
PROLOGUE
La pluie.
La pluie recouvrait le monde : elle tombait à verse dans un bruit de tonnerre et engendrait des torrents infinis, cascadait depuis le sommet des arbres pour libérer des cataractes torses. On ne distinguait plus qu’un mur de verdure déformé par un rideau d’eau. Sindiel n’avait jamais rien vu de tel. Il se recroquevillait misérablement dans la fourche d’un feuillu, emmitouflé dans sa cape de camouflage, comme il le faisait depuis déjà trois jours, supportant les averses périodiques et l’étouffante humidité tropicale qui leur succédait. Trois jours à subir la morsure des insectes et les attentions des prédateurs que sa présence paraissait attirer comme par magie, à tel point qu’il ne quittait plus ses gants de flexmétal ou son capuchon. Il devait aussi supporter, désormais, le contact poisseux, étouffant de son armure, et s’efforçait de rester patient.
Il sortit sa lunette et la braqua sur le portail à travers l’averse torrentielle. Il n’avait pas besoin de le distinguer pour l’imaginer précisément : les deux pierres dressées primitives, surmontées de leur linteau, étaient gravées dans son esprit. De jour comme de nuit, qu’il pleuve ou qu’il vente, il le surveillait, avec les autres, depuis trois jours, et il n’avait encore rien vu sortir de l’ordinaire.
Sindiel n’était guère porté sur la patience et ses dernières réserves s’épuisaient vite. Il envisageait sérieusement de proposer une fois encore à Linthis que le groupe se remette en route. Les ténébreux ne viendraient pas, malgré tout ce que de complexes calculs lunaires avaient pu révéler à propos de ce portail inactif. Corallyon et Belth étaient sans doute aussi malheureux que Sindiel, même s’ils se rangeaient à l’avis de Linthis, comme à leur habitude.
Il s’était surpris à remettre en question toutes les rumeurs qu’il avait entendues sur les voleurs d’âmes et la résistance qu’il fallait leur opposer. Toutes ces histoires de connaissances perdues et de voies cachées se résumaient à cela : rester assis dans une jungle trempée, surveiller un portail inactif et espérer qu’ils finiraient par arriver – ou, plutôt, espérer qu’ils ne viendraient pas mais rester dans les parages au cas où ils viendraient. C’était pitoyable et Sindiel se sentait d’autant plus pitoyable que son ego lui intimait de rester ici. Partir n’aurait fait que prouver qu’il était moins coriace que les autres rangers, les vétérans, et cette idée était inacceptable.
La pluie cessa aussi soudainement que si l’on avait refermé un robinet et laissa la jungle fraîche et dégoulinante. Quelques minutes après, de la vapeur montait du sous-bois où des centaines de petites flaques et de ruisseaux scintillaient dans les rais de lumière qui perçaient la canopée. Il observa de nouveau le portail. Il était toujours là, comme lors des cent fois précédentes. Un ruisselet argenté le traversait en serpentant. Tout à fait pittoresque.
Un serpent arboricole bariolé se faufila dans la cachette de Sindiel avec l’intention manifeste de se lover dans son giron, amicalement mais obstinément. Il repoussa le reptile venimeux aussi délicatement que possible, récoltant plusieurs morsures sèches sur ses mains gantées.
Il se retourna vers le portail. Cette fois, quelque chose avait changé. Une lueur argentée emplissait l’espace entre les pierres dressées et leur linteau, comme un rideau scintillant de mercure. Les spirales gravées sur les pierres se mirent à luire d’une légère radiance interne tandis que le portail se rouvrait pour la première fois depuis trois siècles.
+ Il est actif +, chuchota la voix de Linthis dans l’esprit de Sindiel.
Ce dernier était à ce point absorbé par le spectacle que l’intrusion le fit sursauter.
+ Répétez ? + renvoya-t-il en pensée. + Oui, le portail est actif, je le vois. Qu’est-ce que je fais ? +
Il ne sut si la réponse de Linthis s’adressait à lui ou à tout le groupe. Le timbre était plat, monocorde : + Abattez tout ce qui en sortira. +
Sindiel ajusta précipitamment sa lunette et ôta les crans de sûreté de son long fusil ; la panique dissociait ses gestes de son esprit.
Des formes émergeaient de la muraille argentée. Des humanoïdes graciles revêtus d’armures lustrées avancèrent, brandissant des armes barbelées aux contours cruels. Les silhouettes de cauchemar balayèrent de leurs regards rouges et voraces la forêt vierge, savourant par avance leur nouvelle conquête.
+ Feu ! + cria la pensée dure, syncopée, de Linthis.
Sindiel aligna sa mire sur un casque à visière et tira mais, dans sa fébrilité et son impatience, il rata sa cible. Pourtant, deux des voleurs d’âmes tombèrent aussi vite que si le sol les avait avalés. Linthis et Belth avaient sans doute fait feu à l’unisson, afin d’entretenir leur discrète rivalité.
La réaction des ténébreux fut instantanée. La moitié d’entre eux pointa ses armes sur les arbres et cribla le feuillage d’échardes empoisonnées hypervéloces. Les autres s’emparèrent de leurs camarades tombés et les traînèrent sans ménagement vers le portail. Les tireurs réussirent à dresser un barrage de feu efficace, si bien que Sindiel n’eut que le temps de lâcher deux tirs au jugé avant de se mettre à couvert. Les intrus disparurent dans le portail quelques secondes plus tard. Les échos de la fusillade s’estompèrent alors que le silence retombait sur la scène.
— Rapprochez-vous, chuchota Linthis.
Sindiel rampa, avec réticence, en direction du portail. La progression des autres rangers, derrière lui, ne fit presque aucun bruit. Il s’attendait à voir les inquiétantes silhouettes jaillir du portail à tout moment, un sentiment qui augmentait à mesure qu’il se rapprochait. Il remarqua des traces de sang là où étaient tombés leurs ennemis. Du sang clair, artériel, qui trahissait des blessures fatales. Il se surprit à se demander pourquoi les voleurs d’âmes, pourtant si cruels et égoïstes, prenaient tant de soin à ne pas laisser leurs morts derrière eux.
Il remarqua autre chose, une petite sphère polie à moitié ensevelie dans la boue perdue par les voleurs d’âmes. Le cœur de Sindiel cessa brièvement de battre lorsqu’il songea qu’il était peut-être en train de contempler une grenade. Non, l’objet était trop volumineux. Et quel genre de grenade ressemblerait à de la pierre veinée de différentes teintes ? Il comprit qu’il s’agissait de tout autre chose juste à temps pour la cacher sous son pied : Corallyon venait voir ce qui avait attiré son attention. Linthis et Belth, quant à eux, s’affairaient autour du portail pour le refermer.
— Ils ont emporté leurs morts, tenta-t-il de se justifier. Je n’en étais pas sûr mais regarde ces traces de sang : ils sont morts. À leur place, nous aurions seulement pris leurs pierres-esprits. Pourquoi s’encombrer de coquilles vides ?
Il venait de donner à Corallyon précisément ce qu’elle désirait : l’occasion d’étaler sa science. Sindiel avait rejoint la bande de Linthis des années plus tôt, peu après Corallyon, mais malgré le peu d’ancienneté qu’elle avait sur lui, elle saisissait la moindre opportunité de déprécier le « nouveau ». Tel était le cycle de la vie : un jour, une nouvelle recrue viendrait, et ce serait au tour de Sindiel de faire de sa vie un enfer.
— Ils n’ont pas de pierres-esprits, benêt, dit Corallyon avec un plaisir manifeste. Leurs camarades les ramènent à la cité des démons, où ils seront ressuscités dans une éprouvette.
Sindiel sentit sa pierre de voie émettre une pulsation méfiante. La gemme empathique l’avait accompagné au cours de toute sa vie ; elle était l’ancre de son âme, sa boussole spirituelle. Vivre sans elle était aussi dangereux qu’impensable. Mais une part secrète de lui trouvait l’idée fascinante.
— Ne dis pas de telles choses, Corallyon, la réprimanda Linthis en approchant.
Ses longs cheveux argentés flottaient librement à présent qu’elle avait retiré son masque et sa capuche. Derrière elle, le portail était clos et l’antique arche avait retrouvé son aspect séculaire.
— Ils ne viennent pas d’une quelconque cité démoniaque. Leur antre est un lieu réel et ils ne tolèrent certainement pas le moindre démon chez eux, ajouta-t-elle. Ils vivent en se repaissant des âmes des autres et regagnent ce qu’ils perdent par la douleur et la torture. C’est pour cela que nous nous battons contre eux. Mais ce ne sont pas des démons ; pas encore. D’une certaine manière, je crois qu’ils sont encore pires.
Sous le pied de Sindiel, la sphère semblait sur le point d’exploser. À simplement la dissimuler à Linthis et à sa petite bande arrogante, il éprouvait un délicieux frisson. Il devait se contenir pour ne pas leur éclater de rire au visage. Il changea de jambe d’appui, enfouissant tout à fait la sphère dans la boue.
— Pourquoi, demanda-t-il innocemment, ne pas avoir juste détruit le portail si vous saviez qu’ils l’utiliseraient pour venir enlever des gens ?
Linthis lui répondit sur le ton d’un adulte qui s’adresse à un enfant :
— Parce que cela aurait défait un peu plus la toile et qu’un autre de ses segments aurait été perdu pour toujours.
— Apparemment, la toile leur profite plus qu’à nous, insista Sindiel avec quelque agressivité.
— Évidemment, puisqu’ils y vivent !
— Assez, Corallyon, la coupa Linthis. Ces choses-là ne doivent pas être évoquées. Tout ce que tu as à savoir, c’est que notre tâche ici est terminée. Nous avons repoussé les ténébreux et devons poursuivre notre route.
— Où allons-nous ? demanda Corallyon, calmée par la réprimande.
— Sur un autre monde vierge appelé Lileathanir, un lieu très similaire à celui-ci. Nos cousins y sont devenus négligents et ont oublié le péril que constituent les portails.
Sindiel songea qu’ils n’avaient pas tant repoussé que juste retardé les voleurs d’âmes. Quatre tireurs d’élite n’auraient pu les retenir bien longtemps si les ténébreux s’étaient rendu compte de la faiblesse des effectifs adverses. Les rangers pouvaient s’estimer chanceux que Linthis soit en mesure de fermer le portail depuis ce côté avant le retour en masse de l’ennemi. Il était plus que probable qu’ils reviendraient dès que la bande de Linthis aurait abandonné les lieux ; comme l’avait dit Corallyon, ils connaissaient parfaitement la dimension labyrinthique parce qu’ils y vivaient.
Sindiel résolut de revenir ici plus tard, seul, afin de découvrir si l’objet qu’il venait d’enfouir était bel et bien ce qu’il espérait. Il était presque sûr d’avoir vu ce genre de veinures sur des sphères tenues par de vieilles statues, sur son vaisseau-monde. Il se rappelait qu’on les considérait comme des objets symboliques, telle la couronne qui représentait la royauté ou la lance, la chasse. Ces sphères, elles, étaient censées incarner le dialogue avec les plus lointaines étoiles.