C’était la saison des fleurs ; les cloches des temples sonnaient toute la journée pour les fêtes commémorant le sept centième anniversaire de la capitale bouddhiste, Kamakura.
Shingo, par moments, ne les percevait pas. Kikuko semblait les entendre tout le temps bien qu’elle travaillât debout, en parlant, mais le vieillard avait besoin de prêter l’oreille.
« Écoutez ! » La jeune femme attira son attention. « Une autre encore !
— Vraiment ? fit Shingo, qui penchait la tête. Entends-tu, ma vieille ?
— Mais oui ! Vous ne l’entendez pas, celle-là ? » répondit Yasuko, sur un ton moqueur. Elle lisait tranquillement des journaux vieux de cinq jours environ qu’elle avait empilés sur ses genoux.
« Tiens ! Tiens ! Là ! Voilà ! Elles sonnent ! » Une fois qu’il eut saisi le fil ténu du son, il lui fut facile de ne plus le perdre.
« Il est content maintenant, dit Yasuko, retirant ses lunettes pour le regarder.
— Messieurs les bonzes du temple doivent se fatiguer, car ils sonnent tout le jour sans s’arrêter.
— On fait sonner les fidèles, qui payent dix yens par coup. Ce ne sont pas messieurs les bonzes.
— Excellente organisation !
— On dit que la cloche sonne pour le repos des âmes. C’est planifié de façon que cinq mille personnes ou un million de personnes puissent sonner.
— Planifié ? » Le mot parut curieux à Shingo.
« Mais la cloche du temple est lugubre ; je ne l’aime pas.
— Lugubre ? Tiens ! »
Shingo trouvait plutôt paisible le son des cloches en ce dimanche d’avril, pendant qu’il contemplait les cerisiers par la fenêtre de la salle à manger.
« Ce sept centième anniversaire, qu’est-ce que cela célèbre ?
— On dit que ce sont les sept cents ans du grand Bouddha. Et aussi les sept cents ans de Nichiren, le moine fondateur de la secte ? » dit, interrogative, Yasuko.
Shingo ne sut répondre. Kikuko se taisait.
« C’est bizarre, nous qui habitons Kamakura !
— N’y a-t-il rien dans les journaux que vous avez sur les genoux ?
— Peut-être », fit Yasuko, qui tendit à sa belle-fille des quotidiens bien pliés, en pile nette. Elle n’en avait gardé qu’un dans les mains.
« Oui, j’ai l’impression d’avoir vu quelque chose quelque part.
— En tout cas, moi, j’ai lu un article sur un vieux ménage qui vient de faire une fugue ; j’en étais tout émue. Je ne puis le chasser de mon esprit. Est-ce que vous l’avez lu, vous aussi ?
— Oui.
— « Le vice-président de la Société du Canotage japonais – on le nomme le bienfaiteur du canotage japonais – », Yasuko lut une phrase du début de l’article, puis elle commenta : « Il était aussi président d’une société de construction de canots à rames et de yachts. Il avait soixante-neuf ans et sa femme soixante-huit.
— Pourquoi cela te frappe-t-il ?
— Ils ont laissé des lettres aux ménages de leurs enfants adoptifs et à leurs petits-enfants. »
Yasuko reprit sa lecture.
« Quand nous envisageons une vieillesse lamentable, où nous ne ferions que subsister, complètement oubliés du monde, nous pensons préférable de ne pas vivre si vieux. On comprend l’état d’âme du baron Takagi. Nous estimons que mieux vaut disparaître pendant que tout le monde nous aime.
« Entourés par l’affection profonde des nôtres, par l’amitié de nos nombreux amis, de nos anciens condisciples et nos cadets, nous estimons devoir disparaître. » Voilà les termes de leurs lettres d’adieux à leurs enfants adoptifs, puis voici ce qu’ils écrivirent à leurs petits-enfants : « Le jour de l’indépendance de notre pays occupé approche, mais l’avenir est sombre. Si les étudiants que menacent les misères dues à la guerre aspirent à la paix, ils doivent s’astreindre à pratiquer la non-violence que prêchait Gandhi. Quant à nous, nous sommes trop vieux. Notre existence jusqu’à ces jours aurait été vaine s’il nous fallait attendre l’âge de la décrépitude. Que nos petits-enfants gardent au moins de nous le souvenir d’un bon grand-père et d’une bonne grand-mère. Nous ne savons où aller. Nous souhaitons seulement nous endormir en paix. »
Elle resta silencieuse un moment.
Shingo détournait la tête et contemplait les cerisiers.
Yasuko regarda son journal et continua : « Ils ont quitté leur maison de Tôkyô ; ils ont rendu visite à leur sœur d’Ôsaka, puis on a perdu leur trace… La sœur d’Ôsaka, c’est une personne qui a déjà quatre-vingts ans.
— Sa femme n’a rien écrit ?
— Ah ! » Yasuko, surprise, leva la tête.
« N’y a-t-il pas eu de lettre laissée par la femme ?
— Sa femme ? Vous voulez parler de la vieille dame ?
— Mais bien entendu ! S’ils sont partis pour mourir à deux, il serait naturel que la femme eût écrit. Imagine que je veuille me suicider avec toi, tu aurais sans doute quelque chose a dire ? Tu écrirais, n’est-ce pas ?
— Je n’en aurais pas besoin, dit simplement Yasuko. C’est dans les suicides de jeunes que la femme écrit aussi. Ce serait d’ailleurs un cas d’amour contrarié… S’il s’agit de deux époux, l’homme écrit, cela suffit. Qu’aurais-je à dire, maintenant ?
— Vraiment ?
— Si je mourais seule, ce serait différent !
— Si tu mourais seule… Aurais-tu donc une masse de reproches à nous adresser ?
— Si j’avais des griefs contre vous, ce ne serait plus la peine de les dire… À notre âge !
— Quelles paroles légères ! Voilà une vieille dame qui ne veut pas mourir et qui n’est pas près de mourir non plus ! Et toi, Kikuko ? fit le vieillard avec un rire.
— Moi ? fit Kikuko, d’une voix basse et comme hésitante.
— Supposons que tu te suicides avec Shuichi, ne laisserais-tu pas de lettre d’adieu ? »
C’étaient des paroles en l’air, mais sitôt qu’il les eut lancées, Shingo le regretta.
« Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que je ferais si j’étais sur le point de me suicider. »
Kikuko, les pouces glissés dans sa ceinture comme pour la desserrer, regardait Shingo. « Je crois que j’aurais envie de vous laisser un mot, a vous. »
Les yeux de la jeune femme s’humectèrent puérilement ; des larmes s’y accumulèrent. Le vieillard comprit que si Yasuko ne pensait pas à mourir, Kikuko n’était pas sans y songer.
Il la vit se pencher en avant. Allait-elle s’effondrer ? Elle se releva, s’éloigna.
Yasuko la suivit des yeux.
« C’est curieux ! Qu’a-t-elle à pleurer ? Elle devient hystérique. Oui, c’est de l’hystérie. »
Shingo défit quelques boutons de sa chemise, et glissa la main sur sa poitrine.
« Avez-vous des palpitations ? demandait Yasuko.
— Non, c’est une démangeaison du sein. Le bout est dur. Cela me démange.
— Vous êtes comme les petites filles de quatorze ans ! »
Shingo, du bout des doigts, tortillait le téton de son sein gauche.
Lors du double suicide de deux vieux époux, le mari seul écrit une lettre, la femme, rien. Est-ce parce qu’elle se laisse représenter par son mari, ou bien l’a-t-elle chargé d’exprimer sa pensée à elle en même temps que sa pensée à lui ?
Pendant que Yasuko lisait cet article, Shingo s’était interrogé sur ce point qui l’intéressait : à force de vivre ensemble, ne forme-t-on plus qu’un corps, qu’un cœur ? La vieille femme avait-elle fini par perdre toute personnalité, par abdiquer ses dernières volontés ?
Cette femme, qui n’avait aucune raison de mourir, s’était pourtant immolée pour suivre son mari ; dans sa dernière lettre, il avait pu parler pour elle. N’emportait-elle aucune nostalgie ? Comme c’était curieux !
Et la vieille épouse de Shingo disait qu’en cas de suicide, elle n’aurait pas envie de laisser une lettre et se contenterait de celle de son mari…
Une femme qui accompagne son homme sur le chemin de la mort sans rien dire… On pourrait concevoir le cas contraire, mais en général l’épouse se contente de suivre. Des épouses du genre de celle qui, maintenant vieillie, se trouvait près de lui.
Le vieillard en éprouva quelque surprise.
Quant au couple formé par Kikuko et par Shuichi, c’était un couple bien jeune, qui passait par une période d’agitation.
Demander à la jeune femme ce qu’elle aurait à dire, en cas de suicide… elle pouvait le trouver cruel ou blessant.
Le vieillard se rendit compte que sa belle-fille se trouvait au bord du précipice.
« Kikuko fait l’enfant avec vous, elle pleurniche pour un rien, dit Yasuko. Vous la gâtez, mais vous ne vous appliquez pas à résoudre son véritable problème. Avec Fusako, d’ailleurs, vous agissez de même. »
Shingo contemplait les cerisiers épanouis dans le jardin.
Au pied du plus grand foisonnaient des aralias, plantes que Shingo n’aimait pas. Avant la floraison des cerisiers, il avait eu l’intention de les supprimer, mais il avait abondamment neigé pendant le mois de mars, et voilà qu’il regardait les arbres fleurir.
Environ trois ans auparavant, Shingo avait coupé les aralias au niveau du sol, ce qui n’avait eu d’autre effet que de les fortifier. Il avait alors pensé qu’il ne s’en débarrasserait qu’en les déracinant ; voilà ce qu’il aurait dû faire.
Depuis une remarque de Yasuko, le vieillard s’était pris d’une horreur plus vive encore pour le vert cru du feuillage. En l’absence de ces touffes, le grand tronc du cerisier se dessinerait bien et les branches s’étendraient dans toutes les directions, sans aucun empêchement, jusqu’à toucher terre de leurs extrémités.
D’ailleurs, même avec ces aralias, les branches retombaient très bas.
« Quelle masse de fleurs ! »
Dans ia lumière de l’après-midi, les fleurs de cerisier flottaient avec splendeur sur le ciel. Ni leur couleur ni leur forme n’étaient très accusées, mais elles emplissaient l’espace. L’arbre se trouvait à l’apogée de son épanouissement – comment croire que toutes ces fleurs fussent condamnées ?
Mais, pétale à pétale, elles s’effeuillaient, et sous le cerisier, les fleurs tombées s’amassaient.
« Quand je vois un article sur des jeunes gens qui se tuent et qui meurent, je me dis : « Tiens ! Encore ! » mais quand il s’agit de vieillards, cela me frappe davantage.
« Nous trouvons préférable de disparaître pendant que « tout le monde nous aime. » La vieille femme avait dû relire deux ou trois fois cet article sur le couple de vieillards suicidés.
« L’autre jour encore, un homme de soixante et un ans a quitté la préfecture de Tochiyi avec un paralysé de dix-sept ans qu’il voulait faire admettre à l’hôpital Saint-Luc. Il l’a pris sur le dos et lui a fait visiter tout Tôkyô, mais comme ce garçon refusait obstinément d’entrer à l’hôpital, il l’a étranglé avec une serviette. L’avez-vous lu dans le journal ?
— Ah ! je ne crois pas », répondit Shingo distraitement, car une étude sur les avortements de jeunes filles dans la préfecture d’Aomori le préoccupait davantage. Il lui souvint d’en avoir même rêvé.
Qu’il était différent de sa vieille femme !
« Kikuko ! appelait Fusako. Avec cette machine à coudre, le fil casse souvent. Est-ce qu’elle marche bien ? Veux-tu regarder ? C’est une Singer, le mécanisme doit être bon. Peut-être suis-je devenue maladroite ? Serais-je trop nerveuse ?
— Elle peut avoir des ratés, car c’est une machine d’occasion que nous avions achetée quand j’étais au lycée. » Kikuko s’approcha de sa belle-sœur. « Mais elle m’obéit à moi. Va. Je vais te remplacer.
— Ah ? Satoko est toujours dans mes jupes, cela m’agace, je risque de lui coudre la main. Bien sûr, c’est impossible, mais elle pose la main, là ! Quand je regarde le travail, et que mes yeux commencent à se fatiguer, le tissu et la main de l’enfant finissent par se confondre.
— Tu dois être fatiguée.
— Enfin, bref, je suis hystérique. Car pour être fatiguée, tu l’es aussi, Kikuko ! Il n’y a que les vieux parents à ne pas l’être chez nous. Quel homme ! À soixante ans passés, il se plaint de démangeaisons aux seins ! »
Au retour de sa visite à son amie hospitalisée, Kikuko avait acheté un coupon de tissu pour faire des vêtements aux deux petites filles. Fusako les cousait, ce qui expliquait ses aimables dispositions à l’égard de sa belle-sœur ; mais lorsque Kikuko la remplaça devant la machine à coudre, Satoko lui jeta le plus noir des regards.
« Voyons, ta tante si gentille qui nous a donné ce tissu et qui nous le pique ! »
Fusako s’excusa ; cela ne lui ressemblait guère.
« Je te demande pardon. Cette enfant a tout le caractère de son père. »
Kikuko posa la main sur l’épaule de Satoko.
« Veux-tu que ton grand-père t’emmène voir le grand Bouddha ? Il y aura des petits garçons et tu verras des danses. »
Poussé par Fusako, le vieillard sortit.
En suivant la rue Hase, il remarqua, devant la boutique d’un marchand de tabac, un camélia miniaturisé. Il acheta un paquet de cigarettes brunes et fit des compliments sur la plante. Elle portait cinq ou six fleurs doubles panachées.
Le marchand lui répondit que cette espèce ne valait rien, et que seul le camélia sauvage donne satisfaction, pour la culture en pot. Il emmena Shingho dans son jardin, derrière le magasin. Là, devant un petit potager d’environ quinze mètres carrés, les pots s’alignaient sur le sol. Ces camélias sauvages étaient de vieux arbres aux troncs vigoureux.
« Pour ne pas les fatiguer, on a déjà cueilli les fleurs, dit le bonhomme.
— Est-ce qu’ils fleurissent encore ?
— Ils en auraient beaucoup, mais on en laisse peu ; même le camélia de la boutique en portait vingt ou trente. »
Il fournit des explications sur la façon de soigner les arbres miniaturisés, et parla des amateurs de Kamakura. Le vieillard, en l’écoutant, se rappela les nombreux arbres en pot que l’on voyait dans les vitrines des rues commerçantes.
« Merci. Je pense qu’ils vous donnent beaucoup de plaisir, dit-il, sur le seuil de la boutique.
— Je n’ai pas grand-chose, répondit le marchand de tabac, mais les camélias du jardin ne sont pas trop mal. Même si l’on n’a qu’un arbre, il faut énormément d’attention pour qu’il ne prenne pas une mauvaise forme et ne se fane pas. Bon remède contre la paresse ! »
Shingo, tout en cheminant, alluma l’une des cigarettes qu’il venait d’acheter.
« On a reproduit l’image du grand Bouddha sur le paquet. Elles ont été fabriquées exprès pour Kamakura, dit-il en donnant le paquet à sa fille.
— Montre ! dit Satoko, qui se mettait sur la pointe des pieds.
— À l’automne dernier, quand tu t’es sauvée pour aller à Shinshû…
— Je ne m’étais pas sauvée, rétorqua Fusako.
— À ce moment-là, n’as-tu pas vu de mini-cultures dans la maison de province ?
— Je n’ai rien vu.
— En effet, car voilà déjà quarante ans… Ton grand-père avait du goût pour cela, mais Yasuko n’est pas adroite, comme tu sais. Les fibres de son cœur manquent un peu de délicatesse. Alors il fallait bien que sa sœur, qui d’ailleurs plaisait davantage à leur père, s’en occupât. C’était une fille si belle que personne ne l’aurait prise pour la sœur de Yasuko. Je la revois encore, nette et belle, un matin qu’il avait neigé sur l’étagère des arbres en pot. Vêtue d’un kimono rouge à l’ancienne et coiffée comme une petite fille, elle faisait tomber la neige. Comme il gelait à Shinshû, une buée se formait devant elle. »
Il lui avait semblé que ce souffle blanchi par le froid exhalait le charme de la jeune fille.
Fusako, qui était d’une autre génération, restait tout à fait étrangère à ces réminiscences, mais Shingo s’y abandonnait.
« Même ces camélias sauvages, il y a plus de trente ou quarante ans qu’on les soigne ! »
Quelle vieillesse ! Combien d’années faut-il pour qu’un tronc prenne l’aspect d’un muscle gonflé par l’effort ?
L’érable miniaturisé qui rougissait près de l’autel, quand la sœur de Yasuko était morte, vivait-il toujours, grâce à des soins inconnus ?
Ils arrivèrent tous trois sur le parvis du temple. Une procession d’enfants de chœur serpentait sur la voie pavée, devant la statue du grand Bouddha. Les petits garçons avaient dû venir à pied de loin, car certains montraient un visage tiré. Derrière la foule amassée, Fusako soulevait Satoko, qui dévorait des yeux ces enfants aux longues manches fleuries.
Le vieillard ayant entendu dire qu’on avait construit un monument à la gloire d’un poème de Yosano Akiko, ils contournèrent le temple. On avait dû graver sur la pierre, en les agrandissant, des caractères de la main même de la poétesse.
« Tiens, ils ont quand même mis Çakyamouni ! »
Mais Fusako ne connaissait pas ce tanka tellement célébre ; cela surprit son père :
À Kamakura
Bien que Çakyamouni
Soit le Bouddha
C’est surtout un beau garçon
Dans les arbres de l’été.
Ainsi chantait Akiko.
« Le grand Bouddha ne représente pas Çakyamouni, le Bouddha historique, mais Amida, le Bouddha de méditation. La poétesse avait commis une erreur ; elle l’a corrigée, mais le poème devint très célèbre avec le mot Çakyamouni. D’ailleurs, quand on rectifie en remplaçant Çakyamouni soit par Amida Butsu, soit par Daibutsu, la sonorité n’est pas heureuse. Et puis, Butsu, cela forme un doublet. Mais enfin, le texte gravé sur ce monument comporte une erreur. »
On servait du thé vert dans une tente dressée non loin. Fusako avait des billets donnés par Kikuko.
Le vieillard observait le reflet du ciel dans le thé ; il se demanda si la petite fille en prendrait. Elle saisit le bol d’une seule main, en le tenant par le bord. C’était du thé, fraîchement préparé, servi dans un bol ordinaire, mais Shingo tendit la main pour soutenir le récipient.
« C’est amer !
— Amer ? »
L’enfant avait fait la grimace avant même d’avoir goûté. Une bande de petites danseuses entra sous la tente ; la moitié peut-être s’assit sur les bancs, près de l’entrée, les autres restant debout, groupées devant leurs compagnes. Elles étaient très fardées, et toutes vêtues de kimonos à grandes manches tombantes.
En arrière, on voyait deux ou trois jeunes cerisiers épanouis, mais leurs fleurs pâlissaient près des vêtements aux vives couleurs des danseuses. Plus loin, le soleil éclairait les feuillages d’arbres assez élevés.
« Maman, de l’eau s’il vous plaît ! réclama Satoko, qui fixait un regard méchant sur les petites filles.
— Il n’y en a pas, mais tu en prendras à la maison », dit Fusako pour l’apaiser.
Shingo, lui aussi, éprouvait une subite envie d’eau.
À quel moment du mois de mars avait-il aperçu, du train, une petite fille de l’âge de Satoko qui buvait au robinet, sur le quai de la gare de Shinagawa ? Elle avait tourné le croisillon, l’eau avait jailli ; surprise, elle s’était mise à rire. Un beau visage rieur ! Sa mère avait réglé le robinet. En voyant cette enfant boire avec tant de plaisir, le vieillard avait senti l’approche du printemps ; il n’avait pas oublié cette impression.
Il se demanda s’il existait une raison pour que l’enfant et lui-même eussent eu grand-soif à la vue des danseuses en kimono.
Satoko se mit à pleurnicher. « Kimono ! Kimono ! Achetez pour moi ! »
Fusako se leva.
Au milieu de ce groupe de fillettes s’en trouvait une qui pouvait avoir un ou deux ans de plus que Satoko. Ses sourcils courts, épais, formaient une ligne descendante ; avec une pointe de rouge dans l’angle de ses yeux bien ronds, bien fendus, elle était mignonne.
Satoko ne la quittait pas du regard ; Fusako tirait sa fille par la main, mais lorsqu’ils sortirent de la tente, Satoko voulut se diriger vers la petite danseuse.
« Kimono ! Un kimono !
— Un kimono, ton grand-père t’en achètera pour la fête des petites filles, dit Fusako – insinuation évidente à l’intention de son père. Cette petite n’a jamais porté de vêtements japonais depuis sa naissance, à part ses couches. Oui, des couches taillées dans un vieux yukata ; ça, c’était un vêtement japonais. »
Shingo se reposa dans une maison de thé. Il y demanda de l’eau. La petite fille en but deux verres à grandes gorgées. Ils quittèrent le parvis du grand Bouddha, pour cheminer un peu. La petite fille en kimono de danse et sa mère qui la tenait par la main les dépassèrent, l’air pressé ; l’enfant se trouva tout près de Satoko. Shingo pressentit un danger ; il entoura de son bras les épaules de Satoko, mais trop tard.
« Le kimono ! » Satoko semblait prête à se jeter sur la manche brodée.
« Non ! » L’enfant fit un écart pour l’éviter, s’empêtra dans sa longue manche et tomba sur la face.
« Ah ! cria Shingo en se couvrant les yeux de ses mains. Elle est écrasée ! » Il ne put entendre que son propre cri, mais il eut l’impression que beaucoup de personnes avaient crié d’une même voix.
Une automobile avait stoppé, dans un grincement de freins. Les passants restaient debout, consternés ; quelques-uns s’élancèrent.
La petite fille se releva d’un geste vif et se suspendit au kimono de sa mère. Puis elle se mit à hurler.
« Quelle chance ! Quelle chance ! Les freins ont bien fonctionné ! C’est une voiture de luxe ! fit un passant.
— Tu te rends compte, avec une bagnole quelconque, l’enfant serait morte ! »
Satoko, le visage crispé, les yeux blancs de colère, avait une expression terrifiante.
Fusako s’excusait inlassablement près de la mère, demandant si l’enfant n’avait pas été blessée, ni la longue manche déchirée, mais la femme paraissait absente.
Quand la petite danseuse cessa de pleurer, son fard était tout barbouillé, mais ses yeux brillaient comme s’ils avaient été lavés.
Shingo rentra chez lui, d’humeur plutôt taciturne. On entendait crier le bébé. Kikuko les accueillit en chantant une berceuse.
« Je vous demande pardon, je l’ai laissée pleurer. Je ne vaux rien dans ces cas-là ! » dit-elle à sa belle-sœur.
Soit que les cris de la plus petite l’eussent entraînée, soit qu’à la maison la tension se fût relâchée, Satoko se mit à sangloter bruyamment.
Sa mère, sans lui accorder un regard, ouvrit sa blouse et prit le bébé des bras de Kikuko.
« Tiens, des sueurs froides ! Le creux de mes seins est tout mouillé. »
Le vieillard jeta un coup d’œil en passant à la calligraphie de Ryôkan accrochée au mur ; les caractères signifiaient « Grand vent sur le ciel ». Il l’avait achetée quand les œuvres de Ryôkan étaient encore bon marché, mais ce n’était qu’une copie. On l’avait averti ; d’ailleurs, il s’en rendait compte maintenant.
« Nous avons vu le monument au poème d’Akiko, dit-il à sa belle-fille. Il est gravé de l’écriture de la poétesse Çakyamouni…
— Ah ! tiens ! »
Après le dîner, Shingo sortit seul pour aller regarder les magasins de vêtements et les boutiques de fripiers, mais il ne trouva rien qui lui parût convenir à Satoko.
Il n’en fut que plus profondément soucieux, éprouvant une sorte de peur obscure.
Une petite fille de cet âge, peut-elle éprouver une convoitise si violente devant les jolies choses qu’elle voit ailleurs ? Satoko ressentait-elle des envies, des désirs un peu plus forts que ceux des autres ? Ou bien ses désirs étaient-ils anormalement excités en ce moment ?
Le vieillard avait eu l’impression d’assister à une crise de quasi-folie. Si l’enfant aux longues manches avait été écrasée, tuée, où en seraient-ils maintenant ?
Les dessins de cette manche lui réapparaissaient avec netteté. Les vêtements de fête de ce genre ne se trouvent guère dans les magasins ; pourtant, rentrant les mains vides, le chemin même en semblait obscurci.
Yasuko n’avait-elle offert à sa fille qu’un vieux peignoir pour y couper des couches ? Le ton de Fusako était amer, mais n’aurait-elle pas menti ?
Sa mère ne lui aurait-elle donné ni vêtements de bébé ni costume pour aller prier au temple ? Peut-être que Fusako désirait des robes à l’européenne ?
« Je ne me rappelle pas », dit Shingo, tout haut.
En effet, il ne se rappelait plus si sa femme lui avait demandé conseil pour cela. S’ils s’étaient occupés davantage de leur fille, cette femme laide aurait-elle mis au monde une enfant jolie ? Un sentiment de culpabilité sans rémission alourdit son pas.
Connaissant les vies avant la naissance
Connaissant les vies avant la naissance
Nous n’avons pas de parents à chérir
Ne nous reconnaissant pas de parents
Nous n’avons pas non plus d’enfants
Qui nous aiment et pleurent sur nous.
Ce passage d’une pièce de Nô lui venait à l’esprit, mais ce n’était qu’une réminiscence, et elle n’impliquait aucun désir de revêtir l’habit monastique.
Voici : le Bouddha qui fut est déjà parti
Le Bouddha qui sera n’a pas encore paru
Incarnés entre deux rêves
Pour rêver entre deux vies
Comment connaître la vie
Et la distinguer du rêve ?
Par hasard la forme humaine
Entre mille incarnations
Nous fut donnée…
Satoko, qui avait manqué blesser la petite danseuse, tenait-elle de Fusako son caractère méchant et violent ? Avait-elle hérité du sang d’Aïhara ? de Fusako ? En ce cas, se rattachait-elle à la lignée de Shingo, la lignée paternelle, ou à celle de Yasuko, la lignée maternelle ?
Si le vieillard avait jadis épousé la sœur de Yasuko, certes, jamais une fille telle que Fusako ne leur serait née, pas plus qu’une petite-fille comme Satoko.
Voilà une pensée qui lui venait pour la première fois.
Shingo appelait à nouveau de tous ses vœux celle qu’il avait aimée, tant il aurait désiré prendre appui sur elle. Il avait soixante-trois ans ; cette femme morte entre vingt et trente ans serait quand même plus âgée que lui…
Quand il rentra, Fusako s’était couchée, tenant le bébé dans ses bras ; il la voyait par les portes à coulisse ouvertes sur la salle à manger. « Elle dort », lui dit Yasuko comme il regardait par là. Son cœur battait très fort, alors elle avait pris un calmant et s’était endormie.
Le vieillard hocha la tête.
« Veux-tu fermer la porte, s’il te plaît ?
— Volontiers. » Kikuko se leva.
Satoko, blottie contre le dos de sa mère, semblait garder les yeux ouverts ; elle restait parfois silencieuse ainsi.
Shingo ne raconta pas sa sortie à la recherche d’un kimono. Il eut l’impression que Fusako n’avait rien dit à Yasuko des convoitises de Satoko, ni des dangers qu’elle leur avait fait courir.
Le vieillard entra dans une autre pièce, où Kikuko vint apporter des braises.
« Assieds-toi donc un peu !
— Tout de suite. » Mais Kikuko s’éloigna. Elle revint aussitôt avec un pot à eau sur un plateau, lequel aurait été superflu s’il ne s’était agi que du pot, mais il y avait aussi des fleurs.
Shingo les prit.
« Comment s’appellent-elles ? On dirait un peu des campanules.
— Des lis noirs.
— Vraiment ?
— Oui. Une amie qui pratique la cérémonie du thé me les a donnés tout à l’heure. » La jeune femme, en parlant, avait ouvert un placard derrière Shingo, pour y prendre un petit vase.
« C’est donc cela, le lis noir ? » demanda Shingo, curieux.
L’amie de Kikuko lui avait raconté qu’au musée du Rokusô-an, lors de la dernière célébration de l’anniversaire de Rikyû, des lis noirs avaient été mêlés à des fleurs de magnolia blanches, à l’emplacement réservé pour les descendants directs de l’école d’Enshu. Ils avaient été disposés dans un vase de cuivre ancien d’une forme élancée.
« Tiens, tiens ! » Shingo regardait attentivement les lis noirs qui portaient chacun deux fleurs.
« Il a neigé dix ou douze fois au printemps, n’est-ce pas ?
— Il a beaucoup neigé, c’est vrai.
— On a dit qu’au moment de l’anniversaire de Rikyû, qui tombe au début du printemps, il y avait près de dix centimètres de neige. Voilà d’ailleurs pourquoi les lis étaient rares et précieux. C’est une plante de haute montagne.
— Sa couleur rappelle un peu celle du camélia noir.
— En effet. » Kikuko versa de l’eau dans le vase.
« J’ai entendu raconter que, lors de cet anniversaire de Rikyû, ses écrits testamentaires et le couteau dont il s’est servi pour s’ouvrir le ventre étaient exposés.
— Ah ? Ton amie est-elle maîtresse du thé ?
— Oui. Elle avait appris cela jadis. Elle est veuve de guerre ; maintenant, cela lui sert beaucoup.
— À quelle école appartient-elle ?
— À celle de Kankyu. »
Ce qui ne signifiait rien pour Shingo, fort ignorant en la matière.
Kikuko semblait prête à faire le bouquet, mais Shingo gardait les fleurs à la main.
« Se sont-elles épanouies en s’inclinant un peu ? ou seraient-elles un peu fanées par hasard ?
— Est-ce que les campanules penchent quand elles fleurissent ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression que les lis montent moins haut que les campanules. Que t’en semble-t-il ?
— Je suis de votre avis.
— Au premier abord, on les croirait noirs, mais c’est une erreur, ils seraient plutôt d’un violet soutenu. En réalité, ce n’est pas encore cela : je crois que dans la teinte, il y a du pourpre foncé. Demain, je les examinerai bien au jour.
— Au jour ? Ils sont d’une transparence violette teintée de rouge.
— Le diamètre des corolles, quand elles sont épanouies, ne paraît pas dépasser un pouce. Et dans chacune, l’extrémité du pistil se divise en trois, et il y a quatre ou cinq étamines, les feuilles s’étalent vers les quatre points cardinaux, en formant des échelons d’environ un pouce. Elles ont la même forme que les feuilles des lis courants, qui doivent s’espacer d’un pouce ou d’un pouce et demi. »
À la fin de cette inspection, Shingo éloigna les fleurs.
« Infect, fit-il d’un air distrait. Ça sent la femme mal lavée. » Il n’entendait rien de bien précis par là, mais Kikuko rougit jusqu’aux paupières, et baissa la tête.
« Un parfum décevant, corrigea-t-il. Sens !
— Je n’en ferais pas une étude, comme vous ! »
Kikuko disposait de son mieux les fleurs dans le vase.
« Pour la cérémonie du thé, quatre fleurs, ce serait sans doute trop. Voulez-vous que je les arrange telles qu’elles sont ?
— Oui. Laisse-les comme cela. »
La jeune femme posa les lis sur le plancher.
« J’avais rangé tes masques dans ce placard, près du vase. Veux-tu les sortir, s’il te plaît ?
— Volontiers. »
Un passage de Nô, venu à l’esprit de Shingo, les lui avait rappelés. Il prit le Jîdo.
« C’est un génie. On m’a dit qu’il représente l’éternel adolescent, quand nous l’avons acheté. T’en ai-je parlé ? À cette époque, je l’avais posé sur le visage de cette Eiko qui travaillait dans le bureau. Qu’elle m’a paru jolie ! J’en avais été surpris ! »
Kikuko posa le masque sur son visage.
« Dois-je nouer ces cordelettes en arrière ? » Du fond de l’œil du masque, les prunelles de Kikuko devaient se fixer sur Shingo.
« Il faut le remuer. Sinon il n’y paraîtra pas d’expression du tout. »
Le jour de l’achat, le vieillard avait failli poser ses lèvres sur la jolie bouche vermeille et il en avait éprouvé une trémulation comme celle que lui causerait peut-être une passion fatale.
Que la fleur reste dans mon cœur
Moi qui suis le bois enterré…
Ces vers devaient sortir d’une pièce de Nô.
Bientôt, Shingo ne supporta plus de voir Kikuko remuer son visage masqué par un gracieux adolescent. Sa figure était assez petite pour que le masque la couvît à peu près. Du menton, à peine visible, se mirent à couler, vers la gorge, une larme, puis deux traces de larmes, puis trois… Elles coulaient sans s’arrêter.
« Kikuko ! s’exclama Shingo. Kikuko, te serais-tu dit, aujourd’hui, quand tu es allée rendre visite à ton amie, que tu pourrais devenir maîtresse du thé, si tu divorçais ? »
La jeune femme hocha la tête, sous la personne du Jîdo.
« J’en vivrais volontiers, mais près de vous, même si nous divorcions », fit-elle d’une voix claire, derrière le masque.
On entendit crier Satoko. La chienne aboya soudain dans le jardin.
Shingo venait d’éprouver le sentiment – le sentiment, vraiment ? – d’un maléfice. Kikuko semblait tendre l’oreille et guetter la porte, en se demandant si son mari était rentré de chez sa maîtresse où il avait dû se rendre, bien que ce fût dimanche.