UNE VOIX DANS LA NUIT

I

Shingo fut éveillé par une voix ; celle d’un homme qui gémissait, lui sembla-t-il.

Mais s’agissait-il d’un homme ou d’un chien ? Il ne parvint pas à le distinguer. D’abord, il prit ce bruit pour le hurlement d’un chien.

Teru, la chienne, serait-elle à l’agonie ? L’aurait-on empoisonnée ?

Le pouls de Shingo s’accéléra soudain : « Oh ! » gémit-il en pressant la main sur sa poitrine. Il craignit une crise cardiaque.

Une fois lucide, éveillé, le vieillard comprit que ce n’était pas un chien, mais un homme, un homme qu’on étranglait peut-être, et dont la langue en aurait été paralysée. Shingo frissonna : c’était une agression.

« J’écoute ! J’écoute ! » faisait la voix, dans un gémissement étouffé, inarticulé.

« J’écoute ! » À l’instant du meurtre, la victime voulait-elle entendre le plaidoyer ou les exigences de son assaillant ?

Le bruit venait de la porte. Un homme s’y cognait. Le vieillard haussa les épaules, s’apprêtant à se lever.

« Kikou ! Kikou ! » Il reconnut la voix de Shuichi qui appelait sa femme, la langue embarrassée, sans parvenir jusqu’à la fin de son nom. Il devait être très ivre.

Épuisé, Shingo laissa retomber la tête sur l’oreiller. Son cœur battait toujours la chamade. Il se passa doucement la main dessus et s’efforça de contrôler sa respiration.

« Kikouko ! Kikouko ! »

Il semblait qu’au lieu de frapper à la porte avec la main, Shuichi la heurtât de son corps titubant.

Shingo voulait lui ouvrir, après avoir repris son souffle, mais il se rendit compte soudain que ce ne serait pas séant.

Shuichi appelait Kikuko avec une tendresse et une mélancolie touchantes, d’une voix éperdue : un gémissement d’enfant qui, dans l’extrême douleur ou en danger de mort, appelle sa mère ; un cri sortant des profondeurs du péché. Le cœur douloureusement mis à nu, Shuichi faisait l’enfant gâté pour attendrir sa femme. Peut-être encore pour chercher une excuse dans l’ivresse, et en pensant que sa femme ne l’entendrait pas. À sa manière, il vouait un culte à Kikuko.

« Kikouko ! Kikouko ! »

La tristesse de Shuichi se communiquait à son père. « Ai-je, moi, se dit Shingo, crié le nom de ma femme avec cette passion désespérée ? » Certes, il n’avait jamais connu les détresses qui durent parfois bouleverser Shuichi, sur les champs de bataille étrangers.

Shingo tendait l’oreille, souhaitant le réveil de la jeune femme, et très gêné pourtant à l’idée qu’elle entende cette voix lamentable. Il songea, si elle ne se levait pas, à réveiller Yasuko. Mais qu’elle se lève donc !

Il repoussa, du bout du pied, la bouillotte vers le fond de la couche.

Était-ce parce qu’il avait pris une bouillotte alors que le printemps venait déjà que son cœur battait si fort ?

Kikuko la lui préparait. Il la lui réclamait de temps à autre car, faite de sa main, elle conservait la chaleur plus longtemps, et le bouchon en était mieux assuré.

Même à son âge, Yasuko, fière d’être endurcie, ou parce qu’elle se portait fort bien, n’en prenait jamais. Elle avait les jambes chaudes. Entre cinquante et soixante ans, Shingo s’était réchauffé contre sa femme, mais il s’en éloignait depuis quelques années, et elle n’approchait jamais les jambes de la bouillotte.

« Kikuko ! Kikuko ! »

On entendit encore secouer la porte. Allumant la lampe de chevet, Shingo regarda sa montre. Il était presque deux heures du matin. Le dernier train de la ligne de Yokosuka arrivait avant une heure à Kamakura. Shuichi avait dû traîner dans un bar devant la gare.

À en juger d’après sa voix, la liaison de Tôkyô ne durerait plus très longtemps, pensa Shingo.

Kikuko se leva, sortit par la cuisine. Rassuré, le vieillard éteignit, en murmurant, comme à l’intention de Kikuko : « Pardonne-lui ! »

Shuichi devait s’accrocher à sa femme, pour avancer, car elle s’écria :

« Aïe ! Vous me faites mal ! Lâchez-moi ! Vous me tirez les cheveux avec votre main gauche !

— Ah ! »

Dans la cuisine, ils trébuchèrent et tombèrent tous deux.

« Mais non, restez tranquille ! Sur mes genoux ! Si vous buvez trop, vos jambes vont enfler !

— Mes jambes vont enfler ! Menteuse ! »

Kikuko tenait probablement les pieds de Shuichi sur ses genoux pour le déchausser.

Elle pardonnait ! Shingo n’avait pas à s’inquiéter. Peut-être la jeune femme se réjouissait-elle qu’une occasion de pardonner se présentât ? Peut-être avait-elle très bien entendu l’appel de Shuichi ?

Quoi qu’il en fût, son mari rentrait ivre de la maison de sa maîtresse et, néanmoins, elle lui tenait les pieds pour le déchausser. Tant de gentillesse toucha Shingo.

Après avoir endormi son mari, Kikuko alla fermer la porte de la cuisine. Des ronflements parvinrent jusqu’aux oreilles de Shingo : Shuichi dormait déjà.

Alors, quelle pouvait être la position de cette Kinuko, dont Shuichi faisait la compagne forcée de ses mauvaises ivresses ? Cette femme, dont on disait qu’il s’enivrait chez elle, la brutalisait et la faisait pleurer ?

En outre, depuis que Shuichi la connaissait, les hanches de Kikuko s’étaient arrondies, bien qu’elle blêmit parfois.

II

Le ronflement sonore de Shuichi s’arrêta bientôt, mais Shingo ne put retrouver le sommeil. Il se demanda si l’habitude de ronfler qu’avait Yasuko n’aurait pas contaminé son fils – non, ce ne devait pas être cela, mais seulement l’effet de l’ivresse.

Depuis quelques jours, Shingo n’avait pas entendu ronfler sa femme. Elle dormait sans doute mieux quand il faisait froid.

Le lendemain d’une insomnie, la mémoire de Shingo se montrait encore plus déficiente, phénomène pénible qui provoquait chez lui des accès de sensiblerie.

Cette nuit-là, même, n’avait-ce pas été par sentimentalité qu’il percevait tant de passion dans les appels de son fils ?

Shuichi n’avait-il pas eu seulement la langue embarrassée ? Peut-être ne masquait-il aucune honte sous ses gestes d’ivrogne ?

Sentir de l’amour, de l’affliction dans cette voix pâteuse, n’était-ce pas prêter à son fils les sentiments qu’il souhaitait lui voir éprouver ?

De toute façon, Shingo, l’entendant ainsi, l’avait absous et supposé que la jeune femme pardonnait aussi. C’était, le vieillard s’en rendit compte, une réaction d’égoïsme paternel. Malgré son désir de se montrer bon pour sa belle-fille, il lui sembla qu’au fond, et en dépit de tout, il prenait parti pour son fils.

Shuichi n’était qu’un être vil ; après s’être enivré chez sa maîtresse, il titubait contre la porte de sa propre maison.

Si, par hasard, Shingo lui avait ouvert, il aurait fait la grimace ; son fils en aurait été dégrisé. Il valait bien mieux que c’eût été Kikuko. Shuichi avait pu rentrer en s’appuyant sur l’épaule de sa femme ; ainsi sa victime avait-elle pu lui accorder son pardon.

Kikuko n’avait guère plus de vingt ans. Pour parvenir à l’âge de ses beaux-parents en partageant la vie de son mari, combien d’offenses répétées lui faudrait-il absoudre ? Pardonnerait-elle toujours ?

La vie conjugale est un affreux marécage qui finit par engloutir les mauvaises actions de l’un ou de l’autre. L’amour de Kikuko pour Shuichi, l’amour de Shingo pour Kikuko seront-ils un jour absorbés – sans laisser de traces – dans le marécage conjugal de ce ménage-là ? Shingo la jugea bonne, cette nouvelle législation d’après laquelle l’unité familiale est constituée par le couple, et non plus par le groupe formé par les parents et les enfants.

« Bref, c’est le marécage conjugal, dit-il. Il faut installer Shuichi dans une maison à lui. »

C’était bien de son âge de parler tout seul. Il n’y avait, selon lui, que des époux pour supporter leurs offenses réciproques ; c’est ainsi qu’ils creusent leur bourbier.

La prise de conscience d’une femme semble commencer par son affrontement avec les méfaits de son mari.

Shingo sentit une démangeaison aux sourcils et se gratta. Le printemps approchait. Ses insomnies lui paraissaient moins désagréables qu’en hiver. Avant d’avoir été réveillé par la voix de son fils, il l’avait été par un rêve. D’abord, il se le rappela bien mais, au matin, il l’avait presque oublié. Ses palpitations auraient-elles dissipé ses souvenirs ?

Il en avait pourtant retenu deux éléments :

Une petite fille de quatorze ou quinze ans avait avorté, voilà le premier, puis ces mots : « Voilà donc qu’une telle a été canonisée. »

Dans son rêve, Shingo lisait une nouvelle dont ces mots formaient la conclusion et, parallèlement, l’action se déroulait comme une pièce de théâtre ou un film. Le vieillard n’y tenait aucun rôle, sa position restait celle d’un spectateur.

Une sainte qui avorte à quatorze ou quinze ans, c’est curieux, mais il s’agissait d’une longue histoire, excellente d’ailleurs, celle d’un pur amour entre un adolescent et une jeune fille. Quand il termina sa lecture et s’éveilla, il en resta tout ému.

Cette jeune fille ne se savait pas enceinte et n’avait même pas conscience de son avortement ; elle s’était seulement laissée entraîner par un adolescent dont on l’avait séparée. Voilà comment se présentait cette intrigue, sans rien qui ne fût naturel ou pur.

Un rêve, une fois oublié, ne se recompose plus. D’ailleurs le sentiment qu’éprouvait le vieillard, à la lecture de cette histoire, participait aussi du rêve.

Cette jeune fille aurait dû répondre à un nom, son visage aurait dû être visible, mais il n’en subsistait qu’une vague impression des dimensions de son corps ou, plutôt, de sa petitesse. Elle devait porter le kimono.

Shingo se demanda s’il avait entrevu dans cette enfant l’image de la jolie soeur de Yasuko, mais il lui sembla que non.

L’origine de ce rêve se trouvait tout bonnement dans un article du journal du soir, de la veille :

UNE FILLETTE ACCOUCHE DE JUMEAUX

INQUIÉTANT PRINTEMPS D’AOMORI

Sous ce grand titre, on lisait :

« D’après l’enquête effectuée par le Service d’Hygiène de la Préfecture d’Aomori, se trouvaient parmi, les personnes ayant avorté dans le cadre de la loi eugéniste, dans ladite préfecture : cinq jeunes filles de quinze ans, trois de quatorze ans, une de treize ans, et quatre cents ayant entre seize et dix-huit ans, c’est-à-dire encore d’âge scolaire. Parmi ces dernières, 20 p. 100 fréquentaient le grand lycée. Quant aux élèves du petit lycée, elles sont domiciliées : une à Hirosaki, une à Aomori, quatre à Minamitsugaru, une à Kitatsugaru. En outre, faute de connaissances en matière gynécologique, 0,2 p. 100 sont décédées, 2,5 p. 100 ont été gravement malades. Voilà, tel qu’on le connaît, le résultat terrible. Mais il y a lieu de s’effrayer davantage car d’autres jeunes mères, soignées clandestinement par des personnes non spécialisées, perdent la vie.

« Quant aux accouchements, on en donne quatre exemples. Au mois de février dernier, une écolière de quatorze ans, élève de deuxième année du petit lycée, fut subitement prise de douleurs et accoucha de jumeaux. La mère et les enfants se portent bien ; la jeune fille est retournée à l’école où elle suit maintenant les cours de troisième année. Ses parents n’étaient pas au courant de son état.

« Une jeune fille de dix-sept ans, étudiante de deuxième année du grand lycée d’Aomori, fiancée avec l’un de ses camarades de classe, se trouva enceinte l’été dernier. Les parents des deux côtés la firent avorter, parce que ces adolescents étaient encore étudiants. Néanmoins, le jeune homme déclare : “Ce n’était pas un jeu. Je veux épouser cette femme. Nous allons nous marier prochainement.” »

L’article choqua Shingo, qui en rêva, mais les adolescents du songe n’étaient ni laids ni mauvais. Il en avait fait l’histoire d’un amour pur, et canonisé la jeune fille – chose à laquelle, avant de s’endormir, il n’aurait pas songé.

Son choc avait donc été transcendé, mais pourquoi ? Pour sauver la jeune fille, et lui-même aussi ? De toute façon, dans ce rêve, transparaissait une certaine bienveillance.

Ses bons sentiments, se demanda-t-il, avaient-ils été réveillés par ce phantasme ? Peut-être s’abandonnait-il à un certain sentimentalisme ? Peut-être la dernière lueur de jeunesse qui vacillait dans son grand âge lui faisait-elle évoquer le pur amour des adolescents ?

Ce sentimentalisme avait-il prévenu Shingo dans un sens bienveillant, pour lui faire entendre, dans les appels de Shuichi, ce hurlement où se mêlaient l’amour et la mélancolie ?

III

Le lendemain matin, de son lit, le vieillard entendit Kikuko secouer son mari.

Ces jours-là, Shingo, bien malgré lui, ouvrait l’œil très tôt. Yasuko, bonne dormeuse, lui en faisait le reproche, « Ces levers matinaux de vieillard ne font plaisir à personne, pas plus que leurs indiscrétions. » Lui-même trouvait malséant de se lever avant sa belle-fille. Il ouvrait donc sans bruit la porte d’entrée, prenait les journaux et les lisait tranquillement au lit.

Son fils avait dû aller chercher dans le cabinet de toilette sa brosse à dents. Aurait-il des nausées ? On entendait d’affreux borborygmes.

Kikuko se précipita vers la cuisine. Shingo se levant, la croisa, qui revenait.

« Ah ! Père ! »

Elle se tenait devant lui, rougissante. Quelques gouttes tombèrent d’un verre qu’elle tenait dans la main droite, sans doute du saké froid pour son mari qui avait mal aux cheveux. Le visage sans fard, un peu pâle, avait rougi ; la jeune femme paraissait toute timide aux yeux ensommeillés du vieillard. Un sourire de pudeur dévoilait de belles dents entre les lèvres naturelles, sans rouge. Shingo la trouva délicieuse. Tant de puérilité subsistait encore en elle ! Shingo se rappela son rêve de la veille.

Néanmoins, quand on y songeait, il n’y avait pas vraiment à s’étonner de ces mariages d’adolescentes. Ils étaient nombreux, à l’époque où la coutume voulait qu’on se mariât jeune. Shingo lui-même avait éprouvé de l’attirance pour la sœur de Yasuko lorsqu’il était encore presque enfant.

Kikuko, l’air surpris de voir son beau-père assis dans la salle à manger, ouvrit les volets extérieurs. La lumière de ce matin quasi printanier pénétra dans la pièce.

Saisie peut-être par cette vive lumière, et aussi parce que le vieillard, placé derrière elle, la regardait, la jeune femme leva les mains pour rassembler ses cheveux épars.

Le grand gingko du temple ne montrait pas encore de nouveaux bourgeons mais, avec le nez fin du matin, on croyait presque en sentir déjà l’odeur, grâce à la qualité de la lumière.

La jeune femme, après une toilette rapide, apporta du bon thé. « Voilà, Père, je suis en retard. »

Shingo, dès qu’il se levait, buvait de ce thé fait avec de l’eau très chaude. La préparation en était délicate. Il avait l’impression que personne ne s’y prenait aussi bien que Kikuko. « Ce thé, se demanda-t-il, serait-il meilleur encore de la main d’une jeune fille ? »

« Du saké pour calmer un ivrogne ; le meilleur thé pour un vieillard. Tu as les mains pleines, Kikuko ! dit-il pour plaisanter.

— Tiens, Pére, vous êtes au courant ?

— Cela m’a réveillé. Tout d’abord, j’ai cru que la chienne hurlait.

— Bon, bon ! »

La jeune femme, assise, le visage baissé, paraissait avoir de la peine à se relever.

« Moi-même, cela m’a tirée du sommeil bien avant Kikuko, dit Fusako de l’autre côté de la cloison. Ces cris affreux m’ont fait peur, mais je n’ai pas eu besoin d’entendre aboyer Teru pour me rendre compte que c’était Shuichi. »

Elle s’avançait vers la salle à manger, en pyjama, tenant contre son sein la petite Kuniko qu’elle allaitait. Le visage était laid, mais la poitrine blanche et bien formée.

« Quelle tenue ! Que tu es négligée ! fit Shingo.

— Forcément, puisque Aïhara l’est. Avec un mari débraillé, que voulez-vous que je devienne ? »

Fusako changea l’enfant de côté puis ajouta :

« Si vous ne vouliez pas que votre fille tourne à la souillon, je pense que vous auriez dû mieux examiner le parti que vous lui destiniez.

— Pour les hommes, c’est différent !

— Mais si ! Regardez Shuichi ! »

Fusako se dirigea vers le cabinet de toilette.

Kikuko tendit les deux mains. La mère lui passa le bébé d’un geste si brusque qu’il se mit à crier, mais elle s’éloigna sans prendre garde.

Yasuko parut, déjà débarbouillée. « Me voilà ! dit-elle en soulevant le bébé. Quelles sont donc les intentions de son père ? dit-elle en scrutant le petit visage. Depuis le retour de Fusako, le dernier jour de l’année, deux mois ont passé. Vous trouvez Fusako négligée, mais c’est vous qui vous montrez négligent dans les choses importantes. La veille du 1er janvier, vous disiez que tout allait bien, que la rupture était nette. Pourtant les choses traînent. Aïhara ne nous fait rien savoir non plus. D’après Shuichi, cette Tanizaki que vous employiez serait une demi-veuve. On pourrait dire que Fusako n’est qu’une demi-divorcée.

— Une demi-veuve ?

— Elle n’a pas été mariée, mais elle aimait un homme qui a été tué à la guerre.

— Mais pendant la guerre, ce n’était encore qu’une enfant.

— Elle avait quand même seize ou dix-sept ans, d’après l’ancienne façon de compter. Il est normal qu’elle ait trouvé une personne à ne pas oublier. »

Shingo trouva l’expression « personne à ne pas oublier » imprévue dans la bouche de sa femme.

Shuichi partit sans avoir pris de petit déjeuner, sans doute à cause de sa mauvaise bouche. Il était en retard, de toute façon.

Shingo traîna chez lui jusqu’à l’heure du premier courrier. Parmi les lettres que posa devant lui Kikuko s’en trouvait une, cachetée, qui était adressée à la jeune femme.

« Kikuko ! » Shingo la lui tendit.

Sans doute Kikuko l’avait-elle apportée sans regarder le nom du destinataire ; elle recevait rarement du courrier et n’en semblait plus attendre. Elle en prit connaissance sur-le-champ.

« Cela vient d’une de mes amies, qui vient d’avorter et ne va pas bien. Elle est entrée à l’Hôpital universitaire de Hongô.

— Ah ! » Shingo retira ses lunettes pour observer le visage de Kikuko. « Elle n’a peut-être pas été soignée par une vraie sage-femme. C’est dangereux. »

Quelle coïncidence, cet article hier soir et cette lettre ce matin ! Il fut tenté de raconter son rêve à Kikuko, mais n’osa pas. Il la regardait, et le reste de sa jeunesse vacillait en lui. Puis un soupçon naquit dans son esprit : et si Kikuko était enceinte, et si elle voulait avorter… Cette association d’idées l’effraya.

IV

Pendant que le train traversait la vallée de Kitakamakura, la jeune femme regardait les arbres en fleurs d’un air envieux : « Ils sont bien épanouis », se dit-elle.

En cet endroit, les pruniers sont nombreux près de la ligne de chemin de fer. Shingo les regardait tous les jours mais distraitement. Ils avaient déjà dépassé le moment de leur pleine floraison, et leur blancheur au soleil était un peu ternie.

« Ils fleurissent aussi dans notre jardin », dit Shingo, mais il n’y en avait que deux ou trois. C’était peut-être, se dit-il, la première fois de l’année que sa belle-fille voyait une telle masse de pruniers fleuris.

Kikuko recevait rarement des lettres, et sortait rarement aussi, se contentant de faire ses achats dans les rues de Kamakura.

Elle voulait rendre visite à l’amie qui se trouvait à l’Hôpital universitaire, et Shingo l’accompagnait. Il s’inquiétait, parce que la maison de la maîtresse de son fils était située devant l’université.

D’autre part, il désirait demander à Kikuko si elle ne serait pas enceinte. La question n’aurait pas dû être bien difficile à poser, mais il avait l’impression qu’il n’y parviendrait jamais.

Depuis combien d’années sa femme ne lui parlait-elle plus de ses indispositions ? Après son retour d’âge, elle n’avait plus jamais abordé ce sujet, et sa féminité ne se manifestait plus. Ce qu’elle avait fini par taire, Shingo finissait par l’oublier, mais ses souvenirs lui étaient revenus avec l’envie de questionner Kikuko.

Si Yasuko s’était doutée que la jeune femme allait dans le service de gynécologie de l’hôpital, elle lui aurait conseillé de consulter pour elle-même. Elle ne craignait pas d’aborder des questions d’enfant avec sa belle-fille, et le vieillard avait vu celle-ci l’écouter d’un air contraint.

Sans doute, Kikuko avouait-elle à Shuichi ses problèmes intimes. L’homme auquel une femme se livre de la sorte devrait être un homme sûr. Si par hasard la femme en trouve un autre, elle hésite à se confier encore à son mari. Voilà ce qu’un de ses amis avait dit autrefois au vieillard, qui se rappelait avoir été tout admiratif devant ces finesses.

Une fille ne fait pas de confidences à son père. Shingo et Kikuko semblaient avoir évité jusqu’à présent le sujet de la maîtresse de Shuichi.

Si la jeune femme se trouvait enceinte, ce serait pour elle une maturation provoquée par cette Kinuko. Chose affreuse… Mais elle n’était qu’une femme comme les autres, après tout. Néanmoins cette pensée qui avait effleuré Shingo lui fit paraître sournoisement cruel d’interroger Kikuko.

« Votre femme vous a-t-elle raconté que le père de M. Amamiya nous a rendu visite hier ? demanda-t-elle soudain.

— Non, elle ne m’en a pas parlé.

— Il est venu nous faire ses adieux parce que son fils le recueille à Tôkyô, chez lui. Le vieux nous prie de prendre soin de Teru, et nous donne deux grandes boîtes de biscuits.

— Pour la chienne ?

— Probablement, mais l’une d’elles sera peut-être pour les gens, dit Mère. Il paraît que le commerce de son fils est florissant. On vient d’agrandir la maison. Le vieux semblait content.

— Je vois. Un commerçant peut donc se reconstruire rapidement une maison, s’il relance ses affaires en vendant tout, jusqu’à sa pauvre demeure. Pour nous, les jours se suivent et se ressemblent depuis dix ans. Rien que de prendre chaque matin le train de la ligne de Yokosuka, cela m’ennuie beaucoup.

« L’autre jour, par exemple, nous avions une réunion dans un restaurant, une réunion de vieillards. Nous disions que voilà plusieurs décades que nous nous répétions. Que c’est lassant ! Ne va-t-on pas bientôt nous appeler ailleurs ? »

Kikuko ne parut pas avoir compris tout de suite ce que signifiait cet « appel ».

« Nous sommes arrivés à la conclusion qu’au jour de comparaître devant le dieu des enfers, nous plaiderons non coupables, car nous ne sommes que des rouages dans le mouvement de la vie. Il serait cruel qu’un pauvre rouage fut châtié !

— Mais…

— Oui. Quel homme, à quelle époque, a vécu pleinement ? On peut se le demander. Tiens, par exemple : le gardien des sandales, dans un restaurant. Sortir les souliers des clients, les ranger dans un placard, voilà son lot quotidien. Pour un rouage, à ce niveau-là, cela paraît plutôt facile. Un des vieillards parlait ainsi, dans l’abstrait.

« Nous nous sommes renseignés auprès d’une servante. Elle nous a dit que le gardien des sandales a la vie dure aussi. Dans une sorte de cave, avec des placards de chaussures aux quatre points cardinaux, il cire les souliers en se réchauffant au brasero qu’il tient entre ses jambes. Il fait froid en hiver, chaud en été.

« Ma vieille femme, elle, adore les histoires d’asiles de vieillards, n’est-ce pas ?

— Mère ? Mais un peu comme les jeunes qui disent avoir envie de mourir. Cela ne doit pas être bien sérieux.

— D’ailleurs, sa prétention à me survivre est tout à fait fondée. Mais de quels jeunes parles-tu ? »

Kikuko hésita : « Dans la lettre de mon amie, aussi…

— Celle de ce matin ?

— Oui, elle n’est pas mariée.

— Ah ! »

Le silence du vieillard empêcha Kikuko de continuer.

Le train dépassait Tozuka. Jusqu’au prochain arrêt, il y avait encore loin.

« Kikuko, fit Shingo. Il y a une chose à laquelle je pense depuis longtemps… Voudrais-tu par hasard t’installer ailleurs ? »

La jeune femme regarda le visage du vieillard et attendit la suite.

« Mais pourquoi, Père ? dit-elle enfin d’une voix suppliante. À cause du retour de ma belle-sœur ?

— Non. Cela n’a rien à voir avec Fusako. La voilà pour ainsi dire à demi divorcée. Cela pourrait te créer des complications, mais même si elle quitte définitivement Aïhara, je ne pense pas qu’elle reste longtemps chez nous. Fusako mise à part, il s’agit de votre problème à tous deux. Ton intérêt ne serait-il pas de te séparer de nous ?

— Non. Moi, je suis choyée chez vous, j’aime mieux rester. Vous quitter ! Ce serait désolant.

— Tu es bien gentille !

— Mais non, je fais l’enfant gâtée. Les derniers-nés sont toujours gâtés. Dans ma famille, mon père m’a choyée. C’est peut-être pourquoi j’aime beaucoup votre compagnie.

— Je comprends que ton père t’ait choyée. Ta présence m’apporte, à moi, tant de consolations ! Il serait désolant de nous quitter. Mais quand Shuichi vit comme il le fait, et que moi, je ne t’en ai même encore jamais parlé… Je ne mérite pas ta présence. Ce problème ne se résoudrait-il pas mieux si vous viviez seuls ensemble ?

— Non. Je sais très bien que vous êtes bon pour moi, que vous vous souciez de moi, même si vous n’en dites rien. Je me raccroche à cela, je peux continuer, alors… » Dans les grands yeux de Kikuko, les larmes s’accumulaient. « Être séparée de vous ! Cette seule pensée me fait peur. Je ne pourrais l’attendre, isolée, triste, terrifiée…

— Tout de même, tu tenterais d’attendre. Enfin, ce n’est pas un sujet à régler dans le train. Songes-y. »

La jeune femme était-elle vraiment effrayée ? Ses épaules paraissaient frémissantes.

Ils arrivèrent à la gare de Tôkyô. Shingo prit un taxi pour conduire sa belle-fille à Hongô. Parce qu’elle avait été gâtée par son père, ou parce qu’elle était troublée à ce moment, ces égards ne lui parurent pas déplacés.

Il était improbable que la maîtresse de Shuichi passât par hasard dans les parages ; pourtant Shingo, conscient d’un certain danger, fit arrêter la voiture, se garda de descendre et se contenta de suivre la jeune femme des yeux jusqu’à son entrée dans l’hôpital.