« Curieux homme que mon père ! dit Fusako tout en empilant brutalement les assiettes qui avaient servi pour le dîner. Je le trouve bien plus réservé avec sa propre fille qu’avec sa belle-fille ! N’est-ce pas, Mère ?
— Tais-toi ! fit Yasuko, sur un ton de blâme.
— C’est pourtant vrai ! S’il trouve les épinards trop cuits, qu’il me le dise ! Quoique je ne les aie pas fait cuire jusqu’à en faire de la pâtée pour les petits oiseaux ! Ils ont gardé leur forme ! Mon père aurait dû s’adresser à la station thermale.
— La station thermale ? Qu’a-t-elle à voir ici ?
— On y prépare les œufs à la coque et les gâteaux de manju à la vapeur, n’est-ce pas ? Vous m’avez donné, je ne sais quand, des œufs cuits à la source radioactive : le blanc était pris, le jaune mou… Ne m’avez-vous pas dit que la pâtisserie Hechima est réputée pour cela ?
— La pâtisserie Hechimatei ?
— Ou bien Hyotei, comme il vous plaira. Si pauvre que je sois, je connais cela. De toute façon, il ne faut pas tant de savoir-faire pour cuire des épinards. »
Yasuko se mit à rire.
« Si mon père faisait bouillir ses épinards à la source radioactive en mesurant la température et le temps, je pense qu’il deviendrait aussi vigoureux que Popeye, même en l’absence de Kikuko, dit Fusako sans rire. Pour moi, je n’en peux plus, c’est trop triste. »
Elle se redressa, soutenant du genou le lourd plateau et reprit :
« N’aura-t-il donc aucun appétit en l’absence de son joli garçon de fils et de sa ravissante belle-fille ? »
Shingo releva la tête ; son regard rencontra celui de Yasuko.
« Tu causes, tu causes ! »
— Mais oui, je me suis retenue trop longtemps de parler et de pleurer.
— On ne peut pas empêcher les enfants de pleurer… »
Shingo gardait la bouche entrouverte.
« Il ne s’agit pas d’enfant, mais de moi, reprit Fusako, qui partit en trébuchant.
— … car il est tout naturel que les bébés pleurent. »
On entendit un bruit de couverts jetés dans l’évier.
Yasuko fit un mouvement pour se lever. On entendit Fusako sangloter.
Satoko leva les yeux vers sa grand-mère et partit en trottinant pour la cuisine. Shingo trouva son regard déplaisant. Yasuko, se relevant, souleva des deux mains Kuniko, qui était placée près d’elle et la posa sur les genoux de Shingo.
« Voulez-vous la garder un instant, s’il vous plaît ? »
Elle se dirigea vers la cuisine.
Shingo prit l’enfant dans ses bras. Comme elle était très souple, il l’attira contre son ventre. Il lui tenait les pieds. Les creux des chevilles et les plantes dodues étaient contenus dans la paume du vieillard.
« Es-tu chatouilleuse ? »
Elle ne paraissait pas l’être.
Lorsque Fusako n’était encore qu’un bébé au sein, il la couchait toute nue quand il la changeait et lui chatouillait les côtes. L’enfant riait, son nez disparaissait entre ses joues ; elle agitait les mains. En vérité, le vieillard ne se rappelait plus très bien.
Shingo évitait, jadis, de parler du manque de beauté de son bébé. Si l’envie l’en démangeait, l’image de la femme séduisante qu’avait été la sœur de Yasuko lui revenait à l’esprit.
Il avait attendu vainement à plusieurs reprises que ce petit visage changeât en mieux, et cela jusqu’à ce que sa fille atteigne l’âge adulte, mais avec le temps, son espoir s’était émoussé.
Les traits de Satoko semblaient plus jolis que ceux de sa mère, et l’on pouvait encore espérer que la petite Kuniko deviendrait agréable.
« Serait-il possible que je cherche l’image de la sœur de Yasuko jusque dans mes petites-filles ? » se demanda le vieillard, et il en éprouva quelque honte.
Il s’étonna de s’abandonner à une songerie où le petit être victime de l’avortement, l’enfant perdu de Kikuko, devenait une réincarnation de la sœur de Yasuko – une belle femme à laquelle la vie ne serait jamais accordée en ce monde.
Lorsqu’il relâcha sa prise sur les pieds du bébé, la petite Kuniko descendit de ses genoux et partit vers la cuisine. Elle chancela, les bras tendus en avant.
« Attention ! » À peine avait-il crié que le bébé tomba.
Elle gisait sur le sol, étendue sur le côté, sans pleurer encore.
Satoko suspendue à la manche de Fusako, Yasuko tenant Kuniko dans ses bras, toutes quatre revinrent vers la salle à manger.
« C’est incroyable comme mon père est distrait, Maman, dit Fusako tout en essuyant la table. Au retour du bureau, quand il s’est changé pour se mettre en kimono, savez-vous qu’il a croisé le devant de son kimono et de son jyuban de dessous dans le mauvais sens, et puis en nouant sa ceinture, il est resté tout interdit, l’air absent. A-t-on jamais vu d’homme pareil ? C’est bien la première fois que vous croisez votre kimono de la sorte ; vous n’êtes pas dans votre état normal.
— Non, c’est la seconde, répliqua Shingo. La dernière fois, Kikuko m’a dit que dans l’île de Ryûkyû, les gens croisent leurs kimonos dans un sens ou dans l’autre, indifféremment.
— Ha ! Ha ! Dans l’île de Ryûkyû ! Incroyable ! » Fusako changeait encore de visage… « Quand il s’agit de vous plaire, Kikuko fait travailler son imagination. Qu’elle sait bien vous parler ! Dans l’île de Ryûkyû ! Vraiment ! »
Maîtrisant son irritation croissante, Shingo lui dit :
« Le mot jyuban vient du portugais. Sait-on comment les Portugais croisent leurs vêtements ?
— C’est encore une idée de votre belle-fille ? »
Yasuko voulut intervenir en faveur de son mari :
« Ton père met souvent à l’envers son yukata d’été.
— Mettre à l’envers son yukata d’été, par distraction, par inadvertance, c’est une chose ; croiser son kimono du mauvais côté, c’en est une autre.
— Dis à Kuniko de s’habiller toute seule, elle ne saura pas dans quel sens le fermer.
— Il est encore trop tôt pour que mon père retombe en enfance. » Fusako n’avait pas l’air vaincue. « Voyons, Maman, c’est lamentable, mon père n’a pas besoin de croiser son kimono sur la gauche en signe de deuil, parce que sa belle-fille est allée passer un ou deux jours chez ses parents. Je suis bien rentrée chez vous depuis six mois ! »
Près de six mois avaient en effet passé depuis cette veille pluvieuse du Nouvel An…
Depuis, Aïhara ne leur avait donné aucune nouvelle. Shingo ne l’avait pas revu non plus.
« Cela fait déjà six mois, opina Yasuko. Pourtant, il n’y a pas de comparaison possible entre ton cas et celui de Kikuko.
— Par rapport à mon père, si !
— Mais toi, tu es sa fille, c’est ton père et nous souhaitons qu’il puisse dénouer tes difficultés, n’est-ce pas ? »
Fusako, le visage baissé ne répondait pas.
« Fusako, dis-nous tout ce que tu as sur le cœur, cette fois. Tu te sentiras délivrée. Par bonheur, Kikuko n’est pas là.
— Puisque c’est moi qui suis en tort, en principe, je n’ai rien à dire ; je prie seulement mon père de manger son repas sans se plaindre, même s’il n’est pas préparé de la main de Kikuko. » Et Fusako se mit à pleurer.
« N’est-ce pas ? Père dîne en silence, avec un air dégoûté. Moi, cela m’attriste aussi.
— Fusako, je suis sûre que tu as beaucoup de choses à nous dire. Pourquoi, par exemple, es-tu allée jusqu’à la poste il y a deux ou trois jours ? Pour expédier une lettre à ton mari ? »
Fusako parut un instant gênée. Elle fit, de la tête, un signe de dénégation.
« Je ne vois pas quelle autre lettre tu pourrais envoyer. Je me suis bien doutée que c’était pour Aïhara. »
Yasuko, contrairement à son habitude, parlait d’une voix stridente.
« Lui aurais-tu envoyé de l’argent, par exemple ? »
De ces paroles, Shingo déduisit que Yasuko glissait quelque argent de poche en cachette à Fusako.
« Où est Aïhara ? » questionna le vieillard en se tournant vers sa fille ; il attendit un moment la réponse. « Il semble être absent de chez lui, reprit-il. Une fois par mois, j’envoie un employé du bureau chez les Aïhara pour prendre des nouvelles. Plus exactement, je fais parvenir une petite somme à Mme Aïhara pour qu’elle se fasse soigner, car si tu étais restée chez eux, ce serait à toi d’en prendre soin.
— Oh ! fit Yasuko, bouche bée. Vous envoyez un employé du bureau ?
— Rassure-toi. C’est un homme sérieux qui n’écoute pas les potins et qui n’en fera pas non plus. Si ton mari se trouvait chez lui, j’y serais allé moi-même pour lui parler de toi, mais à quoi bon rendre visite à une vieille femme qui a les jambes malades ?
— Mais que fait donc Aïhara ?
— J’ai l’impression qu’il serait compromis dans un trafic clandestin, une affaire de drogue, paraît-il. Son rôle ne serait que celui d’un sous-ordre. C’est par son ivrognerie qu’il a été pris dans cet engrenage. »
Yasuko lui jeta un regard affolé ; elle paraissait plus effrayée de la dissimulation de son mari, qui leur avait caché jusqu’alors les méfaits d’Aïhara, que de ces méfaits mêmes.
Shingo continua : « Cependant sa mère, qui a les jambes malades, ne semble pas habiter chez elle. D’autres personnes occupent la maison. La famille de Fusako n’existe donc plus.
— Mais alors, ses affaires ?
— Ma commode et la malle d’osier sont vides depuis longtemps, dit Fusako.
— Vraiment ? Alors tu es bien poire, ma fille, toi qui es revenue chez nous avec ton ballot dans une vieille étoffe. Aie, aïe, aïe… », soupira Yasuko.
Shingo soupçonnait Fusako d’avoir communiqué avec son mari.
Sur qui retombait le blâme de n’avoir pu soutenir Aïhara pour l’empêcher de se corrompre ? Sur Fusako ? Sur Shingo ? Sur Aïhara lui-même ? Ou nul n’en était-il responsable ? Shingo s’interrogeait et contemplait le jardin sur lequel l’ombre tombait.
Arrivant au bureau vers dix heures, le vieillard y trouva un mot de Tanizaki Eiko. « Je voudrais vous voir au sujet de la jeune épouse. Je reviendrai. »
La « jeune épouse » en question ne pouvait être que Kikuko. Shingo questionna la secrétaire qui avait remplacé Eiko.
« À quelle heure Tanizaki est-elle venue ?
— Après moi ; c’était au moment où j’essuyais la table, donc il devait être huit heures un peu passées.
— M’a-t-elle attendu ?
— Ou-i-i, pendant quelque temps. » La façon lourde et traînante dont cette fille disait ou-i-i, déplaisait à Shingo. Cela devait être un accent provincial.
« A-t-elle vu Shuichi ?
— Non. Je crois qu’elle est partie sans l’avoir vu.
— Bon. Huit heures un peu passées, murmura Shingo. Elle a dû venir chez nous avant d’aller à son magasin. Elle reviendra peut-être vers midi. »
Après avoir relu les petits caractères tracés de la main d’Eiko dans le coin d’un grand papier, Shingo regarda par la fenêtre le ciel très serein, très printanier, de mai.
Il l’avait contemplé par la vitre du train. Tous les passagers à la vue du ciel clair avaient ouvert les fenêtres.
Un oiseau qui volait au ras du courant scintillant de la rivière Rokugô s’illumina d’un reflet d’argent ; il lui sembla que ce n’était pas un détail fortuit, que cette course d’un autobus rouge passant sur le pont en direction du nord.
« Grand vent sur le ciel, grand vent sur le ciel… » Répétant, sans même s’en rendre compte, les mots qui figuraient sur sa calligraphie, le faux Ryôkan, Shingo porta ses regards vers les bois d’Ikegami.
« Oh ! s’exclama-t-il, et il faillit se pencher par la fenêtre, sur sa gauche, serait-il possible que ces pins ne soient pas dans les bois ? Ils sont en avant. »
Les pins qui se détachaient sur le bois lui parurent, ce matin-là, plus proches. Ou bien le brouillard du printemps, la pluie, avaient-ils pu l’empêcher d’évaluer jusqu’à présent leur éloignement ?
Le vieillard tenta de s’en assurer en les observant par la fenêtre. L’envie lui prit même d’aller vérifier sur place où poussaient les pins qu’il regardait chaque matin.
« Chaque matin… » À vrai dire, il les avait aperçus tout récemment. Depuis de longues années, il passait sans faire attention, en se disant seulement que c’était le bois d’Ikegami.
Il avait soupçonné pour la première fois, ce jour-là, que ces pins s’élevaient hors du bois. C’est que l’air du matin était très pur.
Le vieillard avait fait une deuxième découverte grâce à ces arbres dont les cimes allaient s’embrasser en s’inclinant l’une vers l’autre.
La veille au soir, après le dîner, quand Shingo avait raconté qu’il faisait surveiller la maison de son gendre et qu’il subvenait un peu aux frais de la vieille mère de celui-ci, la colère de Fusako s’était soudain calmée.
Le vieillard, apitoyé, crut avoir découvert quelque chose en elle, mais sans que ce fût précis, comme dans le cas des pins d’Ikegami.
Quant à ces arbres, Shingo les avait regardés, deux ou trois jours auparavant, lorsque, pressant Shuichi de questions, il lui avait fait avouer l’avortement de Kikuko. Depuis, ces pins n’étaient pas seulement des arbres pour Shingo, car il ne les dissociait plus de l’avortement. Désormais, chaque fois qu’il les verrait, sur le chemin du bureau, il lui souviendrait de Kikuko. Ce matin-là, bien entendu, il n’en fut pas autrement.
Le jour où son fils était passé aux aveux, les deux pins brouillés par la pluie battante se fondaient dans le bois. Aujourd’hui, détachés, marqués par l’image de l’avortement, ils lui paraissaient souillés. Cela tenait peut-être à ce qu’il faisait trop beau.
« Même si le temps est beau, le temps de l’homme est mauvais. » En murmurant ces bêtises, Shingo se détourna du ciel encadré par la fenêtre du bureau. Il se mit au travail.
Il reçut, dans le courant de l’après-midi, le coup de téléphone d’Eiko. Celle-ci lui dit que, très occupée par la préparation de la collection d’été, elle ne pourrait venir ce jour-là.
« Très occupée, dis-tu ? C’est que tu es déjà compétente, alors.
— Mais oui. » La jeune fille resta silencieuse un moment.
« Tu me téléphones du magasin ?
— Oui, mais Kinuko n’est pas là, fit-elle, énonçant directement le nom de la maîtresse de Shuichi. J’attendais son départ.
— Hum.
— Allô, allô ! Je serai chez vous demain matin.
— Demain matin ? Vers huit heures, comme aujourd’hui ?
— Non. Demain matin, je vous attendrai.
— Tu es bien pressée.
— Oui, l’affaire peut ne pas paraître pressante mais, à mon sens, elle l’est. Je veux vous en parler d’urgence. Je suis extrêmement agitée.
— Tant que cela ? S’agit-il de Shuichi ?
— Je vous en parlerai quand je vous verrai. »
L’agitation d’Eiko lui inspirait quelque méfiance, mais son envie de lui parler, si forte qu’elle venait deux jours de suite, inquiéta Shingo.
À bout d’inquiétudes accumulées, Shingo téléphona vers trois heures chez les parents de Kikuko.
Pendant que la domestique répondait au téléphone et jusqu’à la venue de sa belle-fille, de la musique résonna dans l’appareil.
Depuis le départ de la jeune femme, Shingo n’en avait pas parlé avec Shuichi, qui semblait éviter le sujet. Le vieillard, pour ne pas aggraver l’affaire, se retenait de rendre visite à Kikuko. Telle qu’il la connaissait, elle n’avait pas avoué l’avortement à ses parents. Pourtant, rien n’était sûr.
De l’écouteur dans lequel vibrait la belle musique, Kikuko l’appela d’une voix pleine de nostalgie.
« Allô, Père ? Père, veuillez m’excuser de vous avoir fait attendre si longtemps.
— Ah ! » Shingo se sentait soulagé. « Comment te portes-tu ?
— Je me rétablis, Père. Excuserez-vous mon caprice ?
— Ce n’est rien. » Shingo ne put continuer.
« Père ! » Kikuko le rappelait d’une voix gaie : « Pourrais-je venir dès maintenant ?
— Dès maintenant ? Peux-tu sortir ?
— Oui, Père. Si je vous voyais tout de suite, je pourrais rentrer chez vous sans honte.
— Entendu, je t’attends au bureau. »
Dans l’écouteur, la musique continuait.
« Allô, allô ! » Shingo pressait la jeune femme de répondre : « C’est une belle musique.
— Oh ! J’ai oublié d’arrêter le disque. Ce sont Les Sylphides, un ballet orchestré d’après de la musique de Chopin. Je vous l’apporterai quand je rentrerai.
— Viens-tu tout de suite ?
— Oui, mais comme je n’aime pas aller à votre bureau, je réfléchis. »
Kikuko lui proposa l’ancien Parc impérial de Shinjuku comme lieu de rendez-vous. Stupéfait, Shingo se mit à rire, mais la jeune femme semblait tenir à son idée.
« Vous verrez. Père, vous serez rafraîchi par la verdure.
— J’y suis allé par hasard, une fois, pour une exposition canine.
— Eh bien, vous vous direz que je suis un chien ! » Kikuko rit, tandis que le disque continuait à jouer.
Comme il l’avait dit à Kikuko, Shingo, pour entrer dans le parc, passa sous le grand torii de bois d’Ichome Shinjuku.
Près de la conciergerie, le règlement était placardé avec les tarifs : trente yens l’heure pour la location de la poussette, vingt yens la journée pour une natte.
Un couple américain se promenait, le mari tenant une petite fille dans les bras, sa femme traînant un braque allemand.
Les gens qui entraient dans ce jardin n’étaient pas tous des couples américains, mais seuls les Américains se promenaient à loisir. Shingo les suivit involontairement.
Le bosquet à gauche du chemin qui semblait formé de mélèzes était en réalité constitué de cryptomérias de l’Himalaya. La dernière fois qu’il était venu, lors de la garden-party donnée par la Société protectrice des Animaux, il en avait admiré un groupe merveilleux, mais il ne parvenait plus à les situer.
Les arbres qui s’élevaient à sa droite portaient de petites plaques : Konotegashiwa, Utsukushi Matsu : Main d’Enfant, Beau Pin.
Tandis que Shingo cheminait à pas lents, croyant arriver le premier, Kikuko l’attendait ; elle tournait le dos au gingko, près de la berge, à l’arrivée du chemin venant du portail.
La jeune femme se retourna, le salua tout en se levant.
« Quelle avance ! un quart d’heure ! dit le vieillard qui regardait sa montre.
— Votre coup de téléphone m’a fait un tel plaisir que je suis sortie sur-le-champ. Quel bonheur ! fit-elle, en parlant très vite.
— Alors tu m’attendais ? Tu n’as pas froid dans ces vêtements légers ?
— Non. Je portais ce tricot quand j’étais étudiante. » Elle rougit. « Vous savez, il ne me reste aucun vêtement à la maison, et je n’ose emprunter un kimono de ma sœur. »
Kikuko étant la plus jeune de huit enfants tous mariés, la « sœur » en question devait être la femme d’un de ses frères.
C’était un tricot vert foncé, à manches courtes. Le vieillard eut l’impression de voir les bras nus de sa belle-fille pour la première fois.
Kikuko s’excusa, sur un ton cérémonieux, d’être retournée chez ses parents.
Embarrassé, Shingo lui dit seulement, d’une voix douce : « Peux-tu rentrer ?
— Oui, Père, dit-elle en inclinant la tête docilement. Je le voudrais. » Elle le regardait, tout en esquissant un mouvement à peine perceptible de ses belles épaules. Les yeux de Shingo n’avaient même pas pu saisir ce geste, mais il fut surpris des tendres effluves qui émanaient de la jeune femme.
« Shuichi t’a-t-il rendu visite ?
— Oui, mais sans votre coup de téléphone, je ne… » Voulait-elle dire qu’elle ne serait pas rentrée facilement ?
Hésitant à continuer, Kikuko sortit de l’ombre du gingko. Les feuilles vertes, abondantes, semblaient trop pesantes, et pleuvaient sur la nuque de la mince silhouette, vue de dos.
L’étang était aménagé dans le style japonais ; un soldat blanc qui flirtait avec une prostituée posait le pied sur la lanterne d’un îlot. Il y avait aussi un jeune couple, sur un banc, au bord de l’eau.
Cheminant à la suite de Kikuko et passant entre les arbres pour se diriger vers la droite de l’étang, Shingo s’écria, surpris : « Que d’espace !
— Alors, Père, vous vous sentirez rafraîchi ! » dit Kikuko toute fière.
Cependant, le vieillard, refusant d’aller plus avant vers la vaste pelouse, s’arrêta devant un néflier qui poussait au bord du chemin.
« Quel merveilleux néflier ! Rien ne le gêne, il peut étendre ses basses branches aussi loin qu’il veut. » La végétation libre et naturelle de cet arbuste l’avait ému. « Vois cette belle forme ! Oui, je me rappelle : le jour de cette exposition canine, j’ai remarqué une rangée de grands cryptomérias de l’Himalaya. Ils étalaient aussi très loin leurs basses branches. Cela formait un spectacle très agréable. Où sont-ils ?
— Du côté de Shinjuku.
— C’est vrai, je suis entré par là.
— Au téléphone, tout à l’heure, vous m’avez raconté que vous étiez déjà venu voir une exposition canine.
— Oui, mais les chiens étaient rares. Une garden-party qu’organisait la Société protectrice des Animaux pour réunir des fonds. Il y avait peu de Japonais, mais beaucoup d’étrangers, appartenant, j’imagine, aux familles de l’armée d’occupation ou des diplomates. C’était l’été. Les jeunes filles indiennes m’ont paru bien jolies, drapées dans la soie mince de leurs saris rouges et bleus. Il y avait des stands de marchandises américaines ou indiennes, une rareté à l’époque. »
Cette réunion devait remonter à deux ou trois ans, sans qu’il pût en préciser l’année. Tout en parlant, il s’éloignait insensiblement du néflier.
« Je pense au cerisier de notre jardin. Sais-tu que je veux déraciner les aralias qui poussent à la base. À ton retour, n’oublie pas de me le rappeler.
— Oui, Père.
— Je l’aime parce qu’on ne l’a jamais taillé.
— Avec toutes ses petites branches, il porte beaucoup de fleurs… Le mois dernier, pendant sa pleine floraison, nous écoutions ensemble la cloche du temple qui célébrait le septième centenaire de la capitale bouddhique.
— Comment, tu te rappelles ces choses-là ?
— Oh ! de ma vie je ne l’oublierai ! Pas plus que le chant du petit milan ! »
Kikuko marchait tout près de Shingo ; quittant le couvert d’un grand orme du Caucase, ils débouchèrent sur la vaste pelouse.
Le vieillard eut la sensation de respirer plus librement, à la vue de l’immense perspective verdoyante.
« Quelle libération ! Cela surpasse la plupart des paysages du Japon. Pouvait-on supposer qu’il existe un endroit pareil dans Tôkyô ! » Ce disant, il contemplait la verdure qui s’étendait au loin, en direction de Shinjuku.
« C’est un effet de perspective ; d’ici, le parc paraît plus profond encore.
— Comment cela ?
— Une question d’optique. Le bord de la pelouse et les chemins intérieurs dessinent tous des courbes douces. »
Kikuko racontait à son beau-père que jadis un professeur lui avait expliqué cela, lors d’une visite scolaire. Ce tapis vert planté d’arbres çà et là était, dit-elle, dans le style anglais.
On ne voyait guère sur la pelouse que de jeunes couples : les uns étendus, les autres assis ou se promenant lentement. En dépit de quelques groupes de cinq ou six étudiantes ou d’enfants, Shingo crut se trouver dans un paradis du rendez-vous, et sa présence lui parut déplacée.
L’ancien Parc impérial, libéré, offrait-il un tableau de la jeunesse libérée d’aujourd’hui ?
Shingo et Kikuko, serpentant sur la pelouse, croisaient des couples tout occupés d’eux-mêmes, et personne ne leur accordait un regard ; mais il les évitait le plus possible.
Et la jeune femme, à quoi pensait-elle en cheminant ? Un beau-père et sa jeune belle-fille qui se promènent, c’est banal, mais le vieillard se sentait mal à l’aise. Ce rendez-vous que Kikuko lui avait proposé par téléphone ne l’avait pas inquiété sur le moment, mais plus tard lui était apparu sous un jour étrange.
Au milieu de la pelouse, s’élevait un arbre, plus haut que les autres, et par lequel Shingo se sentit attiré ; il se dirigea vers lui.
À mesure qu’en levant la tête il approchait, la noblesse, le volume de cette verdure dressée le pénétraient profondément ; la nature lavait sa tristesse, sa mélancolie, ainsi que celles de Kikuko. « Vous vous sentirez rafraîchi, Père… » Pourquoi chercher plus loin ?
C’était un tulipier. De près, il distingua trois arbres qui formaient une seule silhouette. Il lut une notice : parce que la fleur de cet arbre ressemble à une tulipe, on l’appelle tulipier. Originaire d’Amérique du Nord, il se développe rapidement. Celui-là devait avoir environ cinquante ans.
« Il n’a que cinquante ans ! Il est plus jeune que moi ! » Surpris, le vieillard levait les yeux vers l’arbre.
Les branches aux larges feuilles s’étendaient autour d’eux comme pour les cacher en les enlaçant.
Shingo s’assit sur un banc, mais il ressentait une sorte de gêne et se releva tout de suite : Kikuko l’observait avec étonnement.
« Allons regarder ces fleurs ! » dit-il.
On voyait au loin, bien distinctement, des taches de fleurs blanches, comme un parterre étalé au ras des basses branches du tulipier.
En traversant la pelouse, Shingo fit remarquer : « C’est dans ce parc que fut célébré le triomphe du général vainqueur de la guerre russo-japonaise. J’avais moins de vingt ans à l’époque. J’étais à la campagne. »
De part et d’autre des fleurs s’alignaient des rangées d’arbres merveilleux ; au-dessous, Shingo s’installa sur un banc.
Kikuko qui se tenait debout devant lui s’assit à ses côtés, en disant :
« Demain matin, je rentrerai chez vous. Demandez à Mère de ne pas me gronder, s’il vous plaît.
— As-tu quelque chose à me dire avant de rentrer à la maison ?
— À vous. Père ? J’aurais beaucoup de choses à vous dire, mais… »
Le lendemain matin, il attendit Kikuko, mais il dut sortir avant le retour de la jeune femme.
« Elle te prie de ne pas la gronder…, dit-il à Yasuko.
— Loin de moi cette pensée. C’est plutôt moi qui lui dois des excuses. » Yasuko semblait gaie.
Il lui parla seulement de son entretien au téléphone avec Kikuko.
« Comme vous êtes persuasif avec elle ! » Yasuko l’accompagna jusqu’à l’entrée : « Mais je ne vous blâme pas », conclut-elle.
Quelques minutes après l’arrivée de Shingo, Eiko vint lui rendre visite dans son bureau.
« Bonjour ! Tu es devenue ravissante ; les charmants bouquets ! dit le vieillard, très aimable.
— Une fois que je suis au magasin, je ne peux plus en sortir. Alors je me suis promenée dans les rues. Les boutiques de fleuristes étaient très jolies. »
Cependant, l’air grave, Eiko s’approchait de la table de Shingo ; du doigt, elle traça quelques caractères : « Qu’on nous laisse seuls ! »
Le vieillard prit d’abord l’air absent, puis :
« Voulez-vous nous laisser un moment ? » dit-il à sa secrétaire.
Pendant que cette fille sortait, Eiko dénicha un vase et y disposa trois bouquets de roses.
Habillée d’une robe typique de demoiselle de magasin, elle paraissait un peu grossie.
« Excusez-moi, je vous prie, de vous avoir dérangé hier. » La froideur impersonnelle de son entrée en matière pouvait paraître étrange. « Je me suis rendue chez vous deux jours de suite, et je…
— Assieds-toi, s’il te plaît.
— Merci beaucoup. » Une fois sur sa chaise, elle baissa la tête.
« Aujourd’hui, je t’ai mise en retard.
— Cela ne fait rien. » Relevant la tête, Eiko regarda Shingo et parut ravaler un sanglot.
« Puis-je parler ? Je suis agitée par une juste colère !
— Quoi ?
— Il s’agit de la jeune femme chez vous… » Elle hésita, puis : « Je crois qu’elle vient d’avorter. »
Shingo ne répondit rien. Comment la jeune fille l’avait-elle appris ? Shuichi n’avait pourtant pu lui en parler ! Cependant Eiko travaillait dans le même magasin que la maîtresse de son fils. Shingo ressentit une inquiétude très pénible.
« L’avortement, cela peut s’admettre, mais… »
Eiko, de nouveau, marquait de l’hésitation.
« Qui t’a raconté cela ?
— M. Shuichi a pris chez Kinuko de quoi payer la clinique. »
Le cœur du vieillard se serra.
« Je trouve cette histoire intolérable. Tout son comportement est une insulte aux femmes ! Quel homme insensible ! Sa jeune femme souffre. C’est intolérable. Moi, je ne peux pas le supporter. Peut-être que Shuichi a donné de l’argent à Kinuko, et qu’en fin de compte, cet argent lui appartient, à lui ; mais nous, ses façons ne nous plaisent pas. Cet homme est d’une condition sociale plus élevée que la nôtre ; une somme pareille ne doit guère compter pour lui ! Peut-on admettre qu’on se conduise ainsi dans sa situation ? »
Eiko parvint à maîtriser le tremblement de ses minces épaules.
« Cette Kinuko ! Donner de l’argent à Shuichi ! Elle ne vaut pas mieux que lui. Vraiment, je ne la comprends pas. Je suis très fâchée. Tout cela me paraît affreux. Même au risque de perdre ma situation dans le magasin où travaille Kinuko, je tenais à vous avertir. À tout prix ! Mais peut-être ai-je tort de vous parler de ces choses qui ne me regardent pas.
— Non, non ! Je te remercie.
— C’est que vous avez été très bon pour moi, et j’éprouve de la sympathie pour la jeune épouse que j’ai entrevue chez vous. »
Ses yeux s’humectèrent de larmes et brillèrent.
« Séparez-les ! »
Elle pensait certainement à Kinuko, mais le vieillard était tellement abattu qu’il se demanda si la jeune fille ne lui recommandait pas de séparer Kikuko de Shuichi.
Stupéfait de la paralysie, de la corruption spirituelle de son fils, Shingo avait l’impression de patauger dans la même mare de boue. Une sombre terreur montait en lui, terreur qui lui fit horreur.
Ayant dit ce qu’elle avait à dire, la jeune fille voulut partir.
« Reste un peu si tu veux, dit Shingo, sans mettre beaucoup de conviction à la retenir.
— Je reviendrais. Aujourd’hui, j’ai tellement honte que j’en pleurerais. »
Le vieillard était ému par la conscience, par la bonté de cette jeune fille. Il l’avait jugée peu sensible, et s’était étonné quand elle était entrée dans le magasin où travaillait la maîtresse de Shuichi, sur la recommandation de celle-ci. Shuichi et lui-même ne se montraient-ils pas bien plus insensibles en ce moment !
Il posait un regard distrait sur les roses d’une nuance profonde qu’avait laissées Eiko.
Shingo avait entendu son fils dire que Kikuko était trop propre pour avoir un enfant, étant donné la situation actuelle de son mari. Comme les exigences morales de la jeune femme étaient foulées aux pieds !
Elle devait être déjà rentrée dans la maison de Kamakura, sans se douter de rien. Le vieillard, à cette pensée, ne put s’empêcher de fermer les yeux.