Voilà.

Quarante-cinq ans plus tard ; je suis en retraite depuis treize ans. Je suis là, assis sur le rebord d’une fenêtre, mon regard plonge dans la gare de Dijon-Ville, car ce logement est celui-là même où est mort M. Paulin, le saint-simonien, sur le Rempart de la Miséricorde.

Coïncidence ? Pas tout à fait : mon dernier poste a été la gare de Dijon-Ville, et lorsque j’ai pris ma retraite, après douze changements, j’ai cherché un appartement qui fût tout près du chemin de fer, avec au moins une fenêtre sur les voies et si possible sur la gare. J’en avais tout d’abord trouvé un, mais de la fenêtre je ne voyais les installations que sous un angle ridiculement fermé. C’est à ce moment que celui où M. Paulin vivait, quarante ans plus tôt, s’est trouvé libre. C’était mon rêve. J’y ai installé mes vieux meubles, tout cabossés par mes treize déménagements successifs, de vrais meubles cheminots : il n’y en a pas un seul qui soit entier.

M’y voici maintenant, le nez sur les rails, comme il était écrit. Au mur, juste au-dessus du buffet bas, qui est la pièce maîtresse de la salle à manger cheminote, au lieu du coucher de soleil rougeoyant au bord d’un étang forestier dans lequel se mire un cerf fièrement dressé, traditionnel chez les chefs de gare en retraite, j’ai un chef-d’œuvre autrement prestigieux : c’est la plaque de la 241 D de l’oncle François. Je suis allé avec lui l’arracher au cadavre de sa machine qui pourrissait, il y a quinze ans encore, dans les bardanes et les ronces, au cimetière des Mountain, sur les voies abandonnées du dépôt des Laumes-Alésia, sous les yeux de notre Vercingétorix en bronze.

Nous l’avons descellée en grand mystère à coups de burin, en fraude, car il est interdit d’y toucher ; nous l’avons rapportée comme des voleurs. À sa mort, l’oncle François me l’a donnée en me disant :

« Je te pardonne d’avoir manœuvré au lancer sur voie principale.

— Quand même, oncle, lui ai-je dit alors, tu aurais pu éviter de m’épingler comme ça, en début de carrière, moi, ton neveu !

— Mon petit, m’a-t-il répondu sans rire, si on fait entrer la parenté en ligne de compte, il n’y a plus de chemin de fer possible, ça devient la chienlit… comme tout le reste. »

Bref, d’où je suis, je vois les aiguilles de sortie-sud, le poste d’aiguillage, la plupart des signaux du secteur Sud, et presque toutes les principales, tellement modifiées et remaniées au cours des années. Le grand hall (comme on dit maintenant, en anglais, je ne sais trop pourquoi) n’est plus là, il a été détruit en 1944, au départ des troupes allemandes. J’ai, comme M. Paulin, une paire de jumelles que mes confrères m’ont offerte pour mon départ en retraite avec une magnifique canne à lancer pour la pêche au brochet.

Je surveille la mise en tête du « Mistral ».

Nous prenons toutes les semaines le train pour Saint-Jean-de-Losne où repose mon premier né. Nous y avons maintenant un petit cabanon, dans un grand jardin au bord de la Saône, et une barque. Je m’amarre près du pont de chemin de fer, l’eau est certes moins pure que jadis, polluée comme toutes choses, mais j’y fais encore des pêches acceptables, en regardant passer le train de la Bresse et les messageries, alors qu’au loin, à l’église de brique de Saint-Jean, sonnent les cloches qui tintèrent le glas de notre petit.

Amarré dans mon bachot, sur le meilleur coup de pêche que je connaisse, je regarde la Saône qui glisse lentement vers la Méditerranée. Un train passe. Et il m’arrive de penser avec amertume à mon premier déraillement et à cet inspecteur qui, quelque temps plus tard, m’a dit, alors que nous le commentions à l’école du Mouvement :

« Deux morts et vingt blessés… Ça vous fait comme un remords, bien que l’on n’y fût pour rien… Mais tout compte fait, réfléchissez : deux morts, vingt blessés, ça correspond aujourd’hui tout simplement à une petite journée, ou à trois ou quatre heures de circulation routière en France ! »

Je pense quelquefois au « p’tit chef », mort en déportation pour avoir versé du sable dans les boîtes à graisse des essieux des trains de la Wehrmacht et fait passer plus de cent prisonniers évadés et des aviateurs anglais dans les tenders des locomotives, sous le charbon, ou même dans l’eau du tender.

Je pense aussi à l’oncle Georges qui, quelques années avant de partir en retraite, a dû se reconvertir à l’électricité ! On devrait plutôt dire « se convertir » car il n’avait aucune notion ni aucune vocation pour la chose. Pour un dévorant34 de quarante-huit ans, entrer dans ce monde monstrueux du moteur électrique est absolument impossible, surtout lorsque l’on n’a qu’un certificat d’études. Il fallait bien pourtant, puisque la vapeur était morte, mais quelque chose en lui a dit : non. Il s’est mis à boire, mais à boire à mort, puisque en effet il est mort d’une cirrhose du foie après une longue crise de désespoir. Mort d’amour pour la bien-aimée défunte, en quelque sorte, et en compagnie de quatre de ses camarades qui se sont suicidés en chœur au pernod dès leur descente de machine, dans le petit café où ils se réunissaient pour raconter leurs aventures. C’est la cure de désintoxication ordonnée par notre Service médical qui les a achevés.

Je pense à cela en regardant le bouchon, ou en taillant mes espaliers.

Disons, pour employer le langage des civils, que « je savoure ma retraite ». Je n’aime pas cette expression qui tend à considérer cette « retraite » comme une fin, un âge stérile, une sorte d’attente patiente de la mort, ce troisième âge dont tout le monde parle avec des sanglots dans la voix. Pourquoi épouvante-t-on les gens en leur présentant cet âge d’or comme un « garage en mauvais état » ?

La retraite, au contraire, on peut m’en croire car j’en parle en connaissance de cause, c’est tout simplement une nouvelle vie, une vie merveilleuse. Qu’on y réfléchisse : tout au long de l’existence ce fut : « Oui, papa », « oui, maman », « Oui, monsieur le maître », « Oui, mon adjudant », « oui, chef », « Oui, monsieur l’inspecteur », « Oui, monsieur l’ingénieur en chef », « Oui, monsieur le principal »… Et voilà que tout à coup on ne dit plus « oui » qu’à soi-même !

Jamais, non, jamais je ne me serais douté que ce fût si bon, si grand, et si fécond : mon horizon s’est élargi de cent quatre-vingts degrés, ma joie de vivre s’est multipliée par dix. Avant ce jour-là, je ne savais pas ce que c’était que vivre. Maintenant, je le sais ! Et chaque matin, chacun de ces cinq mille matins de retraite, je suis parti à mon gré à la conquête du monde.

Quant à l’amour…

Ah ! cette exaltation totale, et fidèle, qui naît chaque jour, à chaque heure, au contact de « l’autre » ! Cette exaltation passionnée qui survit aux fatigues, aux déceptions de la vie, aux rhumatismes de l’âge, et vous console si généreusement que c’en est une bénédiction !…

Le bonheur de Philémon et Baucis n’est pas une légende mythologique mais une vivifiante réalité. La lune de miel dure toute la vie… ou alors elle n’a jamais existé.

Bref, Hélène est près de moi, je me demande si elle n’est pas encore plus belle avec ses soixante-six ans. Elle tricote pour les jeunes, car, bien sûr, nous avons eu d’autres enfants. Quatre, qui nous ont fait oublier bien des choses et qui nous ont donné une douzaine de petits-enfants et, depuis peu, un arrière-petit-fils.

 

 

 

Aujourd’hui, mes jumelles à la main, je surveille donc, par ma fenêtre du Rempart de la Miséricorde, le passage sur voie directe d’un train de messageries qui n’en finit pas. Il est tiré par une des dernières 22 200 électriques, qui ressemble un peu à une boîte de conserve ou plutôt à un tube de comprimés. Le conducteur me fait signe au passage, ils ont l’habitude de me voir là, ils me connaissent.

Ce convoi est une véritable exposition itinérante de ce qui se fait de mieux et de plus sophistiqué en matière de véhicules ; ce sont des wagons-bennes, des wagons-trémies, des wagons à deux niveaux pour le transport des voitures automobiles, des wagons-containers pour le transport du ciment en vrac, des wagons-frigorifiques, véritables usines à froid ambulantes… Ils passent devant nous, marqués aux sigles des sociétés plus ou moins filiales de la S.N.C.F. auxquelles ils appartiennent…

Hélène, comme moi, regarde passer, infiniment, cette interminable et luxueuse caravane chargée de multiples richesses. Elle dit :

« Il est diablement long, celui-là ! » Car maintenant elle ne peut pas voir passer un train sans compter les essieux, contaminée petit à petit par le microbe. Pour lui répondre, je compte les unités-essieux, comme lorsque j’étais régulateur et je récite : – 60 véhicules, 800 mètres de long, 1700 tonnes remorquées !

Hélène continue sans conviction, par habitude de pensée :

«… C’est du beau matériel !… Que de changements ! Que de progrès ! Le chemin de fer est méconnaissable ! »

Un temps. Puis d’une voix neutre venue du coin le plus secret de son âme :

«… Mais toujours pas un seul attelage automatique ! »

Et un fantôme flotte lentement devant nos yeux, celui de Marcel Dulot, tué dans le bombardement de Perrigny par les Alliés en 1944.

 

 

 

Le train est passé. On l’entend s’éloigner vers le grand triage moderne de Gevrey, où il n’y a plus un seul saboteur, car ce sont maintenant des freins automatiques qui ralentissent et arrêtent les wagons…

… Électroniquement, paraît-il. Je n’ai pas encore eu le temps d’aller voir ça. J’ai tant à voir dans cette nature, et dans ce monde des « civils », tout nouveau pour moi, que le chemin de fer m’a cachés pendant cinquante-cinq ans de ma vie.