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CHAPITRE 13

L’ÉTERNEL ROYAUME

Le rêve de Kraillach était différent. Il voyait encore Commorragh telle qu’il la percevait par le passé : une couronne scintillante de spires entourée d’un diadème formé par les royaumes vassaux tournant sereinement autour d’elle. À présent, son moi rêvé tendait la main vers l’une de ces gemmes à son passage. Qu’il parvienne à la cacher dans sa paume et il pourrait l’attirer dans la Cité Crépusculaire afin de l’avoir pour lui seul. Souvent, il hésitait au dernier moment, étourdi par la danse des formes lumineuses, ou il était saisi d’une peur soudaine et incompréhensible mais, chaque nuit, sa main se rapprochait inexorablement de son but.

Le résultat était toujours le même. Alors que ses doigts se refermaient sur le joyau, celui-ci se fissurait et noircissait avant de disparaître dans le vide. À sa chute, des vagues d’entropie s’étendaient, parcourant les royaumes vassaux avec la force d’un ouragan, les faisant danser comme des perles sur un fil. Les spires vertigineuses de Commorragh vacillaient et grondaient, ses minarets barbelés et ses clochers abrupts pliaient tels des arbres dans la tourmente. Des débris s’envolaient, simples pétales dans l’œil de son esprit mais, en réalité, gigantesques avalanches de métal et de céramique vouées à faucher des dizaines de milliers de vies au terme de leur chute sur la ville basse. Les royaumes tourbillonnaient et s’éparpillaient dans les ténèbres tandis que la foudre et les flammes ravageaient la couronne étincelante.

Kraillach s’étira, maussade, dans son nid de soieries dorées. La nuit dernière, avec ses divertissements épuisants et, au final, insatisfaisants, avait entamé sa vigueur tout juste recouvrée. Un instant, il avait eu l’impression d’être sur le point de redevenir le vigoureux sybarite qu’il avait été, mais cela n’était pas arrivé. Il aurait voulu soulager sa frustration sur ses mignons, ce qui n’aurait pas manqué de motiver les autres, toutefois l’idée ne lui semblait plus guère enthousiasmante.

Il s’était retiré dans son sanctuaire dans l’espoir que celui-ci lui apporterait la sérénité que ses activités orgiaques ne lui avaient pas autorisée, comme c’était souvent le cas. Aujourd’hui, les murs de pierre indestructible et leurs joints de métal blindé ne lui procuraient rien de la sorte. Ses ennemis étaient déjà à l’intérieur. Des petits conspirateurs masqués qu’étaient le doute et la peur tourbillonnaient dans les recoins de son esprit.

Il ne comprenait pas. Tout aurait dû être parfait. L’Éternel Royaume s’était relevé et croissait avec plus de force que jamais. Kraillach avait toujours maintenu la politique de recrutement de la cabale aussi ouverte que l’étiquette le permettait, fidèle à la maxime voulant que la quantité soit une qualité. Mais, ces derniers temps, il avait songé à se montrer plus difficile, ne serait-ce que pour épurer son bétail à mesure que l’Éternel Royaume s’étendait.

Il appréciait l’idée et nota mentalement d’en parler à Morr. Un contrôle plus ferme permettrait en outre de construire une armée plus efficace, à terme. Il s’imagina à la tête de phalanges disciplinées et invincibles, plutôt que la racaille en armes qui était sous ses ordres. Avec assez de troupes, il pourrait soumettre les cabales mineures, s’emparer de territoires plus importants et rendre redoutable le nom de l’Éternel Royaume.

Au moins, ses effectifs bouffis avaient apporté des ressources qui réchauffaient la chose flétrie et froide qui lui tenait lieu de cœur. Des richesses affluaient dans ses coffres, produits de divers négoces et taxes, ce qui avait effacé les inquiétudes qu’il nourrissait quant à sa trésorerie.

Oui, tout était parfait. Pour une fois, tout se passait comme prévu. Son nouveau corps était plus jeune et plus vif qu’il ne l’avait été depuis des siècles, ses appétits avaient redoublé et pourtant… Pourtant, il lui semblait que, malgré toute cette perfection, il n’arrivait pas à étancher sa soif intérieure. Il avait l’impression qu’un trou s’était ouvert dans son âme, ou plutôt que celui qui s’y trouvait déjà était passé de la taille d’une serrure à celle d’un portail béant. Il n’arrivait pas à se départir d’un sentiment de vide, comme si tout ce qu’il ingérait tombait dans un abîme insatiable.

Il s’était produit un événement durant sa renaissance, il en était sûr. Piégé dans son sarcophage, à quelques mètres à peine de l’ancien empereur, il avait senti la présence monstrueuse de l’entité qui s’était posée sur les tendons et les muscles en cours de régénération. Il avait perçu la faim insatiable d’El’Uriaq avant qu’elle ne se revête de chair et se dissimule aux yeux des mortels. L’expérience l’avait profondément marqué et l’impression persistait, comme si El’Uriaq l’avait transpercé d’une lance glacée dont la blessure le taraudait. L’idée le fit frissonner.

Ses pensées revenaient sans cesse à la disjonction. Il avait survécu à pareil événement et assisté à l’anarchie qu’elle avait engendrée. C’était une époque sombre et terrible. La nécessité première gommait le visage sophistiqué de la politique commorrite et révélait le sauvage écumant qui se terrait dessous. Une autre disjonction approchait, ainsi que l’avait prédit Yllithian, il en était convaincu. Il avait l’impression de percevoir déjà une tension, le grincement lointain des royaumes vassaux dont le lien avec Commorragh était menacé.

Kraillach lança un regard méfiant autour de lui. Outre ses inquiétudes, quelque chose dans son environnement le troublait. Un élément manquait dans le tableau rassurant de son sanctuaire. Il balaya la pièce du regard, de plus en plus inquiet, tout en réfléchissant intensément.

Les symboles sanglants qui couvraient les murs, le sol et le plafond étaient encore frais et intacts. Les encensoirs suspendus autour du lit émettaient leurs vapeurs narcotiques. Le bouclier hermétique bourdonnait à la lisière de ses perceptions, comme de coutume. Le diaphragme de métal gravé scellait la seule entrée de la pièce et… Kraillach s’attarda sur la porte.

Elle était scellée, mais Morr n’y montait pas la garde.

Il tenta de se rappeler si cela s’était déjà produit, en vain. L’immense incube faisait à ce point partie du décor qu’à présent qu’il avait remarqué son absence, il avait l’impression de voir un trou de la forme de son exécuteur.

Kraillach se leva d’un bond, rassembla ses robes autour de lui et se dirigea vers la porte avec un peu d’hésitation. Morr ne se serait absenté que dans des circonstances critiques. Et quand bien même, pourquoi ne l’avait-il pas réveillé pour lui demander son autorisation ? Kraillach l’appela sur tous les canaux, sans réponse.

Tourmenté par l’indécision, le vieux voïvode se replia vers le bord du bassin. Une partie effrayée de son esprit lui conseillait de s’armer et de revêtir sa cuirasse sans tarder. Une autre redoutait l’image qu’il donnerait en émergeant de ses quartiers en cuirasse en l’absence d’un danger visible. La tentative d’assassinat et le duel contre Xelian avaient déjà causé assez de tort à sa réputation pour qu’il prenne soin d’éviter d’aggraver sa situation. À mesure que la cabale grandissait, elle se faisait plus chaotique, moins soudée et plus difficile à contrôler. Malgré ses craintes, il se devait de présenter un visage serein et assuré. À Commorragh, vivre dans la crainte d’un attentat ne pouvait que le précipiter.

Il ramassa sur la table un ceinturon de métal tressé. Après le duel, il ne faisait plus confiance à son champ duplicateur, aussi avait-il ordonné à ses artisans de fabriquer un nouvel appareil, un champ de phase qui convertissait toute manifestation d’énergie potentiellement fatale en chaleur et en lumière renvoyées à l’agresseur. Kraillach rejeta le ceinturon avec humeur. S’il s’avérait efficace contre les armes à énergie, il ne l’était pas contre la lame, plus lente, d’un assassin.

Ravalant sa peur, il se trouva ridicule. Visiblement, quelque chose d’anormal s’était produit. L’absence de Morr et son mutisme étaient assez alarmants pour qu’il prenne l’élémentaire précaution d’enfiler son armure. Il commença à ajuster avec maladresse les éléments de sa cuirasse arc-en-ciel, peu habitué à s’habiller seul.

Il éprouva un bref malaise lorsque le portail refusa de s’ouvrir. L’ironie de se retrouver emprisonné dans son sanctuaire et d’y mourir de faim ne l’avait jamais frappé, jusque-là. Certes, il avait assez de vivres pour tenir un temps, mais qu’adviendrait-il de lui s’il les épuisait avant sa libération ? Il se calma en ingurgitant un breuvage puissant et traça une seconde fois la séquence runique, pour être sûr. Cette fois, le diaphragme s’ouvrit, à son grand soulagement. Le mécanisme fonctionnait. La surface miroitante du portail apparut et il attendit un instant pour s’assurer qu’aucun ennemi n’allait en jaillir. Les secondes passèrent sans que rien ne se produise. Kraillach avala une autre gorgée de son breuvage, renifla une grosse pincée d’agarin et sortit.

Le silence et la pénombre avaient envahi les couloirs du palais. La nuit précédente, ceux-ci grouillaient de foules bariolées de fêtards. Désormais, Kraillach arpentait des corridors dénués de vie. Il n’avait jamais vu son palais aussi vide. Les myriades d’esclaves, de suivants, de gardes, de sycophantes, de concubines et de laquais qui se pressaient autour de lui en permanence étaient depuis longtemps passées au rang d’ameublement mobile dans son esprit. Il remarquait leur absence comme il aurait remarqué celle d’un divan, d’un tableau ou d’un lustre. À présent, il réalisait à quel point l’activité de ses serviteurs l’entourait en permanence, ce que leur absence rendait trop évident.

Il emprunta d’abord les passages secrets, les escaliers dissimulés et les portes dérobées qui parsemaient ses domaines. Il avait grandi dans ce palais et connaissait ses moindres recoins, sans compter les ajouts qu’il avait ordonnés au cours des siècles. Chaque passage était décoré par les ossements des esclaves qui l’avaient bâti. Leurs crânes, muets pour l’éternité, lui souriaient tandis qu’il se faufilait d’une porte à une autre.

Il s’immobilisa soudain, flairant une odeur familière. Il quitta le corridor étroit dans lequel il s’était engagé pour gagner l’entrée de l’un des nombreux boudoirs. Des ombres profondes y rôdaient, des tentures bloquaient la vue que lui offrait le judas, si bien qu’il finit par céder à la curiosité et entra. L’odeur était plus forte et couvrait les relents de sueur, de musc et de parfum qu’il s’était attendu à humer.

C’était le bouquet cuivré du sang frais. Le sol en était couvert et les tentures imprégnées. Kraillach était conscient qu’un corps recelait une quantité de sang qui, en apparence seulement, semblait prodigieuse, aussi savait-il que plusieurs individus avaient été abattus ici. Cependant, il n’y avait pas le moindre cadavre au milieu du décor souillé. Il quitta à reculons le coquet abattoir pour regagner le couloir, laissant un sillage d’empreintes sanglantes derrière lui.

La panique essaya de le ramener à son sanctuaire mais la peur, mêlée à une curiosité morbide, le retint. L’idée d’être emprisonné dans ses appartements ne le quittait plus. Il continua de descendre le corridor, jeta un regard par un autre judas pour découvrir un spectacle semblable. Là encore, il n’y avait ni corps, ni morceaux de corps, mais de copieuses quantités de sang avaient été projetées dans toute la pièce avec une vigueur épouvantable. Une partie de son esprit ne cessait de se demander comment on avait pu emporter les cadavres sans laisser de trace dans le couloir.

Il fit soudain volte-face. Un bruit, un léger écho de rire. Il ne vit que des ombres creuses. Il était seul.

Il finit par trouver les corps, comme il s’en doutait. On les avait emportés dans le grand hall et disposés autour du trône des splendeurs. L’immense salle était couverte d’un tapis blême de cadavres nus, exsangues. La plupart avaient été installés pour donner l’impression d’être en train de dormir, ou de s’accoupler, nonchalamment enchevêtrés, têtes reposant sur des mains tendues ou des épaules froides. D’autres étaient assis en groupe, comme assoupis au cours d’une conversation. D’autres mimaient un meurtre, leurs mains molles serrées autour de gorges bleuies ou de dagues plantées dans des ventres. Chacun était marqué d’une blessure à un endroit ou un autre, une gorge béante, un dos rompu ou une poitrine crevée qui témoignaient du coup fatal.

L’intuition de Kraillach l’attira vers le trône. Il était vide à son arrivée et ses facettes esquissaient un kaléidoscope tumultueux.

Mais à présent, quelqu’un l’occupait.

— Des conséquences, articula nettement la silhouette.

Le cœur du vieux voïvode lui remonta aux lèvres.

— Des conséquences, répéta la silhouette grise. Tous nos actes ont des conséquences, le moindre pas que nous faisons. Cela m’accable immensément, mais nous en sommes là.

Kraillach lutta pour retrouver contenance. Il regarda craintivement autour de lui, guettant l’inévitable attaque. La silhouette sur le trône ne bougea pas et aucun assassin ne jaillit de sa cachette. Au bout de quelques secondes, il reprit assez de courage pour demander :

— Qui êtes-vous ? Pourquoi…

— Oh, j’implore votre pardon ! J’en oublie mes bonnes manières !

La silhouette se leva et vint à sa rencontre en esquissant quelques pas de danse avec une cavalière invisible. C’était un eldar vêtu d’un pourpoint archaïque et de chausses arborant tant de couleurs qu’elles semblaient grises. Un loup noir et blanc lui dissimulait le haut du visage et sa bouche était plissée dans un rictus comiquement misérable.

— Vous pouvez m’appeler Bariolé, si vous le souhaitez. Je suis enchanté de faire votre connaissance, fit l’eldar en exécutant une révérence ironique. Mais vous auriez tort de penser que tout ceci n’est que mon œuvre. J’admire les qualités artistiques de l’ensemble, bien sûr, et j’aimerais en porter le mérite, mais la vérité est que tout ceci

Il embrassa d’un geste vague le massacre.

— … est de votre fait. J’ai certes manié la lame, en partie, mais c’est vous qui l’avez glissée dans ma dextre, si bien qu’à tout dire je me considère avant tout comme…

L’eldar pencha pensivement la tête de côté.

— … un observateur attentif.

Bariolé se mit à danser lentement autour du trône, de manière fort sophistiquée, s’inclinant devant sa cavalière imaginaire puis se dressant sur la pointe des pieds pour soulever ses bras invisibles et la faire paresseusement tourner.

— Je connais tes semblables, mais de quel droit le Masque daigne-t-il se mêler de mes affaires ? gémit Kraillach. À moins que tu ne sois juste venu te repaître de ma chute ?

— Oh, ne jouez pas les vierges effarouchées, voïvode, vous savez ce qui s’est passé mieux que quiconque. Vous devez soupçonner ce qui est en train de croître en vous, fit l’autre en haussant les épaules. Et même si les événements avaient continué à leur rythme, vous m’auriez fatalement trouvé sur votre seuil, un jour ou l’autre.

Bariolé termina sa danse et pirouetta pour faire face à Kraillach.

— De fait, peu importe, puisque l’on m’a invité à entrer pour empêcher une tragédie de devenir catastrophe. Ou une calamité de devenir cataclysme ? Je ne sais plus… Bref, si vous voulez découvrir le véritable artiste à l’œuvre derrière ceci, il vous faudra chercher plus près de chez vous que de chez moi, si je puis dire. Le brave eldar me paraissait quelque peu maussade la première fois que je l’ai rencontré mais, maintenant, je vois bien qu’une âme de poète se cachait sous ses dehors frustes. Il vous attend, je crois. Peut-être feriez-vous mieux de filer avant que ses amis ne reviennent ?

Bariolé se tourna vers l’extrémité de la salle. Des ombres se déployaient depuis ses recoins et glissaient vers eux le long des murs. Kraillach s’enfuit.

Il tenta d’abord de gagner les quais situés au sommet du palais, mais des ombres mouvantes le guettaient à chaque virage. Elles le suivirent obstinément à travers les passages secrets qu’il empruntait, l’attendirent aux abords de portails cachés qu’elles n’auraient pas dû connaître. Le vieux voïvode était conscient que la manœuvre avait pour but de l’acculer dans son sanctuaire, mais il n’avait pas le sang-froid pour se retourner et affronter les formes sinistres et fuyantes – pas encore. La peur de se retrouver piégé se muait peu à peu en panique aveugle. Il n’avait pas abandonné l’espoir de trouver l’un de ses serviteurs vivant, quelque poche de résistance dans le palais qui pourrait le défendre. Ses pas résonnaient dans les couloirs vides, ne faisant que souligner l’absence d’autres sons.

Soudain, il se retrouva face au portail de son sanctuaire : deux arbres droits, couleur cuivre, façonnés avec une dextérité consommée, qui s’inclinaient l’un vers l’autre pour se mêler au sommet de l’ovale formé par leurs troncs. Kraillach regarda désespérément autour de lui. Il s’était égaré, d’une manière ou d’une autre, et ses pas l’avaient conduit, par réflexe, à l’endroit qu’il voulait précisément éviter. L’éclat vif du portail ondoyait entre les troncs, promettant une fausse sécurité. Un courage désespéré le poussa à s’en détourner pour brandir sa lame face à ses poursuivants.

— Vous ne me piégerez pas comme un animal ! Venez m’affronter ! cria-t-il avec plus de vaillance qu’il n’en éprouvait.

Devant lui, le couloir disparaissait dans l’ombre qui formait une muraille stygienne éclipsant l’existence de toute chose, hormis Kraillach, le portail et les ténèbres elles-mêmes. Celles-ci grouillaient de mouvements silencieux et des silhouettes commencèrent à se détacher de leur étreinte. Le vieux voïvode serra plus fort la poignée de son arme et se lécha les lèvres. C’étaient des mandragores, les assassins des profondeurs d’Ælindrach. Noires de peau, sans visage, elles étaient apparemment une dizaine, mais il pouvait y en avoir mille autres dans la pénombre. Il était impossible de le deviner.

Sentant une présence derrière lui, il virevolta soudain, esquivant de justesse une faucille d’os affûtée qui filait vers son cou. Il bondit instinctivement en arrière pour éviter une autre attaque perçue à la périphérie de sa vision et se retrouva en train de plonger à travers le portail.

Un éclair et il fut dans son sanctuaire. Les pétales du diaphragme se refermèrent derrière lui avec un son définitif. Il cilla dans la douce lumière de ses quartiers, réalisant alors à quel point tout le palais avait été plongé dans l’obscurité. Et il n’était plus seul.

— Morr ! Où étais-tu ? bafouilla-t-il, soulagé. On m’a attaqué ! Des assassins sont à ma porte !

Le klaive de Morr s’abattit et arracha la lame de ses mains.

— Non ! hurla le voïvode. Pas toi ! Tu étais fiable ! Loyal ! Toutes ces années, tu m’as servi…

L’immense incube se mit à tourner lentement autour de lui, la lame brandie pour le coup de grâce. Lorsqu’il parla, ce fut d’un ton morne, voire déçu :

— Je suis loyal, grand voïvode. J’ai servi votre père et son père avant lui. Je suis fidèle à la maison Kraillach et à l’Éternel Royaume, puisqu’elle est devenue telle. J’aurais donné ma vie pour vous sauver si je l’avais pu, mais vous n’êtes plus Kraillach.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est moi, ton maître ! Tu es mon exécuteur ! Protège-moi !

Morr hésita et, l’espace d’un instant, Kraillach osa espérer que l’incube, le plus loyal et le plus fiable de ses serviteurs, retrouverait la raison.

— Je regrette d’être obligé de le faire, grand voïvode, et je regrette tout ce qui a été fait… J’ai compris la vérité trop tard pour changer quoi que ce soit. Si j’avais su que mes actes nous amèneraient à cette conclusion…

Tirant avantage de cette diversion momentanée, Kraillach dégaina son pistolet disloqueur et tira. La rafale d’énergie frappa l’incube en haut de la poitrine, fendant sa cuirasse et le faisant pivoter sous l’impact. Il s’effondra sur une table, réduisant le bois ouvragé en brindilles. Son klaive échappa à sa poigne et rebondit sur le sol, son champ énergétique crépitant.

— Tu n’as aucune idée de ce que je suis devenu ! cracha Kraillach dont la voix se modifiait à chaque syllabe.

Des vers d’énergie Warp grouillaient dans ses entrailles, transformant sa chair en un réceptacle adapté à une entité venue d’au-delà du voile. C’était trop tôt, de loin. La chose avait espéré devenir bien plus forte avant d’émerger, mais son hôte était menacé et elle devait se manifester pour le protéger.

La graine psychique plantée durant la résurrection de Kraillach se mua en fruit ignoble. Des vagues d’énergie palpitante envahirent ses membres et lui octroyèrent la force fébrile des possédés.

— Tous mes nouveaux convertis sont morts, tas d’excréments ! rugit le démon Kraillach. Tu vas le payer !

L’air bourdonnait d’un chœur dément d’âmes perdues. Des obscénités rampaient hors des sombres recoins de sa conscience sans avoir été convoquées. Plus vif que la pensée, le démon envoya ses griffes nouvellement apparues pour se saisir de Morr. Un frisson d’anticipation parcourut son réseau sensoriel multidimensionnel à la perspective de démembrer l’incube et de dévorer son âme.

— Merci, grand voïvode, murmura Morr, de m’avoir donné raison.

Trop tard, le démon vit le ceinturon serré dans le poing de sa proie. Les griffes se heurtèrent à une bouffée de foudre brûlante qui les repoussa violemment. L’entité corrompue tituba, essayant de retrouver la maîtrise de sa nouvelle forme après cette ruée de stimuli inattendus. Morr se débarrassa du générateur de bouclier fumant et ramassa son klaive avec peine pour le brandir maladroitement devant son maître possédé.

— Pardonnez-moi, grand voïvode, dit-il.

La chose qu’était devenu Kraillach hurla de rire en frappant à nouveau.

La lame de deux mètres prit aussitôt vie pour trancher les serres d’un coup de taille net. Le démon recula en chancelant, hurlant sa rage, l’énergie du Warp suintant de ses blessures comme du magma. Le revers horizontal de Morr trancha le cou de la créature et son corps tomba à la renverse, en ruant, au bord du bassin.

Le cadavre bouffi, altéré, se dégonfla tandis que les énergies volées qui l’avaient imprégné s’enfuyaient en formant des langues de flammes éthériques. Bientôt, il ne resta que la dépouille décapitée et mutilée de Kraillach. Son sang coulait dans le bassin, formant des cumulus aquatiques roses et rouges, comme le sang de beaucoup d’autres l’avait fait des milliers de fois par le passé.

Des applaudissements polis résonnèrent dans la chambre désolée. Une silhouette grise se tenait près du portail qui, un instant plus tôt, était encore fermé. Morr vacilla et baissa sa lame.

— Une exécution héroïque, si je puis dire ! s’écria Bariolé. Bravissimo !

L’incube hocha légèrement la tête mais son mépris transparaissait jusque dans ce minuscule mouvement. Bariolé parut blessé par cet accueil glacé et redevint sérieux.

— À présent, finis les choses proprement, dit-il. Brûle le corps.

Dans les catacombes de la ville haute, une voix triple résonnait dans sa cellule humide.

— La graine a été détruite. L’enfant de la fureur, purifié de l’intérieur avant d’avoir pu porter ses fruits. Son père demeure encore, et ses racines s’enfoncent plus profondément chaque jour. L’Éternel Royaume s’effondre, mais les autres plans d’El’Uriaq continuent de fleurir sans être inquiétés.

— Oh, mais son temps viendra, Angevere, son temps viendra, souffla une silhouette difforme en arpentant la cellule de la sorcière. Il nous faudra observer, attendre et affiner nos propres projets. L’opportunité viendra et nous devrons nous tenir prêts pour ce moment. Le plan fonctionnera. Il le faut.