
CHAPITRE 8
LE CŒUR DU MONDE
Le Temple du Monde de Lileathanir était appelé Lil’esh Eldan Ay’Morai, la « montagne sacrée des premiers rayons de l’aube ». Il reposait à des milliers de kilomètres du portail et marquait la fin d’une spirale mystique qui couvrait la planète entière. Laryin Sil Cadaiyth s’y trouvait depuis des heures et s’échinait à apaiser l’esprit du monde qui frémissait et tremblait de colère suite à l’intrusion des étrangers. Laryin était jeune, pour une eldar, et elle n’avait jamais expérimenté le niveau de discordance qui inondait à présent les circuits de son monde. Par empathie avec les esprits perturbés, elle se sentait, elle aussi, effrayée et rageuse.
La montagne sacrée était sûre. Le Temple du Monde était enterré à ses racines, sous des centaines de mètres de roche. Une petite garde d’honneur était restée là, mais la plupart des guerriers du clan étaient allés repousser les envahisseurs. Ceux qui restaient se montraient maussades, nerveux, et ne cessaient de jouer avec leurs clanths de métal stellaire et leurs lances laser. Ils chuchotaient télépathiquement lorsqu’ils croyaient que Laryin ne leur prêtait pas attention. Les ténébreux ! Les voleurs d’âmes sont venus sur Lileathanir !
Une partie des guerriers s’étaient secrètement moqués des avertissements sinistres des gardiens concernant les ténébreux et en avaient profité pour remettre leur tâche en question. Guetter une menace dont personne n’avait fait l’expérience de mémoire d’eldar vivant semblait futile. La vie était dure, sur les mondes vierges, et c’était pour cette raison que les exodites s’y étaient établis. Cette dureté forgeait un peuple que les nécessités de la survie au quotidien mettaient à l’abri de la tentation. Mais c’était aussi le genre de société qui n’avait que peu de place pour les souvenirs.
Le Temple du Monde présentait, comme il se devait, un aspect naturel. De la roche vivante formait ses vastes arcboutants et ses immenses piliers, l’eau suintait de fissures dans la roche pour donner naissance à des cascades scintillantes et à des étangs profonds et limpides. Les anciens avaient jugé bon de planter de minuscules cristaux dans les niveaux supérieurs du temple, si bien que des choses vivantes y poussaient aussi, de simples fougères et mousses mais aussi des arbres eloh miniatures et de la lianegloire. Les riches veines de minerai et les cristaux fantastiques qui étincelaient sur les murs paraient d’un éclat irréel les étangs et les grottes.
Ça et là, des pans de roche polie étaient frappés de runes qui palpitaient de leur propre phosphorescence spectrale. Laryin allait de l’une à l’autre en tentant d’apaiser les esprits de la nature qui parcouraient la montagne sacrée. Elle leur fredonnait des chants d’amour, d’harmonie, d’espoirs en des jours meilleurs. Elle accueillait les âmes de ses semblables qui avaient été violemment libérées dans le serpent du monde par la venue des ténébreux, pleurait leur trépas et tissait les mélodies de leur renaissance. Elle avait déjà été confrontée à la mort bien des fois, car le cycle de la vie passait inévitablement par elle, telle une grande roue qui tournait, mais la sensation qu’elle éprouvait était différente. Des vies étaient fauchées, des âmes soufflées comme des bougies tandis que les flammes de la guerre dévoraient leur planète.
Une dissonance perturba sa concentration. Quelque chose d’inhabituel avait résonné par-dessus le murmure de l’eau et les chuchotis des voix mentales. Laryin regarda autour d’elle et réalisa qu’elle était seule. Les gardes d’honneur avaient disparu. Elle essuya ses mains sur sa robe de lin grossier et étudia les alentours, vaguement agacée, s’attendant à quelque farce d’adolescent. Une vague de nausée la traversa soudain, une sensation rampante de profanation et d’horreur.
Des ombres étranges progressaient dans la grotte inférieure et les empreintes de leurs psychés étrangères empuantissaient son esprit avec leur soif de meurtre. Impossible ! Les Enfants de Khaine avaient pénétré dans le sanctuaire d’Isha ! Elle voulut s’enfuir, lancer un avertissement à ses gardes invisibles, mais l’épouvante lui serrait la gorge et figeait ses membres glacés. La scène revêtit une impression de cauchemar, comme si le plus petit son risquait d’attirer les ombres sinistres vers sa cachette.
Dans ses oreilles, le serpent du monde rugissait. Déchaîné, rendu fou de colère par les Enfants de Khaine, il se manifestait sous l’aspect du Dragon. Le temple frémit par empathie et une averse de poussière et de gravats tomba du plafond en crépitant. Les ombres avaient atteint le bas de la rampe qui les conduirait à elle. Elles s’arrêtèrent un instant pour laisser passer la secousse puis entamèrent leur ascension. La voix étranglée de Laryin se libéra enfin dans un cri infini.
La violence éclata dans le temple. Des traits sifflants, couleur rubis, criblèrent les ombres lorsque les gardes cachés ouvrirent le feu avec leurs lances. Une diablesse tourbillonnante, à demi nue, bondit du néant par-dessus les rayons de lumière, courant sur la pointe des stalagmites. Un géant borgne aux mouvements d’automate se redressa subitement à côté de l’un des gardes et le tua d’un seul coup de son énorme épée. Laryin hoqueta en sentant cette âme quitter son corps pour plonger dans le serpent du monde, comme jetée dans un torrent. Le flot des esprits en fut bouleversé. Leurs myriades se firent plus féroces, plus sauvages en comprenant que leur sanctuaire était attaqué.
Une nouvelle secousse, plus violente, parcourut le temple. De gros rochers se détachèrent du plafond pour rebondir au sol ou couler dans les étangs. Deux gardes se ruèrent à la rencontre du cyclope meurtrier. Leurs clanths énergétiques tenus à deux mains traçaient dans l’air des panaches de foudre. Ils furent à leur tour terrassé par l’arme impitoyable du colosse avec autant de facilité que des enfants. La diablesse se jeta sur le dernier lancier qui tentait de pointer son arme encombrante vers les intrus. Elle l’étreignit comme une amante, apaisant sa soif de sang d’une manière que Laryin ne vit que trop clairement grâce au miroir psychique de l’esprit du monde.
Son cœur recommença à battre et ses membres reprirent vie. La partie rationnelle de son esprit savait qu’elle ne pourrait pas s’échapper, mais son âme lui intimait de courir. Une autre partie d’elle-même voulait se jeter dans la rivière des âmes qui parcourait le temple et s’unir complètement à elle. Laryin était incapable de s’échapper physiquement, néanmoins elle pouvait toujours rejoindre ses ancêtres dans l’esprit du monde pour se soustraire aux horreurs du monde matériel. Elle se fondrait dans le grand tout jusqu’à ce que la roue tourne et qu’elle renaisse. Il lui suffisait d’avancer d’un pas depuis la corniche où elle se tenait pour tomber sur les roches acérées, en contrebas.
— Non, non. Inacceptable, coassa une voix rauque derrière elle.
Une vive piqûre fit jaillir des vrilles de feu dans tout son corps. Ses jambes fléchirent sous elle, mais des mains solides l’agrippèrent avant qu’elle ne tombe.
Le rugissement du Dragon était dans ses oreilles et se transforma en un hurlement triomphal : il s’était enfin libéré.
Haut au-dessus des nuages, Malixian devait admettre une vérité très déplaisante : ses troupes et lui étaient devenus des proies. Une muraille solide de ptérosaures repoussait inexorablement le Neuvième Raptrex comme une tempête chassant un navire à voiles. Le reste de ses hellions et de ses reavers ferraillait avec les premières lignes des barbares lorsqu’elles s’approchaient trop, mais le voïvode fou ne pouvait tout simplement pas se permettre d’engager le combat contre la horde entière. Ses guerriers avaient abattu une centaine de ptérosaures, toutefois les effectifs des exodites croissaient d’une incessante et inquiétante manière.
Les rapports provenant de l’enfer vert sous leurs pieds en témoignaient. Les primitifs avaient libéré leurs plus gros animaux : d’immenses meutes de carnosaures pourchassaient quiconque se trouvait au sol. Après les premiers succès du raid, la capture de nouveaux esclaves s’était avérée impossible.
Sur un consentement tacite, les éléments de la force au sol se dirigeaient vers le nord pour y retrouver les vaisseaux ou se frayer un chemin vers le portail. Malixian se persuada qu’il n’y avait nulle honte à déclarer l’opération terminée et ses objectifs atteints. Selon le plan, il devait de toute façon se rendre au point de rendez-vous avec la flottille. Mais y être forcé le dégoûtait à un niveau très irrationnel – le niveau que, pour sa part, il appréciait le plus. Il s’accroupit à la proue de son Raider squelettique pour observer les ptérosaures en marmottant des malédictions. Ainsi, il était bien placé pour observer le trouble qui s’empara de la horde exodite.
Une onde traversa les rangs de leurs poursuivants qui s’immobilisèrent soudain, plongés dans la confusion. Même le voïvode fou, malgré son sens très atrophié de l’empathie, ressentit l’impression vague d’un bouleversement. Quelques secondes après, la muraille d’ailes de cuir s’affaissait alors que les ptérosaures repliaient leurs ailes et plongeaient vers la jungle. Une impression d’imminence demeurait, comme si la planète s’était interrompue pour prendre son souffle avant de pousser un cri primal.
Sous la coque du Raider, le feuillage des arbres dansait telle une mer démontée. Une grande fissure lacéra soudain le sol d’est en ouest, courant d’un horizon à l’autre comme un éclair noir. Des flammes et des roches jaillirent vers le ciel depuis le gouffre, puis une bulle en expansion de cendres volcaniques recouvrit la terre et le ciel. Des éclairs d’électricité statique dansèrent autour des nuages en s’élevant, dévorant les quelques appareils antigrav proches qui tentaient de s’enfuir.
Des pierres et des gerbes de lave traversèrent le ciel en sifflant, avec toute l’efficacité d’une batterie antiaérienne. Un rocher aussi vaste qu’une maison monta droit devant le navire de Malixian. Il atteignit l’apogée de sa parabole, resta un instant suspendu avant de se retourner lentement, comme une baleine échouée, et de retomber vers la terre en crachant des étincelles et des fumerolles. Le voïvode fou lança son Raider dans son sillage. Le vaisseau piqua à toute allure, rétablit sa trajectoire au dernier moment et fila vers le nord.
La montagne sacrée grognait et frémissait sous la fureur libérée de l’esprit du monde. Morr avait brandi son klaive et faisait mine de marcher sur Sindiel. Le sol tremblait si violemment qu’il titubait et s’accrochait aux parois de la caverne comme un matelot sur le pont d’un navire dans la tempête – ce qui sauva probablement la vie de l’espion.
— Attendez ! Il n’est pas trop tard ! Je peux encore nous faire sortir d’ici ! cria-t-il avec l’énergie du désespoir.
— Explique-toi ! rugit l’incube par-dessus le tonnerre des rochers qui cascadaient autour d’eux.
— Je peux trouver un chemin temporaire pour entrer dans la Toile ! Il existe un passage secret !
— Ne sois pas stupide ! L’esprit du monde nous détruira ! cria Xyriadh.
— Non, rétorqua Sindiel en lançant un regard coupable à la forme gracile jetée sur l’épaule de Xagor. Pas tant qu’elle sera avec nous.
Des vrilles spectrales apparaissaient dans l’air, dont les fils opalescents cherchaient à tâtons les envahisseurs. Instinctivement, ils se regroupèrent autour de la chanteuse de monde inconsciente. Des fissures zébrèrent le sol, bâillant pour révéler des gouffres sans fond.
— Quel choix avons-nous ? cria l’espion.
Sans attendre de réponse, il tira un petit objet de ses robes de caméléoline et le jeta en l’air. Celui-ci resta suspendu, pivotant à la hauteur de leurs têtes telle une toupie à facettes de moelle spectrale captive. Sindiel entonna un chant désespéré tandis que l’objet tournait, tantôt vite, tantôt lentement, au rythme de sa mélodie. Une larme argentée apparut sous la toupie et grandit, aussi fragile et intangible qu’une bulle de savon.
— On n’aura pas mieux ! Allez ! cria-t-il en bondissant dans le portail temporaire.
L’un après l’autre, ses compagnons l’imitèrent. Morr se retrouva seul, foudroyant de son œil indemne les vestiges profanés du temple.
— Seuls les naïfs s’efforcent d’oublier et de pardonner ! grogna-t-il aux esprits déchaînés.
Il cracha trois autres mots avant de se détourner avec mépris et d’entrer dans le portail qui disparut aussitôt. Dans le temple ne flotta plus que l’écho de ses dernières paroles tel le glas d’une cloche immense.
« Arhra se souvient. »
Les vaisseaux des pillards étaient postés en orbite basse au-dessus du terminateur de Lileathanir, leurs longues proues anguleuses séparant précisément le jour et la nuit tandis que le monde vierge tournait. À bord de l’Ange Colérique, Yllithian observait le déroulement du raid depuis que ses navires avaient pénétré les abords extérieurs du système grâce à un portail rarement utilisé. Il n’avait pour l’instant aucune nouvelle de ses agents et n’en aurait sans doute qu’une fois qu’ils seraient revenus.
La flotte s’était rapprochée silencieusement de la planète. Elle n’avait rencontré aucune défense spatiale, ni patrouille d’interception des vaisseaux-monde, ce qui aurait été encore pire. Yllithian soupçonnait que l’alerte avait été donnée. Une légère onde, détectée dans l’espace réel peu après leur sortie de la Toile, trahissait la trajectoire probable d’un appareil de reconnaissance retournant à son vaisseau-monde pour y porter la nouvelle de l’attaque. Peu importait. Le raid s’achèverait avant que ces imbéciles aient fini de débattre et de tirer les runes pour déterminer s’ils devaient intervenir ou non.
Il avait entendu dire que les eldars des vaisseaux-monde se fiaient pleinement à leurs prophètes pour aiguiller leur avenir et tentaient perpétuellement de resserrer l’écheveau du destin vers quelque futur indéterminé. Si cela était vrai, ils choisissaient rarement de contrer les vrais eldars. Peut-être savaient-ils reconnaître une destinée plus importante que la leur ?
Les premiers vaisseaux avaient commencé à descendre pour récupérer les Raider en altitude. Les esclaves capturés étaient transférés dans les soutes. Il n’y en avait guère par rapport à l’ampleur du raid, mais c’était toujours ainsi avec les exodites. Yllithian reçut aussi des rapports signalant que plusieurs grandes créatures ailées étaient embarquées à bord des navires de Malixian. Le voïvode fou serait satisfait. Ou, du moins, il l’aurait été s’il n’était actuellement empêtré dans un gigantesque combat aérien à des kilomètres du point de rendez-vous…
Yllithian se connecta aux réseaux sensoriels qui émanaient des forces personnelles de Malixian. Il vit avec une netteté parfaite les vagues sans fin de bêtes volantes qui les poursuivaient. Il vit aussi la retraite subite des ptérosaures juste avant que la planète ne devienne folle. Une dizaine de lueurs ternes s’allumèrent sur la face nocturne de Lileathanir tandis que, sur sa face diurne, de colossaux panaches de fumée et de cendre montaient dans la stratosphère. De prodigieuses formations de nuages apparaissaient autour des éruptions, dessinant des cercles concentriques là où la tempête attisait les flammes. Les demandes de sauvetage émanant de la planète doublèrent, puis triplèrent, et de plus en plus de navires descendirent vers les hauteurs enfumées.
Flottant au-dessus du cataclysme, Nyos Yllithian observait le chaos se répandre avec un détachement clinique. Sa seule préoccupation était de savoir si ces événements indiquaient le succès ou l’échec de ses agents.
Une sensation de froid surnaturelle, et Morr se retrouva à côté de ses compagnons. Quelque chose lui parut immédiatement suspect. De la brume serpentait à la hauteur de leurs genoux et les passages tubulaires familiers de la Toile n’étaient nulle part en vue. À la place, une profonde chape d’obscurité bloquait toutes les directions, comme au cœur d’une forêt ténébreuse. En plissant les yeux, ils distinguaient à peine des formes plus pâles, semblables à des arbres ou des piliers, qui paraissaient se dresser juste à la périphérie de leur champ de vision.
Xyriadh criait sur Sindiel, Kharbyr se querellait avec Xagor et Aez’ashya alimentait équitablement les deux conflits.
— Silence, ordonna l’incube en tuant dans l’œuf toute dispute.
Il se tourna vers l’espion :
— Explication.
— Nous… ah, nous avons peut-être dévié de la trajectoire prévue.
— Perdus ! cria Xyriadh. Ce chiot nous a perdus derrière le voile !
— Nous sommes dans la Toile, se défendit Sindiel, mais nous sommes pris dans l’une de ses strates déformées.
— En d’autres termes, nous sommes perdus !
— Non…
— Peux-tu nous dire où aller ?
— Non…
— Alors nous sommes perdus !
Un hurlement sauvage, désespéré, davantage ressenti qu’entendu, perça les ténèbres. Il fut repris par d’autres voix, certaines proches, d’autres plus éloignées.
— Même si ça n’annonce pas que des bonnes choses, nous ferions mieux de nous mettre en route, remarqua Aez’ashya. Inutile d’attendre qu’on nous trouve.
— Dans quelle direction ?
— C’est égal. N’importe où sauf ici.
Une grande fatigue les envahit quand ils s’aventurèrent dans la brume tenace. Au sein de ce royaume crépusculaire, les trilles impies de l’Assoiffée étaient puissants et sapaient inexorablement leurs forces. Les hurlements désolés semblaient s’éloigner, mais les formes pâles paraissaient immuables. Ils finirent par comprendre qu’elles étaient trop irrégulières pour être des arbres ou des piliers. Kharbyr aurait juré qu’elles bougeaient lorsqu’il les quittait des yeux, se tordaient, changeaient de place, se rapprochaient.
Enfin, il vit quelque chose qui le dissuada de continuer à fouiller la pénombre du regard. Il se tut et se concentra sur sa marche, un pied devant l’autre. Xagor cheminait à ses côtés, la chanteuse de monde sur l’épaule. Vu les périls qu’ils affrontaient, la tentative de meurtre dont Kharbyr s’était rendu coupable dans les Volières paraissait oubliée.
— Vu quelque chose, oui ?
— J’ai d’abord cru que c’étaient des éclairs, des rémanences de foudre, et que c’était pour ça que ça se déplaçait. Je me suis trompé.
— Bons yeux. Bien, bien. Bons yeux voient quoi ?
— Ça ressemblait plus à des tourbillons faits de petites particules de lumière.
Xagor soupesa un instant l’information. Il fit glisser sa captive dans une position plus confortable même s’il paraissait à peine encombré par son fardeau.
— Âmes emportées, conclut enfin la gorgone.
Kharbyr hocha la tête avec réticence.
— Elles semblaient toutes se rejoindre, quelque part au loin. J’ai eu peur de regarder ce qui s’y trouvait.
— Sage, je crois.
Des obstacles commencèrent à apparaître sur leur chemin. Des échardes translucides perçaient par endroits la couverture de brume. Tout d’abord, elles ne montèrent pas plus haut que leur taille, mais elles finirent par les dépasser à mesure de leur progression. Elles paraissaient solides, mais leur consistance avait quelque chose de luisant, de gélatineux, qui évoquait du mucus.
Un hurlement résonna derrière eux, plus proche. Quelque chose les suivait. D’un commun accord, ils pressèrent le pas à travers les échardes, cherchant un moyen de s’échapper ou, faute de mieux, un endroit où former un dernier carré.
— Qu’est-ce que c’est ici ? demanda Aez’ashya.
Sindiel, désireux de retrouver sa crédibilité, s’empressa de répondre :
— Je crois que nous sommes dans les parages d’un portail détruit. Ce que nous voyons, ce sont des fragments de ses ruines.
— Des fragments ? Il devait être énorme.
— Non, il reste encore des traces de garde-fous psychiques sur la plupart des pièces. L’énergie Warp piégée se condense autour d’elles et forme comme des kystes dans la réalité contextuelle de…
— Vyril ? dit soudain Xyriadh, estomaquée, en se rapprochant de l’obélisque le plus proche.
Sous sa surface, une forme humanoïde tressaillait. La tête rasée de Vyril se tourna vers eux et sa bouche s’ouvrit sur un cri silencieux. Ses membres pédalèrent au ralenti comme dans une cuve de gelée transparente et il tendit une main implorante vers Xyriadh. Celle-ci allongea son bras sans la moindre hésitation.
— Déconseillé, dit Morr en la repoussant.
Elle grogna et virevolta pour frapper l’incube, mais il lui avait attrapé le poignet.
— Regarde, fit-il calmement en la forçant à se retourner vers Vyril.
Elle réalisa que la main n’était en réalité qu’une pince avide, que le visage était celui d’un démon aux grands yeux ronds et à la bouche garnie de crocs. D’horreur, Xyriadh recula. Un cri d’agonie retentit non loin et dégénéra en un éclat de rire dément.
— Bravo, de justesse, dit une nouvelle voix.
Morr relâcha Xyriadh et pivota, la lame brandie. Une silhouette maigre en habits chamarrés apparut.
— Oh, range donc ce couteau de cuisine hypertrophié, incube, personne n’a l’intention de dîner, ajouta l’étranger sur un ton amusé.
L’eldar était vêtu d’un pourpoint démodé et de chausses tissées de tant de teintes que, de loin, elles paraissaient grises. Un loup noir et blanc dissimulait le haut de son visage, mais sa bouche et son menton étaient nus. Cette bouche sensuelle souriait impudemment, tout en lèvres rouges et dents blanches.
— Ne te ris pas de moi, fantôme, grogna Morr sur un ton menaçant.
— Ah, tu es du genre redoutable, n’est-ce pas ?
L’accent de l’étranger était insolite. Il ne possédait ni la mélodie du Commorrite de la ville haute, ni la vulgarité de celui des bas-fonds. Il était quelque part entre les deux.
— Ne crains rien, je ne suis pas armé et ne vous veux aucun mal. Je suis seulement étonné de voir des frères voyageurs ici… Ça par exemple, bien le bonjour Sindiel ! Je ne t’avais pas vu, tout caché derrière les autres que tu étais !
Morr fit volte-face et foudroya l’espion du regard. L’eldar saisit cette occasion pour se glisser près de Xagor et Kharbyr. Il disparut et réapparut comme s’il n’avait fait qu’un immense pas. Il scruta la chanteuse de monde juchée sur l’épaule de Xagor.
— Ma foi, je vois que vous n’avez pas chômé. Les événements récents me semblent un peu moins irrationnels maintenant que je dispose de cette information. Je vous en remercie.
L’incube grogna et abattit sa lame sur le cou de l’étranger. L’eldar sembla s’incliner légèrement et l’arme meurtrière traversa l’espace qu’il occupait un battement de cils plus tôt.
— Je ne refuse jamais quelques pas de danse, Morr, et j’aurais aimé te satisfaire, mais nous n’avons pas le temps de jouer.
— Identifie cet… individu, Sindiel, ordonna ce dernier.
— Ta-ta-ta, je puis encore me présenter tout seul. Je suis celui qui a offert à Sindiel la babiole qui vous a amenés ici.
— C’est vrai, admit l’espion. Linthis nous a présentés.
— Et comment va Linthis, mmh ? demanda joyeusement l’eldar. En fait, comment vont tous tes petits camarades des bois, Sindiel ? T’ont-ils aidé à trouver ce que tu cherchais ? Tes nouveaux amis laissent présager que non.
— Non. Linthis était aussi creux et pétri de mensonges que les autres, murmura l’espion.
— Assez, intervint Morr. Aide-nous ou déguerpis sur-le-champ.
— Oh, je vous aiderai, ne t’inquiète pas. La chanteuse de monde ne peut pas revenir et vous ne pouvez pas rester ici, vous devez donc poursuivre sur la voie que vous avez tracée…
Il s’interrompit et se dressa un instant sur la pointe des pieds, une main en cornet contre l’oreille. Les hurlements reprirent alors que des silhouettes monstrueusement difformes se dessinaient, glissant entre les piques translucides qui les entouraient.
— … il y aura un maigre prix à payer, bien entendu, reprit-il. C’est navrant, je le sais bien, mais certains us doivent être respectés.
— Dis-nous ce que tu veux ! s’écria Sindiel. Quoi que ce soit !
— Vous avez droit à trois essais…
— La chanteuse de monde ?
— Nenni, je vous ai déjà dit que je ne pouvais la ramener. Essayez encore.
— Moi ? demanda Sindiel en déglutissant avec peine.
L’eldar eut un rire mélodieux.
— Ah, décidément, la plaisanterie t’échappe, n’est-ce pas, triste Sindiel ? Dernier essai.
— Les… pierres-esprits, souffla l’espion, l’air honteux.
— Absolument ! Je me satisferai, je crois, des pierres-esprits que vous avez subtilisées à Corallyon, Linthis et Belth. Leurs âmes méritent mieux que d’être amenées dans la Cité Crépusculaire. Je veillerai à ce qu’elles rentrent chez elles.
Kharbyr, Aez’ashya et Morr, avec respectivement plus ou moins de réticence, lui rendirent les pierres-esprits dont ils avaient dépouillé les rangers. Les gemmes émirent une douce lueur améthyste et les âmes brillèrent comme de minuscules étoiles. L’eldar les récolta avec soin et la pénombre revint.
— Tu as ton salaire, grommela l’incube. À présent, respecte ta part du marché. Guide-nous à Commorragh sans plus de jeux.
— Vous guider ? Oh non, je ne guide personne nulle part – c’est même tout à fait le contraire. Je vous présente simplement les voies disponibles. À vous de choisir de les emprunter ou non. Nous en reparlerons à un autre moment, le temps presse. Écoutez bien : lil’ashya nois shaa oum.
Les mots tintèrent comme des clochettes. Des voix inhumaines, enragées, jaillirent tout autour du petit groupe, hurlant leur frustration de voir leurs proies leur échapper. Le paysage de brume et d’échardes se dissipa pour céder la place à une sensation de chute éternelle. Un gouffre noir, impitoyable, se rua de toutes parts, les submergea et les emporta dans son flot impétueux.
Ils se retrouvèrent accroupis au milieu d’une lande morose qui descendait en pente vers des brumes de pollution rougeâtre. Des formes voûtées émergeaient du smog tourbillonnant tels des squelettes de titans : les charpentes nues de machines et de bâtiments qui avaient depuis longtemps pourri. Une lumière faible, cramoisie, émanait du ciel, mais la brume omniprésente transformait les cieux en un bol de sang retourné.
— L’Épine de Fer, souffla Morr comme une malédiction ou une prière.