SUR LA TOILE
Le site de ventes aux enchères en ligne eBay a atteint une nouvelle dimension spirituelle avec le cas d'un vendeur qui propose des prières contre de l'argent Un certain Frayer Guy - l'Homme aux Prières - basé dans le comté de Kildare, en Irlande, a mis cinq prières en vente en partant sur la base d'un tarif initial de une livre par prière Les acheteurs sujets à un besoin spirituel pressant peuvent, pour cinq livres, procéder à un achat immédiat L'Homme aux Prières promet dès réception du paiement un « service adapté aux exigences du client » et une confirmation de prière par courrier électronique.
Un représentant de la société eBay a déclaré que ce type de ventes était plus courant sur le site américain.
Londres, The Guardian, le 15 août 2005.
Lorsque les résultats d'audienee furent connus et qu'on apprit que « La Danse de Fombudsman » avait enregistré un score de moins trente-quatre points, il y eut un débat chez Nielsen pour savoir si cela signifiait que les gens qui étaient tombés dessus par hasard avaient ensuite mis le feu à leur téléviseur. Au final, l'argument financier l'emporta et notre équipe
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fut convoquée dans le bureau de Phil Fulsome, le producteur ; chaque auteur eut le choix entre la démission et la possibilité de se retirer dans une pièce isolée avec un revolver. Je ne minimiserai pas ma responsabilité en tant que participant à ce que Variety a qualifié de « fiasco comparable à la météorite qui a fait disparaître les dinosaures de la surface de la Terre ». Je dirai seulement pour ma défense qu'au départ, moi, je suis plutôt un comique, et que j'ai été appelé à la rescousse à la dernière minute pour émailler le récit dramatique de traits d'humour.
Je ne peux pas dire que mon travail pour la télé, ces derniers temps, ait été couronné de succès. Toutes les séries auxquelles mon nom a été associé ont fait flop, flop et reflop. Mon agent Gnat Louis mettait de plus en plus de temps pour répondre à mes appels. Finalement, j'ai réussi à l'alpaguer au Carnegie Delicatessen Restaurant.
Attablé devant un plat de figues Kadota, il m'a mis au parfum : dans la profession, le nom de Hamish Specter était synonyme de cyanure de potassium.
Loin de me laisser démonter par la tournure récente des événements, mais ayant toutefois besoin d'un apport calorique journalier minimum pour continuer de faire encore partie du monde des vivants, j'épluchai les petites annonces. C'est ainsi qu'en parcourant le Village Voice, je tombai sur cette curieuse offre d'emploi : Recherchons barde pour rédiger textes particuliers - bonne rémunération - athées s'abstenir.
Si mon adolescence s'était caractérisée par urie absence de foi, j'en étais récemment venu à croire en l'existence d'un Être suprême, après avoir 62
feuilleté le catalogue de lingerie féminine Vietoria's Secret. Songeant que c'était peut-être là la voie royale pour gratter un peu de fraîche, je me rasai de près et revêtis mon plus bel habit, un costume trois-boutons qui aurait fait pâlir d'envie n'importe quel porteur de cercueil. Après avoir mentalement estimé le coût d'un trajet en taxi, je m'engouffrai dans la première bouche de métro et me fis bringuebaler jusqu'à Brooklyn. Le quartier général de Moe, alias «
le Grand Manitou de la Prière », se trouvait au-dessus de l'académie de billard de Rôcky Fox, une salle tapissée de feutre vert, où une galerie d'individus peu recommandables étaient occupés à coincer la boule.
Loin de l'ambiance ecclésiastique à laquelle je m'attendais, les bureaux où je pénétrai bourdon-naient d'une agitation tumultueuse digne du Washington Post. L'espace était divisé en box dans lesquels des rédacteurs surmenés tapaient bruyamment leurs prières pour répondre à une demande manifestement considérable.
« Entre, mon gars, me lança un type corpulent occupé à dévorer un assortiment de ragelach. Je suis Moe Bottomfeeder - le Grand Manitou de la Prière -, qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
— J'ai vu la petite annonce que vous avez passée, dis-je d'une voix fluette. Dans le Voice. Juste en dessous de celle des étudiantes de Vassar spécialisées dans la friction corporelle.
— Oui, oui, dit Bottomfeeder en se léchant les doigts. Donc tu veux être rédacteur de psaumes.
* ?— De psaumes ? m'étonnai-je. Comme Le Seigneur est mon berger?
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— Ne te moque pas, dit Bottomfeeder. Il cartonne, celui-là. Je te souhaite d'en écrire un comme ça, un de ces quatre. Tu as de l'expérience en la matière ?
— J'ai écrit un pilote pour la télé qui s'intitulait Nonne gratta. Une histoire de bonnes sœurs dans un couvent qui essayent de s'échapper en creusant sous terre.
— Les prières, c'est autre chose, intervint Bottomfeeder en me faisant taire d'un geste. Il faut faire preuve de déférence, donner de l'espoir mais - et c'est ce qui fait toute la différence entre une suppli-que joliment façonnée et le travail bâclé des cartes de chez Hallmark - les prières doivent être formulées de telle façon que si le vœu ne se réalise pas, le pigeon - euh, hum, je veux dire le fidèle - ne puisse pas nous coller un procès. Tu me suis ?
— Je crois, oui. Vous préféreriez éviter un litige coûteux », fis-je sur un ton badin.
Bottomfeeder m'adressa un clin d'œil. Ses sapes taillées sur mesure et sa Rolex me firent penser que j'étais en présence d'un esprit comparable à celui de Samuel Insull, le fondateur de la Continental Edison, ou de Willie Sutton, le regretté braqueur de banques.
« Crois-moi si tu veux, bonhomme, mais à mes débuts je n'étais qu'un prolo insignifiant, comme toi, dit-il, en se lançant dans le récit de ses années de formation sans que je lui aie rien demandé. J'ai commencé par vendre des cravates à la sauvette, comme Ralph Lauren. Et on a tous les deux fait un carton. Lui dans la mode, moi dans le plumage des ouailles. Regardons les choses en face, la plupart des gens ont des besoins spirituels qu'il faut bien 64
satisfaire. Je veux dire, n'importe quel crétin fait ses prières. En me servant de ma bonne vieille toupie à prière, j ai torché une paire d'invocations sur mon ordinateur portable et c'est là que ma bourgeoise de l'époque a eu l'idée lumineuse de les mettre aux enchères sur eBay. Bien vite la demande a été tellement importante que j'ai été obligé de recruter. On a des prières pour la santé, pour les problèmes amoureux, pour obtenir une augmentation au boulot, s'acheter la nouvelle Lamborghini, de la pluie pour les péquenauds - et bien sûr des prières pour les canassons, les paris sportifs.
L'article qu'on vend le mieux, c'est : "Seigneur Dieu, notre Père, Que ta volonté soit faite sur terre/Ciel, qu'une fois, juste une, je gagne au loto/oh, et Seigneur, aussi au Super Loto." Comme je t'ai dit, il faut formuler le machin de manière à ne pas se faire allumer au cas où la requête céleste ne serait pas exaucée. »
À cet instant, la porte s'ouvrit et un visage tourmenté apparut.
« Hé, chef, glapit le rédacteur déconcerté, j'ai un gus de l'Ohio qui veut une prière pour que sa femme lui donne un fils. Je suis coincé, je sèche un peu, là.
— Ah, j'ai oublié de te dire, fit Bottomfeeder à mon intention. J'ai récemment lancé un nouveau service de customisation des prières. On façonne le texte pour qu'il colle aux besoins du cave et on lui envoie par mail une imploration personnalisée. »
Puis, se tournant alors vers son sous-fifre, il lui lança :
« Essaye donc : Que la gonzesse mette bas/En de verts pâturages/Qu'elle fasse un tabac :/L'offrande cTun page.
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— Excellent, M.B. ! s écria le rédacteur. Je me disais bien qu'il me manquait une phrase sacrée.
— Attendez, intervins-je soudain. Pourquoi pas plutôt : Ô Seigneur quelle mette bas/En de verts pâturages/Qu elle vide son cabas/En souffrances et en nage.
— Hé hé ! s exclama Bottomfeeder. Tu démarres au quart de tour, bonhomme. Ce môme, il a la patate. »
Je me délectais encore du compliment qui venait de m'être adressé lorsque le téléphone sonna. Bottomfeeder sauta dessus.
« Allô ? Sa Sainteté Moe Bottomfeeder, le Grand Manitou de la Prière, à l'appareil. Quoi ? Navré, ma petite dame. Il faut que vous vous adressiez à notre service des réclamations. Nous ne garantissons pas que le Seigneur va exaucer vos désirs. Il fera de son mieux, c'est tout ce qu'on peut vous promettre. Mais ne vous découragez pas, mon chou. Vous allez peut-être quand même le retrouver, votre matou. Non, nous ne remboursons pas. Relisez les tout petits caractères au bas de votre contrat de confirmation de prière. Il est bien précisé ce qui est de notre ressort et de Sa responsabilité. Mais ce que je vous propose, tout de même, c'est de vous envoyer une de nos bénédictions gratuites, et si vous allez Chez Homard, sur Queens Boulevard, dites-leur que c'est le Seigneur qui vous a envoyée et vous aurez un cocktail gratuit. »
Bottomfeeder raccrocha.
« J'aime autant te dire, ce n'est pas de tout repos. Ils me tombent tous sur le paletot. La semaine dernière on m'a collé un procès à cause d'une inter-66
version dans le courrier. Une dame voulait un petit coup de pouce divin parce qu'elle allait se faire refaire le visage. Je me suis trompé, je lui ai envoyé une prière pour la paix au Moyen-Orient. Entretemps Sharon se retire de Gaza et quand elle se réveille, après être passée sur le billard, elle ressemble comme deux gouttes d'eau à Abe Vigoda, le Sally du Parrain IL Alors qu'est-ce que tu en dis, fiston, tu te joins à nous ou pas ? »
L'honnêteté intellectuelle est un concept tout relatif, qu'il est préférable de laisser aux intellectuels, justement -
les Jean-Paul Sartre et autres Hannah Arendt. La vérité, c'est que lorsque les vents d'hiver soufflent et que le seul logis que vous puissiez vous offrir est un bout de carton sur la Deuxième Avenue, les beaux principes et les nobles idéaux ont tendance à fondre comme neige au soleil de Brooklyn ; aussi remis-je à plus tard mes projets de décrocher le Nobel, et mis-je ma muse en loc' chez Moe Bottomfeeder. Pendant les six mois qui suivirent, je le confesse, bon nombre des demandes d'intervention divine que vous ou vos proches ont pu acquérir sur eBay furent rédigées par moi, Hamish, le rejeton de Maman Specter.
Il faut tout de même que je vous cite un ou deux de mes morceaux de bravoure. À commencer par : «
Seigneur ô mon Dieu/Je n'ai que trente ans, rien à dire/Mais déjà la calvitie naissante./Daigne ressusciter ma chevelure absente/Et l'oindre d'encens et de myrrhe. »
Autre classique de Lester : « Seigneur Dieu, roi d'Israël/Je tâche de perdre vingt livres./Pardonne mes excès à la pelle/En ton royaume je veux vivre./À la tentation des féculents
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point ne me soumets/Mais délivre-moi des graisses saturées. »
La plus grosse somme jamais acquittée pour une prière la peut-être été pour cette émouvante suppli-que : « Réjouis-toi Israël/La sainte Bourse remonte/
Fais que dans Ta bonté éternelle/Nasdaq ne me colle la honte. »
Oui, la pépète a commencé à affluer sur mon compte, telle une manne tombée des cieux, jusqu'à ce qu'un beau jour deux messieurs basanés déboulent au bureau en l'absence de Bottomfeeder : le critique littéraire et le responsable poésie de Fhebdo professionnel de la Cosa Nostra. J'étais à mon bureau, en train de me demander s'il était bien conforme à l'éthique de rédiger une prière pour des nouveaux propriétaires qui réclamaient la castration de leur entrepreneur. Avant même de pouvoir demander aux deux gus si je pouvais leur être utile, je me surpris à émettre un son de piccolo, tandis que celui qui s'appelait Cheech me soulevait par la peau du cou, me passait par la fenêtre, me maintenant dans le vide à bout de bras. Les voitures paraissaient minuscules sur Atlantic Avenue.
« Il doit y avoir une erreur, couinai-je, tout en regardant la chaussée avec un intérêt non feint.
— Notre sœur a acheté une prière ici la semaine dernière, dit-il. Elle a dû payer une fortune sur eBay pour emporter l'enchère.
— Oui, oui, m'étranglai-je. M. Bottomfeeder sera de retour à dix-huit heures. C'est lui qui s'occu...
— Bon, on est venus te transmettre un message.
La copropriété a intérêt à accepter que notre fran-
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gine emménage dans cet immeuble, expliqua Cheech.
— On a entendu dire que c'est toi qui avais écrit la prière, dit l'autre frangin, celui qui ressemblait davantage à un yeti. Alors tu vas nous le confirmer
- et à haute voix. »
Je voulais pas les décevoir ni passer pour un mauvais joueur. Aussi roucoulai-je ledit texte à la manière de Joan Sutherland.
« Sois béni Seigneur dans ta miséricorde divine/
Promets-moi ce deux-pièces-cuisine.
— Notre sœur, elle a raqué douze cents biftons pour cette prière. Alors la prière, elle a intérêt à se réaliser, a fait Gheech en me ramenant à l'intérieur, avant de me suspendre au portemanteau, tel un canard dans une vitrine de Chinatown.
— Sinon, on envoie tes bras et tes guibolles par la poste. Et à quatre adresses différentes. »
Sur ces belles paroles, les deux laquais ont quitté les bureaux de Moe Bottomfeeder, le Grand Manitou de la Prière. Après m'être assuré qu'ils avaient bel et bien pris la tangente, je les ai imités.
J'ignore si Teresa Calebrezzi a finalement été acceptée dans l'immeuble où elle souhaitait emménager, mais il y a une chose dont je suis sûr : certes, les boulots de rédacteurs ne sont pas légion ici, en Terre de Feu, mais au moins j'ai toujours mes deux rotules. Amen.