Voilà deux jours que Marcel Dulot n’est pas rentré à la maison. Pourtant, habituellement il ne reste pas une demi-journée sans venir me voir. Je le rencontre dans l’escalier : il a l’air gêné et semble même me fuir. Je fais mon examen de conscience : ne lui ai-je pas dit quelque chose de blessant ? Ou bien me reproche-t-il de fréquenter Hélène ? Il espérait me voir épouser sa sœur, toute la gare le sait, et voilà que je semble très attiré par une étrangère. Sa sœur ne lui a-t-elle même pas raconté notre rencontre avec Hélène ?

Je m’arrange pour faire avec lui une partie du trajet qui le conduit à son école. Il ne peut retenir son secret plus longtemps. Lorsque je lui demande avec insistance pour quelles raisons il a l’air si gêné, il me répond :

« Je vais te le dire, parce que tu finiras toujours par le savoir. Voilà : ton oncle Georges a grillé sa bouille25.

— Mon oncle ? Il a rôti son chaudron ? »

La nouvelle me tombe sur les épaules et me laisse abasourdi : mon oncle Georges ? Le seigneur sans peur et sans reproche ?

Marcel explique :

«… Il faisait le 4508, il avait cinq de retard aux Laumes, il a forcé. À Verrey, le niveau était juste sur le trait, mais il a pensé qu’il pouvait arriver jusqu’au sommet de la rampe. S’il avait fait une admission26, la pression aurait baissé, il aurait peut-être même « planté un chou », (c’est-à-dire fait une détresse de pleine voie). Alors il a marché avec le peu d’eau qui lui restait. Il était sur le point de réussir : il arrivait au garage de Blaisy. Encore six cents mètres et il n’a plus qu’à se laisser glisser. Mais voilà qu’il voit le sémaphore fermé, il donne alors son coup de frein, l’eau qui restait dans la chaudière se déplace vers l’avant et découvre le ciel du foyer et du coup les plombs fondent. Le mélange d’eau et de vapeur jaillit en sifflant, envahit le foyer, et c’est le scandale, avec demande de la machine de secours, et, à l’arrivée au Dépôt, demande d’explications écrites et sanction. »

Et la sanction c’est, paraît-il, pour lui : la descente de machine, le retour aux ateliers…

Voilà pourquoi Marcel Dulot évite de me rencontrer. Tout le Dépôt le sait, tout le quartier de la gare le sait, et il est même certain qu’une bonne partie de la France ferroviaire le sait, car au réfectoire ce soir-là il y avait des équipes du Dépôt de Lyon-Mouche qui l’ont répété à ceux de Valence, qui l’on dit à ceux de Marseille ; il y avait aussi des « estaux » de Chalindrey qui faisaient chauffer leur gamelle et qui l’ont dit à ceux de Reims, et lorsqu’ils en ont parlé à Longuyon, c’est un Lillois qui l’a entendu et l’a répété à ceux de Lumes. Le bruit court donc sur le rail : « Il y a un Dijonnais qui a grillé sa bouille ! »

Voilà comment le déshonneur tombe sur une famille.

Bien sûr, l’oncle Georges n’en a pas parlé, peut-être même sa femme l’ignore-t-elle encore. Elle s’en apercevra à la paye prochaine, lorsqu’il touchera sa solde toute nue, sans prime de traction. Elle lui demandera alors comment faire pour aller au bout du mois, car on s’habitue vite aux primes de traction qui arrivent à doubler la paye, paraît-il. Elle s’en apercevra aussi lorsqu’il rentrera à midi et le soir, tous les jours, à la même heure, bien sagement, comme un vulgaire chieur d’encre, et qu’elle sera désorientée par cette régularité inhabituelle et méprisable. De toute façon, elle se couperait la langue plutôt que d’en parler dans la famille.

Je l’annonce à mon père le soir. Aussitôt nous quittons en trombe la table, avant le fromage, et nous filons chez Noncle Georges. Il est en train de souper, le nez à toucher le fond de son assiette, les deux coudes sur la table, l’œil plus noir que jamais.

« Oui, oui, je sais pourquoi tu viens, dit-il à mon père en repoussant son couvert jusqu’au milieu de la table et en renversant son verre. Ça y est ? On vous l’a dit ? Bon, tu vas me faire ton sermon, mais ça ne servira à rien : oui, j’ai brûlé la gamelle !

— Mais non, Georges, dit mon père, je ne viens pas te chapitrer, au contraire, c’est arrivé à des équipes très bien, je t’assure, rappelle-toi : Contassot-Dupin ? Tu te souviens ?

— Oui, d’accord, je me souviens.

— Eux aussi, ils ont été remis à la manœuvre. »

Georges bondit alors en donnant un grand coup de poing sur la table :

« Mais nom de Dieu, ils ne m’ont pas remis à la manœuvre, ces salauds-là ! Ils m’ont remis à l’établi ! Tu entends ? À l’établi, comme un goujat ! »

La tante éprouve le besoin de se mêler à cette conversation d’hommes :

« Ils ne sont pas gentils tout de même, ils n’auraient pas dû lui faire ça ! Le descendre !

— Toi, occupe-toi de ta soupière ! » coupe Georges dans la plus pure tradition gueule noire, en se servant un plein verre de vin qu’il avale cul sec. J’admire au passage l’autorité des gueules noires, ils ont une façon de parler à leur femme qui m’étonne et m’émerveille même un peu. C’est autre chose que les bureaucrates qui disent toujours : « Oui, chérie. » D’ailleurs les femmes de bureaucrates ne ressemblent pas aux femmes des gueules noires, elles sont précieuses, assez geignardes, timorées, bref ce sont des « femmes bien ».

La tante rengaine son compliment, ravale ses larmes, et hausse les épaules en ajoutant, tournée vers nous comme s’il était absent :

« Je ne peux plus le tenir ! Il est comme ça depuis son affaire. Je n’ai qu’une frayeur, c’est qu’il se mette à boire.

— Tais-toi, la femme, et mets donc plutôt au feu, parce que si le patron ici laisse cramer sa gamelle, la femme ne risque pas de brûler son chaudron, elle. Elle nous laisse geler ! »

La tante nous regarde d’un air navré qui veut dire : « Qu’est-ce que je vous disais ! »

Elle charge le feu en reniflant comme un apprenti-compagnon :

« Il est comme ça !… Voilà comme il me traite depuis son affaire. Dites-lui qu’il n’y a pas de déshonneur à prendre une lime ou un burin ! Dites-le-lui ! Et puis on n’a jamais eu une vie si tranquille que depuis qu’il a quitté le roulement : on se lève, on se couche, on mange, à des heures régulières, on vit enfin comme tout le monde ! »

L’oncle Georges vient de s’affaler, il a repoussé la chaise et le voilà, les coudes aux genoux, le nez entre les cuisses.

« Comme tout le monde ! Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre de vivre comme tout le monde ? »

Et puis il plaide :

« Je lui ai dit, au chef : « Depuis que je roule je n’ai encore jamais fondu mes plombs ni même "planté un chou", et si on a brûlé cette fois, c’est que le niveau d’eau était entartré. Le « niveau réel de l’eau était plus bas que ne l’indiquait le tube, ça je vous le jure ! – Fallait vérifier plus souvent votre niveau, l’entartrage n’est pas une excuse ! » qu’il m’a répondu. »

Noncle Georges se lève, et va et vient à grands pas, excité, en martelant ses mots :

«… Et si au lieu d’essayer de tenir en faisant des injections qui s’imposaient – supposition – si j’avais « planté un chou » en pleine voie, j’aurais eu un blâme avec inscription et des primes qui sautaient ! Alors toujours fautif ? toujours condamné ? »

Il me prend par le revers de ma veste, et, fort comme Gargantua, me soulève presque du sol et me souffle au nez :

« Non, tu vois, petiot, ce métier-là, c’est un métier de jocrisse ! Ne monte jamais sur une bouzine, tu m’entends ? Jamais… Dans ce métier-là on a toujours un pied dans la tombe et l’autre en prison : l’autre jour c’est Minot qui monte sur le tender pendant la marche pour descendre le charbon et qui se fait décapiter par la potence à signaux ; il n’y a pas trois mois c’est Meulenot qui glisse et tombe de sa machine à l’arrêt et se brise la colonne sur le rail ; il n’y a pas si longtemps c’est Blésot qui reçoit sur le crâne une briquette lancée par son compagnon du haut du tender ; c’est mon frère, brûlé vif ; et encore : c’est Jules Mimeure qui graisse les bielles sous la machine à l’arrêt, voilà que la machine est mise en mouvement par un confrère qui vient à toucher, il est serré entre les pièces du mécanisme ; c’est encore le chauffeur de Jacquot qui se penche de l’abri pour regarder si son injecteur fonctionne bien et qui se fait accrocher par un train croiseur… Je n’en finirais pas de te citer tout, parce que dans notre métier, quand tu as un accident – supposition : tu dérailles sur une aiguille qui bâille, ou tu manques un carré dans le brouillard, et tu prends un confrère en écharpe, supposition – on commence par te foutre en tôle comme un brigand, comme un criminel. D’ailleurs, tu es un criminel, tu es accusé « d’homicide » ! Homicide involontaire peut-être, mais homicide tout de même, et traité comme tel. On soigne ta gueule cassée mais en même temps on te condamne, tu entends ? Tu es condamné de droit commun, un condamné cul-de-jatte ou manchot peut-être, mais condamné, après avoir risqué ta peau ! Non, vois-tu, c’est bien le dernier des métiers, crois-moi, ne va pas te fourrer là-dedans ! »

Je suis très impressionné par cette violente et tragique diatribe contre ce métier que Georges, comme les autres, aime plus que tout au monde. Ce n’est même pas de l’amour, c’est un attachement filial. J’en parle à Marcel, bien sûr, qui est tout d’abord scandalisé, puis il devient grave et de son air de Don Quichotte :

« Comme c’est curieux ! Il y a en ce moment un vent qui souffle, qu’on fait souffler, pour déprécier le métier des gueules noires. On voudrait les dégoûter qu’on ne s’y prendrait pas autrement, et ça, c’est pour amener et excuser l’électrification qu’on est en train de nous préparer ! Tu m’entends ? Sus à la vapeur ! C’est un moyen de traction honteux, inhumain, et périmé ! Ah ! comme vous seriez heureux, chers tractionnaires, avec des locomotives électriques… !

— C’est une campagne de dénigrement qui porte ses fruits, me dit par ailleurs mon père. Quand on veut tuer son chien on répand qu’il est enragé. »

Lorsque l’on parle de ces choses avec les « têtes chaudes », ils disent :

« Quand on veut vendre du cuivre aux chemins de fer, on dit que la vapeur c’est de la merde.

— Du cuivre ?

— Eh oui, les caténaires, tous ces kilomètres de câbles conducteurs, voyez un peu l’immense marché pour les marchands de cuivre. »

Et c’est ainsi que se pose à mon esprit, et d’une autre façon, la grave question de l’électrification. Nous avons tous de moins en moins confiance en ceux qui nous disent que l’électricité ne peut pas assurer la traction sur une ligne à grand trafic. La ligne Paris-Toulouse est tout entière sous caténaires, paraît-il, et ça marche ! D’autres nous disent que, pour assurer la traction électrique sur Paris-Lyon-Marseille, il faudrait faire des barrages très coûteux sur toutes les rivières des Alpes, ce qui est aberrant car cela défigurerait la France et détraquerait toute l’hydrologie du pays. Pourtant, nous le savons, on construit des barrages monstrueux dans les Alpes, on en étudie d’autres, c’est patent, et mon père nous dit bien que ies études sont déjà entreprises dans ses bureaux pour quadrupler les voies sur la grande ligne tout en redressant le tracé en vue des grandes vitesses et pour préparer les emplacements réservés à l’implantation des sous-stations.

Pas d’erreur possible, les ingénieurs (qui sont des « bourgeois », des « repus ») vont généraliser le métro sur tout le réseau. La cheminoterie dans son ensemble a beau gronder, ça se fera ; toutes les discussions se terminent par ces phrases rageuses ou désabusées :

« Des gens haut placés y ont intérêt », « c’est une question de gros sous », « on a beau crier, on n’y changera rien », et encore : « C’est la lutte du pot de fer contre le pot-de-vin. »

Et enfin, et surtout, ces vœux sortis du fond du cœur des rouges et même des jaunes :

« Ah ! vivement un gouvernement de gauche pour mettre de l’ordre, de la morale et de la logique dans tout ça ! »

Car dans nos esprits, surtout chez les rouges, mais les jaunes ne disent pas non, un gouvernement socialiste de gauche mettrait fin à toutes les velléités d’électrification. La gauche, c’est l’honnêteté, la droiture, la logique, la raison, donc : la vapeur. On ne dit plus : « Vive la vapeur ! » mais ; « Vive le Front populaire ! », car c’est tout un. Ainsi, dans nos sphères, modestes et vaporistes, tout le monde, même les jaunes, appelle le Front populaire de tous ses vœux, car le Front populaire c’est, en plus, la nationalisation certaine, et la nationalisation c’est la fin du chômage, la fin de l’augmentation de la vie, la revalorisation des salaires, certes, mais aussi et surtout le triomphe du chemin de fer et de la vapeur, ça coule de source. D’ailleurs, si le chemin de fer est en déficit, c’est parce qu’il appartient aux capitalistes qui le gèrent à leur seul profit et en tirent de gros dividendes, après quoi ils demandent à l’Etat de combler le déficit. Ah ! on verra, quand Blum et Thorez seront au pouvoir. Surtout Thorez, un ancien mineur, paraît-il. Vous pensez bien qu’il est pour le chaudron, lui, l’ancien mineur, car qui dit charbon dit vapeur ! On verra le coup de balai qu’il va donner, l’ancien mineur, quand il sera ministre des Transports ou même président du Conseil, qui sait, et vous verrez comment il va museler aussi les transporteurs routiers qui nous volent notre fret pour le transporter sur les routes entretenues aux frais des contribuables, qu’ils écrasent d’ailleurs sans même klaxonner !

Voilà quels furent les arguments qui me poussèrent, moi, pourtant fils de jaune, à souhaiter avec enthousiasme la victoire du Front populaire aux élections qui se préparaient. Ce n’était pas un enthousiasme bien orthodoxe, je l’avoue, et bien des vrais socialistes me le reprochaient, mais, comme tous les petits cheminots, je souhaitais la victoire du Front populaire par amour du chemin de fer.

 

 

 

Les menaces d’électrification totale et de suppression de la vapeur, les malheurs de l’oncle Georges après ceux de l’oncle François, et les lointains conseils de Laurette, m’ébranlèrent si bien que lorsque je fis ma demande d’entrée aux chemins de fer, ce fut tout simplement au Service de l’Exploitation.

J’avais finalement pensé qu’Hélène était incapable de suivre le rythme de cette vie de femme de tractionnaire, et j’étais sûr qu’elle ne pourrait absolument pas s’adapter au milieu, elle ne pourrait même pas espérer y pénétrer, et notre mariage ferait alors deux malheureux. Je me voyais, comme tous ces roulants qui se marient avec une « étrangère », arriver en traînant à la « salle de la feuille », l’air dégoûté, monter sur la machine comme un forçat qu’on hisse de force sur le « Lamoricière », faisant mon graissage avec négligence, en mettant plus d’huile sur le ballast que là où il en faut, rechignant sur les roulements de nuit, pour demander finalement à être renvoyé aux ateliers ou même dans les bureaux.

Un ami de mon père, le chef de Feuille du dépôt de Dijon, avait dit un jour, je l’avais bien retenu :

« Quand je vois des jeunes chauffeurs venir en traînant les pieds et regarder la feuille comme s’ils y lisaient leur propre avis de décès, monter sur leur bouzine comme si leurs fesses pesaient cent kilos, puis devenir grincheux, reprenant, se plaignant du charbon, de l’eau, de l’huile, de tout, quand je les vois demander sans cesse à changer de mécanicien et faire faute sur faute, je n’hésite pas, je leur dis : « Toi, tu viens de te marier ? – « Oui, chef. – Et avec une civile… ? » Eh bien, ça ne manque jamais, la réponse est toujours : « Oui, « Chef », et c’est toujours lamentable. »

Je savais bien que ce serait mal vu par tout mon monde de sacrifier le métier à la femme, mais je tenais à Hélène très fort. C’est ainsi, et rien, me semble-t-il, ne pouvait y changer quelque chose. Je savais bien qu’il faut prendre grand soin à choisir d’amour son métier pour trente-cinq ans, mais le choix d’une femme avec laquelle on va passer sa vie entière, ça compte aussi, ce me semble.

Ainsi donc, je fis ma demande pour entrer à l’Exploitation. J’avais pensé qu’après le service roulant, le service des gares était encore celui qui touchait de plus près aux locomotives, aux trains, à condition bien sûr de rester dans ce qu’on appelle, chez nous, le Mouvement, c’est-à-dire la circulation, et de ne pas aller pourrir au Trafic, dans les bureaux de comptabilité ou derrière un guichet comme un vulgaire banquier.

 

 

 

L’ingénieur de la Voie, le grand chef de mon père, l’avait su – tout se sait dans la coterie. Il en avait paraît-il quelque dépit. Il avait dit à mon père :

« Dites-moi : on me dit que votre fils est passé à l’ennemi ? Pourquoi cette infidélité à la Voie ?

— C’est que, monsieur l’ingénieur, il aime les trains et ne peut entrer à la Traction pour des raisons matrimoniales, alors il pense que c’est encore au service des gares qu’il verra de plus près les locomotives…»

L’ingénieur, dans sa grande bonté, ne lui en tint pas trop rigueur et même il nous assura qu’il appuierait ma demande auprès de son collègue, chef de l’Exploitation. C’était ainsi traditionnellement : tout le monde travaillait intensément à l’homogénéité de la secte, à la pérennité de la race, à la solidité de la caste sacerdotale. On me pardonnait quand même, tout en me critiquant de ne pas profiter des facilités données aux agents sur les réseaux pour permettre à leurs enfants de poursuivre leurs études. Que l’on pense que l’ingénieur avait offert à mon père une bourse d’études et un prêt d’honneur, comme à tous les bons élèves, fils d’agents ; j’avais refusé. Mon père avait répondu à son grand patron, qui s’étonnait de ce refus :

« Que voulez-vous, monsieur l’ingénieur, nous n’aimons pas devoir. »

Quoi qu’il en soit, bien qu’élevé dans le sérail (« dans ces rails », comme disait l’oncle François qui, aimait les à-peu-près), il me fut répondu qu’en raison des circonstances, la Compagnie P.L.M. n’embauchait plus. Toutefois – ah ! que ce mot est cheminot ! – on prenait bonne note de ma demande et l’on ne manquerait pas de me convoquer lorsque… etc.

Dans le même temps le patronat annonçait timidement un million de chômeurs, et la C.G.T. en accusait largement trois ; par un calcul simple, qui donne toujours un résultat conforme à la réalité, on pouvait déduire qu’il y avait environ deux millions de chômeurs.

C’était la grande récession ; tout le monde, même les plus optimistes, disait qu’elle ne pouvait que croître et embellir sauf si le Front populaire venait au pouvoir. Pour moi, ce fut la « grande dépression » : pas d’emploi (on disait à l’époque « pas de situation »), et pas d’Hélène. Et enfin, pas de chemin de fer. J’étais contraint de m’installer et de pourrir dans le chômage et le célibat pour un temps indéterminé. Il me restait fort heureusement à me consacrer à notre cher, notre inséparable attelage automatique.

Je m’y consacrai seul, car Marcel Dulot qui avait, lui, profité, en tant que pupille du Chemin de Fer, du prêt d’honneur et de la bourse de la Compagnie, était alors à l’École des Arts et Métiers de Cluny. Nous entretenions une correspondance assidue où l’attelage automatique et aussi le frein automatique de voie tenaient toute la place. Par-ci, par-là, Marcel y semait des considérations politiques assez enflammées, il se scandalisait notamment comme tout le monde que les services centraux des réseaux fussent si pléthoriques, avec un directeur, des sous-directeurs, une foule d’ingénieurs principaux, d’inspecteurs principaux, d’inspecteurs de tous niveaux. Pour lui aussi, ces postes n’étaient que des planques pour caser les fils à papa, alors que les services des gares, si sollicités, étaient si pauvres en personnel que le facteur enregistrant dans une petite gare devait à la fois assurer le service du block, la sécurité, le mouvement, le service des voyageurs, l’enregistrement, coller les étiquettes sur les colis, et « balayer les chiottes » (sicut dixit Marcel Dulot). Et au refrain : « Vivement qu’un socialisme logique et responsable vienne remettre de l’ordre dans tout ça. » Et alors il clamait sa confiance passionnée en la compétence, l’honnêteté, la droiture, le civisme, le courage, le sens des responsabilités, la maturité politique, la générosité, la lucidité, la grandeur de la classe ouvrière, tout simplement. Je reconnaissais bien là le gamin qui s’indignait sur le triage de Perrigny devant les saboteurs.

Mon socialisme de circonstance, naissant, était hélas plus terre à terre car il s’alimentait, comme pour la plupart de mes voisins, de l’espoir de trouver, au plus tôt, un emploi et de voir se gonfler mon propre salaire, aspirations odieusement bourgeoises et capitalistes, on en conviendra.

Pourtant cette augmentation de salaire me semblait suspecte : si nos salaires augmentaient, automatiquement, les prix de revient – donc les prix de vente – augmentaient aussi, le coût de la vie montait donc, et tout était à recommencer. J’expliquais cela à l’ami Marcel en ne manquant pas de lui signaler que cette course permanente à l’augmentation des salaires nous menait à l’inflation, à la chute du franc, et à la faillite des petits épargnants, mais Marcel n’avait pas grand-peine à me prouver que j’étais bien un jaune, un fils de dessinateur jaune, toujours tenté de singer les petits bourgeois, même dans leurs plus sordides préoccupations, et que le sang qui coulait dans mes veines était tout simplement du lavis à teinter les plans. Mais il reprenait bien vite la discussion primordiale, celle qui nous opposait sur le principe même de notre attelage automatique : il l’entrevoyait exclusivement électrique et moi je le rêvais mécanique, toujours méfiant à l’égard de cette fée Carabosse prétentieuse, bien que capricieuse et incertaine : l’électricité. Et c’était avec ardeur que je me remettais à la planche à dessin pour la centième fois peut-être, pour imaginer un nouveau système d’attelage automatique qui, aussitôt exposé aux hommes de la famille – orfèvres en la matière – se révélerait, comme les autres, inutilisable ou même irréalisable.

Mais je persistais, car c’était ainsi que je pouvais apporter ma discrète petite pierre à l’édifice ferroviaire, qui préfigurait, presque aux trois quarts réalisée, la société socialiste, avec les retraites, les congés payés, un statut du personnel, un service médical, des orphelinats, des centres préventoriums, des colonies de vacances, des cours de perfectionnement, dont nous avions alors quasiment le monopole (et qui étaient, il faut bien le dire, d’initiative patronale).

Marcel, quant à lui, « gars d’z’Arts » distingué, m’informait, non sans enthousiasme, qu’il était en chemin de trouver enfin un attelage automatique sensationnel presque au point, sur le papier, dont il me donnerait bientôt un tirage. Il s’inspirait de deux idées séparées : la mienne et la sienne, qu’il avait eu l’astuce de combiner adroitement.

 

 

 

Enfin, pour employer utilement cette longue attente, je me mis à étudier à fond le Règlement général de l’Exploitation des Chemins de Fer. Je n’eus pas de mal à me procurer ce petit livre relié de toile grise qui, gonflé de tous ses becquets additifs collés en bonne place, devait ressembler plutôt à une sacoche de maquignon.

C’était notre catéchisme, notre Bible, notre sainte Torah.

Les modifications incessantes, issues d’une expérience séculaire et sacrée, en faisaient un fatras complexe de règlements pointilleux divisés en chapitres, puis en paragraphes, puis en articles numérotés, nantis de tous ces becquets qui remplaçaient par exemple l’alinéa 132 de l’article 118 sans pour autant le supprimer, et il y avait toujours, par-dessus le marché, un « toutefois » de 23 lignes qui prévoyait que les mesures ci-dessus ne pouvaient être appliquées que si les dispositions de l’article 102 devaient être mises en application en raison des dispositions du paragraphe 8 de l’article 22, modifié lui-même, cela va sans dire, par la circulaire 27 du 10 avril et les instructions de service conséquentes, prévoyant dans des cas précis, repris dans les notes de services nos 12, 24, 102, etc., la mise en vigueur des mesures prévues au chapitre 12, page 163…

Le livret initial que je pus me procurer était le même que celui qui avait été le livret de chevet de mon arrière-grand-père. Il avait tout juste 180 pages et tenait aisément dans la poche, mais il me fallut, pour le mettre à jour, mendier, au secrétariat de l’Inspection principale, 25 kilos de tous les rectificatifs, annexes et additifs, puis des circulaires et des instructions de service, et, armé d’une paire de ciseaux et d’un pot de colle, insérer tous ces petits becquets dans cet austère livret vêtu d’une toile de lin grise et absolument inusable.

J’y mis plus de trois mois, et le monstre qui en résulta eut l’épaisseur de L’Histoire du Chemin de Fer en dix-huit volumes que je consultais de temps en temps à la Bibliothèque municipale.

Bien entendu, comme sa reliure était prévue pour 184 pages, il était impossible de le refermer. Il bâillait déjà alors que je n’étais qu’au quart du travail. Je fabriquai donc une reliure grosse comme une valise, qui se révéla encore trop petite, mais enfin, un jour, j’eus entre les mains la vénérable Grande Somme, grâce à laquelle les trains français – les meilleurs du monde – roulaient sur les rails français – les meilleurs du monde – et circulaient, se doublaient, se formaient, s’entrecroisaient, sans jamais qu’on eût à déplorer le moindre accident. Certes, les journaux parlaient bien de temps en temps de « catastrophes ferroviaires », mais il est bien connu que si deux essieux viennent à dérailler en gare de Connaux-Crest, la presse l’annonce, à la une, avec un titre d’une demi-page et cinq colonnes d’un texte d’ailleurs bourré de lamentables erreurs ; mais que deux automobiles se tamponnent en faisant six victimes, ce qui était déjà, hélas, quotidien à cette époque, ils en font une relation en page 3 et en six lignes. Un point c’est tout. Un massacre sur la route s’appelle un « fait divers », une égratignure sur le rail est un « accident ferroviaire », une « catastrophe », un « désastre ». Le rail, il faut le croire, magnifie et valorise tout.

Aussitôt que j’eus ce document entre les mains je me mis à le potasser. Je m’aperçus bien vite que je le connaissais déjà ; dans notre ghetto, ces connaissances-là flottent dans l’air comme l’hélium dans l’atmosphère, et on s’en imprègne, on s’en imbibe, sans même s’en rendre compte, et n’importe lequel de nos garnements de quatorze ans pourrait du jour au lendemain former un train et devenir « chou-fleur » ou chef de triage.

Moi-même, j’aurais pu remplacer au pied levé, me semblait-il, n’importe quel chef de circulation.

Pourtant, m’y étant arrêté, je m’aperçus qu’il n’était pas tellement aisé – mais combien exhaustif et enrichissant – de retenir les numéros des articles et la page de la circulaire où se trouvent rassemblées les mesures particulières à prendre en cas de pilotage sur voie 2, et mon admiration se mit à grandir pour ces gens qui m’entouraient de toutes parts et qui discutaient longuement à la table familiale, entre la poire et le fromage, du bien-fondé de l’article 22, complété, par le dispositif de l’article 8 de la circulaire 7…

Ces nobles préoccupations eurent en outre le mérite de m’éviter de me mêler à l’agitation qui bouleversait tout le pays et prenait un tour politique, voire révolutionnaire, qui ne me plaisait pas du tout. Oui c’était ainsi : je n’avais pas la fibre révolutionnaire. J’étais bien d’accord pour que les cheminots, dans leur grande mansuétude, condescendent à s’unir à tous les travailleurs, surtout pour les faire profiter de leur merveilleuse expérience du mutualisme et de ce collectivisme professionnel qui faisait leur force et leur bonheur, mais les violences, même verbales, les procès d’intention, les affrontements de rue ou de place publique, les purges et les tribunaux d’exception, fussent-ils « du peuple », me semblent pour le moins inutiles et fâcheux. « La révolution, disait mon grand-père, c’est faire tout de suite avec coups, plaies, bosses et sang, ce qui de toute façon serait arrivé tout seul par la force des choses. » Et M. Paulin, le socialiste idéaliste de la grande époque, ce cher ingénieur, paraphrasant Shaw, disait : « Les gens intelligents s’adaptent à la conjoncture, les imbéciles veulent adapter à eux cette conjoncture, c’est pourquoi les révolutions ont toujours été faites par les imbéciles. »

Disons au passage que le grand-père Louis, le garde-barrière, en retraite depuis belle lurette, retiré dans son village natal à cinq cents mètres de sa barrière et à moins de trente mètres – le plus près possible – de la Ligne impériale, pour voir et entendre passer les trains, continuait à mener une vie de paysan du rail, et considérait ces choses avec le recul voulu pour en avoir une conception saine et équilibrée. Depuis la mort de son compère, mon grand-père paternel, c’est lui qui me servait de maître à penser, et je considérais que c’était pour moi une grande chance.

Il avait perdu le sommeil en 1934, après les émeutes et les bagarres survenues à Paris sur cette place qui, par une ironie du sort, s’appelait place de la Concorde, et il avait décidé de ne plus s’occuper de ce qu’il appelait « le tintamarre ». Il plantait ses choux, et son exemple tempérait mes emballements. Il ne voulut plus connaître que les événements purement ferroviaires, auxquels d’ailleurs il fut tout à coup mêlé d’une façon assez cruelle : les études de quadruplement de la grande ligne avaient prévu de larges rectifications de courbes pour permettre les vitesses prodigieuses rendues possibles, paraît-il, par cette sacrée électricité, et ces rectifications, doublées de l’élargissement de la plate-forme et des infrastructures, se traduisirent pour lui par la démolition pure et simple de sa maisonnette natale et la suppression de son jardin, ni plus ni moins. Il fut exproprié gentiment, et l’on entendit sa plainte à vingt kilomètres à la ronde. Il souffrait affreusement de voir disparaître le plus précieux du patrimoine, certes, mais bien davantage encore de savoir que c’était « son » chemin de fer qui le lui massacrait.

« Nous ne leur avons pas encore assez donné dans toute notre vie, la Marie et moi, il faut encore qu’« ils » nous prennent tout ce qui nous reste ? Mais qu’est-ce que c’est donc que ces buveurs de sang ? »

Qui étaient ces « ils », ces « buveurs de sang » ? Etaient-ce les technocrates électrificateurs, les « barons du rail », les « Deux Cents Familles », la « société moderne en plein essor », la collectivité des camarades, l’humanité en pleine mutation, la IIIe ou la IVe Internationale ? Un peu tout cela sans doute.

Il perdait une maison, on lui reconstruisit une bicoque, dans un terrain où, disait-il, « ne pourraient jamais pousser que des senôves et des arnottes27 ». Il disait : « Et cette maison était ma maison natale, celle de mon père, celle de mes grands-pères depuis sept générations !… Mais le progrès n’entend pas ces choses. » Il disait aussi : « Ma maison était construite en pierre et puis on me l’a remplacée par une cabane en ciment armé ! »

Les ingénieurs lui prouvèrent, en triturant leurs règles à calcul, que dix centimètres de ciment armé valent mieux que quatre-vingts centimètres de pierre maçonnée. Il le contesta mais les abaques de ces messieurs lui donnèrent tort.

Il faillit en devenir révolutionnaire et rejoindre le Rassemblement populaire qui ramassait alors tous les mécontents, mais il se ravisa :

« Qui sait si le Rassemblement populaire et son gouvernement ne feraient pas pire ? Rien ne me dit que la gauche ne jouera pas de l’utilité publique encore plus volontiers que les barons du rail pour chasser les braves gens de chez eux ! Le progrès technique, la nationalisation de tout, qui conduit à la suppression de la propriété individuelle, c’est bien dans leur catéchisme, non ? » Et il resta dans son trou.

 

 

 

Mais tout autre était l’atmosphère chez mes oncles qui sentaient venir le « virage à gauche ». « Le socialisme est pour tout à l’heure », « les poulets vont changer de gueule », c’étaient là les litanies que l’on récitait en guise de prière du soir, et l’Internationale servait de credo. Mon père haussait bien un peu les épaules, imperceptiblement, en objectant : « Allons, allons, soyons sérieux : les poulets, vous ne vous en privez pas, avec vos primes de traction ! Vous me faites de drôles de damnés de la terre, vous, les gueules noires ! Des parias en peau de lapin, oui ! »

Mais en entendant cela, les tractionnaires montaient sur leurs grands chevaux, ils devenaient rouges comme leur drapeau et il s’en fallait de peu que mon père ne fût assommé de leurs grandes mains frangées de crassin noir.

D’ailleurs mon père parlait là contre ses opinions profondes. La Fédération chrétienne des Cheminots vers laquelle il se sentait attiré, s’était alliée, elle aussi, depuis quelque temps à la Fédération unitaire dans la lutte pour l’augmentation des salaires. Certes, elle répugnait à la méthode violente préconisée par les « autres », mais petit à petit, nous semblait-il, les « Chrétiens » « viraient à gauche ». Quoi qu’il en soit, entre mes séances de collège et mes visites d’information à la gare ou au dépôt, j’aimais aller chez les oncles car là on nageait dans l’enthousiasme et l’optimisme. À peine avais-je fermé derrière moi la porte que j’étais informé des plus récents événements ferroviaires et surtout des progrès de l’Unité syndicale. Et en l’absence des Oncles, toujours en roulement, c’étaient les tantes qui les suppléaient, ce qui était nouveau dans le clan : les femmes étaient bel et bien gagnées par la politique. J’y trouvais aussi la Tribune des Cheminots, le journal syndical.

Je savais ainsi que les événements du 6 février 1934 avaient resserré les liens entre les groupements ouvriers, que le « Congrès de septembre » avait adopté en séance commune la marche à suivre pour réaliser l’unité, que des commissions mixtes avaient été constituées.

Enfin, un jour, alors que dans le grenier j’aidais ma tante à étendre l’énorme lessive de son « ramougniat » de mari, l’oncle Mon-Jules revenant d’une réunion avait grimpé quatre à quatre les escaliers en poussant des cris de Cosaque. Il avait explosé, sa figure s’était encadrée entre un cache-corset et une taie d’oreiller, et il avait crié : « Ça y est ! Elle est faite, cette unité, les enfants, et c’est par la base qu’elle s’est faite ! »

Puis il expliqua qu’au congrès de Rennes, les gars du réseau de l’Est avaient réalisé l’union sur le plan local ainsi que le congrès de Toulouse l’avait réussie pour le réseau du P.O. Midi, et qu’enfin la Fédération des Cheminots, soudant les deux branches, unitaire et confédérée, venait de tenir à Paris son congrès d’Unité. Il criait comme s’il avait gagné le gros lot :

« Il y avait 911 délégués pour 662 syndicats. Pensez ! 150 000 syndicalistes étaient représentés ! » Puis, pendant que nous épinglions sur le fil les camisoles de la tantine, il se mit à faire l’historique de ce congrès ; il nous cita Jarrigion et Sémard, les deux héros de cette mémorable journée où la Fédération reconstituée adhérait à la C.G.T., elle aussi resurgie de ses cendres, et surtout à la Fédération internationale des Ouvriers des Transports, dont le siège était à Amsterdam.

« Tu entends ? s’excitait Mon-Jules, l’Internationale ! La première Internationale ouvrière à reprendre la lutte, et c’est celle des Transports ! Le mouvement est parti, il ne s’arrêtera plus, les élections se feront en triomphe ! (Il voulait parler de celles de mai 1936, qui approchaient.) Et notre chemin de fer sera nationalisé et sera à nous, tu entends ? À nous ! »

À ce moment, j’eus nettement l’impression qu’il se voyait déjà, lui, le martyr de la réaction bourgeoise, revenu à sa chère lampisterie avec un avancement important, justifié par ses années d’exil au gril du dépôt :

«… Et les salaires, continuait-il en me donnant des grandes tapes sur l’épaule, tu vas voir les salaires si la gauche prend le pouvoir ! Que le Thorez prenne le manche et tu es embauché dans les quinze jours, mon gaillard ! »

Tous les problèmes étaient résolus : le triomphe de la vapeur et des 241, la coordination des transports, la gestion du chemin de fer par les cheminots, plus de patrons, etc.

Lorsque je le quittai, j’avoue que j’étais, moi aussi, fort excité, et je fus sur le point, en rentrant à la maison, d’annoncer tout de go à mes parents et à ma grand-mère : « J’aime Hélène Benoît, je l’épouse aussitôt que le chemin de fer est à nous. C’est une civile, d’accord, mais peu importe, je l’aime, elle m’aime, nous nous aimons. »

 

 

 

Car il me faut bien l’avouer, je n’avais pas encore parlé d’Hélène à mes parents, non parce que je doutais de notre amour, mais parce qu’elle était une « étrangère ». Seul mon grand-père l’avait aperçue au moment de mourir et son sourire m’avait semblé être un consentement, encore qu’il ignorât qu’elle n’était pas de la coterie.

Je crus que le moment était venu de tout dire. Avec la nationalisation, tout était possible, même d’annoncer que j’allais prendre une femme « ailleurs ». Pourtant, entre le faubourg Raines et les Perrières, que ne sépare que la gare, j’eus le temps d’y réfléchir et finalement je résolus de ne rien faire : que le Front populaire gagne d’abord les élections et alors je parlerai d’Hélène !

Ainsi la politique conditionnait-elle maintenant sinon ma vie amoureuse, au moins mes éphémérides matrimoniales.

Signe des temps. Devais-je m’en affliger ou en rire ?

 

 

 

Un matin, au premier courrier, je trouvai, à mon nom, une enveloppe à l’en-tête de la Compagnie P.L.M. Je l’ouvris. Chose incroyable en ces temps terribles de récession, et en réponse à ma demande d’embauche, l’Inspecteur principal chef du IIIe Arrondissement, à Dijon, me priait de me présenter au chef de la gare de Louhans pour y être « mis à l’essai ».

En pleine crise économique, une des pires que la France ait connues, aux dires de ces messieurs les journalistes, et alors que tous les conscrits se morfondaient dans l’attente de leur situation et l’avènement du Front Popu, j’étais embauché. La dynastie cheminote se perpétuait et, Hélène aidant, la sixième génération était imminente.

Sur le coup, je ne pensai pas à tout cela d’une façon aussi précise, certes, mais ayant informé ma mère qui préparait le grand pot-au-feu du samedi, je bondis vers les Marmuzots, le quartier où habitait Hélène.

Je battis alors très certainement le record du monde du mille mètres, établi je crois, quelques années plus tôt par Paolo Nurmi, et je me trouvai ainsi fort essoufflé devant la petite grille qui fermait le jardinet. Poussé par une force irrésistible et, fort heureusement, sans même réfléchir, je sonnai. Une dame m’ouvrit, j’entrai, et sans me présenter je demandai, à bout de souffle :

« Hélène est-elle là ? J’ai une communication à lui faire.

— Mais monsieur…

— C’est très grave, ajoutai-je.

— Mais monsieur…» répétait la dame.

À ce moment, une porte s’ouvrit, et ma merveille apparut.

J’agitai la lettre de convocation en criant :

« Ça y est ! »

Hélène poussa un petit cri et fit un irrésistible mouvement en avant qui eût pu parfaitement la projeter dans mes bras, mais le sens de la dignité, si fortement appris à l’école et dans nos familles, nous retint. Elle n’était pourtant plus qu’à vingt-cinq centimètres de moi et semblait elle-même toute étonnée de son audace. Elle joignit les mains avec l’expression de la Vierge Marie devant l’Archange Gabriel, dans l’Annonciation de Maurice Denis, et susurra :

« Ça y est ?

— Voyons, monsieur, disait gentiment la dame, mais qu’est-ce qui « y est » ? Expliquez-vous. »

C’est alors que cette force prodigieuse, irrésistible, qui m’avait poussé jusqu’à bousculer les convenances et intervertir l’ordre sacro-saint des choses, m’abandonna subitement et je m’aperçus à ce moment que j’étais debout, un papier à la main, dans le vestibule d’un appartement plutôt cossu, devant une dame inconnue.

Hélène me regardait et je regardais Hélène. Plus exactement, nos regards se compénétraient. Cet état d’hypnose dans lequel nous nous trouvions plongés à chacune de nos rencontres s’atténua tout doucement, et nous entendîmes clairement cette bonne dame qui disait :

« Mais voyons, Hélène, de quoi s’agit-il enfin ?… C’est grave ?… Mais parlez, monsieur, parlez ! »

Revenus brutalement sur terre tous les deux, il nous fallut bien répondre. Je le fis avec une brutale maladresse dont l’efficacité fut d’ailleurs parfaite :

« Je venais annoncer à Hélène que j’avais enfin trouvé une situation.

— Mais monsieur, en quoi cela peut-il nous intéresser ?

— Parce qu’alors, madame, je vais pouvoir me marier.

— Je vous en félicite, jeune homme, mais je ne vois pas…»

Hélène vint à mon secours :

« Mais si, maman, tu vois très bien ! »

Ma future belle-mère tomba alors sur un fauteuil qui se trouvait là, ouvrit de grands yeux, et elle se mit à crier :

« Papa ! Papa ! Viens vite ! Viens vite ! »

Une autre porte s’ouvrit, le papa en sortit, en veste d’intérieur, les lunettes sur le front.

« Quoi ? Que… que se passe-t-il ? » Puis, m’apercevant, il me salua : « Monsieur… »

La maman voulait expliquer : « Voilà : ce jeune homme qui… ce jeune homme que…» ; puis elle y renonça en nous disant : « Enfin, débrouillez-vous tous les deux ! »

« Tous les deux. » Cette phrase qui nous réunissait presque officiellement dans l’adversité me parut merveilleuse, elle me donna un courage prodigieux, et en deux mots je fis ce que l’on peut appeler une demande en mariage.

« Monsieur, j’ai trouvé une situation, j’entre aux chemins de fer, au Service de l’Exploitation, et comme j’aime votre fille, je venais vous l’annoncer et vous informer de mes intentions. »

Le papa qui avait un esprit cocasse et bienveillant me regarda d’une façon comique.

« Alors, vous avez trouvé une situation, dites-vous ?

— Oui, monsieur.

— En pleine crise ?

— Oui, monsieur.

— Une VRAIE situation ?

— Mais oui, monsieur, puisque j’entre aux chemins de fer, au Service de l’Exploitation.

— Eh bien, mon ami, chapeau ! Alors que tout le monde est au chômage, dans la mélasse, vous, vous trouvez une situation, et vous entrez aux chemins de fer ?

— Oui, monsieur. »

Il se tourna vers sa fille.

« Je ne le connais pas, ton soupirant, mais tu peux dire que c’est un as ! »

Je me sentis plus à l’aise pour répondre non sans fierté :

« Je n’y ai pas de mérite, monsieur, je suis aux chemins de fer depuis 1838. »

Il éclata de rire. J’ajoutai : « Je veux dire que je serai la cinquième génération depuis 1838. »

Il prit un temps et :

« Eh bien, nous allons envisager ça avec ma fille ! Il faudrait tout de même que nous ayons son point de vue sur la question, hein ? Elle ne nous a encore rien dit, la mâtine ! »

Et la voix qui m’est chère laissa tomber ces mots :

« Mais si, Papa, je t’en ai parlé !

— Pas possible ?

— Mais si, rappelle-toi : l’attelage automatique !

— Ah ! c’est vous l’ingénieur ? fit le père en m’inspectant des pieds à la tête.

— Oui… enfin, non… Enfin, nous cherchons.

— Et où en êtes-vous ?

— Eh bien, je crois que nous avons trouvé, monsieur.

— Comment « nous » ? Vous n’êtes pas seul ?

— Non, non, je travaille la question avec mon ami Marcel. »

Une heure plus tard, après avoir raconté la mort de M. Dulot, j’expliquais à ce brave étranger ce qu’était un triage, un enrayeur, un sabot-frein. De là à lui exposer les avatars de la Mountain il n’y avait qu’un pas ; il semblait très intéressé.

Me croira qui voudra, pour la première fois de ma vie je me trouvais dans un appartement « civil » ; j’y trouvais des différences assez impressionnantes avec les logements cheminots : d’abord, il y avait des fauteuils dans la pièce où nous nous trouvions et j’étais dans les bras de l’un ; pour la première fois aussi j’étais assis dans un fauteuil et un fauteuil sans housse. Chez nous, il n’y avait que des chaises, et je ne tardai pas à être envahi par ce que j’ai appelé plus tard « l’angoisse du fauteuil ». Je n’ai jamais pu me faire à ce siège trop bas, trop souple, trop enveloppant, trop riche, trop confortable, qui vous donne l’allure d’un goutteux, l’âme d’un vieillard, et de ce fait vous ramollit l’entendement. J’avais vu des fauteuils chez M. Paulin et puis chez certains de nos chefs, mais ils étaient toujours recouverts d’une housse. Ici, ils montraient sans pudeur leur velours, indice d’une absence totale de sens de l’économie. Des fauteuils nus, à neuf heures du matin, en semaine ?… décidément j’entrais dans un autre monde. Mais Hélène, la beauté d’Hélène, les yeux d’Hélène, les jambes d’Hélène, les lèvres d’Hélène, l’odeur d’Hélène, justifiaient amplement cette trahison à mon milieu et à son éthique.

Je sortis de chez Hélène dans un état second et je filai tout aussitôt chez les oncles pour leur annoncer l’événement majeur. Seul l’oncle Georges était là ; il me fit compliment de ma chance mais il le fit avec un air gêné. Il paraissait même vexé. Je compris pourquoi lorsque je reçus le même accueil chez les deux autres : on ne pouvait s’empêcher de regretter, ici et là, que j’eusse été embauché avant l’avènement du Front Populaire. Ainsi je devrais ma place à la Compagnie, aux « barons du rail » aux « Deux Cents Familles », et non aux camarades, et je ne tardai pas à sentir que, dans la famille, on me suspectait de bénéficier d’un favoritisme assez dégradant. Mon père, au contraire, s’en montrait tout fier ; il me disait : « Laisse dire et pense que tu es toujours favorisé si tu fais bien ton travail, si tu te respectes et si tu es convenable. »

« Être convenable », voilà qui vous classait un homme.

Depuis plus d’un mois, mon père m’avait chapitré comme une jeune mariée : tous les soirs, il me faisait des recommandations sur la façon d’appliquer le plus judicieusement les dispositions du Règlement général d’Exploitation, que je savais d’ailleurs par cœur. Deux points semblaient l’inquiéter particulièrement : aurais-je le sang-froid et l’autorité nécessaires pour organiser un bon pilotage en cas de déraillement sur double voie ? Et mieux encore, saurais-je être un bon chef de mouvement sur voie unique ? Car la gare de Louhans, où j’étais convoqué, avait l’honneur d’être installée à l’intersection de la ligne à double voie de la Savoie et de la ligne à voie unique de Chalon à Lons-le-Saunier, appelée je ne sais pourquoi la Ligne des Dombes, ou plutôt la « Ligne de la Dombe ». La voie unique était paraît-il la pierre de touche qui révélait le vrai cheminot. La voie unique est à l’art ferroviaire ce que le marbre de Carrare est à la sculpture : aucune erreur n’y est tolérable. J’allais avoir l’honneur d’en tâter.

 

 

 

Je passai cette fameuse visite d’incorporation, sorte de conseil de révision à la puissance quatre, revu, corrigé et amélioré par la complexe, méfiante et vétilleuse administration ferroviaire. Je triomphai de toutes les embûches, de tous les tests imposés par la cybernétique naissante, notamment en citant par cœur – et pour cause – les lettres du fameux tableau et les chiffres du livre japonais, que j’aurais reconnus à trois kilomètres dans le brouillard. Etais-je vraiment daltonien ? Je ne devais jamais le savoir, même après les nombreuses visites de sécurité passées au cours de ma carrière. Et par un beau matin clair d’octobre, je pris le train de la Bresse qui devait me conduire à ma première résidence d’emploi, Louhans, capitale de la poularde.

Le fait qu’Hélène était là, sur le quai, ne m’empêcha pas d’aller saluer la locomotive et l’équipe de conduite avant de monter dans le compartiment de troisième classe où commençait ma carrière. C’est le cœur gonflé d’espoir que nous nous fîmes les baisers et les signes d’adieux réglementaires, traditionnels, quoique discrets ainsi qu’il convient, et d’un seul coup je me trouvai enfin engagé pour de bon et à mon compte dans le monde ferroviaire qui devait m’absorber, me consommer, me digérer, jusqu’au dernier jour de ma 54e année. Il me fallait pourtant faire d’abord un essai au grade « d’attaché à l’échelle 5 » auquel me donnait droit mon baccalauréat. La plaine de la Saône, puis le passage, assez triste et monotone, de la Bresse sous les pluies d’automne me parurent au contraire lumineux et plus riants même que la Côte d’Azur, que je ne connaissais d’ailleurs que par les affiches des gares, signées Hugo d’Alésy, Lessieu, Bourgeois et Commarmout.

L’entrée en Bresse, après le passage du pont sur le Doubs, à Navilly, fut triomphale, et la place de la petite ville de Louhans me fit battre le cœur, d’abord parce qu’elle est charmante avec ses vieux toits, ses arcades, son clocher pointu à tuiles vernissées, le pont sur la Seille et le champ de foire au bord de l’eau, mais surtout parce que c’était là que j’allais faire passer mes premiers trains et ainsi savoir si j’avais « le talent. »

J’arrivai comme mars en carême dans une gare en ébullition car c’était lundi. Depuis le traité de Verdun (Verdun-sur-le-Doubs, et non Verdun-sur-Meuse28), en 843, le lundi est jour de foire à Louhans. Le long de la ligne, j’avais vu, au fil des chemins, se suivre des chariots chargés à refus de monceaux de cageots, où des volailles accroupies digéraient leur dernier gavage, surmontés du patron en casquette et de la patronne en fanchon noir sous le grand parapluie bleu.

La petite ville était pleine comme le triage de Perrigny, et le champ de foire débordait dans la Grande-Rue jusque sous les arcades.

Je me présentai au bureau du chef de gare.

Ce local était envahi par des volaillers en tablier bleu, sacoche noire en bandoulière, qui rédigeaient là leurs feuilles d’expédition faute de place ailleurs. Ils remplissaient toute la gare de cette odeur assez écœurante de volailles tuées qu’ils traînent tous derrière eux. Des plumes blanches voletaient un peu partout. Lorsque je demandai le chef de gare, on leva les bras en disant :

« Le chef de gare ? Il n’est certainement pas dans son bureau un jour de foire, monsieur ! Vous le trouverez plus sûrement sur le quai de chargement. »

Je fus au quai de chargement. Dans une neige de plumes blanches et un vacarme énorme de piaillements et de caquètements je vis un gros homme debout, en bras de chemise, qui hurlait des ordres à des gens affairés qui empilaient, dans des wagons couverts, des cageots de volailles mortes, des épinettes de volailles vivantes : c’était le chef de gare.

Lorsque je me fus présenté, il hurla de plus belle :

« Et qu’est-ce que vous, voulez que je foute de vous ? Ah ! voilà bien les bureaux ! M’envoyer un « bleu » un jour de foire, et un attaché par-dessus le marché ! Foutez le camp, mettez-vous dans un coin, ne bougez plus, tâchez au moins de ne pas gêner ceux qui travaillent ! » Et il se remit à lire les étiquettes en criant :

« Hôtel Lutetia, à Cannes : Groupement 3… Hôtel Carlton à Nice : Groupement 3… Le Lavandou : Groupement 2… Monte-Carlo : Groupement 4… Allez ! Tout ça dans le collecteur de tête… L’Angleterre ? Ah ! ne venez pas m’emmerder ici avec votre Angleterre, hein ! Foutez-moi ça sur le quai découvert. Ici, c’est pour les « Mocos » ! Les Angliches, c’est là-bas, et ça ne part que dans trois heures, on a le temps. La Côte d’Azur, ça part tout de suite ! »

Puis, en grommelant :

« Les bureaux feraient mieux de m’envoyer des hommes d’équipe chevronnés plutôt que de me filer un attaché au biberon ! » hurlait le chef qui empoignait les gros cageots et les coltinait avec l’aisance d’un fort des Halles.

J’étais là, debout, inutile, dans ce tohu-bohu et cette puanteur sympathiques d’abattoir. Je regardai l’homme et, franchement, je crus que je m’étais trompé. Non, ce n’était pas là l’image que l’on se fait d’un chef de gare dans la famille. Moi qui entendais toujours dire que ces messieurs de l’Exploitation faisaient du chemin de fer en dentelles avec leurs beaux uniformes à boutons dorés…

Au bout de dix minutes, j’avais compris la manœuvre. J’enlevai ma veste et je me mis à charger les Groupements 3, les plus urgents apparemment, puisqu’il fallait les coller au 4807 qui partait à 11h38 vers la Côte d’Azur, le plus gros client de la Bresse à cette époque avec la Riviera italienne, la Suisse, l’Angleterre, et Paris, bien entendu.

Lorsque le 4807 eut emmené les jolies poulettes roses, estampillées « Poularde de Bresse », vers Menton et Vintimille, ce furent les wagons complets pour Paris, le Nord, puis la Belgique, puis la Suisse, et enfin l’Italie.

Il était quatorze heures lorsque les wagons de volailles furent terminés ; personne n’avait parlé de repas ni même de casse-croûte, je pensais que l’heure était venue de chercher une table quelque part, mais le chef de gare, se frottant les mains d’un air satisfait, annonça :

« Eh ben voilà une bonne chose de faite, les enfants ! Eh ben, maintenant, aux voies de débords ! Et en avant pour le rodéo ! »

Au fond de la cour de la grande et de la petite vitesse un troupeau de vaches tournait en rond sous la garde de gens en grande blouse bleue, armés d’un long bâton, les chiens sur leurs talons. Les bêtes faisaient front, mufle au sol, en roulant des yeux apeurés, en tout une bonne centaine dont il fallait faire des lots et qu’il fallait charger dans les wagons alignés le long du quai à bestiaux, pour les envoyer à La Villette, aux abattoirs de Strasbourg, à ceux de Saint-Louis-des-Aygalades à Marseille, et une dizaine d’autres en Italie.

Pendant que les maquignons triaient et séparaient les bêtes, je suivis le brigadier de quai pour « pailler » les wagons. D’un seul coup, j’étais devenu paysan. Le brigadier lançait les bottes et coupait les liens, et je me trouvai, je ne sais trop comment, fourche à la main, en train d’épancher la paille dans les véhicules. Au fur et à mesure que le wagon avait reçu sa litière, on affermissait la passerelle, et commençait alors véritablement le rodéo promis. Nous étions trois pour enfourner dix ou douze bêtes dans chaque wagon. Quand c’était terminé, on roulait la porte, le brigadier collait les fiches, on verrouillait, et on passait à un autre.

À quatre heures – seize heures pour nous – il y eut une accalmie, et je pensais qu’on allait la mettre à profit pour se restaurer. Que nenni ! À peine avions-nous fini de vriller la dernière ligature qu’un troupeau faisait son apparition à l’entrée du corral… je veux dire du quai à bestiaux. Mais cette fois-ci c’étaient des mulets, oui, une bonne petite quadrilla de grands mulets, à vrai dire fort maigres, ruant des quatre pattes, et qu’il fallait convaincre d’entrer dans le wagon Est K-71228, que nous poussâmes à l’épaule pour l’amener à quai, le tracteur de manœuvre étant demandé ailleurs. C’étaient des mulets qui partaient pour Arles pour devenir saucissons, et c’est ainsi que je devais apprendre comment le fameux saucisson d’Arles se fabriquait – à l’époque – car le progrès a certainement changé tout ça.

Nous eûmes terminé trois heures plus tard, car l’expéditeur, un grand vieillard maigre vêtu d’une blouse caparaçonnée de bouse de vache, exigea que l’on épandît de la paille fraîche, une botte par bête, comme il est prévu au tarif d’expédition des animaux vivants, article 8, dernier paragraphe, ce que nous avions oublié.

Il fallut ressortir les bêtes, pailler le wagon, sous les yeux malins du chevillard, et réintégrer les mulets qui, ayant goûté une première fois du sleeping, se souciaient fort peu d’y retourner.

La nuit était tombée lorsque nous eûmes fini. Le chef de gare me dit alors :

« Je vous ai bien regardé, vous avez retroussé les manches, c’est bien. Moi, j’aime les gars qui retroussent les manches et ne comptent pas leur peine. Continuez comme ça et nous serons amis. C’est comme ça dans les gares, il y a trois fois moins d’employés qu’il le faudrait, et il faut donc travailler pour trois ! ».

Là-dessus il m’entraîna dans le bureau d’expédition où, avec deux autres agents en casquette, tout le monde se mit à démarier les liasses de déclarations d’expédition et à en faire trois tas : l’original ici, la première copie là, et la deuxième copie là-bas.

« Gautheron dit le chef, voilà un jeune attaché qui ne demande qu’à travailler, il va vous remplacer, allez bien vite faire votre caisse ! »

Il était dix heures du soir lorsque nous eûmes fini. Tout ce monde-là travaillait depuis les six heures du matin, sans une minute d’arrêt, et sans manger. Le chef nous entraîna à la buvette de la gare où, enfin, je pus me restaurer, au milieu de ces hommes qui, leur couteau de poche à la main, faisaient des brèches énormes dans de grosses miches de pain et buvaient sec un vin rouge qui débordait sur la table, et le chef n’était pas le dernier.

Le chapeau sur la nuque et les mains aux cuisses, il répétait, la bouche pleine :

« Voilà le travail ! Voilà ce que c’est qu’une gare, mon garçon ! C’est pas un salon ! Faut faire chacun le travail de dix. Pendant ce temps-là, au Centre, ils sont trois pour porter un pli, et quatre pour l’ouvrir, et celui qui tourne les pages est pour le moins inspecteur, à l’échelle 16. C’est comme ça, mon garçon ! Faudra vous y faire ! Mais je me demande bien quelle idée vous avez eue, avec le diplôme que vous avez, de demander le service des gares ! C’étaient les bureaux du centre qu’il vous fallait ! Là vous vous seriez fait de la couenne et vous auriez eu de l’avancement ! Ici, vous aurez le tintouin… Et pour les galons ce sera l’enterrement de première classe ! »

Comme nous sortions bruyamment de la buvette une sonnette se mit à grésiller.

« Voilà le 601 qui s’annonce, allez fermer toutes les portes, cré vingt dieux, sinon la gare va s’envoler ! »

C’était le rapide d’Italie qui arrivait, à pleine vapeur ; déjà la terre tremblait alors qu’on ne l’entendait pas encore. Il surgit tout à coup, tout au fond de la nuit, derrière la halle de la petite vitesse, et en deux secondes il fut sur nous. Le dos tourné à la voie, la tête dans les épaules, nous l’entendîmes gronder bientôt sur le pont métallique de la Seille, et s’enfuir vers Ambérieu et Modane. Ç’avait été aussi bref qu’un énorme coup de canon de marine.

Un homme, dans le poste à signaux, relevait maintenant posément le levier du disque et reprenait son attente solitaire dans les ténèbres, alors qu’un épais brouillard montait de la rivière avec les odeurs, bien bressanes, des eaux lentes.

On se quitta, écrasés de fatigue.

« Allez de ma part à l’hôtel Puget, me dit le chef, je vous y ai annoncé. Demain, on tâchera de vous trouver un lit. Un lit garni, si vous voulez. À votre âge ça s’impose. Il y a tout ce qu’il faut ici, et les Bressanes sont belles !

— Pas la peine, dis-je fièrement, je suis fiancé. » Ce qui le fit rire aux éclats, je ne sais trop pourquoi. J’éprouvai le besoin d’ajouter : « Rien ne m’intéresse dans les bureaux, vous savez. Moi, ce que je veux c’est faire du chemin de fer ! » Il éclata encore de rire :

« Pour faire du chemin de fer, vous allez être servi, vous en aurez votre claque, et des gueules noires aussi !

— Des gueules noires ?

— Oui, les gueules noires. Une drôle de race, c’est de la carne, tout ça, vous verrez. » Puis il ajouta :

« Vous aurez intérêt à dormir toute la journée demain, car vous allez commencer par le roulement de nuit. Vous prenez votre service en double avec le chef de service, Charles Buatois, à vingt heures. Faudra ouvrir l’œil, hein, et pas trop penser à la fiancée ! »

 

 

 

Je vins à la gare quatre heures avant ma prise de service, car je voulais quand même voir fonctionner de jour cet établissement tout nouveau pour moi. À vingt heures, après un repas bressan à l’auberge Puget, un repas de lendemain de foire où les pensionnaires liquident les plantureux reliefs de la veille, je fis connaissance de Charles Buatois, facteur enregistrant, chef de service. C’était un petit homme nerveux et actif qui, d’entrée, m’annonça que nous allions faire ensemble sa mille et unième nuit de service.

Oui, en douze ans de service, en effet, il avait fait mille matinées, mille soirées, et mille nuits, car il tournait en trois-huit depuis dix ans.

« Mille nuits et deux échelles ! » ajouta-t-il. Il voulait dire par là qu’il n’avait eu dans ces douze ans qu’un seul avancement, qui l’avait fait passer de l’échelle 3 à l’échelle 5. Je ne compris pas tout de suite l’importance de ce détail.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Charlot n’était pas pédagogue ; il m’accueillit plutôt fraîchement et m’ordonna de « renseigner les bagages au départ » (il s’agissait de coller les étiquettes), mais sans me dire ni où était la colle ni où l’on pouvait trouver les étiquettes. Puis il se mit à faire, sans rien m’expliquer, la « situation comptable », c’est-à-dire à reporter, sur plusieurs registres et sur un immense tableau, les sommes encaissées dans la journée et à faire des additions. C’était là le travail du service de nuit dans les petites gares. Mais à peine avait-il, transcrit cinq chiffres que la sonnette d’annonce des trains grésilla, alors que cinq voyageurs se présentaient pour prendre leur billet. Le règlement du mouvement exigeait que nous fussions sur le quai pour recevoir le train et pour lui donner le départ ; d’autre part, le règlement du trafic exigeait que nous fussions au guichet pour la vente des billets, et à la porte de sortie pour contrôler les voyageurs. C’était là le dilemme quotidien qui déchirait toutes les nuits le chef de service, seul dans sa gare jusqu’à quatre heures du matin.

Et Charlot entonna le refrain qui m’était déjà connu :

« Faut tout faire ici. Pendant ce temps-là, les bureaucrates du centre sont dix pour donner un coup de tampon ! »

Après quoi il s’écria : « Mais à quoi il pense, le chef, de te coller comme ça, débutant, du premier coup en service de nuit ? Il voudrait te couler qu’il ne ferait pas autrement. »

L’omnibus de Dijon fut pourtant reçu et expédié, et commença alors un ballet extraordinaire que je dois raconter. Je le transcris ici par souci de la vérité. Il va sans dire qu’il se reproduira toutes les nuits de ce premier roulement et toutes les nuits de ma sacrée carrière. Le travail consiste à répercuter aux postes les plus proches en amont et en aval les heures d’annonce et les heures de passage de tous les trains, de les noter sur le registre de la circulation, de fermer les signaux après le passage de chaque circulation, sans pour autant cesser de faire les bordereaux de situation comptable qui partiront le lendemain matin vers cet odieux « centre », exigeant et surpeuplé.

Il fallait, bien sûr, aussi observer soigneusement le passage de tous les convois pour voir si aucun véhicule ne présentait de signe d’avarie, si les chargements étaient en bon état, s’il ne flottait aucun câble, aucune élingue, aucun prélart, qui pût nuire à la bonne marche du convoi ou mettre en péril un train croiseur, et enfin s’assurer que les feux de queue étaient bien présents et bien visibles.

« Fais bien attention à ça, me dit Charlot. Si des fois les feux de queue ne sont pas là, c’est qu’il y a eu rupture d’attelage et que la queue du train est, par là derrière, en train de se balader toute seule sur la voie, comme une grande, et qu’elle peut très bien débouler dans ta gare au moment où tu ne t’y attends pas ! Ça, c’est la catastrophe, et y’est pas rien ! » (locution bien bressane d’un usage très courant entre Saône et Jura).

Nous fûmes occupés ainsi par ces menues distractions fort variées jusque vers les 24 heures, c’est ainsi qu’aux chemins de fer on nomme minuit lorsque l’on est encore dans le jour « J 1 », mais minuit cesse d’être 24 heures lorsque l’on entre dans le jour « J 2 », il s’appelle alors 0 heure. 24 heures et 0 heure coïncident exactement, mais ce n’est pas la même heure. Un peu comme mi bémol n’est pas ré dièse. Charlot prenait soin de m’expliquer laborieusement cela lorsque fut annoncé l’express de Saint-Amour, le dernier de la journée à s’arrêter à notre gare, et qu’en même temps un voyageur étonnant entra dans la salle des pas perdus et frappa au guichet.

Alors que notre express arrivait, à toute vapeur, ce voyageur demandait un billet avec réduction de 20 p. 100, pour Londres, via Calais-Maritime, en troisième classe, avec arrêts à Paris et à Amiens.

La confection de ce billet était complexe et longue, on s’en doute. Je me souviens encore, comme d’hier, de ce grand escogriffe d’Anglais, incapable de parler français, et qui prétendait, en outre, enregistrer en bagages accompagnés un vélo et une forte cantine en fer.

Qu’est-ce qu’un Anglais pouvait bien faire, la nuit, à Louhans (Saône-et-Loire) avec un vélo et une cantine ?

Charlot devait me l’expliquer plus tard : c’était un acheteur de volailles pour les Anglais.

« Pauvres gens, ces Anglais, soupirait-il, ils n’ont rien ! Obligés qu’ils sont de venir chercher des volailles en Bresse ! »

Ce soir-là, je tentai de servir d’interprète, mais tout le monde connaît les capacités d’un bachelier français moyen pour parler une langue étrangère : j’aurais pu traduire le discours d’Hamlet, que je savais d’ailleurs par cœur, mais on ne m’avait jamais appris à vendre un billet de chemin de fer en anglais.

Enfin on put hisser ce pauvre Goton29 dans le train et, au vol, son vélo et sa malle dans le fourgon de queue alors que la tête du train franchissait déjà l’aiguille de sortie.

« Y’est pas rien ! disait Charlot en ajoutant :

— … Comme je dis toujours au chef : S’il n’y avait pas ces sacrés voyageurs, ce serait un métier acceptable !… Mais y’a ces vains dieux de voyageurs !… Qu’est-ce qu’on a à foutre des voyageurs ?… Les voyageurs ?… ça ne rapporte pas un sou et c’est tout juste bon à emmerder le monde !… Non seulement un train de voyageurs ne nous rapporte rien, mais il nous coûte ! Tout le monde sait ça !… Mais voilà : nous avons l’honneur d’être « service public » !… Ça veut dire qu’il faut se farcir tous ces niasses qui prennent l’envie, à minuit, de partir pour Londres ! Je te demande un peu : est-ce que je vais à Londres, moi ?…»

Charlot n’eut pas le loisir de développer ces intéressants paradoxes. Il dut interrompre sa démonstration car le « Centre », encore lui, appelait au téléphone. C’était le régulateur de circulation qui s’inquiétait du sort de l’express que nous venions d’expédier sur voie 2 et qui n’était pas encore signalé au poste suivant, celui de Saint-Usuge.

Charlot se borna à répondre, en appuyant le pied sur la pédale de contact :

«… Expédié à 23h52, retard une ! On en a gagné une !… Terminé !

— … 23h52… retard une… Terminé ! » répéta le robot de service d’une voix impavide.

La pluie s’était mise à tomber en puissantes rafales de nord-ouest.

« On va être à l’aise pour la manœuvre du 4808 ! » dit calmement Charlot en enfilant son ciré et son suroît de pêcheur d’Islande. Il ajouta :

« Viens. On va régler ton falot ! » Il prit une lanterne, mit du carbure dans le réservoir, revissa le bouchon, agita l’instrument, et lorsque le gaz d’acétylène se mit à siffler, il régla le pointeau avec le doigté d’un accordeur de piano, l’oreille tendue, en disant, didactique :

« Ça se règle au son ! »

Il me tendit un autre ciré :

« Mets-toi vite ça sur le dos, parce que le bal va commencer en pas tardant ! »

Il était 1 h2. Nous étions là, sous le ciré jaune, tels des terre-neuvas, dans les embruns du Grand Banc, la lanterne à la main, crispés comme des acteurs qui vont entrer en scène.

On eut un coup de bigophone : « Ici poste 2 de Saint-Amour : le 4808 a passé, à 0h46. À l’heure. Terminé ! »

Un instant plus tard la sonnette grésilla : « Le voilà ! dit Charlot. Viens ! » Lorsqu’il ouvrit la porte, une bourrasque entra dans la salle de service et nous fit reculer. Une fois dehors, Charlot alla aux leviers de signaux, en releva un, puis un deuxième, les bloqua, prit les clefs Bouré30 dans sa poche et écouta.

On entendait maintenant le grondement du 4808. Il fut bientôt sur le pont de Seille. Nous nous étions portés à la hauteur de l’aiguille des voies de débord et Charlot agitait sa lanterne de bas en haut. Sous la pluie battante, qui fumait sur sa chaudière, le monstre ralentit puis s’arrêta à notre hauteur.

Il y eut un colloque :

« Dix à prendre : 5 sur voie 3 – 2 sur voie 5, – 3 à quai ! dit Charlot.

— Pouvez pas les grouper, non ? dit une voix rogue qui venait de la plate-forme… C’est toutes les fois pareil ! Pouvez pas travailler correctement dans les gares, plutôt que de branler en vous chauffant les fesses ? »

C’était la voix d’une gueule noire, il n’en fallait pas douter.

Le chef de train arrivait en trébuchant dans le ballast :

« Moi j’en ai trois chargés à te laisser, en trente-deuxième et trente-huitième position. Et trois vides en répartition en queue !

— Ça va encore être du billard ! grogna le mécanicien du haut de sa plate-forme, la main droite sur le régulateur.

— On fera la double impasse, et ça ira, n’ayez crainte, chef ! (il est prudent de traiter tout le monde de chef, surtout au cours de manœuvres de nuit).

— C’est pas tout ! hurla le chef de train dans une rafale de pluie : j’ai un foudre à différer, en vingtième position, la boîte chauffe.

— On va prendre au moins vingt minutes dans la vue ! Allez donc faire du chemin de fer avec ça ! » gronda le seigneur.

Et la manœuvre commença.

Charlot, dans les ténèbres, ouvrit l’aiguille 1-2 et les taquets d’arrêt, qui protégeaient les voies de débord et, laissant une partie de son train sur voie 2, la locomotive fit les six aller et retour nécessaires pour poser ses trois wagons et reprendre les sept que nous lui donnions et, sous l’averse qui redoublait, il me fallut entrer huit fois dans les attelages pour dételer et atteler, à tâtons, dans l’eau, la lanterne posée sur le ballast et éclairant tout juste mes pieds trempés.

En me baissant pour passer sous les tampons, je ne cessais de penser à M. Dulot. C’est ainsi qu’il avait été tué. Et c’était mon tour, maintenant, de prendre le risque. Que n’avions-nous présenté plus tôt notre attelage automatique à l’ingénieur ! Et en faisant ces coupes et ces attelages, en passant la chape sur les crochets et en accouplant ou en désaccouplant les boyaux de freins, je m’aperçus tout de bon que mon dernier projet n’était pas viable. Pas plus que celui de Marcel, car nous n’avions jamais pensé à ces boyaux de freins, pas plus qu’aux boyaux de chauffage des voitures à voyageurs. Il fallait donc tout repenser.

L’eau froide commençait à me dégouliner entre les omoplates et gagnait les régions lombaires. Mes mains, lubrifiées par l’émulsion pluie-cambouis, glissaient sur le fer glacé et lorsque, bien campé entre les tampons, j’attendais le refoulement, je sentais la chape glisser. Je la retenais avec mon genou, comme je pouvais, le pantalon collé à ma peau. J’avais beau raidir ma volonté, lorsque, dans les ténèbres, je voyais arriver sur moi la rame, j’avais envie de tout lâcher et de m’enfuir bien loin.

Lorsque tout fut fini et que le wagon-foudre avarié fut différé et calé au butoir de voie 7, tout au bout des débords, la sueur nous inondait. Nous ne sentions même plus la pluie couler sur notre peau. Charlot s’écria :

« Ah ! Nom de foutre, je n’ai pas vérifié ! As-tu bien serré à refus au moins ?

— J’ai serré à bloc.

— Oui, oui ! On dit ça ! On croit qu’on a serré à bloc et puis si la machine n’appuyait pas suffisamment, on a serré… les fesses, et c’est tout. Et aussitôt que le train démarre, ça brandouille !… Et voilà comment arrivent les ruptures d’attelage ! »

Nous revînmes vivement, en traînant la semelle, sous la pluie. J’étais plus recru qu’après un match de championnat en première ligne contre Chalon (l’ennemi numéro un des Dijonnais). Deux heures sonnaient au clocher et on entendait le grondement sourd de la Seille en crue.

Arrivé à la salle de service, Charlot passa au régulateur :

« 4808 expédié à 1h49, retard vingt-trois minutes. Cause : manœuvre de douze wagons, plus un foudre Mitjaville différé pour chauffage. Terminé ! »

Après quoi, ayant raccroché les cirés, on ranima le cubilot mourant en y versant deux seaux de charbon, et Charlot s’écria :

« C’est pas tout ça, mais faut finir notre situation comptable ! »

On tenta vainement de se débarrasser du cambouis et, avec nos mains encore noires, on reprit les registres déjà tous maculés, alors que Charlot, qui avait des lettres, grommelait en ricanant :

«… Les comptes !… Les comptes de la Mille et unième nuit ! »

C’est en rentrant à l’hôtel Puget que je trouvai une lettre de mon père qui me disait :

«… Puisque te voilà dans la coterie, j’ai fait ma demande de liquidation de pension. J’aurai cinquante-cinq ans le 8 mai, je serai donc en retraite le 8 mai, à 18 heures. Pas une seconde de moins, pas une seconde de plus. Les bons comptes font les bons amis et je dirai bien des choses aux "bretelles doubles"…»

Il voulait parler là de ces appareils de voie qui permettent de passer d’une voie sur l’autre dans les deux sens, et qu’il manipulait (sur le papier) à longueur de journée.

À la fin de cet exposé méticuleux et précis, bien dans l’esprit du Service de la Voie et digne du « dessinateur-projeteur » qu’il était, il ajoutait :

«… Les chieurs d’encre ont fait mon compte : ma pension sera de 532 francs par mois, ce qui nous assure de vieux jours très à l’aise ».

Et, avant de signer « ton père qui t’aime », il ajoutait fièrement en conclusion :

«… Voilà où conduit une vie bien organisée, de travail et d’économie. Je te souhaite la pareille. »

Sans vouloir me l’avouer, j’étais heureux : l’évolution de la dynastie suivait son cours traditionnel. Selon la coutume le grand-père mourait alors que le père partait en retraite et que moi, le fils, j’entrais au service, dans un beau métier suffisamment pénible et contraignant pour le maudire cordialement, et suffisamment exaltant pour y rester attaché passionnément, farouchement, dans un système social dont la perfection m’apparaissait d’une façon évidente depuis mon enfance.

 

 

 

Je dormis jusqu’à dix-sept heures ce jour-là. Après treize heures de sommeil ininterrompu, je tentai de donner un coup de brosse et un coup de fer à mon pauvre pantalon, après quoi mes pas me portèrent au bout de la voie 7 où notre wagon de gros rouge, parti de Montpellier pour venir épaissir quelque petit bourgogne un peu trop clairet, somnolait, innocent et bonasse, appuyé contre son buttoir, au bord du remblai.

M’étant approché, pour voir dans quel état se trouvait la boîte d’essieu chaude, je m’aperçus qu’une dizaine de seaux de tous modèles étaient alignés sous le ventre de cet énorme tonneau sur roues. Ils étaient tous à demi pleins de vin, et j’entendis alors le bruit d’un goutte à goutte discret. Deux hommes d’équipe étaient là, accroupis, qui m’accueillirent très jovialement :

« On récupère ! dit l’un d’eux.

— … Dame, fit l’autre, autant que ce soit dans notre gosier que dans le ballast ! »

Non seulement la boîte d’essieu avait chauffé, mais les cercles du foudre en bois s’étaient desserrés et le vin suintait entre plusieurs douelles.

«… Si ça continue, il y en aura pour toute la gare ! dit un des deux hommes, hilare. Ça fait déjà huit seaux pleins qu’on enlève !

— … Mais il serait peut-être préférable que ça ne continue pas ! On pourrait colmater les fentes ?… dis-je.

— Bien sûr !… Le Jean est allé au bureau de la petite vitesse chercher de l’étoupe et du mastic de tonnelier !… On a tout ça en réserve ! On est des types de ressource !… Mais en attendant, hein, vaut mieux récupérer !…

— Mais les seaux ? D’où viennent-ils ? dis-je.

— … Heureusement, on les tient en réserve ! On pense à tout ! »

De fait, Jean arrivait tranquillement, tout là-bas, au fond de la cour des débords. Il se hâtait avec une lenteur calculée. Lorsqu’il me vit, il fit mine de presser le pas, en agitant une filasse d’étoupe et en criant : « J’en ai ! » d’un air triomphant.

Lorsqu’il fut là, les neuf seaux étaient pleins. Ils les transvasèrent alors dans une feuillette montée sur une brouette à bagages dissimulée en contrebas, et replacèrent les seaux sous le foudre, alors qu’avec la lame de leur couteau de poche ils faisaient mine de luter l’étoupe dans les fentes, patiemment. Bien entendu le travail allait lentement. C’est très long, une douelle de wagon-foudre.

« D’ici que le gars du matériel arrive pour le réparer il a le temps de se vider complètement, dit le plus vieux d’un air faussement navré.

— Heureusement, ajouta l’autre, on s’en est aperçus à temps.

 

 

Le soir, lorsque je pris mon service, je remarquai que le chargement des six wagons de volailles du mardi se faisait rondement, et, dans les vestiaires il régnait une bonne odeur de vinasse chaude. Le chef était là, très agité, débraillé et gueulard.

« Je vous en foutrai, moi, des foudres en détresse ! Bande de corniauds ! Bande d’arcandiers ! Si c’est pas malheureux de se mettre dans des états pareils ! Et d’abord je vous interdis de participer à la manœuvre, vous ne tenez plus debout, vous êtes des dangers publics ! Vous serez remplacés par l’équipe de soirée, on se débrouillera sans vous mais je vous interdis de toucher à un attelage ! »

Lorsqu’il me vit, il m’interpella : « Et vous, vous n’en voulez pas ? Vous ne voulez pas en goûter, de notre bon petit vin de chez nous ? Non ? Mettez un peu votre nez là-dessus et humez-moi ça ! Il ne vous tente pas, ce délicieux breuvage ? Pourtant, quel régal, hein ? Un gros pinard du Midi qui a été battu par cinq cents kilomètres de route, qui a suinté entre deux douelles sales, qui a dégouliné sur les entretoises, pour tomber goutte à goutte dans des vieux seaux de toilette, et qui a été transvasé dans une vieille futaille de rebut, et ça ne vous dit rien ? Pourtant c’est un fameux nectar, et vous n’en voulez pas ! Pourtant ces messieurs se régalent, demandez-le-leur. »

Les trois hommes d’équipe, hilares mais muets, me regardent, l’œil brillant, la moustache humide alors que le chef hurle :

« Regardez-les, jeune homme, regardez-moi la fleur du rail en plein épanouissement ! »

Tout à coup il se tait. Deux clients viennent d’apparaître au bout du quai, deux volaillers pleins de plumes collées à leurs grands tabliers bleus, la sacoche noire en bandoulière. On dirait deux minables ; ce sont pourtant ces gens-là qui expédient quotidiennement cinq ou six tonnes de poulets de Bresse aux hôtels de la Côte. Le chef les a vus, il se redresse, boutonne sa veste, remonte le nœud de sa cravate noire, prend un air très digne, très « grand chef » et dit :

« Allons, les enfants, encore un petit effort, et on sera bons pour le 6002 ! »

Les hommes d’équipe deviennent graves, prennent un air affairé, empoignent le diable à deux mains, et roulent les cageots qui s’empilent comme dans un rêve, et le chef de gare, les pouces aux entournures de son gilet, saluant les deux volaillers :

« Voyez, messieurs, ça travaille, ça travaille ! » Puis, regardant ses hommes d’équipe d’un air admiratif :

« Ah ! les bons gars. Ah ! les bons gars. Ça, je peux dire que je suis gâté ! Regardez-moi ça ! Ah ! oui, j’ai une bonne équipe ! »

Car il est de bon ton que la Corporation ait une bonne réputation auprès des « étrangers ».

 

 

 

Mon premier roulement de nuit me parut long, à vrai dire – sept nuits de suite – mais il faut que je raconte cette petite histoire. Bien que courte, elle en dit long.

Un jour, ou plutôt une nuit, c’était la dernière de mon roulement, celle du samedi au dimanche, sur la locomotive du 4808 je vis trois hommes : le seigneur, le compagnon-chauffeur, et une « blouse noire ». Je pensai « Voilà un inspecteur chef de traction courageux ! Pour se farcir une tournée d’inspection de nuit, il faut être mordu ! »

Lorsque je m’approchai, je m’aperçus que c’était tout simplement mon oncle François. Il m’avait bien sûr reconnu mais n’en voulait rien paraître, très gueule noire, toujours au-dessus de la mêlée, indifférent à la piétaille, il me fit pourtant un signe que personne ne vit, qui, de la part d’un tractionnaire, pouvait être un salut très amical. Je le lui rendis alors que Charlot grognait à voix basse :

« Foutre ! Il est là, celui-là, avec sa gueule brûlée. Méfie-toi, garçon ! »

La manœuvre commença. Du haut de la plateforme, l’oncle François, immobile, glacé, assista à toutes les opérations sans dire un mot. Pendant que la machine faisait l’impasse pour laisser un wagon sur voie 5, Charlot répéta :

« Tu vois cet homme, c’est une blouse noire.

— Je sais, c’est un inspecteur de traction, et alors ?

— Alors, celui-là, crois-moi, il ne vaut pas cher. Il n’y a pas longtemps qu’il est gradé, avant il était mécanicien, et il n’est pas passé une fois ici sans nous faire des crasses.

— Il est vache ? demandai-je.

— C’est de la carne ! De la vraie carne ! »

Tout en balançant ma lanterne à bout de bras pour commander les refoulements, je dis à Charlot :

« C’est mon oncle.

— Ah ! nom de foutre ! Je… ne savais pas, tu m’excuseras… Mais n’empêche que c’est de la carne ! »

Le train était arrivé avec cinq minutes de retard et notre manœuvre qui, je ne sais pourquoi, ne marchait pas bien, menaçait de nous en faire perdre encore une dizaine. Charlot s’impatientait et jouait du sifflet, « Activez, activez », alors je crus bien faire, ayant fait ma coupe, de manœuvrer mon wagon au lancer, c’est-à-dire qu’ayant commandé le refoulement je fis stopper la locomotive. Le wagon s’en alla tout seul s’amortir tout doucement sur le butoir.

Lorsque la machine fut à nouveau sur son train, l’oncle n’avait toujours rien dit. Charlot qui revenait, au pas de gymnastique, de fermer les taquets me dit :

« Bon, tu t’es bien débrouillé, on va probablement regagner trois minutes.

— Oui, dis-je, parce que j’ai lancé mon wagon. »

Charlot eut un haut-le-corps.

« Malheureux ! Tu as lancé ?…

— Oui, il fallait bien, c’était la seule façon de rattraper trois ou quatre minutes.

— Malheureux ! C’est absolument interdit de manœuvrer au lancer ! » Il allait citer l’article du Règlement général. Je l’apaisai :

« Mais au triage ils ne font que ça toute la journée et toutes les nuits ! Tous les trains sont bien triés à la gravité ?

— Au triage, oui, parce qu’il y a les enrayeurs, mais pour nous c’est interdit, c’est le pire des crimes, c’est comme si tu expédiais un train sans avoir ta reddition31. »

Il ajouta, effrayé :

« Ça va saigner ! La blouse noire ne va pas te louper !

— Penses-tu ! C’est mon oncle !

— Oui, mais moi je te dis que c’est une carne.

— Comment ? Un grand syndicaliste ? Un « camarade » comme lui ? Il est au moins secrétaire de sa cellule. Ce n’est pas possible, voyons !

— Mais mon Blaise, tu t’imagines que les gros syndicalistes sont bons pour le pauvre peuple ? T’auras des désillusions, mon petit. Ils sont plus vaches que les patrons ! C’est les pires ! Surtout un gars sorti du tas comme celui-là ! Mon petit frère, c’est les pires !

— Mais non, Charlot, ce n’est pas possible ! Voyons ! Un homme qui ne parle que du peuple, des camarades, de la solidarité ouvrière…»

Charlot me regarde comme si j’étais un blaireau enragé :

« Nom de foutre ! T’auras des désillusions, je te le dis ! Oui, je te le dis, comme ça, hein, entre nous. Moi aussi je suis syndiqué, à la C.G.T., comme tout le monde, et si je me suis syndiqué c’est même un peu pour ça. Mais j’aime mieux te prévenir : méfie-toi des ardents syndicalistes. C’est les plus durs pour le pauvre peuple ! »

Puis s’arrêtant soudain il me demande : « À propos, toi, t’es syndiqué ?

— Non, pas encore. C’est délicat, il y a trente-six syndicats. Je ne sais trop lequel choisir. Je me syndiquerai quand il n’y aura qu’un syndicat. »

Charlot hoche la tête :

« Si t’es pas syndiqué, ça va saigner ! ça va saigner ! T’aurais intérêt !

— Mais puisque je te dis que c’est mon oncle !… Et puis enfin il est chef à la Traction, les fautes de l’Exploitation, ça ne le regarde pas.

— Tu vas voir si ça ne le regarde pas ! »

Nous arrivions au poste de block. Bien qu’il fût pressé d’aller se chauffer au cubilot, Charlot s’arrêta, me posa la main sur le bras, son nez de fouine en avant.

« Il n’y a pas d’oncle ni de neveu avec un gars comme ça ! Il alignerait son père. C’est de la carne, t’entends, c’est de la carne. T’aurais intérêt : faudrait te syndiquer ! »

Je n’anticiperai pas beaucoup en disant que huit jours plus tard le chef m’appela à son bureau.

« Eh bien, jeune homme, on est amoureux, on pense à sa nénette, et on manœuvre au lancer en gare sur voie principale ?… Tenez, voilà le Centre qui vous envoie un petit poulet. »

Il me tendit un papier, vert si je me souviens bien, où il m’était demandé, en effet, de m’expliquer sur le fait d’avoir manœuvré au lancer en pleine voie, à la manœuvre du train 4808, tel jour à telle heure.

Je devais être pâle comme un mort.

« Remettez-vous, mon garçon, remettez-vous, vous aurez une observation sévère ou peut-être même un blâme, mais sans inscription au dossier. Ce sera la première mais ça ne sera pas la dernière. Marchez !

— Ce n’est pas trop ça qui me gêne, chef, mais celui qui m’a épinglé… c’est mon oncle.

— Pas possible ? C’est au moins celui qui a eu son retour de flamme ? Celui qu’on appelle le Roussi ?

— Vous le connaissez ?

— Oh ! tout le monde le connaît, dans les gares. Il était déjà imbuvable avant, quand il était mécanicien, mais son pépin ne l’a pas arrangé. Vous savez bien, jeune homme, que les gueules noires ne se prennent pas pour de la merde de coucou, hein ? On les connaît ! Mais il faut dire à sa décharge que c’était un fameux mécanicien ! »

Voyant ma mine déconfite, il ajouta :

« Ne pleurez pas. Ne pleurez pas, mon petit, ne pleurez pas, ça ne fait que commencer, et votre oncle, après tout, il n’a fait que son travail. Le Règlement général, vous savez, il est raide et compliqué, mais il est admirablement bien fait. Vous lui devez une obéissance aveugle, sinon pas de chemin de fer possible.

— Je sais, chef, je sais…

— Alors, si vous savez, relevez le nez, répondez à cette demande d’explication, dites-leur que vous avez voulu gagner trois minutes au 4808 qui avait déjà vingt de retard… et que vous prenez bonne note pour l’avenir. Vous aurez votre petit ratichon et ce sera fini. Mais ne faites pas cette tête-là ! Moi, des notifications de sanctions, j’en ai plein une armoire, ça ne m’a pas empêché d’arriver : vous voyez, je suis chef de gare à l’échelle 10.

— Oh ! ce n’est pas ça, chef, qui me chagrine.

— Alors, pourquoi reniflez-vous ?

— Je pense à ma tante. Avec un homme comme ça, elle doit être malheureuse !

— Oh ! mon vieux, si vous vous occupez des femmes, vous ne ferez rien au chemin de fer. Il n’y a pas de chemin de fer possible si nous écoutons les femmes « gnognotter ». Une femme qui prend un cheminot, elle doit le comprendre. C’est comme une qui prendrait un militaire et qui pleurnicherait de le voir obéir au colonel ou partir à la guerre, hein ? C’est le métier, c’est le métier ! Si vous vous mariez avec l’idée de bichonner votre petite femme et de céder devant ses larmes, alors, mon vieux, autant donner votre démission tout de suite. D’ailleurs, vous me l’amènerez, votre chérie, n’est-ce pas ? Moi je lui expliquerai ! je lui ferai un cours… À propos, c’est pour quand, le mariage ? »

 

 

Je me suis toujours demandé si l’oncle François ne m’avait pas porté le motif32 pour me punir d’avoir choisi le Service de l’Exploitation et trahi les gueules noires.

 

 

Le mariage fut très rapidement organisé. Dès ma première paie je mis toute la famille sur les dents : j’étais digne de prendre femme et de lui faire des enfants puisque j’étais capable de la nourrir. C’était la seule preuve raisonnable, suffisante mais nécessaire.

Dans ses premières lettres, Hélène signait : « Ta fiancée », puis c’était devenu : « Ta fiancée qui t’aime » ; on en était à : « Ta fiancée qui t’aime follement. »

Ça ne pouvait pas durer.

J’entendais dire que c’étaient là tout simplement les expressions d’une femme normalement amoureuse de son homme. J’en acceptais l’augure, mais… non ; ce n’était pas vrai : aucune femme n’avait jamais prononcé cela comme elle, car lorsque je lisais sa lettre quotidienne j’entendais sa voix, cette voix qui me remontait le ventre jusque dans la gorge. Je vivais avec cette fille, unique et merveilleuse, une aventure unique et exceptionnelle. Cette impression de vivre l’amour exceptionnel ne me quitta pas, elle ne m’a encore jamais quitté depuis, d’ailleurs, et l’éblouissement fut tel depuis le premier baiser que je ne vis vraiment ni les préparatifs ni les achats ni le petit logement que je trouvai rue du Guidon, sur la route de Saint-Usuge, et d’où l’on voyait le Mont-Blanc de la fenêtre, ni les formalités, ni la cérémonie, ni rien. Je ne vis rien que cette belle jeune fille qui s’assit près de moi dans le train, le soir du mariage, et qui entra, toute radieuse, dans cette maisonnette seule au milieu des maraîchages louhannais, qui pénétra dans cette pièce que j’avais installée de mon mieux, et qui s’offrit.

Merveilleuse et bouleversante offrande. À l’homme aimé ? Oui, bien sûr. Mais offrande sanglante, encore plus profonde, à la race, par-delà les plaisirs de l’amour, les douleurs, les risques de la vie conjugale et de la maternité, sur l’autel de la famille.

Nous ne fîmes pas de voyage de noces. Nous avions pensé que ces premiers instants sacrés de la vie du couple, ceux où s’inaugurait le destin de notre amour et de sa descendance, ne pouvaient se jouer dans des chambres d’hôtel, dans une literie prostituée, et sur des banquettes banales de voitures, eussent-elles été ferroviaires. La lune de miel est un astre qui, dans son premier quartier, doit être contemplé de la lucarne de son pigeonnier. C’est ainsi que nous le pensions tous les deux. Aussi bien, mes roulements de service ne me permettaient pas de quitter la gare, surtout au moment des fêtes de Noël ; nous ne fîmes donc ce voyage de noces que deux mois et demi plus tard.

Il me paraît superflu de dire qu’il eut lieu sur la Côte d’Azur, ce voyage de noces. Ce fut la première concession que nous fîmes au snobisme petit-cheminot, concession regrettable d’ailleurs puisque Hélène y ressentit les premiers effets de la grossesse. La Côte d’Azur nous parut tout aussitôt parfaitement ridicule, et nous revînmes bien vite au pigeonnier avant la fin du congé spécial qui nous avait été offert par la Compagnie à l’occasion de notre mariage.

Au retour, combien la gare de Louhans nous parut plus belle que les palaces méditerranéens, et comme la petite maison dans les fraisiers nous sembla riante et sincère !

Et comme je reprenais mon service en roulement de jour – on ne met pas de nuit un jeune marié qui revient de voyage de noces – je vis arriver à la gare le tailleur de la maison Lavauzelle qui assurait alors la fourniture des uniformes du réseau P.L.M, il m’apportait l’uniforme dont il avait pris les mesures quelques semaines plus tôt.

Il fit prestement l’essayage dans le bureau du chef de gare ; en trois minutes, je fus transformé en « môssieu de l’Exploitation », avec la casquette, les boutons, d’argent, les feuilles de chêne, comme un vulgaire général. J’étais « de matinée », c’est-à-dire que je travaillais de quatre heures du matin à douze heures. À midi, le chef attendait de pied ferme mon départ pour me dire :

« Vous ne vous en tirerez pas comme ça ! Il est justement l’heure de l’apéritif ; une prise d’habit, ça s’arrose ! » Et Charlot ajouta finement :

« Il est sec, ce costume, il est très sec ! Faut l’arroser ! »

Suivit une bonne tournée générale au Terminus.

J’arrivais chez moi avec une heure de retard. Hélène m’attendait. Depuis le bas du Guidon je la voyais penchée à la fenêtre, affolée, pensant que je venais d’avoir un accident. Elle ne me reconnut pas. Lorsque j’entrai dans la salle et qu’elle me vit ainsi accoutré – je ne l’oublierai jamais – elle ouvrit la bouche, lâcha l’assiette qu’elle était en train d’essuyer, et resta pétrifiée. Je m’étais mis au garde-à-vous et je saluais militairement. Son silence dura dix bonnes secondes puis, se précipitant dans mes bras, elle éclata en sanglots sur mon épaule.

«… Ce n’est pas de chagrin ! dit-elle lorsqu’elle reprit souffle.

— Je l’espère bien.

— Non, c’est de surprise. »

Je bus ses larmes sur ses lèvres et alors qu’elle disait bravement, en souriant : « À table ! » je m’aperçus que je pleurais aussi.

Pas à chaudes larmes, non, mais la paupière était humide, il n’en fallait pas douter.

Elle mangea peu et moi je n’avais pas très faim non plus. Elle me dit :

« Cet uniforme, ça me fait tout drôle !… Je n’ai jamais vu d’uniforme dans ma famille.

— Moi non plus, et j’avoue que c’est impressionnant. »

Elle avait l’air grave. Elle prit un temps et, d’une voix sourde :

« Il me semble que nous entrons en servitude !

— Il y a de ça, ma belle : la servitude du rail. Ce n’est pas une plaisanterie. »

Elle essuya ses beaux yeux en disant : « Je suis ridicule. »

Et elle me servit un énorme morceau de poulet à la crème en ajoutant :

« Il ne faudrait tout de même pas que ça te coupe l’appétit. »

Cet appétit dont elle devait m’avouer plus tard qu’il l’avait effrayée dès le premier jour de notre vie commune.