« Le gingko recommence à bourgeonner.
— Est-ce la première fois que tu le remarques, Kikuko ? Moi, voilà longtemps que je l’ai vu.
— C’est que vous, Père, vous êtes toujours assis en face. »
La jeune femme, qui se montrait de profil à son beau-père, détournait son visage vers l’arbre.
Depuis bien longtemps, la place à table des quatre membres de la famille était fixée.
Shingo s’asseyait face à l’est, sa femme, à sa gauche, regardant vers le sud, son fils, à sa droite, vers le nord, et sa belle-fille, en face du vieillard, donc vers l’ouest.
On voyait le jardin au sud et à l’est. Les parents occupaient les bonnes places. Celles des femmes étaient, en outre, commandées par la commodité du service à table. Ils avaient pris l’habitude de s’asseoir toujours ainsi, même en dehors des repas.
Kikuko tournait toujours le dos au gingko, mais néanmoins, pour qu’elle n’eût pas observé qu’un si grand arbre bourgeonnait hors de saison, il fallait qu’elle eût l’esprit bien troublé. Shingo ne fut pas sans le remarquer.
« Cela ne saute-t-il pas aux yeux, quand on ouvre la porte à coulisse ou quand on balaie la véranda ?
— En effet, maintenant que vous me le dites.
— Mais oui, rends-toi compte : en rentrant à la maison, tu marches droit sur l’arbre ; alors cela crève les yeux. Mais tu vas toujours tête basse, en rêvant !
— Ah ! je suis confondue ! » La jeune femme eut un mouvement d’épaule. « Désormais, je m’appliquerai, pour bien voir tout ce que vous voyez. »
Le vieillard trouva la réplique un peu mélancolique.
« Ce ne serait pas facile. »
Dans sa vie, Shingo n’avait jamais eu d’amie à laquelle il souhaitât de voir tout ce qu’il voyait.
Kikuko tournait toujours ses regards vers le gingko.
« Il y a, vers le sommet de la colline, un autre arbre qui bourgeonne !
— Encore un que la tempête aura dépouillé. »
À l’emplacement du temple shintoïste, la colline qui s’élevait derrière la maison de Shingo finissait, et sa base avait été aplanie pour aménager le parvis. C’est là que se dressait ce gingko, mais à le voir par la fenêtre de la salle à manger, on l’aurait pris pour un arbre de la colline. Il avait été dénudé pendant la nuit du typhon.
Ce gingko et le cerisier étaient les seuls arbres dont le vent eût arraché les feuilles ; ils en avaient, plus que les autres, subi les attaques, peut-être parce que c’étaient les plus grands, près de la maison. Ou bien leurs feuilles seraient-elles moins résistantes ?
Le cerisier avait d’abord conservé quelques feuilles fanées, maintenant tombées ; il restait nu.
Sur la colline, les feuilles des bambous se flétrissaient aussi. Cela pouvait tenir à la proximité de la mer ; le vent apporte un peu d’eau salée. On avait même trouvé, dans le jardin, des tiges de bambous arrachées par la tempête.
Le grand gingko s’était donc remis à bourgeonner ; Shingo le regardait chaque jour en rentrant, car dès qu’il quittait la rue pour s’engager dans le sentier, il se dirigeait droit sur lui, puis il le voyait de la salle à manger.
« Le gingko est quand même essentiellement plus résistant que le cerisier. Je le contemple, et m’interroge : les arbres doués de longévité sont-ils d’une autre nature que les autres ? dit Shingo. Quelle force lui faut-il, à ce vieil arbre, pour refaire un feuillage en automne !
— C’est un feuillage un peu mélancolique, fit Kikuko.
— Oui. Je me demande s’il deviendra aussi beau que celui du printemps ; il grandit à peine ! »
Les feuilles, petites et clairsemées, ne parvenaient pas à cacher les branches ; elles paraissaient trop minces et, manquant de pigment, restaient jaunâtres.
Le soleil de ce matin d’automne semblait éclairer le bois de l’arbre nu.
Sur la colline, derrière le temple, poussaient un grand nombre d’essences à feuilles persistantes. Elles devaient mieux subir les assauts de la tempête, car on n’y remarquait aucun dommage. Au-dessus de ce fourré touffu, un grand arbre montrait de jeunes pousses assez vertes, celles que Kikuko venait de leur signaler.
Yasuko avait dû rentrer par la porte de la cuisine, car on entendit couler le robinet. Elle parlait, mais le bruit de l’eau ne permettait pas à Shingo de saisir ses paroles.
« Que dis-tu ? cria-t-il.
— Elle dit que le lupin fleurit bien.
— Ah ! bon !
— Elle dit que l’autre aussi », continua la jeune femme.
Yasuko parlait toujours.
« Tais-toi, cria le vieillard. On n’entend rien. »
Kikuko, le visage baissé, faillit rire.
« Je vous servirai de truchement.
— De truchement ! Pour un monologue de vieille femme !
— Il parait qu’hier soir, elle a rêvé que la maison de famille était détruite.
— Tiens !
— C’est tout ce que vous trouvez à répondre ?
— Que veux-tu répondre ? »
Yasuko ferma le robinet ; elle appela sa belle-fille.
« Kikuko, voulez-vous vous occuper des fleurs ? Elles étaient jolies, si jolies que je les ai cueillies, mais je vous demanderais de les arranger.
— Volontiers, mais avant je voudrais les montrer à Père. »
La jeune femme les apporta dans ses bras.
Yasuko se lava les mains, puis entra, tenant un vase en faïence de Shigarati, tout mouillé.
« Les queues-de-renard des voisins sont d’une belle couleur aussi, dit-elle en s’asseyant.
— Il en pousse également dans la maison des tournesols », fit Shingo, qui se souvint alors de la plante splendide brisée par la tempête et gisant sur le sol, pendant de longs jours, au bord de la sente, avec une tige d’un mètre cinquante. On aurait dit une tête coupée.
Les pétales du pourtour s’étaient fanés les premiers puis la grosse tige perdit sa fraîcheur, la couleur s’altéra, devint bourbeuse. En sortant, en rentrant, il lui fallait chaque jour l’enjamber, mais il ne voulait pas la regarder.
La base décapitée de la tige restait debout, à la porte, sans feuilles. À côté, cinq ou six queues-de-renard, alignées, avaient pris leur teinte rouge.
« Mais il n’y a pas de queues-de-renard par ici qui se comparent à celles des voisins », dit Yasuko.
La maison dévastée dont venait de rêver Yasuko n’était autre que son ancienne maison de famille, qui restait inhabitée depuis la mort de ses parents.
Lors du mariage de sa fille aînée, son père devait déjà sans doute envisager de léguer cette demeure à Yasuko. Il semblait aller à l’encontre de ses préférences mais peut-être Yasuko lui inspirait-elle une certaine pitié, car l’autre, très belle, avait été recherchée par plusieurs partis.
La cadette, à la mort de sa sœur, avait été travailler dans la famille où celle-ci s’était mariée, et où elle semblait la remplacer. Le père, navré, éprouvait peut-être aussi des remords, car si Yasuko pouvait nourrir de telles intentions, les parents, la famille, en étaient un peu responsables. Il avait paru satisfait de son mariage avec Shingo, et semblait se résigner à finir ses jours sans trouver d’héritier pour sa maison.
Shingo avait dépassé maintenant l’âge qu’avait son beau-père lors de ce mariage. La mère de Yasuko avait devancé son mari dans la mort ; puis ç’avait été son tour à lui.
Les champs une fois vendus, il ne restait qu’un peu de terrain montagneux, et celui qui attenait à la maison. Il n’y avait aucune antiquité.
Tout avait été mis au nom de Yasuko. Elle en laissait la jouissance à des voisins ou parents, qui devaient payer les frais et les taxes en vendant le bois du terrain montagneux. Ainsi, depuis longtemps, cette maison n’occasionnait aucune dépense et ne rapportait rien.
Une fois, un acheteur se présenta, pendant la guerre, au moment de l’évacuation des citadins, mais Shingo voulut ménager l’attachement de sa femme pour la maison.
Leur mariage y avait été célébré. Le père de Yasuko souhaitait qu’il eût lieu chez lui, pour se consoler du départ de sa dernière fille. Au moment précis de l’échange des coupes, une châtaigne était tombée : Shingo ne l’avait jamais oubliée.
Elle était tombée sur l’une des grandes pierres du jardin, pour rebondir plus loin jusque dans le ruisseau. Peut-être parce que le dessus de cette pierre était en pente, ce rebond avait été d’une beauté surprenante.
Un cri de surprise avait failli lui échapper. Il risqua un regard autour de lui. Personne ne semblait avoir remarqué la chute d’un modeste marron.
Le lendemain matin, Shingo était descendu jusqu’au ruisseau. Sur le bord gisait une châtaigne. Quelques-unes tombaient, par-ci, par-là, ce n’était donc pas forcément la même. Pourtant Shingo la ramassa. L’idée d’en parler à Yasuko l’effleura, mais cela paraîtrait enfantin. D’ailleurs, elle, et ceux qui l’écouteraient, croiraient-ils que ce fût le fruit de la veille ? Il la rejeta dans une touffe d’herbe, redoutant peut-être moins l’incrédulité de sa femme que le ridicule devant le mari de sa belle-sœur.
Ce beau-frère n’eût-il point été là, Shingo aurait pu faire remarquer, et même au cours de la cérémonie, qu’une châtaigne venait de tomber, mais cette présence lui imposait une contrainte qui ressemblait à de l’humiliation. C’est que l’attirance jadis éprouvée pour sa belle-sœur, même après le mariage de celle-ci, lui donnait mauvaise conscience et que son union avec Yasuko, après la maladie et la mort de cette sœur, le gênait vis-à-vis de son beau-frère.
La situation de Yasuko était, bien entendu, plus mortifiante encore, son beau-frère l’ayant en quelque sorte utilisée comme servante, en feignant de ne pas lire dans son cœur.
Que ce parent proche eût été convié, rien que de normal, mais Shingo ressentait un malaise tel qu’il ne pouvait tourner ses regards vers cet homme. C’était, en outre, un être d’une éblouissante beauté. Pour Shingo, l’endroit où il se tenait paraissait rayonner.
Le couple qu’il avait formé avec la sœur de Yasuko avait toujours semblé, aux yeux de cette dernière, appartenir à un monde idéal. Shingo, prenant la délaissée, se situait donc sur un plan d’irrémédiable inégalité par rapport à son beau-frère qui lui semblait considérer froidement, et d’en haut, l’union célébrée ce jour-là.
Ce détail que Shingo n’avait osé sortir de l’obscurité, cet incident minuscule, la chute d’une châtaigne, devait rester enfoui dans l’histoire de ces époux.
À la naissance de Fusako, son père avait secrètement espéré, sans l’avouer à sa femme, que l’enfant deviendrait belle, à la ressemblance de sa tante. Hélas ! Fusako devait être encore plus laide que sa mère.
Shingo prétendait que le même sang n’avait pas coulé dans les veines des deux sœurs et, dans son for intérieur, il avait été déçu par sa femme.
Peu de jours après que Yasuko eut rêvé de son ancienne maison, un télégramme, expédié par de proches parents à la campagne, leur apprit que Fusako venait de s’y installer avec ses enfants. Kikuko reçut le télégramme ; elle le transmit à sa belle-mère.
« Ce rêve était-il donc prémonitoire ? dit Yasuko, plutôt calme, en regardant son mari qui lisait le journal.
— Ah ! oui, la maison de campagne ! »
La première pensée de Shingo avait été que sa fille ne se suiciderait pas.
« Mais pourquoi ne pas être revenue chez nous ?
— Aura-t-elle pensé qu’Aïhara l’apprendrait tout de suite ?
— Ne… n’a-t-il rien fait savoir ?
— Rien.
— Enfin, c’en est fait, car si sa femme et ses enfants s’en vont…
— Mais si Fusako lui a dit qu’elle partait pour la campagne, comme l’autre fois ! Je pense que du point de vue d’Aïhara, ce ne serait pas facile de se manifester chez nous.
— De toute façon, c’en est fait, n’est-ce pas ?
— Je m’étonne qu’elle ait pu partir pour la campagne.
— Ne vaudrait-il pas mieux qu’elle vienne chez nous ?
— Ne vaudrait-il pas mieux… Vous en parlez bien froidement. Il faut reconnaître le fait qu’elle n’ait pu rentrer chez nous, cette pauvre Fusako. Quelle tristesse, quand j’y songe, pour les parents, pour les enfants… »
Shingo, les sourcils froncés, le menton en avant, dénouait sa cravate.
« Un moment. Où sont mes vêtements ? »
Sa belle-fille lui apporta de quoi se changer, puis silencieuse, ressortit en emportant son complet de ville.
Yasuko gardait la tête baissée, le regard fixé sur la cloison de papier que la jeune femme venait de faire glisser.
« Rien n’empêcherait Kikuko de partir aussi, balbutia-t-elle.
— Les parents ne peuvent être indéfiniment responsables de la vie conjugale de leurs enfants.
— Ah ! Vous ne comprenez pas le sentiment des femmes… Dans une situation navrante, une femme réagit autrement qu’un homme.
— Cela m’étonnerait pourtant qu’une femme comprenne les sentiments de toutes les autres femmes.
— Ce soir encore, Shuichi ne rentre pas. Pourquoi n’êtes-vous pas revenus ensemble ! Vous ne le ramenez pas et vous faites ranger vos vêtements par Kikuko. Quelles façons ! »
Shingo ne répondit rien.
« N’aurions-nous pas intérêt à discuter avec Shuichi du cas de Fusako ?
— Allons-nous l’envoyer à la campagne ? Il faudrait aller la chercher.
— Il se soucie bien de sa sœur ! Croyez-vous qu’elle serait heureuse d’être accueillie par lui ?
— Ne nous attardons pas à des bagatelles. Il faut l’envoyer samedi.
— Que va-t-on penser de nous à la campagne ! Enfin, nous n’y retournons jamais… Nous n’avons plus aucun rapport avec eux, et Fusako n’a personne à qui se confier. Quelle lubie d’aller là-bas !
— Je me demande qui s’occupe d’elle.
— Il est possible qu’elle soit dans la maison vide. La tante ne pourrait en prendre soin. »
Cette tante devait avoir quatre-vingts ans passés, et Yasuko n’entretenait guère de rapports avec ses cousins. Shingo ne savait même plus combien cette famille comptait de personnes. D’après le rêve de Yasuko, l’ancienne demeure était complètement délabrée. L’idée que sa fille y eût cherché refuge glaça Shingo d’une sorte d’épouvante.
Le samedi matin, les deux hommes quittèrent ensemble la maison pour passer au bureau, car le train ne partait pas très tôt.
Shuichi entra chez son père.
« Je laisse ce parapluie », dit-il à la secrétaire.
Eiko fit un léger signe de tête, les yeux mi-clos.
« Vous partez en mission ?
— Oui. »
Shuichi déposa sa valise, et s’assit sur une chaise, en face de Shingo. La jeune fille ne le quittait pas des yeux.
« Il pourrait faire froid. Je vous en prie, faites attention !
— Tiens ! fit Shuichi, s’adressant à Shingo, mais en regardant Eiko. Aujourd’hui, je m’étais promis d’aller danser avec cette petite !
— Ah !
— Demande à mon père de t’emmener. »
Eiko rougit.
Shingo n’avait pas envie de parler.
Quand Shuichi sortit, la jeune fille voulut l’accompagner, en portant la valise.
« Je te remercie, mais on nous regarderait. »
Il la lui arracha des mains et disparut par la porte.
Se sentant un peu délaissée, déçue, la jeune fille fit un geste imperceptible devant la porte et revint à sa place. Était-elle embarrassée ou jouait-elle la comédie ?
Shingo ne tenta pas de démêler la vérité, mais il éprouva du soulagement devant cette réaction de féminité futile.
« Je suis navré. Tu as manqué son rendez-vous.
— En ce moment, on ne peut pas compter sur lui.
— Je vais le remplacer.
— Oh !
— Où serait le mal ? »
Eiko leva des yeux qui paraissaient surpris.
« La maîtresse de Shuichi fréquente-t-elle ce dancing ?
— Non, elle n’y vient pas. »
Tout ce que Shingo savait par Eiko, c’était que la maîtresse de son fils avait une voix « érotique » ; il n’avait pas voulu en demander davantage. Sa secrétaire connaissait cette femme, alors que la famille de Shuichi ne la connaissait pas. C’était peut-être normal – ainsi va le monde –, mais Shingo n’en éprouvait pas moins de l’irritation, surtout quand Eiko se trouvait là, devant ses yeux.
Ce n’était, à la voir, qu’une petite créature sans consistance, et pourtant, dans cette situation, elle semblait se dresser comme l’écran lourd de l’humain ; on ne savait même pas ce qu’elle pensait.
« Dis-moi, quand il t’a emmenée danser, as-tu rencontré cette femme ? demanda le vieillard sur un ton qu’il s’efforçait de rendre léger.
— Oui.
— Souvent ?
— Pas très souvent.
— Est-ce Shuichi qui te l’a présentée ?
— Présentée, c’est beaucoup dire, mais enfin…
— Je ne comprends rien. T’inviter pour te montrer sa maîtresse ! Cherche-t-il à te rendre jalouse ?
— Une petite personne comme moi ne le préoccupe pas du tout », fit-elle en haussant les épaules.
Shingo savait bien qu’Eiko nourrissait un penchant pour Shuichi, et qu’elle en était jalouse.
« Comme tu as dû le déranger ! »
Eiko pouffa, le visage baissé.
« Elle aussi vient avec une autre personne.
— Comment ? Elle amène un homme ?
— Une amie, ce n’est pas un homme.
— Ah ! me voilà rassuré ! »
Eiko leva les yeux vers Shingo.
« C’est une personne qui vit avec elle.
— Avec elle ? Deux femmes qui partagent une chambre ?
— Non, une petite maison, mais jolie.
— Tiens ! Tu y es allée ? »
Eiko marqua de l’hésitation.
Shingo ressentit un nouvel étonnement. « Où cela, cette maison ? » la pressa-t-il.
La jeune fille prit soudain l’air embarrassé :
« C’est très gênant », murmura-t-elle.
Shingo garda le silence.
« À Hongô… Près de l’université de Tôkyô.
— Bon. »
Comme pour se libérer de la pression qu’elle subissait, la jeune fille continua :
« Dans une petite rue, un endroit sombre, mais la maison est jolie… L’autre personne est une vraie beauté. Moi je l’aime beaucoup.
— L’autre personne ? Celle qui n’est pas la maîtresse de Shuichi ?
— Elle me produit une excellente impression.
— Vraiment ! Et ces deux femmes, que font-elles ? Sont-elles toutes deux célibataires ?
— Oui, je ne sais pas trop…
— Elles vivent ensemble, à deux femmes ?
— Je n’ai jamais connu personne d’aussi sympathique. Je la verrais volontiers tous les jours », fit-elle avec une moue d’enfant gâtée, comme si le fait que cette personne était tellement sympathique pouvait l’excuser en partie.
Le vieillard allait de surprise en surprise. Il crut distinguer, dans ces louanges de l’autre femme, une critique indirecte de la maîtresse de son fils, mais il ne parvenait pas à y voir clair dans le cœur d’Eiko.
La jeune fille détourna les yeux vers la fenêtre.
« Le soleil commence à se montrer.
— En effet. Ouvre un peu.
— Quand il m’a laissé son parapluie, je me suis inquiétée, je suis heureuse que le temps se soit levé pour sa mission. »
Elle devait croire que Shuichi s’absentait pour le compte de la société. La jeune fille resta debout un moment, les mains posées sur la fenêtre à guillotine dont un des panneaux était relevé. Le bas de sa jupe se retroussait ; elle offrait l’image même de l’incertitude. Elle revint à sa place, tête basse.
Une employée vint apporter trois ou quatre lettres. Eiko les prit et les posa sur le bureau de Shingo.
« Encore un enterrement. Quel ennui ! Cette fois, c’est Toriyama, murmura Shingo. À deux heures, cet après-midi. Qu’est donc devenue sa femme ? »
La jeune fille, habituée à voir monologuer son patron, contemplait d’un œil serein sa bouche entrouverte, son air absent.
« Nous ne pourrons pas aller danser aujourd’hui, puisqu’il y a cet enterrement… Voilà un homme que sa femme, au moment de son retour d’âge, a fort maltraité. Elle ne le nourrissait pas. Elle ne lui laissait vraiment rien manger. Le matin, seulement, il prenait son petit déjeuner dans sa maison, puis il sortait. Elle ne lui avait rien préparé, c’était pour les enfants ; il se servait vite, en catimini. Le soir, il craignait tant sa femme, qu’il n’osait rentrer. Il se promenait, écoutait les diseurs, allait au cinéma, pour ne revenir qu’une fois sa femme et ses enfants endormis, car les petits aussi conspiraient avec leur mère pour le maltraiter.
— Mais pourquoi ?
— Parce que… Son retour d’âge la tourmentait. C’est terrible, le retour d’âge ! »
Elle semblait se demander s’il ne se moquait pas un peu d’elle.
« Son mari avait peut-être de mauvais côtés ?
— À l’époque dont nous parlons, il était haut fonctionnaire. Après, il est parti dans une société privée. De toute façon, c’était un homme important, puisqu’on célèbre son enterrement dans un temple bouddhique. Quand il appartenait à l’administration, ce n’était pas un débauché.
— Faisait-il vivre sa famille ?
— Bien sûr !
— C’est trop fort !
— Oui, des gens comme toi ne peuvent le comprendre, mais il ne manque pas de messieurs de cinquante ou soixante ans qui craignent leur femme, n’osent pas rentrer chez eux et traînent dehors la nuit. »
Shingo cherchait à se remémorer le visage de Toriyama, mais en vain, car il ne l’avait pas revu depuis dix ans. Il se demanda si Toriyama était mort chez lui.
Aux obsèques, supposant qu’il rencontrerait peut-être d’anciens condisciples de l’université, Shingo s’attarda près de la porte du temple après avoir brûlé l’encens ; mais il ne reconnut personne. Il ne vit personne de son âge non plus. Sans doute était-il arrivé trop tard.
Lorsqu’il avait jeté un coup d’œil à l’intérieur du temple, les gens qui avaient fait la queue, devant l’entrée du sanctuaire principal où se tenait la famille, commençaient à se disperser.
Shingo avait eu raison de supposer que la femme de Toriyama vivait toujours. Ce devait être la maigre créature qui se tenait à la tête du cercueil.
Elle se teignait, mais peut-être avait-elle négligé ce soin depuis quelque temps, car on lui voyait des racines blanches.
Au moment de s’incliner devant cette vieille dame. Shingo pensa que la longue maladie de son mari ne lui avait peut-être plus laissé le loisir de se teindre, mais en se retournant pour encenser le cercueil, il faillit dire à mi-voix : « Méfions-nous… »
C’est que, saluant la famille après avoir gravi le grand degré du sanctuaire, il avait tout à fait oublié l’histoire des mauvais traitements infligés à Toriyama par sa femme ; mais elle lui était revenue à l’esprit au moment de s’incliner devant le mort, après s’être retourné.
Il en fut effrayé. Il sortit du sanctuaire en s’efforçant de ne pas regarder la veuve.
Ce qui lui faisait peur, c’était son oubli bizarre. Il ne s’agissait ni de Toriyama ni de sa femme, mais il ressentait un certain malaise.
Il était reparti en suivant le chemin dallé. Il éprouvait la sensation que la perte et l’oubli siégeaient dans sa nuque.
Seules quelques rares personnes connaissaient encore ce drame. De toute façon, c’était chose perdue. Il fallait l’abandonner à la mémoire tendancieuse de la femme ; il ne restait plus de tiers pour y réfléchir impartialement.
Quand il avait été question de Toriyama lors d’une réunion d’anciens où Shingo s’était trouvé avec cinq ou six amis, personne n’avait abordé le sujet autrement que pour en plaisanter. Le narrateur de l’épisode en avait tracé une caricature pleine de verve.
Deux de ces vieillards étaient morts avant Toriyama. Pourquoi sa femme l’avait-elle maltraité ? Comment était-il devenu homme à se laisser maltraiter par sa femme ? Shingo supposait maintenant que ni lui ni elle n’en avaient été conscients.
Ainsi le mort avait emporté dans la tombe un secret dont lui-même ne possédait pas la clef. Pour sa veuve, c’était du passé, du passé qu’elle revivrait sans son compagnon ; elle mourrait sans connaître la vérité.
On racontait que le narrateur des malheurs de Toriyama possédait quelques masques anciens de Nô ; Toriyama lui ayant un jour rendu visite, cet ami les lui avait montrés ; l’autre ne partait plus. Il paraissait peu plausible que ces masques, qu’il voyait pour la première fois, le passionnent à ce point ; il devait tuer le temps jusqu’au coucher de sa femme.
Que se passait-il donc dans l’esprit de ce chef de famille quinquagénaire qui battait le pavé jour et nuit ? Shingo s’interrogeait.
La photo de Toriyama placée sur l’autel du sanctuaire devait avoir été prise au nouvel an, un jour de fête, du temps qu’il était fonctionnaire. Il y portait la jaquette, et montrait un bon visage rond sur lequel – grâce aussi à la correction du photographe – rien de sombre ne transparaissait.
Cet air satisfait de Toriyama jeune contrastait avec celui de la femme qui se tenait devant le cercueil. Selon les apparences, force aurait été de conclure que les mauvais traitements que lui aurait infligés son mari l’avaient vieillie. Cette femme était petite ; c’est ainsi que Shingo avait pu remarquer les racines blanches de ses cheveux. Elle avait également une épaule plus haute que l’autre, et paraissait fatiguée.
Ses fils et ses filles, et d’autres – sans doute maris et femmes de ceux-ci – s’alignaient à côté d’elle. Shingo les avait à peine remarqués.
Shingo, guettant à la porte du grand temple ses anciens condisciples, leur aurait demandé, s’il les avait rencontrés : « Cela va bien, chez toi ? »
Alors on lui aurait posé la même question ; il aurait répondu : « Nous nous sommes maintenus jusqu’ici, à peu près sains et saufs, mais par malheur, ni le ménage de mon fils, ni celui de ma fille ne se stabilisent. » Il aurait aimé à discuter sur ce sujet.
Les confessions n’apportent aucun réconfort à personne. On ne souhaite d’ailleurs pas se charger des soucis des autres ; on parle, on parle, jusqu’à la station de tramway, puis on se quitte. Mais c’était justement ce qu’aurait souhaité Shingo.
« Toriyama mort, il ne nous reste aucune preuve matérielle qu’il ait été malmené par sa femme.
— Si les ménages de leurs fils et de leurs filles marchent bien, ce serait un succès à mettre à l’actif de ces époux.
— Dans le monde où nous vivons, dans quelle mesure les parents peuvent-ils être tenus responsables de la vie conjugale de leurs enfants ? »
C’est ainsi qu’il aurait voulu se confier à ses anciens amis, et l’écho murmuré de ces propos imaginaires résonnait inopinément en lui.
Une troupe de moineaux, perchés sur le toit du portique du temple, pépiaient sans arrêt.
Les oiseaux volaient sous l’auvent en décrivant des courbes, remontaient sur le toit et traçaient encore des courbes nouvelles.
Après la cérémonie, Shingo, rentrant au bureau, trouva deux clients qui l’attendaient. Il fit sortir une bouteille de whisky d’une armoire placée derrière lui pour en verser quelques gouttes dans le thé. Sa mémoire en fut un peu rafraîchie.
Tout en conversant avec ses visiteurs, il lui souvint d’autres moineaux qu’il avait contemplés, chez lui, la veille au matin.
Ils évoluaient dans des roseaux qui poussaient au pied de la colline, derrière la maison ; ils en picoraient les épis. Cherchaient-ils des graines ou des vers ? Shingo les observait en s’interrogeant, et remarqua plusieurs bruants dans ce groupe qu’il avait d’abord cru formé seulement de moineaux.
Alors il observa plus attentivement encore.
Le vol des oiseaux, d’épi en épi, faisait trembler tous les roseaux. Il compta trois bruants. Ils étaient plus tranquilles que les moineaux, et ne s’affolaient pas comme eux ; ils passaient rarement d’un épi sur l’autre.
Leurs ailes brillantes, leur gorge aux plumes de vives couleurs lui montraient que c’était des oiseaux de l’année, tandis que les moineaux paraissaient tout poussiéreux.
Bien entendu, Shingo trouva les bruants plus jolis ; les deux espèces différaient par leurs cris, et leurs mouvements s’accordaient avec leurs voix. Le vieillard avait guetté quelques instants une querelle, mais les moineaux s’interpellaient et se croisaient tandis que les bruants s’assemblaient. Les deux sortes d’oiseaux se trouvaient donc tout naturellement séparés ; ils se mêlaient parfois, mais sans que naisse jamais l’ombre d’un conflit.
Le vieillard en avait été charmé, lors de sa toilette matinale. La vue des oiseaux qui s’ébattaient à la porte du temple lui avait-elle remis en mémoire ceux qui volaient dans son jardin ?
Il avait reconduit ses clients jusqu’à la porte, l’avait tirée, puis se tournant vers sa secrétaire :
« Tu vas me conduire à la maison de la maîtresse de Shuichi », lui dit-il.
Il y avait songé pendant toute la visite de ses clients, mais pour Eiko, ce fut imprévu. Un petit sursaut de révolte durcit le visage de la jeune fille, mais elle se soumit très vite. Elle répondit pourtant d’une voix sèche :
« Qu’allez-vous faire là-bas ?
— Je ne te cause aucun tort.
— Avez-vous l’intention de la rencontrer ? »
Shingo n’envisageait pas de rencontre ce jour-là.
« Vous feriez peut-être bien d’y aller avec M. Shuichi dès son retour », fit-elle avec sang-froid.
Il sentit qu’elle se moquait de lui.
Dans le taxi, la jeune fille paraissait encore abattue. Shingo trouvait pénible de l’humilier, de l’écraser ainsi, mais n’était-ce pas plus humiliant encore pour son fils et pour lui-même ?
Shingo se plaisait à rêver un peu qu’il résoudrait le problème en l’absence de Shuichi, tout en se rendant compte que ce projet demeurait du domaine des chimères.
« Si vous voulez discuter, dit Eiko, je pense que vous avez intérêt à causer plutôt avec son amie.
— Celle que tu trouves tellement sympathique ?
— C’est cela. Voulez-vous que je l’amène au bureau ?
— Oui ! fit Shingo, peu convaincu.
— M. Shuichi boit chez elle. Quand il est tout à fait ivre, il devient brutal. Alors, il la fait chanter. Si elle est en voix, Mme Kinuko pleure ; Mme Kinuko est docile avec son amie, car son chant la fait pleurer. »
Curieux propos… Cette Kinuko devait être la maîtresse de Shuichi.
Le vieillard ignorait tout de l’ivrognerie de son fils.
Ils descendirent de voiture devant l’université, puis suivirent une petite rue.
« Si M. Shuichi venait à savoir cela, je n’oserais plus me présenter devant lui. Je vais donner mon congé », murmura la jeune fille. Shingo en fut glacé.
Elle resta clouée sur place :
« Là. En tournant à l’angle du mur de pierre. La quatrième maison, celle dont la plaque porte le nom d’Ikeda. Mon visage est connu par ici, je ne veux pas y aller.
— Je t’ai dérangée, mais pour aujourd’hui, c’est assez.
— Pourquoi donc, puisque vous êtes venu jusqu’ici ? Si votre famille retrouvait la paix, vous seriez heureux, n’est-ce pas ? »
Dans l’opposition d’Eiko, Shingo discerna de la haine.
Elle venait de dire : le mur de pierre, mais il s’agissait d’un mur de ciment. Un grand érable s’élevait dans une cour. À l’angle, il tourna. La quatrième maison, une vieille petite maison banale, portait une plaque au nom d’Ikeda. La porte était orientée au nord, donc dans l’ombre. Les fenêtres vitrées du premier étage, fermées, ne laissaient percer aucun bruit. Shingo dépassa la maison, sans rien lui trouver de spécial, et il en éprouva quelque déception.
Cette maison recelait la part inconnue de la vie de son fils. Il lui parut impossible d’y faire irruption.
Le vieillard se dirigea vers une autre rue ; Eiko ne se trouvait ni à l’endroit où ils s’étaient séparés ni dans la grande rue où ils avaient laissé la voiture.
Quand il rentra le soir, il ne put regarder sa belle-fille en face.
« Shuichi n’a passé qu’un moment au bureau, puis il est parti. Quelle chance qu’il fasse beau ! » dit-il.
Il se sentait extrêmement fatigué ; il se coucha tôt.
« Combien de jours a-t-il pris ? demanda Yasuko de la salle à manger.
— Je n’ai pas entendu. Deux ou trois sans doute puisqu’il ne fera que ramener Fusako, répondit-il de son lit.
— Aujourd’hui, Kikuko a eu la gentillesse de mettre du coton dans tes futons ; je lui ai donné un coup de main. »
Shingo songeait aux soucis qui fondraient sur Kikuko, lorsque Fusako reviendrait avec ses deux enfants. Si Shuichi s’installait ailleurs… Cette pensée lui rappela la maison qu’il venait de voir, celle de cette maîtresse, dans le quartier de Hongô. La désobéissance d’Eiko lui revint également à l’esprit.
Il voyait cette jeune fille tous les jours, mais il ne l’avait jamais vue se révolter. Peut-être, se dit-il, Kikuko lui réservait-elle une révolte aussi… Selon sa femme, la réserve qu’il imposait à sa belle-fille interdisait à celle-ci de montrer sa jalousie.
Shingo s’endormit bientôt, mais les ronflements de Yasuko l’éveillèrent. Il lui pinça le nez. Elle se mit à parler comme une personne qui n’aurait pas encore dormi.
« Fusako va-t-elle revenir avec cette étoffe pour tout bagage ?
— C’est probable. »
La conversation s’arrêta là.