Aveuglé, étourdi par toutes les merveilleuses aventures conjugales, je ne m’aperçus pas, un jour, que les élections venaient de donner à la France un gouvernement de Front populaire. J’avais d’ailleurs oublié de voter. Aussi n’eus-je pas l’enthousiasme que j’eusse espéré. J’étais trop enivré par la rude découverte du métier et par le mariage. Aussi, très franchement, que le président du Conseil fût M. Laval ou M. Léon Blum m’importait très médiocrement : je collaborais de très près au travail des locomotives, j’étais aimé d’Hélène, au diable « le Front popu » ! comme disait mon père.

Donc, un beau matin de mai, avant que le soleil fût levé, avant même que les journaux fussent distribués dans les villes, toutes les gares le savaient déjà par les équipes de conduite et les agents de train, par les journaux aussi qu’ils étaient les premiers à lire. J’étais justement de nuit et, sur le coup de trois heures du matin, au moment où je recevais la voie libre d’un « marchandises » facultatif que je venais d’expédier avec 5 de retard, la sonnette du régulateur se mit à grésiller. Je me mis à l’écoute. Très brièvement, le régulateur passait à toutes les gares l’annonce de l’événement politique, dans le langage professionnel bien entendu :

« Et c’est voie libre pour la gauche !… Terminé ! »

Et tous les postes alignés au long des lignes françaises accusaient la réception :

« Voie libre pour la gauche !… Terminé ! » Au fond, cela me laissait assez indifférent. Dans une heure, abruti de sommeil, j’allais rentrer à la maison et retrouver le lit chaud et Hélène pelotonnée dedans, c’était vraiment pour moi la chose essentielle. Ce lit chaud et cette femme alanguie par le sommeil, c’est une idée qui prend le chef de service de nuit dès les deux heures du matin, une idée qui se met à gigoter dans son cerveau de plus en plus fort. C’est presque une chance lorsqu’un incident technique lui occupe l’esprit et l’oblige à se déplacer ou à prendre des mesures d’urgence. C’est même le moment où un petit déraillement, pas méchant, par exemple un essieu d’un tombereau vide sur l’aiguille 5-7, serait pour lui presque souhaitable pour lui éviter de sombrer dans un rêve amoureux aussi douteux qu’inutile et, de toute façon, beaucoup trop précoce.

Ce matin-là, je commençais déjà à pressentir à distance la tiédeur et le soyeux des contacts préliminaires lorsque débarquèrent deux, puis trois, puis cinq collègues qui écourtaient courageusement leur nuit de sommeil pour connaître sans plus attendre le résultat des élections.

Ce fut un joyeux brouhaha lorsque je leur communiquai les résultats. Le chef de gare, éveillé par ce bruit, arriva, traînant ses savates, les bretelles sur les talons, l’œil bouffi, en clamant, l’œil malin :

« Ça y est, les enfants ! La gare va m’appartenir ! »

Puis, en se tournant vers un homme d’équipe : « Et toi, Blanchot, ta brouette à bagages, elle va être à toi ! Et comme disait ma grand-mère à la Révolution de 48 : j’allons pisser dans des pots de chambre en argent ! »

Et il paya la tournée d’un vin de Château-Chalon qu’il fit monter de sa cave. Au troisième verre, tout le monde avait reçu un avancement de trois ou quatre échelles, pour le moins, et on avait refait entièrement le Chemin de Fer français. On allait voir ! Et d’abord on supprimait trois postes d’ingénieurs sur quatre ; ces postes étaient – on le savait à force de le répéter – des planques pour caser les fils, les gendres, les neveux des « gros », des « Deux Cents Familles » ! Pas étonnant que le chemin de fer fût en déficit, avec ces services centraux de direction, pléthoriques, où le moindre garçon de bureau était carrément inspecteur ! Et tous ces directeurs : un directeur pour chacun des cinq réseaux, et pour chaque directeur toute une camarilla de sous-directeurs, d’inspecteurs généraux, d’ingénieurs en chef ! On allait faire des coupes sombres là-dedans ! Et d’abord, un seul état-major, un seul directeur, puisqu’il n’y aurait plus qu’un seul réseau : le Réseau national français.

Que d’économies ! Et aussi comme le travail allait être facilité par l’unification, la banalisation de tout : signaux, matériels, tarifs, techniques, personnel !…

Tous les parasites de bureau allaient être envoyés dans les pauvres gares surchargées de travail, pour enregistrer les bagages, coller les étiquettes, faire les attelages, vendre des billets, et balayer les salles d’attente et les WC, tâches d’îlotes. Et ainsi les véritables cheminots allaient enfin pouvoir vraiment faire du vrai chemin de fer ! Et surtout, cette coordination des transports allait être réalisée : les transports routiers, si insolents, allaient être enfin muselés ! Aucun des collègues présents ne doutait que la concurrence déloyale faite par la route ne fût créée et entretenue par un gouvernement de droite qui avait fatalement le monopole de la concussion et du népotisme. La gauche, au contraire, était « pour » le chemin de fer, car le chemin de fer est un transport de masse, donc démocratique, contrairement à cette odieuse automobile, symbole de l’égoïsme bourgeois et de l’individualisme capitaliste. Je crois bien même que l’espoir naissait, chez tous, de voir le gouvernement de gauche interdire purement et simplement l’usage de l’automobile.

On ne verrait plus, en tout cas, c’était sûr, ces énormes camions, stupidement et dangereusement conduits par des pignoufs sur des routes où n’existaient aucune sécurité, aucune signalisation, aucune discipline, aucun statut du personnel, aucun horaire, aucune religion de l’heure… Des routes entretenues au demeurant par tous les contribuables, et que les routiers défonçaient et massacraient à leur seul profit. Fini le scandale de ces routiers qui allaient à domicile débaucher la clientèle du rail et lui voler son fret, provoquant ainsi son déficit, qui finalement devait encore être comblé par les contribuables ! Fini ce gaspillage scandaleux et ridicule qui consiste à consacrer un chauffeur et même deux au transport de quelques pauvres petites tonnes de marchandises !

 

 

Le socialisme allait remettre de l’ordre dans tout ça !

Et enfin, et par-dessus tout, l’avenir de la vapeur était assuré ! Car la gauche, c’était fatal, était « pour » la Vapeur et « contre » l’électricité.

C’était une des croyances les mieux ancrées chez les cheminots, que, puisque la Fédération des Chauffeurs et des Mécaniciens était à gauche, « gauche » était donc synonyme de Vapeur.

Bien mieux : la carrière des locomotives 241 débouchait maintenant sur un avenir merveilleux, tous les espoirs étaient permis aux Pacific et autres Mountain, car les gens de gauche sont des gens intelligents, prodigieusement perspicaces et clairvoyants, débarrassés de tous les préjugés, et les gens intelligents sont fatalement des admirateurs et des fanatiques des 241 ! Donc les gens de gauche défendraient « usque ad mortem » les 241 !…

Le vieux chef de gare les écoutait en clignant de l’œil et excitait leur naïf enthousiasme. Trinquant avec moi, il me disait :

« Tout ça, garçon, c’est très joli. Laissons-les rêver ! Moi je pars en retraite dans onze mois, à cinquante-cinq ans jour pour jour, et je vous laisse vous débrouiller avec les parents de la fille, et les Deux Cents Familles ! »

Quand nous nous quittâmes, le chemin de fer venait de faire un énorme, bond en avant, et la France, déjà reine des nations, montrant du doigt les cieux, était prête avec nous à escalader les nues… à bord d’une 241 D bien entendu.

Car les mieux informés avaient aussi parlé de ces vingt-huit 241 D qui sortaient justement des ateliers d’Oullins et des Aciéries du Nord de Marseille et passaient à l’effectif du réseau P.L.M. agonisant (que Dieu ait son âme !) Toutes les 241 devenaient ainsi des merveilleuses 241 D, avec des échappements doubles à croisillons, des conduits d’admission plus larges, des distributeurs de grand diamètre, des graisseurs mécaniques, des cylindres aux sections de passage agrandies. Et l’on venait d’apprendre qu’aux essais du Dépôt de La Roche ces machines avaient manifesté une puissance de 10 p. 100 supérieure à celle des « 241 A » non modifiées, et pour une consommation inférieure de 12 p. 100, ce qui montrait bien la vitalité triomphante des locomotives à vapeur, la certitude de leur avenir, et la supériorité d’un gouvernement démocratique de Front populaire, de gauche, sur tous les autres régimes politiques.

De peur de briser un enthousiasme aussi généreux, je n’osai faire remarquer que ces modifications qui faisaient des 241 A autant de 241 D avaient été étudiées, ordonnées et exécutées par l’ancienne Compagnie défunte. Je me tus donc et je fis bien. Et ce n’est que lorsque le soleil levant eut jailli derrière le Revermont que je vins m’affaler dans le lit conjugal encore tiède.

Pourtant, avant de m’endormir, j’eus comme une nouvelle lueur d’espoir : peut-être, oui, peut-être que le chemin de fer enfin nationalisé allait accepter notre attelage automatique et, démocratiquement, l’appliquer à tous les véhicules, et je m’endormis, bercé par ce rêve bien puéril : nos plans étaient acceptés, le tout nouveau Directeur Général de la toute jeune S.N.C.F. nous faisait appeler, Marcel Dulot et moi, nous félicitait, notre photographie passait dans le Bulletin P.L.M. ou plutôt dans le grand magazine que la S.N.C.F. ne manquerait pas de créer pour la gloire du chemin de fer, et l’attelage automatique qui portait nos deux noms accolés était installé sur tous les matériels roulants nationalisés, et, bien entendu, sur tous les véhicules du monde, puisque l’Internationale fallait s’étendre, il n’en allait pas douter, à tout le Genre humain.

 

 

Quelques jours plus tard Marcel Dulot, qui venait de sortir de l’École des Arts et Métiers de Cluny, arrivait à l’express de onze heures pour nous montrer son diplôme tout neuf d’ingénieur. Il venait surtout m’apporter les plans du futur attelage automatique, résultat de quatorze ans de collaboration. Après avoir évoqué le tragique voyage à l’Hôtel-Dieu de Lyon, puis notre nuit blanche au triage de Perrigny avec les saboteurs, puis la mort de M. Paulin, et enfin notre laborieuse amitié, il déploya ses dessins en s’écriant :

« Et voilà ce que ça a donné !…»

Hélène s’était approchée, elle regarda ces épures en ouvrant de grands yeux : « Mon Dieu, dit-elle, jamais je n’aurais cru que c’était si compliqué !

— C’est que, commença Marcel, un attelage automatique, ça paraît enfantin à première vue ; il lui suffit en effet de quatre conditions simples, essentielles : premièrement, la solidité ; deuxièmement…»

Et il se mit à faire un amphithéâtre magistral sur cet attelage automatique qui devait sauver la vie à des milliers d’êtres humains et accroître prodigieusement la productivité des triages du chemin de fer.

Il avait prononcé « productivité ». C’était la première fois que j’entendais ce mot. Il me plut, il faisait sérieux et, me sembla appelé à une brillante carrière.

Lorsqu’il eut fait son exposé sur cet appareil qui procédait, à vrai dire, de plusieurs de ses idées et de quelques-unes des miennes, je le précipitai dans le plus profond désespoir en lui disant simplement :

« Et où serait le bénéfice d’un appareil qui assure un accrochage automatique et sans aucun danger si par ailleurs on est obligé d’entrer, comme avant, entre les tampons pour assurer à la main l’accouplement des boyaux de frein et des conduits de chauffage ? »

Mon vieux camarade, en bon ingénieur qu’il était, avait bel et bien oublié ces points de détail, qui pourtant imposaient une remise en question de tout le projet. L’ingénieur était déjà à cette époque le produit curieux d’une civilisation technique très avancée qui devait réussir à aller dans la Lune et même dans Saturne tout en restant définitivement incapable de faire cuire un œuf à la coque ou de connaître les choses les plus simples.

Marcel fit une superbe colère. Je crus qu’il allait tout casser.

J’étais en « descente de nuit » et, de ce fait, libre jusqu’au surlendemain à quatre heures du matin. J’avais donc le temps de le calmer.

« C’est comme si le problème était résolu ! » s’écria-t-il tout à coup en faisant table rase. Il écarta les assiettes et les plats de notre repas, étala ses papiers et se mit à crayonner comme un fou.

Au fur et à mesure qu’il suggérait des solutions je les démolissais en lui disant :

« Mais non, mon vieux, dans la pratique c’est impossible », et je lui en donnais les raisons. Et il en convenait alors en soupirant :

« Tu n’as sans doute pas tort. Toi, tu es au courant des réalités, tous les jours et toutes les nuits. »

Tout à coup, alors que nous butions pour la vingtième fois sur mes objections, il s’écria :

« Après tout, tu m’ennuies avec tes « mais non » ! »

— Mais Marcel, je fais souvent une vingtaine d’attelages par jour, tu ne vas tout de même pas m’apprendre ! » répliquai-je.

Il était vingt et une heures. Nous venions de commencer le dîner. Devant une Hélène consternée de nous voir faire fi de son soufflé de foie et de sa tarte au cassis, Marcel Dulot se leva, prit son béret, et s’écria :

« Il est 21h08 ? Il va y avoir une manœuvre en gare bientôt, n’est-ce pas ?

— Oui, et de toute façon il y a une dizaine de wagons chargés et une dizaine de vides sur les débords.

— Allons-y !

— Mais finissez de manger ! implorait Hélène.

— Non, je ne pourrais pas avaler. »

C’était là tout Marcel.

« Tant pis pour le soufflé, lança Hélène, je vais avec vous. » Et nous voilà partis tous les trois, dévalant la côte du Guidon et entrant en gare où le collègue de nuit nous regarda comme des brèmes avariées.

Et nous voilà à quatre pattes sous les wagons, suspendus à leur ventre comme Romulus et Remus sous la louve, lampe électrique en main, car la nuit était venue.

Le gros chef de gare faisait sa petite ronde en attendant de surveiller le passage de l’express, avant d’aller se coucher. Il nous, aperçut et nous interpella. Je lui présentai Marcel.

« Vous en avez des façons de recevoir vos amis ! me dit le chef. Il y a mieux à voir à Louhans que le cul des wagons !

— C’est que mon camarade et moi étudions un attelage automatique », lui dis-je.

Le chef de gare leva alors les bras au ciel :

« Ah ! Si vous nous inventez ça, vous aurez votre statue dans toutes les gares, et dans tous les triages, et dans toutes les chaumières, mais il y a un sacré moment qu’on le cherche l’attelage automatique et on ne l’a encore jamais trouvé. Les Américains ont bien, paraît-il, un truc, mais qui ne peut rien donner chez nous ; là-bas, les conditions d’exploitation sont tellement différentes…

— Eh bien, nous, nous avons trouvé l’attelage automatique individuel, autonome, et universel ! s’écria Marcel.

— Vous avez trouvé ? s’écria le chef en ouvrant des yeux ronds.

— … Presque », ajouta Marcel.

Le soufflé de foie était retombé, Hélène le remit au four et, me croira qui voudra, il regonfla à merveille ; je n’en ai jamais mangé de meilleur. C’est un procédé que je cède bien volontiers à la postérité, encore faudrait-il que j’en donne quelque jour la recette complète.

Marcel tout à coup, après, le fromage, murmura :

« Ça y est, j’ai trouvé ! »

Et il se remit à crayonner.

L’express de 23h48 passait. À l’heure.

 

 

Au fur et à mesure qu’Hélène prenait de l’ampleur, la nationalisation des chemins de fer perdait de l’importance pour moi, si bien que lorsqu’elle survint, en 1937, je m’en aperçus à peine ; Hélène en était au septième mois et puis on en avait tellement parlé, de cette nationalisation, on l’avait tellement rêvée, attendue, magnifiée, combinée, organisée !…

Les dessins et les notices explicatives de notre attelage automatique avaient été terminés, l’invention nous paraissait parfaite et mon père, questionné, n’y avait rien trouvé à redire, mais nous attendions, pour l’envoyer, que la nationalisation fût chose faite. Nous supposions que c’était imprudent de la faire parvenir à la Direction d’un réseau en train de trépasser, et puis cette invention était d’un intérêt national, n’est-ce pas, il était donc logique que la Société nationale en fût la première bénéficiaire.

Marcel Dulot porta lui-même le dossier à la Direction centrale, tout nouvellement installée rue Saint-Lazare, à Paris. Le sort en était jeté, il n’y avait plus qu’à attendre.

D’ailleurs, tout le monde attendait : Hélène attendait son enfant, les gares attendaient les renforts de main-d’œuvre que le gouvernement avait promis, on attendait que les directions des réseaux fussent supprimées, on attendait que les coupes sombres fussent faites dans le personnel pléthorique des Services centraux, on attendait que des mesures énergiques fussent prises contre le dumping des entreprises routières…

Certes, on changea, sur nos casquettes et nos uniformes, le signe P.L.M. contre celui de la S.N.C.F., ainsi que sur les wagons, les papiers, les pièces administratives et commerciales, et c’est à ce moment que…

 

 

Oui, c’est à ce moment que je fus convoqué par le chef de l’Arrondissement à Dijon.

Que pouvait bien me vouloir le grand patron ?

Je pris l’express 602, dès ma cessation de service, et je me présentai à l’huissier des grands bureaux de la rue Guillaume-Tell.

Après avoir attendu un moment, je fus invité à franchir la fameuse porte capitonnée. Nos chefs, en effet, étaient toujours défendus par une lourde porte, épaisse comme un matelas, capitonnée de moleskine noire, que l’huissier ouvrait avec une lenteur respectueuse avant de frapper à la véritable porte.

Je fus introduit dans un bureau qui me parut immense, trois fois plus vaste que le bureau de la grande vitesse de ma gare où évoluaient en permanence quatre agents, un homme d’équipe, trois maraîchers et cinq volaillers expéditeurs. Mais là, le Patron, tout seul, au fond, m’attendait, qui, d’entrée me dit, sans autre formule de bienvenue :

« Je vous ai fait venir, parce que vous venez de faire une très grosse faute professionnelle. »

Je pensais que c’était à ma manœuvre au lancer sur la voie principale qu’il était fait allusion.

« J’ai voulu gagner trois minutes à un train qui avait quinze de retard ! balbutiai-je.

— Mais que me chantez-vous là ? Il n’est pas question de train ni de minutes de retard, vous ne me comprenez pas ! »

Il posa la main sur un dossier qui traînait sur son bureau et sur lequel je reconnus le très beau titre qu’avait dessiné Marcel Dulot : « Projet d’un attelage automatique. »

« Vous avez envoyé directement à la Direction générale un projet d’attelage automatique, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur l’inspecteur principal.

— Et voilà justement ce qui vous est reproché.

— Reproché ? dis-je.

— Mais bien sûr : en entrant à la Compagnie, vous vous êtes engagé à respecter des conditions qui sont celles du statut du personnel et qui vous imposent d’emprunter, en tout et pour tout, la voie hiérarchique. Vous deviez transmettre ce projet d’attelage automatique à un supérieur immédiat : votre chef de gare, qui devait lui-même le transmettre avec avis favorable, ou défavorable, à son inspecteur de section, qui me l’aurait transmis à son tour en donnant son appréciation, et je l’aurais éventuellement fait parvenir à la direction de la Région du Sud-Est qui remplace la direction du réseau P.L.M. et qui, elle-même, l’aurait transmis à la Direction générale de la S.N.C.F., si toutefois elle le jugeait opportun.

« Vous vous êtes mis en contravention avec le Statut du Personnel et de ce fait vous êtes dans une situation très grave d’insubordination.

— Je ne suis pas le seul auteur de ce projet, dis-je, je l’ai mis au point en collaboration avec mon ami Marcel Dulot, ingénieur des Arts et Métiers, qui n’est pas encore cheminot.

— Vous êtes cosignataire et vous êtes cheminot. De ce fait vous deviez vous conformer au règlement pour transmettre cette invention, qui d’ailleurs me semble parfaitement ridicule.

— Le père de mon ami Marcel Dulot était chef de train et il est mort serré entre deux tampons en faisant un attelage alors que nous avions dix ans. Cela m’a beaucoup marqué. Depuis ce jour-là, nous avons travaillé sans arrêt à cette invention qui me paraît primordiale, monsieur l’inspecteur principal.

— Je vous félicite de l’intention ainsi que de la compassion que vous avez pour le père de votre ami, et aussi de l’intérêt que vous prenez aux problèmes de traction, mais d’abord ce n’est pas votre travail, et de toute façon vous deviez passer par moi pour présenter votre projet. C’est pourquoi je vous informe que je vous inflige un blâme pour cette grave faute, blâme qui en raison de votre jeune âge ne sera pas inscrit à votre dossier.

Par ailleurs, je vous fais mandater une prime de 120 francs ainsi qu’à votre ami Marcel Dulot, pour récompenser votre esprit d’initiative…

— … J’espère, monsieur le principal, que cette prime m’arrivera par voie hiérarchique », répondis-je effrontément.

Le principal eut un clin d’œil amusé : « Mais certainement, jeune homme, certainement ! Vous pouvez disposer. »

Je sortis en poussant la porte capitonnée qui retomba lourdement derrière moi en faisant un bruit sourd de cloison étanche. J’eus un moment de flottement, comme un vertige, en retrouvant la rue.

 

 

Le surlendemain le chef de gare m’informait que j’étais muté à la gare de Saint-Jean-de-Losne. Il ajouta :

« C’est la valse des résidences qui commence, mon garçon ! C’est ça l’Exploitation ! Moi qui vous parle, j’en suis à ma treizième. En trente-cinq ans de service, deux ans et demi par résidence, quatorze déménagements dans ma carrière, quinze avec celui de mon départ en retraite l’année prochaine ! C’est comme ça, mon vieux ! »

Il mit le pouce aux entournures de son gilet et ajouta :

« J’espère que vous avez déjà prévenu votre femme, elle est au courant de la vie de camp volant qu’elle va mener ?

— Je pense qu’elle s’en accommodera, elle a l’air de bien s’intégrer.

— Vous avez de la chance, mon vieux, la mienne n’a pas encore pu s’y faire, et pourtant ce n’était pas une "étrangère". »

J’ai longtemps cru que cette mutation à la gare de Saint-Jean-de-Losne était une sanction pour cette fameuse insurbordination, car les collègues ne manquèrent pas de m’informer que Saint-Jean était « une gare disciplinaire ». Dans le petit personnel, toutes les gares sont disciplinaires, comme les régiments pour les petits troufions. Pourtant, m’y étant présenté, je la trouvai au contraire bien sympathique, cette gare, perdue, toute seule, quasiment au bord de la Saône que la ligne de la Bresse et de la Savoie franchissait sur un grand pont.

C’était sans doute son éloignement de l’agglomération qui lui avait donné cette réputation de bagne. La gare, en effet, était à deux kilomètres de la ville ; il fallait suivre la route dans les aulnes et les platanes, longer là Saône un instant, pour avoir enfin contact avec l’autre monde et trouver les premières maisons. La gare ignorait la ville, la ville ignorait la gare. Aucun commerçant ne se déplaçait pour nous approvisionner, et nous, nous prenions le train jusqu’à Dijon-Ville et, par le Rempart de la Miséricorde, nous allions à notre « Coopé » pour faire nos provisions.

À part une sucrerie traitant les betteraves, et fermée en dehors de la saison betteravière, la petite colonie cheminote vivait en parfaite ségrégation, en pleine nature, avec ses trois ménages, et sa buvette cachée dans un jardinet extrêmement touffu.

J’y arrivai un soir d’octobre, alors que les premières grandes pluies avaient gonflé la Saône ainsi que ses « losnes », qui donnaient le nom à la localité. La villette était bien tassée autour de son église de brique, au bout d’un grand pont qui réunissait la Bourgogne française à l’Empire de Charles Quint ; la grande plaine brillait de toutes ses platières, sous le grand vent de nord-est qui prenait la vallée de la Saône par la trouée de Bel-fort et s’enflait sur la Franche-Comté en courbant les grands peupliers alignés au bord du canal.

J’y fus accueilli par un brave homme de chef de gare, que tout le monde appelait « Le p’tit chef ». Il n’était pas très grand en effet, et lorsqu’il parlait, même lorsqu’il donnait des ordres, il avait toujours l’air de vous demander votre avis, en ajoutant à toutes ses phrases un « Hon ? » interrogatif et bon enfant. Lorsqu’il se fâchait, il s’efforçait toujours d’adoucir ses phrases par « c’est un monde ! », ce qui atténuait le reproche en l’étendant à l’univers entier.

À l’extrême pointe de cette île cheminote, il y avait « le Poste ». C’était le Poste d’aiguillage qui commandait les signaux et les aiguilles de sortie de la gare, ainsi que la « Bifur », qui n’était autre que la bifurcation de la ligne de Lons-le-Saunier.

Ce « poste » était une maisonnette solitaire et haut perchée où deux hommes se relayaient pour commander silencieusement aux aiguilles. On ne les voyait presque jamais car ils se rendaient à leur perchoir à vélo, ne venant à la gare que pour y prendre les instructions de service, mais chaque fois ils y passaient un long moment pour bavarder. Condamnés au silence perpétuel, dans leur avant-poste, ils se rattrapaient en nous contant d’extraordinaires histoires nées dans leur imagination de solitaires.

Surtout le Père Riotte, une sorte de poète philosophe aux expressions riches et grandioses.

Lorsque je lui demandais :

« Et que faites-vous donc, entre les trains, pendant vos douze heures de guet ? »

Il me répondait, en faisant des mines :

« Je tricote des chaussettes, des cache-nez, des passe-montagnes, et puis je regarde le ciel et je pense à mon bonheur…

— Tellement heureux, Père Riotte ?

— Oh ! oui. Pensez : laid comme je suis, avoir trouvé une belle femme qui ait bien voulu de moi ! Et une bonne place à la Compagnie !… Vingt-cinq ans de relégation en tête-à-tête avec ma Saône, que je vois d’ici, sans tant seulement remuer une fesse !… C’est pas merveilleux, ça ? »

Il n’était, le brave homme, pas plus laid qu’un autre et il prononçait le mot « relégation » avec délices, comme une nonne parle du Bon Dieu. Il avait une connaissance prodigieuse et fidèle de tous les textes, si compliqués, qui réglementent la circulation des trains et l’exploitation du chemin de fer. On disait qu’il lisait, tous les jours, cinq pages de ce fameux Règlement général d’Exploitation, qu’il savait déjà par cœur. Lorsque le chef de service de la gare hésitait sur les mesures à prendre en cas d’incident de Mouvement, il téléphonait tout de suite au poste du Père Riotte : la réponse arrivait, sans hésitation, comme s’il l’avait lue, avec la référence du numéro et de l’article de la circulaire. Il débitait cela, par cœur, imperturbablement, de sa petite voix haut perchée.

Lorsqu’un grand chef venait en tournée d’inspection il lui arrivait de vouloir aller visiter ce poste dont l’existence et le fonctionnement posaient bien des problèmes d’ordre technique. Tout modeste qu’il fût, le Père Riotte lui envoyait d’abord, de deux coups de pied bien étudiés, les « patins » de tapisserie qu’il découpait dans ses vieux pantalons de drap, car il était interdit de pénétrer dans son domaine en posant les pieds sur le plancher, brillant comme une horloge comtoise. Et c’est seulement lorsque le visiteur avait chaussé les « patins » qu’il retirait cérémonieusement sa casquette et le saluait.

Un jour, beaucoup plus tard, alors que j’entrais dans le poste avec le chef d’arrondissement, le Père Riotte, nous ayant envoyé à chacun une paire de « patins », s’inclina bien bas en se découvrant et, d’une voix suave, salua le grand patron :

« Oh ! monsieur l’inspecteur principal Bertholle ! Que le Bon Dieu vous a donc conservé bien frais ! »

Je n’ai jamais pu savoir si c’était naïveté ou ironie profonde.

En dépit de cette mauvaise réputation de gare disciplinaire, j’aimai tout de suite cette enclave cheminote, véritable réserve indienne, perdue dans les champs de betteraves et les grands pâturages communaux taillés dans la zone inondable, au bord de cette Saône que les Bourguignons appellent « fleuve », parce que c’est elle qui se jette dans la Méditerranée, et non le Rhône, ce fleuve d’origine étrangère, qui se contente de la grossir à Lyon.

Comble de bonheur, dès mon arrivée on m’informa tout de suite que je succédais à un facteur enregistrant qui était « logé ». Je prenais donc sa place et son logement dans la gare.

On m’octroya un wagon « couvert » pour y empiler mon mince mobilier et, pour emménager dans mon nouveau domicile, je n’eus qu’à ranger ce wagon le long du quai 1 et, entre le départ de l’omnibus du matin et la manœuvre de 12h48, décharger mon mobilier par-dessus la marquise, directement dans le « logement d’emploi », au premier étage, juste au-dessus de la salle de service où grésillaient généreusement les sonnettes.

Nous ne pûmes dormir la première semaine car, outre ces sonnettes (celle du régulateur de circulation et celle des disques amont et aval), il y eut, comme toutes les nuits, le passage de tous les trains de la Savoie, bien entendu, puis deux manœuvres, notamment, à trois heures, celle du « marchandises » dont la machine vint s’arrêter plus de dix fois à la hauteur de nos fenêtres, la cheminée juste devant notre chambre à coucher pour y cracher le plus épais de sa fumée.

Le dispositif des voies et les horaires du service étaient ainsi conçus, nous n’y pouvions rien. Toutes les nuits donc, à 2h18, nous devions être éveillés par les coups de sifflet du brigadier de manœuvre qui faisait avancer, reculer, avancer et reculer encore ce convoi qui, alors, défilait dans les deux sens, bien gentiment, à la vitesse de manœuvre, s’arrêtait, repartait, avec les coups de tampons, les chocs en retour, puis qui, enfin, prêt au départ sur Bourg, venait faire du gaz juste à la hauteur de notre traversin. On entendait alors les coups de pelle du compagnon, puis le très long halètement du souffleur, et enfin les petits soupirs d’excitation du petit cheval qui se hâtait de regonfler longuement les conduites de freins vidées à grand bruit par ces départs successifs.

Il y avait aussi la conversation, toute technique, faite généreusement à pleine voix pour dominer le bruit du petit cheval et le ronronnement de la chaudière, entre le mécanicien et son compagnon-chauffeur, puis les cris du brigadier de manœuvre qui hurlait de loin, pour éviter de faire les deux cents mètres qui le séparaient de la machine.

À 3h02, c’était enfin le large coup de sifflet du départ, puis le démarrage d’une grosse C33 arrachant cinq cents tonnes, avec patinage, sablage, et jurons du seigneur, puis ensuite le long, très long défilé du convoi, en prise de vitesse, avec le tacatac des bandages sur les joints, se répercutant de proche en proche tout au long du train, et s’éloignant enfin.

Encore un grondement. Celui du passage du train sur le pont, et puis tout à coup le retour du grand silence solitaire de la plaine, un grelottement de sonnette, le bruit des leviers, le grincement des poulies, puis la voix du chef de service « rendant voie libre » et recevant du Père Riotte l’avis de passage au poste de la bifurcation de Lons-le-Saunier.

Définitivement éveillés nous écoutions, dans le ventre de la nuit, chanter la promesse du matin. Nous étions là serrés l’un contre l’autre, tous les trois. Oui, tous les trois, car l’enfant nous tambourinait aussi sa joie de vivre à petits coups de talons qui faisaient doucement geindre Hélène et que je sentais très bien moi-même. À chaque coup je répondais par un mot tendre. Parfois Hélène me disait :

« Tais-toi. Ecoute. »

J’écoutais, et dans le silence infini des campagnes, dans le petit matin, retenant notre souffle, nous entendions, dans ce ventre bien plein, un doux froissement puis comme une voix très ténue, un vagissement étouffé, encore lointain, et Hélène disait :

« Tu entends ? Il parle. »

Et nous délirions de cette sorte de bonheur incomparable que donne l’amour comblé, l’amour fécond, l’amour plein, le seul amour possible.

 

 

Disons qu’avant la fin de la dernière semaine la manœuvre du « marchandises » ne nous réveilla plus. Hélas ! oserais-je dire. Et même, au contraire, le premier jour où je ne l’entendis pas, je m’éveillai et me levai en hâte pour voir d’où venait ce silence insolite et perturbateur : le train de marchandises n’avait pas lieu le dimanche, et c’était cela qui me réveillait.

Enfin, j’étais vraiment dans le chemin de fer, bercé par une locomotive avec le rail comme oreiller, et le blâme de l’inspecteur principal ne m’inquiétait désormais pas plus qu’une pichenette de libellule : j’étais ce qu’il fallait que je sois, dans ce sanctuaire isolé où je me régalais de cette sorte de ségrégation totale. Cette mise à part loin du monde profane matérialisait notre consécration au prodigieux monde du rail. C’était un peu comme un ordre monastique avec son isolement dans la nature, son costume, sa clôture, ses rites, son langage, sa mystique, et la singularité de sa mission. Hélène m’avoua qu’elle y prenait goût aussi, ce qui me réjouit tout en ne laissant pas de m’étonner, mais elle précisa en me disant qu’elle en appréciait la poésie. Oui, en dehors des confrères, nous ne voyions personne, juste quelques gros expéditeurs qui travaillaient d’ailleurs le plus souvent par téléphone. Quant aux voyageurs il n’y en avait plus. Les services d’autocars, qui passaient maintenant au cœur de la bourgade, drainaient toute la clientèle, excepté le dimanche où le train spécial déversait un millier de pêcheurs dijonnais chargés de plusieurs tonnes de gaules et de goujonnières. Ils disparaissaient rapidement dans la nature et se hâtaient de retrouver leurs barques et leurs « coups » le long de la Saône, depuis Saint-Usuge jusqu’aux écluses du port de Charrey et de Lechatelet.

On ne les revoyait que pour le train du soir qu’ils attendaient en buvant le vin blanc à la buvette de la gare, dont on comprenait alors qu’elle comportât tant de tables, habituellement vides. Et lorsqu’on s’approchait de ces pêcheurs on s’apercevait sans peine à leur langage, à leur costume, à leur peau, à leur odeur même, que c’étaient tout simplement… des cheminots du centre dijonnais, la race la plus pêcheuse du monde.

 

 

Ce blâme de l’inspecteur principal, auquel je pensais souvent, m’avait révélé quelque chose dont l’humour m’apparut subitement un jour, lorsque nous reçûmes les diagrammes d’organisation de la toute jeune S.N.C.F. En effet, comme l’inspecteur principal me l’avait fait comprendre, la Direction générale de la S.N.C.F. se superposait aux cinq directions des réseaux, qui restaient tout simplement en place : au lieu de cinq directions, de cinq directeurs, de leur état-major et de leurs bureaux respectifs ; il y en avait six, et le chef de gare, à la réception de ce document, éclata de rire :

« Ah ! les coquins !… Ah ! les coquins. C’est ça, la nationalisation, hon ? Tu as vu, hon ? Voilà bien la France : pour faire des économies, on ajoute une Direction générale, hon ? »

Et ce fut dans notre gare, comme certainement dans toutes les autres, un long éclat de rire sarcastique. Tout le monde trouvait là l’occasion, en riant jaune, d’exercer son sens critique, particulièrement développé parce que cultivé en vase clos chez les cheminots. Et cela fut bien pire encore lorsque subitement nous apprîmes l’électrification, en « 1500 volts – continu », de la ligne Paris-Montparnasse au Mans. C’était à nos yeux un empiétement scandaleux de l’électricité usurpatrice sur la vapeur. Et surtout, par voie de conséquence, c’était l’éviction des machines « 241 000 » sur cette région.

Si on électrifiait Paris – Le Mans, que faisait-on alors des célèbres 241 008, 241 018 / 020 / 024 / 025, etc., dont nous savions, sans y être jamais allés voir, qu’elles régnaient en maîtresses sur cette grande ligne ? Nous apprîmes qu’elles étaient envoyées sur le réseau de l’Est, au dépôt de Chaumont, ce qui nous consola un peu. Mais un bruit alarmant courut tout aussitôt : elles venaient sur l’Est pour y être mises en « garage en bon état », ce qui, disaient les pessimistes, était l’antichambre de la mort. Comment des machines en pleine jeunesse, si prestigieuses, si bien entretenues, sans cesse améliorées, toutes neuves en somme, pouvaient-elles ainsi être mises de côté ? Quel gâchis et quel sacrilège !

Enfin, Marcel Dulot, qui débarqua un beau jour de l’express du matin, nous apprit que l’électrification de notre réseau était sérieusement à l’étude, à commencer par la grande ligne Paris-Lyon-Marseille.

Je me souviendrai toujours de son arrivée, à ce grand furieux de Marcel : il venait d’être embrigadé au titre d’Attaché de Traction au dépôt de locomotives de Villeneuve-Saint-Georges, et cela lui donnait, à nos yeux, une grande autorité et une compétence indiscutable. Il n’eut pas posé le pied sur le quai que déjà il se mit à vitupérer, avec ses outrances habituelles, sur le thème mille fois rebattu :

«… On a nationalisé le rail, mais pas les routiers. Nous sommes seuls sous le contrôle de l’Etat, seuls réglementés, seuls sous les ordres du ministre des Travaux publics qui nous ligote. Les routiers, eux ? Ils sont libres en tout, il leur suffit de proposer à nos clients un tarif légèrement inférieur à celui qui nous est imposé par l’Etat et ils emportent le marché. Nous sommes cocus, mes enfants, nationalisés mais cocus ! »

Il continuait :

« Et bien mieux : on parle de supprimer le trafic sur certaines de nos lignes, oui, messieurs, les petites lignes affluentes vont être supprimées, elles ne sont – paraît-il, plus rentables !… Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il est galeux !

« Mais, je vous le demande, si l’on supprimait tous les petits ruisseaux, toutes les petites rivières de Bourgogne et de Franche-Comté, y aurait-il de l’eau dans la Saône à Lyon ?…

« Bien sûr, on remplace ces lignes par des services routiers, mais savez-vous, messieurs, qui sont les directeurs de ces grosses entreprises routières, ou présidents directeurs généraux de ces maisons qui fabriquent les autocars, les camions ? Certains de nos gros patrons ! Oui, oui, ces messieurs qui touchent leur mois comme ingénieurs du chemin de fer et palpent en même temps les dividendes et les jetons de présence de la route !

— Mais un gouvernement de gauche peut-il laisser faire ça, hon ? hasardait le chef de gare.

— … Je devine très bien la manœuvre, continuait Marcel surexcité, je vois très bien même se constituer sous peu des sociétés capitalistes qu’on appellera des filiales de la S.N. C.F., par exemple, et qui transporteront toutes sortes de marchandises sur nos rails nationaux, mais dans des wagons à elles, qui paieront simplement une petite redevance kilométrique, et quand vous verrez passer un train de marchandises, messieurs, dans quelque temps, il n’y aura de national que la machine, les fourgons, le rail, le ballast, les signaux, le personnel, les infrastructures… Tout ce qui coûte enfin. Mais les wagons chargés, qui rapportent, appartiendront à des sociétés privées, et nos chemins de fer, tout nationaux qu’ils soient, seront en déficit, messieurs, et on demandera aux contribuables de boucher le trou !… Les routiers ne prennent que le fret qui les intéresse et refusent les autres ; les routiers écrèment ainsi tous les transports rémunérateurs, on ne nous laisse que les gros transports, lourds ou encombrants, qui demandent beaucoup de frais de manutention et beaucoup de place !… À nous on fait obligation de tout accepter et d’entretenir notre voie, mais les routiers demandent aux contribuables d’entretenir la leur ! C’est un pur scandale ! Comment voulez-vous qu’un service public ne soit pas en déficit, surtout si on lui retire toutes les sources de recettes et si on ne lui laisse que les chefs de dépenses ? Etc. »

On eut beaucoup de mal à calmer ce forcené en qui je ne reconnaissais pas mon ami Marcel Dulot, si calme, si malhabile à s’exprimer, si renfermé. Oh, sans doute, je retrouvais bien ce regard buté, terrible, qu’il avait eu devant son père mort à l’Hôtel-Dieu de Lyon, puis quelques jours plus tard, à la maisonnette du passage à niveau de mes grands-parents, lorsque, regardant passer un train de marchandises, il avait dit en serrant les dents :

« L’attelage ! Ça en aura fait des morts…»

Mais, en plus, mon ami était devenu bavard et agressif. Il ne décoléra pas de toute la journée qu’il passa chez nous et lorsqu’il revint avec moi à la gare pour prendre son train, il recommença, avec encore plus de violence. Le pied sur le marchepied du wagon, il fit signe d’au revoir à Hélène qui, ayant de la peine même à descendre les escaliers, était restée à la fenêtre. Puis, reprenant son idée :

« On nous sabote notre nationalisation ! Et à ce train-là je ne vous donne pas dix ans pour que la nationalisation soit à refaire complètement », conclut-il.

Lorsque le train fut parti, le chef de gare s’écria :

« Eh bien, votre ami, il n’est pas réconfortant, hon ? Vous ne le croyez pas un peu timbré ? Entre nous ? hon ?

— C’est un grand timide, un renfermé, un concentré, répondis-je. Lorsqu’il éclate, ses paroles dépassent sa pensée, mais il est vrai que je ne l’ai jamais vu aussi violent ni aussi exalté. On voit qu’il vient d’entrer chez les gueules noires, je croirais entendre parler mes oncles ; ces gens-là ne peuvent pas ouvrir la bouche sans râler, sans contester, et cette nationalisation qu’ils ont tant demandée, ils sont les premiers à la critiquer.

— Ce n’est pas la nationalisation qu’il semble critiquer, c’est ce qu’on va en faire… Il me semble qu’il systématise un peu trop facilement, hon ?

— Que voulez-vous, chef, c’est un acharné. Voilà onze ans qu’il s’est attaqué à un dispositif d’attelage automatique et il y travaille toujours. Il vient de déposer son projet au Service central du Matériel et il est déjà furieux qu’on ne l’ait pas convoqué d’urgence pour en assurer l’installation sur tous les véhicules.

— Il se voit déjà le chef du futur service des attelages automatiques, hon ? plaisanta le chef.

— Non, ce n’est pas son genre, je vous assure, patron, mais pour tout vous dire, son père, chef de train, a eu le thorax écrasé entre deux tampons en faisant un attelage…

— Hon ! Le pauvre diable ! gronda le p’tit chef en grimaçant.

— … Ça lui est resté à jamais sur la rate. Depuis ce jour-là il en veut à l’humanité. Il en a perdu le boire, le manger et le sommeil. Il en croit désigné par le destin pour la propagation mondiale et l’installation obligatoire de l’attelage automatique.

— Mais ce qu’il nous a dit sur l’avenir de la nationalisation, hon ? c’est du délire, hon ? vous ne croyez pas, hon ?

— Sans doute, mais ce ne sont pas les gens des dépôts qui le retiendront sur cette pente, ils ne peuvent au contraire que l’exciter davantage. »

Le petit chef hocha la tête, après avoir réfléchi longuement, aussi choqué que moi par ces prophéties curieuses.

« Vous croyez que de semblables scandales puissent se produire dans notre monde du chemin de fer, hon ? Moi, je ne le crois pas. Ce sont les rouges qui répandent ces idées pour déconsidérer nos chefs, qui sont d’ailleurs curieusement les mêmes que sous le régime des réseaux. Ils voudraient les mettre dehors… hon…»

Il se tut un instant, puis il conclut comme d’habitude :

«… Pour prendre leur place, bien entendu ?… hon ?… C’est un monde ! »

 

 

J’étais encore de nuit ce soir-là. (Comme nous n’étions que trois en roulement dans la gare, j’étais de nuit toutes les trois semaines.) À onze heures, alors que je venais de contrôler le passage du rapide pour l’Italie, j’entendis des coups frappés au plafond. C’était le signe convenu : Hélène ressentait les premières douleurs. Je montai en hâte. De fait, elle venait de perdre les eaux et le travail commençait. Comme je descendais à la salle de service pour appeler la sage-femme, j’entendis un grondement étrange, comme un lourd roulement de tonnerre vers le Sud et, au moment où je faisais mon appel, ce fut le poste d’aiguillage qui appela : c’était le Père Riotte, l’aiguilleur, qui dans son style très particulier criait dans le bigophone :

« Chef ! Chef ! C’est une catastrophe ! Du haut du poste je ne vois pas grand-chose, mais c’est le rapide, chef ! Il vient d’aller dans le décor, c’est sûr ! mon Dieu, mon Dieu, mais y’est affreux !

— Fermez tout et transmettez les avis d’usage en amont et en aval, j’y vais.

— C’est fait, chef, c’est fait, j’applique les articles…»

Je le laissai énumérer les articles du Règlement général qu’il savait par cœur, et je sautai sur mon vélo en criant au « petit chef » : « Appelez la sage-femme, ma femme accouche ! »

J’entendis une voix qui résonnait :

« D’accord, d’accord !… C’est un monde ! Mais où allez-vous ?

— Sur les lieux : le rapide 607 vient d’avoir quelque chose au-delà du poste.

— Je prends le commandement et je reste en rapport avec le régulateur… C’est un monde ! »

Sur mon vélo, je m’enfonçai à toute vitesse dans la nuit. Je pris le quai puis, après le passage à niveau, je me lançai sur le sentier de service en bordure du ballast. Un grand bruit montait dans le ciel rouge devant moi. Aveuglé, je ne vis pas et je ne pensai pas à la tringle qui traversait la piste. Ma roue avant buta et, passant par-dessus le guidon, j’allai m’affaler dans le ballast où ma tête buta contre la frette d’une traverse.

Je me relevai, me remis en selle. Devant moi, je vis bientôt, sur voie 2, la machine du « messageries » que nous attentions, puis ses wagons de tête, mais au-delà c’était, dans les ténèbres, un chaos de wagons de marchandises en travers puis, un peu plus loin encore, la queue du rapide 607 et deux voitures de voyageurs sorties des rails, une troisième sur le flanc et, devant, la machine déraillée de son bissel-avant, projetée sur le talus, perdant sa vapeur par toutes ses tubulures, alors que le sifflet, ouvert en grand, faisait dans la nuit une clameur stridente qui me glaça le sang.

Je crus comprendre que le « marchandises » montait sur voie 2 et qu’un de ses wagons avait dû dérailler en pleine voie. Ce sont des choses qui arrivent, il arrive même que dans un long convoi de marchandises un essieu déraille et roule ainsi sur les traverses pendant quelques mètres puis se renraille tout seul, sans même que le mécanicien s’en aperçoive, mais cette fois le wagon avait peut-être déraillé juste au moment où il croisait le rapide, il avait même dû se mettre en travers et la locomotive du rapide l’avait pris en écharpe de telle sorte qu’elle avait été déviée, avait déraillé elle-même de son bissel-avant, puis avait couru se planter dans le talus. Je ne retrouvai ni le mécanicien ni le chauffeur. Derrière, les voitures avaient déraillé aussi, deux s’étaient doucement couchées sur le flanc droit. C’est tout au moins ainsi que j’expliquai tout d’abord les choses.

Du « messageries » plusieurs petits wagons couverts, en bois, avaient été fracassés ; c’était un accident invraisemblable, peut-être unique dans l’histoire du chemin de fer ; le chef du train de messageries était assommé dans son fourgon, il reprenait tout doucement connaissance, le chauffeur était allé couvrir en tête, sur les deux voies bien entendu, et j’étais tout seul dans la nuit, avec ma lanterne et mon vélo.

Du côté du rapide, pas un bruit, sinon le souffle de mort de la machine, comme le cri d’une baleine blessée. Mais bientôt les voyageurs s’animaient : il y eut des cris, des appels, des hurlements.

En un instant, j’alertai tout le monde : le Service de la Voie, les employés de gare, la gendarmerie, l’hôpital, le convoi de secours de Perrigny. Le petit chef était au poste de commandement et je tentai de m’engager dans les wagons couchés, où une vingtaine de personnes baignaient dans le sang sur une litière de verre brisé et de coussins déchirés ; d’autres, me voyant, s’approchèrent en rampant dans le couloir. Je criai : « Courage ! Nous sommes là ! Les secours arrivent ! Voilà les ambulances ! » Ce qui était faux, car à cet endroit aucun chemin ne permettait d’accéder facilement à la voie. La seule vue de la lumière de ma lampe les réconfortait pourtant.

Avec les voyageurs valides qui étaient descendus des voitures encore enraillées j’organisai à la lueur de ma lanterne à acétylène les premiers secours. Trois voyageurs étaient coincés curieusement sous les banquettes : nous les dégageâmes. Le contrôleur du train, ensanglanté, fit son apparition tout d’un coup et, me voyant, éclata de rire nerveusement, comme un fou, en me disant :

« Mais-mais toi aussi, tu saignes ? »

Effectivement, j’avais une énorme plaie au front, sans doute provoquée par la chute, et je n’y avais pas pris garde. Tout à coup, nous vîmes surgir de la nuit le chauffeur et le mécanicien du rapide. Voyant leur machine basculer, ils avaient sauté et fait un roulé-boulé dans le remblai. Ils avaient atterri dans des fils de fer barbelés d’une clôture à plus de trente mètres. Ils étaient déchirés, contusionnés, mais sains et saufs. Moi qui les cherchais depuis un instant, ma lanterne à la main, tel Sedaine cherchant son armée, je leur aurais sauté au cou lorsqu’ils arrivèrent, sortant des ténèbres.

Enfin, au bout d’un moment, je vis des phares d’autos, des projecteurs, des pompiers, des gendarmes, des blouses blanches avec des brancards. Avec des collègues, qui arrivaient de la petite ville, je pus guider les sauveteurs et m’occuper d’appliquer, les unes après les autres, les mesures réglementaires qui sont complexes et nombreuses dans ce cas-là, notamment pour demander les détournements des autres convois, les deux voies étant obstruées.

Les renforts arrivaient, quoique lentement, car l’accident avait eu lieu loin de tout, en pleine voie. À la gare, le petit chef dirigeait par fil les opérations, en liaison avec le régulateur et la gendarmerie. Un va-et-vient par locotracteur permit d’évacuer les blessés vers la gare où des voitures les emmenaient à l’hôpital de Saint-Jean.

Le jour se leva tout à coup, et je me mis à grelotter de tous mes membres. On me donna du café brûlant qui venait de je ne sais où, et je pus continuer. L’après-midi, vers les trois heures, les blessés étant dégagés, nous eûmes un instant de répit, alors que la grue de cinquante tonnes, arrivée de Perrigny, commençait à dégager les voies. Un médecin me fit un beau pansement pour me permettre de participer au déblaiement et, sur le coup de dix-sept heures, je me retrouvai, abruti de fatigue, assis sur un morceau de banquette de première classe qui se trouvait là, sur le ballast, sans doute arraché aux wagons sinistrés, à cent mètres de la grue qui, patiemment, lentement, comme un pachyderme, soulevait l’avant de la locomotive pour la remettre sur les rails.

L’inspecteur du Mouvement était là près de moi, maintenant, sous la pluie qui s’était mise à tomber. Il me dit, d’un air bizarre :

« Vous avez été très bien, mon petit, mais ça fait dix-sept heures que vous êtes sur la brèche, maintenant nous nous occuperons du reste. Vous ferez votre rapport quand vous aurez dormi, rentrez chez vous, je crois bien qu’on vous y attend. »

Depuis le moment où la catastrophe s’était produite, j’avais cessé d’être moi-même pour être une sorte de robot, appliquant par réflexes conditionnés et, j’oserais dire, par atavisme de cheminot, les règlements et les consignes impératives. Et tout d’un coup, la mission accomplie, je redevins un homme, et il me vint à la mémoire que j’avais quitté ma femme alors qu’elle était dans les douleurs de l’enfantement. J’étais sans doute père. Je sautai sur mon vélo et, comme un fou, je revins à la gare et montai les escaliers quatre à quatre.

Aussitôt que j’eus ouvert la porte j’entendis une plainte sourde mais puissante qui venait de la chambre à coucher. La femme du chef de gare vint à moi et me dit :

« Ah ! vous voilà, mon pauvre homme.

— Quoi ? Que se passe-t-il ?

— Vous savez qu’elle entrait dans les douleurs quand vous êtes parti ?

— Oui, et alors ?

— Alors, elle s’est apprêtée, j’ai appelé la sage-femme puis le médecin, mais ils étaient tous partis sur les lieux de l’accident. Elle a perdu la tête. Elle a voulu descendre alors que j’appelais, et elle est tombée dans les escaliers…

— Et alors ?

— Je… J’ai pu la remonter sur son lit, l’enfant était engagé, je l’ai accouchée comme j’ai pu… L’accouchement s’est bien passé, mais l’enfant…

— Quoi, « l’enfant »… ?

— Il avait le cordon noué autour du cou, sans doute à la suite de la chute, il était cyanosé… je l’ai frictionné… j’ai fait ce que j’ai pu, je vous assure, j’ai fait ce que j’ai pu… et le docteur n’a pu venir que deux heures plus tard, ils étaient tous sur la voie, pour l’accident…»

J’avais bondi dans la chambre. Hélène, enfouie sous les couvertures, geignait longuement, c’était cette plainte que j’avais entendue en entrant. On aurait dit le cri d’un animal blessé.

Près d’elle, dans le berceau qu’elle avait joyeusement préparé, notre fils était étendu, mort.