LA CHUTE DU NIAGARA LA CHUTE DU NIAGARA

Ce ne fut pas le seul danger que je courus à Niagara: une échelle de lianes servait aux sauvages pour descendre dans le bassin inférieur; elle était alors rompue. Désirant voir la cataracte de bas en haut, je m'aventurai, en dépit des représentations du guide, sur le flanc d'un rocher presque à pic. Malgré les rugissements de l'eau qui bouillonnait au-dessous de moi, je conservai ma tête et je parvins à une quarantaine de pieds du fond. Arrivé là, la pierre nue et verticale n'offrait plus rien pour m'accrocher; je demeurai suspendu par une main à la dernière racine, sentant mes doigts s'ouvrir sous le poids de mon corps: Il y a peu d'hommes qui aient passé dans leur vie deux minutes comme je les comptai. Ma main fatiguée lâcha prise; je tombai. Par un bonheur inouï, je me trouvai sur le redan d'un roc où j'aurais dû me briser mille fois, et je ne me sentis pas grand mal; j'étais à un demi-pied de l'abîme et je n'y avais pas roulé: mais lorsque le froid et l'humidité commencèrent à me pénétrer, je m'aperçus que je n'en étais pas quitte à si bon marché: j'avais le bras gauche cassé au-dessus du coude. Le guide, qui me regardait d'en haut et auquel je fis des signes de détresse, courut chercher des sauvages. Ils me hissèrent avec des harts par un sentier de loutres, et me transportèrent à leur village. Je n'avais qu'une fracture simple: deux lattes, un bandage et une écharpe suffirent à ma guérison [478].

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Je demeurai douze jours chez mes médecins, les Indiens de Niagara. J'y vis passer des tribus qui descendaient de Détroit ou des pays situés au midi et à l'orient du lac Érié. Je m'enquis de leurs coutumes; j'obtins pour de petits présents des représentations de leurs anciennes mœurs, car ces mœurs elles-mêmes n'existent plus. Cependant, au commencement de la guerre de l'indépendance américaine, les sauvages mangeaient encore les prisonniers ou plutôt les tués: un capitaine anglais, puisant du bouillon dans une marmite indienne avec le cuiller à pot, en retira une main.

La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu'elles ne s'en vont point à la venvole comme la partie de la vie qui les sépare; elles ne sont point choses de mode qui passent. On confère encore au nouveau-né, afin de l'honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son aïeule, par exemple: car les noms sont toujours pris dans la lignée maternelle. Dès ce moment, l'enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom; on lui donne, en lui parlant, le degré de parenté que ce nom fait revivre; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand'mère. Cette coutume, en apparence risible, est néanmoins touchante. Elle ressuscite les vieux décédés; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers; elle rapproche les extrémités de la vie, le commencement et la fin de la famille; elle communique une espèce d'immortalité aux ancêtres et les suppose présents au milieu de leur postérité.

En ce qui regarde les morts, il est aisé de trouver les motifs de l'attachement du sauvage à de saintes reliques. Les nations civilisées ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, la mnémonique des lettres et des arts; elles ont des cités, des palais, des tours, des colonnes, des obélisques; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivés: les noms sont entaillés dans l'airain et le marbre, les actions consignées dans les chroniques.

Rien de tout cela aux peuples de la solitude: leur nom n'est point écrit sur les arbres; leur hutte, bâtie en quelques heures, disparaît en quelques instants; la crosse de leur labour ne fait qu'effleurer la terre, et n'a pu même élever un sillon. Leurs chansons traditionnelles périssent avec la dernière mémoire qui les retient, s'évanouissent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau-Monde n'ont donc qu'un seul monument: la tombe. Enlevez à des sauvages les os de leurs pères, vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu'à leurs dieux; vous ravissez à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant.

Je voulais entendre le chant de mes hôtes. Une petite Indienne de quatorze ans, nommée Mila, très jolie (les femmes indiennes ne sont jolies qu'à cet âge), chanta quelque chose de fort agréable. N'était-ce point le couplet cité par Montaigne? «Couleuvre, arreste-toy; arreste-toy, couleuvre, à fin que ma sœur tire sur le patron de ta peincture la façon et l'ouvrage d'un riche cordon, que je puisse donner à ma mie: ainsi, soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les aultres serpens.»

L'auteur des Essais vit à Rouen des Iroquois qui, selon lui, étaient des personnages très sensés: «Mais quoi, ajoute-t-il, ils ne portent point de hauts-de-chausses!»

Si jamais je publie les stromates ou bigarrures de ma jeunesse, pour parler comme saint Clément d'Alexandrie [479], on y verra Mila [480].

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Les Canadiens ne sont plus tels que les ont peints Cartier, Champlain, La Hontan, Lescarbot, Lafitau, Charlevoix et les Lettres édifiantes: le XVIe siècle et le commencement du XVIIe étaient encore le temps de la grande imagination et des mœurs naïves: la merveille de l'une reflétait une nature vierge, et la candeur des autres reproduisait la simplicité du sauvage. Champlain, à la fin de son premier voyage au Canada, en 1603, raconte que «proche de la baye des Chaleurs, tirant au sud, est une isle, où fait résidence un monstre épouvantable que les sauvages appellent Gougou.» Le Canada avait son géant comme le cap des Tempêtes avait le sien. Homère est le véritable père de toutes ces inventions; ce sont toujours les Cyclopes, Charybde et Scylla, ogres ou gougous.

La population sauvage de l'Amérique septentrionale, en n'y comprenant ni les Mexicains ni les Esquimaux, ne s'élève pas aujourd'hui à quatre cent mille âmes, en deçà et au delà des montagnes Rocheuses; des voyageurs ne la portent même qu'à cent cinquante mille. La dégradation des mœurs indiennes a marché de pair avec la dépopulation des tribus. Les traditions religieuses sont devenues confuses; l'instruction répandue par les jésuites du Canada a mêlé des idées étrangères aux idées natives des indigènes: on aperçoit, au travers de fables grossières, les croyances chrétiennes défigurées; la plupart des sauvages portent des croix en guise d'ornements, et les marchands protestants leur vendent ce que leur donnaient les missionnaires catholiques. Disons, à l'honneur de notre patrie et à la gloire de notre religion, que les Indiens s'étaient fortement attachés à nous; qu'ils ne cessent de nous regretter, et qu'une robe noire (un missionnaire) est encore en vénération dans les forêts américaines. Le sauvage continue de nous aimer sous l'arbre où nous fûmes ses premiers hôtes, sur le sol que nous avons foulé et où nous lui avons confié des tombeaux.

Quand l'Indien était nu ou vêtu de peau, il avait quelque chose de grand et de noble; à cette heure, des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent sa misère: c'est un mendiant à la porte d'un comptoir, ce n'est plus un sauvage dans sa forêt.

Enfin, il s'est formé une espèce de peuple métis, né des colons et des Indiennes. Ces hommes, surnommés Bois-brûlés, à cause de la couleur de leur peau, sont les courtiers de change entre les auteurs de leur double origine. Parlant la langue de leurs pères et de leurs mères, ils ont les vices des deux races. Ces bâtards de la nature civilisée et de la nature sauvage se vendent tantôt aux Américains, tantôt aux Anglais, pour leur livrer le monopole des pelleteries; ils entretiennent les rivalités des compagnies anglaises de la Baie d'Hudson et du Nord-Ouest, et des compagnies américaines, Fur Colombian-American Company, Missouri's fur Company et autres: ils font eux-mêmes des chasses au compte des traitants et avec des chasseurs soldés par les compagnies.

La grande guerre de l'indépendance américaine est seule connue. On ignore que le sang a coulé pour les chétifs intérêts d'une poignée de marchands. La compagnie de la Baie d'Hudson vendit, en 1811, à lord Selkirk, un terrain au bord de la rivière Rouge; l'établissement se fit en 1812. La compagnie du Nord-Ouest, ou du Canada, en prit ombrage. Les deux compagnies, alliées à diverses tribus indiennes et secondées des Bois-brûlés, en vinrent aux mains. Ce conflit domestique, horrible dans ses détails, avait lieu au milieu des déserts glacés de la baie d'Hudson. La colonie de lord Selkirk fut détruite au mois de juin 1815, précisément à l'époque de la bataille de Waterloo. Sur ces deux théâtres, si différents par l'éclat et par l'obscurité, les malheurs de l'espèce humaine étaient les mêmes.

Ne cherchez plus en Amérique les constitutions politiques artistement construites dont Charlevoix a fait l'histoire: la monarchie des Hurons, la république des Iroquois. Quelque chose de cette destruction s'est accompli et s'accomplit encore en Europe, même sous nos yeux; un poète prussien, au banquet de l'ordre Teutonique, chanta, en vieux prussien, vers l'an 1400, les faits héroïques des anciens guerriers de son pays: personne ne le comprit, et on lui donna, pour récompense, cent noix vides. Aujourd'hui, le bas breton, le basque, le gaëlique, meurent de cabane en cabane, à mesure que meurent les chevriers et les laboureurs.

Dans la province anglaise de Cornouailles, la langue des indigènes s'éteignit vers l'an 1676. Un pêcheur disait à des voyageurs: «Je ne connais guère que quatre ou cinq personnes qui parlent breton, et ce sont de vieilles gens comme moi, de soixante à quatre-vingts ans; tout ce qui est jeune n'en sait plus un mot.»

Des peuplades de l'Orénoque n'existent plus; il n'est resté de leur dialecte qu'une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d'Agrippine qui gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes, débris du grec et du latin. Quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois dira, du haut d'un clocher en ruine, à des peuples étrangers à nos successeurs: «Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue: vous mettrez fin à tous ces discours.»

Soyez donc Bossuet, pour qu'en dernier résultat votre chef-d'œuvre survive, dans la mémoire d'un oiseau, à votre langage et à votre souvenir chez les hommes!

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En parlant du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l'étendue des anciennes colonies françaises en Amérique, je me demandais comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser périr ces colonies, qui seraient aujourd'hui pour nous une source inépuisable de prospérité.

De l'Acadie et du Canada à la Louisiane, de l'embouchure du Saint-Laurent à celle du Mississipi, le territoire de la Nouvelle-France entoura ce qui formait la confédération des treize premiers États unis: les onze autres, avec le district de la Colombie, le territoire de Michigan, du Nord-Ouest, du Missouri, de l'Orégon et d'Arkansas, nous appartenaient, ou nous appartiendraient, comme ils appartiennent aux États-Unis par la cession des Anglais et des Espagnols, nos successeurs dans le Canada et dans la Louisiane. Le pays compris entre l'Atlantique au nord-est, la mer Polaire au nord, l'Océan Pacifique et les possessions russes au nord-ouest, le golfe Mexicain au midi, c'est-à-dire plus des deux tiers de l'Amérique septentrionale, reconnaîtraient les lois de la France.

J'ai peur que la Restauration ne se perde par les idées contraires à celles que j'exprime ici; la manie de s'en tenir au passé, manie que je ne cesse de combattre, n'aurait rien de funeste si elle ne renversait que moi en me retirant la faveur du prince; mais elle pourrait bien renverser le trône. L'immobilité politique est impossible; force est d'avancer avec l'intelligence humaine. Respectons la majesté du temps; contemplons avec vénération les siècles écoulés, rendus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères; toutefois n'essayons pas de rétrograder vers eux, car ils n'ont plus rien de notre nature réelle, et, si nous prétendions les saisir, ils s'évanouiraient. Le chapitre de Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle fit ouvrir, dit-on, vers l'an 1450, le tombeau de Charlemagne. On trouva l'empereur assis dans une chaise dorée, tenant dans ses mains de squelette le livre des Évangiles écrit en lettres d'or; devant lui étaient posés son sceptre et son bouclier d'or; il avait au côté sa Joyeuse engainée dans un fourreau d'or. Il était revêtu des habits impériaux. Sur sa tête, qu'une chaîne d'or forçait à rester droite, était un suaire qui couvrait ce qui fut son visage et que surmontait une couronne. On toucha le fantôme; il tomba en poussière.

Nous possédions outre mer de vastes contrées: elles offraient un asile à l'excédent de notre population, un marché à notre commerce, un aliment à notre marine. Nous sommes exclus du nouvel univers où le genre humain recommence: les langues anglaise, portugaise, espagnole, servent en Afrique, en Asie, dans l'Océanie, dans les îles de la mer du Sud, sur le continent des deux Amériques, à l'interprétation de la pensée de plusieurs millions d'hommes; et nous, déshérités des conquêtes de notre courage et de notre génie, à peine entendons-nous parler dans quelque bourgade de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la langue de Colbert et de Louis XIV: elle n'y reste que comme un témoin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique [481].

Et quel est le roi dont la domination remplace maintenant la domination du roi de France sur les forêts canadiennes? Celui qui hier me faisait écrire ce billet:

Royal-Lodge Windsor, 4 juin 1822.

«Monsieur le vicomte,

«J'ai les ordres du roi d'inviter Votre Excellence à venir dîner et coucher ici jeudi 6 courant.

«Le très humble et très obéissant serviteur,

Francis Conyngham [482]».

Il était dans ma destinée d'être tourmenté par les princes. Je m'interromps; je repasse l'Atlantique; je remets mon bras cassé à Niagara; je me dépouille de ma peau d'ours: je reprends mon habit doré; je me rends du wigwaum d'un Iroquois à la royale loge de Sa Majesté Britannique, monarque des trois royaumes unis et dominateur des Indes; je laisse mes hôtes aux oreilles découvertes et la petite sauvage à la perle; souhaitant à lady Conyngham [483], la gentillesse de Mila, avec cet âge qui n'appartient encore qu'au plus jeune printemps, qu'à ces jours qui précèdent le mois de mai, et que nos poètes gaulois appelaient l'avrillée.

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La tribu de la petite fille à la perle partit; mon guide, le Hollandais, refusa de m'accompagner au delà de la cataracte; je le payai et je m'associai avec des trafiquants qui partaient pour descendre l'Ohio; je jetai, avant de partir, un coup d'œil sur les lacs du Canada. Rien n'est triste comme l'aspect de ces lacs. Les plaines de l'Océan et de la Méditerranée ouvrent des chemins aux nations, et leurs bords sont ou furent habités par des peuples civilisés, nombreux et puissants; les lacs du Canada ne présentent que la nudité de leurs eaux, laquelle va rejoindre une terre dévêtue: solitudes qui séparent d'autres solitudes. Des rivages sans habitants regardent des mers sans vaisseaux; vous descendez des flots déserts sur des grèves désertes.

Le lac Érié a plus de cent lieues de circonférence. Les nations riveraines furent exterminées par les Iroquois, il y a deux siècles. C'est une chose effrayante que de voir les Indiens s'aventurer dans des nacelles d'écorce sur ce lac renommé par ses tempêtes, où fourmillaient autrefois des myriades de serpents. Ces Indiens suspendent leurs manitous à la poupe des canots, et s'élancent au milieu des tourbillons entre les vagues soulevées. Les vagues, de niveau avec l'orifice des canots, semblent prêtes à les engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuyées sur le bord, poussent des abois, tandis que leurs maîtres, gardant un silence profond, frappent les flots en cadence avec leurs pagaies. Les canots s'avancent à la file: à la proue du premier se tient debout un chef qui répète la diphtongue oah: o sur une note sourde et longue, ah sur un ton aigu et bref. Dans le dernier canot est un autre chef, debout encore, manœuvrant une rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis sur leurs talons au fond des cales. A travers le brouillard et les vents, on n'aperçoit que les plumes dont la tête des Indiens est ornée, le cou tendu des dogues hurlants, et les épaules des deux sachems, pilote et augure: on dirait les dieux de ces lacs.

Les fleuves du Canada sont sans histoire dans l'ancien monde; autre est la destinée du Gange, de l'Euphrate, du Nil, du Danube et du Rhin. Quels changements n'ont-ils point vus sur leurs bords! que de sueur et de sang les conquérants ont répandus pour traverser dans leur cours ces ondes qu'un chevrier franchit d'un pas à leur source!

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Partis des lacs du Canada, nous vînmes à Pittsbourg, au confluent du Kentucky et de l'Ohio; là, le paysage déploie une pompe extraordinaire. Ce pays si magnifique s'appelle pourtant Kentucky, du nom de sa rivière qui signifie rivière de sang. Il doit ce nom à sa beauté: pendant plus de deux siècles, les nations du parti des Chérokis et du parti des nations iroquoises s'en disputèrent les chasses.

Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines exterminées? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leurs maîtres, dans ces déserts de la primitive indépendance de l'homme? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut tulipier où l'oiseau pend sa couvée? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres? Le Kentucky cessera-t-il d'être la terre de sang, et les monuments des arts embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio que les monuments de la nature?

Le Wabach, la grande Cyprière, la Rivière-aux-Ailes ou Cumberland, le Chéroki ou Tennessee, les Bancs-Jaunes passés, on arrive à une langue de terre souvent noyée dans les grandes eaux; là s'opère le confluent de l'Ohio et du Mississipi par les 36° 51' de latitude. Les deux fleuves s'opposant une résistance égale ralentissent leurs cours; ils dorment l'un auprès de l'autre sans se confondre pendant quelques milles dans le même chenal, comme deux grands peuples divisés d'origine, puis réunis pour ne plus former qu'une seule race; comme deux illustres rivaux, partageant la même couche après une bataille; comme deux époux, mais de sang ennemi, qui d'abord ont peu de penchant à mêler dans le lit nuptial leurs destinées.

Et moi aussi, tel que les puissantes urnes des fleuves, j'ai répandu le petit cours de ma vie, tantôt d'un côté de la montagne, tantôt de l'autre; capricieux dans mes erreurs, jamais malfaisant; préférant les vallons pauvres aux riches plaines, m'arrêtant aux fleurs plutôt qu'aux palais. Du reste, j'étais si charmé de mes courses, que je ne pensais presque plus au pôle. Une compagnie de trafiquants, venant de chez les Creeks, dans les Florides, me permit de la suivre.

Nous nous acheminâmes vers les pays connus alors sous le nom général des Florides, et où s'étendent aujourd'hui les États de l'Alabama, de la Géorgie, de la Caroline du Sud, du Tennessee. Nous suivions à peu près des sentiers que lie maintenant la grande route des Natchez à Nashville par Jackson et Florence, et qui rentre en Virginie par Knoxville et Salem: pays dans ce temps peu fréquenté et dont cependant Bartram avait exploré les lacs et les sites. Les planteurs de la Géorgie et des Florides maritimes venaient jusque chez les diverses tribus des Creeks acheter des chevaux et des bestiaux demi-sauvages, multipliés à l'infini dans les savanes que percent ces puits au bord desquels j'ai fait reposer Atala et Chactas. Ils étendaient même leur course jusqu'à l'Ohio.

Nous étions poussés par un vent frais. L'Ohio, grossi de cent rivières, tantôt allait se perdre dans les lacs qui s'ouvraient devant nous, tantôt dans les bois. Des îles s'élevaient au milieu des lacs. Nous fîmes voile vers une des plus grandes: nous l'abordâmes à huit heures du matin.

Je traversai une prairie semée de jacobées à fleurs jaunes, d'alcées à panaches roses et d'obélarias dont l'aigrette est pourpre.

Une ruine indienne frappa mes regards. Le contraste de cette ruine et de la jeunesse de la nature, ce monument des hommes dans un désert, causait un grand saisissement. Quel peuple habita cette île? Son nom, sa race, le temps de son passage? Vivait-il, alors que le monde au sein duquel il était caché existait ignoré des trois autres parties de la terre? Le silence de ce peuple est peut-être contemporain du bruit de quelques grandes nations tombées à leur tour dans le silence [484].

Des anfractuosités sablonneuses, des ruines ou des tumulus, sortaient des pavots à fleurs roses pendant au bout d'un pédoncule incliné d'un vert pâle. La tige et la fleur ont un arôme qui reste attaché aux doigts lorsqu'on touche à la plante. Le parfum qui survit à cette fleur est une image du souvenir d'une vie passée dans la solitude.

J'observai la nymphéa: elle se préparait à cacher son lis blanc dans l'onde, à la fin du jour; l'arbre triste, pour déclore le sien, n'attendait que la nuit: l'épouse se couche à l'heure où la courtisane se lève.

L'œnothère pyramidale, haute de sept à huit pieds, à feuilles blondes dentelées d'un vert noir, a d'autres mœurs et une autre destinée: sa fleur jaune commence à s'entr'ouvrir le soir, dans l'espace de temps que Vénus met à descendre sous l'horizon; elle continue de s'épanouir aux rayons des étoiles; l'aurore la trouve dans tout son éclat; vers la moitié du matin elle se fane; elle tombe à midi. Elle ne vit que quelques heures; mais elle dépêche ces heures sous un ciel serein, entre les souffles de Vénus et de l'Aurore; qu'importe alors la brièveté de la vie?

Un ruisseau s'enguirlandait de dionées; une multitude d'éphémères bourdonnaient alentour. Il y avait aussi des oiseaux-mouches et des papillons qui, dans leurs plus brillants affiquets, joutaient d'éclat avec la diaprure du parterre. Au milieu de ces promenades et de ces études, j'étais souvent frappé de leur futilité. Quoi! la Révolution, qui pesait déjà sur moi et me chassait dans les bois, ne m'inspirait rien de plus brave? Quoi! c'était pendant les heures du bouleversement de mon pays que je m'occupais de descriptions et de plantes, de papillons et de fleurs? L'individualité humaine sert à mesurer la petitesse des plus grands événements. Combien d'hommes sont indifférents à ces événements! De combien d'autres seront-ils ignorés! La population générale du globe est évaluée de onze à douze cents millions; il meurt un homme par seconde; ainsi, à chaque minute de notre existence, de nos sourires, de nos joies, soixante hommes expirent, soixante familles gémissent et pleurent. La vie est une peste permanente. Cette chaîne de deuil et de funérailles qui nous entortille ne se brise point, elle s'allonge: nous en formerons nous-mêmes un anneau. Et puis, magnifions l'importance de ces catastrophes, dont les trois quarts et demi du monde n'entendront jamais parler! Haletons après une renommée qui ne volera pas à quelques lieues de notre tombe! Plongeons-nous dans l'océan d'une félicité dont chaque minute s'écoule entre soixante cercueils incessamment renouvelés!

Nom nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est
Quæ non audierit mixtos vagitibus ægris
Ploratus, mortis comites et funeris atri.

«Aucun jour n'a suivi la nuit, aucune nuit n'a été
suivie de l'aurore, qui n'ait entendu des pleurs mêlés
à des vagissements douloureux, compagnons de
la mort et des noires funérailles.»

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Les sauvages de la Floride racontent qu'au milieu d'un lac est une île où vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges en ont tenté maintes fois la conquête; mais cet Éden fuit devant les canots, naturelle image de ces chimères qui se retirent devant nos désirs.

Cette contrée renfermait aussi une fontaine de Jouvence: qui voudrait revivre?

Peu s'en fallut que ces fables ne prissent à mes yeux une espèce de réalité. Au moment où nous nous y attendions le moins, nous vîmes sortir d'une baie une flottille de canots, les uns à la rame, les autres à la voile. Ils abordèrent notre île. Ils formaient deux familles de Creeks, l'une siminole, l'autre muscogulge, parmi lesquelles se trouvaient des Chérokis et des Bois-brûlés. Je fus frappé de l'élégance de ces sauvages qui ne ressemblaient en rien à ceux du Canada.

Les Siminoles et les Muscogulges sont assez grands, et, par un contraste extraordinaire, leurs mères, leurs épouses et leurs filles sont la plus petite race de femmes connue en Amérique.

Les Indiennes qui débarquèrent auprès de nous, issues d'un sang mêlé de chéroki et de castillan, avaient la taille élevée. Deux d'entre elles ressemblaient à des créoles de Saint-Domingue et de l'Île-de-France, mais jaunes et délicates comme des femmes du Gange. Ces deux Floridiennes, cousines du côté paternel, m'ont servi de modèles, l'une pour Atala, l'autre pour Céluta: elles surpassaient seulement les portraits que j'en ai faits par cette vérité de nature variable et fugitive, par cette physionomie de race et de climat que je n'ai pu rendre. Il y avait quelque chose d'indéfinissable dans ce visage ovale, dans ce teint ombré que l'on croyait voir à travers une fumée orangée et légère, dans ces cheveux si noirs et si doux, dans ces yeux si longs, à demi cachés sous le voile de deux paupières satinées qui s'entr'ouvraient avec lenteur; enfin, dans la double séduction de l'Indienne et de l'Espagnole.

La réunion à nos hôtes changea quelque peu nos allures; nos agents de traite commencèrent à s'enquérir des chevaux: il fut résolu que nous irions nous établir dans les environs des haras.

La plaine de notre camp était couverte de taureaux, de vaches, de chevaux, de bisons, de buffles, de grues, de dindes, de pélicans: ces oiseaux marbraient de blanc, de noir et de rose le fond vert de la savane.

Beaucoup de passions agitaient nos trafiquants et nos chasseurs: non des passions de rang, d'éducation, de préjugés, mais des passions de la nature, pleines, entières, allant directement à leur but, ayant pour témoins un arbre tombé au fond d'une forêt inconnue, un vallon inretrouvable, un fleuve sans nom. Les rapports des Espagnols et des femmes creekes faisaient le fond des aventures: les Bois-brûlés jouaient le rôle principal dans ces romans. Une histoire était célèbre, celle d'un marchand d'eau-de-vie séduit et ruiné par une fille peinte (une courtisane). Cette histoire, mise en vers siminoles sous le nom de Tabamica, se chantait au passage des bois [485]. Enlevées à leur tour par les colons, les Indiennes mouraient bientôt délaissées à Pensacola: leurs malheurs allaient grossir les Romanceros et se placer auprès des complaintes de Chimène.

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C'est une mère charmante que la terre; nous sortons de son sein: dans l'enfance, elle nous tient à ses mamelles gonflées de lait et de miel; dans la jeunesse et l'âge mur, elle nous prodigue ses eaux fraîches, ses moissons et ses fruits; elle nous offre en tous lieux l'ombre, le bain, la table et le lit; à notre mort, elle nous rouvre ses entrailles, jette sur notre dépouille une couverture d'herbes et de fleurs, tandis qu'elle nous transforme secrètement dans sa propre substance, pour nous reproduire sous quelque forme gracieuse. Voilà ce que je me disais, en m'éveillant lorsque mon premier regard rencontrait le ciel, dôme de ma couche.

Les chasseurs étant partis pour les opérations de la journée, je restais avec les femmes et les enfants. Je ne quittai plus mes deux sylvaines: l'une était fière, et l'autre triste. Je n'entendais pas un mot de ce qu'elles me disaient, elles ne me comprenaient pas; mais j'allais chercher l'eau pour leur coupe, les sarments pour leur feu, les mousses pour leur lit. Elles portaient la jupe courte et les grosses manches tailladées à l'espagnole, le corset et le manteau indiens. Leurs jambes nues étaient losangées de dentelles de bouleau. Elles nattaient leurs cheveux avec des bouquets ou des filaments de joncs; elles se maillaient de chaînes et de colliers de verre. A leurs oreilles pendaient des graines empourprées; elles avaient une jolie perruche qui parlait: oiseau d'Armide; elles l'agrafaient à leur épaule en guise d'émeraude, ou la portaient chaperonnée sur la main comme les grandes dames du Xe siècle portaient l'épervier. Pour s'affermir le sein et les bras, elles se frottaient avec l'apoya ou souchet d'Amérique. Au Bengale, les bayadères mâchent le bétel, et, dans le Levant, les almées sucent le mastic de Chio; les Floridiennes broyaient, sous leurs dents d'un blanc azuré, des larmes de liquidambar et des racines de libanis, qui mêlaient la fragrance de l'angélique, du cédrat et de la vanille. Elles vivaient dans une atmosphère de parfums émanés d'elles, comme des orangers et des fleurs dans les pures effluences de leur feuilles et de leur calice. Je m'amusais à mettre sur leur tête quelque parure: elles se soumettaient, doucement effrayées; magiciennes, elles croyaient que je leur faisais un charme. L'une d'elles, la fière, priait souvent; elle me paraissait demi-chrétienne. L'autre chantait avec une voix de velours, poussant à la fin de chaque phrase un cri qui troublait. Quelquefois elles se parlaient vivement: je croyais démêler des accents de jalousie, mais la triste pleurait, et le silence revenait.

Faible que j'étais, je cherchais des exemples de faiblesse, afin de m'encourager. Camoëns n'avait-il pas aimé dans les Indes une esclave noire de Barbarie, et moi, ne pouvais-je pas en Amérique offrir des hommages à deux jeunes sultanes jonquilles? Camoëns n'avait-il pas adressé des Endechas, ou des stances, à Barbaru escrava? Ne lui avait-il pas dit:

Aquella captiva
Que me tem captivo,
Porque nella vivo,
Já naõ quer que viva.
Eu nunqua vi rosa,
Em suaves mólhos,
Que para meus olhos
Fosse mais formosa.
Pretidaõ de amor,
Taõ doce a figura,
Que a neve lhe jura
Que trocára a còr.
Léda mansidaõ,
Que o siso acompanha:
Bem parece estranha,
Mas Barbara naõ.

«Cette captive qui me tient captif, parce que je vis en elle, n'épargne pas ma vie. Jamais rose, dans de suaves bouquets, ne fut à mes yeux plus charmante
......................................................
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Sa chevelure noire inspire l'amour; sa figure est si douce que la neige a envie de changer de couleur avec elle; sa gaieté est accompagnée de réserve: c'est une étrangère; une barbare, non.»

On fit une partie de pêche. Le soleil approchait de son couchant. Sur le premier plan paraissaient des sassafras, des tulipiers, des catalpas et des chênes dont les rameaux étalaient des écheveaux de mousse blanche. Derrière ce premier plan s'élevait le plus charmant des arbres, le papayer, qu'on eût pris pour un style d'argent ciselé, surmonté d'une urne corinthienne. Au troisième plan dominaient les baumiers, les magnolias et les liquidambars.

Le soleil tomba derrière ce rideau: un rayon glissant à travers le dôme d'une futaie scintillait comme une escarboucle enchâssée dans le feuillage sombre; la lumière divergeant entre les troncs et les branches projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles. En bas, c'étaient des lilas, des azaléas, des lianes annelées, aux gerbes gigantesques; en haut, des nuages, les uns fixes, promontoires ou vieilles tours, les autres flottants, fumées de rose ou cardées de soie. Par des transformations successives, on voyait dans ces nues s'ouvrir des gueules de four, s'amonceler des tas de braise, couler des rivières de lave: tout était éclatant, radieux, doré, opulent, saturé de lumière.

Après l'insurrection de la Morée, en 1770, des familles grecques se réfugièrent à la Floride: elles se purent croire encore dans ce climat de l'Ionie, qui semble s'être amolli avec les passions des hommes: à Smyrne, le soir, la nature dort comme une courtisane fatiguée d'amour.

A notre droite étaient des ruines appartenant aux grandes fortifications trouvées sur l'Ohio, à notre gauche un ancien camp de sauvages; l'île où nous étions, arrêtée dans l'onde et reproduite par un mirage, balançait devant nous sa double perspective. A l'orient, la lune reposait sur des collines lointaines; à l'occident, la voûte du ciel était fondue en une mer de diamants et de saphirs, dans laquelle le soleil, à demi plongé, paraissait se dissoudre. Les animaux de la création veillaient; la terre, en adoration, semblait encenser le ciel, et l'ambre exhalé de son sein retombait sur elle en rosée, comme la prière redescend sur celui qui prie.

Quitté de mes compagnes je me reposai au bord d'un massif d'arbres: son obscurité, glacée de lumière, formait la pénombre où j'étais assis. Des mouches luisantes brillaient parmi les arbrisseaux encrêpés, et s'éclipsaient lorsqu'elles passaient dans les irradiations de la lune. On entendait le bruit du flux et reflux du lac, les sauts du poisson d'or, et le cri rare de la cane plongeuse. Mes yeux étaient fixés sur les eaux; je déclinais peu à peu vers cette somnolence connue des hommes qui courent les chemins du monde: nul souvenir distinct ne me restait; je me sentais vivre et végéter avec la nature dans une espèce de panthéisme. Je m'adossai contre le tronc d'un magnolia et je m'endormis; mon repos flottait sur un fond vague d'espérance.

Quand je sortis de ce Léthé, je me trouvais entre deux femmes; les odalisques étaient revenues; elles n'avaient pas voulu me réveiller; elles s'étaient assises en silence à mes côtés; soit qu'elles feignissent le sommeil, soit qu'elles fussent réellement assoupies, leurs têtes étaient tombées sur mes épaules.

Une brise traversa le bocage et nous inonda d'une pluie de roses de magnolia. Alors la plus jeune des Siminoles se mit à chanter: quiconque n'est pas sûr de sa vie se garde de l'exposer ainsi jamais! on ne peut savoir ce que c'est que la passion infiltrée avec la mélodie dans le sein d'un homme. A cette voix une voix rude et jalouse répondit: un Bois-brûlé appelait les deux cousines; elles tressaillirent, se levèrent: l'aube commençait à poindre.

Aspasie de moins, j'ai retrouvé cette scène aux rivages de la Grèce: monté aux colonnes du Parthénon avec l'aurore, j'ai vu le Cythéron, le mont Hymette, l'Acropolis de Corinthe, les tombeaux, les ruines, baignés dans une rosée de lumière dorée, transparente, volage, que réfléchissaient les mers, que répandaient comme un parfum les zéphyrs de Salamine et de Délos.

Nous achevâmes au rivage notre navigation sans paroles. A midi, le camp fut levé pour examiner les chevaux que les Creeks voulaient vendre et les trafiquants acheter. Femmes et enfants, tous étaient convoqués comme témoins, selon la coutume dans les marchés solennels. Les étalons de tous les âges et de tous les poils, les poulains et les juments avec des taureaux, des vaches et des génisses, commencèrent à fuir et à galoper autour de nous. Dans cette confusion, je fus séparés des Creeks. Un groupe épais de chevaux et d'hommes s'aggloméra à l'orée d'un bois. Tout à coup, j'aperçois de loin mes deux Floridiennes; des mains vigoureuses les asseyaient sur les croupes de deux barbes que montaient à cru un Bois-brûlé et un Siminole. Ô Cid! que n'avais-je ta rapide Babieça pour les rejoindre! Les cavales prennent leur course, l'immense escadron les suit. Les chevaux ruent, sautent, bondissent, hennissent au milieu des cornes des buffles et des taureaux, leurs soles se choquent en l'air, leurs queues et leurs crinières volent sanglantes. Un tourbillon d'insectes dévorants enveloppe l'orbe de cette cavalerie sauvage. Mes Floridiennes disparaissent comme la fille de Cérès, enlevée par le dieu des enfers.

Voilà comme tout avorte dans mon histoire, comme il ne me reste que des images de ce qui a passé si vite: je descendrai aux champs Élysées avec plus d'ombres qu'homme n'en a jamais emmené avec soi. La faute en est à mon organisation: je ne sais profiter d'aucune fortune; je ne m'intéresse à quoi que ce soit de ce qui intéresse les autres. Hors en religion, je n'ai aucune croyance. Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de mon sceptre ou de ma houlette? Je me serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la propriété et de l'infortune. Tout me lasse: je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie.

*       *        *        *        *

Ronsard nous peint Marie Stuart prête à partir pour l'Écosse, après la mort de François II.

De tel habit vous estiez accoustrée,
Partant, hélas! de la belle contrée
(Dont aviez eu le sceptre dans la main),
Lorsque, pensive et baignant vostre sein
Du beau crystal de vos larmes roulées,
Triste, marchiez par les longues allées
Du grand jardin de ce royal chasteau
Qui prend son nom de la source d'une eau.

Ressemblais-je à Marie Stuart se promenant à Fontainebleau, quand je me promenai dans ma savane après mon veuvage? Ce qu'il y a de certain, c'est que mon esprit, sinon ma personne, était enveloppé d'un crespe long, subtil et délié, comme dit encore Ronsard, ancien poète de la nouvelle école.

Le diable ayant emporté les demoiselles muscogulges, j'appris du guide qu'un Bois-brûlé, amoureux d'une des deux femmes, avait été jaloux de moi et qu'il s'était résolu, avec un Siminole, frère de l'autre cousine, de m'enlever Atala et Céluta. Les guides les appelaient sans façon des filles peintes, ce qui choquait ma vanité. Je me sentais d'autant plus humilié que le Bois-brûlé, mon rival préféré, était un maringouin maigre, laid et noir, ayant tous les caractères des insectes qui, selon la définition des entomologistes du grand Lama, sont des animaux dont la chair est à l'intérieur et les os à l'extérieur. La solitude me parut vide après ma mésaventure. Je reçus mal ma sylphide généreusement accourue pour consoler un infidèle, comme Julie lorsqu'elle pardonnait à Saint-Preux ses Floridiennes de Paris. Je me hâtai de quitter le désert, où j'ai ranimé depuis les compagnes endormies de ma nuit. Je ne sais si je leur ai rendu la vie qu'elles me donnèrent; du moins, j'ai fait de l'une vierge, et de l'autre une chaste épouse, par expiation.

Nous repassâmes les montagnes Bleues, et nous rapprochâmes des défrichements européens vers Chillicothi. Je n'avais recueilli aucune lumière sur le but principal de mon entreprise; mais j'étais escorté d'un monde de poésie:

Comme une jeune abeille aux roses engagée,
Ma muse revenait de son butin chargée.

J'avisai au bord d'un ruisseau une maison américaine, ferme à l'un de ses pignons, moulin à l'autre. J'entrai demander le vivre et le couvert et fus bien reçu.

Mon hôtesse me conduisit par une échelle dans une chambre au-dessus de l'axe de la machine hydraulique. Ma petite croisée, festonnée de lierre et de cobées à cloches d'iris, ouvrait sur le ruisseau qui coulait, étroit et solitaire, entre deux épaisses bordures de saules, d'aunes, de sassafras, de tamarins et de peupliers de la Caroline. La roue moussue tournait sous ces ombrages en laissant retomber de longs rubans d'eau. Des perches et des truites sautaient dans l'écume du remous; des bergeronnettes volaient d'une rive à l'autre, et des espèces de martins-pêcheurs agitaient au-dessus du courant leurs ailes bleues.

N'aurais-je pas bien été là avec la triste, supposée fidèle, rêvant assis à ses pieds, la tête appuyée sur ses genoux, écoutant le bruit de la cascade, les révolutions de la roue, le roulement de la meule, le sassement du blutoir, les battements égaux du traquet, respirant la fraîcheur de l'onde et l'odeur de l'effleurage des orges perlées?

La nuit vint, je descendis à la chambre de la ferme. Elle n'était éclairée que par des feurres de maïs et des coques de faséoles qui flambaient au foyer. Les fusils du maître, horizontalement couchés au porte-armes, brillaient au reflet de l'âtre. Je m'assis sur un escabeau dans le coin de la cheminée, auprès d'un écureuil qui sautait alternativement du dos d'un gros chien sur la tablette d'un rouet. Un petit chat prit possession de mon genou pour regarder ce jeu. La meunière coiffa le brasier d'une large marmite, dont la flamme embrassa le fond noir comme une couronne d'or radiée. Tandis que les patates de mon souper ébouillaient sous ma garde, je m'amusai à lire à la lueur du feu, en baissant la tête, un journal anglais tombé à terre entre mes jambes: j'aperçus, écrits en grosses lettres, ces mots: Flight of the king (Fuite du roi). C'était le récit de l'évasion de Louis XVI et de l'arrestation de l'infortuné monarque à Varennes [486]. Le journal racontait aussi les progrès de l'émigration et réunion des officiers de l'armée sous le drapeau des princes français.

Une conversion subite s'opéra dans mon esprit: Renaud vit sa faiblesse au miroir de l'honneur dans les jardins d'Armide; sans être le héros du Tasse, la même glace m'offrit mon image au milieu d'un verger américain. Le fracas des armes, le tumulte du monde retentit à mon oreille sous le chaume d'un moulin caché dans des bois inconnus. J'interrompis brusquement ma course, et je me dis: «Retourne en France.»

Ainsi, ce qui me parut un devoir renversa mes premiers desseins, amena la première de ces péripéties dont ma carrière a été marquée. Les Bourbons n'avaient pas besoin qu'un cadet de Bretagne revint d'outre-mer leur offrir son obscur dévouement, pas plus qu'ils n'ont eu besoin de ses services quand il est sorti de son obscurité. Si, continuant mon voyage, j'eusse allumé ma pipe avec le journal qui a changé ma vie, personne ne se fût aperçu de mon absence; ma vie était alors aussi ignorée et ne pesait pas plus que la fumée de mon calumet. Un simple démêlé entre moi et ma conscience me jeta sur le théâtre du monde. J'eusse pu faire ce que j'aurais voulu, puisque j'étais seul témoin du débat; mais de tous les témoins, c'est celui aux yeux duquel je craindrais le plus de rougir.

Pourquoi les solitudes de l'Érié, de l'Ontario, se présentent-elles aujourd'hui à ma pensée avec un charme que n'a point à ma mémoire le brillant spectacle du Bosphore? C'est qu'à l'époque de mon voyage aux États-Unis, j'étais plein d'illusions; les troubles de la France commençaient en même temps que commençait mon existence; rien n'était achevé en moi, ni dans mon pays. Ces jours me sont doux, parce qu'ils me rappellent l'innocence des sentiments inspirés par la famille et les plaisirs de la jeunesse.

Quinze ans plus tard, après mon voyage au Levant, la République, grossie de débris et de larmes, s'était déchargée comme un torrent du déluge dans le despotisme. Je ne me berçais plus de chimères: mes souvenirs, prenant désormais leur source dans la société et dans des passions, étaient sans candeur. Déçu dans mes deux pèlerinages en Occident et en Orient, je n'avais point découvert le passage au pôle, je n'avais point enlevé la gloire des bords du Niagara où je l'étais allé chercher, et je l'avais laissée assise sur les ruines d'Athènes.

Parti pour être voyageur en Amérique, revenu pour être soldat en Europe, je ne fournis jusqu'au bout ni l'une ni l'autre de ces carrières: un mauvais génie m'arracha le bâton et l'épée, et me mit la plume à la main. Il y a de cette heure quinze autres années, qu'étant à Sparte, et contemplant le ciel pendant la nuit, je me souvenais des pays qui avaient déjà vu mon sommeil paisible ou troublé: parmi les bois de l'Allemagne, dans les bruyères de l'Angleterre, dans les champs de l'Italie, au milieu des mers, dans les forêts canadiennes, j'avais déjà salué les mêmes étoiles que je voyais briller sur la patrie d'Hélène et de Ménélas. Mais que me servirait de me plaindre aux astres, immobiles témoins de mes destinées vagabondes? Un jour leur regard ne se fatiguera plus à me poursuivre; maintenant, indifférent à mon sort, je ne demanderai pas à ces astres de l'incliner par une plus douce influence, ni de me rendre ce que le voyageur laisse de sa vie dans les lieux où il passe.

Si je revoyais aujourd'hui les États-Unis, je ne les reconnaîtrais plus; là où j'ai laissé des forêts, je trouverais des champs cultivés; là où je me suis frayé un sentier à travers les halliers, je voyagerais sur de grandes routes; aux Natchez, au lieu de la hutte de Céluta, s'élève une ville d'environ cinq mille habitants; Chactas pourrait être aujourd'hui député au Congrès. J'ai reçu dernièrement une brochure imprimée chez les Chérokis, laquelle m'est adressée dans l'intérêt de ces sauvages, comme au défenseur de la liberté de la presse.

Il y a chez les Muscogulges, les Siminoles, les Chickasas, une cité d'Athènes, une autre de Marathon, une autre de Carthage, une autre de Memphis, une autre de Sparte, une autre de Florence; on trouve un comté de la Colombie et un comté de Marengo: la gloire de tous les pays a placé un nom dans ces mêmes déserts où j'ai rencontré le père Aubry et l'obscure Atala. Le Kentucky montre un Versailles; un territoire appelé Bourbon a pour capitale un Paris.

Tous les exilés, tous les opprimés qui se sont retirés en Amérique y ont porté la mémoire de leur patrie.

.... Falsi Simæntis ad undam
Libabat cineri Andromache [487].

Les États-Unis offrent dans leur sein, sous la protection de la liberté, une image et un souvenir de la plupart des lieux célèbres de l'antiquité et de la moderne Europe: dans son jardin de la campagne de Rome, Adrien avait fait répéter les monuments de son empire.

Trente-trois grandes routes sortent de Washington, comme autrefois les voies romaines partaient du Capitole; elles aboutissent, en se ramifiant, à la circonférence des États-Unis, et tracent une circulation de 25,747 milles. Sur un grand nombre de ces routes, les postes sont montées. On prend la diligence pour l'Ohio ou pour Niagara, comme de mon temps on prenait un guide ou un interprète indien. Ces moyens de transport sont doubles: des lacs et des rivières existent partout, liés ensemble par des canaux; on peut voyager le long des chemins de terre sur des chaloupes à rames et à voiles, ou sur des coches d'eau, ou sur des bateaux à vapeur. Le combustible est inépuisable, puisque des forêts immenses couvrent des mines de charbon à fleur de terre.

La population des États-Unis s'est accrue de dix ans en dix ans, depuis 1790 jusqu'en 1820, dans la proportion de trente-cinq individus sur cent. On présume qu'en 1830 elle sera de douze millions huit cent soixante quinze mille âmes. En continuant à doubler tous les vingt-cinq ans, elle serait en 1855 de vingt-cinq millions sept cent cinquante mille âmes, et vingt-cinq ans plus tard, en 1880, elle dépasserait cinquante millions [488].

Cette sève humaine fait fleurir de toutes parts le désert. Les lacs du Canada, naguère sans voiles, ressemblent aujourd'hui à des docks où des frégates, des corvettes, des cutters, des barques, se croisent avec les pirogues et les canots indiens, comme les gros navires et les galères se mêlent aux pinques, aux chaloupes et aux caïques dans les eaux de Constantinople.

Le Mississipi, le Missouri, l'Ohio, ne coulent plus dans la solitude; des trois-mâts les remontent; plus de deux cents bateaux à vapeur en vivifient les rivages.

Cette immense navigation intérieure, qui suffirait seule à la prospérité des États-Unis, ne ralentit point leurs expéditions lointaines. Leurs vaisseaux courent toutes les mers, se livrent à toutes les espèces d'entreprises, promènent le pavillon étoilé du couchant le long de ces rivages de l'aurore qui n'ont jamais connu que la servitude.

Pour achever ce tableau surprenant, il se faut représenter des villes comme Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore, Charlestown, Savanah, La Nouvelle-Orléans, éclairées la nuit, remplies de chevaux et de voitures, ornées de cafés, de musées, de bibliothèques, de salles de danse et de spectacle, offrant toutes les jouissances du luxe.

Toutefois, il ne faut pas chercher aux États-Unis ce qui distingue l'homme des autres êtres de la création, ce qui est son extrait d'immortalité et l'ornement de ses jours: les lettres sont inconnues dans la nouvelle République, quoiqu'elles soient appelées par une foule d'établissements. L'Américain a remplacé les opérations intellectuelles par les opérations positives; ne lui imputez point à infériorité sa médiocrité dans les arts, car ce n'est pas de ce côté qu'il a porté son attention. Jeté par différentes causes sur un sol désert, l'agriculture et le commerce ont été l'objet de ses soins; avant de penser, il faut vivre; avant de planter des arbres, il faut les abattre afin de labourer.

Les colons primitifs, l'esprit rempli de controverses religieuses, portaient, il est vrai, la passion de la dispute jusqu'au sein des forêts; mais il fallait qu'ils marchassent d'abord à la conquête du désert la hache sur l'épaule, n'ayant pour pupitre, dans l'intervalle de leurs labeurs, que l'orme qu'ils équarrissaient. Les Américains n'ont point parcouru les degrés de l'âge des peuples; ils ont laissé en Europe leur enfance et leur jeunesse; les paroles naïves du berceau leur ont été inconnues; ils n'ont joui des douceurs du foyer qu'à travers le regret d'une patrie qu'ils n'avaient jamais vue, dont ils pleuraient l'éternelle absence et le charme qu'on leur avait raconté.

Il n'y a dans le nouveau continent ni littérature classique, ni littérature romantique, ni littérature indienne: classique, les Américains n'ont point de modèles; romantique, les Américains n'ont point de moyen âge; indienne, les Américains méprisent les sauvages et ont horreur des bois comme d'une prison qui leur était destinée.

Ainsi, ce n'est donc pas la littérature à part, la littérature proprement dite, que l'on trouve en Amérique, c'est la littérature appliquée, servant aux divers usages de la société; c'est la littérature d'ouvriers, de négociants, de marins, de laboureurs. Les Américains ne réussissent guère que dans la mécanique et dans les sciences, parce que les sciences ont un côté matériel: Franklin et Fulton se sont emparés de la foudre et de la vapeur au profit des hommes. Il appartenait à l'Amérique de doter le monde de la découverte par laquelle aucun continent ne pourra désormais échapper aux recherches du navigateur.

La poésie et l'imagination, partage d'un très petit nombre de désœuvrés, sont regardées aux États-Unis comme des puérilités du premier et du dernier âge de la vie: les Américains n'ont point eu d'enfance, ils n'ont point encore de vieillesse.

De ceci, il résulte que les hommes engagés dans les études sérieuses ont dû nécessairement appartenir aux affaires de leur pays afin d'en acquérir la connaissance, et qu'ils ont dû de même se trouver acteurs dans leur révolution. Mais une chose triste est à remarquer: la dégénération prompte du talent, depuis les premiers hommes des troubles américains jusqu'aux hommes de ces derniers temps; et cependant ces hommes se touchent. Les anciens présidents de la République ont un caractère religieux, simple, élevé, calme, dont on ne trouve aucune trace dans nos fracas sanglants de la République et de l'Empire. La solitude dont les Américains étaient environnés a réagi sur leur nature; ils ont accompli en silence leur liberté.

Le discours d'adieu du général Washington au peuple des États-Unis pourrait avoir été prononcé par les personnages les plus graves de l'antiquité:

«Les actes publics, dit le général, prouvent jusqu'à quel point les principes que je viens de rappeler m'ont guidé lorsque je me suis acquitté des devoirs de ma place. Ma conscience me dit du moins que je les ai suivis. Bien qu'en repassant les actes de mon administration je n'aie connaissance d'aucune faute d'intention, j'ai un sentiment trop profond de mes défauts pour ne pas penser que probablement j'ai commis beaucoup de fautes. Quelles qu'elles soient, je supplie avec ferveur le Tout-Puissant d'écarter ou de dissiper les maux qu'elles pourraient entraîner. J'emporterai aussi avec moi l'espoir que mon pays ne cessera jamais de les considérer avec indulgence, et qu'après quarante-cinq années de ma vie dévouées à son service avec zèle et droiture, les torts d'un mérite insuffisant tomberont dans l'oubli, comme je tomberai bientôt moi-même dans la demeure du repos.»

Jefferson, dans son habitation de Monticello, écrit, après la mort de l'un de ses deux enfants:

«La perte que j'ai éprouvée est réellement grande. D'autres peuvent perdre ce qu'ils ont en abondance; mais moi, de mon strict nécessaire, j'ai à déplorer la moitié. Le déclin de mes jours ne tient plus que par le faible fil d'une vie humaine. Peut-être suis-je destiné à voir rompre ce dernier lien de l'affection d'un père!»

La philosophie, rarement touchante, l'est ici au souverain degré. Et ce n'est pas là la douleur oiseuse d'un homme qui ne s'était mêlé de rien: Jefferson mourut le 4 juillet 1826, dans la quatre-vingt-quatrième année de son âge, et la cinquante-quatrième de l'indépendance de son pays. Ses restes reposent, recouverts d'une pierre, n'ayant pour épitaphe que ces mots: Thomas Jefferson, Auteur de la Déclaration d'indépendance [489].

Périclès et Démosthène avaient prononcé l'oraison funèbre des jeunes Grecs tombés pour un peuple qui disparut bientôt après eux: Brackenridge [490], en 1817, célébrait la mort des jeunes Américains dont le sang a fait naître un peuple.

On a une galerie nationale des portraits des Américains distingués, en quatre volumes in-octavo, et, ce qu'il y a de plus singulier, une biographie contenant la vie de plus de cent principaux chefs indiens. Logan, chef de la Virginie, prononça devant lord Dunmore ces paroles: «Au printemps dernier, sans provocation aucune, le colonel Crasp égorgea tous les parents de Logan: il ne coule plus une seule goutte de mon sang dans les veines d'aucune créature vivante. C'est là ce qui m'a appelé à la vengeance. Je l'ai cherchée; j'ai tué beaucoup de monde. Est-il quelqu'un qui viendra maintenant pleurer la mort de Logan? Personne.»

Sans aimer la nature, les Américains se sont appliqués à l'étude de l'histoire naturelle. Towsend, parti de Philadelphie, a parcouru à pied les régions qui séparent l'Atlantique de l'océan Pacifique, en consignant dans son journal ses nombreuses observations. Thomas Say [491], voyageur dans les Florides et aux montagnes Rocheuses, a donné un ouvrage sur l'entomologie américaine. Wilson [492], tisserand, devenu auteur, a laissé des peintures assez finies.

Arrivés à la littérature proprement dite, quoiqu'elle soit peu de chose, il y a pourtant quelques écrivains à citer parmi les romanciers et les poètes. Le fils d'un quaker, Brown [493], est l'auteur de Wieland, lequel Wieland est la source et le modèle des romans de la nouvelle école. Contrairement à ses compatriotes, «j'aime mieux, assurait Brown, errer parmi les forêts que de battre le blé». Wieland, le héros du roman, est un puritain à qui le ciel a recommandé de tuer sa femme:

«Je t'ai amenée ici, lui dit-il, pour accomplir les ordres de Dieu: c'est par moi que tu dois périr, et je saisis ses deux bras. Elle poussa plusieurs cris perçants et voulut se dégager. -- Wieland, ne suis-je pas ta femme? et tu veux me tuer; me tuer, moi, oh! non, oh! grâce! grâce! -- Tant que sa voix eut un passage, elle cria ainsi grâce et secours.» Wieland étrangle sa femme et éprouve d'ineffables délices auprès du cadavre expiré. L'horreur de nos inventions modernes est ici surpassée. Brown s'était formé à la lecture de Caleb Williams [494], et il imitait dans Wieland une scène d'Othello.

A cette heure, les romanciers américains, Cooper [495], Washington Irving [496], sont forcés de se réfugier en Europe pour y trouver des chroniques et un public. La langue des grands écrivains de l'Angleterre s'est créolisée, provincialisée, barbarisée, sans avoir rien gagné en énergie au milieu de la nature vierge; on a été obligé de dresser des catalogues des expressions américaines.

Quant aux poètes américains, leur langage a de l'agrément, mais ils s'élèvent peu au-dessus de l'ordre commun. Cependant, l'Ode à la brise du soir, le Lever du soleil sur la montagne, le Torrent, et quelques autres poésies, méritent d'être parcourues. Halleck [497] a chanté Botzaris expirant, et Georges Hill a erré parmi les ruines de la Grèce: «Ô Athènes! dit-il, c'est donc toi, reine solitaire, reine détrônée!..... Parthénon, roi des temples, tu as vu les monuments tes contemporains laisser au temps dérober leurs prêtres et leurs dieux.»

Il me plaît, à moi, voyageur aux rivages de la Hellade et de l'Atlantide, d'entendre la voix indépendante d'une terre inconnue à l'antiquité gémir sur la liberté perdue du vieux monde.

*       *        *        *        *

Mais l'Amérique conservera-t-elle la forme de son gouvernement? Les États ne se diviseront-ils pas? Un député de la Virginie n'a-t-il pas déjà soutenu la thèse de la liberté antique avec des esclaves, résultat du paganisme, contre un député de Massachusetts, défendant la cause de la liberté moderne sans esclaves, telle que le christianisme l'a faite?

Les États du nord et du midi ne sont-ils pas opposés d'esprit et d'intérêts? Les États de l'ouest, trop éloignés de l'Atlantique, ne voudront-ils pas avoir un régime à part? D'un côté, le lien fédéral est-il assez fort pour maintenir l'union et contraindre chaque État à s'y resserrer? D'un autre côté, si l'on augmente le pouvoir de la présidence, le despotisme n'arrivera-t-il pas avec les gardes et les privilèges du dictateur?

L'isolement des États-Unis leur a permis de naître et de grandir: il est douteux qu'ils eussent pu vivre et croître en Europe. La Suisse fédérale subsiste au milieu de nous: pourquoi? parce qu'elle est petite, pauvre, cantonnée au giron des montagnes, pépinière de soldats pour les rois, but de promenade pour les voyageurs.

Séparée de l'ancien monde, la population des États-Unis habite encore la solitude; ses déserts ont été sa liberté: mais déjà les conditions de son existence s'altèrent.

L'existence des démocraties du Mexique, de la Colombie, du Pérou, du Chili, de Buenos-Ayres, toutes troublées qu'elles sont, est un danger. Lorsque les États-Unis n'avaient auprès d'eux que les colonies d'un royaume transatlantique, aucune guerre sérieuse n'était probable, maintenant des rivalités ne sont-elles pas à craindre? que de part et d'autre on coure aux armes, que l'esprit militaire s'empare des enfants de Washington, un grand capitaine pourra surgir au trône: la gloire aime les couronnes.

J'ai dit que les États du nord, du midi et de l'ouest étaient divisés d'intérêts; chacun le sait: ces États rompant l'union, les réduira-t-on par les armes? Alors, quel ferment d'inimitiés répandu dans le corps social! Les États dissidents maintiendront-ils leur indépendance? Alors quelles discordes n'éclateront pas parmi ces États émancipés! Ces républiques d'outre-mer, désengrenées, ne formeraient plus que des unités débiles de nul poids dans la balance sociale, ou elles seraient successivement subjuguées par l'une d'entre elles. (Je laisse de côté le grave sujet des alliances et des interventions étrangères.) Le Kentucky, peuplé d'une race d'hommes plus rustique, plus hardie et plus militaire, semblerait destiné à devenir l'État conquérant. Dans cet état qui dévorerait les autres, le pouvoir d'un seul ne tarderait pas à s'élever sur la ruine du pouvoir de tous.

J'ai parlé du danger de la guerre, je dois rappeler les dangers d'une longue paix. Les États-Unis, depuis leur émancipation, ont joui, à quelques mois près, de la tranquillité la plus profonde: tandis que cent batailles ébranlaient l'Europe, ils cultivaient leurs champs en sûreté. De là un débordement de population et de richesses, avec tous les inconvénients de la surabondance des richesses et des populations.

Si des hostilités survenaient chez un peuple imbelliqueux, saurait-on résister? Les fortunes et les mœurs consentiraient-elles à des sacrifices? Comment renoncer aux usances câlines, au confort, au bien-être indolent de la vie? La Chine et l'Inde, endormies dans leur mousseline, ont constamment subi la domination étrangère. Ce qui convient à la complexion d'une société libre, c'est un état de paix modéré par la guerre, et un état de guerre attrempé [498] de paix. Les Américains ont déjà porté trop longtemps de suite la couronne d'olivier: l'arbre qui la fournit n'est pas naturel à leur rive.

L'esprit mercantile commence à les envahir; l'intérêt devient chez eux le vice national. Déjà, le jeu des banques des divers États s'entrave, et des banqueroutes menacent la fortune commune. Tant que la liberté produit de l'or, une république industrielle fait des prodiges; mais quand l'or est acquis ou épuisé, elle perd son amour de l'indépendance non fondé sur un sentiment moral, mais provenu de la soif du gain et de la passion de l'industrie.

De plus, il est difficile de créer une patrie parmi des États qui n'ont aucune communauté de religion et d'intérêts, qui, sortis de diverses sources en des temps divers, vivent sur un sol différent et sous un différent soleil. Quel rapport y a-t-il entre un Français de la Louisiane, un Espagnol des Florides, un Allemand de New-York, un Anglais de la Nouvelle-Angleterre, de la Virginie, de la Caroline, de la Géorgie, tous réputés Américains? Celui-là léger et duelliste; celui-là catholique, paresseux et superbe; celui-là luthérien, laboureur et sans esclaves; celui-là anglican et planteur avec des nègres; celui-là puritain et négociant; combien faudra-t-il de siècles pour rendre ces éléments homogènes?

Une aristocratie chrysogène [499] est prête à paraître avec l'amour des distinctions et la passion des titres. On se figure qu'il règne un niveau général aux États-Unis: c'est une complète erreur. Il y a des sociétés qui se dédaignent et ne se voient point entre elles; il y a des salons où la morgue des maîtres surpasse celle d'un prince allemand à seize quartiers. Ces nobles plébéiens aspirent à la caste, en dépit du progrès des lumières qui les a fait égaux et libres. Quelques-uns d'entre eux ne parlent que de leurs aïeux, fiers barons, apparemment bâtards et compagnons de Guillaume le Bâtard. Ils étalent les blasons de chevalerie de l'ancien monde, ornés des serpents, des lézards et des perruches du monde nouveau. Un cadet de Gascogne abordant avec la cape et le parapluie au rivage républicain, s'il a soin de se surnommer marquis, est considéré sur les bateaux à vapeur.

L'énorme inégalité des fortunes menace encore plus sérieusement de tuer l'esprit d'égalité. Tel Américain possède un ou deux millions de revenu; aussi les Yankees de la grande société ne peuvent-ils déjà plus vivre comme Franklin: le vrai gentleman, dégoûté de son pays neuf, vient en Europe chercher du vieux; on le rencontre dans les auberges, faisant comme les Anglais, avec l'extravagance ou le spleen, des tours en Italie. Ces rôdeurs de la Caroline ou de la Virginie achètent des ruines d'abbayes en France, et plantent, à Melun, des jardins anglais avec des arbre américains. Naples envoie à New-York ses chanteurs et ses parfumeurs, Paris ses modes et ses baladins, Londres ses grooms et ses boxeurs: joies exotiques qui ne rendent pas l'Union plus gaie. On s'y divertit en se jetant dans la cataracte du Niagara, aux applaudissements de cinquante mille planteurs, demi-sauvages que la mort a bien de la peine à faire rire.

Et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'en même temps que déborde l'inégalité des fortunes et qu'une aristocratie commencera, la grande impulsion égalitaire au dehors oblige les possesseurs industriels ou fonciers à cacher leur luxe, à dissimuler leurs richesses, de crainte d'être assommés par leurs voisins. On ne reconnaît point la puissance exécutive; on chasse à volonté les autorités locales que l'on a choisies, et on leur substitue des autorités nouvelles. Cela ne trouble point l'ordre; la démocratie pratique est observée, et l'on se rit des lois posées par la même démocratie en théorie. L'esprit de famille existe peu; aussitôt que l'enfant est en état de travailler, il faut, comme l'oiseau emplumé, qu'il vole de ses propres ailes. De ces générations émancipées dans un hâtif orphelinage et des émigrations qui arrivent de l'Europe, il se forme des compagnies nomades qui défrichent les terres, creusent des canaux et portent leur industrie partout sans s'attacher au sol; elles commencent des maisons dans le désert où le propriétaire passager restera à peine quelques jours.

Un égoïsme froid et dur règne dans les villes; piastres et dollars, billets de banque et argent, hausse et baisse des fonds, c'est tout l'entretien; on se croirait à la Bourse ou au comptoir d'une grande boutique. Les journaux, d'une dimension immense, sont remplis d'expositions d'affaires ou de caquets grossiers. Les Américains subiraient-ils, sans le savoir, la loi d'un climat où la nature végétale parait avoir profité aux dépens de la nature vivante, loi combattue par des esprits distingués, mais que la réfutation n'a pas tout à fait mise hors d'examen? On pourrait s'enquérir si l'Américain n'a pas été trop usé dans la liberté philosophique, comme le Russe dans le despotisme civilisé.

En somme, les États-Unis donnent l'idée d'une colonie et non d'une patrie-mère: ils n'ont point de passé, les mœurs s'y sont faites par les lois. Ces citoyens du Nouveau-Monde ont pris rang parmi les nations au moment que les idées politiques entraient dans une phase ascendante: cela explique pourquoi ils se transforment avec une rapidité extraordinaire. La société permanente semble devenir impraticable chez eux, d'un côté par l'extrême ennui des individus, de l'autre par l'impossibilité de rester en place, et par la nécessité de mouvement qui les domine: car on n'est jamais bien fixe là où les pénates sont errants. Placé sur la route des océans, à la tête des opinions progressives aussi neuves que son pays, l'Américain semble avoir reçu de Colomb plutôt la mission de découvrir d'autres univers que de les créer.

*       *        *        *        *

Revenu du désert à Philadelphie, comme je l'ai déjà dit, et ayant écrit sur le chemin à la hâte ce que je viens de raconter, comme le vieillard de La Fontaine, je ne trouvai point les lettres de change que j'attendais; ce fut le commencement des embarras pécuniaires où j'ai été plongé le reste de ma vie. La fortune et moi nous nous sommes pris en grippe aussitôt que nous nous sommes vus. Selon Hérodote [500], certaines fourmis de l'Inde ramassaient des tas d'or; d'après Athénée, le soleil avait donné à Hercule un vaisseau d'or pour aborder à l'île d'Érythia, retraite des Hespérides: bien que fourmi, je n'ai pas l'honneur d'appartenir à la grande famille indienne, et, bien que navigateur, je n'ai jamais traversé l'eau que dans une barque de sapin. Ce fut un bâtiment de cette espèce qui me ramena d'Amérique en Europe. Le capitaine me donna mon passage à crédit. Le 10 de décembre 1791, je m'embarquai avec plusieurs de mes compatriotes, qui, pour divers motifs, retournaient comme moi en France. La désignation du navire était le Havre.

Un coup de vent d'ouest nous prit au débouquement de la Delaware, et nous chassa en dix-sept jours à l'autre bord de l'Atlantique. Souvent à mât et à corde, à peine pouvions-nous mettre à la cape. Le soleil ne se montra pas une seule fois. Le vaisseau, gouvernant à l'estime, fuyait devant la lame. Je traversai l'Océan au milieu des ombres; jamais il ne m'avait paru si triste. Moi-même, plus triste, je revenais trompé dès mon premier pas dans la vie: «On ne bâtit point de palais sur la mer », dit le poète persan Feryd-Eddin. J'éprouvais je ne sais quelle pesanteur de cœur, comme à l'approche d'une grande infortune. Promenant mes regards sur les flots, je leur demandais ma destinée, ou j'écrivais, plus gêné de leur mouvement qu'occupé de leur menace.

Loin de calmer, la tempête augmentait à mesure que nous approchions de l'Europe, mais d'un souffle égal; il résultait de l'uniformité de sa rage une sorte de bonace furieuse dans le ciel hâve et la mer plombée. Le capitaine, n'ayant pu prendre hauteur, était inquiet; il montait dans les haubans, regardait les divers points de l'horizon avec une lunette. Une vigie était placée sur le beaupré, une autre dans le petit hunier du grand mât. La lame devenait courte et la couleur de l'eau changeait, signes des approches de la terre: de quelle terre? Les matelots bretons ont ce proverbe: «Celui qui voit Belle-Isle, voit son île; celui qui voit Groie, voit sa joie; celui qui voit Ouessant, voit son sang.»

J'avais passé deux nuits à me promener sur le tillac, au glapissement des ondes dans les ténèbres, au bourdonnement du vent dans les cordages, et sous les sauts de la mer qui couvrait et découvrait le pont: c'était tout autour de nous une émeute de vagues. Fatigué des chocs et des heurts, à l'entrée de la troisième nuit, je m'allai coucher. Le temps était horrible; mon hamac craquait et blutait aux coups du flot qui, crevant sur le navire, en disloquait la carcasse. Bientôt j'entends courir d'un bout du pont à l'autre et tomber des paquets de cordages: j'éprouve le mouvement que l'on ressent lorsqu'un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l'échelle de l'entrepont s'ouvre; une voix effrayée appelle le capitaine: cette voix, au milieu de la nuit et de la tempête, avait quelque chose de formidable. Je prête l'oreille; il me semble ouïr des marins discutant sur le gisement d'une terre. Je me jette en bas de mon branle; une vague enfonce le château de poupe, inonde la chambre du capitaine, renverse et roule pêle-mêle tables, lits, coffres, meubles et armes; je gagne le tillac à demi noyé.

En mettant la tête hors de l'entrepont, je fus frappé d'un spectacle sublime. Le bâtiment avait essayé de virer de bord; mais, n'ayant pu y parvenir, il s'était affalé sous le vent. A la lueur de la lune écornée, qui émergeait des nuages pour s'y replonger aussitôt, on découvrait sur les deux bords du navire, à travers une brume jaune, des côtes hérissées de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts [501] dans le canal où nous nous trouvions engouffrés; tantôt ils s'épanouissaient en écumes et en étincelles; tantôt ils n'offraient qu'une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l'abîme et ceux du vent étaient confondus; l'instant d'après, on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le cœur aux plus intrépides matelots. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d'eau s'écoulaient en tourbillonnant, comme à l'échappée d'une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n'était aussi alarmant qu'un certain murmure sourd, pareil à celui d'un vase qui se remplit.

Éclairés d'un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route étaient déployés sur une cage à poulets. Dans l'habitacle de la boussole, une rafale avait éteint la lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous étions entrés dans la Manche sans nous en apercevoir; le vaisseau, bronchant à chaque vague, courait en dérive entre l'île de Guernesey et celle d'Aurigny. Le naufrage parut inévitable, et les passagers serrèrent ce qu'ils avaient de plus précieux afin de le sauver.

Il y avait parmi l'équipage des matelots français; un d'entre eux, au défaut d'aumônier, entonna ce cantique à Notre-Dame de Bon-Secours, premier enseignement de mon enfance; je le répétai à la vue des côtes de la Bretagne, presque sous les yeux de ma mère. Les matelots américains-protestants se joignaient de cœur aux chants de leurs camarades français-catholiques: le danger apprend aux hommes leur faiblesse et unit leurs vœux. Passagers et marins, tous étaient sur le pont, qui accroché aux manœuvres, qui au bordage, qui au cabestan, qui au bec des ancres pour n'être pas balayé de la lame ou versé à la mer par le roulis. Le capitaine criait: «Une hache! une hache!» pour couper les mâts; et le gouvernail, dont le timon avait été abandonné, allait, tournant sur lui-même, avec un bruit rauque.

Un essai restait à tenter: la sonde ne marquait plus que quatre brassées sur un banc de sable qui traversait le chenal; il était possible que la lame nous fit franchir le banc et nous portât dans une eau profonde: mais qui oserait saisir le gouvernail et se charger du salut commun? Un faux coup de barre, nous étions perdus.

Un de ces hommes qui jaillissent des événements et qui sont les enfants spontanés du péril, se trouva: un matelot de New-York s'empare de la place désertée du pilote. Il me semble encore le voir en chemise, en pantalon de toile, les pieds nus, les cheveux épars et diluviés [502], tenant le timon dans ses fortes serres, tandis que, la tête tournée, il regardait à la poupe l'onde qui devait nous sauver ou nous perdre. Voici venir cette lame embrassant la largeur de la passe, roulant haut sans se briser, ainsi qu'une mer envahissant les flots d'une autre mer: de grands oiseaux blancs, au vol calme, la précèdent comme les oiseaux de la mort. Le navire touchait et talonnait; il se fit un silence profond; tous les visages blêmirent. La houle arrive: au moment où elle nous attaque, le matelot donne le coup de barre; le vaisseau, près de tomber sur le flanc, présente l'arrière, et la lame, qui paraît nous engloutir, nous soulève. On jette la sonde; elle rapporte vingt-sept brasses. Un huzza monte jusqu'au ciel et nous y joignons le cri de: Vive le roi! il ne fut point entendu de Dieu pour Louis XVI; il ne profita qu'à nous.

Dégagés des deux îles, nous ne fûmes pas hors de danger; nous ne pouvions parvenir à nous élever au-dessus de la côte de Granville. Enfin la marée retirante nous emporta, et nous doublâmes le cap de La Hougue. Je n'éprouvai aucun trouble pendant ce demi-naufrage et ne sentis point de joie d'être sauvé [503]. Mieux vaut déguerpir de la vie quand on est jeune que d'en être chassé par le temps. Le lendemain, nous entrâmes au Havre. Toute la population était accourue pour nous voir. Nos mâts de hune étaient rompus, nos chaloupes emportées, le gaillard d'arrière rasé, et nous embarquions l'eau à chaque tangage. Je descendis à la jetée. Le 2 de janvier 1792, je foulai de nouveau le sol natal qui devait encore fuir sous mes pas. J'amenais avec moi, non des Esquimaux des régions polaires, mais deux sauvages d'une espèce inconnue: Chactas et Atala.

APPENDICE

LA TOMBE DU GRAND-BÉ [504]

Au mois d'août 1828, le maire de Saint-Malo, M. de Bizien, écrivit à Chateaubriand pour le prier d'appuyer auprès du Gouvernement la demande de la ville, relative à l'établissement d'un bassin à flot. L'auteur du Génie du christianisme, en même temps qu'il se mettait à leur disposition, sollicitait de ses concitoyens la concession, «à la pointe occidentale du Grand-Bé, d'un petit coin de terre tout juste suffisant pour contenir son cercueil». La réponse du maire au grand poète fut peut-être un peu trop administrative: «Je ne crois pas, disait-il, qu'il soit difficile d'obtenir la concession d'une portion de terrain dans le flanc occidental de cette île, et si votre seigneurie le juge à propos, j'informerai en son nom M. le commandant du génie à Saint-Malo de son désir en le priant de le faire connaître à M. le ministre de la guerre auprès duquel votre S. terminerait aisément, je crois, cette affaire.» -- Il ne pouvait convenir à Chateaubriand de courir les bureaux de la guerre et de faire des démarches auprès du ministre. L'affaire en resta là. Elle fut reprise trois ans plus tard, en 1831, par un jeune poète, M. Hippolyte La Morvonnais. Sur sa requête, le Conseil municipal décida de demander à l'État les quelques pieds de terre nécessaire à la sépulture du grand écrivain; il se chargerait de plus des frais de la tombe. Au maire, M. Hovius, qui lui avait transmis la délibération du Conseil, Chateaubriand répondit par la lettre suivante:

Il me serait impossible de vous exprimer l'émotion que j'ai éprouvée en recevant la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Avant d'entrer dans quelques détails, je m'empresse d'abord, Monsieur, de satisfaire au devoir de la reconnaissance, en vous priant d'offrir mes remerciements les plus sincères à MM. les membres du conseil municipal et d'agréer vous-même dans ces remerciements la part qui vous est si justement due.

Je n'avais jamais prétendu et je n'aurais jamais osé espérer, Monsieur, que ma ville natale se chargeât des frais de ma tombe. Je ne demandais qu'à acheter un morceau de terre de vingt pieds de long sur douze de large, à la pointe occidentale du Grand-Bé. J'aurais entouré cet espace d'un mur à fleur de terre, lequel aurait été surmonté d'une simple grille de fer peu élevée, pour servir non d'ornement, mais de défense à mes cendres. Dans l'intérieur je ne voulais placer qu'un socle de granit taillé dans les rochers de la grève. Ce socle aurait porté une petite croix de fer. Du reste, point d'inscription, ni nom, ni date. La croix dira que l'homme reposant à ses pieds était un chrétien: cela suffira à ma mémoire.

Je ne suis revenu, Monsieur, que momentanément en France; il est probable que je mourrai en terre étrangère [505]. Si la ville qui m'a vu naître m'octroie le terrain dont je sollicitais la concession, ou si elle maintient la résolution si glorieuse pour moi, de s'occuper de ces soins funèbres, j'ordonnerai par mon testament de rapporter mon cercueil auprès de mon berceau, quel que soit le lieu où il plaise à la Providence de disposer de ma vie. Dans le cas où mes concitoyens persisteraient dans leur dessein généreux, je les supplie de ne rien changer à mon plan de sépulture et de faire bénir par le curé de Saint-Malo le lieu de mon repos, après l'avoir préparé.

Je ne puis, Monsieur, que vous renouveler, en finissant cette lettre, l'assurance de ma profonde reconnaissance, et vous prier encore d'offrir mes remerciements aux personnes dont je transcris ici les noms avec un respect tout religieux: MM. Bossinot, Boishamon, Dupuy-Fromy, Egault, Delastelle, Villalard, Béhier, Lebreton-de-Blessin, Choesnet, Lanuel, Fontan, Bossinot-Ponphily, Michel-Villeblanche, Michel père, Gaultier, Sereldes-Forges, Dujardin-Pinte-de-Vin, Blaize, Lachambre, Bourdet, de Seguinville, Chapel, Heurtault, Pothier.

Chateaubriand et la ville sont d'accord; les choses vont donc pouvoir marcher vite... Mais, si elles marchaient vite, à quoi servirait l'Administration? à quoi serviraient les Bureaux? Huit années se passeront avant que l'affaire aboutisse. Besoin sera que M. La Morvonnais fasse encore démarches sur démarches, mette en mouvement des députés, et non des moindres, M. Eugène Janvier et M. de Lamartine. Ce dernier lui écrivait:

Personne ne sera plus fier que moi d'avoir porté ma pierre au tombeau de notre plus grand poète. Le peu de poésie qui est dans mon âme y a découlé de la sienne: mon hommage n'est que de la reconnaissance et de la tendresse pour cette grande individualité de notre temps qui fera, je l'espère, attendre longtemps notre prévoyance.

Je serai à Paris dans huit jours et je demanderai audience au ministre pour lui exposer vos motifs: j'espère qu'il se montrera digne de les entendre.

Enfin, en 1839, le département de la guerre consentit à céder «les quelques pieds de terre», -- non sans faire d'ailleurs d'expresses réserves et spécifier que l'érection du tombeau de M. de Chateaubriand ne devait être considéré que comme une simple «tolérance». Voici la déclaration que le maire de Saint-Malo était obligé de signer:

L'an mil huit cent trente-neuf, le vendredi dix-sept mai, nous soussigné Louis-François Hovius, maire de Saint-Malo, dûment autorisé par le conseil municipal, en vertu de sa délibération du trois août mil huit cent trente-six, dont l'expédition a été adressée à M. le chef du Génie le huit septembre mil huit cent trente-sept, reconnaissons, conformément à la lettre de M. le Ministre de la guerre en date du vingt-et-un janvier mil huit cent trente-six, que c'est par tolérance du département de la guerre qu'un tombeau a été érigé pour M. de Chateaubriand sur l'île du Grand-Bé, et que cette construction ne pourra jamais faire acquérir à la commune aucun droit de propriété sur cette île qui appartient au département de la guerre, et que ceux de ce dernier sur tout le terrain sont maintenus dans leur plénitude.

Pendant tout ce temps, je l'ai dit, M. La Morvonnais était resté sur la brèche. Son zèle et son pieux dévouement ne devaient pas rester sans récompenses. Le 15 mai 1836, il recevait de Chateaubriand la lettre qu'on va lire:

Paris, le 15 mai 1836.

Enfin, Monsieur, j'aurai un tombeau et je vous le devrai, ainsi qu'à mes bienveillants compatriotes! Vous savez, Monsieur, que je ne veux que quelques pieds de sable, une pierre du rivage sans ornement et sans inscription, une simple croix de fer et une petite grille pour empêcher les animaux de me déterrer.

Maintenant, Monsieur, il faut que je vous avoue ma faiblesse. Tous les ans, je fais le projet d'aller revoir le lieu de ma naissance, et tous les ans, le courage me manque. Je crains les souvenirs, plus ils me sont chers, plus ils me font mal. Je tâcherai cependant, Monsieur, de faire un effort et d'aller visiter quelque jour mon dernier asile.

Je suis charmé que Saint-Malo ait enfin obtenu le bassin à flot auquel je m'étais intéressé pendant mon ministère. Le projet du bassin entre la ville et le Grand-Bé me plairait, surtout parce qu'il accroîtrait la ville de ce côté.

Offrez, je vous prie, à toutes les personnes qui se sont intéressées à ma tombe, mes remerciements les plus sincères. Recevez en particulier, Monsieur, ceux que j'ai l'honneur de vous offrir. J'espère que vous voudrez bien quelquefois me donner de vos nouvelles et m'apprendre aussi un peu le progrès du monument: le temps me presse, et j'aimerais à apprendre bientôt que mon lit est préparé. Ma route a été longue, et je commence à avoir sommeil.

Chateaubriand.

A quelques mois de là, M. La Morvonnais écrivit au grand poète, de Combourg même, que bientôt il allait donner le premier coup de bêche à sa tombe. Chateaubriand lui répondit:

Paris, 15 août 1836.

J'ai ouvert avec émotion une lettre timbrée de Combourg, et j'ai trouvé, Monsieur, qu'elle était de vous et qu'il s'agissait de mon tombeau. Mille grâces à vous, Monsieur, et Dieu soit loué! La chose est donc finie! tout est bien pourvu que je sois sur un point solitaire de l'île, au soleil couchant, et aussi avancé vers la pleine mer que le génie militaire le permettra. Quand ma cendre recevrait, avec le sable donc elle sera chargée, quelques boulets, il n'y aurait pas de mal: Je suis un vieux soldat.

Pour ce qui est de la pierre qui doit me recouvrir, j'avais pensé qu'elle pourrait être prise dans le rivage; mais s'il y a quelques objections, on peut la prendre partout où l'on voudra: Je cherche surtout le bon marché, afin d'éviter à ma ville natale les frais dont elle veut bien se charger. Vous savez, Monsieur, qu'il ne faut aucun travail de l'art, aucune inscription, aucun nom, aucune date sur la pierre qui doit porter une petite croix de fer, seule marque de mon naufrage ou de mon passage en ce monde. Autour de cette pierre un mur à fleur de sable, muni d'une grille de fer, suffira pour défendre mes restes contre les animaux sauvages et domestiques.

Je ne connais personne, Monsieur, qui mieux que vous et les hommes qui ont eu la bonté de s'occuper de cette affaire de mort, puisse prendre la peine d'inaugurer ma tombe. Le cippe posé et l'enceinte fermée, je désire que M. le curé de Saint-Malo bénisse le lieu de mon futur repos; car avant tout, je veux être enterré en terre sainte; un jour, Monsieur, comme vous me survivrez longues années, vous voudrez quelquefois vous reposer sur ma tombe au bord des vagues, et le soleil couchant vous fera mes adieux.

Voilà, Monsieur, les dernières explications que vous désiriez, je les ai dictées à mon secrétaire avec le regret de ne pouvoir les écrire moi-même, ayant une douleur assez vive à la main droite. Si vous avez l'extrême bonté de me tenir au courant du travail et de m'en annoncer la fin, je vous en aurai beaucoup d'obligation. La nuit me presse, comme dit Horace, et je n'ai guère le temps d'attendre.

En 1838, Hippolyte La Morvonnais publia la Thébaïde des Grèves et en fit hommage à Chateaubriand, qui lui répondit en ces termes:

Je commence par vous demander pardon, Monsieur, d'être obligé de dicter cette lettre à Pilorge, mon secrétaire, parce que le long voyage que je viens d'achever [506], quoiqu'il m'ait fait du bien, ne m'a pourtant point guéri de la goutte que j'ai à la main droite.

Je vous remercie mille fois, Monsieur, des peines que vous vous êtes données. Tout devait être difficile dans ma vie, même mon tombeau. Je suis presque affligé de la croix massive de granit; j'aurais préféré une petite croix de fer, un peu épaisse seulement, pour qu'elle résiste mieux à la rouille: mais enfin, si la croix de pierre n'est pas trop élevée, je ne serai pas aperçu de trop loin, et je resterai dans l'obscurité de ma fosse de sable, ce qui surtout est mon but. J'espère aussi que la grille de fer n'aura que la hauteur nécessaire pour empêcher les chiens de venir gratter et ronger mes os. Je tiens avant tout à la bénédiction du lieu sur lequel votre piété et vos espérances chrétiennes ont bien voulu veiller.

Le bruit qu'on a fait dans les journaux de mes dispositions dernières est parvenu jusqu'à Mme de Chateaubriand: vous jugez, Monsieur, combien elle en a été troublée. S'il était donc possible qu'il ne fut plus question de ma tombe, à laquelle le public ne peut prendre aucun intérêt, et que vous eussiez la bonté de faire achever le monument dans le plus grand silence, vous me rendriez un vrai service. J'ai déjà fait part de mes inquiétudes à M. L..., de Dinan, qui m'a envoyé de fort beaux vers sur un sujet qui nécessairement est fort pénible à ma femme.

Vos vers, Monsieur, n'ont point cet inconvénient. J'ai déjà parcouru le volume Aux amis inconnus [507]. J'y ai retrouvé la tristesse de nos grèves natives et ce charme qui m'a toujours rendu si chers les souvenirs et les vents. J'envie votre sort, Monsieur; je voudrais dans votre Thébaïde, parmi les rochers au bord des flots, entendre à la fin de ma vie

  Ce chant qui m'endormait à l'aube de mes jours [508].

Je n'ai point encore eu l'honneur de voir le bienveillant compatriote que vous m'annoncez.

Agréez, je vous prie, Monsieur, avec l'expression de ma reconnaissance, la nouvelle assurance de ma considération très distinguée.

Chateaubriand.

Paris, le 4 septembre 1838.

On a parfois reproché à Chateaubriand d'avoir trop «soigné» son tombeau. Les lettres qu'on vient de lire, d'un sentiment si chrétien, répondent suffisamment à ce reproche, et certes Alfred de Vigny, le noble poète, avait tort de s'y associer, lorsqu'il écrivait à la vicomtesse du Plessis, sa petite-cousine: «Chateaubriand n'a-t-il pas assez soigné d'avance son tombeau? N'est-il pas vrai qu'il en a été le saule pleureur toute sa vie? Il lui faisait de tendre visites sur le bord de la mer, et l'un de ses plus naïfs admirateurs me disait un jour, comme un trait d'originalité charmant: «Monsieur, il est allé cet été, tout seul, voir son rocher de Saint-Malo, et il n'est pas allé faire visite à sa sœur âgée, pauvre et malade, qui demeure quelque part sur cette route-là. On me contait cela dans la voiture noire où je suivais ce pauvre Ballanche qui fut son Pylade [509].» C'est un conte macabre qu'Alfred de Vigny répétait là à sa petite-cousine. La vérité est que pas une seule fois, en son vivant, Chateaubriand n'a fait visite à son tombeau. Il était de notoriété à Saint-Malo, en 1848, à l'époque de ses funérailles, qu'il n'avait pas revu sa ville natale depuis 1792. M. Charles Cunat, le savant et consciencieux archiviste de Saint-Malo, écrivait en 1850, dans ses Recherches sur plusieurs des circonstances relatives aux origines, à la naissance et à l'enfance de M. de Chateaubriand: «Peu de temps après son mariage (19 mars 1792), Chateaubriand partit pour Paris avec sa femme et ses sœurs Lucile et Julie. Depuis cette époque, il ne revit plus sa ville natale, quoiqu'il en eût manifesté maintes fois le désir: il remettait ce voyage d'année en année.» -- Quant à sa sœur, Mme de Marigny, qui habitait Dinan, où elle est morte au couvent de la Sagesse, le 18 juillet 1860, Chateaubriand ne l'oubliait point, et il ne cessa de lui écrire jusqu'à la fin, lui qui, dans ses dernières années, n'écrivait plus à personne. J'ai sous les yeux quelques-unes de ces lettres de Chateaubriand à sa sœur, écrites parfois à peu de jours de distance, l'une par exemple à la date du 9 septembre 1845, et l'autre à la date du 15 du même mois. De cette correspondance j'extrairai seulement la lettre suivante, où il est parlé de la tombe du Grand-Bé; elle est signée de ce prénom de François, qui rappelait au frère et à la sœur les lointaines années de Combourg:

Paris, le 15 mars 1834.

J'ai porté, chère sœur, ta lettre et la lettre qu'elle renfermait à Louis [510], il ne comprend grand'chose à l'affaire, mais il te répond aujourd'hui même. Chaque année je forme le projet d'aller t'embrasser, toi et mes parents, d'aller revoir avant de mourir notre pauvre Bretagne, et chaque année vient une bouffée de vent qui me pousse ailleurs. Tu étais souffrante en m'écrivant, et je t'écris, extrêmement souffrant moi-même. Tu sais que j'ai pris mes précautions, et la ville de Saint-Malo m'accorde une petite place sur le Grand-Bé pour ma sépulture. La ville a la bonté d'élever mon tombeau à ses frais; tu vois que je ne renonce pas à notre patrie. Chère amie, je désire beaucoup cependant te revoir de mon vivant et t'embrasser comme je t'aime. Dis mille choses à Caroline [511] et à toute notre famille.

Ton frère,

François.

II

LE MANUSCRIT DE 1826 [512]

Sous ce titre: Esquisse d'un maître: souvenirs d'enfance et de jeunesse de Chateaubriand [513], Mme Charles Lenormant a publié, en 1874, le texte primitif des trois premiers livres de Mémoires d'outre-tombe, d'après un manuscrit qui porte la date de 1826. Ce manuscrit, ainsi que j'ai déjà eu occasion de le dire dans l'Introduction de l'édition actuelle, est à peu près tout entier de la main de Mme Récamier qui se fit seulement aider dans sa copie (pour un quart environ) par Charles Lenormant. Nous avons là le premier jet, l'expression spontanée la plus pure et la plus simple de la pensée de son auteur. Cette rédaction première, Chateaubriand, depuis 1826, l'a profondément remaniée. Il y a beaucoup ajouté; il y a fait aussi des suppressions, dont quelques-unes sont regrettables. C'est ainsi que, dans sa version dernière, il a fait disparaître tout le début du livre premier. Et pourtant ces pages, littérairement très belles, avaient en outre l'avantage de bien indiquer le dessein de leur auteur, et quels sentiments l'animaient au moment où il entreprenait d'écrire les Mémoires de sa vie [514]. Le lecteur sera heureux de trouver ici ces pages supprimées:

Je me suis souvent dit: Je n'écrirai point les mémoires de ma vie, je ne veux point imiter ces hommes qui, conduits par la vanité et le plaisir qu'on trouve naturellement à parler de soi, révèlent au monde des secrets inutiles, des faiblesses qui ne sont pas les leurs, et compromettent la paix des familles.

Après ces belles réflexions, me voilà écrivant les premières lignes de mes mémoires. Pour ne pas rougir à mes propres yeux, et pour me faire illusion, voici comment je pallie mon inconséquence.

D'abord je n'entreprends ces mémoires qu'avec le dessein formel de ne disposer d'aucun nom que du mien propre dans tout ce qui concerne ma vie privée; j'écris principalement pour rendre compte de moi à moi-même. Je n'ai jamais été heureux, je n'ai jamais atteint le bonheur, que j'ai poursuivi avec une persévérance qui tient à l'ardeur naturelle de mon âme; personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais, personne n'a connu entièrement le fond de mon cœur: la plupart des sentiments y sont restés ensevelis ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, que parvenu au sommet de la vie, je descends vers la tombe, je veux, avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire, lorsque ma plume sans contrainte s'abandonnera à tous mes souvenirs. En rentrant au sein de ma famille qui n'est plus, en rappelant des illusions passées, des amitiés évanouies, j'oublierai le monde au milieu duquel je vis et auquel je suis si parfaitement étranger. Ce sera de plus un moyen agréable pour moi d'interrompre des études pénibles, et quand je me sentirai las de tracer les tristes vérités de l'histoire, je me reposerai en écrivant l'histoire de mes songes.

Je considère ensuite que, ma vie appartenant au public par un côté, je n'aurais pu échapper à tous les faiseurs de mémoires, à tous les biographes marchands, qui couchent le soir sur le papier ce qu'ils ont entendu dire le matin dans les antichambres. J'ai eu des succès littéraires, j'ai attaqué toutes les erreurs de mon temps, j'ai démasqué des hommes, blessé une multitude d'intérêts; je dois donc avoir réuni contre moi la double phalange des ennemis littéraires et politiques. Ils ne manqueront pas de me peindre à leur manière; et ne l'ont-ils pas déjà fait! Dans un siècle où les plus grands crimes commis ont dû faire naître les haines les plus violentes, dans un siècle corrompu, où les bourreaux ont un intérêt à noircir les victimes, où les plus grandes calomnies sont celles que l'on répand avec le plus de légèreté, tout homme qui a joué un rôle dans la société doit, pour la défense de sa mémoire, laisser un monument par lequel on puisse le juger.

Mais avec cette idée, je vais peut-être me montrer meilleur que je ne suis? J'en serai peut-être tenté? A présent, je ne le crois pas, je suis résolu à dire toute la vérité. Comme j'entreprends d'ailleurs l'histoire de mes idées et de mes sentiments, plutôt que l'histoire de ma vie, je n'aurai pas autant de raisons de mentir. Au reste, si je me fais illusion sur moi, ce sera de bonne foi, et par cela même on verra encore la vérité au fond de mes préventions personnelles.

III

LE COMTE LOUIS DE CHATEAUBRIAND ET SON FRÈRE CHRISTIAN [515]

Geoffroy-Louis, comte de Chateaubriand, neveu du grand écrivain et arrière-petit-fils de Malesherbes, naquit à Paris le 13 février 1790. Il était le fils aîné de Jean-Baptiste-Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg, et d'Aline-Thérèse Le Peletier de Rosambo, fille de Louis Le Peletier de Rosambo, président à mortier au Parlement de Paris, et de Marguerite de Lamoignon de Malesherbes. En 1812, à l'âge de vingt-deux ans, il épousa Mlle Henriette-Félicité-Zélie d'Orglandes, qui en avait à peine dix-sept. Le mariage eut lieu au château du Ménil, près de Mantes, chez Mme de Rosambo, tante de Mlle d'Orglandes. Chateaubriand composa en l'honneur des jeunes époux ce gracieux épithalame:

L'autel est prêt; la foule t'environne:
Belle Zélie, il réclame ta foi.
Viens; de ton front est la blanche couronne
Moins virginale et moins pure que toi.

J'ai quelquefois peint la grâce ingénue
Et la pudeur sous ses voiles nouveaux:
Ah! si mes yeux plus tôt t'avaient connue
On aurait moins critiqué mes tableaux.

Mon cher Louis, chez la race étrangère
Tu n'iras point t'égarer comme moi:
A qui la suit la fortune est légère;
Il faut l'attendre et l'enfermer chez soi.

Cher orphelin, image de ta mère
Au Ciel pour toi je demande ici-bas
Les jours heureux retranchés à ton père
Et les enfants que ton oncle n'a pas.

Fais de l'honneur l'idole de ta vie:
Rends tes aïeux fiers de leur rejeton,
Et ne permets qu'à la seule Zélie
Pour un moment de rougir à ton nom.

Mais la prose allait mieux que les vers au chantre des Martyrs. A peu de temps de là, il écrivait à sa jeune nièce cette charmante lettre:

Oui, ma chère nièce, je ferai tout ce que vous voudrez cette année, et si vous y mettez un peu de soin, je suis assez vieux pour radoter de vous toute ma vie. Il y a toutefois une condition à notre traité: c'est que vous rendrez Louis heureux. Plusieurs dames de Chateaubriand ont été célèbres de diverses manières. L'une mourut de joie en revoyant son mari qu'on avait cru tué par les Sarrasins en Terre-Sainte; l'autre séduisit le cœur d'un grand roi; une troisième fut mère ou aïeule de ce duc de Montausier, si connu par l'austérité de ses vertus. Vous êtes belle comme cette haute dame qui charma le cœur de François Ier; vous serez sage comme la femme du chevalier de Palestine et comme la mère de Montausier. Voilà un petit conte qui sent tout à fait son oncle, et qui vous annonce tout ce que vous aurez à souffrir. Songez que je suis le plus proche parent de Louis; il n'a point de père, je n'ai point d'enfant, vous ne pouvez éviter d'être ma fille.

Le comte Louis de Chateaubriand embrassa la carrière militaire et fit, en qualité de colonel au 4e chasseurs, la campagne d'Espagne en 1823. Le 23 décembre de cette même année, une ordonnance du roi Louis XVIII l'institua héritier présomptif de la pairie de son oncle, l'auteur du Génie du christianisme. En 1830, après avoir suivi jusqu'à Cherbourg Charles X partant pour l'exil, il quitta l'armée, en même temps que son oncle se retirait de la Chambre des pairs. Lors des journées de juin 1848, il se montra un des plus énergiques volontaires de l'ordre, au service duquel il mit son épée. Peu de jours après, le 18 juillet, il avait l'honneur, comme chef de la famille, de ramener à Saint-Malo le cercueil de Chateaubriand. En 1870, à quatre-vingts ans, il s'enferma dans Paris et se fit inscrire au nombre des défenseurs de la capitale assiégée. Il mourût au château de Malesherbes le 14 octobre 1873, survivant de peu à sa femme, morte le 27 septembre précédent. Selon le mot de son oncle, le comte Louis de Chateaubriand avait fait de l'honneur l'idole de sa vie.

Il avait eu un fils et cinq filles, dont Anne-Louise (baronne de Baudry), Louise-Françoise (marquise d'Espeuilles), Marie-Antoinette-Clémentine (comtesse de Beaufort) et Marie-Adélaïde-Louise-Henriette (baronne de Carayon-Latour). -- Son fils, Marie-Christian-Camille-Geoffroy, né le 25 janvier 1828, mort au château de Combourg le 8 novembre 1889, n'a laissé que deux filles: Marie-Louise-Mélanie, née en 1858 d'un premier mariage avec Joséphine-Marie-Mélanie Rogniat, qui a épousé en 1881 Gérard-Louis-Marie, comte de la Tour du Pin; et Georgette-Marie-Sybille, née en 1876 d'un second mariage avec Françoise-Marie-Antoinette Bernou de Rochetaillée.

Le château et le parc de Combourg appartiennent aujourd'hui, pour la nue-propriété, à Mlle Sybille de Chateaubriand, et, pour l'usufruit, à sa mère, Mme la comtesse Geoffroy de Chateaubriand.

Christian-Antoine de Chateaubriand, frère cadet du comte Louis, était né à Paris le 21 avril 1791, Chevau-léger garde du Roi le 1er mai 1814, il suivit Louis XVIII à Gand. Lieutenant en second de la garde royale le 10 octobre 1815, il fut breveté capitaine le 1er juillet 1818 et fit la campagne d'Espagne en 1823. Démissionnaire le 5 mars 1824, il entra dans la compagnie de Jésus à Rome le 30 avril de la même année. Il est mort dans la maison de Chieri le 27 mai 1843. D'une lettre qu'a bien voulu m'écrire un des Pères de la Compagnie, j'extrais ces lignes: «Le P. Christian de Chateaubriand jouit parmi nous d'une réputation de grande vertu. Il s'était exilé en Italie pour un motif d'humilité.»

IV

LE COMTE RENÉ DE CHATEAUBRIAND, ARMATEUR [516]

Le père de Chateaubriand -- comme on l'a vu dans le texte des Mémoires -- ne pouvait compter que sur un chétif avoir. Tout au plus devait-il lui échoir, à la mort de sa mère, une rente de quelques centaines de livres. Au retour de Dantzick, il passa aux îles d'Amérique avec son frère, M. de Chateaubriand du Plessis, afin d'y chercher fortune. Il en revint avec un pécule modeste encore, mais qu'il saura faire fructifier.

Marié en 1755 et retenu au port par ses devoirs de chef de famille, puisqu'il ne peut plus être marin, il sera armateur. Aussi bien, le commerce de mer ne déroge pas, surtout en Bretagne, surtout à Saint-Malo. En 1757, le navire la Villegenie, armé par MM. Petel et Leyritz, était en partance pour Saint-Domingue. René de Chateaubriand y prit un grand nombre d'actions. Le fort intérêt qu'elles représentaient lui permit d'obtenir pour son frère, M. du Plessis, le commandement du navire. On était alors au début de la guerre de Sept-Ans. Au péril de mer se venait donc ajouter le péril de guerre; mais, en cas d'heureuse issue du voyage, les bénéfices étaient considérables. Malgré les nombreux vaisseaux de guerre anglais qui couvraient les mers, le Villegenie effectua avec succès sa double traversée. Son retour en France avait lieu au lendemain de l'expédition du duc de Marlborough qui, au mois de juin 1758, avait incendié dans le port même de Saint-Malo plus de soixante navires de commerce, parmi lesquels plusieurs étaient richement chargés. Cette première opération fut donc pour M. de Chateaubriand un vrai coup de fortune.

Encouragé par ce succès, il n'hésita pas en 1759, à armer le même navire pour son compte et à son risque exclusif. Commandée, comme la première fois, par M. du Plessis, cette seconde expédition, aussi heureuse que la précédente, fut plus fructueuse encore.

En janvier 1760, la guerre durant toujours, René de Chateaubriand arma trois corsaires: le Vautour, l'Amaranthe et la Villegenie, ce dernier toujours commandé par son frère. Après avoir pris aux Anglais quelques navires marchands, la Villegenie fut capturée par le vaisseau de guerre l'Antilope; mais au tour que venaient de lui jouer les Anglais, M. de Chateaubriand répondit en vrai Malouin: il arma deux nouveaux corsaires, le Jean-Baptiste -- qui portait le nom de son fils aîné -- et la Providence.

Le traité de Paris (10 février 1763) ayant mis fin aux hostilités entre la France et l'Angleterre, la paix donna un nouveau développement aux opérations commerciales de M. de Chateaubriand. Outre le Jean-Baptiste, il arma pour Terre-Neuve le Paquet d'Afrique, l'Apolline (du nom de sa femme) et l'Amaranthe. Ce fut à bord de ce dernier navire que son frère reprit la navigation. En 1764, le Jean-Baptiste partit pour Saint-Domingue, et l'Amaranthe pour les côtes de Guinée, pendant que l'Apolline et le Paquet d'Afrique retournaient à Terre-Neuve. Il continua ses entreprises d'armement jusqu'en 1772: à partir de cette époque, il se retira peu à peu des affaires. En 1775, il ne mit plus en mer qu'un seul navire, le Saint-René, qu'il expédia à l'île de France et à l'île Bourbon sous le commandement de M. Benoît Giron. Le voyage du Saint-René mit fin à la carrière commerciale de M. de Chateaubriand [517]. Son but était atteint. La fortune de la famille était relevée. Le 3 mai 1761, il avait pu acquérir de très haut et très puissant seigneur Emmanuel-Félicité de Durfort, duc de Duras, et de très haute et très puissante dame Louise-Françoise-Maclovie-Céleste de Coëtquen, duchesse de Duras, le château et la terre de Combourg, qui avait été le principal domaine de ses ancêtres. Sur l'acte de baptême de sa fille Julie-Marie-Agathe (la future comtesse de Farcy), le 2 septembre 1763, il put signer: René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg. Le petit cadet de Bretagne, qui avait eu pour tout héritage une rente de 416 livres, était, lorsqu'il mourut, en 1786, comte de Combourg, baron d'Aubigné, seigneur de Gaugres, du Plessis-l'Épine, du Boulet, de Malestroit-en-Dol et autres lieux.

V

CHATEAUBRIAND ET LE COLLÈGE DE DINAN [518]

Au mois de décembre 1832, Chateaubriand publia son Mémoire sur la captivité de Mme la duchesse de Berry. Cet écrit, qui se terminait par la fameuse apostrophe: «Illustre captive de Blaye, Madame!... Votre fils est mon Roi!» eut un immense retentissement et valut à son auteur des lettres sans nombre. L'une d'elles lui venait d'un de ses anciens camarades du collège de Dinan, M. Lecourt de la Villethassetz, ancien juge de paix à Ploubalay (Côtes-du-Nord), démissionnaire à la suite des journées de Juillet, Chateaubriand lui répondit, le 1er février 1833:

Vous me rappelez, Monsieur, des souvenirs bien chers. Je m'occupais précisément de mes Mémoires, qui ne paraîtront qu'après ma mort, lorsque votre lettre est venue jeter un rayon de lumière sur les obscures années de ma jeunesse, et faire revivre des images presque effacées par le temps. François regrette Francillon, ses petits camarades et les heures de l'enfance qui ne portent ni le poids du passé, ni les inquiétudes de l'avenir. Hélas! mes chères bruyères de Bretagne, je ne les reverrai jamais! Mais si je meurs en terre étrangère, comme la chose est probable, j'ai demandé et obtenu que mes os fussent rapportés dans ma patrie, et j'entends par patrie cette pauvre Armorique où j'ai été le compagnon de vos jeux. Convenez, Monsieur, que nous étions des polissons bien heureux, à Dinan, et que la gloire (si gloire il y a), et ses prétentailles, et nos vieilles années, et tout ce que nous avons vu, ne valent pas une partie de barres au bord de la Rance. Je ne sais pas si vous étiez là un jour que j'ai pensé me noyer en apprenant à nager dans cette rivière? Vous seriez venu à mon enterrement, et vous auriez pour jamais oublié mon nom: voilà comme la Providence dispose de chaque homme. Dans ce temps-là, Monsieur, je vous aurais écrit de ma propre main: aujourd'hui j'ai la goutte à cette ancienne jeune main que vous avez serrée, et je suis obligé de dicter ma lettre. Mais, Monsieur, vous n'y perdrez rien, car je n'ai jamais pu apprendre à écrire, et c'est toujours comme si je barbouillais la matière d'un thème latin sous la dictée de l'abbé Duhamel.

Sans plus de façon, Monsieur le juge de paix démissionnaire après expérience, ma seigneurie, qui n'a point prêté serment et qui n'a trahi personne, vous renouvelle toutes ses amitiés de collège, bien supérieures à la considération très distinguée avec laquelle j'aurais l'honneur d'être,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Chateaubriand.

VI

RÉCITS DE LA VEILLÉE [519]

Après avoir dit que «les gens du château étaient persuadés qu'un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques», Chateaubriand ajoute: «Ces récits occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de ma sœur: elles se mettaient au lit mourantes de peur...» Ces récits, on les cherche en vain dans l'édition de 1849 et dans les éditions suivantes, et cependant ils avaient charmé tous les auditeurs des lectures de 1834. Sainte-Beuve écrivait, dans son article du 15 avril 1834: «Le coup de dix heures arrêtant brusquement sa marche, le père se retire dans son donjon. Alors, il y a un court moment d'explosion de paroles et d'allégement. Madame de Chateaubriand elle-même y cède, et elle entame une de ces merveilleuses histoires de revenants et de chevaliers, comme celle du sire de Beaumanoir et de Jehan de Tinténiac, dont le poète nous reproduit la légende dans une langue créée, inouïe [520].» -- Jules Janin disait de son côté, dans la Revue de Paris: «Onze heures venues, le vieux seigneur remontait dans sa chambre; on prêtait l'oreille et on l'entendait marcher là-haut: son pied faisait gémir les vieilles solives; puis enfin tout se taisait, et alors la mère, le fils, la sœur, poussaient un cri de joie... Ils se racontaient des histoires de revenants. Parmi ces histoires, il y en a une que M. de Chateaubriand raconte dans ses Mémoires, et qui sera un jour citée comme un modèle de narration.

«Voici quelques lambeaux de cette histoire, voici le pâle squelette du revenant de M. de Chateaubriand:

«La nuit, à minuit, un vieux moine, dans sa cellule, entend frapper à sa porte. Une voix plaintive l'appelle; le moine hésite à ouvrir. A la fin il se lève, il ouvre: c'est un pèlerin qui demande l'hospitalité. Le moine donne un lit au pèlerin et il se repose sur le sien; mais à peine est-il endormi que tout à coup il voit le pèlerin au bord de son lit qui lui fait signe de le suivre. Ils sortent ensemble. La porte de l'église s'ouvre et se referme derrière eux. Le prêtre, à l'autel, célébrait les saints mystères. Arrivé au pied de l'autel, le pèlerin ôte son capuchon et montre au moine une tête de mort: «Tu m'as donné une place à tes côtés, dit le pèlerin; à mon tour, je te donne une place sur mon lit de cendres! [521]»

Qui retrouvera le manuscrit de 1834? Qui nous rendra ces merveilleuses histoires, la légende du Moine et du Pèlerin, et celle du Sire de Beaumanoir et de Jehan de Tinténiac? A leur défaut, voici du moins deux histoires de revenants et de voleurs que la copie de 1826 nous a très heureusement conservées:

Deux faits mieux prouvés venaient mêler, pour ma mère et pour Lucile, la crainte des voleurs à celle des revenants et de la nuit. Il y avait quelques années que mes quatre sœurs, alors fort jeunes, se trouvaient seules à Combourg avec mon père. Une nuit, elles étaient occupées à lire ensemble la mort de Clarisse; déjà tout effrayées des détails de cette mort, elles entendent distinctement des pas d'homme dans l'escalier de la tour qui conduisait à leur appartement. Il était une heure du matin. Épouvantées, elles éteignent la lumière et se précipitent dans leurs lits. On approche, on arrive à la porte de leur chambre, on s'arrête un moment comme pour écouter, ensuite on s'engage dans un escalier dérobé qui communiquait à la chambre de mon père; quelque temps après on revient, on traverse de nouveau l'antichambre, et le bruit des pas s'éloigne, s'évanouit dans la profondeur du château.

Mes sœurs n'osaient parler de l'aventure le lendemain, car elles craignaient que le revenant ou le voleur ne fût mon père lui-même qui avait voulu les surprendre. Il les mit à l'aise en leur demandant si elles n'avaient rien entendu. Il raconta qu'on était venu à la porte de l'escalier secret de sa chambre et qu'on l'eût ouverte sans un coffre qui se trouvait par hasard devant cette porte. Éveillé en sursaut, il avait pris ses pistolets; mais, le bruit cessant, il avait cru s'être trompé et il s'était rendormi. Il est probable qu'on avait voulu l'assassiner. Les soupçons tombèrent sur un de ses domestiques. Il est certain qu'un homme à qui le château eût été inconnu, n'aurait pas pu trouver l'escalier dérobé par où l'on descendait dans la chambre de mon père. Une autre fois, dans une soirée du mois de décembre, mon père écrivait auprès du feu dans la grande salle. On ouvre une porte derrière lui; il tourne la tête et aperçoit un homme qui le regardait avec des yeux hagards et étincelants. Mon père tire du feu de grosses pincettes dont on se servait pour remuer les quartiers d'arbres dans le foyer; armé de ces tenailles rougies, il se lève: l'homme s'effraye, sort de la salle, traverse la cour intérieure, se précipite sur le perron et s'échappe à travers la nuit.

VII

LE COUSIN MOREAU ET SA MÈRE [522]

Vers 1866 -- ou, pour être tout à fait exact, en 1867 -- M. Alexandre Dumas fils a publié avec grand succès, un roman intitulé l'Affaire Clémenceau. Se doutait-il qu'un siècle auparavant, en 1766, au plus fort de la querelle de La Chalotais et du duc d'Aiguillon, une autre «affaire Clémenceau» avait été lancée à Rennes, et que le roman chalotiste avait fait plus de tapage que le sien? Le livre d'Alexandre Dumas avait pour second titre: Mémoire à consulter. Or, j'ai sous les yeux quelques-uns des nombreux écrits publiés à Rennes et à Paris sur l'affaire de 1766, et l'un d'eux a de même pour titre: Mémoire à consulter pour le sieur Clémenceau. Je vais essayer de résumer aussi brièvement que possible ce Mémoire oublié, qui dut intéresser tout particulièrement la mère de Chateaubriand, puisqu'aussi bien, nous le savons, elle s'était «jetée avec ardeur dans l'affaire La Chalotais», et qu'elle retrouvait, parmi les personnages dont il était question dans le Mémoire à consulter, sa propre sœur et l'un de ses neveux.

Un Normand en résidence à Rennes, le sieur Bouquerel, avait écrit à M. de Saint-Florentin [523] une lettre anonyme fort injurieuse. Soupçonné d'en être l'auteur, arrêté et conduit à la Bastille, il avoua que la lettre était de sa main. Comme ce Bouquerel paraissait avoir eu des relations avec M. de La Chalotais, on résolut de joindre son affaire à celle du procureur général, et il fut ramené à Rennes. Il devait y être incarcéré aux Cordeliers, couvent voisin du Palais du Parlement; mais les préparatifs nécessaires pour le recevoir n'étant pas complètement terminés, on le déposa, pour une nuit, dans l'hôpital de Saint-Méen, maison de force semblable à celle de Charenton.

Le supérieur de Saint-Méen était un prêtre du nom de Clémenceau. Il avait été jésuite dans sa jeunesse, mais depuis 1740, c'est-à-dire depuis plus de vingt-cinq ans, il était sorti de la «Société». Il garda, durant une nuit, l'accusé Bouquerel, et quand celui-ci, transféré aux Cordeliers, demanda à se confesser, ce fut M. Clémenceau que l'autorité militaire fit venir.

Aux Cordeliers, le supérieur de Saint-Méen fut en rapports avec un officier de dragons du nom de des Fourneaux, qui se trouvait préposé à la garde de Bouquerel. C'était un homme très brave, qui avait sauvé son colonel sur le champ de bataille. Dans une affaire, il avait reçu, disait-on, quatorze coups de sabre sur la tête. Il en avait gardé l'esprit un peu faible, et il perdit tout son sang-froid, quand il se vit en présence d'un prisonnier comme Bouquerel, lequel, depuis son entrée aux Cordeliers, avait des accès de folie réels ou simulés. M. Clémenceau lui demanda s'il voulait se charger de la malle de Bouquerel et d'une bourse trouvée sur lui. Des Fourneaux refusa et le prêtre dut alors s'adresser à l'intendant, qui l'autorisa à déposer l'argent et la malle au greffe criminel du Parlement.

Voilà les faits tels qu'ils furent racontés par Clémenceau et admis par le Parlement qui, après enquête, les reconnut vrais. De ces faits très simples allait sortir tout un roman.

Très inquiet d'être le gardien d'un homme dont l'affaire avait de la connexité avec le procès La Chalotais, M. des Fourneaux prétexta sa mauvaise santé, et il obtint qu'on le débarrassât de Bouquerel. Il n'en resta pas moins obsédé de terreur, à la pensée qu'il avait attiré sur sa tête la haine des partisans de Bouquerel et celle de tous les Chalotistes. Son régiment ayant quitté Rennes pour prendre ses quartiers à Blain, il fit là une grave maladie. Dans un accès de fièvre chaude, il courut chez une dame Roland de Lisle, et lui tint les propos les plus extravagants, disant qu'il était Jésus-Christ, et parlant en même temps d'un prisonnier d'État menacé d'empoisonnement.

Sur ces entrefaites vint de Blain à Rennes un jeune homme de dix-huit ans, Annibal Moreau, fils d'un procureur au Parlement et soldat au même régiment que des Fourneaux. Il raconta à sa mère la maladie du lieutenant et en fit, peut-être sans en avoir conscience, une véritable légende. Des Fourneaux, disait-il, avait dans son délire souvent parlé de poison; il s'était dit circonvenu pour tuer un prisonnier; enfin, pendant sa convalescence, un jour qu'il entendait lire le Tableau des Assemblées [524], il avait frémi au nom de M. Clémenceau. Annibal Moreau, qui ne savait rien de Bouquerel, pas même son existence, s'était dit que le prisonnier dont le souvenir torturait des Fourneaux devait être M. de La Chalotais; de là à supposer que l'empoisonnement dont parlait son officier avait dû être conseillé par «l'ex-jésuite» Clémenceau, il n'y avait qu'un pas, et ce pas Annibal l'avait franchi.

Les Moreau confièrent leurs soupçons à leurs amis, qui en parlèrent à d'autres. Mme Moreau, d'ailleurs, ne se faisait pas faute d'embellir les récits de son fils. Elle racontait que M. des Fourneaux, alors qu'il résidait à Rennes, lui avait un jour demandé une fiole de lait qui pût servir de contre-poison. Les imaginations s'enflammèrent sur ce sujet, et le gros public, épris de scènes dramatiques et d'émotions violentes, eut vite fait de voir «l'ex-jésuite» Clémenceau se dressant devant des Fourneaux pour le tenter, une fiole de poison dans une main, une bourse pleine d'or dans l'autre.

La poire était mûre: il ne restait plus aux Chalotistes qu'à la cueillir. Ils avaient précisément sous la main l'homme qu'il leur fallait, un procureur du nom de Canon, ancien clerc de M. Moreau et très avant dans l'intimité de Mme Moreau, homme de mœurs suspectes, de fortune mal aisée, friand de scandales et doué d'une imagination hardie. Il reprit à son compte tous les récits d'Annibal Moreau et de sa mère et en déposa en justice, les exagérant encore, les dénaturant au besoin. Il prétendit tenir des Moreau que le projet d'empoisonnement de La Chalotais avait été l'un des objets des «assemblées secrètes», et jamais ils n'avaient rien dit de semblable. Mais Canon croyait essentiel de lier l'affaire des assemblées à l'affaire Clémenceau, pour que les menées des Jésuites en parussent mieux combinées, selon un plan plus vigoureux. Très satisfait du reste de son rôle, enivré du bruit qui se faisait autour de son nom, il se plaisait à répéter et à faire sien le vers du poète:

Victrix causa Diis placuit, sed victa Canoni.

Une instruction fut ouverte. Le malheureux des Fourneaux subit de nombreux interrogatoires et fut confronté avec les principaux témoins. Il déclara n'avoir jamais parlé d'un ecclésiastique lui présentant du poison et de l'or. Il soutint aux Moreau qu'il ne les avait jamais entretenus d'aucune tentative faite sur lui pour le corrompre; il n'avait jamais, dit-il, prononcé devant eux le nom de La Chalotais. Aussi bien, toute la légende créée à son sujet s'évanouissait, aux yeux des gens non prévenus, devant le seul fait que des Fourneaux avait été le gardien non pas de La Chalotais, mais de Bouquerel; devant cet autre fait également certain que La Chalotais était dans la prison de Saint-Malo, quand des Fourneaux était à Rennes. Cependant, grâce aux intrigues des Chalotistes et aux nombreux partisans qu'ils comptaient dans le Parlement, le procès dura très longtemps. Ce fut seulement le 3 mai 1768 que la Cour rendit son arrêt. Jean Canon fut banni à perpétuité «hors du royaume». Julie-Angélique de Bedée, épouse de Jean-François Moreau, et Annibal Moreau, son fils, furent condamnés «en mille livres de dommages et intérêts, par forme de réparation civile au sieur Clémenceau seulement, applicables à l'hôpital de Saint-Méen; ladite somme supportable, savoir: six cents livres par Canon, deux cents livres par Annibal Moreau, et deux cents livres par ladite de Bedée [525]».

L'innocence de M. Clémenceau était proclamée par arrêt. Elle n'était douteuse pour aucune personne de bonne foi. Dans le camp de La Chalotais, on n'en continua pas moins à dire et à écrire que le «complot du poison» avait réellement existé. Des pamphlets chalotistes, cet inepte et grossier mensonge a passé dans les livres de nos historiens.

Dans le dispositif de l'arrêt du 5 mai 1768, le lecteur n'aura pas été sans remarquer cette ligne: «Julie-Angélique de Bedée, épouse de Jean-François Moreau...» La dame Moreau, qui fut si déplorablement mêlée à l'affaire Clémenceau, n'était rien moins, en effet, que la tante propre de Chateaubriand, une sœur de sa mère, celle-là même dont il dit dans ses Mémoires: «Une sœur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage.» Fille d'Ange-Annibal de Bedée, seigneur de la Boüétardais, et de Bénigne-Jeanne-Marie de Ravenel du Boisteilleul, Julie-Angélique-Hyacinthe de Bedée avait épousé, le 14 avril 1744, «noble Me Jean-François Moreau, procureur au Parlement, noble échevin de la ville et communauté de Rennes». Leur fils Annibal était donc le cousin germain de Chateaubriand. Seul de tous les personnages de l'affaire Clémenceau, il vivra, grâce aux Mémoires où son glorieux parent a tracé de lui cet inoubliable portrait: «Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche; ma porte s'ouvre: entrent mon frère et un de mes cousins, fils d'une sœur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage... Mon cousin Moreau était un grand et gros homme, tout barbouillé de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, étouffant, la bouche entr'ouverte, la langue à moitié tirée, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons».