Et ce fut la grève.
Un matin, mon père revint à la maison, sur le coup de dix heures. Il avait été arrêté par un piquet de grève, alors qu’il entrait dans les entreprises de la Compagnie pour prendre son service, comme tous les jours, à huit heures du matin. Il avait parlementé deux heures avec eux et il rentrait furieux :
« Où est la liberté ? On ne peut même plus faire son travail comme on veut ! Et dans le piquet de grève qui m’a arrêté, il y avait des gens que je ne connais pas, des gueules noires qui venaient du Dépôt, mais aussi des gens qui ne sont même pas du Chemin de Fer…»
Ma mère, atterrée, l’écoutait, effondrée sur une chaise.
« Et tu sais qui j’ai vu, dans ce piquet de grève ? continuait-il. Massot ! ce gueulard !
— Le beau Massot ! s’exclamait ma mère. Celui qui bat sa femme ? »
Oui, c’était bien ce Massot qui battait sa femme. On voyait parfois la malheureuse, le matin, recroquevillée dans la petite cour de la maison voisine, elle avait passé la nuit là, mise à la porte par son triste époux qui, la veille au soir, était rentré excité, car il paraissait toujours sortir d’une de ces réunions politiques, que l’on nommait « métinge », où il prenait la parole et où il disait, paraît-il, les plus violentes horreurs sur les chefs, les patrons, qu’il appelait les gavés, les repus.
Il buvait certes, mais il buvait surtout ses paroles qui avaient, c’est sûr, assez de degrés pour le saouler complètement. Il avait la réputation d’être très courageux et très adroit dans son travail, mais cela venait de ce qu’il se hâtait de le terminer pour ensuite prendre la parole devant ses collègues et les endoctriner dans l’Internationale ouvrière.
Pourquoi battait-il sa femme et pourquoi la mettait-il à la porte en pleine nuit ? Les autres femmes des maisons cheminotes prétendaient qu’elle le méritait bien. Mais je me méfie de ce jugement car j’avais remarqué que les femmes, même les femmes des cheminots, ne sont pas très indulgentes entre elles, et j’avais pitié de cette femme. Lui, Massot, me semblait être une sorte de monstre, les idées qu’il défendait m’apparaissaient donc comme diaboliques et, de ce fait, peut-être à tort, tous ses amis politiques m’étaient vivement antipathiques.
« Oui, continuait mon père qui en avait gros sur le cœur, oui, voilà par qui un honnête homme est arrêté à la porte de son travail ! Mais ça ne se passera pas comme ça, j’en appellerai à la force publique !
— Non, ne fais pas ça, suppliait ma mère.
— C’est son rôle, à la force publique, continuait mon père : défendre les honnêtes citoyens et leur permettre de se rendre à leur travail comme ils l’entendent, c’est ça la République ! »
Ce mot de République me faisait battre le cœur. Le maître d’école, mes grands-pères, mon père, tous les hommes que j’aimais et que j’admirais m’apprenaient ce qu’était la République et me disaient que c’était le plus parfait, le plus intelligent, le plus beau de tous les régimes. C’était aussi mon avis. Et, par comparaison, cette sorte de pétaudière, qui permettait à un Massot qui mettait sa femme à la rue, d’empêcher mon père de travailler à sa guise, c’était la chienlit. Et tous les trois, mon père, ma mère et moi constations en conséquence que la République était en grand danger.
Là-dessus, mon grand-père-grandes-roues, qui habitait à deux pas, rue de la Cité, arriva aussi rapidement que le lui permettait son emphysème ferroviaire. On lui servit un petit café arrosé et il dit à son fils :
« Alors tu es là. Tu la fais donc cette grève ?
— Si je suis là, c’est que ces messieurs m’ont empêché d’entrer. Ils sont là tous les Massot, tous les poivrots, toutes les grandes gueules, ils plastronnent, font les importants à la porte du Rempart de la Miséricorde. Quand je suis arrivé, c’est le Pierre Grivot, tu m’entends ? le Pierre Grivot qui m’a arrêté ! Le Pierre Grivot qui était dans la même classe que moi, tout à la queue de la classe, le cancre crasse, qui, au certificat d’études, à treize ans, faisait encore au moins cinq fautes dans sa dictée ! Eh ben c’est lui qui m’a arrêté !
« — Camarade, qu’il m’a dit, où allez-vous ? »
« Je lui ai dit :
« — Tu ne me reconnais pas, que tu me vouvoies comme ça ?
« — Camarade, où allez-vous ? qu’il m’a répété.
« — Je vais à mon poste, comme tous les jours, faire mon travail, pour lequel je suis payé.
« — Mais, camarade, c’est la grève. Vous ne le savez pas ?
« — C’est peut-être la grève pour toi, mais pas pour moi, Grivot, et ça ne regarde personne.
« — Les cheminots ont décrété la grève, camarade !
« — Quels cheminots ? Moi, je suis cheminot comme toi, je n’ai pas décrété la grève.
« — C’est le syndicat, camarade, qui l’a décidée.
« — Je ne suis pas syndiqué, Grivot, et je pense qu’on est encore libre en France de se syndiquer ou non.
« — Si vous ne vous syndiquez pas, c’est que vous vous estimez assez payé, camarade.
« — Oui, je m’estime assez payé, Grivot, et ça, ça ne regarde encore que moi…»
« Et ainsi de suite. Les autres sont venus et m’ont empêché de passer. Il y avait là, avec moi, les collègues de bureau qui voulaient entrer aussi. On allait en venir aux mains. Et puis, zut ! nous sommes rentrés chez nous. »
En silence, l’ancien mécanicien écoutait son fils :
« Faut bien admettre, dit-il enfin, que les bureaucrates, vous n’êtes pas bien chauds pour la grève, parce que vous êtes des privilégiés, Avoue-le !
— Privilégié, moi ? Mais les rouges, les plus acharnés, sont les tractionnaires, et un tractionnaire, avec ses primes, gagne deux fois plus que le dessinateur que je suis ! Ce n’est pas une question d’argent, tu le sais bien ! »
Le grand-père se taisait, préparant une réponse qui devait être difficile à trouver car il avait l’air bien ennuyé. Il était gêné d’avoir à se prononcer entre son fils et ses compagnons de travail car il était tractionnaire dans l’âme.
« Très franchement, insistait mon père, l’aurais-tu faite, toi, cette grève, qui est imposée par les Russes ?…»
J’ai su, par la suite, que le succès de la Révolution russe avait augmenté l’opposition entre les deux tendances qui divisaient les cheminots. Le congrès de la C.G.T. de décembre 1920 avait consacré la scission entre partisans de l’Internationale communiste et les partisans de l’Internationale d’Amsterdam. C’étaient les premiers que l’on appelait les Russes, ceux qui pratiquaient dans la C.G.T. le noyautage en comités syndicalistes révolutionnaires, en réunissant les durs, ceux de l’Internationale syndicale rouge et les anarcho-syndicalistes, sous la direction d’un certain Pierre Besnard, un anarchiste dont l’oncle Mon-Jules parlait sans cesse comme du Messie. Sans doute parce qu’il avait été, comme lui, révoqué de la Compagnie P.L.M. en 1920.
D’ailleurs, on en était là de la discussion lorsque l’oncle Mon-Jules arriva. Il était tellement excité qu’il avait décidé, tout seul, dans sa blanchisserie du faubourg Raines, de s’associer à la grève des cheminots, en ne se rendant pas à son travail.
« Tu vas encore te faire flanquer à la porte de ta blanchisserie, lui dit mon père. Et tu viendras pleurer pour qu’on te trouve du travail ! Mais à quoi penses-tu ?
— Je fais bloc avec ceux du Chemin de Fer, car j’appartiens au personnel du Chemin de Fer, que ça te plaise ou non !
— Ce Chemin de Fer qui t’a révoqué, il y a trois ans ?…
— Mais qui va me rembaucher en pas tardant !
— Que tu crois !
— Et c’est pas à toi que je le devrai. C’est à Monmousseau et à Semard que je devrai de rentrer dans ma lampisterie, la tête haute. Ceux-là mènent un combat qui est le mien ! »
Le grand-père qui écoutait sans mot dire, leva la main et dit gravement :
« Tais-toi donc, Mon-Jules. Tu sais bien que Monmousseau, Semard et Midol vont se faire jeter à la porte de la C.G.T., pour peu que ça dure. Tu vois bien que le torchon brûle.
— Oui, le torchon brûle, mais les cheminots vont bien l’éteindre, n’aie pas peur ! Les cheminots sont les plus forts ! »
J’assiste là à une des innombrables discussions qui agitent le clan. Dès cette époque, je sens que chez nous, parmi les membres de ma famille, il y a des révolutionnaires orthodoxes, puis des révolutionnaires dissidents, on les appelle les Russes, puis, enfin, un jaune, mon père. Cette fragmentation me plaît, je ne sais pourquoi. Le fond gaulois, sans doute, qui trouve là ses aises.
À la suite de cette discussion dont les éclats volent jusqu’à la place Darcy, et à laquelle manquent les deux oncles tractionnaires qui ont été pris par la grève alors qu’ils étaient l’un à Lyon-Mouche et l’autre à Nevers, tous deux à la tête de leur train, il est décidé que nous mettrons tout cela au clair au cours du repas du soir. Rendez-vous est pris pour 19h10, chez le grand-père, que j’accompagne à son domicile pour prévenir la grand-mère d’avoir à compter de sept à quatorze personnes à table pour le dîner.
La grand-mère acceptera cela avec une belle indifférence. Elle a l’habitude d’improviser n’importe quel repas, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit :
« Vous pensez, dit-elle, nous avons été huit ans chauffeur, cinq ans mécanicien de patachon, onze ans aux express et aux grandes-roues. Alors vous pouvez juger ! »
Lorsqu’elle parle au nom de son homme, elle dit nous. Elle s’incorpore à lui, à l’équipe, à la locomotive. Quand la machine était en réparation, elle disait : « Nous sommes en relevage. »
Lorsque nous sortons, nous trouvons un groupe d’hommes, cheminots et grévistes bien entendu, en train de discuter dans le couloir de l’immeuble, alors que les enfants, les garçons seulement, assis sur les marches de l’escalier comme des poires sur le rayon d’un étalage, tentent d’entendre ce que disent leurs pères. La conversation s’arrête aussitôt pour laisser passer mon père. Le grand-père et l’oncle s’approchent et, en silence, serrent les mains, comme à la fin d’un enterrement.
Lorsque nous débouchons dans la rue, on comprend qu’il se passe une grande chose. D’autres hommes, vêtus de leurs vêtements de repos, discutent aussi, par petits groupes. Le quartier de la gare est formé d’une population aux deux tiers cheminote et lorsqu’elle chôme, on s’en aperçoit tout de suite. La grande halle qui, d’habitude, sert de caisse de résonance, est muette, presque vide et rien n’y bouge. De ce fait, elle paraît deux fois plus grande et sa laideur industrielle éclate et déborde sur tout le quartier, lui-même construit entre 1850 et 1914, dans un style haussmannien de sous-préfecture.
La cour de la gare est sinistre. Il y a des piquets de grève avec drapeaux rouges, à l’entrée de la cour de la Grande-Vitesse et à la porte des bureaux de l’Inspection principale.
La rue de la gare est méconnaissable. Les commerçants eux-mêmes ressemblent à des morts et les magasins sont vides. J’ai le cœur serré, angoissé, mais en même temps, je suis gonflé de fierté. Comment ? Le Chemin de Fer s’arrête et tout meurt ? Il suffit que quelques gueules noires se croisent les bras pour que la ville, le pays tout entier soient paralysés ? Quelques heures sans entendre les locomotives, et voilà la France sans vie ? J’en éprouve de la volupté, je suis fier. Voilà bien la preuve que le Chemin de Fer est tout dans une nation et que le clan des cheminots mène le monde, car cette grève, refusée par la C.G.T., est, paraît-il, l’œuvre des seuls cheminots.
J’ai même un peu honte à la pensée que mon père ne participe pas à cette glorieuse démonstration par l’absurde de notre prodigieuse utilité, et à cette péremptoire affirmation de notre unité et de notre pouvoir.
Lorsque je rentre à la maison, les camarades du quartier, groupés dans notre couloir pour y guetter les filles revenant de faire les courses, ne s’écartent pas volontiers pour me laisser passer. Je dois jouer des coudes et des épaules et personne ne m’adresse la parole. Ils répondent à peine à mon salut que je veux pourtant jovial et joyeux.
Chez moi, je trouve Marcel Dulot, le visage transfiguré. Le courage et l’espoir me reviennent car au moins lui ne s’écarte pas de moi. Il est pourtant rouge, lui aussi. Son père a fait toutes les grèves. Mais il est sans doute plus intelligent que les autres.
Il est là à m’attendre depuis une heure pour me montrer son dernier attelage automatique. En réalité, il est comme tous ceux qui poursuivent une étoile : il ne voit plus les accidents du terrain ni les petits obstacles ridicules. Son étoile à lui, c’est l’attelage automatique et, accessoirement pour l’instant, le sabot automatique qui le hante depuis notre aventure du dimanche de Pâques, à Nouméa.
Il est venu me demander s’il ne serait pas opportun de montrer ses plans d’abord à mon grand-père-grandes-roues qui est tout de même un seigneur et peut-être ensuite d’arriver, par lui, à toucher M. Paulin, qui est saint-simonien.
Pas un mot de la grève, ni une allusion aux jaunes, aux faux frères. Marcel ne pense qu’à son invention. En réalité, il n’a encore rien inventé du tout, autant que j’en puisse juger d’après ses dessins qui sont très confus, et ses explications qui sont fumeuses. Il est simplement sur la voie qu’il s’est tracée lui-même et qui le conduira peut-être à une invention merveilleuse, mais, à coup sûr, à son bonheur individuel total. Ses projets me semblent tellement enfantins que je me demande si, d’un seul coup, en quelques heures, je n’arriverais pas à faire mieux. Je me propose de m’y mettre secrètement.
Pour son freinage automatique, au contraire, il a déjà imaginé un « rayon », à vrai dire mystérieux qui, lorsqu’il est coupé par un obstacle, n’est plus capté par un « œil », c’est son mot, qui commande le déclenchement du dispositif de freinage. À cette époque, ni lui ni moi ne pouvons imaginer ce que sont ce rayon et cet œil. Mais, par la suite, très longtemps plus tard, je comprendrai que mon ami Marcel Dulot a pressenti la cellule photo-électrique.
Il me dit, illuminé par sa trouvaille imaginaire :
« Lorsque le wagon passe devant l’œil, il coupe le rayon mystérieux et le frein agit sur la roue…»
Et moi, un peu narquois :
« Mais cet œil, mais ce rayon mystérieux, tu les as trouvés ? »
À voix très sourde, comme il a dit un jour : « Moi, je serai ingénieur », il prononce : « Pas encore, mais je suis en bonne voie. »
Au repas du soir, nous sommes treize. Ce sont treize cheminots sans doute, mais treize tout de même. Chiffre sinistre. Il ne faut pas jouer avec ça. Ma grand-mère tranquillise tout le monde en disant :
« N’ayez pas peur, moi je mangerai à part.
– Mais non, maman, moi, moi ! » se récrient les brus, l’une après l’autre.
Et finalement, on décide comme toutes les fois de faire deux tables : une de femmes et une autre d’hommes. Les hommes seront plus à l’aise pour parler. À cette occasion, le grand-père émet un de ces aphorismes dictés par ce scepticisme prophétique qu’il a gagné à courir aux trousses de Sa Majesté la Vitesse :
« Tout le temps que les femmes passent à parler chiffons, c’est autant de gagné sur la politique. Dieu vous garde de perdre jamais votre temps à ça, mesdames ! »
L’idée que les femmes pourraient un jour s’occuper de politique déclenche de fins éclats de rire. Ma mère s’exclame même :
« Les femmes dans la politique ? Quelle horreur ! Elles sont bien toutes d’accord, toutes heureuses d’échapper à cette dangereuse folie. »
Pour les faire changer d’avis, il faudra cinquante ans d’une habile propagande destinée à amener ces dames sur le marché du travail et ainsi faire baisser le prix de la main-d’œuvre. L’habileté consistera à leur présenter la chose comme une libération, et le tour sera joué.
Moi, je mangerai bien sûr avec les hommes, qui, tout de suite, reprennent leur discussion. L’oncle Mon-Jules cherchant à convaincre mon père de « la » faire. La grève, bien entendu.
Il lui explique ce qui s’est passé au congrès de la C.G.T. en 1920, puis au congrès de Paris en 1921, il cite par cœur des phrases de Semard et de Monmousseau. Mon père répond par des phrases de Bidegaray. Il semble que ces trois messieurs, pourtant tous meneurs et cheminots, ne soient pas d’accord entre eux. Comment s’étonner alors que mon père ne soit pas d’accord avec son beau-frère ? La situation me semble très compliquée et ce que j’en peux comprendre c’est que les cheminots font bande à part dans le syndicalisme français et même dans le syndicalisme européen, ce qui n’est pas pour déplaire à notre clan, réuni là, autour de la lampe à pétrole – une lampe moderne, toute neuve, s’il vous plaît, que la grand-mère mouche et bichonne comme un nourrisson.
Mais quoi qu’il en soit, mon père reste inébranlable :
« Vos Semard, vos Monmousseau, vos Bidegaray peuvent se chipoter, ils valent pas mieux les uns que les autres. »
Pour lui, ce sont des meneurs, un point c’est tout, donc des gens dangereux, excités par les bolcheviks. Ils font les bons apôtres en entreprenant des démarches pour obtenir la réintégration des révoqués, mais en priant le Bon Dieu de ne pas y parvenir :
« Ils exploitent les révoqués, comme toi Mon-Jules ! Ils t’exploitent, dit mon père, tu leur es utile comme révoqué, ils se foutent de toi, voilà ce que je te dis. Les faux frères, ce sont eux, qui vivent de vos mécontentements et de vos cotisations, pauvres corniauds ! »
L’oncle Mon-Jules ne voit pas si loin. Lui, il se bat pour obtenir une réintégration de tous les révoqués certes, mais encore la semaine de quarante-huit heures et le relèvement des salaires.
« Et moi, je te le dis, hurle-t-il pour conclure, les poulets vont changer de gueule !
— Pourquoi pas la semaine de quarante heures, pendant que tu y es ? ricane mon père. Quant à la réintégration, tu peux toujours courir. Si un jour tu es réintégré, ça ne sera pas grâce à Semard ni à Monmousseau, mais grâce à moi, le jaune.
— Je voudrais bien voir ça.
— Je ne te promets rien, parce que plaider en faveur d’un anarcho en pleine période de grève, c’est pas du gâteau, tu t’en doutes ! »
Il hésite un peu, puis avec un sourire narquois :
«… J’ai quand même un peu d’espoir, parce que, finalement, tu es le pauvre type dans cette histoire, le bouc émissaire. Tu n’es pas un caïd, tu es l’homme de troupe, pas dangereux pour quatre sous, le mouton de Panurge qui suit le mouvement et je me demande même pourquoi ils t’ont révoqué, tu n’en valais même pas la peine. Moi, je pense tout bonnement qu’ils se sont trompés en faisant de toi une victime. C’est d’ailleurs là-dessus que je vais bâtir ma plaidoirie pour les convaincre. »
En haussant les épaules, Mon-Jules laisse tomber, alors que toutes les femmes se taisent :
« Ta plaidoirie ! Ah ! laisse-moi rire ! Chien couchant comme t’es, tu n’oseras même pas aller en parler à ton ingénieur. T’as bien trop peur d’être pris pour un rouge !
— Chante cocotte, murmure mon père d’un air entendu. Quand je t’annoncerai ta réintégration, on verra la tête que tu feras ! »
C’est à ce moment-là que ma grand-mère annonce qu’il n’y a plus d’eau pour faire la vaisselle. Un de mes cousins et moi savons ce que nous avons à faire : nous prenons les seaux et nous descendons à la fontaine qui se trouve à moins de cent mètres, au bas de la rue de la Cité.
Quand nous arrivons à cette fontaine qui approvisionne toute la rue, une dizaine d’autres garnements l’assiègent, tous avec le seau du ménage. L’un d’eux est à cheval sur la poignée et pérore pendant que l’eau coule en permanence et que les autres, les mains dans les poches, oublient de remplir les seaux. L’eau s’écoule dans le caniveau jusqu’au coin de la rue des Perrières, elle y forme une petite mare où les plus jeunes font nager des boîtes d’allumettes.
Et de quoi parlent-ils ? De la grève, bien entendu.
Cette grève qui a tellement perturbé le quartier de la gare que tout le monde se trouve à court d’eau, que l’on vient chercher en temps normal dans la matinée, et pour toute la journée, sauf les lundis de lessive.
Lorsque nous rentrons à la maison, la conversation est moins chaude. Elle est même fort discrète. On est en train de mettre au point un plan pour que mon père puisse entrer dans son bureau, avec ses collègues, en douce, en évitant le piquet de grève. Le grand-père a son plan, l’oncle Mon-Jules présente chaudement le sien, c’est même lui le plus acharné. Tout compte fait, il est peut-être bon d’avoir un jaune dans la famille et d’être au mieux avec lui.
On en arrive à conclure que l’on peut tout simplement franchir la palissade du Rempart de la Miséricorde, à un endroit où les traverses qui la constituent comportent des tirefonds qui servent d’échelons. Une seule difficulté : c’est que cette sorte d’échalier est utilisé tous les jours par les agents de train, pour éviter de faire le grand tour par la porte. C’est aussi par là que les employés du « Petit Entretien » passent pour aller boire un canon, vite fait, au café de la Porte-d’Ouche.
On peut aussi entrer « en gare » par des échelons piqués dans la roche de la tranchée des Chartreux, ou encore par-dessus le mur d’enceinte de la Grande-Vitesse, à l’endroit où un poteau télégraphique sert en quelque sorte d’échelle, juste eh face du café de la Grande-Vitesse, chez Piteau.
Du fait que ces passages sont utilisés en cachette, certes, mais quotidiennement, par le personnel, il est possible que les grévistes y aient placé des factionnaires. Il faut donc chercher autre chose. Il faut à toutes forces trouver un moyen pour contourner les interdits et tromper l’autorité, même si c’est celle des camarades. Aussitôt qu’une autorité s’installe, elle devient suspecte, et mérite qu’on s’insurge contre elle, ou qu’au moins on la contourne discrètement pour le plaisir de frauder.
Tous ces détails se gravent à jamais dans ma mémoire et surtout la décision qui est prise de profiter tout simplement, pour entrer dans les bureaux de mon père, d’une porte condamnée à laquelle personne ne pense jamais, parce qu’elle est recouverte d’affiches, politiques, pour la plupart.
Le grand-père jubile. On a trouvé un subterfuge pour narguer l’ordre établi, tout provisoire qu’il soit. On nage dans la joie. Là-dessus, Justin Roblot, qui fut le compagnon-chauffeur du grand-père et lui aussi mécanicien en retraite, arrive. On croit que, comme tous les soirs, il vient faire sa partie de tarot avec son ancien seigneur, mais il est fort ému et nous informe que l’immeuble de la Fédération des Cheminots, au 19 de la rue Baudin, à Paris, a été, dans la nuit du 10 au 11 juillet, le théâtre d’une échauffourée entre les « révolutionnaires » et les partisans de Bidegaray. La nouvelle tombe sur la tablée comme l’annonce d’un cataclysme mondial. À part mon père qui ricane imperceptiblement, les autres paraissent accablés :
« L’unité des cheminots est morte », dit le grand-père très calmement. L’oncle Mon-Jules pleure presque, puis se ressaisit et, tapant du poing sur la table :
« Et d’abord, c’est-il bien vrai ? C’est les autres qui ont lancé cette nouvelle pour démoraliser les camarades. Mais moi je vous dis que c’est faux, tout ça c’est des bobards des jaunes pour briser le mouvement.
— C’est tellement vrai, insiste le voisin, que l’immeuble a été mis sous séquestre. C’est mon fils, qui y était, qui vient de me l’écrire ! » Son fils est contrôleur technique à la direction du P.L.M., à la gare de Lyon.
Le silence s’établit. C’est le silence total car aucune rumeur ne vient de la gare. Pourtant, machinalement et d’un seul mouvement, les hommes sortent de leur gousset le régulateur : la grosse montre oignon, le chronomètre, à la fois outil de travail et mascotte. Ils contemplent le cadran un instant, l’air penaud. Il est 8h37. Normalement à cette heure-là, on devrait entendre à la fois les essais de freins du 5022, le départ du 422 et l’arrivée du patachon de la ligne de la Bresse. Leur mémoire viscérale a fonctionné, et parce que les essais du 5022 ne se font pas plus entendre que l’arrivée de la Bresse et le départ du 422, ces gens-là, hommes, femmes, vieillards et enfants sont désemparés, car pour eux « tout est dépeuplé ».
Avec l’arrivée de Justin Roblot, la conversation rebondit et s’échauffe surtout qu’en l’honneur du compagnon le grand-père m’envoie chercher deux bouteilles de Beaune qui, paraît-il, « ne doivent rien à personne ».
Le ton monte et bientôt c’est un grand brouhaha dans la petite salle à manger. C’est alors que la grand-mère interrompt tout le monde en montrant de son pouce, le plafond :
« Moins de bruit s’il vous plaît ! dit-elle. Il dort ! »
« Il » c’est le voisin du dessus ; Auguste Mairet, qui est wagonnier.
Elle continue :
« Il est du grand roulement. Il fait le 618 demain matin, à 2h42 !
— C’est vrai ! dit le grand-père, presque à voix basse, il fait le 618 !…
— Avec Lefranc ? demande l’oncle Louis.
— Oui avec Lefranc. Un sacré roulement !… Ça me rappelle qu’une fois, je faisais justement le 618… C’était du temps de « la Saponite »…
— Avec « Saponite » ? Le mécanicien qui faisait sa lessive sur la locomotive entre deux gares ?
— Oui…»
Et le grand-père raconte une histoire de « la Saponite », et ainsi continue à se transmettre la geste de la traction à vapeur. Cinquante ans plus tard, moi aussi je raconterai à mes petits-enfants l’histoire de « la Saponite », ce mécanicien qui se mettait nu et faisait la lessive de son linge de corps et le faisait sécher sur la locomotive, entre deux gares, au grand scandale des gardes-barrière.
Le grand-père termine l’histoire d’une voix tonitruante en disant :
«… Et après tout pourquoi parler bas ? Fera pas le 618 de demain matin, le voisin du dessus, puisque c’est la grève ! »
Et les éclats de voix reprennent de plus belle. Il est vingt heures trente (et non pas « huit heures et demie » comme le dirait un étranger) et le repas n’est pas encore terminé. Sans doute parce qu’il est copieux. Trop copieux et trop riche au gré de ma mère qui se retient à quatre pour ne pas dire à haute voix ce qu’elle en pense tout bas. D’ailleurs elle ne quittera pas la maison de sa belle-mère sans le faire comprendre.
Pour elle, fille de la Voie, épouse d’un technicien de la Voie, les « gueules noires » s’empiffrent. Elle le laissera entendre en disant, d’une façon plus correcte :
« Les gens de la Traction mangent bien ! Ça, pour sûr ! Un vrai repas de prince ! »
Ce qui pourrait passer pour un compliment pour toutes les femmes de tractionnaires en général et pour ses belles-sœurs et belle-mère en particulier. Mais il n’en est rien. Elle veut dire :
« Toujours les mêmes, ces tractionnaires ! Tout pour la gueule ! »
Et tout cela nous ramène, sans en avoir l’air, à cette fameuse grève, car elle conclut, mentalement mais tout le monde l’entend comme si elle le clamait :
« On » mange comme des pachas, « On » s’habille comme des princesses et, bien entendu, au milieu du mois « les doublures se touchent » ! Et alors on fait là grève pour avoir de la rallonge ! C’est facile à comprendre ! »
C’est vrai : les « gueules noires » achètent sans compter et chez les commerçants ils choisissent les produits les plus chers, surtout s’il y a d’autres clients dans le magasin, en disant :
« Chez nous, vin et viande à tous les repas ! Et rien que du bon ! Pensez « le mien7 » est mécanicien ! »
Cela ne veut pas dire : « Il a un métier pénible qui demande une nourriture riche », mais : « Il gagne beaucoup d’argent. »
Ce genre de réflexion provoque immanquablement de la part du commerçant, une réplique vengeresse…, lorsque la dame est sortie, comme celle-ci :
« Ah ! ils la font sonner haut, leur paie, les cheminots ! »
Ma mère a souvent entendu cela. Mais il faut lui rendre cette justice : elle a aussitôt pris la défense de la coterie en disant :
« On voit bien que vous ne faites pas les nuits ! » Ou encore :
« Allez donc faire les trois-huit sur un triage ! ou une nuit de plate-forme ! Vous verrez ! »
Condamnant ses belles-sœurs en famille, elle les défend farouchement en public, contre « les étrangers ». Et elle a l’oreille fine.
Mais c’est un fait, je dois l’avouer, chez mes tantes et chez ma grand-mère-grandes-roues, on mange mieux et beaucoup plus que chez nous. Et on fait davantage de bruit à table. Tout en critiquant ces dangereux excès qui vous conduisent au mécontentement, puis à la grève et finalement au communisme, je trouve que c’est quand même bien agréable et, profitant de l’occasion, quand je dîne chez les gueules noires, je reprends de tout – plutôt deux fois qu’une. Lorsqu’il m’arrive d’avoir un « embarras gastrique », ma mère me dit, sans hésiter :
« Tu es au moins passé chez ta grand-mère ? Ou chez tes tantes ? »
C’est ainsi. Les tractionnaires sont considérés comme des gâcheurs et, du fait qu’ils sont toujours à l’origine des grèves, il est facile d’en tirer les déductions qui s’imposent. Et c’est peut-être une façon assez lucide d’expliquer l’existence des rouges et des jaunes.
Finalement, ces agapes commencées dans la fièvre politique s’achèvent, selon la coutume, par une frairie de bon aloi à laquelle ma mère, toute scandalisée qu’elle soit, se mêle bien volontiers. Et la discussion politique se mue en un large échange d’opinions gastronomiques, grâce, sans doute, au vin de la Coopérative et à une bouteille de Fuissé que l’oncle François, présentement en rade au Dépôt de Nevers-Gimouilles rapporte, en quartaud, de Mâcon chaque fois qu’il y relâche.
La grève était à peine terminée que mon père arriva à la maison, un soir, la moustache à la retroussette et l’œil en fleur. Ce n’était pas du tout son genre. Je l’avais vu une seule fois dans cet état, le jour où on lui avait signifié son avancement de l’échelle 5 à l’échelle 7.
Il prit le temps de poser sa canne dans le porte-parapluie et de quitter son canotier de paille, car ces deux accessoires étaient obligatoires, entre Pâques et la Toussaint, pour un employé de bureau, ne fût-il qu’à l’échelle 7.
Ma mère et moi étions haletants. Il nous laissa le presser de questions. Il enleva même, sans mot dire, sa veste d’alpaga noire et son gilet et je le vis ainsi « en bras de chemise », ce qui, je dois le dire, ne lui arrivait quasiment jamais, sauf dans les jardins… et encore bêchait-il le plus souvent en gilet, faux col et cravate. Il imitait en cela tous les hommes respectables, nos instituteurs, les premiers qui, même au plus fort de la canicule, ne quittaient jamais leur veste, ni leur gilet, ni leur cravate. Comment voulez-vous que des dessinateurs puissent se montrer moins corrects que leur maître à penser ? et un père peut-il imposer à son fils une discipline s’il se laisse aller à la négligence vestimentaire ?
Lorsqu’il eut pris le temps de déplier sa serviette, à sa place, à la table familiale, à sept heures précises, comme tous les jours, il ouvrit alors la bouche et annonça :
« Mon-Jules est réintégré ! »
Bien que son attitude fût modeste, le ton était quand même un peu celui du « Veni, vidi, vici ! » que nous apprenions à l’école.
« Ça y est ? Tu as réussi ? » s’écria ma mère, toute fière de son homme.
Il ne répondit pas à une question aussi directe, mais se contenta de dire :
« Sa convocation est partie ce matin. Il la recevra demain à la première distribution. »
Lorsqu’il eut expédié sa soupe (la bienséance exigeait qu’on la mangeât promptement et sans parler), d’une voix glorieuse, mon père apporta un correctif à sa première information :
«… Malheureusement il n’est pas réintégré à la lampisterie, ni à son grade de lampiste de deuxième classe !… Mais il est réintégré au Dépôt !
— … Au Dépôt ? sursauta ma mère. Mais il n’est pas tractionnaire !
— Aussi bien n’est-ce pas au titre ni au grade de tractionnaire qu’il est réintégré, mais comme gratte-tube ! »
Il y eut un silence glacé, comme au tribunal, après la lecture d’un verdict infamant.
« Gratte-tube ?… Eh bien !… soupira ma mère, prostrée.
— … Que veux-tu, il a commis une faute ! C’est déjà beau qu’on le réintègre !
— Je ne sais pas comment il prendra la chose !
— Il la prendra comme il voudra !
— C’est dur ! affirma ma mère.
— C’est ça ou sa blanchisserie ! Et il n’a pas à hésiter !
— Non… bien sûr… il n’a pas à hésiter. »
C’était très net : il n’avait pas à hésiter. À la blanchisserie son salaire était près du double de celui de gratte-tube, et le travail sans doute trois fois moins pénible, mais à la blanchisserie il ne « se faisait pas de retraite », il n’avait pas « les voyages », il n’avait pas de congé et surtout, oui surtout : il n’était pas « au chemin de fer ! » Songez qu’il était le seul de la famille à ne plus être de la coterie !
L’oncle Mon-Jules n’hésita pas non plus : le lendemain il était à la maison bien avant midi pour attendre son beau-frère qui ouvrit la porte très exactement à 12h08 (il lui fallait huit minutes pour venir de son bureau). L’oncle Mon-Jules sortit sa convocation de sa poche et la tendit à mon père en disant, d’un ton menaçant : « Lis ça ! »
Mon père ne regarda même pas le papier. Il se contenta de dire d’un ton presque négligent : « Je sais !
— Tu sais ? fit l’autre un peu décontenancé.
— Oui. Mercier m’avait prévenu, de la part de l’ingénieur, qu’il donnait l’ordre de réintégration. »
L’oncle Mon-Jules se fâcha tout à coup, rouge comme un dindon :
«… Un beau salaud, ton ingénieur ! Tu sais où il me réintègre ?
— Oui : au gril du Dépôt ! répondit calmement mon père.
— Et tu trouves ça honnête, toi ? Un lampiste ? Comme gratte-tube ? » Puis, s’étant affalé sur une chaise :
« Moi ?… Moi, ramougnat ?
— Tu ne t’attendais tout de même pas à être réintégré avec avancement ?
— Non, d’accord. Mais au moins dans mon service !
— C’est intentionnellement, au contraire, qu’ils te réintègrent à la Traction ! Tu serais revenu dégradé dans ton propre service. Tu vois un peu l’effet ? C’est pour toi qu’ils te réintègrent dans un autre service. Ils me l’ont dit !
— Des salauds !… Ce sont des salauds ! trépignait Mon-Jules.
— … Et puis enfin, tu es le seul réintégré ! Le seul de tout l’arrondissement ! Peut-être le seul du réseau ! Tu vois un peu la tête que tu aurais au milieu de tes anciens collègues ? Ils te prendraient pour un faux frère, pour un traître. Là-bas, sur le gril du Dépôt, tu seras au contraire parmi des compagnons qui ne te connaissent pas ! Ils ne sauront pas d’où tu viens, et tu n’es pas forcé de le leur dire !
— Mon dossier va me suivre… Ils arriveront à tout savoir ! »
Il s’emporta encore une fois, pour l’honneur :
« Des salauds, je te dis ! Ils ne pensent qu’à humilier les travailleurs ! Je refuse ma réintégration, tu m’entends ? Je refuse !
— Ne fais donc pas l’imbécile », dit doucement mon père, qui servait deux verres de cette anisette que ses beaux-frères ramenaient sous le charbon du tender chaque fois qu’ils faisaient la ligne de Pontarlier, berceau de l’anisette et capitale du Pernod.
Je ne sus jamais au juste quel avait été le rôle de mon père dans cette réintégration de l’oncle. Comme elle arrivait, seule, bien avant qu’intervînt la loi « de réintégration et d’amnistie », j’en déduisis que mon père avait une grande influence sur les grands patrons du chemin de fer et j’eus même cette pensée : qu’il aurait bien dû se servir de cette influence pour activer son propre avancement. Il n’était qu’à l’échelle 7 alors que ses qualités et son talent de dessinateur eussent dû lui mériter au moins l’échelle 9.
En réalité, le chemin de fer prenait un essor extraordinaire. On disait que le trafic avait doublé en trois ans et, de ce fait, les réseaux étaient amenés à embaucher à tour de bras. Il semblait que le personnel révoqué dût être le premier recruté, puisqu’il était dûment spécialisé. De la part des « patrons » c’était donc un bon calcul qu’ils présentaient comme une mesure de clémence. Et puis, en réintégrant après une grève, ils donnaient le beau rôle aux meneurs, qui pouvaient se retourner vers leurs troupes et dire : « Voyez quel est notre pouvoir ! » La réintégration des révoqués par les Compagnies était, en somme un acte doublement diplomatique.
Pourtant celle de l’oncle Mon-Jules, isolée et inattendue, était inexpliquée et pouvait, aussi, être comprise comme un mauvais tour : la Compagnie aurait voulu déconsidérer mon oncle devant ses camarades qu’elle ne s’y serait pas prise autrement. Mon père n’y regarda pas de si près et estima qu’il avait bravement fait son devoir vis-à-vis de son beau-frère.
L’oncle « Mon-Jules », lui, après avoir fait une sorte de baroud d’honneur en menaçant de ne pas se fendre à cette convocation, entra néanmoins, tout faraud, au Dépôt, comme gratte-tube, c’est-à-dire comme ramougnat.
Mais ces mots de gratte-tube et de ramougnat demandent une explication qui en dira plus qu’un long traité sur le chemin de fer, les locomotives à vapeur et les cheminots. Et cette explication la voici. C’est celle que me fit le grand-père-grandes-roues :
« Garçon, laisse bouillir, tous les jours, dans la même casserole, seulement deux litres d’eau, en la remplissant aussitôt qu’elle est au tiers vide par évaporation, et tu verras au bout de quinze jours que ses parois se sont couvertes d’une épaisse pellicule de tartre. Si tu persistes, six mois plus tard le volume intérieur de ta gamelle sera réduit de moitié, car la couche de dépôt calcaire aura pris plusieurs centimètres d’épaisseur. Et si tu fais bouillir ton eau « sous pression », ce sera encore pire. C’est un phénomène, bien connu sous le nom d’entartrage.
« Eh bien, une locomotive n’est rien d’autre qu’une énorme bouilloire close où plusieurs centaines de litres d’eau sont maintenus constamment en ébullition. Juge de l’épaisseur de tartre qui peut se déposer à l’intérieur !
« Par ailleurs, le foyer, comme tous les foyers, encrasse le conduit de fumée d’une suie grasse qui arriverait à arrêter tout tirage. »
Les « ramougnats » étaient donc, dans un Dépôt, les ramoneurs de locomotives, d’où leur nom. Mais aussi les gratte-tubes, ceux qui concassaient, raclaient et extrayaient cette carapace interne de pierre qui, surtout dans les pays calcaires, arrive à se déposer, à ronger intérieurement les tôles, à mordre les brasures et les soudures, à grignoter les rivets, à ébranler les joints. Le tartre était, à proprement parler, le cancer galopant des locomotives et le pire des travaux, dans un Dépôt, c’était de débarrasser les machines de ce double cancer : la suie et le tartre.
C’était une notion qui m’échappait totalement, comme à tous les « étrangers », avant que l’oncle Mon-Jules n’eût été affecté à cette sorte de bagne. Et il fallut que mon grand-père, un jour, m’emmenât et demandât au sous-chef de Dépôt l’autorisation de me le faire visiter, pour que je me rendisse vraiment à l’évidence.
L’opération se passait tout au fond du Dépôt, bien cachée, comme si l’on en avait honte. Et franchement oui, on pouvait en avoir honte. Auprès de ce spectacle, le travail des saboteurs pouvait même passer pour une partie de plaisir.
Il y avait là plusieurs locomotives, les tripes à l’air. La boîte à fumée était ouverte et, par l’extrémité de la chaudière, on voyait tous ces tubes qui traversent la chaudière dans toute sa longueur et drainent, vers la cheminée, à l’avant, les gaz chauds du foyer.
Des hommes, noirs comme des corbeaux, ficelés, saucissonnés, cuirassés de vêtements superposés, masqués comme Touareg et chaussés de galoches, étaient juchés sur le tablier de la machine et enfilaient, entre les fameux tubes, de longs ringards.
Ils en retiraient des masses effritées de tartre gris, grosses comme des pavés, qui crissaient sur les tôles et tombaient sur le sol, comme des excréments pétrifiés, en tas énormes.
À l’autre bout de la machine, d’autres gratte-tubes, encore plus noirs que les premiers, sortaient des monceaux de suie pulvérulente qui s’entassaient sur le sol noir. Le travail était terminé par des gaillards, porteurs de lance, sortes de doryphores charbonneux qui envoyaient un puissant jet d’eau dans le ventre luisant de la machine. L’eau ressortait en boue noire, bouillonnante qui déposait de longues traînées de suie sur le sol et s’écoulait lourdement, par des vomitoires, vers un terrain vague, en léger contrebas, où des bardanes et des ronces achevaient d’agoniser, noyées sous cette répugnante marée.
Comme on disait alors : mon admiration pour le progrès en général et pour le chemin de fer en particulier en prenait un coup, et le piédestal sur lequel j’avais porté, la statue de Marc Seguin commençait à se fissurer curieusement.
Je n’aimais pas Zola, dont j’avais lu des morceaux choisis à la bibliothèque de l’école. Et je ne l’aimais pas parce que je trouvais qu’il se complaisait à ne voir, dans la vie des hommes, que des choses sales, répugnantes, affligeantes et je pensais qu’il exagérait, qu’il poussait au noir, maladivement, par une sorte de délectation morbide de grand bourgeois dégénéré, mais franchement, devant ce spectacle je trouvais qu’il était bien au-dessous de la réalité. D’ailleurs, dans La Bête humaine il ne parle même pas des gratte-tubes. « Et c’est bien mieux ainsi » pensai-je, car il n’y a pas de quoi être fier ! Ah ! si Marcel Dulot était là, il penserait tout de suite à inventer le ramonage automatique.
Là-dessus, il me vint des idées bizarres, où ne figurait pas le mot « pollution », car ce vocable n’avait pas cours encore, mais il ne m’échappait pas que ce Dépôt, ce charbon, ces fumées, ces poussiers, ces boues noires empoisonnaient tout ce quartier qui avait été jadis des champs, des vergers particulièrement fertiles, car le nouveau Dépôt avait été installé sur les bonnes terres plates du Bas-Dijonnais : les alluvions de l’Ouche.
Les locomotives étaient donc là, côte à côte, le ventre ouvert comme d’énormes scarabées morts autour desquels s’affairaient des cloportes, caparaçonnés de loques luisantes de suie. On aurait dit des scatophages, vidant fébrilement, à grands coups de ringard, les sombres déjections d’un monstre.
Comment reconnaître l’oncle Mon-Jules parmi, tous ces bousiers acharnés ? Ils se ressemblaient tous, avec leurs yeux et leurs dents tout blancs au milieu de leurs faces charbonneuses.
On s’approcha un peu, quoique les jaillissements de boue noire nous tinssent à distance. Le grand-père évoluait là-dedans comme un papillon dans un bouquet. Les hommes que nous croisions le saluaient gravement, de deux doigts portés à la casquette en disant : – Salut chef !
Bien qu’en retraite depuis dix ans, il donnait l’impression d’être encore un « seigneur ». Il fit même une réflexion sur la façon dont un ouvrier aurait dû faire sauter une goupille dans l’embiellage qu’il réparait. L’autre porta, lui aussi, les deux doigts à la casquette et, d’un ton que je ne suis pas près d’oublier, répondit simplement : « Oui, chef ! »
Des mécaniciens passaient, souvent accouplés comme Templiers avec leur compagnon-chauffeur, l’épaule gauche plus haute que la droite pour soutenir, du même mouvement, la courroie du panier. Ils recevaient, de la part des autres ouvriers, même salut et mêmes marques de respect, auxquels ils répondaient dignement, non par morgue mais par certitude de supériorité. Cela ne les empêchait pas de plaisanter, au passage, mais par ironie, d’une façon qui me paraissait même blessante. À quoi l’interpellé répondait avec une déférence étonnante, un grand respect et une admiration évidente.
Une hiérarchie rigoureuse et occulte, admise par tous, présidait à la vie de ce curieux endroit. On le sentait. On le respirait, car chacun, dans chacun de ses gestes, appliquait, c’était visible, un code de savoir-vivre, respectant des préséances intangibles et des privilèges personnels imposés par une tradition dont la base était la qualification professionnelle.
Non, ce n’étaient ni la discipline, ni l’ordre militaire, mais quelque chose de plus subtil, plus humain et plus mystérieux.
L’esprit compagnonnique, ce devait être cela : l’apprenti, le compagnon, le compagnon fini et le maître. L’homme ne valait que par la connaissance de son métier. Les dépôts de locomotives ont été certainement les derniers temples compagnonniques. D’ailleurs, mon grand-père-grandes-roues avait fait son Tour de France avant et après la guerre de 1870, avant d’entrer dans les mêmes ateliers de Perrigny comme forgeron-serrurier.
Vint l’heure de la coupure : l’oncle nous rejoignit. Il avait quitté son armure, ses blindages et ses matelassages charbonneux, mais il avait conservé son maquillage : il avait de la poussière de suie jusque sur les gencives, à la base des dents, et tout autour des sclérotiques. À quoi bon se débarbouiller pour aller prendre son repas et revenir ensuite au travail ? Tout le monde sait que le savon noir ruine la peau.
Le savon noir ! Son odeur, jointe à celles du poussier du charbon, de l’huile de graissage tiède et de la vapeur, voilà qui me faisait battre le cœur.
Avec l’oncle nous nous dirigeâmes vers le Café du Dépôt, une cabane en bois de traverses où une Madelon, sortie toute vivante de la chanson célèbre, frôlait de son jupon les apprentis, les compagnons et les seigneurs.
On prit une bouteille « pour commencer ». L’oncle Mon-Jules en but tout de suite un grand verre « pour faire passer le crassin », La poussière de suie qu’on nomme ainsi est, une diablesse de poudre impalpable qui s’incruste dans la peau, dans les muqueuses, dans les poumons et dans les tripes si fortement que vous pouvez passer dessus une tonne d’eau sans pouvoir vous en débarrasser.
Deux seuls détersifs : pour la peau le savon noir. Pour le gosier et pour les tripes : le vin rouge. Toute la morale que vous pourrez faire autour de ça n’y changera rien du tout. Le grand-père n’était pas le dernier à le savoir. Vous pensez : vingt-trois ans de machine ! L’eau sur le crassin ? Un cautère sur une jambe de bois !
Mon grand-père commanda pour lui une anisette, la liqueur les seigneurs en retraite, mais il fit la grimace en y trempant ses lèvres : ce n’était plus de l’anisette car à cette époque toutes sortes d’alcools anisés faisaient hélas leur apparition pour en arriver à remplacer définitivement la vraie que les générations suivantes ne devaient plus jamais connaître.
À lui seul, l’oncle Mon-Jules but la première bouteille. Il fallut bien en commander une seconde. Il avalait et claquait de la langue, comme pour vérifier que le décrassage suivait son cours normal, en disant :
« Le pétrole et l’acétylène, c’est quand même autre chose ! »
Il voulait dire : le métier de lampiste est tout de même plus agréable que celui de ramougnat ! Mais ce fut la seule plainte, très discrète, qu’il émit jamais, et la seule allusion à sa disgrâce. Il était encore trop heureux, on le sentait, d’être « au chemin de fer », et je ne sais pas si, tout compte fait, il ne se félicitait pas d’avoir été réintégré au Dépôt, car, plus qu’à la lampisterie, il pouvait toujours, humer, caresser Sa Majesté la LOCOMOTIVE.
Je l’aidai à finir la deuxième bouteille en en buvant deux demi-verres largement coupés d’eau, après quoi, la gorge à peu près décapée, il nous quitta pour aller « faire chauffer sa gamelle » dans ce qu’on appelait « le réfectoire », un local bien noir où trois feux de forge étaient allumés. Une cinquantaine de gamelles de soldat, en fer battu, étaient en train de mijoter, alignées dans de grands plats de chantier remplis d’eau. De tout cela s’échappaient de délicieuses odeurs mêlées, de civets, de ragoûts, de navarins, de soupe au lard, d’andouilles aux haricots : un résumé bigrement alléchant de la solide et merveilleuse cuisine cheminote spécialiste du « repas à réchauffer » et de l’en-cas pour grand gousier.
Nous rentrâmes fort tard au quartier des Perrières. Moi, tout ému de ce que je venais de voir et qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, confortait encore, si la chose était possible, mon grand désir d’entrer, moi aussi, dans la carrière.
Marcel Dulot devait être, sans discussion possible, mon camarade de première communion. Notre choix était fait, tacitement, depuis longtemps. Quand votre père meurt écrasé entre les tampons en allant faire un attelage, sans se baisser, pour gagner du temps et « faire l’heure », vous avez besoin de solides amis, n’est-ce pas ? Eh bien le « camarade de communion » c’est ça. Même si on ne croit pas tellement au Bon Dieu et pas du tout au diable.
La « Communion », c’est bien cela aussi : être « uni avec ». Le vicaire nous l’avait expliqué : je « communiais » avec Marcel Dulot. Un peu comme mon grand-père communiait avec son chauffeur. Un enfant cheminot n’a pas besoin de saint Augustin, ni de saint Thomas d’Aquin, ni des bulles du pape pour comprendre ça.
D’ailleurs, au sein même de la classe de catéchisme, le choix du « camarade » était chose grave et difficile. Les enfants du rail dominaient largement en nombre dans cette paroisse cathédrale qui englobait également les installations ferroviaires de la gare. Tout allait bien si ces enfants cheminots étaient eh nombre pair, mais s’ils étaient en nombre impair, c’était le drame ; celui qui restait seul devait prendre, comme « camarade », un « étranger » !
Pénible extrémité qui posait des problèmes insoupçonnés du profane, car il était de coutume que les familles se reçoivent avant et après la cérémonie. Comment « recevoir » et « être reçus » par « ces gens-là » ? Ces gens qui vivent d’une toute autre façon, qui dorment, se lèvent, mangent et même parlent tout autrement que nous ?
Cette année-là nous étions quarante-deux petits cheminots. Tout allait bien : cela faisait vingt et un couples sans problème. Hélas ! onze jours avant le 8 mai date de la cérémonie, Marcel Dulot prit un terrible mal de tête, sa température monta à quarante et deux dixièmes et il fallut se rendre à l’évidence : il « faisait » une superbe scarlatine.
Je me trouvais donc seul, et l’on dut faire face au problème : m’adouber à un « étranger »... Un peu comme si on avait demandé à un Templier de s’adouber avec un charcutier ou un tabellion. Les « étrangers » étant en nombre impair, il y en avait donc un qui, comme moi, était seul. Et tout naturellement l’abbé nous maria.
C’était un très brave camarade, très timide, fort réservé et que j’aimais bien, certes, mais c’était un « étranger ».
À la maison, le problème souleva de graves discussions et on en vint à réunir le conseil de famille. J’entends par là que les grands-pères, les grand-mères, les trois oncles et les trois tantes, réunis au hasard des campos et des trois-huit, eurent à débattre de cette question. Ils le firent en conscience et admirent que l’on ne pouvait pas refuser un camarade de première communion, fût-il étranger. Et tout à coup on s’aperçut qu’il habitait sur le Rempart de la Miséricorde, c’est-à-dire en plein fief ferroviaire, que, de sa fenêtre, il avait vue sur toute la gare, qu’il pouvait suivre la mise en tête des trains de la Bresse et même surveiller le poste d’aiguillage de sortie !
«… Et puis enfin, s’écria mon père, ce n’est pas un cheminot, certes, mais c’est tout de même un Français ! »
J’admirai, au passage, la largeur d’esprit et la maîtrise de soi de mon père. Après quoi on parla « des chaises », car il fallait louer les chaises pour assister aux différents offices. Les trois oncles et le grand-père s’écrièrent en chœur :
« Surtout n’en retenez pas pour moi ! Les curés ne s’engraisseront pas avec moi ! »
Mon père eût souhaité pouvoir en dire autant, pour imiter les autres hommes qui, même pour les enterrements, n’entraient jamais à l’église et attendaient la fin des offices au Café du Carillon. Mais là, il ne pouvait pas décemment ne pas assister à la première communion de son fils. Ma mère le lui expliqua éloquemment. Il en convint et conclut, résigné :
« Et puis j’entendrai toujours de la belle musique ! »
Car mon père était passionné de belle musique, et lorsque le dimanche, il n’allait ni à la truite ni au jardin, il allait, discrètement, à la messe de dix heures, la « messe en musique », ce qui, avec le fait qu’il ne faisait pas grève, contribuait à le ranger dans le clan des calottins.
Il faut dire, d’abord, que l’église cathédrale Saint-Bénigne possédait déjà à cette époque une maîtrise extraordinaire et un organiste prestigieux : Emile Poillot. On y venait alors de toute l’Europe et d’Amérique pour entendre les offices. Mon père en était très impressionné. Il avait même repéré l’endroit de l’édifice où les sons arrivaient le plus merveilleusement fondus.
« Si tu pouvais te faire donner des chaises dans le bas-côté gauche, presque à l’aplomb du transept, ce serait parfait ! avait-il dit à ma mère.
— Justement, c’est le côté des garçons ! » avait-elle répondu. Car les garçons étaient en effet à gauche et les filles à droite. Cette disposition manichéenne était-elle une préfiguration du Jugement dernier ? Je ne sais.
Nous louâmes donc sept chaises seulement, étant bien entendu que les hommes, sauf mon père, avaient la leur au Café du Carillon. Ils n’avaient certes pas honte d’assister à une première communion. Au contraire ils eussent été fort vexés de voir leurs enfants écartés de cette cérémonie qui était, pour eux, un rite de passage dans la vie active. Après la communion le garçon était intégré à la vie des hommes, la fille à la vie des femmes. L’initiation religieuse n’avait qu’une importance très secondaire. Le repas, lui, en avait beaucoup, car c’était, en somme, au repas que se parfaisait cette intégration.
Enfin, il faut bien dire, mes quatre tractionnaires, comme toutes les « gueules noires », étaient anticléricaux. Ils disaient qu’ils ne « pouvaient pas voir les curés ». Si un prêtre s’aventurait dans le quartier du Dépôt, il y était salué par des croassements de corbeaux : « Crâ… Crâ ! » Mais c’étaient les gratte-tubes, les ramougnats ou les charbonniers qui se laissaient aller à ces manifestations vulgaires. Jamais les « seigneurs », ni les ouvriers spécialisés, qui se contentaient de les ignorer ou de changer de trottoir, tout au plus.
Au fond, pourquoi cet anticléricalisme forcené ?
Je me posais souvent la question, car à part les très fortes têtes du Dépôt qui, assez rares, pratiquaient l’union libre, ne baptisaient pas leurs enfants et se faisaient enterrer civilement, les autres, et les miens en particulier, suivaient volontiers la tradition populaire. Ils n’étaient pas antireligieux, mais anticléricaux. Et mon grand-père, par des petites phrases qui n’avaient l’air de rien, tentait de m’expliquer pourquoi. Il attendait précisément que j’eusse passé cette fameuse « première communion » pour me livrer le fond de sa pensée. J’y ai pensé bien des fois par la suite, les larmes aux yeux : ce grand bonhomme ne voulait pas contrecarrer, dans mon esprit, l’enseignement qui m’était donné au catéchisme, ni médire du prêtre avant que je fusse sorti de son influence, car il pensait que cet enseignement était bon et nécessaire.
Je me souviens très bien que le soir même de ce jour mémorable en revenant des vêpres où nous avions renouvelé les promesses de notre baptême, il m’avait dit, en me posant ses énormes mains sur les épaules :
« Hé bien, garçon, maintenant te voilà un homme ! On va pouvoir parler ! »
Et au cours des mois qui suivirent il s’était mis, en effet, à me parler. Tout en proportionnant ses propos, à mes capacités d’entendement. S’il m’avait dit, d’un coup, tout ce qu’il avait amassé en soixante-dix ans, j’aurais été asphyxié, bien que ce qu’il avait à m’apprendre fût très beau et très édifiant : Il en était arrivé à me dire : « Tes maîtres ne t’ont pas encore parlé de Robert de Lamennais ?
— Non.
— Ça ne m’étonne pas ! Peut-être même ne t’en parleront-ils jamais… Alors je vais être obligé de commencer par le commencement : Lamennais, c’était un curé. Il vivait au début des chemins de fer et de la grande industrie. Lorsqu’il a vu de quelle façon elle pouvait traiter les ouvriers, il a ouvert sa grande gueule de Breton. Il a dit à ses chefs, les évêques : il faut défendre les petits. Les défendre contre les nouveaux seigneurs, les industriels. Il faut parler aux riches pour leur demander de les mieux payer, de ne pas les exploiter comme ça, de diminuer les heures de travail, de les respecter, leur donner des conditions de vie honnête, afin de mieux répartir les bienfaits du progrès…
« Les évêques n’ont pas bien compris. Ou pas voulu comprendre… Va savoir ? Alors il a écrit des livres, le Lamennais, notamment « un » livre, un maître livre, qui aurait dû donner à réfléchir au pape et à tous les dignitaires de l’Eglise. Il leur a dit : « Il faut rassembler les ouvriers, nous, les curés ! Il faut prendre leur tête pour aller trouver les mauvais riches (et ils sont tous mauvais, les riches, car les bons rejoignent les mauvais quand ils ont peur pour leurs sous !). Mais pour avoir plus de puissance, il faut solidement regrouper les pauvres, et ça c’est notre travail, à nous, curés ! L’union fait la force ! » Ecoute bien ce qu’il a dit le Lamennais dans ses sacrées Paroles d’un croyant :
«… Lorsqu’un arbre est seul, il est battu des vents et dépouillé de ses feuilles…
… Lorsqu’une plante est seule, ne trouvant pas d’abri contré l’ardeur du soleil, elle se dessèche et meurt…
«… Lorsqu’un homme est seul, le vent de la puissance le courbe vers la terre et l’ardeur de la convoitise des grands de ce monde absorbe la sève qui le nourrit… Ne soyez donc ni comme la plante, ni comme l’arbre qui sont seuls mais unissez-vous les uns aux autres et appuyez-vous et abritez-vous mutuellement…»
« C’était l’idée du syndicalisme qu’il avait, le Lamennais ! Mais en entendant ça, les évêques ont pris peur. Le pape aussi. « Malheur de malheur, qu’ils ont dit, si les riches apprennent ça, ils vont nous refuser leur argent ! Excommunions bien vite cet excité d’abbé ! »
« Il y avait d’autres petits curés avec lui, bien sûr, il n’était pas tout seul. Il y avait, paraît-il, Montalembert, Lacordaire. Mais ceux-là ont pris peur. Holà, qu’ils ont dit, on va nous excommunier ? On a une bonne place, gardons-la ! Et ils ont tout laissé tomber.
« Mais le Lamennais, lui, le Breton, il n’a pas cédé. Il a continué. Il avait lancé l’idée qui germait dans la tête des ouvriers. Quand ils ont compris que le pape et les gros bonnets de l’Eglise abandonnaient la partie et désavouaient le petit curé breton, ils ont dit : « C’est bon ! Laissons tomber l’Eglise, elle est avec les gros, pas avec nous ! C’est pas vraiment les successeurs du charpentier de Nazareth ! »
« Ce jour-là, pour conserver la considération des patrons, l’Eglise a perdu l’occasion de diriger le monde ouvrier !…»
Le grand-père-grandes-roues hochait alors la tête :
« Si le pape Grégoire XVI avait laissé faire le petit curé breton, en douceur, sûr qu’aujourd’hui on ne crierait pas « crâ ! » quand on voit passer un curé, et la C.G.T. serait chrétienne… Oui ! Sûr ! Moi j’aurais suivi le petit curé breton !…»
Il s’échauffait. Puis, presque sur un ton de regret :
« Oui, le jour où l’Eglise a désavoué le petit curé breton, elle a manqué le train ! Ça tu pourras le dire quand tu seras devenu quelqu’un ! »
Il devait me répéter cela bien souvent. On avait l’impression que cette question l’obsédait. Les autres lui disaient :
« De quoi tu t’occupes ? Laisse tomber les curés avec toute leur clique ! Tu sais bien qu’ils ne savent te trouver que pour te demander des sous ! Si tu n’as besoin de rien, avec eux tu es servi ! « Dominus vobiscum, Amen ! Je prierai pour vous. »
Il ne répondait rien alors et abandonnait la partie, pour ne pas importuner les autres, mais un jour, alors que je jouais les innocents pour provoquer ses confidences, il me confia :
«… J’en ai connu un, un petit curé démocrate : il aurait voulu monter sur les machines ou travailler aux Ateliers du Dépôt. Il avait demandé à son évêque l’autorisation de s’embaucher au chemin de fer pour y accomplir son ministère. Il a dit à son évêque : « Voilà des gens qui ne peuvent même pas respecter le repos dominical, ni respecter les fêtes carillonnées, ni le jeûne, ni l’abstinence rituels. Ils vont donc abandonner toute pratique religieuse et toute vie chrétienne. Et nous pleurnicherons, nous qui sommes chargés de leur annoncer l’Evangile ! »
— Et qu’est-ce qu’a dit l’évêque ?
— Le Monsignor, il n’y a rien compris du tout. Il a dit : « Vous voyez un peu un prêtre sur une machine ? en bleu de chauffe ? »
— Mais que lui a répondu le petit curé ?
— Il lui a dit : « Il faut bien que nous allions à eux puisqu’ils ne peuvent et ne veulent plus venir à nous ! – Veux pas le savoir », qu’a dit le Monsignor. Et le petit vicaire continuait : « Moi, je suis envoyé pour leur annoncer l’Evangile, n’importe où, n’importe comment ! Je ne vois donc pas pourquoi je ne leur dirais pas la messe dans la rotonde à machines ou dans les réfectoires d’agents de train… Et puis je serais avec eux à la peine dans le travail, avec la pelle ou le marteau. Ce que je leur dirais, ils l’entendraient…»
« Le Monsignor en a fait une crise d’apoplexie, paraît-il, et il a renvoyé le petit curé dans le rang, avec un blâme avec inscription au dossier8. Rompez ! »
Le grand-père, en racontant cela, avait l’air tout triste, et contrarié. Il ajouta :
« Je te parle d’il y a bien longtemps9 et le curé dont je te parle avait alors quarante ans ! L’affaire avait donc dû se passer autour de 1860, alors qu’il était jeune, tout feu tout flamme… et il n’était pas tout seul, crois-moi. Il y a eu, en France, une génération de curés comme celui-là : « Les petits curés démocrates » qu’on les appelait ! Je ne sais trop comment on les a muselés, mais je sais qu’on n’en a plus beaucoup entendu parler… Ce sont les Monsignors qui ont gagné ! »
Le grand-père faisait la moue pour ajouter : «… Preuve que ce ne sont pas des gens recommandables ! »
Voilà pourquoi le jour de ma première communion, les hommes de la famille assistèrent aux offices au Café du Carillon, avec tous les autres cheminots de l’assistance : c’était la faute des Monsignors qui avaient laissé tomber les cheminots.
Par contre, ils furent bien tous présents au repas. Tous ceux qui n’étaient pas de service ce dimanche 8 mai. Bien que mon père n’appartînt pas à la Traction, le repas fut pantagruélique et bien arrosé, obligé que nous étions de faire aussi bien que mes oncles « gueules noires » qui, eux, pour la communion de mes grands cousins, avaient généreusement montré qu’ils touchaient de bonnes primes de traction, sans parler des primes d’économie d’huile et de charbon, bref : qu’ils étaient des « seigneurs ».
Leurs femmes, mes tantes, toutes oreries dehors, n’avaient rien négligé sous le rapport de la toilette. Leurs robes à gros ramages les faisaient ressembler à des fauteuils ambulants. Mon père, en les regardant arriver, eut un petit sourire narquois en disant :
« C’est bien la Traction, ça ! »
Ma mère, en donnant la dernière main à mon nœud papillon blanc, ne put s’empêcher d’ajouter :
« "On" veut montrer qu’on n’est pas des petits gratte-papier ! »
J’eus la faiblesse d’en rire et d’en éprouver un petit pincement au cœur et ainsi de me rendre coupable du péché de jalousie. Un des péchés capitaux dont je venais d’apprendre qu’ils vous privaient de l’amitié de Jésus, ce qui ne laissa pas de me troubler fort, bien que j’appartinsse à une famille de mécréants.
À la fin de cette journée mémorable, qui se termina, pour ma mère et moi seulement, par des vêpres assorties du salut du Saint-Sacrement et du renouvellement des promesses du baptême, cierge allumé en main, tout le monde eut l’air d’éprouver un merveilleux soulagement. Tantes et oncles me félicitèrent en concluant : « Maintenant, te voilà tranquille ! »
L’oncle Mon-Jules, qui avait retrouvé sa superbe, ajouta même, pour résumer la cérémonie : « Te voilà un homme, fini toutes les niaiseries ! » Il voulait dire : « Désormais, le dimanche, te voilà libre de penser aux choses sérieuses : la pêche à la ligne, le jardin et la partie de tarot, comme un homme ! » C’est tout au moins ainsi que tout le monde le comprit.
Il ne serait pas convenable de terminer là ce récit. Le grand-père-grandes-roues semblait très ému par ces grandioses confidences qu’il m’avait faites et qui m’avaient tant troublé. Que nous fussions au jardin ou qu’il m’entraînât sur la terrasse des Perrières d’où l’on découvrait toute la gare de Dijon-Ville à nos pieds. Il hochait la tête et cherchait à renouer à tout propos cette conversation passionnante, pour apporter, semblait-il, des compléments ou des rectificatifs à son jugement. Il craignait sans doute de ne pas s’être fait bien comprendre et revenait sur le sujet à tout propos :
« Les curés, ils ont laissé passer le train, ou alors ils sont montés en première classe, avec les riches. Faut pas qu’ils trouvent drôle maintenant que le monde ouvrier n’entre plus à l’église.
— Mais est-il vrai que le monde ouvrier n’entre plus à l’église ? avais-je, un jour, demandé.
— Après la première communion, plus personne n’y va, c’est fini. Tu vois bien, tes oncles, moi-même, et tous les voisins, c’est fini !
— Les gueules noires, les tractionnaires, grand-père, peut-être. Mais les autres ? » hasardai-je.
Il réfléchit un moment comme pour compter dans sa tête :
« Oui, c’est vrai, les tractionnaires, les chefs de trains, tous les roulants sont des mécréants. Mais faut bien avouer qu’un roulant ne sait plus très bien ce qu’est un dimanche. »
Le grand-père parlait mot pour mot comme mon ami Marcel Dulot.
Je me suis mis à rire en imaginant le curé et le vicaire de la cathédrale maniant le ringard ou la pelle. Le vieux me regarda et, changeant de ton :
« Mais c’est égal, rappelle-toi quand même bien ce qu’ils t’ont appris et fais ce qu’ils t’ont dit dans ton catéchisme : sois bon, sois juste, sois honnête, tiens toujours parole, viens en aide à tes camarades, fais bien ton métier. Je pense que c’est à peu près ça qu’il a dit le compagnon charpentier de Nazareth, hein ? J’ai appris ça dans mon temps, et si je ne mets plus les pieds à l’église, j’ai toujours essayé de mettre ça en pratique. »
Là, le grand-père m’en bouchait un coin. Il avait l’air d’en savoir des choses. Je pensais : « Il ne faut pas se fier à ces vieux durs là, on croirait qu’ils ignorent tout, qu’ils ont tout oublié, et puis crac, ils vous sortent des noms d’écrivains, des titres de livres, des dates, des citations, et même le nom du pape en 1830 ! Et puis, enfin, ce compagnon charpentier de Nazareth, c’est bien de Jésus-Christ qu’il veut parler ? Le même que celui du catéchisme ? Et pourtant ils n’en parlent pas de la même façon ? » Et je me disais : « Moi, je préfère celui du grand-père. Pour moi, celui-là serait un Compagnon du Tour de France, comme mon grand-père-grandes-roues que ça ne m’étonnerait pas ! Mais est-il enfant du père Soubise, enfant de maître Jacques ou enfant de Salomon ? À mon avis, plutôt enfant de Salomon. » Et je restais perplexe.