
On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenaient mes idées, quelles furent les premières atteintes de mon génie, car j'en puis parler comme d'un mal, quel qu'ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d'un autre mot pour m'exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j'eusse été plus heureux: celui qui, sans m'ôter l'esprit, fût parvenu à tuer ce qu'on appelle mon talent, m'aurait traité en ami.
Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. d'Hector, j'entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes et causer des pays qu'ils avaient parcourus: l'un arrivait de l'Inde, l'autre de l'Amérique; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse [219] dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J'écoutais tout, je regardais tout, sans dire une parole; mais la nuit suivante, plus de sommeil: je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues.
Quoi qu'il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m'empêchait d'aller rejoindre les miens. J'aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d'indépendance ne m'eût éloigné de tous les genres de service: j'ai en moi une impossibilité d'obéir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volonté. Enfin, donnant la première preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans écrire à mes parents, sans en demander permission à personne, sans attendre mon brevet d'aspirant, je partis un matin pour Combourg où je tombai comme des nues.
Je m'étonne encore aujourd'hui qu'avec la frayeur que m'inspirait mon père, j'eusse osé prendre une pareille résolution, et ce qu'il y a d'aussi étonnant, c'est la manière dont je fus reçu. Je devais m'attendre aux transports de la plus vive colère, je fus accueilli doucement. Mon père se contenta de secouer la tête comme pour dire: «Voilà une belle équipée!» Ma mère m'embrassa de tout son cœur en grognant, et ma Lucile avec un ravissement de joie.
LIVRE III [220]
Promenade. -- Apparition de Combourg. -- Collège de Dinan. -- Broussais. -- Je reviens chez mes parents. -- Vie à Combourg. -- Journées et soirées. -- Mon donjon. -- Passage de l'enfant à l'homme. -- Lucile. -- Premier souffle de la muse. Manuscrit de Lucile. -- Dernières lignes écrites à la Vallée-aux-Loups. -- Révélations sur le mystère de ma vie. -- Fantôme d'amour. -- Deux années de délire. -- Occupations et chimères. -- Mes joies de l'automne. -- Incantation. -- Tentation. -- Maladie. -- Je crains et refuse de m'engager dans l'état ecclésiastique. -- Un moment dans ma ville natale. -- Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. -- Je suis rappelé à Combourg. -- Dernière entrevue avec mon père. -- J'entre au service. -- Adieux à Combourg.
Depuis la dernière date de ces Mémoires, Vallée-aux-Loups, janvier 1814, jusqu'à la date d'aujourd'hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et dix mois se sont passés. Avez-vous entendu tomber l'Empire? Non: rien n'a troublé le repos de ces lieux. L'Empire s'est abîmé pourtant; l'immense ruine s'est écroulée dans ma vie, comme ces débris romains renversés dans le cours d'un ruisseau ignoré. Mais à qui ne les compte pas, peu importent les événements: quelques années échappées des mains de l'Éternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin.
Le livre précédent fut écrit sous la tyrannie expirante de Bonaparte et à la lueur des derniers éclairs de sa gloire: je commence le livre actuel sous le règne de Louis XVIII. J'ai vu de près les rois, et mes illusions politiques se sont évanouies, comme ces chimères plus douces dont je continue le récit. Disons d'abord ce qui me fait reprendre la plume: le cœur humain est le jouet de tout, et l'on ne saurait prévoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l'a remarqué: «Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre âme: une resverie sans cause et sans subjet la régente et l'agite.»
Je suis maintenant à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche [221]. Le château de cette terre, appartenant à madame la comtesse de Colbert-Montboissier [222], a été vendu et démoli pendant la Révolution; il ne reste que deux pavillons, séparés par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant à l'anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française: des allées droites, des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux; il plaît comme un ruine.
Hier au soir je me promenais seul; le ciel ressemblait à un ciel d'automne; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d'un fourré, je m'arrêtai pour regarder le soleil: il s'enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenues Henri et Gabrielle? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.
Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui; mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre; j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînent; je n'ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire et dans quel lieu les finirai-je? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois? Mettons à profit le peu d'instants qui me restent; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore: le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s'éloigne et qui va bientôt disparaître.
J'ai dit mon retour à Combourg, et comment je fus accueilli par mon père, ma mère et ma sœur Lucile.
On n'a peut-être pas oublié que mes trois autres sœurs s'étaient mariées, et qu'elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de Fougères. Mon frère, dont l'ambition commençait à se développer, était plus souvent à Paris qu'à Rennes. Il acheta d'abord une charge de maître des requêtes qu'il revendit afin d'entrer dans la carrière militaire [223]. Il entra dans le régiment de Royal-Cavalerie: il s'attacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne à Londres, où il se rencontra avec André Chénier [224]; il était sur le point d'obtenir l'ambassade de Vienne, lorsque nos troubles éclatèrent; il sollicita celle de Constantinople; mais il eut un concurrent redoutable, Mirabeau, à qui cette ambassade fut promise pour prix de sa réunion au parti de la cour [225]. Mon frère avait donc à peu près quitté Combourg au moment où je vins l'habiter.
Cantonné dans sa seigneurie, mon père n'en sortait plus, pas même pendant la tenue des États. Ma mère allait tous les ans passer six semaines à Saint-Malo, au temps de Pâques; elle attendait ce moment comme celui de sa délivrance, car elle détestait Combourg. Un mois avant ce voyage, on en parlait comme d'une entreprise hasardeuse; on faisait des préparatifs: on laissait reposer les chevaux. La veille du départ, on se couchait à sept heures du soir, pour se lever à deux heures du matin. Ma mère, à sa grande satisfaction, se mettait en route à trois heures, et employait toute la journée pour faire douze lieues.
Lucile, reçue chanoinesse au chapitre de l'Argentière, devait passer dans celui de Remiremont; en attendant ce changement, elle restait ensevelie à la campagne.
Pour moi, je déclarai, après mon escapade de Brest, ma volonté d'embrasser l'état ecclésiastique: la vérité est que je ne cherchais qu'à gagner du temps, car j'ignorais ce que je voulais. On m'envoya au collège de Dinan achever mes humanités. Je savais mieux le latin que mes maîtres; mais je commençai à apprendre l'hébreu. L'abbé de Rouillac était principal du collège, et l'abbé Duhamel mon professeur [226].
Dinan, orné de vieux arbres, remparé de vieilles tours, est bâtie dans un site pittoresque, sur une haute colline au pied de laquelle coule la Rance, que remonte la mer; il domine des vallées à pentes agréablement boisées. Les eaux minérales de Dinan ont quelque renom. Cette ville, tout historique, et qui a donné le jour à Duclos [227], montrait parmi ses antiquités le cœur de Du Guesclin: poussière historique qui, dérobée pendant la Révolution, fut au moment d'être broyée par un vitrier pour servir à faire de la peinture; la destinait-on aux tableaux des victoires remportées sur les ennemis de la patrie?
M. Broussais, mon compatriote, étudiait avec moi à Dinan [228]; on menait les écoliers baigner tous les jeudis, comme les clercs sous le pape Adrien Ier, ou tous les dimanches, comme les prisonniers sous l'empereur Honorius. Une fois, je pensais me noyer; une autre fois, M. Broussais fut mordu par d'ingrates sangsues, imprévoyantes de l'avenir [229]. Dinan était à égale distance de Combourg et de Plancoët. J'allais tour à tour voir mon oncle de Bedée à Monchoix, et ma famille à Combourg.
M. de Chateaubriand, qui trouvait économie à me garder, ma mère qui désirait ma persistance dans la vocation religieuse, mais qui se serait fait scrupule de me presser, n'insistèrent plus sur ma résidence au collège, et je me trouvai insensiblement fixé au foyer paternel.
Je me complairais encore à rappeler les mœurs de mes parents, ne me fussent-elles qu'un touchant souvenir; mais j'en reproduirai d'autant plus volontiers le tableau qui semblera calqué sur les vignettes des manuscrits du moyen âge: du temps présent au temps que je vais peindre, il y a des siècles.
* * * * *
A mon retour de Brest, quatre maîtres (mon père, ma mère, ma sœur et moi) habitaient le château de Combourg. Une cuisinière, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domestique: un chien de chasse et deux vieilles juments étaient retranchés dans un coin de l'écurie. Ces douze êtres vivants disparaissaient dans un manoir où l'on aurait à peine aperçu cent chevaliers, leurs dames, leurs écuyers, leurs varlets, les destriers et la meute du roi Dagobert.
Dans tout le cours de l'année aucun étranger ne se présentait au château hormis, quelques gentilshommes, le marquis de Montlouet [230], le comte de Goyon-Beaufort [231], qui demandaient l'hospitalité en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l'hiver, à cheval, pistolets aux arçons, couteau de chasse au côté, et suivis d'un valet également à cheval, ayant en croupe un portemanteau de livrée.
Mon père, toujours très cérémonieux, les recevait tête nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanovre, les affaires de leur famille et l'histoire de leur procès. Le soir, on les conduisait dans la tour du nord, à l'appartement de la reine Christine, chambre d'honneur occupée par un lit de sept pieds en tout sens, à doubles rideaux de gaze verte et de soie cramoisie, et soutenu par quatre amours dorés. Le lendemain matin, lorsque je descendais dans la grand'salle, et qu'à travers les fenêtres je regardais la campagne inondée ou couverte de frimas, je n'apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chaussée solitaire de l'étang: c'étaient nos hôtes chevauchant vers Rennes.
Ces étrangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie; cependant notre vue s'étendait par eux à quelques lieues au delà de l'horizon de nos bois. Aussitôt qu'ils étaient partis, nous étions réduits, les jours ouvrables au tête-à-tête de famille, le dimanche à la société des bourgeois du village et des gentilshommes voisins.
Le dimanche, quand il faisait beau, ma mère, Lucile et moi, nous nous rendions à la paroisse à travers le petit Mail, le long d'un chemin champêtre; lorsqu'il pleuvait, nous suivions l'abominable rue de Combourg. Nous n'étions pas traînés, comme l'abbé de Marolles, dans un chariot léger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie [232]. Mon père ne descendait qu'une fois l'an à la paroisse pour faire ses Pâques; le reste de l'année, il entendait la messe à la chapelle du château. Placés dans le banc du seigneur, nous recevions l'encens et les prières en face du sépulcre de marbre noir de Renée de Rohan, attenant à l'autel: image des honneurs de l'homme; quelques grains d'encens devant un cercueil!
Les distractions du dimanche expiraient avec la journée: elles n'étaient pas même régulières. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s'écoulaient sans qu'aucune créature humaine frappât à la porte de notre forteresse. Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande au château: on éprouvait, en pénétrant sous ses voûtes, la même sensation qu'en entrant à la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un désert, lequel allait toujours croissant; je crus qu'il se terminerait au monastère; mais on me montra, dans les murs mêmes du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonnés que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai, enveloppé dans les replis de toutes ces solitudes, l'ancien cimetière des cénobites; sanctuaire d'où le silence éternel, divinité du lieu, étendait sa puissance sur les montagnes et dans les forêts d'alentour.
Le calme morne du château de Combourg était augmenté par l'humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispersés à toutes les aires de vent de l'édifice. Sa chambre à coucher était placée dans la petite tour de l'est, et son cabinet dans la petit tour de l'ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre généalogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminée, et dans l'embrasure d'une fenêtre on voyait toutes sortes d'armes, depuis le pistolet jusqu'à l'espingole. L'appartement de ma mère régnait au-dessus de la grande salle, entre les deux petites tours: il était parqueté et orné de glaces de Venise à facettes. Ma sœur habitait un cabinet dépendant de l'appartement de ma mère. La femme de chambre couchait loin de là, dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j'étais niché dans une espèce de cellule isolée, au haut de la tourelle de l'escalier qui communiquait de la cour intérieure aux diverses parties du château. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon père et le domestique gîtaient dans des caveaux voûtés, et la cuisinière tenait garnison dans la grosse tour de l'ouest.
Mon père se levait à quatre heures du matin, hiver comme été: il venait dans la cour intérieure appeler et éveiller son valet de chambre, à l'entrée de l'escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de café à cinq heures; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu'à midi. Ma mère et ma sœur déjeunaient chacune dans leur chambre, à huit heures du matin. Je n'avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour déjeuner; j'étais censé étudier jusqu'à midi: la plupart du temps je ne faisais rien.
A onze heures et demie, on sonnait le dîner que l'on servait à midi. La grand'salle était à la fois salle à manger et salon: on dînait et l'on soupait à l'une de ses extrémités du côté de l'est; après le repas, on se venait placer à l'autre extrémité du côté de l'ouest, devant une énorme cheminée. La grand'salle était boisée, peinte en gris blanc et ornée de vieux portraits depuis le règne de François Ier jusqu'à celui de Louis XIV; parmi ces portraits, on distinguait ceux de Condé et de Turenne: un tableau, représentant Hector tué par Achille sous les murs de Troie, était suspendu au-dessus de la cheminée.
Le dîner fait, on restait ensemble, jusqu'à deux heures. Alors, si l'été, mon père prenait le divertissement de la pêche, visitait ses potagers, se promenait dans l'étendue du vol du chapon; si l'automne et l'hiver, il partait pour la chasse, ma mère se retirait dans la chapelle, où elle passait quelques heures en prière. Cette chapelle était un oratoire sombre, embelli de bons tableaux des plus grands maîtres, qu'on ne s'attendait guère à trouver dans un château féodal, au fond de la Bretagne. J'ai aujourd'hui en ma possession une Sainte Famille de l'Albane, peinte sur cuivre, tirée de cette chapelle: c'est tout ce qui me reste de Combourg.
Mon père parti et ma mère en prière, Lucile s'enfermait dans sa chambre; je regagnais ma cellule, ou j'allais courir les champs.
A huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours, on s'asseyait sur le perron. Mon père, armé de son fusil, tirait des chouettes qui sortaient des créneaux à l'entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premières étoiles. A dix heures on rentrait et l'on se couchait.
Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée, on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres: puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi nous échangions quelques mots à voix basse quand il était à l'autre bout de la salle; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait en passant: «De quoi parliez-vous?» Saisis de terreur, nous ne répondions rien; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent [233].
Dix heures sonnaient à l'horloge du château: mon père s'arrêtait; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage; nous l'embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.
Le talisman était brisé; ma mère, ma sœur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles: si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher.
Ce torrent de paroles écoulé, j'appelais la femme de chambre, et je reconduisais ma mère et ma sœur à leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du château, voleurs et spectres, leur revenaient en mémoire. Les gens étaient persuadés qu'un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu'on l'avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir [234].
Ces récits occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de ma sœur: elles se mettaient au lit mourantes de peur; je me retirais au haut de ma tourelle; la cuisinière rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain.
La fenêtre de mon donjon s'ouvrait sur la cour intérieure; le jour, j'avais en perspective les créneaux de la courtine opposée, où végétaient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets, qui durant l'été s'enfonçaient en criant dans les trous des murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n'apercevais qu'un petit morceau de ciel et quelques étoiles. Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abaissait à l'occident, j'en étais averti par ses rayons, qui venaient à mon lit au travers des carreaux losangés de la fenêtre. Des chouettes, voletant d'une tour à l'autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l'ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans l'endroit le plus désert, à l'ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des ténèbres. Quelquefois le vent semblait courir à pas légers; quelquefois il laissait échapper des plaintes; tout à coup ma porte était ébranlée avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. A quatre heures du matin, la voix du maître du château, appelant le valet de chambre à l'entrée des voûtes séculaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fantôme de la nuit. Cette voix remplaçait pour moi la douce harmonie au son de laquelle le père de Montaigne éveillait son fils.
L'entêtement du comte de Chateaubriand à faire coucher un enfant seul au haut d'une tour pouvait avoir quelque inconvénient; mais il tourna à mon avantage. Cette manière violente de me traiter me laissa le courage d'un homme, sans m'ôter cette sensibilité d'imagination dont on voudrait aujourd'hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher à me convaincre qu'il n'y avait point de revenants, on me força de les braver. Lorsque mon père me disait, avec un sourire ironique: «Monsieur le chevalier aurait-il peur?» il m'eût fait coucher avec un mort. Lorsque mon excellente mère me disait: «Mon enfant, tout n'arrive que par la permission de Dieu; vous n'avez rien à craindre des mauvais esprits, tant que vous serez bon chrétien;» j'étais mieux rassuré que par tous les arguments de la philosophie. Mon succès fut si complet que les vents de la nuit, dans ma tour déshabitée, ne servaient que de jouets à mes caprices et d'ailes à mes songes. Mon imagination allumée, se propageant sur tous les objets, ne trouvait nulle part assez de nourriture et aurait dévoré la terre et le ciel. C'est cet état moral qu'il faut maintenant décrire. Replongé dans ma jeunesse, je vais essayer de me saisir dans le passé, de me montrer tel que j'étais, tel peut-être que je regrette de n'être plus, malgré les tourments que j'ai endurés.
* * * * *
A peine étais-je revenu de Brest à Combourg, qu'il se fit dans mon existence une révolution; l'enfant disparut et l'homme se montra avec ses joies qui passent et ses chagrins qui restent.
D'abord, tout devint passion chez moi, en attendant les passions mêmes. Lorsque, après un dîner silencieux où je n'avais osé ni parler ni manger, je parvenais à m'échapper, mes transports étaient incroyables; je ne pouvais descendre le perron d'une seule traite: je me serais précipité. J'étais obligé de m'asseoir sur une marche pour laisser se calmer mon agitation; mais, aussitôt que j'avais atteint la Cour Verte et les bois, je me mettais à courir, à sauter, à bondir, à fringuer, à m'éjouir jusqu'à ce que je tombasse épuisé de forces, palpitant, enivré de folâtreries et de liberté.
Mon père me menait quand et lui à la chasse. Le goût de la chasse me saisit et je le portai jusqu'à la fureur; je vois encore le champ où j'ai tué mon premier lièvre. Il m'est souvent arrivé, en automne, de demeurer quatre ou cinq heures dans l'eau jusqu'à la ceinture, pour attendre au bord d'un étang des canards sauvages; même aujourd'hui, je ne suis pas de sang-froid lorsqu'un chien tombe en arrêt. Toutefois, dans ma première ardeur pour la chasse, il entrait un fonds d'indépendance; franchir les fossés, arpenter les champs, les marais, les bruyères, me trouver avec un fusil dans un lieu désert, ayant puissance et solitude, c'était ma façon d'être naturelle. Dans mes courses, je pointais si loin que, ne pouvant plus marcher, les gardes étaient obligés de me rapporter sur des branches entrelacées.
Cependant le plaisir de la chasse ne me suffisait plus; j'étais agité d'un désir de bonheur que je ne pouvais ni régler, ni comprendre; mon esprit et mon cœur s'achevaient de former comme deux temples vides, sans autels et sans sacrifices; on ne savait encore quel Dieu y serait adoré. Je croissais auprès de ma sœur Lucile; notre amitié était toute notre vie.
* * * * *
Lucile était grande et d'une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant.
Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c'était de celui que nous portions au-dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j'avais peine à dissiper: à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure: une expression qu'elle cherchait, une chimère qu'elle s'était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l'ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée; retirée vers son cœur, sa vie cessait de paraître au dehors; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un Génie funèbre. J'essayais alors de la consoler, et, l'instant d'après, je m'abîmais dans des désespoirs inexplicables.
Lucile aimait à faire seule, vers le soir, quelque lecture pieuse: son oratoire de prédilection était l'embranchement des deux routes champêtres, marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style s'élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dévote mère, toute charmée, disait que sa fille lui représentait une chrétienne de la primitive Église, priant à ces stations appelées laures.
De la concentration de l'âme naissaient chez ma sœur des effets d'esprit extraordinaires: endormie, elle avait des songes prophétiques; éveillée, elle semblait lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps au silence; Lucile, dans ses insomnies, allait s'asseoir sur une marche, en face de cette pendule: elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l'heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres sœurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri et dit: «Je viens de voir entrer la mort.» Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue; dans les bruyères armoricaines, elle n'était qu'une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur.
* * * * *
La vie que nous menions à Combourg, ma sœur et moi, augmentait l'exaltation de notre âge et de notre caractère. Notre principal désennui consistait à nous promener côte à côte dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primevères, en automne sur un lit de feuilles séchées, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des écureuils et des hermines. Jeunes comme les primevères, tristes comme la feuille séchée, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos récréations et nous.
Ce fut dans une de ces promenades que Lucile, m'entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit: «Tu devrais peindre tout cela.» Ce mot me révéla la Muse; un souffle divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c'eût été ma langue naturelle; jour et nuit je chantais mes plaisirs, c'est-à-dire mes bois et mes vallons [235]; je composais une foule de petites idylles ou tableaux de la nature [236]. J'ai écrit longtemps en vers avant d'écrire en prose: M. de Fontanes prétendait que j'avais reçu les deux instruments.
Ce talent que me promettait l'amitié s'est-il jamais levé pour moi? Que de choses j'ai vainement attendues! Un esclave, dans l'Agamemnon d'Eschyle, est placé en sentinelle au haut du palais d'Argos; ses yeux cherchent à découvrir le signal convenu du retour des vaisseaux; il chante pour solacier ses veilles, mais les heures s'envolent et les astres se couchent, et le flambeau ne brille pas. Lorsque, après maintes années, sa lumière tardive apparaît sur les flots, l'esclave est courbé sous le poids du temps; il ne lui reste plus qu'à recueillir des malheurs, et le chœur lui dit: «qu'un vieillard est une ombre errante à la clarté du jour.» [Grec: Οναρ ἡμερόφαντον ἀλαίνει].
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Dans les premiers enchantements de l'inspiration, j'invitai Lucile à m'imiter. Nous passions des jours à nous consulter mutuellement, à nous communiquer ce que nous avions fait, ce que nous comptions faire. Nous entreprenions des ouvrages en commun; guidés par notre instinct, nous traduisîmes les plus beaux et les plus tristes passages de Job et de Lucrèce sur la vie: le Tædet animam meam vitæ meæ, l'Homo natus de muliere, le Tum porro puer, ut sævis projectus ab undis navita, etc. Les pensées de Lucile n'étaient que des sentiments: elles sortaient avec difficulté de son âme; mais quand elle parvenait à les exprimer, il n'y avait rien au-dessus. Elle a laissé une trentaine de pages manuscrites; il est impossible de les lire sans être profondément ému. L'élégance, la suavité, la rêverie, la sensibilité passionnée de ces pages offrent un mélange du génie grec et du génie germanique [237].
«Quelle douce clarté vient éclairer l'Orient! Est-ce la jeune Aurore qui entr'ouvre au monde ses beaux yeux chargés des langueurs du sommeil? Déesse charmante, hâte-toi! quitte la couche nuptiale, prends la robe de pourpre; qu'une ceinture moelleuse la retienne dans ses nœuds; que nulle chaussure ne presse tes pieds délicats: qu'aucun ornement ne profane tes belles mains faites pour entr'ouvrir les portes du jour. Mais tu te lèves déjà sur la colline ombreuse. Tes cheveux d'or tombent en boucles humides sur ton col de rose. De ta bouche s'exhale un souffle pur et parfumé. Tendre déité, toute la nature sourit à ta présence; toi seule verses des larmes, et les fleurs naissent.»
A LA LUNE.
«Chaste déesse! déesse si pure, que jamais même les roses de la pudeur ne se mêlent à tes tendres clartés, j'ose te prendre pour confidente de mes sentiments. Je n'ai point, non plus que toi, à rougir de mon propre cœur. Mais quelquefois le souvenir du jugement injuste et aveugle des hommes couvre mon front de nuages, ainsi que le tien. Comme toi, les erreurs et les misères de ce monde inspirent mes rêveries. Mais plus heureuse que moi, citoyenne des cieux, tu conserves toujours la sérénité; les tempêtes et les orages qui s'élèvent de notre globe glissent sur ton disque paisible. «Déesse aimable à ma tristesse, verse ton froid repos dans mon âme.»
L'INNOCENCE. «Fille du ciel, aimable innocence, si j'osais de quelques-uns de tes traits essayer une faible peinture, je dirais que tu tiens lieu de vertu à l'enfance, de sagesse au printemps de la vie, de beauté à la vieillesse et de bonheur à l'infortune; qu'étrangère à nos erreurs, tu ne verses que des larmes pures, et que ton sourire n'ai rien que de céleste. Belle innocence! mais quoi! les dangers t'environnent, l'envie t'adresse tous ses traits: trembleras-tu, modeste innocence? chercheras-tu à te dérober aux périls qui te menacent? Non, je te vois debout, endormie, la tête appuyée sur un autel.»
Mon frère accordait quelquefois de courts instants aux ermites de Combourg: Il avait coutume d'amener avec lui un jeune conseiller au parlement de Bretagne. M. de Malfilâtre [238], cousin de l'infortuné poète de ce nom. Je crois que Lucile, à son insu, avait ressenti une passion secrète pour cet ami de mon frère, et que cette passion étouffée était au fond de la mélancolie de ma sœur. Elle avait d'ailleurs la manie de Rousseau sans en avoir l'orgueil: elle croyait que tout le monde était conjuré contre elle. Elle vint à Paris en 1789, accompagnée de cette sœur Julie dont elle a déploré la perte avec une tendresse empreinte de sublime. Quiconque la connut l'admira, depuis M. de Malesherbes jusqu'à Chamfort. Jetée dans les cryptes révolutionnaires à Rennes [239], elle fut au moment d'être renfermée au château de Combourg, devenu cachot pendant la Terreur. Délivrée de prison [240], elle se maria à M. de Caud, qui la laissa veuve au bout d'un an [241]. Au retour de mon émigration, je revis l'amie de mon enfance: je dirai comment elle disparut, quand il plut à Dieu de m'affliger.
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Revenu de Montboissier, voici les dernières lignes que je trace dans mon ermitage; il le faut abandonner tout rempli des beaux adolescents qui déjà dans leurs rangs pressés cachaient et couronnaient leur père. Je ne verrai plus le magnolia qui promettait sa rose à la tombe de ma Floridienne, le pin de Jérusalem et le cèdre du Liban consacrés à la mémoire de Jérôme, le laurier de Grenade, le platane de la Grèce, le chêne de l'Armorique, au pied desquels je peignis Blanca, chantai Cymodocée, inventai Velléda. Ces arbres naquirent et crûrent avec mes rêveries; elles en étaient les Hamadryades. Ils vont passer sous un autre empire: leur nouveau maître les aimera-t-il comme je les aimais? Il les laissera dépérir, il les abattra peut-être: je ne dois rien conserver sur la terre. C'est en disant adieu aux bois d'Aulnay que je vais rappeler l'adieu que je dis autrefois aux bois de Combourg: tous mes jours sont des adieux.
Le goût que Lucile m'avait inspiré pour la poésie fut de l'huile jetée sur le feu. Mes sentiments prirent un nouveau degré de force; il me passa par l'esprit des vanités de renommée; je crus un moment à mon talent, mais bientôt, revenu à une juste défiance de moi-même, je me mis à douter de ce talent, ainsi que j'en ai toujours douté. Je regardai mon travail comme une mauvaise tentation; j'en voulus à Lucile d'avoir fait naître en moi un penchant malheureux: je cessai d'écrire, et je me pris à pleurer ma gloire à venir, comme on pleurerait sa gloire passée.
Rentré dans ma première oisiveté, je sentis davantage ce qui manquait à ma jeunesse: je m'étais un mystère. Je ne pouvais voir une femme sans être troublé; je rougissais si elle m'adressait la parole. Ma timidité, déjà excessive avec tout le monde, était si grande avec une femme que j'aurais préféré je ne sais quel tourment à celui de demeurer seul avec cette femme: elle n'était pas plutôt partie, que je la rappelais de tous mes vœux. Les peintures de Virgile, de Tibulle et de Massillon se présentaient bien à ma mémoire: mais l'image de ma mère et de ma sœur, couvrant tout de sa pureté, épaississait les voiles que la nature cherchait à soulever; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins désintéressée. Quand on m'aurait livré les plus belles esclaves du sérail, je n'aurais su que leur demander: le hasard m'éclaira.
Un voisin de la terre de Combourg était venu passer quelques jours au château avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village; on courut à l'une des fenêtres de la grand' salle pour regarder. J'y arrivai le premier, l'étrangère se précipitait sur mes pas, je voulus lui céder la place et je me tournai vers elle; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressé entre elle et la fenêtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi.
Dès ce moment, j'entrevis que d'aimer et d'être aimé d'une manière qui m'était inconnue devait être la félicité suprême. Si j'avais fait ce que font les autres hommes, j'aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe; mais tout prenait en moi un caractère extraordinaire. L'ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude, firent, qu'au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même; faute d'objet réel, j'évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l'histoire du cœur humain offre un autre exemple de cette nature.
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Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avais vues: elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l'étrangère qui m'avait pressé contre son sein; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m'avaient fourni d'autres traits, et j'avais dérobé des grâces jusqu'aux tableaux des Vierges suspendus dans les églises.
Cette charmeresse me suivait partout invisible; je m'entretenais avec elle comme avec un être réel; elle variait au gré de ma folie: Aphrodite sans voile, Diane vêtue d'azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse je retouchais ma toile; j'enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi mes parures; j'en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions. Puis, quand j'avais fait un chef-d'œuvre, j'éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes dans lesquelles j'idolâtrais séparément les charmes que j'avais adorés réunis.
Pygmalion fut moins amoureux de sa statue: mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu'il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais à cheval comme Castor et Pollux; je jouais de la lyre comme Apollon; Mars maniait ses armes avec moins de force et d'adresse: héros de roman ou d'histoire, que d'aventures fictives j'entassais sur des fictions! Les ombres des filles de Morven, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les châtelaines des vieux manoirs; bains, parfums, danses, délices de l'Asie, tout m'était approprié par une baguette magique.
Voici venir une jeune reine, ornée de diamants et de fleurs (c'était toujours ma sylphide); elle me cherche à minuit, au travers des jardins d'orangers, dans les galeries d'un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d'amour que l'astre d'Endymion pénètre de sa lumière; elle s'avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune: le bruit léger de sa course sur les mosaïques des marbres se mêle au murmure insensible de la vague. La jalousie royale nous environne. Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes d'Enna; les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front, lorsqu'elle penche sur mon visage sa tête de seize années et que ses mains s'appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté.
Au sortir de ces rêves, quand je me retrouvais un pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beauté, sans talents, qui n'attirerait les regards de personne, qui passerait ignoré, qu'aucune femme n'aimerait jamais, le désespoir s'emparait de moi: je n'osais plus lever les yeux sur l'image brillante que j'avais attachée à mes pas.
Ce délire dura deux années entières, pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus; j'étudiais encore, je jetai là les livres; mon goût pour la solitude redoubla. J'avais tous les symptômes d'une passion violente; mes yeux se creusaient; je maigrissais; je ne dormais plus; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices.
Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres druidiques; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes: j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astre du jour; je lui donnais ma beauté à conduire, afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'univers.
Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité: je reprenais le chemin du manoir, le cœur serré, le visage abattu.
Les jours d'orage, en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme électrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme: comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelais la foudre, j'espérais qu'elle m'apporterait Armide.

Le ciel était-il serein, je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J'avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules: là, isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes; ma nymphe était à mes côtés. J'associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises.
D'autres fois je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires; j'écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés; je prêtais l'oreille à chaque arbre; je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois: je voulais redire ces plaisirs, et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'une voix, dans les frémissements d'une harpe, dans les sons veloutés ou liquides d'un cor ou d'un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d'amour; comment, main en main, nous visitions les ruines célèbres, Venise, Rome, Athènes, Jérusalem, Memphis, Carthage; comment nous franchissions les mers; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d'Otahiti, aux bosquets embaumés d'Amboine et de Tidor; comment, au sommet de l'Himalaya, nous allions réveiller l'aurore; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues épandues entourent les pagodes aux boules d'or; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perché sur le mât d'une nacelle de bambou, chantait sa barcarolle indienne.
La terre et le ciel ne m'étaient plus rien; j'oubliais surtout le dernier; mais si je ne lui adressais plus mes vœux, il écoutait la voix de ma secrète misère: car je souffrais et les souffrances prient.
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Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi; le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes: on se sent mieux à l'abri des hommes.
Un caractère moral s'attache aux scènes de l'automne: ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées.
Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang, et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un guéret, je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne: le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère: je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines.
Le soir, je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leur gazouillis: Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur [242]. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus.
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La nuit descendait; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d'eaux, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait; le lac battait ses bords; les grandes voix de l'automne sortaient des marais et des bois: j'échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. A peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages: roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j'allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l'espace, descendant du trône de Dieu aux portes de l'abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l'aquilon ne m'apportaient que les soupirs de la volupté; le murmure de la pluie m'invitait au sommeil sur le sein d'une femme. Les paroles que j'adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Ève innocente, Ève tombée, l'enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions: je la plaçais sur un autel et je l'adorais. L'orgueil d'être aimé d'elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle, je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire; je tremblais au son de sa voix; je frémissais de désir si je touchais ce qu'elle avait touché. L'air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang.
Un seul de ses regards m'eût fait voler au bout de la terre; quel désert ne m'eût suffi avec elle! A ses côtés, l'antre des lions se fut changé en palais, et des millions de siècles eussent été trop courts pour épuiser les feux dont je me sentais embrasé.
A cette fureur se joignait une idolâtrie morale: par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m'enlaçait dans ses bras était aussi pour moi la gloire et surtout l'honneur; la vertu lorsqu'elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le génie lorsqu'il enfante la pensée la plus rare, donneraient à peine une idée de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les blandices des sens et toutes les jouissances de l'âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence; j'étais homme et n'étais pas homme; je devenais le nuage, le vent, le bruit; j'étais un pur esprit, un être aérien, chantant la souveraine félicité. Je me dépouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes désirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beauté, pour être à la fois la passion reçue et donnée, l'amour et l'objet de l'amour.
Tout à coup, frappé de ma folie, je me précipitais sur ma couche; je me roulais dans ma douleur: j'arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient, misérables, pour un néant.
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Bientôt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais à travers les ténèbres, j'ouvrais furtivement la porte du perron comme un meurtrier, et j'allais errer dans le grand bois.
Après avoir marché à l'aventure, agitant mes mains, embrassant les vents qui m'échappaient ainsi que l'ombre, objet de mes poursuites, je m'appuyais contre le tronc d'un hêtre; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d'un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se traînant sur la cime dépouillée de la futaie: j'aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchissait la pâleur du sépulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l'humidité de la nuit; l'haleine glaciale de l'aube ne m'aurait pas même tiré du fond de mes pensées, si à cette heure la cloche du village ne s'était fait entendre.
Dans la plupart des villages de la Bretagne, c'est ordinairement à la pointe du jour que l'on sonne pour les trépassés. Cette sonnerie se compose, de trois notes répétées, un petit air monotone, mélancolique et champêtre. Rien ne convenait mieux à mon âme malade et blessée que d'être rendue aux tribulations de l'existence par la cloche qui en annonçait la fin. Je me représentais le pâtre expiré dans sa cabane inconnue, ensuite déposé dans un cimetière non moins ignoré. Qu'était-il venu faire sur la terre? moi-même, que faisais-je dans ce monde [243]? Puisque enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir à la fraîcheur du matin, arriver de bonne heure, que d'achever le voyage sous le poids et pendant la chaleur du jour? Le rouge du désir me montait au visage; l'idée de n'être plus me saisissait le cœur à la façon d'une joie subite. Au temps des erreurs de ma jeunesse, j'ai souvent souhaité ne pas survivre au bonheur: il y avait dans le premier succès un degré de félicité qui me faisait aspirer à la destruction.
De plus en plus garrotté à mon fantôme, ne pouvant jouir de ce qui n'existait pas, j'étais comme ces hommes mutilés qui rêvent des béatitudes pour eux insaisissables, et qui se créent un songe dont les plaisirs égalent les tortures de l'enfer. J'avais en outre le pressentiment des misères de mes futures destinées: ingénieux à me forger des souffrances, je m'étais placé entre deux désespoirs; quelquefois je ne me croyais qu'un être nul, incapable de s'élever au-dessus du vulgaire; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités qui ne seraient jamais appréciées. Un secret instinct m'avertissait qu'en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais.
Tout nourrissait l'amertume de mes goûts: Lucile était malheureuse; ma mère ne me consolait pas; mon père me faisait éprouver les affres de la vie. Sa morosité augmentait avec l'âge; la vieillesse roidissait son âme comme son corps; il m'épiait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l'apercevais assis sur le perron, on m'aurait plutôt tué que de me faire rentrer au château. Ce n'était néanmoins que différer mon supplice: obligé de paraître au souper, je m'asseyais tout interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en désordre. Sous les regards de mon père, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front: la dernière lueur de la raison m'échappa.
Me voici arrivé à un moment où j'ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L'homme qui attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature.
Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du grand Mail. J'armai le fusil, introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre; je réitérai plusieurs fois l'épreuve: le coup ne partit pas; l'apparition d'un garde suspendit ma résolution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n'était pas arrivée, et je remis à un autre jour l'exécution de mon projet. Si je m'étais tué, tout ce que j'ai été s'ensevelissait avec moi; on ne saurait rien de l'histoire qui m'aurait conduit à ma catastrophe; j'aurais grossi la foule des infortunés sans nom, je ne me serais pas fait suivre à la trace de mes chagrins comme un blessé à la trace de son sang.
Ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d'imiter ces folies, ceux qui s'attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu'ils n'entendent que la voix d'un mort. Lecteur, que je ne connaîtrai jamais, rien n'est demeuré: il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m'a jugé.
Une maladie, fruit de cette vie désordonnée, mit fin aux tourments par qui m'arrivèrent les premières inspirations de la Muse et les premières attaques des passions. Ces passions dont mon âme était surmenée, ces passions vagues encore, ressemblaient aux tempêtes de mer qui affluent de tous les points de l'horizon: pilote sans expérience, je ne savais de quel côté présenter la voile à des vents indécis. Ma poitrine se gonfla, la fièvre me saisit; on envoya chercher à Bazouges, petite ville éloignée de Combourg de cinq ou six lieues, un excellent médecin nommé Cheftel, dont le fils a joué un rôle dans l'affaire du marquis de La Rouërie [244]. Il m'examina attentivement, ordonna des remèdes et déclara qu'il était surtout nécessaire de m'arracher à mon genre de vie [245].
Je fus six semaines en péril. Ma mère vint un matin s'asseoir au bord de mon lit, et me dit: «Il est temps de vous décider; votre frère est à même de vous obtenir un bénéfice; mais, avant d'entrer au séminaire, il faut vous bien consulter, car si je désire que vous embrassiez l'état ecclésiastique, j'aime encore mieux vous voir homme du monde que prêtre scandaleux.»
D'après ce qu'on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse mère tombait à propos. Dans les événements majeurs de ma vie, j'ai toujours su promptement ce que je devais éviter; un mouvement d'honneur me pousse. Abbé, je me parus ridicule. Évêque, la majesté du sacerdoce m'imposait et je reculais avec respect devant l'autel. Ferais-je, comme évêque, des efforts afin d'acquérir des vertus, ou me contenterais-je de cacher mes vices? Je me sentais trop faible pour le premier parti, trop franc pour le second. Ceux qui me traitent d'hypocrite et d'ambitieux me connaissent peu: je ne réussirai jamais dans le monde, précisément parce qu'il me manque une passion et un vice, l'ambition et l'hypocrisie. La première serait tout au plus chez moi de l'amour-propre piqué; je pourrais désirer quelquefois être ministre ou roi pour me rire de mes ennemis; mais au bout de vingt-quatre heures je jetterais mon portefeuille et ma couronne par la fenêtre.
Je dis donc à ma mère que je n'étais pas assez fortement appelé à l'état ecclésiastique. Je variais pour la seconde fois dans mes projets: je n'avais point voulu me faire marin, je ne voulais plus être prêtre. Restait la carrière militaire; je l'aimais: mais comment supporter la perte de mon indépendance et la contrainte de la discipline européenne? Je m'avisai d'une chose saugrenue: je déclarai que j'irais au Canada défricher des forêts, ou aux Indes chercher du service dans les armées des princes de ce pays.
Par un de ces contrastes qu'on remarque chez tous les hommes, mon père, si raisonnable d'ailleurs, n'était jamais trop choqué d'un projet aventureux. Il gronda ma mère de mes tergiversations, mais il se décida à me faire passer aux Indes. On m'envoya à Saint-Malo; on y préparait un armement pour Pondichéry.
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Deux mois s'écoulèrent: je me retrouvai seul dans mon île maternelle: la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j'aperçus le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante: ce premier monument de ma vie en face de dernier monument de la vie de ma seconde mère, l'idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le cœur de tendresse, de regrets et de reconnaissance.
Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo: dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je me jouais; ils étaient partis ou dépecés; dans la ville, l'hôtel où j'étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'était écroulé. Étranger aux lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'étais, par l'unique raison que ma tête s'élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère! Des amis nous quittent, d'autres leur succèdent; nos liaisons varient: il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avons rien de ce que nous eûmes. L'homme n'a pas une seule et même vie; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'est sa misère.
Désormais sans compagnon, j'explorais l'arène qui vit mes châteaux de sable: campos ubi Troja fuit. Je marchais sur la plage désertée de la mer. Les grèves abandonnées du flux m'offraient l'image de ces espaces désolés que les illusions laissent autour de nous lorsqu'elles se retirent. Mon compatriote Abailard [246] regardait comme moi ces flots, il y a huit cents ans, avec le souvenir de son Héloïse; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau (ad horizontis undas), et son oreille était bercée ainsi que la mienne de l'unisonange des vagues. Je m'exposais au brisement de la lame en me livrant aux imaginations funestes que j'avais apportées des bois de Combourg. Un cap, nommé Lavarde, servait de terme à mes courses: assis sur la pointe de ce cap, dans les pensées les plus amères, je me souvenais que ces mêmes rochers servaient à cacher mon enfance, à l'époque des fêtes; j'y dévorais mes larmes, et mes camarades s'enivraient de joie. Je ne me sentais ni plus aimé, ni plus heureux. Bientôt j'allais quitter ma patrie pour émietter mes jours en divers climats. Ces réflexions me navraient à mort, et j'étais tenté de me laisser tomber dans les flots.
Une lettre me rappelle à Combourg: j'arrive, je soupe avec ma famille; monsieur mon père ne me dit pas un mot, ma mère soupire, Lucile paraît consternée; à dix heures on se retire. J'interroge ma sœur; elle ne savait rien. Le lendemain à huit heures du matin on m'envoie chercher. Je descends: mon père m'attendait dans son cabinet.
«Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer à vos folies. Votre frère a obtenu pour vous un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Vous allez partir pour Rennes, et de là pour Cambrai. Voilà cent louis; ménagez-les. Je suis vieux et malade; je n'ai pas longtemps à vivre. Conduisez-vous en homme de bien et ne déshonorez jamais votre nom.»
Il m'embrassa. Je sentis ce visage ridé et sévère se presser avec émotion contre le mien: c'était pour moi le dernier embrassement paternel.
Le comte de Chateaubriand, homme redoutable à mes yeux, ne me parut dans ce moment que le père le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main décharnée et pleurai. Il commençait d'être attaqué d'une paralysie; elle le conduisit au tombeau; son bras gauche avait un mouvement convulsif qu'il était obligé de contenir avec sa main droite. Ce fut en retenant ainsi son bras et après m'avoir remis sa vieille épée, que, sans me donner le temps de me reconnaître, il me conduisit au cabriolet qui m'attendait dans la Cour Verte. Il m'y fit monter devant lui. Le postillon partit, tandis que je saluais des yeux ma mère et ma sœur qui fondaient en larmes sur le perron.
Je remontai la chaussée de l'étang; je vis les roseaux de mes hirondelles, le ruisseau du moulin et la prairie: je jetai un regard sur le château. Alors, comme Adam après son péché, je m'avançai sur la terre inconnue: le monde était tout devant moi: and the world was all before him [247].
Depuis cette époque, je n'ai revu Combourg que trois fois: après la mort de mon père, nous nous y trouvâmes en deuil, pour partager notre héritage et nous dire adieu. Une autre fois j'accompagnais ma mère à Combourg: elle s'occupait de l'ameublement du château; elle attendait mon frère, qui devait amener ma belle-sœur en Bretagne. Mon frère ne vint point; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller préparé des mains de ma mère. Enfin je traversai une troisième fois Combourg, en allant m'embarquer à Saint-Malo pour l'Amérique. Le château était abandonné, je fus obligé de descendre chez le régisseur. Lorsque, en errant dans le grand Mail, j'aperçus du fond d'une allée obscure le perron désert, la porte et les fenêtres fermées, je me trouvai mal [248]. Je regagnai avec peine le village; j'envoyai chercher mes chevaux et je partis au milieu de la nuit.
Après quinze années d'absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre sainte, je courus embrasser à Fougères ce qui me restait de ma famille. Je n'eus pas le courage d'entreprendre le pèlerinage des champs où la plus vive partie de mon existence fut attachée. C'est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j'ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j'ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. Là, j'ai cherché un cœur qui pût entendre le mien; là, j'ai vu se réunir, puis se disperser ma famille. Mon père y rêva son nom rétabli, la fortune de sa maison renouvelée: autre chimère que le temps et les révolutions ont dissipée. De six enfants que nous étions, nous ne restons plus que trois: mon frère, Julie et Lucile ne sont plus, ma mère est morte de douleur, les cendres de mon père ont été arrachées de son tombeau.
Si mes ouvrages me survivent, si je dois laisser un nom, peut-être un jour, guidé par ces Mémoires, quelque voyageur viendra visiter les lieux que j'ai peints. Il pourra reconnaître le château; mais il cherchera vainement le grand bois: le berceau de mes songes a disparu comme ces songes. Demeuré seul debout sur son rocher, l'antique donjon pleure les chênes, vieux compagnons qui l'environnaient et le protégeaient contre la tempête. Isolé comme lui, j'ai vu comme lui tomber autour de moi la famille qui embellissait mes jours et me prêtait son abri: heureusement ma vie n'est pas bâtie sur la terre aussi solidement que les tours où j'ai passé ma jeunesse, et l'homme résiste moins aux orages que les monuments élevés par ses mains.
LIVRE IV [249]
Berlin. -- Potsdam. -- Frédéric. -- Mon frère. -- Mon cousin Moreau. -- Ma sœur, la comtesse de Farcy. -- Julie mondaine. -- Dîner. -- Pommereul. -- Mme de Chastenay. -- Cambrai. -- Le régiment de Navarre. -- La Martinière. -- Mort de mon père. -- Regrets. -- Mon père m'eut-il apprécié? -- Retour en Bretagne. -- Séjour chez ma sœur aînée. -- Mon frère m'appelle à Paris. -- Ma vie solitaire à Paris. -- Présentation à Versailles. -- Chasse avec le roi.
Il y a loin de Combourg à Berlin, d'un jeune rêveur à un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui précède ces paroles: «Dans combien de lieux ai-je commencé à écrire ces Mémoires, et dans quel lieu les finirai-je?»
Près de quatre ans ont passé entre la date des faits que je viens de raconter et celle où je reprends ces Mémoires. Mille choses sont survenues; un second homme s'est trouvé en moi, l'homme politique: j'y suis fort peu attaché. J'ai défendu les libertés de la France, qui seules peuvent faire durer le trône légitime. Avec le Conservateur [250] j'ai mis M. de Villèle au pouvoir; j'ai vu mourir le duc de Berry et j'ai honoré sa mémoire [251]. Afin de tout concilier, je me suis éloigné; j'ai accepté l'ambassade de Berlin [252].
J'étais hier à Potsdam, caserne ornée, aujourd'hui sans soldats: j'étudiais le faux Julien dans sa fausse Athènes. On m'a montré à Sans-Souci la table où un grand monarque allemand mettait en petits vers français les maximes encyclopédiques; la chambre de Voltaire, décorée de singes et de perroquets de bois, le moulin que se fit un jeu de respecter celui qui ravageait des provinces, le tombeau du cheval César et des levrettes Diane, Amourette, Biche, Superbe etPax. Le royal impie se plut à profaner même la religion des tombeaux en élevant des mausolées à ses chiens; il avait marqué sa sépulture auprès d'eux, moins par mépris des hommes que par ostentation du néant.
On m'a conduit au nouveau palais, déjà tombant. On respecte dans l'ancien château de Potsdam les taches de tabac, les fauteuils déchirés et souillés, enfin toutes les traces de la malpropreté du prince renégat. Ces lieux immortalisent à la fois la saleté du cynique, l'impudence de l'athée, la tyrannie du despote et la gloire du soldat.
Une seule chose a attiré mon attention: l'aiguille d'une pendule fixée sur la minute où Frédéric expira; j'étais trompé par l'immobilité de l'image: les heures ne suspendent point leur fuite; ce n'est pas l'homme qui arrête le temps, c'est le temps qui arrête l'homme. Au surplus, peu importe le rôle que nous avons joué dans la vie; l'éclat ou l'obscurité de nos doctrines, nos richesses ou nos misères, nos joies ou nos douleurs, ne changent rien à la mesure de nos jours. Que l'aiguille circule sur un cadran d'or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d'une bague ou la rosace d'une basilique, l'heure n'a que la même durée.
Dans un caveau de l'église protestante, immédiatement au-dessous de la chaire du schismatique défroqué, j'ai vu le cercueil du sophiste à couronne. Ce cercueil est de bronze; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d'airain ne serait pas même arraché à son sommeil par le bruit de sa renommée; il ne se réveillera qu'au son de la trompette, lorsqu'elle l'appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des armées.
J'avais un tel besoin de changer d'impression que j'ai trouvé du soulagement à visiter la Maison-de-Marbre. Le roi qui la fit construire m'adressa autrefois quelques paroles honorables, quand, pauvre officier, je traversai son armée. Du moins, ce roi partagea les faiblesses ordinaires des hommes; vulgaire comme eux, il se réfugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd'hui de la différence qui fut entre eux jadis, lorsque l'un était le grand Frédéric, et l'autre Frédéric-Guillaume [253]? Sans-Souci et la Maison-de-Marbre sont également des ruines sans maître.
A tout prendre, bien que l'énormité des événements de nos jours ait rapetissé les événements passés, bien que Rosbach, Lissa, Liegnitz, Torgau, etc., etc., ne soient plus que des escarmouches auprès des batailles de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de la Moskova, Frédéric souffre moins que d'autres personnages de la comparaison avec le géant enchaîné à Sainte-Hélène. Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement groupées qui vivront: le second détruisait une société avec la philosophie qui servait au premier à fonder un royaume.
Les soirées sont longues à Berlin. J'habite un hôtel appartenant à madame la duchesse de Dino [254]. Dès l'entrée de la nuit, mes secrétaires m'abandonnent [255]. Quand il n'y a pas de fête à la cour pour le mariage du grand-duc et de la grande-duchesse Nicolas [256], je reste chez moi. Enfermé seul auprès d'un poêle à figure morne, je n'entends que le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l'homme qui siffle les heures. A quoi passerai-je mon temps? Des livres? je n'en ai guère: si je continuais mes Mémoires?
Vous m'avez laissé sur le chemin de Combourg à Rennes: je débarquai dans cette dernière ville chez un de mes parents. Il m'annonça, tout joyeux, qu'une dame de sa connaissance, allant à Paris, avait une place à donner dans sa voiture, et qu'il se faisait fort de déterminer cette dame à me prendre avec elle. J'acceptai, en maudissant la courtoisie de mon parent. Il conclut l'affaire et me présenta bientôt à ma compagne de voyage, marchande de modes, leste et désinvolte, qui se prit à rire en me regardant. A minuit les chevaux arrivèrent et nous partîmes.
Me voilà dans une chaise de poste, seul avec une femme, au milieu de la nuit. Moi, qui de ma vie n'avais regardé une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité? Je ne savais où j'étais; je me collais dans l'angle de la voiture de peur de toucher la robe de madame Rose. Lorsqu'elle me parlait, je balbutiais sans lui pouvoir répondre. Elle fut obligée de payer le postillon, de se charger de tout, car je n'étais capable de rien. Au lever du jour, elle regarda avec un nouvel ébahissement ce nigaud dont elle regrettait de s'être emberloquée.
Dès que l'aspect du paysage commença de changer et que je ne reconnus plus l'habillement et l'accent des paysans bretons, je tombai dans un abattement profond, ce qui augmenta le mépris que madame Rose avait de moi. Je m'aperçus du sentiment que j'inspirais, et je reçus de ce premier essai du monde une impression que le temps n'a pas complètement effacée. J'étais né sauvage et non vergogneux; j'avais la modestie de mes années, je n'en avais pas l'embarras. Quand je devinai que j'étais ridicule par mon bon côté, ma sauvagerie se changea en une timidité insurmontable. Je ne pouvais plus dire un mot: je sentais que j'avais quelque chose à cacher, et que ce quelque chose était une vertu; je pris le parti de me cacher moi-même pour porter en paix mon innocence.
Nous avancions vers Paris. A la descente de Saint-Cyr, je fus frappé de la grandeur des chemins et de la régularité des plantations. Bientôt nous atteignîmes Versailles: l'orangerie et ses escaliers de marbre m'émerveillèrent. Les succès de la guerre d'Amérique avaient ramené des triomphes au château de Louis XIV; la reine y régnait dans l'éclat de sa jeunesse et de la beauté: le trône, si près de sa chute, semblait n'avoir jamais été plus solide. Et moi, passant obscur, je devais survivre à cette pompe, je devais demeurer pour voir les bois de Trianon aussi déserts que ceux dont je sortais alors.
Enfin, nous entrâmes dans Paris. Je trouvais à tous les visages un air goguenard: comme le gentilhomme périgourdin, je croyais qu'on me regardait pour se moquer de moi. Madame Rose se fit conduire rue du Mail, à l'Hôtel de l'Europe, et s'empressa de se débarrasser de son imbécile. A peine étais-je descendu de voiture, qu'elle dit au portier: «Donnez une chambre à ce monsieur. -- Votre servante,» ajouta-t-elle, en me faisant une révérence courte. Je n'ai de mes jours revu madame Rose.
* * * * *
Une femme monta devant moi un escalier noir et roide, tenant une clef étiquetée à la main; un Savoyard me suivit portant ma petite malle. Arrivée au troisième étage, la servante ouvrit une chambre; le Savoyard posa la malade en travers sur les bras d'un fauteuil. La servante me dit: «Monsieur veut-il quelque chose?» -- Je répondis: «Non.» Trois coups de sifflet partirent; la servante cria: «On y va!» sortit brusquement, ferma la porte et dégringola l'escalier avec le Savoyard. Quand je me vis seul enfermé, mon cœur se serra d'une si étrange sorte qu'il s'en fallut peu que je ne reprisse le chemin de la Bretagne. Tout ce que j'avais entendu dire de Paris me revenait dans l'esprit; j'étais embarrassé de cent manières. Je m'aurais voulu coucher, et le lit n'était point fait; j'avais faim, et je ne savais comment dîner. Je craignais de manquer aux usages: fallait-il appeler les gens de l'hôtel? fallait-il descendre? à qui m'adresser? Je me hasardai à mettre la tête à la fenêtre: je n'aperçus qu'une petite cour intérieure, profonde comme un puits, où passaient et repassaient des gens qui ne songeraient de leur vie au prisonnier du troisième étage. Je vins me rasseoir auprès de la sale alcôve où je me devais coucher, réduit à contempler les personnages du papier peint qui en tapissait l'intérieur. Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche; ma porte s'ouvre: entrent mon frère et un de mes cousins, fils d'une sœur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage. Madame Rose avait pourtant eu pitié du benêt, elle avait fait dire à mon frère, dont elle avait su l'adresse à Rennes, que j'étais arrivé à Paris. Mon frère m'embrassa. Mon cousin Moreau [257] était un grand et gros homme, tout barbouillé de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, étouffant, la bouche entr'ouverte, la langue à moitié tirée, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons. «Allons, chevalier, s'écria-t-il, vous voilà à Paris; je vais vous mener chez madame de Chastenay?» Qu'était-ce que cette femme dont j'entendais prononcer le nom pour la première fois? Cette proposition me révolta contre mon cousin Moreau. «Le chevalier a sans doute besoin de repos, dit mon frère; nous irons voir madame de Farcy, puis il reviendra dîner et se coucher.»
Un sentiment de joie entra dans mon cœur: le souvenir de ma famille au milieu d'un monde indifférent me fut un baume. Nous sortîmes. Le cousin Moreau tempêta au sujet de ma mauvaise chambre, et enjoignit à mon hôte de me faire descendre au moins d'un étage. Nous montâmes dans la voiture de mon frère, et nous nous rendîmes au couvent qu'habitait madame de Farcy.
Julie se trouvait depuis quelque temps à Paris pour consulter les médecins. Sa charmante figure, son élégance et son esprit l'avaient bientôt fait rechercher. J'ai déjà dit qu'elle était née avec un vrai talent pour la poésie [258]. Elle est devenue une sainte, après avoir été une des femmes les plus agréables de son siècle: l'abbé Carron a écrit sa vie [259]. Ces apôtres qui vont partout à la recherche des âmes ressentent pour elles l'amour qu'un Père de l'Église attribue au Créateur: «Quand une âme arrive au ciel,» dit ce Père, avec la simplicité de cœur d'un chrétien primitif et la naïveté du génie grec, «Dieu la prend sur ses genoux et l'appelle sa fille».
Lucile a laissé une poignante lamentation: A la sœur que je n'ai plus. L'admiration de l'abbé Carron pour Julie explique et justifie les paroles de Lucile. Le récit du saint prêtre montre aussi que j'ai dit vrai dans la préface du Génie du christianisme, et sert de preuve à quelques parties de mes Mémoires.
Julie innocente se livra aux mains du repentir; elle consacra les trésors de ses austérités au rachat de ses frères; et, à l'exemple de l'illustre Africaine sa patronne, elle se fit martyre.
L'abbé Carron, l'auteur de la Vie des Justes, est cet ecclésiastique mon compatriote, le François de Paule de l'exil [260], dont la renommée, révélée par les affligés, perça même à travers la renommée de Bonaparte. La voix d'un pauvre vicaire proscrit n'a point été étouffée par les retentissements d'une révolution qui bouleversait la société; il parut être revenu tout exprès de la terre étrangère pour écrire les vertus de ma sœur: il a cherché parmi nos ruines, il a découvert une victime et une tombe oubliées.
Lorsque le nouvel hagiographe fait la peinture des religieuses cruautés de Julie, on croit entendre Bossuet dans le sermon sur la profession de foi de mademoiselle de La Vallière:
«Osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé? N'aura-t-on point pitié de cette complexion délicate? Au contraire! c'est à lui principalement que l'âme s'en prend comme à son plus dangereux séducteur; elle se met des bornes; resserrée de toutes parts, elle ne peut plus respirer que du côté du ciel.»
Je ne puis me défendre d'une certaine confusion en retrouvant mon nom dans les dernières lignes tracées par la main du vénérable historien de Julie [261]. Qu'ai-je affaire avec mes faiblesses auprès de si hautes perfections? Ai-je tenu tout ce que le billet de ma sœur m'avait fait promettre, lorsque je le reçus pendant mon émigration à Londres? Un livre suffit-il à Dieu? n'est-ce pas ma vie que je devrais lui présenter? Or, cette vie est-elle conforme au Génie du christianisme? Qu'importe que j'aie tracé des images plus ou moins brillantes de la religion, si mes passions jettent une ombre sur ma foi! Je n'ai pas été jusqu'au bout; je n'ai pas endossé le cilice: cette tunique de mon viatique aurait bu et séché mes sueurs. Mais, voyageur lassé, je me suis assis au bord du chemin: fatigué ou non, il faudra bien que je me relève, que j'arrive où ma sœur est arrivée.
Il ne manque rien à la gloire de Julie: l'abbé Carron a écrit sa vie; Lucile a pleuré sa mort.
* * * * *
Quand je retrouvai Julie à Paris, elle était dans la pompe de la mondanité; elle se montrait couverte de ces fleurs, parée de ces colliers, voilée de ces tissus parfumés que saint Clément défend aux premières chrétiennes. Saint Basile veut que le milieu de la nuit soit pour le solitaire ce que le matin est pour les autres, afin de profiter du silence de la nature. Ce milieu de la nuit était l'heure où Julie allait à des fêtes dont ses vers, accentués par elle avec une merveilleuse euphonie, faisaient la principale séduction.
Julie était infiniment plus jolie que Lucile; elle avait des yeux bleus caressants et des cheveux bruns à gaufrures ou à grandes ondes. Ses mains et ses bras, modèles de blancheur et de forme, ajoutaient par leurs mouvements gracieux quelque chose de plus charmant encore à sa taille charmante. Elle était brillante, animée, riait beaucoup sans affectation, et montrait en riant des dents perlées. Une foule de portraits de femmes du temps de Louis XIV ressemblaient à Julie, entre autres ceux des trois Mortemart; mais elle avait plus d'élégance que madame de Montespan.
Julie me reçut avec cette tendresse qui n'appartient qu'à une sœur. Je sentis protégé en étant serré dans ses bras, ses rubans, son bouquet de roses et ses dentelles. Rien ne remplace l'attachement, la délicatesse et le dévouement d'une femme; on est oublié de ses frères et de ses amis; on est méconnu de ses compagnons: on ne l'est jamais de sa mère, de sa sœur ou de sa femme. Quand Harold fut tué à la bataille d'Hastings, personne ne le pouvait indiquer dans la foule des morts; il fallut avoir recours à une jeune fille, sa bien-aimée. Elle vint, et l'infortuné prince fut retrouvé par Edith au cou de cygne: «Editha swanes-hales, quod sonat collum cycni.»
Mon frère me ramena à mon hôtel; il donna des ordres pour mon dîner et me quitta. Je dînai solitaire, je me couchai triste. Je passai ma première nuit à Paris à regretter mes bruyères et à trembler devant l'obscurité de mon avenir.
A huit heures, le lendemain matin, mon gros cousin arriva; il était déjà à sa cinquième ou sixième course. «Eh bien! chevalier, nous allons déjeuner; nous dînerons avec Pommereul, et ce soir je vous mène chez madame de Chastenay.» Ceci me parut un sort, et je me résignai. Tout se passa comme le cousin l'avait voulu. Après déjeuner, il prétendit me montrer Paris, et me traîna dans les rues les plus sales des environs du Palais-Royal, me racontant les dangers auxquels était exposé un jeune homme. Nous fûmes ponctuels au rendez-vous du dîner, chez le restaurateur. Tout ce qu'on servit me parut mauvais. La conversation et les convives me montrèrent un autre monde. Il fut question de la cour, des projets de finances, des séances de l'Académie, des femmes et des intrigues du jour, de la pièce nouvelle, des succès des acteurs, des actrices et des auteurs.
Plusieurs Bretons étaient au nombre des convives, entre autres le chevalier de Guer [262] et Pommereul. Celui-ci était un beau parleur, lequel a écrit quelques campagnes de Bonaparte, et que j'étais destiné à retrouver à la tête de la librairie [263].
Pommereul, sous l'Empire, a joui d'une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gentilhomme s'était fait chambellan, il s'écriait plein de joie: «Encore un pot de chambre sur la tête de ces nobles!» Et pourtant Pommereul prétendait, et avec raison, être gentilhomme. Il signait Pommereux, se faisant descendre de la famille Pommereux des Lettres de madame de Sévigné [264].
Mon frère, après le dîner, voulut me mener au spectacle, mais mon cousin me réclama pour madame de Chastenay, et j'allai avec lui chez ma destinée.
Je vis une belle femme qui n'était plus de la première jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un attachement. Elle me reçut bien, tâcha de me mettre à l'aise, me questionna sur ma province et sur mon régiment. Je fus gauche et embarrassé; je faisais des signes à mon cousin pour abréger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes mérites, assurant que j'avais fait des vers dans le sein de ma mère, et m'invitant à célébrer madame de Chastenay. Elle me débarrassa de cette situation pénible, me demanda pardon d'être obligée de sortir, et m'invita à revenir la voir le lendemain matin, avec un son de voix si doux que je promis involontairement d'obéir.
Je revins le lendemain seul chez elle: je la trouvai couchée dans une chambre élégamment arrangée. Elle me dit qu'elle était un peu souffrante, et qu'elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la première fois au bord du lit d'une femme qui n'était ni ma mère ni ma sœur. Elle avait remarqué la veille ma timidité, elle la vainquit au point que j'osai m'exprimer avec une sorte d'abandon. J'ai oublié ce que je lui dis; mais il me semble que je vois encore son air étonné. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde, en me disant avec un sourire: «Nous vous apprivoiserons.» Je ne baisai pas même cette belle main; je me retirai tout troublé. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui était cette dame de Chastenay [265]? Je n'en sais rien: elle a passé comme une ombre charmante dans ma vie.
* * * * *
Le courrier de la malle me conduisit à ma garnison. Un de mes beaux-frères, le vicomte de Chateaubourg (il avait épousé ma sœur Bénigne, restée veuve du comte de Québriac [266]), m'avait donné des lettres de recommandation pour des officiers de mon régiment. Le chevalier de Guénan, homme de fort bonne compagnie, me fit admettre à une table où mangeaient des officiers distingués par leurs talents, MM. Achard, des Mahis, La Martinière [267]. Le marquis de Mortemart était colonel du régiment [268]; le comte d'Andrezel, major [269]; j'étais particulièrement placé sous la tutelle de celui-ci. Je les ai retrouvés tous dans la suite: l'un est devenu mon collègue à la chambre des pairs, l'autre s'est adressé à moi pour quelques services que j'ai été heureux de lui rendre. Il y a un plaisir triste à rencontrer des personnes que l'on a connues à diverses époques de la vie, et à considérer le changement opéré dans leur existence et dans la nôtre. Comme des jalons laissés en arrière, ils nous tracent le chemin que nous avons suivi dans le désert du passé.
Arrivé en habit bourgeois au régiment, vingt-quatre heures après j'avais pris l'habit de soldat; il me semblait l'avoir toujours porté. Mon uniforme était bleu et blanc, comme jadis la jaquette de mes vœux; j'ai marché sous les mêmes couleurs, jeune homme et enfant. Je ne subis aucune des épreuves à travers lesquelles les sous-lieutenants étaient dans l'usage de faire passer un nouveau venu; je ne sais pourquoi on n'osa se livrer avec moi à ces enfantillages militaires. Il n'y avait pas quinze jours que j'étais au corps, qu'on me traitait comme un ancien. J'appris facilement le maniement des armes et la théorie; je franchis mes grades de caporal et de sergent aux applaudissements de mes instructeurs. Ma chambre devint le rendez-vous des vieux capitaines comme des jeunes sous-lieutenants: les premiers me faisaient faire leurs campagnes, les autres me confiaient leurs amours.
La Martinière me venait chercher pour passer avec lui devant la porte d'une belle Cambrésienne qu'il adorait; cela nous arrivait cinq à six fois le jour. Il était très laid et avait le visage labouré par la petite vérole. Il me racontait sa passion en buvant de grands verres d'eau de groseille, que je payais quelquefois.
Tout aurait été à merveille sans ma folle ardeur pour la toilette; on affectait alors le rigorisme de la tenue prussienne: petit chapeau, petites boucles serrées à la tête, queue attachée roide, habit strictement agrafé. Cela me déplaisait fort; je me soumettais le matin à ces entraves, mais le soir, quand j'espérais n'être pas vu de mes chefs, je m'affublais d'un plus grand chapeau; le barbier descendait les boucles de mes cheveux et desserrait ma queue; je déboutonnais et croisais les revers de mon habit; dans ce tendre négligé, j'allais faire ma cour pour La Martinière, sous la fenêtre de sa cruelle Flamande. Voilà qu'un jour je me rencontre nez à nez avec M. d'Andrezel: «Qu'est-ce que cela, monsieur? me dit le terrible major: vous garderez trois jours les arrêts.» Je fus un peu humilié; mais je reconnus la vérité du proverbe, qu'à quelque chose malheur est bon; il me délivra des amours de mon camarade.
Auprès du tombeau de Fénelon, je relus Télémaque: je n'étais pas trop en train de l'historiette philanthropique de la vache et du prélat.
Le début de ma carrière amuse mes ressouvenirs. En traversant Cambrai avec le roi, après les Cent-Jours, je cherchai la maison que j'avais habitée et le café que je fréquentais: je ne les pus retrouver; tout avait disparu, hommes et monuments.
* * * * *
L'année même où je faisais à Cambrai mes premières armes; on apprit la mort de Frédéric II [270]; je suis ambassadeur auprès du neveu de ce grand roi, et j'écris à Berlin cette partie de mes Mémoires. A cette nouvelle importante pour le public succéda une autre nouvelle douloureuse pour moi: Lucile m'annonça que mon père avait été emporté d'une attaque d'apoplexie, le surlendemain de cette fête de l'Angevine, une des joies de mon enfance.
Parmi les pièces authentiques qui me servent de guide, je trouve les actes de décès de mes parents. Ces actes marquant aussi d'une façon particulière le décès du siècle, je les consigne ici comme une page d'histoire.
«Extrait du registre de décès de la paroisse de «Combourg, pour 1786, où est écrit ce qui suit, folio 8, verso:
«Le corps de haut et puissant messire René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, seigneur de Gaugres, le Plessis-l'Épine, Boulet, Malestroit en Dol et autres lieux, époux de haute et puissante dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée de La Bouëtardais, dame comtesse de Combourg, âgé de soixante-neuf ans environ, mort en son château de Combourg, le six septembre, environ les huit heures du soir, a été inhumé le huit, dans le caveau de ladite seigneurie, placé dans le chasseau de notre église de Combourg, en présence de messieurs les gentilshommes, de messieurs les officiers de la juridiction et autres notables bourgeois soussignants. Signé au registre: le comte du Petitbois, de Monlouët, de Chateaudassy, Delaunay, Morault, Noury de Mauny, avocat; Hermer, procureur; Petit, avocat et procureur fiscal; Robion, Portal, Le Douarin, de Trevelec, recteur doyen de Dingé; Sévin, recteur.»
Dans le collationné délivré en 1812 par M. Lodin, maire de Combourg, les dix-neuf mots portant titres: haut et puissant messire, etc., sont biffés.
«Extrait du registre des décès de la ville de Saint-Servan, premier arrondissement du département d'Ille-et-Vilaine, pour l'an VI de la République, folio 35, recto, où est écrit ce qui suit:
«Le douze prairial an VI [271]
de la République française, devant moi, Jacques Bourdasse, officier
municipal de la commune de Saint-Servan, élu officier
public le quatre floréal dernier
[272], sont comparus Jean Baslé, jardinier, et Joseph Boulin,
journalier, lesquels m'ont déclaré qu'Apolline-Jeanne-Suzanne de
Bedée, veuve de René-Auguste de Chateaubriand, est décédée au
domicile de la citoyenne Gouyon, situé à La Ballue, en cette
commune, ce jour à une heure après-midi. D'après cette déclaration,
dont je me suis assuré de la vérité, j'ai rédigé le présent acte,
que Jean Baslé a seul signé avec moi, Joseph Boulin ayant déclaré
ne le savoir faire, de ce interpellé.
«Fait en la maison commune lesdits jours et an. Signé: Jean Baslé
et Bourdasse.»
Dans le premier extrait, l'ancienne société subsiste: M. de Chateaubriand est un haut et puissant seigneur, etc., etc; les témoins sont des gentilshommes et de notables bourgeois; je rencontre parmi les signataires ce marquis de Montlouët, qui s'arrêtait l'hiver au château de Combourg, le curé Sévin, qui eut tant de peine à me croire l'auteur du Génie du christianisme, hôtes fidèles de mon père jusqu'à sa dernière demeure. Mais mon père ne coucha pas longtemps dans son linceul: il en fut jeté hors quand on jeta la vieille France à la voirie.
Dans l'extrait mortuaire de ma mère, la terre roule sur d'autres pôles: nouveau monde, nouvelle ère; le comput des années et les noms même des mois sont changés. Madame de Chateaubriand n'est plus qu'une pauvre femme qui obite au domicile de la citoyenne Gouyon; un jardinier, et un journalier qui ne sait pas signer, attestent seuls la mort de ma mère; de parents et d'amis, point; nulle pompe funèbre; pour tout assistant, la Révolution [273].
* * * * *
Je pleurai M. de Chateaubriand: sa mort me montra mieux ce qu'il valait; je ne me souvins ni de ses rigueurs ni de ses faiblesses. Je croyais encore le voir se promener le soir dans la salle de Combourg; je m'attendrissais à la pensée de ces scènes de famille. Si l'affection de mon père pour moi se ressentait de la sévérité du caractère, au fond elle n'en était pas moins vive. Le farouche maréchal de Montluc qui, rendu camard par des blessures effrayantes, était réduit à cacher, sous un morceau de suaire, l'horreur de sa gloire, cet homme de carnage se reproche sa dureté envers un fils qu'il venait de perdre.
«Ce pauvre garçon, disait-il, n'a rien veu de moy qu'une contenance refroignée et pleine de mespris; il a emporté cette créance, que je n'ay sceu n'y l'aymer, ni l'estimer selon son mérite. A qui garday-je à descouvrir cette singulière affection que je luy portay dans mon âme? Estoit-ce pas luy qui en devait avoir tout le plaisir et toute l'obligation? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque, et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté, quant et quant, qu'il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais receu de moy que rudesse, ny senti qu'une façon tyrannique.»
Ma volonté ne fut point portée bien froide envers mon père, et je ne doute point que, malgré sa façon tyrannique, il ne m'aimât tendrement: il m'eût, j'en suis sûr, regretté, la Providence m'appelant avant lui. Mais lui, restant sur la terre avec moi, eût-il été sensible au bruit qui s'est élevé de ma vie? Une renommée littéraire aurait blessé sa gentilhommerie; il n'aurait vu dans les aptitudes de son fils qu'une dégénération; l'ambassade même de Berlin, conquête de la plume, non de l'épée, l'eût médiocrement satisfait. Son sang breton le rendait d'ailleurs frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. Il lisait la Gazette de Leyde, le Journal de Francfort, le Mercure de France et l'Histoire philosophique des deux Indes, dont les déclamations le charmaient; il appelait l'abbé Raynal un maître homme. En diplomatie il était antimusulman; il affirmait que quarante mille polissons russes passeraient sur le ventre des janissaires et prendraient Constantinople. Bien que turcophage, mon père avait nonobstant rancune au cœur contre les polissons russes, à cause de ses rencontres à Dantzick.
Je partage le sentiment de M. de Chateaubriand sur les réputations littéraires ou autres, mais par des raisons différentes des siennes. Je ne sache pas dans l'histoire une renommée qui me tente: fallût-il me baisser pour ramasser à mes pieds et à mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m'en donnerais pas la fatigue. Si j'avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d'elles; ou si je m'étais fait homme, je me serais octroyé d'abord la beauté; ensuite, par précaution contre l'ennui mon ennemi acharné, il m'eût assez convenu d'être un artiste supérieur, mais inconnu, et n'usant de mon talent qu'au bénéfice de ma solitude. Dans la vie pesée à son poids léger, aunée à sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n'est que deux choses vraies: la religion avec l'intelligence, l'amour avec la jeunesse, c'est-à-dire l'avenir et le présent: le reste n'en vaut pas la peine.
Avec mon père finissait le premier acte de ma vie; les foyers paternels devenaient vides; je les plaignais, comme s'ils eussent été capables de sentir l'abandon et la solitude. Désormais j'étais sans maître et jouissant de ma fortune: cette liberté m'effraya. Qu'en allais-je faire? A qui la donnerais-je? Je me défiais de ma force: je reculais devant moi.
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J'obtins un congé. M. d'Andrezel, nommé lieutenant-colonel du régiment de Picardie, quittait Cambrai: je lui servis de courrier. Je traversai Paris, où je ne voulus pas m'arrêter un quart d'heure; je revis les landes de ma Bretagne avec plus de joie qu'un Napolitain banni dans nos climats ne reverrait les rives de Portici, les campagnes de Sorrente. Ma famille se rassembla à Combourg; on régla les partages; cela fait, nous nous dispersâmes, comme des oiseaux s'envolent du nid paternel. Mon frère arrivé de Paris y retourna; ma mère se fixa à Saint-Malo; Lucile suivit Julie; je passai une partie de mon temps chez mesdames de Marigny, de Chateaubourg et de Farcy. Marigny, château de ma sœur aînée, à trois lieues de Fougères, était agréablement situé entre deux étangs parmi des bois, des rochers et des prairies [274]. J'y demeurai quelques mois tranquille; une lettre de Paris vint troubler mon repos.
Au moment d'entrer au service et d'épouser mademoiselle de Rosambo, mon frère n'avait point encore quitté la robe; par cette raison il ne pouvait monter dans les carrosses. Son ambition pressée lui suggéra l'idée de me faire jouir des honneurs de la cour afin de mieux préparer les voies à son élévation. Les preuves de noblesse avaient été faites pour Lucile lorsqu'elle fut reçue au chapitre de l'Argentière; de sorte que tout était prêt: le maréchal de Duras [275] devait être mon patron. Mon frère m'annonçait que j'entrais dans la route de la fortune; que déjà j'obtenais le rang de capitaine de cavalerie, rang honorifique et de courtoisie; qu'il serait aisé de m'attacher à l'ordre de Malte, au moyen de quoi je jouirais de gros bénéfices.
Cette lettre me frappa comme un coup de foudre: retourner à Paris, être présenté à la cour, -- et je me trouvais presque mal quand je rencontrais trois ou quatre personnes inconnues dans un salon! Me faire comprendre l'ambition, à moi qui ne rêvais que de vivre oublié!
Mon premier mouvement fut de répondre à mon frère qu'étant l'aîné, c'était à lui de soutenir son nom; que, quant à moi, obscur cadet de Bretagne, je ne me retirerais pas du service, parce qu'il y avait des chances de guerre; mais que si le roi avait besoin d'un soldat dans son armée, il n'avait pas besoin d'un pauvre gentilhomme à sa cour.
Je m'empressai de lire cette réponse romanesque à madame de Marigny, qui jeta les hauts cris; on appela madame de Farcy, qui se moqua de moi; Lucile m'aurait bien voulu soutenir, mais elle n'osait combattre ses sœurs. On m'arracha ma lettre, et, toujours faible quand il s'agit de moi, je mandai à mon frère que j'allais partir.
Je partis en effet; je partis pour être présenté à la première cour de l'Europe, pour débuter dans la vie de la manière la plus brillante, et j'avais l'air d'un homme que l'on traîne aux galères ou sur lequel on va prononcer une sentence de mort.
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J'entrai dans Paris par le chemin que j'avais suivi la première fois; j'allai descendre au même hôtel, rue du Mail: je ne connaissais que cela. Je fus logé à la porte de mon ancienne chambre, mais dans un appartement un peu plus grand et donnant sur la rue.
Mon frère, soit qu'il fût embarrassé de mes manières, soit qu'il eût pitié de ma timidité, ne me mena point dans le monde et ne me fit faire connaissance avec personne. Il demeurait rue des Fossés-Montmartre; j'allais tous les jours dîner chez lui à trois heures; nous nous quittions ensuite, et nous ne nous revoyions que le lendemain. Mon gros cousin Moreau n'était plus à Paris. Je passai deux ou trois fois devant l'hôtel de madame de Chastenay, sans oser demander au suisse ce qu'elle était devenue.
L'automne commençait. Je me levais à six heures; je passais au manège; je déjeunais. J'avais heureusement alors la rage du grec: je traduisais l'Odyssée et la Cyropédie jusqu'à deux heures, en entremêlant mon travail d'études historiques. A deux heures je m'habillais, je me rendais chez mon frère; il me demandait ce que j'avais fait, ce que j'avais vu; je répondais: «Rien». Il haussait les épaules et me tournait le dos.
Un jour, on entend du bruit au dehors; mon frère court à la fenêtre et m'appelle: je ne voulus jamais quitter le fauteuil dans lequel j'étais étendu au fond de la chambre. Mon pauvre frère me prédit que je mourrais inconnu, inutile à moi et à ma famille.
A quatre heures, je rentrais chez moi: je m'asseyais derrière ma croisée. Deux jeunes personnes de quinze ou seize ans venaient à cette heure dessiner à la fenêtre d'un hôtel bâti en face, de l'autre côté de la rue. Elles s'étaient aperçues de ma régularité, comme moi de la leur. De temps en temps elles levaient la tête pour regarder leur voisin; je leur savais un gré infini de cette marque d'attention: elles étaient ma seule société à Paris.
Quand la nuit approchait, j'allais à quelque spectacle; le désert de la foule me plaisait, quoiqu'il m'en coûtât toujours un peu de prendre mon billet à la porte et de me mêler aux hommes. Je rectifiai les idées que je m'étais formées du théâtre à Saint-Malo. Je vis madame Saint-Huberti [276] dans le rôle d'Armide; je sentis qu'il avait manqué quelque chose à la magicienne de ma création. Lorsque je ne m'emprisonnais pas dans la salle de l'Opéra ou des Français, je me promenais de rue en rue ou le long des quais, jusqu'à dix ou onze heures du soir. Je n'aperçois pas encore aujourd'hui la file des réverbères de la place Louis XV à la barrière des Bons-Hommes sans me souvenir des angoisses dans lesquelles j'étais quand je suivis cette route pour me rendre à Versailles lors de ma présentation.
Rentré au logis, je demeurais une partie de la nuit la tête penchée sur mon feu qui ne me disait rien: je n'avais pas, comme les Persans, l'imagination assez riche pour me figurer que la flamme ressemblait à l'anémone, et la braise à la grenade. J'écoutais les voitures allant, venant, se croisant; leur roulement lointain imitait le murmure de la mer sur les grèves de ma Bretagne, ou du vent dans les bois de Combourg. Ces bruits du monde qui rappelaient ceux de la solitude réveillaient mes regrets; j'évoquais mon ancien mal, ou bien mon imagination inventait l'histoire des personnages que ces chars emportaient: j'apercevais des salons radieux, des bals, des amours, des conquêtes. Bientôt, retombé sur moi-même, je me retrouvais, délaissé dans une hôtellerie, voyant le monde par la fenêtre et l'entendant aux échos de mon foyer.
Rousseau croit devoir à sa sincérité, comme à l'enseignement des hommes, la confession des voluptés suspectes de sa vie; il suppose même qu'on l'interroge gravement et qu'on lui demande compte de ses péchés avec les donne pericolanti de Venise. Si je m'étais prostitué aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas obligé d'en instruire la postérité; mais j'étais trop timide d'un côté, trop exalté de l'autre, pour me laisser séduire à des filles de joie. Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants pour les hisser à leurs entre-sols, comme les cochers de Saint-Cloud pour faire monter les voyageurs dans leurs voitures, j'étais saisi de dégoût et d'horreur. Les plaisirs d'aventure ne m'auraient convenu qu'aux temps passés.
Dans les XIVe, XVe, XVIe, et XVIIe siècles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares, mêlaient le roman partout: les caractères étaient forts, l'imagination puissante, l'existence mystérieuse et cachée. La nuit, autour des hauts murs des cimetières et des couvents, sous les remparts déserts de la ville, le long des chaînes et des fossés des marchés, à l'orée des quartiers clos, dans les rues étroites et sans réverbères, où des voleurs et des assassins se tenaient embusqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l'épaisseur des ténèbres, c'était au péril de sa tête qu'on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se livrer au désordre, il fallait aimer véritablement; pour violer les mœurs générales, il fallait faire de grands sacrifices. Non seulement il s'agissait d'affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l'empire des habitudes régulières, l'autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l'opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l'énergie des passions.
Je n'aurais pas suivi en 1788 une misérable affamée qui m'eût entraîné dans son bouge sous la surveillance de la police; mais il est probable que j'eusse mis à fin, en 1606 une aventure du genre de celle qu'a si bien racontée Bassompierre.
«Il y avoit cinq ou six mois, dit le maréchal, que toutes les fois que je passois sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n'était point bâti), une belle femme, lingère à l'enseigne des Deux-Anges, me faisoit de grandes révérences et m'accompagnoit de la vue tant qu'elle pouvoit; et comme j'eus pris garde à son action, je la regardois aussi et la saluois avec plus de soin.
«Il advint que lorsque j'arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu'elle m'aperçut venir, elle se mit sur l'entrée de sa boutique et me dit, comme je passois: -- Monsieur je suis votre servante. -- Je lui rendis son salut, et, me retournant de temps en temps, je vis qu'elle me suivoit de la vue aussi longtemps qu'elle pouvoit.»
Bassompierre obtient un rendez-vous: «Je trouvai, dit-il, une très-belle femme, âgée de vingt ans, qui étoit coiffée de nuit, n'ayant qu'une très fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrois pas la voir encore une autre fois. -- Si vous voulez me voir une autre fois, me répondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l'Abbé, proche des Halles, auprès de la rue aux Ours, à la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin; je vous y attendrai depuis dix heures jusqu'à minuit, et plus tard encore; je laisserai la porte ouverte. A l'entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y répond, et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. -- Je vins à dix heures, et trouvai la porte qu'elle m'avoit marquée, et de la lumière bien grande, non-seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore; mais la porte était fermée. Je frappai pour avertir de ma venue; mais j'ouïs une voix d'homme qui me demanda qui j'étois. Je m'en retournai à la rue aux Ours, et étant retourné pour la deuxième fois, ayant trouvé la porte ouverte, j'entrai jusques au second étage, où je trouvai que cette lumière étoit la paille du lit que l'on y brûloit, et deux corps nus étendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien étonné, et en sortant je rencontrai des corbeaux (enterreurs de morts) qui me demandèrent ce que je cherchois; et moi, pour les faire écarter, mis l'épée à la main et passai outre, m'en revenant à mon logis, un peu ému de ce spectacle inopiné [277].»
Je suis allé, à mon tour, à la découverte, avec l'adresse donnée, il y deux cent quarante ans, par Bassompierre. J'ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu'à la rue aux Ours, à main droite; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux Ours, est la rue Bourg-l'Abbé. Son inscription, enfumée comme par le temps et un incendie, m'a donné bonne espérance. J'ai retrouvé la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l'historien sont fidèles. Là, malheureusement, les deux siècles et demi, que j'avais cru d'abord restés dans la rue, ont disparu. La façade de la maison est moderne; aucune clarté ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisième étage. Aux fenêtres de l'attique, sous le toit, régnait une guirlande de capucines et de pois de senteur; au rez-de-chaussée, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres.
Tout déconvenu, je suis entré dans ce musée des Éponines: depuis la conquête des Romains, les Gauloises ont toujours vendu leurs tresses blondes à des fronts moins parés; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore à certains jours de foire et troquent le voile naturel de leur tête pour un mouchoir des Indes. M'adressant à un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer: «Monsieur, n'auriez-vous pas acheté les cheveux d'une jeune lingère, qui demeurait à l'enseigne des Deux-Anges, près du Petit-Pont?» Il est resté sous le coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retiré, avec mille excuses, à travers un labyrinthe de toupets.
J'ai ensuite erré de porte en porte: point de lingère de vingt ans, me faisant grandes révérences; point de jeune femme franche, désintéressée, passionnée, coiffée de nuit, n'ayant qu'une très fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Une vieille grognon, prête à rejoindre ses dents dans la tombe, m'a pensé battre avec sa béquille: c'était peut-être la tante du rendez-vous.
Quelle belle histoire que cette histoire de Bassompierre! il faut comprendre une des raisons pour laquelle il avait été si résolument aimé. A cette époque, les Français se séparaient en deux classes distinctes, l'une dominante, l'autre demi-serve. La lingère pressait Bassompierre dans ses bras, comme un demi-dieu descendu au sein d'une esclave: il lui faisait l'illusion de la gloire, et les Françaises, seules de toutes les femmes, sont capables de s'enivrer de cette illusion.
Mais qui nous révélera les causes inconnues de la catastrophe? Était-ce la gentille grisette des Deux-Anges, dont le corps gisait sur la table avec un autre corps? Quel était l'autre corps? Celui du mari, ou de l'homme dont Bassompierre entendit la voix? La peste (car il y avait peste à Paris) ou la jalousie étaient-elles accourues dans la rue Bourg-l'Abbé avant l'amour? L'imagination se peut exercer à l'aise sur un tel sujet. Mêlez aux inventions du poète le chœur populaire, les fossoyeurs arrivant, les corbeaux et l'épée de Bassompierre, un superbe mélodrame sortira de l'aventure.
Vous admirerez aussi la chasteté et la retenue de ma jeunesse à Paris: dans cette capitale, il m'était loisible de me livrer à tous mes caprices, comme dans l'abbaye de Thélème où chacun agissait à sa volonté; je n'abusai pas néanmoins de mon indépendance: je n'avais de commerce qu'avec une courtisane âgée de deux cent seize ans, jadis éprise d'un maréchal de France, rival du Béarnais auprès de mademoiselle de Montmorency, et amant de mademoiselle d'Entragues, sœur de la marquise de Verneuil, qui parle si mal de Henri IV. Louis XVI, que j'allais voir, ne se doutait pas de mes rapports secrets avec sa famille.
Le jour fatal arriva; il fallut partir pour Versailles plus mort que vif. Mon frère m'y conduisit la veille de ma présentation et me mena chez le maréchal de Duras, galant homme dont l'esprit était si commun qu'il réfléchissait quelque chose de bourgeois sur ses belles manières: ce bon maréchal me fit pourtant une peur horrible.
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Le lendemain matin, je me rendis seul au château. On n'a rien vu quand on n'a pas vu la pompe de Versailles, même après le licenciement de l'ancienne maison du roi: Louis XIV était toujours là.
La chose alla bien tant que je n'eus qu'à traverser les salles des gardes: l'appareil militaire m'a toujours plu et ne m'a jamais imposé. Mais quand j'entrai dans l'Œil-de-bœuf [278] et que je me trouvai au milieu des courtisans, alors commença ma détresse. On me regardait; j'entendais demander qui j'étais. Il se faut souvenir de l'ancien prestige de la royauté pour se pénétrer de l'importance dont était alors une présentation. Une destinée mystérieuse s'attachait au débutant; on lui épargnait l'air protecteur méprisant qui composait, avec l'extrême politesse, les manières inimitables du grand seigneur. Qui sait si ce débutant ne deviendra pas le favori du maître? On respectait en lui la domesticité future dont il pouvait être honoré. Aujourd'hui, nous nous précipitons dans le palais avec encore plus d'empressement qu'autrefois et, ce qu'il y a d'étrange, sans illusion: un courtisan réduit à se nourrir de vérités est bien près de mourir de faim.
Lorsqu'on annonça le lever de roi, les personnes non présentées se retirèrent; je sentis un mouvement de vanité: je n'étais pas fier de rester, j'aurais été humilié de sortir. La chambre à coucher du roi s'ouvrit; je vis le roi, selon l'usage, achever sa toilette, c'est-à-dire prendre son chapeau de la main du premier gentilhomme de service. Le roi s'avança allant à la messe; je m'inclinai; le maréchal de Duras me nomma: «Sire, le chevalier de Chateaubriand.» Le roi me regarda, me rendit mon salut, hésita, eut l'air de vouloir m'adresser la parole. J'aurais répondu d'une contenance assurée: ma timidité s'était évanouie. Parler au général de l'armée, au chef de l'État, me paraissait tout simple, sans que je me rendisse compte de ce que j'éprouvais. Le roi, plus embarrassé que moi, ne trouvant rien à me dire, passa outre. Vanité des destinées humaines! ce souverain que je voyais pour la première fois, ce monarque si puissant était Louis XVI à six ans de son échafaud! Et ce nouveau courtisan qu'il regardait à peine, chargé de démêler les ossements parmi les ossements, après avoir été sur preuves de noblesse présenté aux grandeurs du fils de saint Louis, le serait un jour à sa poussière sur preuves de fidélité! double tribut de respect à la double royauté du sceptre et de la palme! Louis XVI pouvait répondre à ses juges comme le Christ aux Juifs: «Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes œuvres; pour laquelle me lapidez-vous?»