L'ERREUR EST

HUMAINE ___

NOUVELLES]

Traduit de raméricain par

Nicolas Richard

Titre original :

Mère Anarehy

Traduction publiée avec l'aimable autorisation de Random House, an imprint of The Random House Publishing Group, a division of Random House, Inc.

© Woody Allen, 2007

Pour la traduction française : ©

Éditions Flammarion, 2007

RECALÉ

Lorsque Boris Ivanovich ouvrit la lettre et la lut à sa femme Anna, tous deux blêmirent. Mischa, leur fils de trois ans, n était pas admis dans la meilleure école maternelle de Manhattan.

« Ce n est pas possible ! s exclama Boris Ivanovich, consterné.

— Non, non - ce doit être une erreur, renchérit sa femme. Après tout, c'est un garçon brillant, agréable, sociable, à l'aise à l'oral, qui se débrouille correcte ment en coloriage et maîtrise bien Monsieur Patate. »

Boris Ivanovich s'était tu, il était perdu dans ses rêveries. Comment pourrait-il se présenter devant ses collègues de Bear Stearns alors que le petit Mischa avait échoué à l'entrée d'une grande école maternelle ? Il entendait déjà Siminov lui asséner d'une voix moqueuse :

« Tu sais pas t'y prendre. Tu dois absolument faire jouer tes contacts. Il ne faut pas hésiter à glisser quelques billets ici et là. Quel ballot tu fais, Boris Ivanovich.

— Non, non - ce n'est pas ça, s'entendait protes ter Boris Ivanovich. J'ai arrosé tout le monde, de la 7

directrice aux laveurs de carreaux. Et ils ont quand même refusé mon fils.

— Est-ce qu'il s en est bien sorti à l'entretien ? lui demanderait Siminov.

— Oui, répondrait Boris, même s'il a eu quelques difficultés à empiler les cubes...

— Ah : moyen en jeux de construction, ferait Siminov avec dédain. C'est signe de sérieuses difficultés au plan émotionnel. Qui voudrait d'un benêt incapable de construire un château fort ? »

Mais pourquoi en discuter avec Siminov, songea Boris Ivanovich. Après tout, peut-être n'aurait-il pais eu vent de l'histoire.

Cependant, le lundi suivant, lorsque Boris Ivanovich entra dans son bureau, il était évident que tout le monde était au courant. Un lièvre mort gisait sur son bureau.

Siminov apparut, la mine orageuse.

« Tu as compris, commença Siminov, que ton môme ne sera jamais accepté dans une université digne de ce nom. En tout cas pas dans une des plus prestigieuses.

— Uniquement à cause de ça, Dmitri Siminov ? Tu crois vraiment que la maternelle peut avoir un impact sur ses études supérieures ?

— Écoute, je ne voudrais pas citer de noms, mais -

cela remonte déjà à plusieurs années - un banquier d'affaires n'a pas réussi à faire entrer son fils dans une école maternelle renommée. Apparemment, il y a eu un scandale au sujet de l'aptitude du garçon à peindre avec ses doigts. Toujours est-il que le gamin a été refusé par l'école que ses parents avaient choisie, et il a été obligé de, de...

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— Quoi ? Dis-moi, Dmitri Siminov.

— Disons que quand il a eu cinq ans il a dû s'inscrire dans... dans une école publique.

— Dieu n'existe donc pas, gémit Boris Ivanovich.

— Lorsqu'il a eu dix-huit ans, tous ses anciens camarades de classe ont intégré Yale ou Stanford, poursuivit Siminov. Mais le malheureux, qui n'était pas diplômé d'un jardin d'enfants - comment dirais-je ? - d'un bon niveau, n'a finalement été accepté qu'à l'École de coiffure.

— Forcé de tailler des moustaches ? s'écria Boris Ivanovich, en s'imaginant le pauvre Mischa en blouse blanche, occupé à raser les rupins.

— N'ayant pas acquis les connaissances de base dans des matières telles que la décoration de pots de yaourts ou le collage de gommettes, le garçon n'était pas du tout préparé aux cruautés de la vie, enchaîna Siminov.

Résultat, il a occupé des postes subalternes, puis a commencé à chaparder des objets à son employeur parce qu'il s'était mis à sérieusement picoler. À cette époque-là, c'était déjà devenu un ivrogne. Évidemment, le chapardage a conduit au vol, et tout cela s'est terminé par l'assassinat et le dépeçage de sa propriétaire. À sa pendaison, le garçon a déclaré que tout avait commencé à aller de travers le jour où il avait été refusé dans une bonne maternelle. »

Ce soir-là, Boris Ivanovich ne trouva pas le sommeil.

Il vit l'école maternelle de l'Upper East Side aux salles de classes gaies et lumineuses. Il visualisa des enfants de trois ans en tenues Bonpoint s'adon-nant au découpage et au collage, avant de se régaler d'une collation composée de jus de fruits et de petits

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gâteaux en forme de poissons rouges ou de savoureux biscuits au chocolat. Si l'on pouvait refuser cela à Mischa, alors la vie - voire l'existence dans sa totalité - n'avait plus aucun sens. Il imagina son fils, devenu un homme, face au P-DG d'une société prestigieuse testant ses connaissances en matière d'animaux et de formes, autant de sujets qu'il serait censé maîtriser parfaitement.

« Euh, eh ben, balbutiait Mischa, tout tremblant, c'est un triangle - non, non un octogone. Et ça, un lapin - euh, non, désolé, un kangourou.

— Et les paroles de Pirouette, cacahuète ? demandait le P-DG. Ici, chez Smith Bamey, tous les vice* présidents les connaissent par cœur.

— Pour être tout à fait honnête, monsieur le président-directeur général, je n'ai jamais parfaitement appris cette chanson », était obligé de reconnaître le postulant, dont la lettre de motivation prenait le chemin de la poubelle.

Au fil des jours qui suivirent le refus, Anna Ivanovich perdit toute vigueur. Elle se disputa avec la nounou et l'accusa de brosser les dents de Mischa à l'horizontale et non pas de haut en bas. Elle cessa de manger à heures régulières et pleura dans le giron de son psy :

« J'ai dû enfreindre la loi divine pour qu'il nous arrive une chose comme ça, gémit-elle. J'ai dû commettre je ne sais quel péché très grave - dépassement de mon quota de chaussures Prada, peut-être. »

Elle crut que l'autocar des Hamptons avait essayé de l'écraser, et lorsque son compte Privilège chez Armani fut annulé sans raison apparente, elle se 10

retira dans sa chambre et prit un amant. Elle eut du mal à le cacher à Boris Ivanovich. Celui-ci dormait en effet dans la même chambre et il demanda à plusieurs reprises qui donc était cet homme à côté d'elle.

Alors que la situation paraissait totalement com-promise, un ami avocat appela Boris Ivanovich pour lui annoncer qu'il y avait une lueur d'espoir. Il suggéra qu'ils se retrouvent pour déjeuner au restaurant Le Cirque. Boris Ivanovich arriva déguisé, car l'établissement lui était interdit depuis que la décision de la maternelle avait été rendue publique.

« Il y a un type, un certain Fyodorovich, dit Shamsky en attaquant sa crème brûlée à grands coups de cuiller, qui peut t'obtenir un deuxième entretien pour ton gamin. En échange, tu auras juste à lui transmettre secrètement tout renseignement confidentiel concernant certaines sociétés dont les actions en Bourse seraient susceptibles de grimper ou de chuter.

— Mais c'est du délit d'initié ! s'exclama Boris Ivanovich.

— Oui, enfin uniquement si tu es vraiment à cheval sur les lois fédérales, rétorqua Shamsky. Nom d'une pipe, il y va de l'admission de ton fils dans une maternelle d'excellence. Évidemment, une donation sera également la bienvenue. Mais rien de louche, je te rassure. Je sais qu'ils cherchent quelqu'un pour payer la facture de leur nouvelle annexe. »

C'est précisément à ce moment-là que l'un des serveurs reconnut Boris Ivanovich, malgré son faux nez et son postiche. Le personnel lui tomba dessus à bras raccourcis et il fut traîné manu militari hors du restaurant.

« Tiens donc ! tonna le maître d'hôtel. Alors comme ça vous avez cru pouvoir déjouer notre vigi-lance. Dehors ! Oh, et à propos, en ce qui concerne l'avenir de votre fils, sachez que nous sommes toujours à la recherche d'aides-serveurs. Aufwiedersehn, Duschnock. »

À la maison ce soir-là, Boris Ivanovich annonça à sa femme qu'ils allaient devoir vendre la maison d'Amagansett afin de réunir la somme nécessaire au pot-de-vin.

« Quoi ? Notre maison de campagne chérie ?

s'écria Anna. Nous avons grandi dans cette maison, mes sœurs et moi. Nous avions un droit de passage pour traverser la propriété des voisins et accéder à la plage en coupant par leur cuisine. Je me revois avec ma famille, on slalomait entre les bols de Cheerios avant d'aller s'ébattre dans l'océan. »

Le destin voulut que le guppy de Mischa meure brusquement le matin où le petit garçon avait son entretien de rattrapage. Il n'y avait eu aucun signe avant-coureur - le poisson d'aquarium n'avait jusqu'alors jamais été malade. D'ailleurs, il venait de faire un bilan de santé complet et avait été déclaré en excellente forme. Naturellement, le garçon fut inconsolable. À l'entretien, il ne toucha ni aux Lego ni aux feutres. Lorsqu'on lui demanda son âge, il répondit avec brusquerie :

« Qu'est-ce que ça peut bien te faire, gros lard ? »

À nouveau il fut recalé.

Boris Ivanovich et Anna, désormais sans ressour-ces, s'installèrent dans un foyer d'accueil pour sans-abri. Ils y rencontrèrent de nombreuses autres familles dont les enfants, eux aussi, avaient été refu-

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ses dans des établissements d élite. Il leur arriva de partager leur nourriture avec ces gens et d'échanger avec nostalgie des souvenirs d'avions privés et d'hivers à Mar-a-Lago. Boris Ivanovich découvrit qu'il existait des individus encore plus malheureux que lui, des gens simples rejetés par la copropriété pour cause de revenus insuffisants. Il y avait une grande beauté presque religieuse derrière ces visages ravagés par la souffrance.

« Maintenant, j'ai foi en quelque chose, dit-il à sa femme un beau jour. Je crois que la vie a un sens, et que tous les hommes, riches ou pauvres, finiront par habiter la Cité de Dieu, car décidément, Manhattan devient invivable. »