies et il les méprisait pour cela.
Il avait brièvement suivi la voie du guerrier, pour comprendre qu’elle était la plus restrictive et ritualisée de toutes. Tout, sur la voie du guerrier, semblait destiné à empêcher l’eldar de devenir un guerrier, d’étreindre cette partie de sa psyché qui avait soif de violence. Lorsque que l’opportunité de quitter sa prison dorée pour parcourir le vaste univers s’était offerte à lui, il l’avait saisie des deux mains. Encore aujourd’hui, Sindiel se rappelait l’étreinte lasse dont l’avait gratifié le prophète à qui il avait demandé ce qui arriverait s’il choisissait de ne pas partir.
Dans l’ensemble, le vaste univers ne s’était révélé que boue et laideur où se disputaient l’ignorance et l’entêtement. Ses compagnons rangers n’étaient que des touristes poussés par leur goût du grand air et celui de se mêler des affaires des autres. Aucun d’eux ne remettait en question son mode de vie ou tentait de créer sa propre voie. Ils étaient juste las et désœuvrés, si bien qu’ils avaient emprunté la voie prescrite par le vaisseau-monde aux eldars « las et désœuvrés ». Sindiel attendait plus de sa propre existence.
Il avait fini par trouver et avait damné son âme immortelle, par-dessus le marché. Écouter les prophètes pérorer sur les périls du Warp et le moi spirituel était une chose, errer dans les ruines hantées de Shaa-dom en était une autre. À présent, il croyait plus que jamais en l’existence de l’âme immortelle.
Pour cela, il devait aussi blâmer Bariolé. Depuis l’Épine de Fer, les mots de celui-ci le hantaient en permanence. Il se rappelait avec précision ce moment où une main s’était refermée sur sa cheville, près du portail. Il avait failli mourir de peur. Puis la colère l’avait envahi lorsqu’il s’était retourné pour découvrir le rictus du visage masqué.
— Ne crois pas que ceci soit La Fin, avait dit Bariolé. Tu as d’autres choix, d’autres opportunités devant toi, plus que tu n’en soupçonnes. Ta voie sera toujours la tienne, qu’importe ce que l’on te dira. Souviens-toi qu’il ne sera jamais trop tard pour tenter de récupérer ton âme.
Depuis, l’idée persistante qu’il pourrait encore faire… quelque chose pour se retrouver ne l’avait pas quitté. Il s’était cru prisonnier de la voie obscure après avoir craché une bonne fois pour toutes au visage de l’univers et s’être attelé à la conquête du pouvoir. Désormais, il comprenait que le pouvoir qu’il détenait n’avait aucun sens. Il sentait déjà les premiers élancements de la faim creuse des Commorrites le tarauder et cela le dégoûtait. Il commençait à saisir la fureur insatiable de la Cité Crépusculaire et son besoin de dévorer tout ce qui passait à sa portée. Que ses habitants cessent, ne serait-ce qu’un instant, de se comporter en monstres et le vide béant qui les talonnait sans répit les engloutirait tous. À présent que s’étalait devant lui une vie de parasite, d’exploiteur, il se rendait compte qu’il trouvait l’idée répugnante.
Ainsi, le naïf Sindiel explorait l’antre du monstre sans l’ombre d’un plan, comme si cet acte irréfléchi et isolé effacerait le meurtre de ses compagnons et la divulgation de secrets qu’il avait juré de garder pour l’éternité. Et si sa motivation provenait d’une pulsion autodestructrice provoquée par sa culpabilité ? L’idée le frappa. Elle lui semblait étrangement apaisante et il reprit son chemin d’un pas plus léger.
Il atteignit une pièce en forme de cloche d’où partaient trois tunnels. De celui de gauche lui parvenaient des sons lointains évoquant des cris, ou de la musique aiguë, ou un mélange des deux. Celui du milieu lui soufflait à la figure un air chaud et humide chargé de l’arôme doux-amer de la viande rôtie. Ni bruit, ni odeur, ni lumière ne venaient de celui de droite. Après une brève hésitation, Sindiel choisit celui-ci.
Le passage descendait en serpentant. Ses murs grossièrement creusés étaient parfois éclairés par une gemme terne. L’humidité suintait des parois, formait de petits ruisseaux et creusait lentement un canal au centre. Il évita le liquide visqueux avec répugnance tout en s’efforçant de ne pas imaginer le genre de fluides qui avaient filtré ici au cours des millénaires.
Ses pires craintes trouveraient confirmation, il le sentait. Les catacombes donnaient une impression de fausseté, et ce n’était pas la paranoïa qui lui faisait imaginer quelque abomination dans chaque ombre. Il se figea, essayant de distinguer la forme floue qu’il apercevait au loin, devant lui. Au bout du corridor, il y avait… quelque chose d’à peine visible là où la lumière faiblissait. La chose ressemblait à un ignoble rocher biscornu, vaguement conique, fait de chair.
Sindiel tourna les talons pour s’enfuir, mais un son l’arrêta. Faible et lointain, il titillait sa conscience et résonnait tout autant dans son esprit que dans ses oreilles. Sa terreur reflua et il tendit l’oreille. C’était une mélodie sans paroles. Contrairement à ce qu’il avait cru, celle-ci n’avait rien d’insidieux ou de menaçant. Ce n’était pas non plus une forme de piège mental, sinon au sens le plus subtil du terme. C’était un chant doux à la fois empli de tristesse, de regrets, et tissé d’un filet d’espoir.
L’esprit de Sindiel vacilla. Une seule âme dans tout Commorragh était capable de fredonner sa détresse de manière aussi poignante. Un cœur pur. Il la croyait morte depuis longtemps, son âme dévorée lors de quelque hideuse orgie par Yllithian et ses acolytes. Il n’avait pas entendu sa voix depuis que Linthis la leur avait présentée, dans le Temple du Monde de Lileathanir. Une époque plus heureuse, bien sûr. C’était avant qu’il ne décide de vendre la spirite comme esclave, pour son propre profit.
À cette époque, il avait pris cela comme un jeu dont il sortirait gagnant. Quand il avait trouvé la sphère, perdue par les ténébreux après une brève escarmouche, il s’était cru chanceux. Depuis qu’il connaissait mieux les profondeurs des intrigues commorrites, il se demandait si la chance avait vraiment eu un rôle dans tout cela. Il avait caché la sphère de calcédoine à ses compagnons afin de l’étudier à leur insu. Après bien des expériences, il avait découvert qu’elle lui permettait de communiquer avec un noble prince de la Cité Crépusculaire, un endroit mythique de dépravation et de débauche qui avait toujours exercé une fascination morbide sur lui.
Le voïvode Yllithian lui avait dépeint Commorragh comme un endroit aussi romantiquement périlleux que gratifiant. Il n’avait à aucun moment tenté de lui dissimuler la terrible compétition qui y avait force de loi et ses enjeux, ni la bravoure et la ténacité nécessaires pour y prospérer. Pour les oreilles blasées de Sindiel, ces mots étaient du miel. La liberté, enfin ! Une occasion de vivre pleinement sa vie ! Maintenant, il réalisait avec amertume qu’Yllithian l’avait manipulé, l’appâtant avec les plaisirs interdits que procurait la domination de son prochain tout en décriant les dogmes ternes et monastiques des vaisseaux-mondes.
Sindiel se demanda combien d’autres eldars blasés avaient succombé au chant de sirène de Commorragh au fil des millénaires. Beaucoup, apparemment. Commorragh grouillait de multitudes, plus que mille vaisseaux-mondes, un million. De son point de vue, la totalité de sa race s’était rassemblée dans cette ville, les exodites et les eldars des vaisseaux-monde faisant figure de cousins ruraux tolérés malgré leurs coutumes introverties. Les fiers vestiges de la puissance des eldars résidaient en Commorragh, si sombre soit-elle.
Au début, Yllithian ne lui avait demandé que des détails insignifiants, par exemple la destination des rangers afin d’éviter de se heurter à eux, ou des indications sur les endroits où la cité, apparemment dépourvue de ressources, trouverait des minéraux. En échange, il avait pris Sindiel pour confident et lui avait dévoilé son projet de réunir les branches éparses de la race eldar. Un processus qui débuterait par la lutte contre le cruel et dangereux tyran de Commorragh, Asdrubæl Vect, afin de réparer les torts qu’il avait causés.
Puis, un jour, Yllithian lui avait annoncé que la Cité Crépusculaire avait besoin d’un sacrifice pour marquer le début d’un âge nouveau, un sacrifice auquel ses habitants refuseraient de consentir. Ce martyr briserait les chaînes de la cité. À l’entendre, seul Sindiel possédait la force et la lucidité nécessaires pour libérer ses frères opprimés en cette heure décisive. À partir de là, celui-ci avait accompli l’essentiel du travail en se persuadant qu’une vie contre des milliards était un prix acceptable. À l’époque, fou qu’il était, cette conclusion lui avait paru d’une évidence cristalline. Il n’avait commencé à comprendre que bien plus tard le noir complot dans lequel il s’était compromis.
Il avait cru la chanteuse de monde morte, victime d’un pacte avec les démons pour ramener l’ancien empereur. Mais elle était vivante ! Sindiel se demanda avec horreur si ces monstres l’avaient changée en ce monticule de chair qu’il apercevait. C’était bien le genre d’activités perverses auxquelles se livraient les tourmenteurs à leurs heures perdues.
Il rassembla tout son courage et avança. Dans son esprit, cent bonnes raisons de battre en retraite s’opposaient à une seule de poursuivre sur cette route. Celle qui le poussait à continuer l’emporta sur les autres. Il devait savoir, tout simplement. Il finit par dégainer son pistolet, plus pour se rassurer qu’autre chose, et reprit sa progression. À un endroit, le passage devenait une chaussée traversant un étang aux reflets sombres. Au loin, un gigantesque pilier, plus large qu’une tour, étayait un plafond perdu dans les ténèbres.
Le rocher charnu se trouvait à mi-chemin entre la colonne et lui. Sindiel comprit avec un sursaut de soulagement que le chant ne provenait pas de la chose, mais du pilier. Scrutant l’amas de chair, il conclut qu’il s’agissait d’une sorte de créature gardienne sculptée par les tourmenteurs. Il distinguait une peau balafrée tendue sur des épaules voûtées et des hanches épaisses. La chose était accroupie au centre de la chaussée, la tête cachée par des bras aussi épais que des troncs. Une forêt miniature poussait sur son épaisse colonne vertébrale, des bosquets de seringues et de biopompes qui gargouillaient en faisant circuler l’ichor acide qui lui tenait lieu de sang. Sindiel se sentit absurdement soulagé de ne pas voir son visage.
Il avança d’un pas, s’enhardit devant le manque de réaction du gardien. Il se rapprocha pas après pas, sans un bruit. La créature remua un peu et il se pétrifia. La lamentation de Laryin se poursuivait, évoquant un lieu où toutes les existences étaient unies par l’esprit du monde, où toutes les peurs se dissipaient et où toutes les animosités étaient oubliées.
Plusieurs lourdes inspirations lui parvinrent de sous les bras croisés de la créature, puis celle-ci replongea dans ce que Sindiel espérait être un profond sommeil. Il avait à peine la place de la contourner, néanmoins il n’avait aucune intention de s’aventurer dans l’étang. Il y avait quelque chose dans ce liquide noir, impavide, qui paraissait bien plus dangereux que le gardien.
La mystérieuse tour et la mélopée de la chanteuse de monde l’attiraient inexorablement. Il se déplaça millimètre par millimètre avec une précision laborieuse, s’efforçant de maîtriser sa peur. Il commença à dépasser la créature, ce qui lui communiqua un peu de courage malgré son horrible proximité.
Il venait de poser le pied derrière la chose lorsque le chant cessa. Sindiel se figea, souhaitant plus que tout devenir invisible sur-le-champ. Et la montagne de chair entra en éruption dans un rugissement, ses énormes bras cinglant la chaussée.
Un visage masqué de fer noir le toisa sous d’énormes épaules, des yeux rouges, sans âme, embrasés par la haine des vivants. Sindiel hurla, bondit en arrière et dérapa au bord du sinistre étang.
D’un mouvement presque trop rapide pour l’œil, la créature l’attrapa de ses mains larges comme des pelles. Sindiel tenta de sauter sur le côté, mais ses jambes n’obéirent pas assez vite. La chose le serra sur son torse dans une étreinte suffocante. Des mâchoires aux crocs de métal lacérèrent ses vêtements luxueux pour révéler l’armure composite qu’il portait en dessous. Encore quelques secondes et les crocs atteindraient sa chair.
Il avait lâché son pistolet sous le coup de la surprise. De désespoir, il tenta de frapper du poing la peau dure de la créature. Les faibles coups de ses phalanges nues demeurèrent sans effet. En revanche, le petit boîtier fixé à son poignet s’avéra bien plus efficace. Des longueurs invisibles de fil microscopique jaillirent de l’arme, glissèrent à travers sa manche, à travers l’épais cuir de la bête et dans sa chair avec une aisance démoniaque. Le gardien rugit de plus belle et le lâcha pour toucher la minuscule blessure que sa proie venait de lui infliger. Sur son dos, des seringues chuintèrent en lui injectant des coagulants et des stimulants pour le plonger dans une fureur aveugle.
Mais la taille de la blessure était trompeuse. L’arme de Sindiel était un présent de Bariolé au moment où il l’avait laissé dans l’Épine de Fer, une antiquité devenue rarissime : un baiser d’arlequin. Au moment où le baiser avait touché la peau du gardien, plusieurs mètres de filament monomoléculaire avaient été projetés dans son corps. Si robuste qu’elle soit, la chose ne survivrait pas aux ravages que causaient les fibres en se dépliant parmi ses organes, les réduisant en pulpe. Elle s’affaissa, tomba en poussant un ultime grognement désespéré et disparut dans les eaux noires sans causer le moindre remous.
Sindiel resta où il était tombé, hoquetant. Il s’attendait à entendre d’un moment à l’autre le pas pressé d’une escouade, à ressentir le contact de mains vengeresses, mais nul ne vint. Peu à peu, les battements de son cœur ralentirent et il retrouva ses esprits. Il remua ses membres un par un pour s’assurer qu’il n’avait rien de cassé. Non, il n’avait pas de fractures, mais ses côtes le faisaient horriblement souffrir à chaque inspiration.
Il finit par rouler sur lui-même et se relever avec prudence. Il scruta le reste du chemin, se demandant si la chanteuse de monde, qui restait invisible, avait délibérément voulu le faire tuer. Il reprit sa route d’un pas mal assuré en songeant à l’objet de sa quête. Rédemption ou vengeance, il ne savait plus.
Un escalier avait été grossièrement taillé dans la pierre mate du pilier. Il s’élevait en une spirale abrupte pour disparaître dans les ténèbres. Sindiel s’y engagea avec d’infinies précautions, presque à quatre pattes, ses vêtements en lambeaux flottant autour de lui tels de pitoyables oriflammes.
Au terme d’une ascension interminable, il découvrit une grande fissure horizontale qui avait été élargie pour créer un palier. La niche était illuminée par de nombreuses lampes qui la baignaient d’une lueur douce et blanche. Du rare mobilier de la grotte, le seul élément notable était un luxueux lit de bois sombre ou, plutôt, son occupante. Laryin était assise dessus et regardait Sindiel gravir les derniers degrés. Elle portait autour du cou un collier de métal qui la reliait, par une chaîne, à la paroi. Hormis cela, elle paraissait indemne, mais ses yeux étaient des lacs de misère. Tout désir de vengeance le quitta aussitôt.
— C’est toi, fit-elle.
— Oui, c’est moi. C’est moi qui vous ai entraînée là-dedans. Je…
Il se tut, incapable d’affronter le regard de la jeune eldar. Il avait envisagé bien des scénarios mais, en ce moment de vérité, tous s’évanouissaient.
— Je… je suis désolé.
À la stupéfaction de Sindiel, elle éclata de rire. Pas un rire amer ou moqueur, mais un rire de joie pure qui, dans ces ténèbres, ressemblait au souffle du printemps. Il cilla en relevant la tête, ce qui déclencha un autre éclat de rire. Il se demanda si la torture ne l’avait pas rendue folle.
— Après tout ce que tu as fait, tu es encore innocent, dit-elle enfin. Cela me donne de l’espoir. Tu te demandes si je suis devenue folle. Non. S’ils peuvent me faire mal, ils ne peuvent m’atteindre.
— Alors, nous allons nous enfuir ! Je vais vous faire sortir d’ici !
Son esprit tourbillonnait, échafaudant mille plans d’évasion à travers les catacombes jusqu’à un portail invisible. Et après ? La chanteuse de monde secoua tristement la tête et ses fins cheveux dorés effleurèrent son collier de métal.
— Il n’y a plus d’évasion possible, pour moi. Je suis piégée sur cette voie. Je suis devenue Morai-Heg et j’ai donné naissance à un monstre. Sans moi pour le nourrir, qui sait ce qu’il deviendrait ?
— Le nourrir ? Comment pouvez-vous dire cela ? s’étrangla Sindiel. Bariolé a dit qu’il y avait toujours d’autres choix, d’autres occasions à saisir…
— Et je choisis de rester. Ce qu’El’Uriaq me prend, il l’aurait pris à des centaines de milliers de mes frères et sœurs. J’ai accepté ce fardeau à leur place. J’appartiens à la chose qu’est El’Uriaq. Nous sommes liés, tyran et épouse de douleur.
Tous ses récents espoirs dépérirent aussitôt. Laryin le regarda avec compassion. Ses yeux semblaient trop vieux pour un visage aussi jeune.
— Ne sois pas triste, Sindiel. Je lui ai donné vie dans l’espoir de le renvoyer à la mort, car n’est-ce pas là le cycle de l’existence ? Naissance et mort ? Ton rôle est terminé, tu devrais te sauver tant que tu le peux encore.
— Vous allez essayer de le tuer ? s’émerveilla-t-il.
— Je ne saurais comment. Il a le pouvoir de dominer et de détruire, moi j’ai le pouvoir de nourrir et de faire croître. Mais la vie trouvera le moyen de s’achever, comme elle le fait toujours, et lorsque cela arrivera, je serai là pour la pleurer et pour chanter l’espoir d’une renaissance plus heureuse.
— On m’a offert ceci, dit Sindiel qui avait enfin pris une décision, mais je pense que je suis censé vous le transmettre.
Il détacha le baiser d’arlequin de son poignet et le posa au bord du lit.
— Collez la partie la plus étroite contre votre cible et l’arme fera le reste.
Laryin regarda l’objet, dont la forme évoquait un losange noir étiré, mais ne le toucha pas.
— C’est avec ceci que tu as tué le gardien ? finit-elle par demander.
— Oui. Avez-vous utilisé cette créature pour tenter de me tuer ?
— Non. Il souffrait tellement que je chantais pour l’apaiser. Lorsque j’ai senti que quelqu’un approchait, j’ai cessé dans l’espoir que quelqu’un abrégerait ses souffrances.
Elle lui sourit et ajouta :
— Et c’est ce que tu as fait. Je suis navrée que tu en aies pâti.
— Voulez-vous que… j’en fasse autant pour vous ? murmura-t-il.
— Non ! Si je disparaissais maintenant, cela ne résoudrait pas ce qui a été entamé. Je suivrai la voie jusqu’à son terme, pour amère qu’elle soit.
Sindiel resta silencieux un moment. Les yeux embués de larmes, il eut enfin le cran d’affronter son regard :
— Comment pouvez-vous me pardonner après ce que j’ai fait ?
Ce fut au tour de Laryin de marquer une pause avant de répondre :
— Tu sais que je ne peux pas te pardonner, Sindiel. Toi seul en es capable.
Mais Sindiel, ses dernières bribes de courage évanouies, s’était déjà enfui.