LE CHANTIER INFERNAL
Les membres d un club de remise en forme assez sélect de New York plongèrent aux abris cet été lorsque retentit pendant leur séance matinale le terrible grondement qu on entend habituellement en cas de violente secousse sismique. La crainte d'un tremblement de terre fut cependant vite dissipée et l'on découvrit qu'il s'agissait simplement de la dislocation de mon épaule : j'avais réussi à me démolir l'articulation en jouant les marioles pour attirer l'attention de la pouliche aux yeux en amande qui faisait des pompes sur le tapis d'à côté. Pour l'épater, j'avais tenté de soulever une barre d'haltère lourde comme deux Steinway, et ma colonne vertébrale s'était recroquevillée tel un ruban de Môbius, tandis qu'une bonne partie du cartilage s'était déchirée dans un vacarme assourdissant. Braillant comme un malheureux poussé du haut du Chrysler Building, je fus évacué en position archi-tordue et confiné à la maison pour tout le mois de juillet. Décidé à mettre à profit ce repos forcé, je cherchai consolation dans de grands livres et me tournai vers une liste d'ouvrages « à lire absolument » que j'avais 17
gardés sous le coude depuis upe quarantaine d'années.
J'écartai délibérément Thucydide, les frangins Karamazov, les dialogues de Platon et les madeleines de Proust pour me concentrer sur une édition de poche de La Divine Comédie de Dante. J'espérais me délecter de tableaux de pécheresses aux chevelures de jais tout droit sorties des pages du catalogue de lingerie féminine Victoria's Secret. Je les voyais déjà se pâmer, enchaînées à demi nues dans les vapeurs de soufre.
Malheureusement, l'auteur développait son propos avec une rigueur pointilleuse et préférait manifestement les grandes questions aux rêveries erotiques et vaporeusesl Aussi me retrouvai-je à arpenter les Enfers avec, en guise de créature torride pour me faire découvrir la saveur des lieux, un certain Virgile. Moi-même poète à mes heures, je m'émerveillai de voir que Dante avait brillamment structuré son univers souterrain en n'offrant que des déserts aux vils affreux ; il rassemblait les divers scélérats et gredins, et affectait à chacun le degré de souffrance éternelle qu'il méritait. C'est seulement après avoir refermé le livre que je fis cette singulière constatation : dans son exhaustive typologie des pécheurs Dante avait omis les entrepreneurs du bâtiment. L'esprit vibrant encore comme une cymbale charley, je repensai à la maison que j'avais rénovée quelques années auparavant et ne pus m'empêcher de céder à la nostalgie.
Tout commença avec l'achat d'un petit bâtiment de grès brun dans l'Upper West Side de Manhattan. Mlle Wilpong, de l'agence immobilière Mengele, nous avait assuré que nous faisions
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laffaire du siècle : le prix ne dépassait pas en effet celui d'un bombardier furtif. Ledit logis était vendu «
prêt pour emménagement immédiat » -et sans doute Tétait-il, du moins pour une famille de romanichels ou des amateurs de bivouac sur gravats.
« C'est un défi, déclara ma femme, pulvérisant du même coup le record féminin de la litote en salle. Ça va être drôlement amusant de retaper cette maison. »
Je tâchai de faire contre mauvaise fortune bon cœur et, esquissant un pas de côté pour éviter une latte de plancher branlante, comparai les charmes de notre nouvelle maison à ceux de l'abbaye de Carfax, où le comte Dracula avait en son temps élu domicile.
« Imagine qu'on abatte cette cloison et qu'on fasse une grande cuisine américaine, suggéra ma moitié avec enthousiasme. Il y a de l'espace pour un bureau, et chaque enfant aura sa chambre. Moyennant un peu de plomberie, nous aurons des salles de bains séparées. Je parie que tu pourras même avoir cette salle de jeux dont tu as toujours rêvé - histoire d'agrémenter tes envolées philosophiques d'une petite partie de flipper. »
Tandis que la mégalomanie architecturale de ma chère et tendre prenait des proportions de plus en plus délirantes, mon portefeuille se mit à palpiter dans ma poche de poitrine, tel un flétan pris à l'hameçon. Je vis s'évaporer mes économies amassées au fil d'années de labeur passées à rédiger élo-ges et oraisons pour Schneerson Frères Pompes Funèbres.
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« Tu crois qu'on en a vraiment besoin, de cette maison ? demandai-je d'une petite voix aiguë, priant pour que sa forte envie d'accéder à la propriété s'estompe, tel un petit mal épileptique.
— Ce qui me plaît ici, c'est qu'il n'y a pas d'ascen-seur, susurra ma moitié. Est-ce que tu imagines comme ça va faire du bien à ton petit cœur de monter et descendre à pied ces quatre étages ? »
N'ayant pas de projet de détournement de fonds à court terme, je ne voyais pas comment j'allais pouvoir financer cette nouvelle aventure. Il fallut que je déploie des trésors d'astuce pour obtenir un emprunt immobilier, que des banquiers sceptiques commencèrent par me refuser, avant de découvrir une brèche dans la législation sur les prêts usurai-res.
L'étape suivante consista à trouver un entrepreneur convenable. Au fur et à mesure que les devis pour les travaux arrivaient, je ne pus m empêcher de penser que les prix annoncés correspondaient plutôt au budget de rénovation du Taj Mahal. J'optai finalement pour une estimation si raisonnable qu'elle en était suspecte, émanant du bureau d'un certain Max Arbogast, alias Chic Arbogast, alias Arbo-le-Bigleux - un petit ectomorphe au teint cireux dans les yeux duquel brillait cette lueur caractéristique que l'on retrouve chez le méchant dans les westerns de série B.
Lorsque nous nous rencontrâmes sur le chantier, une petite voix me souffla que ce type était effectivement capable de me tirer une balle dans le dos à la sortie du saloon-salle à manger. Alléchée par les oharmes fétides d'Arbogast, ma femme, en revanche, succombait à sa vision coleridgieime des transformogrifications décisives qui pouvaient être effectuées, compte tenu du génie de l'entrepreneur...
Nos rêves, nous certifia-t-il, seraient réalisés dans les six mois, et il promit de sacrifier son fils aîné si le budget dépassait le devis. Médusé par un tel professionnalisme, je lui demandai de s'occuper en priorité de notre chambre et de la salle de bains, de manière à ce que nous puissions emménager au plus vite. J'avais en effet hâte de quitter notre fief provisoire, le Dilapidado Hôtel, dont les tarifs ne donnaient pas particulièrement envie de s'éterniser.
« Sans problème, répondit immédiatement
Arbogast en sortant un contrat de sa valise, laquelle débordait de conventions, accords, protocoles, compromis, arrangements et autres documents commerciaux en tous genres, allant de la vente d'une Cord à traction avant et carrosserie surbaissée, à l'inscription dans un groupe musical de mimes masqués de Philadelphie. Signez-moi ça. On complétera plus tard. »
11 me tendit un stylo et guida ma main le long des pointillés sur un document comportant beaucoup de blancs, dont le sympathique contenu pourrait être déchiffré ultérieurement à la lueur d'une flamme basse, m'assura-t-il.
Dans la foulée, votre obligé eut droit à une étour-dissante séance de signatures de chèques, afin de valider notre accord, et de manière à ce que l'entrepreneur puisse faire l'acquisition de certains maté-riaux.
« Soixante mille dollars de clous à bois, ça paraît beaucoup, fis-je d'une voix chevrotante.
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— C'est sûr, mais on évite d'avoir à interrompre les travaux en plein milieu pour fouiller tout New York à la recherche d'un clou. »
Nous scellâmes notre camaraderie d'une poignée de main et allâmes boire un verre au troquet d'en bas, le Picolo, où Arbogast offrit le magnum de dom pérignon. C'est seulement après que le bouchon eut sauté qu'il se rendit compte que la compagnie TWA avait égaré ses bagages et qu'à l'instant même où nous trinquions, nos flûtes à la main, son portefeuille se morfondait à Zanzibar.
Je réalisai que nous étions tombés sur de parfaite incompétents trois mois plus tard, lorsque, plusieurs heures après avoir pris effectivement possession de notre domicile, je tentai d'utiliser la cabine de douche. Afin d'accéder à notre requête, les sbires d'Arbogast avaient détruit la salle de bains d'origine pour en reconstruire une autre à la place. Prenant pour modèle l'immense fissure dans la coque du Titanic, ils avaient transformé toute la salle d'eau en un royaume sous-marin, du moins s'il nous venait à l'idée, à ma femme ou à moi, de tourner un robinet.
En sus, la tuyauterie avait été soigneusement calibrée de manière à produire une formidable pression doublée d'une telle intensité calorique que quiconque ayant eu l'infortune de se trouver sous la douche aurait été illico métamorphosé en homard thermidor. Après avoir transpercé d'un bond la porte en verre de la cabine, j'eus l'assurance, et ce en plusieurs langues baltiques, que tout serait arrangé incessamment. On n'attendait plus que l'arrivée imminente de canalisations dernier cri
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en provenance de Tanger. Il suffisait pour cela que tels et tels exilés politiques parviennent à s échapper sans encombre de la casbah.
La chambre à coucher en revanche ne fut pas prête à la date convenue, en raison d une épidémie de dengue dans la cité inca du Machu Picchu. En fait, il apparut que les travaux ne pourraient commencer tant que nous n aurions pas reçu une cargaison vitale de bois d'Afrique - du bubinga et du wengé - qui avait été livrée par erreur à un couple portant le même nom que nous, mais résidant en Laponie.
Heureusement, une palette rudimentaire fut posée à même le sol et nous pûmes nous installer sous un plafond de plâtre qui s'effritait par plaques. Après une nuit passée à tenter de résister aux poussières d'amiante et au boucan de la chasse d'eau, digne de l'ouragan Agnes, j'entrai enfin dans une transe hypnagogique. Qui s'interrompit d'ailleurs à l'aube lorsqu'un bataillon d'ouvriers s'attaqua à coups de pioche à un pilastre, tout en écoutant le stupéfiant Casey Jones du Grateful Dead.
Quand je fis remarquer que cette initiative ne faisait pas partie du projet initial, Arbogast - de passage en coup de vent pour s'assurer qu'aucun de ses gars n'avait été interpellé pendant la nuit dans l'un des bistrots louches qu'ils fréquentaient après l'heure réglementaire de fermeture - m'expliqua qu'il avait pris sur lui d'installer un système de sécurité ultra-perfectionné.
« De sécurité ? m'étonnai-je, me rendant soudain compte que j'étais plus vulnérable ici que dans notre vieil immeuble d'antan, où des portiers affables aux cheveux blancs recevaient de généreux
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pourboires pour se faire trouer la peau à la place des résidents.
— Absolument tout à fait, répondit-il en dévorant sa portion matutinale d'esturgeon en provenance directe des coffres genevois numérotés de chez Bamey Greengrass. N'importe quel tueur en série entre ici comme dans un moulin. Vous avez peut-
être envie de vous faire trancher la gorge pendant vot' sommeil ? Ou que vot' bien-aimée se fasse écra-bouiller la cervelle par un vagabond en rogne contre la société et armé d un marteau de tapissier ? Qui lui aura d'abord fait son affaire, ça va sans dire.
— Vous pensez vraiment que...
— C'est pas ce que moi je pense, mon petit monsieur. Cette ville grouille de types dérangés qui sont toujours à deux doigts de dérailler. »
Sur ce, il ajouta quatre-vingt-dix mille dollars au devis initial, qui décidément prenait des proportions dignes du Talmud, et n'avait d'ailleurs rien à lui envier en termes de possibilités d'exégèse.
Je ne tenais pas à ce que les ouvriers me toisent de leurs petits sourires, aussi insistai-je pour ne plus accepter de nouveau dépassement de budget sans avoir préalablement étudié le « ratio risque-rendement », formule que je maîtrisais à peu près autant que les principaux théorèmes de la mécanique quantique. Dans la mesure où plusieurs de mes avoirs boursiers juteux avaient disparu sans laisser de traces dans le triangle des Bermudes, je finis par annoncer au chef de chantier que je n'avais plus une piécette à mettre dans un système de sécurité anti-cambriolage.
Mais à la nuit tombée, je fus paralysé au fond de mon lit en entendant le bruit caractéristique d'un mania-
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que sanguinaire en train de crocheter la porte d'entrée. Mon sang ne fit qu'un tour et mon cœur se mit à rejouer le bombardement de Dresde. Je passai sans attendre un coup de grelot à Arbogast et lui donnai le feu vert pour qu'il installe son coûteux détecteur de mouvements high-tech mode in Tibet.
Les mois passèrent, et la date de fin des travaux, déjà reculée une demi-douzaine de fois, continuait de s'éloigner, comme un pack de bières fraîches en plein désert. Les alibis rivalisaient en nombre avec les acolytes d'Ali Baba. Plusieurs plâtriers succombèrent à la maladie de la vache folle. Le bateau qui transportait le jade et les lapis-lazuli qui devaient servir à décorer la chambre de la nounou fit naufrage au large d'Auckland à cause d'un tsunami.
Finalement, il s'avéra que le dispositif motorisé qui devait permettre au téléviseur de sortir du coffre situé au pied du lit ne pouvait être actionné que manuellement, et ce exclusivement par des elfes qui ne travaillaient qu'au clair de lune. Dans le bureau tout neuf, au beau milieu d'une conversation éblouissante entre moi-même et un prétendant au prix Nobel, je m'entendis hurler que c'était du boulot de sagouin, après que le sol se fut cabré, coûtant au lauréat potentiel ses deux dents de devant. Afin d'éviter un procès à l'issue incertaine, nous convîn-mes d'un dédommagement à l'amiable tout à fait astronomique, qui constitue, aujourd'hui encore, un record en la matière.
Quand je fis part à Arbogast de mon désarroi face aux dépassements de budget qui commençaient à sérieusement faire de l'ombre à l'inflation alle-
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mande des années vingt, il mit cela sur le compte de mes
« sempiternels changements d'avis ».
« Relax, cousin, dit-il. Si vous arrêtez vos tergi-versations, d'ici quatre semaines, vous entendrez plus parler d'Arbogast & Co. Sur la tête de Dieu.
— Ce ne sera pas trop tôt, fulminai-je. Je n'en peux plus d'avoir à vivre au milieu de ces tas de pierres. J'ai l'impression d'avoir emménagé à Stonehenge. Nous n'avons pas une once d'intimité. Tenez, hier, après avoir enfin réussi à me ménager un minimum de Lebensraum, je m'apprêtais à accomplir l'acte sacré de l'amour avec mon épouse adorée lorsque l'un de vos ouvriers m'a soulevé et reposé un mètre plus loin pour installer une applique.
— Vous voyez ces petites pilules ? fit Arbogast en m'adressant le genre de sourire que vous balancent les spécialistes de l'escroquerie postale. Ça s'appelle du Xanax. Allez-y, prenez-en, mais attention, un conseil, pas plus de trente par jour. Les études sur les effets secondaires n'ont pas été concluantes. »
Ce soir-là, à minuit précisément, un courant d'air déclencha le détecteur de mouvements. Je bondis hors de mon lit et restai figé en l'air, façon aéroglisseur. Persuadé de distinguer les bruits d'un loup-garou en train de monter les escaliers, je fouillai à la hâte parmi des cartons qui n'avaient pas encore été ouverts, à la recherche d'une pièce d'argenterie avec laquelle je pourrais défendre ma famille. Pris de panique, j'écrasai mes lunettes et chus tête la première sur un dauphin en porphyre qu'Arbogast avait importé pour parachever la décoration de la salle de bains de la jeune fille au pair. Le choc reten-26
tit dans mon oreille moyenne avec l'intensité du gong des films Arthur Rank de naguère, et me fit voir au passage trente-six aurores boréales en Technicolor. Je crois que c'est à ce moment-là que le plafond s'est écroulé sur ma femme. Apparemment, le pilastre qu'Arbogast avait abattu pour installer son système de sécurité était porteur, et tout un tas de parpaings choisirent cet instant pour s'effondrer.
On me retrouva au petit matin, pelotonné par terre, en sanglots. Mon épouse fut emmenée par une femme courtaude en tenue stricte, coiffée d'un chapeau d'homme à large bord, à qui elle répétait interminablement - comme Blanche Dubois -qu'elle avait toujours dépendu de la gentillesse d'inconnus.
Nous avons fini par vendre la maison pour des clopinettes. Nous n'avons pas mégoté. Tout notre capital est parti en fumée. En tout cas, je ne suis pas près d'oublier la trombine des inspecteurs des travaux inachevés, le mélange de zèle et de consternation avec lequel ils ont énuméré les nombreuses irrégularités commises. Pour y remédier, il n'y avait que deux possibilités : la poursuite des travaux en engageant un autre entrepreneur ou l'acceptation d'une piqûre létale. Je me souviens aussi vaguement d'être passé devant un juge qui me lançait un regard noir, digne d'un cardinal du Greco, tandis qu'il m'infligeait une amende avec beaucoup trop de zéros. Mon épargne a été boulot-tée aussi vite que le saumon fumé lors d'une cérémonie de la circoncision. Quant à Arbogast, la légende veut qu'en essayant de subtiliser la tablette d'une cheminée géorgienne de luxe pour la remplacer par une copie en céramique, il se soit trouvé
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coincé dans le conduit. A-t-il finalement péri dans les flammes ? Je l'ignore. Toujours est-il que j'ai essayé de trouver dans l'Enfer de Dante une description qui lui corresponde, mais je suppose que ces grands classiques, on ne les réactualise jamais.
TU ES AU PARFUM, SAM ?
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La société Foster-Miller, par exemple, a récemment conçu un textile aux propriétés conductrices : chaque fil peut transmettre Vélectricité... si bien que les Américains pourront un jour. .. recharger leur téléphone portable grâce à leur chemise polo. Technology Enabled Clothing a développé... un système d'hydratation : la poche arrière peut contenir une bouteille d'eau équipée d'une paille qui court le long du col jusqu'à la bouche de la personne... L'année prochaine, DuPont présentera un tissu capable de capturer temporairement les mauvaises odeurs - si bien qu'un costume ayant passé la nuit dans un bar enfumé arrivera à la maison à cinq heures du matin comme s'il avait passé les heures précédentes dans la fraîcheur des prés. Les scientifiques de DuPont ont également mis au point un tissu traité au Teflon, sur lequel les liquides renversés rebondissent sans le souiller. La société coréenne Kolon a quant à elle développé le « costume odorant » aux arômes d'herbes apaisantes, contre l'anxiété...
Extrait de la section Magazine du
New York Times du 15 décembre 2002.
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Je suis tombé sur Reg Noseworthy il y a quelque temps. Reg est un camarade de la Bonne Vieille Angleterre. Notre amitié remonte à la grande époque où nous jouions aux cartes, j'étais alors chargé de la rubrique poésie de Haut-le-cœur, journal d'opinion.
À la vérité, nous en avons disputé, des parties de whist et de rummy, dans les salles enfumées du Pair of Shoes ou du Lord Curzon's Club, situé dans la rue du même nom.
« Je viens à New York de temps en temps, dit Noseworthy, à l'angle de Park Avenue et de la Soixante-quatorzième Rue. La plupart du temps pour affaires. Je suis vice-président de l'un des plus grands ossuaires de l'île de Wight, chargé des relations avec la clientèle. »
Je dirais que nous avons passé pas loin d'une heure à évoquer d'agréables souvenirs, et pendant tout ce temps je n'ai pu m'empêcher de remarquer que mon compagnon penchait par instants la tête en bas et sur la gauche. Manifestement il siphonnait un liquide par une sorte de robinet discrètement cousu dans le revers de son veston.
« Est-ce que ça va ? demandai-je finalement, m'attendant à moitié à ce qu'il me donne les détails d'un accident indescriptible, qui l'obligeait à recourir au nec plus ultra des intraveineuses ambulatoires. Tu ne serais pas plus ou moins au goutte-à-goutte ?
— Tu paries de ça ? fit Noseworthy en montrant sa poche de poitrine. Ah ah, tu es rudement observateur, espèce de fripouille. Non, ça, c'est un quasi-chef-d'œuvre de l'ingénierie et de la création haute couture.
Tu n'es certainement pas sans savoir que toute la profession médicale ne jure plus que par l'absorption 32
d'eau en grandes quantités. Apparemment, c'est excellent pour les reins, et les bienfaits annexes sont légion.
Eh bien figure-toi que ce costume tropical en laine peignée possède son propre système d'hydratation intégré. H y a un réservoir à l'intérieur de la jambe gauche, équipé d'une série de tuyaux qui font le tour de la ceinture et montent jusqu'à un robinet discrètement inséré dans l'épaulette. J'ai un ordinateur digital piqué sur la longueur de l'entrejambe qui me permet d'activer une pompe située au creux des plis ; FÉvian circule par cette paille en fibre optique. Grâce à sa coupe ingénieuse, le costume est toujours impeccable.
Tu es d'accord avec moi, je suis sûr, le vêtement en dit toujours long sur la classe de celui qui le porte. »
J'examinai le costume de Noseworthy avec une incrédulité habituellement réservée aux apparitions d'OVNI, et je dus reconnaître que cela frisait le miracle.
« Il y a un tailleur haut de gamme sur Savile Row, dit-il en me fourrant l'adresse dans la paume.
Bandersnatch & Bushelman. Des tissus postmodernes. Je te garantis que tu vas vouloir remettre au goût du jour toute ta garde-robe - ce qui, entre nous soit dit, ne sera pas du luxe, parce que tes nippes, dis donc, on frise l'hommage à Emmett Kelly, hein !
Dis-leur bien que c'est moi qui t'envoie et demande à parler à Binky Péplum. Il saura comment te rha-biller, il sait s'adapter à toutes les bourses. »
Tout en faisant semblant, au nom du bon vieux temps, de me bidonner à cette mauvaise blague, j'eus envie de l'empaler sur un pieu. Sa comparaison avec l'accoutrement du fameux clown vagabond m'avait piqué au vif. Aussi résolus-je d'investir dans un com-
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plet taillé sur mesure dès que mes « miles » me per-mettraient un voyage gratuit en Angleterre. Le rêve devint réalité à la fin de l'été, et je pus ainsi franchir le portillon high-tech de Bandersnatch & Bushelman, sur Savile Row. Là, je fus dévisagé par un vendeur -
ou peut-être s agissait-il d'une mante religieuse en gabardine - avec l'intérêt distant qu'on porte en bac-tériologie à tin curieux échantillon dans une boîte de Pétri.
« Il y en a encore un qui vient d'entrer, lança-t-il à l'intention de son collègue. Dis donc, mon brave, me lança-t-il d'une voix de juge au tribunal, si je te donne une demi-guinée, comment puis-je être certain que tu iras bien tacheter un bol de soupe et non pas de la bière ?
— Je suis un client, couinai-je en rougissant. Je viens d'Amérique pour remettre ma garde-robe au goût du jour. Reg Noseworthy est un camarade. D
m'a dit de m'adresser à M. Binky Péplum.
— Ah ah, fit le vendeur en fixant précisément ma veine jugulaire, ne cherchez plus. Maintenant que vous me le dites, ça me revient en effet, Noseworthy nous a prévenus que quelqu'un dans votre genre passerait peut-être. Oui, il a parlé de vous. Absence totale de style, amateur de cartes, l'as de pique en personne, je m'en souviens, maintenant.
— Certes, je n'ai jamais eu pour objectif de jouer les dandys, expliquai-je. Je suis venu simplement afin qu'on prenne mes mesures. C'est pour un costume.
— Est-ce qu'il y a des arômes en particulier qui vous intéressent ? demanda Péplum, qui sortit s<m carnet de commandes en adressant un clin d'œil à l'un de ses collègues.
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— Des arômes ? Non, je cherche un trois-boutons bleu, normal, de coupe classique. Peut-être quelques chemises. Je pensais à un coton Sea Island, si ce n'est pas trop coûteux. Encore que, puisque vous en parlez, je crois en effet détecter une odeur d'encens et de myrrhe.
— C'est mon costume, avoua Péplum. Notre nouvelle ligne propose une large gamme d'odeurs.
Jasmin de nuit, essence de rose, parfum de Mecque.
Ramsbottom, vous pouvez venir, s'il vous plaît ? »
Comme par magie, un autre vendeur apparut immédiatement.
,« Ramsbottom porte du petit-pain-tout-chaud, poursuivit Péplum - enfin, je parle de son arôme. »
Je me penchai en avant pour humer l'odeur délicieuse du pain qui sort du four.
« Hum, j'en ai l'eau à la bouche, fis-je. Enfin, je veux dire : superbe, ce mohair.
— Nous pouvons imprégner vos vêtements de n'importe quelle odeur, ça va du patchouli au porc à la sauce aigre-douce. Merci, Ramsbottom, ce sera tout.
— Je veux juste un costume bleu tout simple.
Encore que la flanelle grise me tente, ajoutai-je en gloussant.
— Chez Bandersnatch & Bushelman, nous ne faisons pas de tissus simples, me confia Péplum sur un ton de conspirateur. Allons, soyez moderne, que diantre!»
Péplum s'empara alors d'une veste rayée très chic posée sur un des mannequins du magasin, et me la fendit.
« Tenez, souillez-moi ça, dit-il.
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— Pardon ? Que je salisse la veste ? m etonnai-je.
— Oui. Je vous connais très peu, mais je suis certain que vous souillez vos vêtements. Vous savez, du gras, de la colle Elmer, de la crème au chocolat, de la vinasse, du ketchup. Je me trompe ?
—- Oh, je suppose que je suis comme tout le monde, il m'arrive de faire des taches, bre-douillai-je.
— Oui, enfin, tout le monde n'est pas un goret, me fit remarquer Péplum. Laissez-moi vous faire essayer quelques échantillons. »
Sur ce, il me tendit une assiette sur laquelle étaient disposés divers onguents et sauces, un échantillon de produits dangereux pour le tissu.
« Vous y tenez vraiment ?
— Oui, oui - étalez un peu de confiture aux deux fruits rouges sur la veste ou du sirop au chocolat, si vous préférez. »
Je pris mon courage à deux mains et, défiant des années de conditionnement social, versai une bonne cuillerée d'huile de moteur sur le tissu : pas la moindre trace sur l'étoffe. Je fis la même constatation avec la suie, le jus de tomate, la pâte dentifrice et l'encre de Chine.
« Regardez la différence si je badigeonne vos vêtements de ces mêmes substances, annonça Péplum en aspergeant mon pantalon d'une bonne giclée de sauce pour bifteck. Regardez, le tissu se décolore. Et des taches comme ça, j'aime autant vous prévenir, ça ne se récupère pas.
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— Je vois, je vois, oui. c'est épouvantable, dis-jè, choqué.
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— Le mot est bien choisi, gloussa Péplum. Fichu à jamais. Alors que pour quelques livres sterling de plus, vous n'aurez plus jamais ce genre de souci.
Finies les sempiternelles visites au pressing. Ou tenez, imaginez que les tout-petits se mettent à peindre avec les doigts sur votre veste sport en vigogne.
— Je n'ai pas envie d'une veste sport en vigogne, protestai-je. Et plutôt qu'acheter un habit trop cher, je préfère utiliser un détachant.
— À propos, fit remarquer Péplum. Nous avons également un tissu qui fait disparaître toutes les odeurs. Je veux dire, je ne sais pas comment est votre femme, mais enfin j'imagine bien.
— Comment ça ? C'est une femme ravissante, m'empressai-je de répondre.
— Ma foi, vous savez que ce type d'appréciation est toujours relatif. Moi, je risque de la trouver sexy comme un bol d'asticots pour la pêche.
— Attendez, là, protestai-je.
— Ce ne sont que des suppositions. Imaginons une réceptionniste avec un petit derrière qui se tré-mousse, impossible de regarder ailleurs. De longues jambes bronzées, un décoEeté affolant et un petit minois, je vous dis pas. Et disons qu'eEe est tout le temps à se passer la langue sur les lèvres. Voyez ce que je veux dire, l'ami ?
— Vous aEez peut-être me trouver bouché, fis-je d'une voix hésitante.
— Peut-être ? Mon pauvre vieux» il va falloir que je vous fasse un dessin. Disons que ce petit lot, vous le tringlez dans tous les motels à la lisière des trois États de New York, du New Jersey et du Connec-ticut.
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— Enfin, jamais je ne...
— Je vous en prie. Avec moi, votre secret est bien gardé. Maintenant vous rentrez au bercail et bobonne remarque que votre veste à carreaux sent l'eau de parfum Quelques Fleurs. Ça y est, vous voyez où je veux en venir ? La minute d'après, soit vous commencez à vraiment vous faire du mauvais sang parce que ça schlingue la pension alimentaire à vie, soit la bourgeoise devient zinzin et vous finissez comme sur les photos de Weegee avec un trou purulent entre les deux yeux.
— Ce n'est pas vraiment un problème pour moi, dis-je.
Je veux juste un costume décontracté mais élégant pour les grandes occasions.
— Oui, bien sûr, mais tout de même avec un œil tourné vers le futur. Nous ne nous contentons pas de tailler des costumes, nous habillons nos clients dans un environnement postmoderne. Quelle profession exercez-vous, monsieur ?
—Duckworth - Benno Duckworth. Vous avez peut-être lu mon traité sur le dimètre et l'anapeste.
— Ah ça, je ne pourrais l'affirmer, dit Péplum. Mais vous me donnez l'impression d'être quelqu'un de particulièrement lunatique. Voire caractériel. Pour ne pas dire maniaco-dépressif. Il serait sot de le nier. Dans le très bref temps que nous avons passé ensemble, j'ai bien vu que votre personnalité oscillait entre le bon-enfant-pépère et le tout-près-de-disjoncter ; avec, pour peu qu'on appuie sur les bons boutons, une franche tendance à l'homicide.
— Je vous assure, monsieur Péplum, je suis quelqu'un de stable. Là, mes mains tremblent, mail c'est parce que je ne veux rien d'autre qu'un cos-38
tume bleu - pas un environnement. Juste un habit qui témoigne d'un certain standing, mais discrètement, avec subtilité.
— J'ai exactement ce qu'il vous faut. Une fine laine écossaise. Tissée avec notre propre cocktail secret «
bonne humeur » qui procure un sentiment permanent de bien-être.
— Un bien-être sans motif, rétorquai-je avec une pointe de sarcasme.
— Un bien-être intégré au motif du costume.
Supposons que vous ayez perdu votre portefeuille avec toutes vos cartes de crédit. Vous rentrez à la maison, et là vous apprenez que votre trésor adoré a plié la Lamborghini. Par-dessus le marché, vos marmots ont été kidnappés. La demande de rançon est huit fois supérieure à la totalité de vos économies. Vous voulez revoir un jour vos enfants ? Avec cette veste sur le dos, vous restez de bonne humeur, vous conservez vos manières affables. À
la vérité, votre triste sort vous paraîtra même plaisant.
— Et les enfants ? demandai-je terrifié. Où sont-ils ?
Ligotés et bâillonnés quelque part dans un sous-sol ?
— À partir du moment où vous portez nos textiles antidépresseurs, vous voyez la vie en rose.
— D'accord, concédai-je. Mais lorsque j'enlèverai le costume, ne vais-je pas ressentir comme une impression de manque ?
— Euh - eh bien, il y a effectivement des personnalités faibles qui ont tendance à sombrer dans la dépression après avoir tombé la veste. Pourquoi pensez-vous avoir un jour l'envie d'ôter le costume ?
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— Ma foi, commençai-je en me repliant vers la sortie de secours. Il va falloir que je rentre à la mai son. J'ai un raton laveur à traire. »
Je refermai les doigts sur mon vaporisateur de gaz poivré, au cas où quelqu'un aurait voulu empêcher ma fuite. Mais c'est alors que mon attention fut attirée par un étonnant modèle marine, que Péplum ne m'avait pas encore montré.
« Ah, ceci ? fit Péplum lorsque je demandai à en savoir davantage. L'étoffe est tissée de fils électriques conducteurs. Non seulement le costume a fière allure mais il vous permettra en outre de recharger votre téléphone portable. Il suffit d'un simple frottement sur la manche avant de passer votre coup de fil.
— Voilà qui me plaît déjà plus », dis-je en m'ima-ginant dans ce costume à la fois élégant et pratique, qui indiquerait néanmoins subtilement à mes contemporains mon appartenance au camp de l'avant-garde.
Péplum comprit qu'il touchait au but. Il sortit son carnet de commandes et avança ses pions pour conclure cette vente avec l'efficacité implacable du fameux « mat à l'étouffée » de Philidor. Tandis que je sortais un chèque et acceptais son Mont Blanc, le cœur allègre à l'idée de réaliser une excellente affaire, je vis accourir Ramsbottom, le visage livide.
« Nous avons un petit ennui, Binky, chuchota-t-il.
— Vous êtes tout pâle, lui fit remarquer Péplum.
— Notre costume à recharge immédiate pour téléphones mobiles, dit Ramsbottom d'une voix chevrotante. Celui qu'on a vendu hier - vous vous souvenez - du cachemire avec fils électriques 40
conducteurs microscopiques. Le modèle sur lequel il suffit de frotter le portable pour avoir du jus.
— Pas maintenant, rétorqua Péplum en toussotant.
Je suis avec, hum, enfin vous voyez bien, ajouta-t-il en me désignant d'un coup d'œil.
— Hein ? marmonna Ramsbottom.
— Mais si, vous savez, lui répondit Péplum, il en naît un à la minute... Hum, je suis occupé avec un gogo, bon sang.
— Ah oui, répondit le collègue manifestement perturbé. C'est juste qu en sortant d'ici, le zigoto avec le costume qui recharge les téléphones mobiles a effleuré la poignée de sa voiture. Il a rebondi sur Buckingham Palace. Il est aux Urgences.
— Tiens donc ! s'exclama Péplum, passant à toute vitesse en revue les questions de responsabilité qui allaient se poser. Le contact avec le métal est fatal, lorsqu'on est ainsi paré, ce monsieur aurait dû le savoir. Bon, prévenez sa famille, moi je vais aviser notre service juridique. C'est la quatrième fois ce mois-ci qu'un client en costume conducteur se retrouve entre la vie et la mort. Bien, où en étais-je ?
Eh, monsieur Duck-muche ? Monsieur Duck-bidule ?
Où donc est-il parti ? »
Qu'il essaye de me retrouver, tiens. Du courant électrique dans le pantalon ? Voilà exactement le genre de perspective qui m'a fait bondir directement jusqu'à chez Barney's, où j'ai fait l'acquisition d'un costume trois-boutons en solde. Du prêt-à-porter ; tout sauf postmoderne. Comme quoi ces histoires de costumes ne tiennent parfois qu'à un fil.