MADAME DE STAËL MADAME DE STAËL

L'élégance et le goût de la société aristocratique se retrouvaient à l'hôtel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d'Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magistrature, restés ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient (avec madame de Staël [403], la duchesse d'Aiguillon, mesdames de Beaumont [404] -- et de Sérilly [405]) toutes les nouvelles illustrations de la France, et toutes les libertés des nouvelles mœurs. Le cordonnier, en uniforme d'officier de la garde nationale, prenait à genoux la mesure de votre pied; le moine, qui le vendredi traînait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l'habit bourgeois; le capucin, rasé, lisait le journal à la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise: c'était une tante ou une sœur mise à la porte de son monastère. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent à Grenade, les salles abandonnées de l'Alhambra, ou comme ils s'arrêtent à Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle.

Du reste, force duels et amours, liaisons de prison et fraternité de politique, rendez-vous mystérieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poésie de la nature; promenades écartées, silencieuses, solitaires, mêlées de serments éternels et de tendresses indéfinissables, au sourd fracas d'un monde qui fuyait, au bruit lointain d'une société croulante qui menaçait de sa chute ces félicités placées au pied des événements. Quand on s'était perdu de vue vingt-quatre heures, on n'était pas sûr de se retrouver jamais. Les uns s'engageaient dans les routes révolutionnaires, les autres méditaient la guerre civile; les autres partaient pour l'Ohio, où ils se faisaient précéder de plans de châteaux à bâtir chez les sauvages; les autres allaient rejoindre les princes: tout cela allègrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche: les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrêt du parlement, les patriotes, tout aussi légers dans leurs espérances, annonçant le règne de la paix et du bonheur avec celui de la liberté. On chantait:

La sainte chandelle d'Arras,
Le flambeau de la Provence,
S'ils ne nous éclairent pas,
Mettent le feu dans la France;
On ne peut pas les toucher,
Mais on espère les moucher.

Et voilà comme on jugeait Robespierre et Mirabeau! «Il est aussi peu en la puissance de toute faculté terrienne, dit l'Estoile, d'engarder le peuple françois de parler, que d'enfouir le soleil en terre ou l'enfermer dedans un trou.»

Le palais des Tuileries, grande geôle remplie de condamnés, s'élevait au milieu de ces fêtes de la destruction. Les sentenciés jouaient aussi en attendant la charrette, la tonte, la chemise rouge qu'on avait mise à sécher, et l'on voyait à travers les fenêtres les éblouissantes illuminations du cercle de la reine.

Des milliers de brochures et de journaux pullulaient; les satires et les poèmes, les chansons des Actes des Apôtres [406], répondaient à l'Ami du peuple ou au Modérateur du club monarchien, rédigé par Fontanes [407]; Mallet du Pan [408], dans la partie politique du Mercure, était en opposition avec la Harpe et Chamfort dans la partie littéraire du même journal. Champcenetz, le marquis de Bonnay, Rivarol, Mirabeau le cadet (le Holbein d'épée, qui leva sur le Rhin la légion des hussards de la Mort), Honoré Mirabeau l'aîné, s'amusaient à faire, en dînant, des caricatures et le Petit Almanach des grands hommes [409]: Honoré allait ensuite proposer la loi martiale ou la saisie des biens du clergé. Il passait la nuit chez madame Le Jay [410] après avoir déclaré qu'il ne sortirait de l'Assemblée nationale que par la puissance des baïonnettes. Égalité consultait le diable dans les carrières de Montrouge, et revenait au jardin de Monceau présider les orgies dont Laclos [411] était l'ordonnateur. Le futur régicide ne dégénérait point de sa race: double prostitué, la débauche le livrait épuisé à l'ambition. Lauzun [412], déjà fané, soupait dans sa petite maison à la barrière du Maine avec des danseuses de l'Opéra, entre-caressées de MM. de Noailles, de Dillon, de Choiseul, de Narbonne, de Talleyrand, et de quelques autres élégances du jour dont il nous reste deux ou trois momies.

La plupart des courtisans, célèbres par leur immoralité, à la fin du règne de Louis XV et pendant le règne de Louis XVI, étaient enrôlés sous le drapeau tricolore: presque tous avaient fait la guerre d'Amérique et barbouillé leurs cordons des couleurs républicaines. La Révolution les employa tant qu'elle se tint à une médiocre hauteur; ils devinrent même les premiers généraux de ses armées. Le duc de Lauzun, le romanesque amoureux de la princesse Czartoriska, le coureur de femmes sur les grands chemins, le Lovelace qui avait celle-ci et puis qui avait celle-là, selon le noble et chaste jargon de la cour, le duc de Lauzun, devenu duc de Biron, commandant pour la Convention dans la Vendée: quelle pitié! Le baron de Besenval [413], révélateur menteur et cynique des corruptions de la haute société, mouche du coche des puérilités de la vieille monarchie expirante, ce lourd baron compromis dans l'affaire de la Bastille, sauvé par M. Necker et par Mirabeau, uniquement parce qu'il était Suisse: quelle misère! Qu'avaient à faire de pareils hommes avec de pareils événements? Quand la Révolution eut grandi, elle abandonna avec dédain les frivoles apostats du trône: elle avait eu besoin de leurs vices, elle eut besoin de leurs têtes: elle ne méprisait aucun sang, pas même celui de la du Barry.

*       *        *        *        *

L'année 1790 compléta les mesures ébauchées de l'année 1780. Le bien de l'Église, mis d'abord sous la main de la nation, fut confisqué, la constitution civile du clergé décrétée, la noblesse abolie.

Je n'assistais pas à la fédération de juillet 1790: une indisposition assez grave me retenait au lit; mais je m'étais fort amusé auparavant aux brouettes du Champ de Mars. Madame de Staël a merveilleusement décrit cette scène [414]. Je regretterai toujours de n'avoir pas vu M. de Talleyrand dire la messe servie par l'abbé Louis [415], comme de ne l'avoir pas vu, le sabre au côté, donner audience à l'ambassadeur du Grand Turc.

Mirabeau déchut de sa popularité dans l'année 1790; ses liaisons avec la Cour étaient évidentes. M. Necker résigna le ministère et se retira, sans que personne eût envie de le retenir [416]. Mesdames, tante du roi, partirent pour Rome avec un passe-port de l'Assemblée nationale [417]. Le duc d'Orléans, revenu d'Angleterre, se déclara le très humble et très obéissant serviteur du roi. Les sociétés des Amis de la Constitution, multipliées sur le sol, se rattachaient à Paris à la société mère, dont elles recevaient les inspirations et exécutaient les ordres.

La vie publique rencontrait dans mon caractère des dispositions favorables: ce qui se passait en commun m'attirait, parce que dans la foule je regardais ma solitude et n'avais point à combattre ma timidité. Cependant les salons, participant du mouvement universel, étaient un peu moins étrangers à mon allure, et j'avais, malgré moi, fait des connaissances nouvelles.

La marquise de Villette s'était trouvée sur mon chemin. Son mari [418], d'une réputation calomniée, écrivait, avec Monsieur, frère du roi, dans le Journal de Paris. Madame de Villette, charmante encore, perdit une fille de seize ans, plus charmante que sa mère, et pour laquelle le chevalier de Parny fit ces vers dignes de l'Anthologie:

Au ciel elle a rendu sa vie,
Et doucement s'est endormie,
Sans murmurer contre ses lois:
Ainsi le sourire s'efface,
Ainsi meurt sans laisser de trace
Le chant d'un oiseau dans les bois.

Mon régiment, en garnison à Rouen, conserva sa discipline assez tard. Il eut un engagement avec le peuple au sujet de l'exécution du comédien Bordier [419], qui subit le dernier arrêt de la puissance parlementaire; pendu la veille, héros le lendemain, s'il eût vécu vingt-quatre heures de plus. Mais, enfin, l'insurrection se mit parmi les soldats de Navarre. Le marquis de Mortemart émigra; les officiers le suivirent. Je n'avais ni adopté ni rejeté les nouvelles opinions; aussi peu disposé à les attaquer qu'à les servir, je ne voulus ni émigrer ni continuer la carrière militaire: je me retirai.

Dégagé de tous liens, j'avais, d'une part, des disputes assez vives avec mon frère et le président de Rosambo; de l'autre, des discussions non moins aigres avec Ginguené, La Harpe et Chamfort. Dès ma jeunesse, mon impartialité politique ne plaisait à personne. Au surplus, je n'attachais d'importance aux questions soulevées alors que par des idées générales de liberté et de dignité humaines; la politique personnelle m'ennuyait; ma véritable vie était dans des régions plus hautes.

Les rues de Paris, jour et nuit encombrées de peuple, ne me permettaient plus mes flâneries. Pour retrouver le désert, je me réfugiais au théâtre: je m'établissais au fond d'une loge, et laissais errer ma pensée aux vers de Racine, à la musique de Sacchini, ou aux danses de l'Opéra. Il faut que j'aie vu intrépidement vingt fois de suite, aux Italiens [420], la Barbe-bleue et le Sabot perdu [421], m'ennuyant pour me désennuyer, comme un hibou dans un trou de mur; tandis que la monarchie tombait, je n'entendais ni le craquement des voûtes séculaires, ni les miaulements du vaudeville, ni la voix tonnante de Mirabeau à la tribune, ni celle de Colin qui chantait à Babet sur le théâtre:

Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige,
Quand la nuit est longue, on l'abrège.

M. Monet, directeur des mines, et sa jeune fille, envoyés par madame Ginguené, venaient quelquefois troubler ma sauvagerie: mademoiselle Monet se plaçait sur le devant de la loge; je m'asseyais moitié content, moitié grognant, derrière elle. Je ne sais si elle me plaisait, si je l'aimais; mais j'en avais bien peur. Quand elle était partie, je la regrettais, en étant plein de joie de ne la voir plus. Cependant j'allais quelquefois, à la sueur de mon front, la chercher chez elle, pour l'accompagner à la promenade: je lui donnais le bras, et je crois que je serrais un peu le sien.

Une idée me dominait, l'idée de passer aux États-Unis: il fallait un but utile à mon voyage; je me proposais de découvrir (ainsi que je l'ai dit dans ces Mémoires et dans plusieurs de mes ouvrages) le passage au nord-ouest de l'Amérique. Ce projet n'était pas dégagé de ma nature poétique. Personne ne s'occupait de moi; j'étais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu; nous partions, l'un et l'autre, de l'obscurité à la même époque, moi pour chercher ma renommée dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m'étant attaché à aucune femme, ma sylphide obsédait encore mon imagination. Je me faisais une félicité de réaliser avec elle mes courses fantastiques dans les forêts du Nouveau Monde. Par l'influence d'une autre nature, ma fleur d'amour, mon fantôme sans nom des bois de l'Armorique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride.

M. de Malesherbes me montait la tête sur ce voyage, j'allais le voir le matin; le nez collé sur des cartes, nous comparions les différents dessins de la coupole arctique; nous supputions les distances du détroit de Behring au fond de la baie d'Hudson; nous lisions les divers récits des navigateurs et voyageurs anglais, hollandais, français, russes, suédois, danois; nous nous enquérions des chemins à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire; nous devisions des difficultés à surmonter, des précautions à prendre contre la rigueur du climat, les assauts des bêtes et le manque de vivres. Cet homme illustre me disait: «Si j'étais plus jeune, je partirai avec vous, je m'épargnerais le spectacle que m'offrent ici tant de crimes, de lâchetés et de folies. Mais à mon âge il faut mourir où l'on est. Ne manquez pas de m'écrire par tous les vaisseaux, de me mander vos progrès et vos découvertes: je les ferai valoir auprès des ministres. C'est bien dommage que vous ne sachiez pas la botanique!» Au sortir de ces conversations, je feuilletais Tournefort, Duhamel, Bernard de Jussieu, Grew, Jacquin, le Dictionnaire de Rousseau, les Flores élémentaires; je courais au Jardin du Roi, et déjà je me croyais un Linné [422].

Enfin, au mois de janvier 1791, je pris sérieusement mon parti. Le chaos augmentait: il suffisait de porter un nom aristocrate pour être exposé aux persécutions: plus votre opinion était consciencieuse et modérée, plus elle était suspecte et poursuivie. Je résolus donc de lever mes tentes: je laissai mon frère et mes sœurs à Paris et m'acheminai vers la Bretagne.

Je rencontrai, à Fougères, le marquis de la Rouërie: je lui demandai une lettre pour le général Washington. Le colonel Armand (nom qu'on donnait au marquis en Amérique) s'était distingué dans la guerre de l'indépendance américaine. Il se rendit célèbre, en France, par la conspiration royaliste qui fit des victimes si touchantes dans la famille des Desilles [423]. Mort en organisant cette conspiration, il fut exhumé, reconnu, et causa le malheur de ses hôtes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Roche-jaquelin, le marquis de la Rouërie avait plus d'esprit qu'eux; il s'était plus souvent battu que le premier; il avait enlevé des actrices à l'Opéra, comme le second; il serait devenu le compagnon d'armes du troisième. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major américain [424], et accompagné d'un singe assis sur la croupe de son cheval. Les écoliers de droit de Rennes l'aimaient, à cause de sa hardiesse d'action et de sa liberté d'idées: il avait été un des douze gentilshommes bretons mis à la Bastille. Il était élégant de taille et de manières, brave de mine, charmant de visage, et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue.

Je choisis Saint-Malo pour m'embarquer, afin d'embrasser ma mère. Je vous ai dit au troisième livre de ces Mémoires, comment je passai par Combourg, et quels sentiments m'oppressèrent. Je demeurai deux mois à Saint-Malo, occupé des préparatifs de mon voyage, comme jadis de mon départ projeté pour les Indes.

Je fis marché avec un capitaine nommé Dujardin [425]: Il devait transporter à Baltimore l'abbé Nagot, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, et plusieurs séminaristes, sous la conduite de leur chef [426]. Ces compagnons de voyage m'auraient mieux convenu quatre ans plus tôt: de chrétien zélé que j'avais été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s'était opéré par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu'un esprit religieux était paralysé d'un côté, qu'il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu'à lui, tout supérieur qu'il pût être d'ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change; je supposais dans l'esprit religieux cette absence d'une faculté qui se trouve précisément dans l'esprit philosophique: l'intelligence courte croit tout voir, parce qu'elle reste les yeux ouverts; l'intelligence supérieure consent à fermer les yeux, parce qu'elle aperçoit tout en dedans. Enfin, une chose m'achevait: le désespoir sans cause que je portais au fond du cœur.

Une lettre de mon frère a fixé dans ma mémoire la date de mon départ: il écrivait de Paris à ma mère, en lui annonçant la mort de Mirabeau. Trois jours après l'arrivée de cette lettre, je rejoignis en rade le navire sur lequel mes bagages étaient chargés [427]. On leva l'ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote côtier nous quitta, après nous avoir mis hors des passes. Le temps était sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les écueils à quelques encablures du vaisseau.

Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo. Je venais d'y laisser ma mère tout en larmes. J'apercevais les clochers et les dômes des églises où j'avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grèves où j'avais passé mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux; j'abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu'elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m'éloignais également incertain des destinées de mon pays et des miennes: qui périrait de la France ou de moi? Reverrai-je jamais cette France et ma famille?

Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade; les feux de la ville et les phares s'allumèrent: ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m'éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l'obscurité des flots.

Je n'emportais que ma jeunesse et mes illusions; je désertais un monde dont j'avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m'étaient inconnus. Que devait-il m'arriver si j'atteignais le but de mon voyage? Égaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seraient tombées en silence sur ma tête; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n'aurais jamais eu le malheur d'écrire; mon nom serait demeuré ignoré, ou il ne s'y fût attaché qu'une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédaignées de l'envie et laissées au bonheur. Qui sait si j'eusse repassé l'Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explorées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes!

Mais non! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misères, pour y être toute autre chose que ce que j'avais été. Cette mer, au giron de laquelle j'étais né, allait devenir le berceau de ma seconde vie: j'étais porté par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs.

Le jusant, au défaut de la brise, nous entraîna au large, les lumières du rivage diminuèrent peu à peu et disparurent. Épuisé de réflexions, de regrets vagues, d'espérances plus vagues encore, je descendis à ma cabine: je me couchai, balancé dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva; les voiles déferlées qui coiffaient les mâts s'enflèrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France.

Ici changent mes destinées: «Encore à la mer! Again to sea!» (Byron.)

LIVRE VI [428]

Prologue. -- Traversée de l'océan. -- Francis Tulloch. -- Christophe Colomb. -- Camoëns. -- Les Açores. -- Île Graciosa. -- Jeux marins. -- Île Saint-Pierre. -- Côtes de la Virginie. -- Soleil couchant. -- Péril. -- J'aborde en Amérique. -- Baltimore. -- Séparation des passagers. -- Tulloch. -- Philadelphie. -- Le général Washington. -- Parallèle de Washington et de Bonaparte. -- Voyage de Philadelphie à New-York et à Boston. -- Mackenzie. -- Rivière du nord. -- Chant de la passagère. -- M. Swift. -- Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. -- M. Violet. -- Mon accoutrement sauvage. -- Chasse. -- Le carcajou et le renard canadien. -- Rate musquée. -- Chiens pêcheurs. -- Insectes. -- Montcalm et Wolfe. -- Campement au bord du lac des Onondagas. -- Arabes. -- Course botanique. -- L'Indienne et la vache. -- Un Iroquois. -- Sachem des Onondagas. -- Velly et les Franks. -- Cérémonie de l'hospitalité. -- Anciens grecs. -- Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. -- Abeilles, défrichements. -- Hospitalité. -- Lit. -- Serpent à sonnettes enchanté. -- Cataracte de Niagara. -- Serpent à sonnettes. -- Je tombe au bord de l'abîme. -- Douze jours dans une hutte. -- Changement de mœurs chez les sauvages. -- Naissance et mort. -- Montaigne. -- Chant de la couleuvre. -- Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila. -- Incidences. -- Ancien Canada. -- Population indienne. -- Dégradation des mœurs. -- Vraie civilisation répandue par la religion. -- Fausse civilisation introduite par le commerce. -- Coureurs de bois. -- Factoreries. -- Chasses. -- Métis ou Bois-brûlés. -- Guerres des compagnies. -- Mort des langues indiennes. -- Anciennes possessions françaises en Amérique. -- Regrets. -- Manie du passé. -- Billet de Francis Conyngham. -- Manuscrit original en Amérique. -- Lacs du Canada. -- Flotte de canots indiens. -- Ruines de la nature. -- Vallée du tombeau. -- Destinée des fleuves. -- Fontaine de Jouvence. -- Muscogulges et siminoles. -- Notre camp. -- Deux Floridiennes. -- Ruines sur l'Ohio. -- Quelles étaient les demoiselles Muscogulges. -- Arrestation du roi à Varennes. -- J'interromps mon voyage pour repasser en Europe. -- Dangers pour les États-Unis. -- Retour en Europe. -- Naufrage.

Trente et un ans après m'être embarqué, simple sous-lieutenant, pour l'Amérique, je m'embarquais pour Londres, avec un passe-port conçu en ces termes: «Laissez passer, disait ce passe-port, laissez passer sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du roi près Sa Majesté Britannique, etc.» Point de signalement; ma grandeur devait faire connaître mon visage en tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé pour moi seul, me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon du fort [429]. Un officier vient, de la part du commandant, m'offrir une garde d'honneur. Descendu à Shipwright-Inn [430], le maître et les garçons de l'auberge me reçoivent bras pendants et tête nue. Madame la mairesse m'invite à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing [431], attaché à mon ambassade, m'attendait. Un dîner d'énormes poissons et de monstrueux quartiers de bœuf restaure monsieur l'ambassadeur, qui n'a point d'appétit et qui n'était pas du tout fatigué. Le peuple, attroupé sous mes fenêtres, fait retentir l'air de huzzas. L'officier revient et pose, malgré moi, des sentinelles à ma porte. Le lendemain, après avoir distribué force argent du roi mon maître, je me mets en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une légère voiture, qu'emportent quatre beaux chevaux menés au grand trot par deux élégants jockeys. Mes gens suivent dans d'autres carrosses; des courriers à ma livrée accompagnent le cortège. Nous passons Cantorbery, attirant les yeux de John Bull et des équipages qui nous croisent. A Black-Heath, bruyère jadis hantée des voleurs, je trouve un village tout neuf. Bientôt m'apparaît l'immense calotte de fumée qui couvre la cité de Londres.

Plongé dans le gouffre de vapeur charbonnée, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville entière dont je reconnais les rues, j'aborde l'hôtel de l'ambassade, Portland-Place. Le chargé d'affaires, M. le comte Georges de Caraman [432], les secrétaires d'ambassade, M. le vicomte de Marcellus [433], M. le baron E. de Cazes, M. de Bourqueney [434], les attachés à l'ambassade, m'accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valet de pied de l'hôtel, sont assemblés sur le trottoir. On me présente les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs étrangers, déjà instruits de ma prochaine arrivée.

Le 17 mai de l'an de grâce 1793, je débarquais pour la même ville de Londres, humble et obscur voyageur, à Southampton, venant de Jersey. Aucune mairesse ne s'aperçut que je passais; le maire de la ville, William Smith, me délivra le 18, pour Londres, une feuille de route à laquelle était joint un extrait de l'Alien-bill. Mon signalement portait en anglais: «François de Chateaubriand, officier français à l'armée des émigrés (French officer in the emigrant army), taille de cinq pieds quatre pouces (five feet four inches high), mince (thin shape), favoris et cheveux bruns (brown hair and fits).» Je partageai modestement la voiture la moins chère avec quelques matelots en congé; je relayai aux plus chétives tavernes; j'entrai pauvre, malade, inconnu, dans une ville opulente et fameuse, où M. Pitt régnait; j'allai loger, à six schellings par mois, sous le lattis d'un grenier que m'avait préparé un cousin de Bretagne, au bout d'une petite rue qui joignait Tottenham-Court-Road.

Ah! Monseigneur, que votre vie,
D'honneurs aujourd'hui, si remplie,
Diffère de ces heureux temps!

Cependant une autre obscurité m'enténèbre à Londres. Ma place politique met à l'ombre ma renommée littéraire; il n'y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préfère l'ambassadeur de Louis XVIII à l'auteur du Génie du christianisme. Je verrai comment la chose tournera après ma mort, ou quand j'aurai cessé de remplacer M. le duc Decazes [435] auprès de George IV [436], succession aussi bizarre que le reste de ma vie.

Arrivé à Londres comme ambassadeur français, un de mes plus grands plaisirs est de laisser ma voiture au coin d'un square, et d'aller à pied parcourir les ruelles que j'avais jadis fréquentées, les faubourgs populaires et à bon marché, où se réfugie le malheur sous la protection d'une même souffrance, les abris ignorés que je hantais avec mes associés de détresse, ne sachant si j'aurai du pain le lendemain, moi dont trois ou quatre services couvrent aujourd'hui la table. A toutes ces portes étroites et indigentes qui m'étaient autrefois ouvertes, je ne rencontre que des visages étrangers. Je ne vois plus errer mes compatriotes, reconnaissables à leurs gestes, à leur manière de marcher, à la forme et à la vétusté de leurs habits. Je n'aperçois plus ces prêtres martyrs portant le petit collet, le grand chapeau à trois cornes, la longue redingote noire usée, et que les Anglais saluaient en passant. De larges rues bordées de palais ont été percées, des ponts bâtis, des promenades plantées: Regent's-Park occupe, auprès de Portland-Place, les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un cimetière, perspective de la lucarne d'un de mes greniers, a disparu dans l'enceinte d'une fabrique. Quand je me rends chez lord Liverpool [437], j'ai de la peine à retrouver l'espace vide de l'échafaud de Charles Ier; des bâtisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, se sont avancées avec l'oubli sur des événements mémorables.

Que je regrette, au milieu des insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps où je mêlai mes peines à celles d'une colonie d'infortunés! Il est donc vrai que tout change, que le malheur même périt comme la prospérité! Que sont devenus mes frères en émigration? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinées: ils ont vu comme moi disparaître leurs proches et leurs amis; ils sont moins heureux dans leur patrie qu'ils ne l'étaient sur la terre étrangère. N'avions-nous pas sur cette terre nos réunions, nos divertissements, nos fêtes et surtout notre jeunesse? Des mères de famille, des jeunes filles qui commençaient la vie par l'adversité, apportaient le fruit semainier du labeur, pour s'éjouir à quelque danse de la patrie. Des attachements se formaient dans les causeries du soir après le travail, sur les gazons d'Amstead et de Primrose-Hill. A des chapelles, ornées de nos mains dans de vieilles masures, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la reine, tout émus d'une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions le long de la Tamise, tantôt voir surgir aux docks les vaisseaux chargés des richesses du monde, tantôt admirer les maisons de campagne de Richmond, nous si pauvres, nous privés du toit paternel: toutes ces choses sont de véritables félicités!

Quand je rentre en 1822, au lieu d'être reçu par mon ami, tremblant de froid, qui m'ouvre la porte de notre grenier en me tutoyant, qui se couche sur son grabat auprès du mien, en se recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de lune, -- je passe à la lueur des flambeaux entre deux files de laquais, qui vont aboutir à cinq ou six respectueux secrétaires. J'arrive, tout criblé sur ma route des mots: Monseigneur, Mylord, Votre Excellence, Monsieur l'Ambassadeur, à un salon tapissé d'or et de soie.

-- Je vous en supplie, messieurs, laissez-moi! Trêve de ces Mylords! Que voulez-vous que je fasse de vous? Allez rire à la chancellerie, comme si je n'étais pas là. Prétendez-vous me faire prendre au sérieux cette mascarade? Pensez-vous que je sois assez bête pour me croire changé de nature parce que j'ai changé d'habit? Le marquis de Londonderry [438] va venir, dites-vous; le duc de Wellington [439] m'a demandé; M. Canning [440] me cherche; lady Jersey [441] m'attend à dîner avec M. Brougham [442], lady Gwydir m'espère, à dix heures, dans sa loge à l'Opéra; lady Mansfield [443] à minuit, à Almack's [444].

Miséricorde! où me fourrer? qui me délivrera? qui m'arrachera à ces persécutions? Revenez beaux jours de ma misère et de ma solitude! Ressuscitez, compagnons de mon exil! Allons, mes vieux camarades du lit de camp et de la couche de paille, allons dans la campagne, dans le petit jardin d'une taverne dédaignée, boire sur un banc de bois une tasse de mauvais thé, en parlant de nos folles espérances et de notre ingrate patrie, en devisant de nos chagrins, en cherchant le moyen de nous assister les uns les autres, de secourir un de nos parents encore plus nécessiteux que nous.

Voilà ce que j'éprouve, ce que je me dis dans ces premiers jours de mon ambassade à Londres. Je n'échappe à la tristesse qui m'assiège sous mon toit qu'en me saturant d'une tristesse moins pesante dans le parc de Kensington. Lui, ce parc, n'est point changé; les arbres seulement ont grandi; toujours solitaire, les oiseaux y font leur nid en paix. Ce n'est plus même la mode de se rassembler dans ce lieu, comme au temps que la plus belle des Françaises, madame Récamier, y passait suivie de la foule. Du bord des pelouses désertes de Kensington, j'aime à voire courre, à travers Hyde-Park, les troupes de chevaux, les voitures des fashionables, parmi lesquelles figure mon tilbury vide, tandis que, redevenu gentillâtre émigré, je remonte l'allée où le confesseur banni disait autrefois son bréviaire.

C'est dans ce parc de Kensington que j'ai médité l'Essai historique; que, relisant le journal de mes courses d'outre-mer, j'en ai tiré les amours d'Atala; c'est aussi dans ce parc, après avoir erré au loin dans les campagnes sous un ciel baissé, blondissant et comme pénétré de la clarté polaire, que je traçai au crayon les premières ébauches des passions de René. Je déposais, la nuit, la moisson de mes rêveries du jour dans l'Essai historique et dans les Natchez. Les deux manuscrits marchaient de front, bien que souvent je manquasse d'argent pour en acheter le papier, et que j'en assemblasse les feuillets avec des pointes arrachées aux tasseaux de mon grenier, faute de fil.

Ces lieux de mes premières inspirations me font sentir leur puissance; ils reflètent sur le présent la douce lumière des souvenirs: je me sens en train de reprendre la plume. Tant d'heures sont perdues dans les ambassades! Le temps ne me vaut pas plus ici qu'à Berlin pour continuer mes Mémoires, édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines. Mes secrétaires à Londres désirent aller le matin à des pique-niques et le soir au bal: très volontiers! Les gens, Peter, Valentin, Lewis, vont à leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, à la promenade des trottoirs; j'en suis charmé [445]. On me laisse la clef de la porte extérieure: monsieur l'ambassadeur est commis à la garde de sa maison; si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti; me voilà seul: mettons-nous à l'œuvre.

Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j'esquissais à Londres les Natchez et Atala; j'en suis précisément dans mes Mémoires à l'époque de mes voyages en Amérique: cela se rejoint à merveille. Supprimons ces vingt-deux ans, comme ils sont en effet supprimés de ma vie, et partons pour les forêts du Nouveau Monde: le récit de mon ambassade viendra à sa date, quand il plaira à Dieu; mais, pour peu que je reste ici quelque mois, j'aurai le plaisir d'arriver de la cataracte du Niagara à l'armée des princes en Allemagne, et de l'armée des princes à ma retraite en Angleterre. L'ambassadeur du roi de France peut raconter l'histoire de l'émigré français dans le lieu même où celui-ci était exilé.

*       *        *        *        *

Le livre précédent se termine par mon embarquement à Saint-Malo. Bientôt nous sortîmes de la Manche, et l'immense houle de l'ouest nous annonça l'Atlantique.

Il est difficile aux personnes qui n'ont jamais navigué de se faire une idée des sentiments qu'on éprouve, lorsque du bord d'un vaisseau on n'aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l'abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l'absence de la terre: on laisse sur le rivage les passions des hommes; entre le monde que l'on quitte et celui que l'on cherche, on n'a pour amour et pour patrie que l'élément sur lequel on est porté. Plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des matelots n'est pas la langue ordinaire: c'est une langue telle que la parlent l'Océan et le ciel, le calme et la tempête. Vous habitez un univers d'eau, parmi des créatures dont le vêtement, les goûts, les manières, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochthones; elles ont la rudesse du loup marin et la légèreté de l'oiseau. On ne voit point sur leur front les soucis de la société; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuée, et sont moins creusées par l'âge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces créatures, imprégnée de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l'écueil battu de la lame.

Les matelots se passionnent pour leur navire; ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille; après avoir juré cent fois qu'ils ne s'exposeront plus à la mer, il leur est impossible de s'en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d'une maîtresse orageuse et infidèle.

Dans les docks de Londres et de Plymouth, il n'est pas rare de trouver des sailors nés sur des vaisseaux: depuis leur enfance jusqu'à leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage; ils n'ont vu la terre que du bord de leur berceau flottant, spectateurs du monde où ils ne sont point entrés. Dans cette vie réduite à un si petit espace, sous les nuages et sur les abîmes, tout s'anime pour le marinier: une ancre, une voile, un mât, un canon, sont des personnages qu'on affectionne et qui ont chacun leur histoire.

La voile fut déchirée sur la côte du Labrador; le maître voilier lui mit la pièce que vous voyez.

L'ancre sauva le vaisseau quand il eut chassé sur ses autres ancres, au milieu des coraux des îles Sandwich.

Le mât fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne-Espérance; il n'était que d'un seul jet; il est beaucoup plus fort depuis qu'il est composé de deux pièces.

Le canon est le seul qui ne fut pas démonté au combat de la Chesapeake.

Les nouvelles du bord sont des plus intéressantes: on vient de jeter le loch; le navire file dix nœuds.

Le ciel est clair à midi: on a pris hauteur; on est à telle latitude.

On a fait le point: il y a tant de lieues gagnées en bonne route.

La déclinaison de l'aiguille est de tant de degrés: on s'est élevé au nord.

Le sable des sabliers passe mal: on aura de la pluie.

On a remarqué des procellaria dans le sillage du vaisseau: on essuiera un grain.

Des poissons volants se sont montrés au sud: le temps va se calmer.

Une éclaircie s'est formée à l'ouest dans les nuages: c'est le pied du vent; demain, le vent soufflera de ce côté.

L'eau a changé de couleur; on a vu flotter du bois et des goëmons; on a aperçu des mouettes et des canards; un petit oiseau est venu se percher sur les vergues: il faut mettre le cap dehors, car on approche de terre, et il n'est pas bon de l'accoster la nuit.

Dans l'épinette, il y a un coq favori et pour ainsi dire sacré, qui survit à tous les autres; il est fameux pour avoir chanté pendant un combat, comme dans la cour d'une ferme au milieu de ses poules.

Sous les ponts habite un chat; peau verdâtre zébrée, queue pelée, moustache de crin, ferme sur ses pattes, opposant le contrepoids au tangage et le balancier au roulis; il a fait deux fois le tour du monde et s'est sauvé d'un naufrage sur un tonneau. Les mousses donnent au coq du biscuit trempé dans du vin, et Matou a le privilège de dormir, quand il lui plaît, dans le vitchoura du second capitaine.

Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont différentes, il est vrai: le matelot a mené une vie errante, le laboureur n'a jamais quitté son champ; mais ils connaissent également les étoiles et prédisent l'avenir en creusant leurs sillons. A l'un, l'alouette, le rouge-gorge, le rossignol; à l'autre, la procellaria, le courlis, l'alcyon, -- leurs prophètes. Ils se retirent le soir, celui-ci dans sa cabine, celui-là dans sa chaumière; frêles demeures, où l'ouragan qui les ébranle n'agite point des consciences tranquilles.

If the wind tempestuous is blowing,
   Still no danger they descry;
The guiltless heart its boon bestowing,
   Soothes them with its Lullaby, etc., etc.

«Si le vent souffle orageux, ils n'aperçoivent aucun danger; le cœur innocent, versant son baume, les berce avec ses dodo, l'enfant do; dodo, l'enfant do, etc.»

Le matelot ne sait où la mort le surprendra, à quel bord il laissera sa vie: peut-être, quand il aura mêlé au vent son dernier soupir, sera-t-il lancé au sein des flots, attaché sur deux avirons, pour continuer son voyage; peut-être sera-t-il enterré dans un îlot désert que l'on ne retrouvera jamais, ainsi qu'il a dormi isolé dans son hamac, au milieu de l'Océan.

Le vaisseau seul est un spectacle: sensible au plus léger mouvement du gouvernail, hippogriffe ou coursier ailé, il obéit à la main du pilote, comme un cheval à la main du cavalier. L'élégance des mâts et des cordages, la légèreté des matelots qui voltigent sur les vergues, les différents aspects dans lesquels se présente le navire, soit qu'il vogue penché par un autan contraire, soit qu'il fuie droit devant un aquilon favorable, font de cette machine savante une des merveilles du génie de l'homme. Tantôt la lame et son écume brisent et rejaillissent contre la carène; tantôt l'onde paisible se divise, sans résistance, devant la proue. Les pavillons, les flammes, les voiles, achèvent la beauté de ce palais de Neptune: les plus basses voiles, déployées dans leur largeur, s'arrondissent comme de vastes cylindres; les plus hautes, comprimées dans leur milieu, ressemblent aux mamelles d'une sirène. Animé d'un souffle impétueux, le navire, avec sa quille, comme avec le soc d'une charrue, laboure à grand bruit le champ des mers.

Sur ce chemin de l'Océan, le long duquel on n'aperçoit ni arbres, ni villages, ni villes, ni tours, ni clochers, ni tombeaux; sur cette route sans colonnes, sans pierres milliaires, qui n'a pour bornes que les vagues, pour relais que les vents, pour flambeaux que les astres, la plus belle des aventures, quand on n'est pas en quête de terres et de mers inconnues, est la rencontre de deux vaisseaux. On se découvre mutuellement à l'horizon avec la longue-vue; on se dirige les uns vers les autres. Les équipages et les passagers s'empressent sur le pont. Les deux bâtiments s'approchent, hissent leur pavillon, carguent à demi leurs voiles, se mettent en travers. Quand tout est silence, les deux capitaines, placés sur le gaillard d'arrière, se hèlent avec le porte-voix: «Le nom du navire? De quel port? Le nom du capitaine? D'où vient-il? Combien de jours de traversée? La latitude et la longitude? A Dieu, va!» On lâche les ris; la voile retombe. Les matelots et les passagers des deux vaisseaux se regardent fuir, sans mot dire: les uns vont chercher le soleil de l'Asie, les autres le soleil de l'Europe, qui les verront également mourir. Le temps emporte et sépare les voyageurs sur la terre, plus promptement encore que le vent ne les emporte et ne les sépare sur l'Océan; on se fait un signe de loin: à Dieu, va! Le port commun est l'Éternité.

Et si le vaisseau rencontré était celui de Cook ou de La Pérouse?

Le maître de l'équipage de mon vaisseau malouin était un ancien subrécargue, appelé Pierre Villeneuve, dont le nom seul me plaisait à cause de la bonne Villeneuve. Il avait servi dans l'Inde, sous le bailli de Suffren, et en Amérique sous le comte d'Estaing; il s'était trouvé à une multitude d'affaires. Appuyé sur l'avant du vaisseau, auprès du beaupré, de même qu'un vétéran assis sous la treille de son petit jardin dans le fossé des Invalides, Pierre, en mâchant une chique de tabac, qui lui enflait la joue comme une fluxion, me peignait le moment du branle-bas, l'effet des détonations de l'artillerie sous les ponts, le ravage des boulets dans leurs ricochets contre les affûts, les canons, les pièces de charpente. Je le faisais parler des Indiens, des nègres, des colons. Je lui demandais comment étaient habillés les peuples, comment les arbres faits, quelle couleur avaient la terre et le ciel, quel goût les fruits; si les ananas étaient meilleurs que les pêches, les palmiers plus beaux que les chênes. Il m'expliquait tout cela par des comparaisons prises des choses que je connaissais: le palmier était un grand chou, la robe d'un Indien celle de ma grand'mère; les chameaux ressemblaient à un âne bossu; tous les peuples de l'Orient, et notamment les Chinois, étaient des poltrons et des voleurs. Villeneuve était de Bretagne, et nous ne manquions pas de finir par l'éloge de l'incomparable beauté de notre patrie.

La cloche interrompait nos conversations; elle réglait les Quarts, l'heure de l'habillement, celle de la revue, celle des repas. Le matin, à un signal, l'équipage, rangé sur le pont, dépouillait la chemise bleue pour en revêtir une autre qui séchait dans les haubans. La chemise quittée était immédiatement lavée dans des baquets, où cette pension de phoques savonnait aussi des faces brunes et des pattes goudronnées.

Au repas du midi et du soir, les matelots, assis en rond autour des gamelles, plongeaient l'un après l'autre, régulièrement et sans fraude, leur cuiller d'étain dans la soupe flottante au roulis. Ceux qui n'avaient pas faim vendaient, pour un morceau de tabac ou pour un verre d'eau-de-vie, leur portion de biscuit ou de viande salée à leurs camarades. Les passagers mangeaient dans la chambre du capitaine. Quand il faisait beau, on tendait une voile sur l'arrière du vaisseau, et l'on dînait à la vue d'une mer bleue, tachetée çà et là de marques blanches par les écorchures de la brise.

Enveloppé de mon manteau, je me couchais la nuit sur le tillac. Mes regards contemplaient les étoiles au-dessus de ma tête. La voile enflée me renvoyait la fraîcheur de la brise qui me berçait sous le dôme céleste: à demi assoupi et poussé par le vent, je changeais de ciel en changeant de rêve.

Les passagers, à bord d'un vaisseau, offrent une société différente de celle de l'équipage: ils appartiennent à un autre élément; leurs destinées sont de la terre. Les uns courent chercher la fortune, les autres le repos; ceux-là retournent à leur patrie, ceux-ci la quittent; d'autres naviguent pour s'instruire des mœurs des peuples, pour étudier les sciences et les arts. On a le loisir de se connaître dans cette hôtellerie errante qui voyage avec le voyageur, d'apprendre maintes aventures, de concevoir des antipathies, de contracter des amitiés. Quand vont et viennent ces jeunes femmes nées du sang anglais et du sang indien, qui joignent à la beauté de Clarisse la délicatesse de Sacontala, alors se forment des chaînes que nouent et dénouent les vents parfumés de Ceylan, douces comme eux, comme eux légères.

*       *        *        *        *

Parmi les passagers, mes compagnons, se trouvait un Anglais. Francis Tulloch avait servi dans l'artillerie: peintre, musicien, mathématicien, il parlait plusieurs langues. L'abbé Nagot, supérieur des Sulpiciens, ayant rencontré l'officier anglican, en fit un catholique: il emmenait son néophyte à Baltimore.

Je m'accointai avec Tulloch: comme j'étais alors profond philosophe, je l'invitais à revenir chez ses parents [446]. Le spectacle que nous avions sous les yeux le transportait d'admiration. Nous nous levions la nuit, lorsque le pont était abandonné à l'officier de quart et à quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence: Tuta æquora silent [447]. Le vaisseau roulait au gré des lames sourdes et lentes, tandis que des étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long de ses flancs. Des milliers d'étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, une mer sans rivage, l'infini dans le ciel et sur les flots! Jamais Dieu ne m'a plus troublé de sa grandeur que dans ces nuits où j'avais l'immensité sur ma tête et l'immensité sous mes pieds.

Des vents d'ouest, entremêlés de calmes, retardèrent notre marche. Le 4 mai, nous n'étions qu'à la hauteur des Açores. Le 6, vers les 8 heures du matin, nous eûmes connaissance de l'île du Pic; ce volcan domina longtemps des mers non naviguées: inutile phare la nuit, signal sans témoin le jour.

Il y a quelque chose de magique à voir s'élever la terre du fond de la mer. Christophe Colomb, au milieu d'un équipage révolté, prêt à retourner en Europe sans avoir atteint le but de son voyage, aperçoit une petite lumière sur une plage que la nuit lui cachait. Le vol des oiseaux l'avait guidé vers l'Amérique; la lueur du foyer d'un sauvage lui révèle un nouvel univers. Colomb dut éprouver cette sorte de sentiment que l'Écriture donne au Créateur quand, après avoir tiré le monde du néant, il vit que son ouvrage était bon: vidit Deus quod esset bonum. Colomb créait un monde. Une des premières vies du pilote génois est celle que Giustiniani [448], publiant un psautier hébreu, plaça en forme de note sous le psaume: Cæli enarrant gloriam Dei.

Vasco de Gama ne dut pas être moins émerveillé lorsqu'en 1498 il aborda la côte de Malabar. Alors, tout change sur le globe; une nature nouvelle apparaît; le rideau qui depuis des milliers de siècles cachait une partie de la terre, se lève: on découvre la patrie du soleil, le lieu d'où il sort chaque matin «comme un époux ou comme un géant, tanquam sponsus, ut gigas; [449]» on voit à nu ce sage et brillant Orient, dont l'histoire mystérieuse se mêlait aux voyages de Pythagore, aux conquêtes d'Alexandre, au souvenir des croisades, et dont les parfums nous arrivaient à travers les champs de l'Arabie et les mers de la Grèce. L'Europe lui envoya un poète pour le saluer: le cygne du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages de l'Inde: Camoëns leur emprunta leur éclat, leur renommée et leur malheur; il ne leur laissa que leurs richesses.

Lorsque Gonzalo Villo, aïeul maternel de Camoëns, découvrit une partie de l'archipel des Açores, il aurait dû, s'il eût prévu l'avenir, se réserver une concession de six pieds de terre pour recouvrir les os de son petit-fils.

Nous ancrâmes dans une mauvaise rade, sur une base de roches, par quarante-cinq brasses d'eau. L'île Graciosa, devant laquelle nous étions mouillés, nous présentait ses collines un peu renflées dans leurs contours comme les ellipses d'une amphore étrusque: elle étaient drapées de la verdure des blés, et elles exhalaient une odeur fromentacée agréable, particulière aux moissons des Açores. On voyait au milieu de ces tapis les divisions des champs, formées de pierres volcaniques, mi-parties blanches et noires, et entassées les unes sur les autres. Une abbaye, monument d'un ancien monde sur un sol nouveau, se montrait au sommet d'un tertre; au pied de ce tertre, dans une anse caillouteuse, miroitaient les toits rouges de la ville de Santa-Cruz. L'île entière avec ses découpures de baies, de caps, de criques, de promontoires, répétait son paysage inverti dans les flots. Des rochers verticaux au plan des vagues lui servaient de ceinture extérieure. Au fond du tableau, le cône du volcan du Pic, planté sur une coupole de nuages, perçait, par delà Graciosa, la perspective aérienne.

Il fut décidé que j'irais à terre avec Tulloch et le second capitaine; on mit la chaloupe en mer: elle nagea au rivage dont nous étions à environ deux milles. Nous aperçûmes du mouvement sur la côte; une prame s'avança vers nous. Aussitôt qu'elle fût à portée de la voix, nous distinguâmes une quantité de moines. Ils nous hélèrent en portugais, en italien, en anglais, en français, et nous répondîmes dans ces quatre langues. L'alarme régnait, notre vaisseau était le premier bâtiment d'un grand port qui eût osé mouiller dans la rade dangereuse où nous étalions la marée. D'une autre part, les insulaires voyaient pour la première fois le pavillon tricolore; ils ne savaient si nous sortions d'Alger ou de Tunis: Neptune n'avait point reconnu ce pavillon si glorieusement porté par Cybèle. Quand on vit que nous avions figure humaine et que nous entendions ce qu'on disait, la joie fut extrême. Les moines nous recueillirent dans le bateau, et nous ramâmes gaiement vers Santa-Cruz: nous y débarquâmes avec quelque difficulté, à cause d'un ressac assez violent.

Toute l'île accourut. Quatre ou cinq alguazils, armés de piques rouillées, s'emparèrent de nous. L'uniforme de Sa Majesté m'attirant les honneurs, je passai pour l'homme important de la députation. On nous conduisit chez le gouverneur, dans un taudis, où Son Excellence, vêtue d'un méchant habit vert, autrefois galonné d'or, nous donna une audience solennelle: il nous permit le ravitaillement.

Nos religieux nous menèrent à leur couvent, édifice à balcons commode et bien éclairé. Tulloch avait trouvé un compatriote: le principal frère, qui se donnait tous les mouvements pour nous, était un matelot de Jersey, dont le vaisseau avait péri corps et biens sur Graciosa. Sauvé seul du naufrage, ne manquant pas d'intelligence, il se montra docile aux leçons des catéchistes; il apprit le portugais et quelques mots de latin; sa qualité d'Anglais militant en sa faveur, on le convertit et on en fit un moine. Le matelot jerseyais, logé, vêtu et nourri à l'autel, trouvait cela beaucoup plus doux que d'aller serrer la voile du perroquet de fougue. Il se souvenait encore de son ancien métier: ayant été longtemps sans parler sa langue, il était enchanté de rencontrer quelqu'un qui l'entendit; il riait et jurait en vrai pilotin. Il nous promena dans l'île.

Les maisons des villages, bâties en planches et en pierres, s'enjolivaient de galeries extérieures qui donnaient un air propre à ces cabanes, parce qu'il y régnait beaucoup de lumière. Les paysans, presque tous vignerons, étaient à moitié nus et bronzés par le soleil; les femmes, petites, jaunes comme des mulâtresses, mais éveillées, étaient naïvement coquettes avec leurs bouquets de seringas, leurs chapelets en guise de couronnes ou de chaînes.

Les pentes des collines rayonnaient de ceps, dont le vin approchait celui de Fayal. L'eau était rare, mais, partout où sourdait une fontaine, croissait un figuier et s'élevait un oratoire avec un portique peint à fresque. Les ogives du portique encadraient quelques aspects de l'île et quelques portions de la mer. C'est sur un de ces figuiers que je vis s'abattre une compagnie de sarcelles bleues, non palmipèdes. L'arbre n'avait point de feuilles, mais il portait des fruits rouges enchâssés comme des cristaux. Quand il fut orné des oiseaux cérulés [450] qui laissaient pendre leurs ailes, ses fruits parurent d'une pourpre éclatante, tandis que l'arbre semblait avoir poussé tout à coup un feuillage d'azur.

Il est probable que les Açores furent connues des Carthaginois; il est certain que des monnaies phéniciennes ont été déterrées dans l'île de Corvo. Les navigateurs modernes qui abordèrent les premiers à cette île trouvèrent, dit-on, une statue équestre, le bras droit étendu et montrant du doigt l'Occident, si toutefois cette statue n'est pas la gravure d'invention qui décore les anciens portulans [451].

J'ai supposé, dans le manuscrit des Natchez, que Chactas, revenant d'Europe, prit terre à l'île de Corvo, et qu'il rencontra la statue mystérieuse [452]. Il exprime ainsi les sentiments qui m'occupaient à Graciosa, en me rappelant la tradition: «J'approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base, baignée de l'écume des flots, étaient gravés des caractères inconnus; la mousse et le salpêtre des mers rongeaient la surface du bronze antique; l'alcyon, perché sur le casque du colosse, y jetait par intervalles, des voix langoureuses; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins d'airain du coursier, et lorsqu'on approchait l'oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ouïr des rumeurs confuses.»

Un bon souper nous fut servi chez les religieux après notre course; nous passâmes la nuit à boire avec nos hôtes. Le lendemain, vers midi, nos provisions embarquées, nous retournâmes à bord. Les religieux se chargèrent de nos lettres pour l'Europe. Le vaisseau s'était trouvé en danger par la levée d'un fort sud-est. On vira l'ancre; mais, engagée dans des roches, on la perdit, comme on s'y attendait. Nous appareillâmes: le vent continuant de fraîchir, nous eûmes bientôt dépassé les Açores [453].

Fac pelagus me scire probes, quo carbasa laxo.

«Muse, aide-moi à montrer que je connais la mer
sur laquelle je déploie mes voiles.»

C'est ce que disait, il y a six cents ans, Guillaume-le-Breton, mon compatriote [454]. Rendu à la mer, je recommençai à contempler ses solitudes; mais à travers le monde idéal de mes rêveries m'apparaissaient, moniteurs sévères, la France et les événements réels. Ma retraite pendant le jour, lorsque je voulais éviter les passagers, était la hune du grand mât; j'y montais lestement aux applaudissements des matelots. Je m'y asseyais dominant les vagues.

L'espace tendu d'un double azur avait l'air d'une toile préparée pour recevoir les futures créations d'un grand peintre. La couleur des eaux était pareille à celle du verre liquide. De longues et hautes ondulations ouvraient dans leurs ravines des échappées de vue sur les déserts de l'Océan: ces vacillants paysages rendaient sensible à mes yeux la comparaison que fait l'Écriture de la terre chancelante devant le Seigneur, comme un homme ivre. Quelquefois, on eût dit l'espace étroit et borné, faute d'un point de saillie; mais si une vague venait à lever la tête, un flot à se courber en imitation d'une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l'horizon, alors se présentait une échelle de mesure. L'étendue se révélait surtout lorsqu'une brume, rampant à la surface pélagienne, semblait accroître l'immensité même.

Descendu de l'aire du mât comme autrefois du nid de mon saule, toujours réduit à une existence solitaire, je soupais d'un biscuit de vaisseau, d'un peu de sucre et d'un citron; ensuite je me couchais, ou sur le tillac dans mon manteau, ou sous le pont dans mon cadre: je n'avais qu'à déployer mon bras pour atteindre de mon lit à mon cercueil.

Le vent nous força d'anordir et nous accostâmes le banc de Terre-Neuve. Quelques glaces flottantes rôdaient au milieu d'une bruine froide et pâle.

Les hommes du trident ont des jeux qui leur viennent de leurs devanciers: quand on passe la Ligne, il faut se résoudre à recevoir le baptême: même cérémonie sous le Tropique, même cérémonie sur le banc de Terre-Neuve, et, quel que soit le lieu, le chef de la mascarade est toujours le bonhomme Tropique. Tropique et hydropique sont synonymes pour les matelots: le bonhomme Tropique a donc une bedaine énorme; il est vêtu, lors même qu'il est sous son tropique, de toutes les peaux de mouton et de toutes les jaquettes fourrées de l'équipage. Il se tient accroupi dans la grande hune, poussant de temps en temps des mugissements. Chacun le regarde d'en bas: il commence à descendre le long des haubans, pesant comme un ours, trébuchant comme Silène. En mettant le pied sur le pont, il pousse de nouveaux rugissements, bondit, saisit un sceau, le remplit d'eau de mer et le verse sur le chef de ceux qui n'ont pas passé la Ligne, ou qui ne sont pas parvenus à la latitude des glaces. On fuit sous les ponts, on remonte sur les écoutilles, on grimpe aux mâts: père Tropique vous poursuit; cela finit au moyen d'un large pourboire: jeux d'Amphitrite, qu'Homère aurait célébrés comme il a chanté Protée, si le vieil Océanus eût été connu tout entier du temps d'Ulysse; mais alors on ne voyait encore que sa tête aux Colonnes d'Hercule; son corps caché couvrait le monde.

Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, un matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus; ses côtés perçaient, en forme de bosse noire, à travers la brume.

Nous mouillâmes devant la capitale de l'île: nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hâtèrent de débarquer; le supérieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelé du mal de mer, était si faible, qu'on fut obligé de le porter au rivage. Je pris un logement à part; j'attendis qu'une rafale, arrachant le brouillard, me montra le lieu que j'habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres.

Le port et la rade de Saint-Pierre sont placés entre la côte orientale de l'île et un îlot allongé, l'île aux Chiens. Le port, surnommé le Barachois, creuse les terres et aboutit à une flaque saumâtre. Des mornes stériles se serrent au noyau de l'île: quelques-uns, détachés, surplombent le littoral; les autres ont à leur pied une lisière de landes tourbeuses et arasées. On aperçoit du bourg le morne de la vigie.

La maison du gouverneur fait face à l'embarcadère. L'église, la cure, le magasin aux vivres, sont placés au même lieu; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg.

Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d'obligeance et de politesse. Il cultivait sur un glacis quelques légumes d'Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu'il appelait son jardin.

Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalait d'un petit carré de fèves en fleurs; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum changé d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse.

Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrêtions au pied du mât de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tête: comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes; elle nous séparait de la terre natale! Le gouverneur était inquiet; il appartenait à l'opinion battue; il s'ennuyait d'ailleurs dans cette retraite, convenable à un songe-creux de mon espèce, rude séjour pour un homme occupé d'affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout et fait disparaître le reste du monde. Mon hôte s'enquérait de la Révolution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il était à l'avant-garde du désert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix.

Un matin, j'étais allé seul au Cap-à-l'Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. Là, une eau hyémale formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m'assis au ressaut d'une roche, les pieds pendant sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne; elle avait les jambes nues, quoiqu'il fit froid, et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée; par-dessus ce mouchoir elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyères lilas sortait de son sein que modelait l'entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps elle se baissait et cueillait les feuilles d'une plante aromatique qu'on appelle dans l'île thé naturel. D'une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu'elle tenait de l'autre main. Elle m'aperçut: sans être effrayée, elle se vint asseoir à mon côté, posa son panier près d'elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil.

Une jeune marinière. Une jeune marinière.

Nous restâmes quelques minutes sans parler; enfin, je fus le plus courageux et je dis: «Que cueillez-vous là? la saison des lucets et des atocas est passée». Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me répondit: «Je cueillais du thé.» Elle me présenta son panier. «Vous portez ce thé à votre père et à votre mère? -- Mon père est à la pêche avec Guillaumy. -- Que faites-vous l'hiver dans l'île? -- Nous tressons des filets, nous pêchons les étangs, en faisant des trous dans la glace; le dimanche, nous allons à la messe et aux vêpres, ou nous chantons des cantiques; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. -- Votre père va bientôt revenir? -- Oh! non: le capitaine mène le navire à Gênes avec Guillaumy. -- Mais Guillaumy reviendra? -- Oh! oui, à la saison prochaine, au retour des pêcheurs. Il m'apportera dans sa pacotille un corset de soie rayée, un jupon de mousseline et un collier noir. -- Et vous serez parée pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier? -- Oh! non.»

Elle se leva, prit son panier, et se précipita par un sentier rapide, le long d'une sapinière. Elle chantait d'une voix sonore un cantique des Missions:

Tout brûlant d'une ardeur immortelle,
C'est vers Dieu que tendent mes désirs.

Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appelés aigrettes, à cause du panache de leur tête; elle avait l'air d'être de leur troupe. Arrivée à la mer, elle sauta dans un bateau, déploya la voile et s'assit au gouvernail; on l'eût prit pour la Fortune: elle s'éloigna de moi.

Oh! oui, oh! non, Guillaumy, l'image du jeune matelot sur une vergue, au milieu des vents, changeaient en terre de délices l'affreux rocher de Saint-Pierre:

L'isole di Fortuna, ora vedete [455].

Nous passâmes quinze jours dans l'île. De ses côtes désolées on découvre les rivages encore plus désolés de Terre-Neuve. Les mornes à l'intérieur étendent des chaînes divergentes dont la plus élevée se prolonge vers l'anse Rodrigue. Dans les vallons, la roche granitique, mêlée d'un mica rouge et verdâtre, se rembourre d'un matelas de sphaignes, de lichen et de dicranum.

De petits lacs s'alimentent du tribut des ruisseaux de la Vigie, du Courval, du Pain-de-Sucre, du Kergariou, de la Tête-Galante. Ces flaques sont connues sous le nom des Étangs-du-Savoyard, du Cap-Noir, du Ravenel, du Colombier, du Cap-à-l'Aigle. Quand les tourbillons fondent sur ces étangs, ils déchirent les eaux peu profondes, mettant à nu çà et là quelques portions de prairies sous-marines que recouvre subitement le voile retissu de l'onde.

La Flore de Saint-Pierre est celle de la Laponie et du détroit de Magellan. Le nombre des végétaux diminue en allant vers le pôle; au Spitzberg, on ne rencontre plus que quarante espèces de phanérogames. En changeant de localité, des races de plantes s'éteignent: les unes au nord, habitantes des steppes glacées, deviennent au midi des filles de la montagne: les autres, nourries dans l'atmosphère tranquille des plus épaisses forêts, viennent, en décroissant de force et de grandeur, expirer aux plages tourmenteuses de l'Océan. A Saint-Pierre, le myrtille marécageux (vaccinium fugilinosium) est réduit à l'état de traînasses; il sera bientôt enterré dans l'ouate et les bourrelets des mousses qui lui servent d'humus. Plante voyageuse, j'ai pris mes précautions pour disparaître au bord de la mer, mon site natal.

La pente des monticules de Saint-Pierre est plaquée de baumiers, d'amelanchiers, de palomiers, de mélèzes, de sapins noirs, dont les bourgeons servent à brasser une bière antiscorbutique. Ces arbres ne dépassent pas la hauteur d'un homme. Le vent océanique les étête, les secoue, les prosterne, à l'instar des fougères; puis, se glissant sous ces forêts en broussailles, il les relève; mais il n'y trouve ni troncs, ni rameaux, ni voûtes, ni échos pour y gémir, et il n'y fait pas plus de bruit que sur une bruyère.

Ces bois rachitiques contrastent avec les grands bois de Terre-Neuve dont on découvre le rivage voisin, et dont les sapins portent un lichen argenté (alectoria trichodes): les ours blancs semblent avoir accroché leur poil aux branches de ces arbres, dont ils sont les étranges grimpereaux. Les swamps de cette île de Jacques Cartier offrent des chemins battus par ces ours: on croirait voir les sentiers rustiques des environs d'une bergerie. Toute la nuit retentit des cris des animaux affamés; le voyageur ne se rassure qu'au bruit non moins triste de la mer; ces vagues, si insociables et si rudes, deviennent des compagnes et des amies.

La pointe septentrionale de Terre-Neuve arrive à la latitude du cap Charles Ier du Labrador; quelques degrés plus haut, commence le paysage polaire. Si nous en croyons les voyageurs, il est un charme à ces régions: le soir, le soleil, touchant la terre semble rester immobile, et remonte ensuite dans le ciel au lieu de descendre sous l'horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène brille, éclairée comme à la fois par les feux du couchant et la lumière de l'aurore: on ne sait si l'on assiste à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans nos bois, fait entendre un ramage plaintif. L'amour amène alors l'Esquimau sur le rocher de glace où l'attendait sa compagne: ces noces de l'homme aux dernières bornes de la terre ne sont ni sans pompe ni sans félicité.

*       *        *        *        *

Après avoir embarqué des vivres et remplacé l'ancre perdue à Graciosa, nous quittâmes Saint-Pierre. Cinglant au midi, nous atteignîmes la latitude de 38 degrés. Les calmes nous arrêtèrent à une petite distance des côtes du Maryland et de la Virginie. Au ciel brumeux des régions boréales avait succédé le plus beau ciel; nous ne voyions pas la terre, mais l'odeur des forêts de pins arrivait jusqu'à nous. Les aubes et les aurores, les levers et les couchers du soleil, les crépuscules et les nuits étaient admirables. Je ne me pouvais rassasier de regarder Vénus, dont les rayons semblaient m'envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide.

Un soir, je lisais dans la chambre du capitaine; la cloche de la prière sonna: j'allai mêler mes vœux à ceux de mes compagnons. Les officiers occupaient le gaillard d'arrière avec les passagers; l'aumônier, un livre à la main, un peu en avant d'eux, près du gouvernail; les matelots se pressaient pêle-mêle sur le tillac: nous nous tenions debout, le visage tourné vers la proue du vaisseau. Toutes les voiles étaient pliées.

Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes: on eût dit, par les balancements de la poupe, que l'astre radieux changeait à chaque instant d'horizon. Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l'ensemble dans le Génie du christianisme [456], mes sentiments religieux s'harmonisaient avec la scène; mais, hélas! quand j'y assistai en personne, le vieil homme était vivant en moi: ce n'était pas Dieu seul que je contemplais sur les flots, dans la magnificence de ses œuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle; j'aurais vendu l'éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu'elle palpitait derrière ce voile de l'univers qui la cachait à mes yeux. Oh! que n'était-il en ma puissance de déchirer le rideau pour presser la femme idéalisée contre mon cœur, pour me consumer sur son sein dans cet amour, source de mes inspirations, de mon désespoir et de ma vie! Tandis que je me laissais aller à ces mouvements si propres à ma carrière future de coureur des bois, il ne s'en fallut guère qu'un accident ne mit un terme à mes desseins et à mes songes.

La chaleur nous accablait; le vaisseau, dans un calme plat, sans voiles et trop chargé de ses mâts, était tourmenté du roulis: brûlé sur le pont et fatigué du mouvement, je me voulus baigner, et, quoique nous n'eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du beaupré à la mer. Tout alla d'abord à merveille, et plusieurs passagers m'imitèrent. Je nageais sans regarder le vaisseau; mais quand je vins à tourner la tête, je m'aperçus que le courant l'entraînait déjà loin. Les matelots, alarmés, avaient filé un grelin aux autres nageurs. Des requins se montraient dans les eaux du navire, et on leur tirait des coups de fusil pour les écarter. La houle était si grosse qu'elle retardait mon retour en épuisant mes forces. J'avais un gouffre au-dessous de moi, et les requins pouvaient à tout moment m'emporter un bras ou une jambe. Sur le bâtiment, le maître d'équipage cherchait à descendre un canot dans la mer, mais il fallait établir un palan, et cela prenait un temps considérable.

Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva; le vaisseau, gouvernant un peu, s'approcha de moi; je me pus emparer de la corde; mais les compagnons de ma témérité s'étaient accrochés à cette corde; quand on nous tira au flanc du bâtiment, me trouvant à l'extrémité de la file, ils pesaient sur moi de tout leur poids. On nous repêcha ainsi un à un, ce qui fut long. Les roulis continuaient; à chacun de ces roulis en sens opposé, nous plongions de six ou sept pieds dans la vague, ou nous étions suspendus en l'air à un même nombre de pieds, comme des poissons au bout d'une ligne; à la dernière immersion, je me sentis prêt à m'évanouir; un roulis de plus, et c'en était fait. On me hissa sur le pont à demi mort: si je m'étais noyé, le bon débarras pour moi et pour les autres!

Deux jours après cet accident, nous aperçûmes la terre. Le cœur me battit quand le capitaine me la montra: l'Amérique! Elle était à peine déclinée par la cime de quelques érables sortant de l'eau. Les palmiers de l'embouchure du Nil m'indiquèrent depuis le rivage de l'Égypte de la même manière. Un pilote vint à bord; nous entrâmes dans la baie de Chesapeake. Le soir même, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais. Je me joignis au parti et bientôt je foulai le sol américain.

Promenant mes regards autour de moi, je demeurai quelques instants immobile. Ce continent, peut-être ignoré pendant la durée des temps anciens et un grand nombre de siècles modernes; les premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes destinées depuis l'arrivée de Christophe Colomb; la domination des monarchies de l'Europe ébranlée dans ce nouveau monde: la vieille société finissant dans la jeune Amérique; une république d'un genre inconnu annonçant un changement dans l'esprit humain; la part que mon pays avait eue à ces événements; ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon et au sang français; un grand homme sortant du milieu des discordes et des déserts; Washington habitant une ville florissante, dans le même lieu où Guillaume Penn avait acheté un coin de forêts; les États-Unis renvoyant à la France la révolution que la France avait soutenue de ses armes; enfin mes propres destins, ma muse vierge que je venais livrer à la passion d'une nouvelle nature; les découvertes que je voulais tenter dans ces déserts; lesquels étendaient encore leur large royaume derrière l'étroit empire d'une civilisation étrangère: telles étaient les choses qui roulaient dans mon esprit.

Nous nous avançâmes vers une habitation. Des bois de baumiers et de cèdres de la Virginie, des oiseaux-moqueurs et des cardinaux, annonçaient, par leur port et leur ombre, par leur chant et leur couleur, un autre climat. La maison où nous arrivâmes au bout d'une demi-heure tenait de la ferme d'un Anglais et de la case d'un créole. Des troupeaux de vaches européennes pâturaient les herbages entourés de claires-voies, dans lesquelles se jouaient des écureuils à peau rayée. Des noirs sciaient des pièces de bois, des blancs cultivaient des plants de tabac. Une négresse de treize à quatorze ans, presque nue, d'une beauté singulière, nous ouvrit la barrière de l'enclos comme une jeune Nuit. Nous achetâmes des gâteaux de maïs, des poules, des œufs, du lait, et nous retournâmes au bâtiment avec nos dames-jeannes et nos paniers. Je donnai mon mouchoir de soie à la petite Africaine: ce fut une esclave qui me reçut sur la terre de la liberté.

On désancra pour gagner la rade et le port de Baltimore: en approchant, les eaux se rétrécirent; elles étaient lisses et immobiles: nous avions l'air de remonter un fleuve indolent bordé d'avenues. Baltimore s'offrit à nous comme au fond d'un lac. En regard de la ville, s'élevait une colline boisée, au pied de laquelle on commençait à bâtir. Nous amarrâmes au quai du port. Je dormis à bord et n'atterris que le lendemain. J'allai loger à l'auberge avec mes bagages; les séminaristes se retirèrent à l'établissement préparé pour eux, d'où ils se sont dispersés en Amérique.

Qu'est devenu Francis Tulloch? La lettre suivante m'a été remise à Londres, le 12 du mois d'avril 1822:

«Trente ans s'étant écoulés, mon très cher vicomte, depuis l'époch de notre voyage à Baltimore, il est très possible que vous ayez oublié jusqu'à mon nom; mais à juger d'après les sentiments de mon cœur, qui vous a toujours été vrai et loyal, ce n'est pas ainsi, et je me flatte que vous ne seriez pas fâché de me revoir. Presque en face l'un de l'autre (comme vous verrez par la date de cette lettre), je ne sens que trop que bien des choses nous séparent. Mais témoignez le moindre désir de me voir, et je m'empresserai de vous prouver, autant qu'il me sera possible, que je suis toujours, comme j'ai toujours été, votre fidèle et dévoué,

Franc. Tulloch.

P. S. -- Le rang distingué que vous vous êtes acquis et que vous méritez par tant de titres, m'est devant les yeux; mais le souvenir du chevalier de Chateaubriand m'est si cher, que je ne puis vous écrire (au moins cette fois-ci) comme ambassadeur, etc., etc. Ainsi pardonnez le style en faveur de notre ancienne alliance.

Vendredi, 12 avril.

Portland Place, nº 30.»

Ainsi, Tulloch était à Londres; il ne s'est point fait prêtre, il s'est marié; son roman est fini comme le mien. Cette lettre dépose en faveur de la véracité de mes Mémoires, et de la fidélité de mes souvenirs. Qui aurait rendu témoignage d'une alliance et d'une amitié formées il y a trente ans sur les flots, si la partie contractante ne fût survenue? et quelle perspective morne et rétrograde me déroule cette lettre! Tulloch se retrouvait en 1822 dans la même ville que moi, dans la même rue que moi; la porte de sa maison était en face de la mienne, ainsi que nous nous étions rencontrés dans le même vaisseau, sur le même tillac, cabine vis-à-vis cabine. Combien d'autres amis je ne rencontrerai plus! L'homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes: il n'y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu'ils passent; lorsqu'il en fait la revue et qu'il les nomme, ils répondent: «Présents!» Aucun ne manque à l'appel.

*       *        *        *        *

Baltimore, comme toutes les autres métropoles des États-Unis, n'avait pas l'étendue qu'elle a maintenant, c'était une jolie petite ville catholique, propre, animée, où les mœurs et la société avaient une grande affinité avec les mœurs et la société de l'Europe. Je payai mon passage au capitaine et lui donnai un dîner d'adieu. J'arrêtai ma place au stage-coach qui faisait trois fois la semaine le voyage de Pensylvanie. A quatre heures du matin, j'y montai, et me voilà roulant sur les chemins du Nouveau Monde.

La route que nous parcourûmes, plutôt tracée que faite, traversait un pays assez plat: presque point d'arbres, fermes éparses, villages clair-semés, climat de la France, hirondelles volant sur les eaux comme sur l'étang de Combourg.

En approchant de Philadelphie, nous rencontrâmes des paysans allant au marché, des voitures publiques et des voitures particulières. Philadelphie me parut une belle ville, les rues larges, quelques-unes plantées, se coupant à l'angle droit dans un ordre régulier du nord au sud et de l'est à l'ouest. La Delaware coule parallèlement à la rue qui suit son bord occidental. Cette rivière serait considérable en Europe: on n'en parle pas en Amérique; ses rives sont basses et peu pittoresques.

A l'époque de mon voyage (1791), Philadelphie ne s'étendait pas encore jusqu'à la Shuylkill; le terrain, en avançant vers cet affluent, était divisé par lots, sur lesquels on construisait çà et là des maisons.

L'aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des États-Unis, ce sont les grandes œuvres de l'architecture; la Réformation jeune d'âge, qui ne sacrifie point à l'imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l'antique religion catholique a couronné l'Europe. Aucun monument, à Philadelphie, à New-York, à Boston, une pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits: l'œil est attristé de ce niveau.

Descendu d'abord à l'auberge, je pris ensuite un appartement dans une pension où logeaient des colons de Saint-Domingue, et des Français émigrés avec d'autres idées que les miennes. Une terre de liberté offrait un asile à ceux qui fuyaient la liberté: rien ne prouve mieux le haut prix des institutions généreuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans une pure démocratie.

Un homme, débarqué comme moi aux États-Unis, plein d'enthousiasme pour les peuples classiques, un colon qui cherchait partout la rigidité des premières mœurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver partout le luxe des équipages, la frivolité des conversations, l'inégalité des fortunes, l'immoralité des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. A Philadelphie j'aurais pu me croire à Liverpool ou à Bristol. L'apparence du peuple était agréable: les quakeresses avec leurs robes grises, leurs petits chapeaux uniformes et leurs visages pâles, paraissaient belles.

A cette heure de ma vie, j'admirais beaucoup les républiques, bien que je ne les crusse pas possibles à l'époque du monde où nous étions parvenus: je connaissais la liberté à la manière des anciens, la liberté, fille des mœurs dans une société naissante; mais j'ignorais la liberté fille des lumières et d'une vieille civilisation, liberté dont la république représentative a prouvé la réalité: Dieu veuille qu'elle soit durable! On n'est plus obligé de labourer soi-même son petit champ, de maugréer les arts et les sciences, d'avoir des ongles crochus et la barbe sale pour être libre.

Lorsque j'arrivai à Philadelphie, le général Washington n'y était pas; je fus obligé de l'attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits à grandes guides. Washington, d'après mes idées d'alors, était nécessairement Cincinnatus; Cincinnatus en carrosse dérangeait un peu ma république de l'an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait-il être autre qu'un rustre, piquant ses bœufs de l'aiguillon et tenant le manche de sa charrue? Mais quand j'allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicité du vieux Romain.

Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines, était le palais du président des États-Unis [457]: point de gardes, pas même de valets. Je frappai; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le général était chez lui; elle me répondit qu'il y était. Je répliquai que j'avais une lettre à lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile à prononcer en anglais et qu'elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement: «Walk in, sir; entrez, monsieur» et elle marcha devant moi dans un de ces étroits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises: elle m'introduisit dans un parloir où elle me pria d'attendre le général.

Je n'étais pas ému; la grandeur de l'âme ou celle de la fortune ne m'imposent point: j'admire la première sans en être écrasé; la seconde m'inspire plus de pitié que de respect: visage d'homme ne me troublera jamais.

Au bout de quelques minutes, le général entra: d'une grande taille, d'un air calme et froid plutôt que noble, il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence; il l'ouvrit, courut à la signature qu'il lut tout haut avec exclamation: «Le colonel Armand!» C'est ainsi qu'il l'appelait et qu'avait signé le marquis de la Rouërie.

Nous nous assîmes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me répondait par monosyllabes anglais et français, et m'écoutait avec une sorte d'étonnement; je m'en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité: «Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l'avez fait. -- Well, well, young man!, Bien, bien, jeune homme,» s'écria-t-il en me tendant la main. Il m'invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes.

Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n'étions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la Révolution française. Le général nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l'ai déjà remarqué, étaient des jouets assez niais qu'on se distribuait alors. Les expéditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au président des États-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la liberté à la France et à l'Amérique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille, il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la Révolution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l'Édit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine démolit le temple protestant à Charenton, avec autant de zèle qu'elle dévasta l'église de Saint-Denis en 1793.

Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et ne l'ai jamais revu; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage.

Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libérateur d'un monde. Washington est descendu dans la tombe [458] avant qu'un peu de bruit se soit attaché à mes pas; j'ai passé devant lui comme l'être le plus inconnu; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité; mon nom n'est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire: heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi! je m'en suis senti échauffé le reste de ma vie: il y a une vertu dans les regards d'un grand homme.

*       *        *        *        *

Bonaparte achève à peine de mourir. Puisque je viens de heurter à la porte de Washington, le parallèle entre le fondateur des États-Unis et l'empereur des Français se présente naturellement à mon esprit; d'autant mieux qu'au moment où je trace ces lignes, Washington lui-même n'est plus. Ercilla, chantant et bataillant dans le Chili, s'arrête au milieu de son voyage pour raconter la mort de Didon [459]; moi je m'arrête au début de ma course dans la Pensylvanie pour comparer Washington à Bonaparte. J'aurais pu ne m'occuper d'eux qu'à l'époque où je rencontrai Napoléon; mais si je venais à toucher ma tombe avant d'avoir atteint dans ma chronique l'année 1814, on ne saurait donc rien de ce que j'aurais à dire des deux mandataires de la Providence? Je me souviens de Castelnau: ambassadeur comme moi en Angleterre, il écrivait comme moi une partie de sa vie à Londres. A la dernière page du livre VIIe, il dit à son fils: «Je traiterai de ce fait au VIIIe livre,» et le VIIIe livre des Mémoires de Castelnau n'existe pas: cela m'avertit de profiter de la vie [460].

Washington n'appartient pas, comme Bonaparte, à cette race qui dépasse la stature humaine. Rien d'étonnant ne s'attache à sa personne; il n'est point placé sur un vaste théâtre; il n'est point aux prises avec les capitaines les plus habiles, et les plus puissants monarques du temps; il ne court point de Memphis à Vienne, de Cadix à Moscou: il se défend avec une poignée de citoyens sur une terre sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d'Arbelle et de Pharsale; il ne renverse point les trônes pour en recomposer d'autres avec leurs débris; il ne fait point dire aux rois à sa porte:

Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie [461].

Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington; il agit avec lenteur; on dirait qu'il se sent chargé de la liberté de l'avenir et qu'il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d'une nouvelle espèce: ce sont celles de son pays; il ne se permet pas de jouer de ce qui ne lui appartient pas; mais de cette profonde humilité quelle lumière va jaillir! Cherchez les bois où brilla l'épée de Washington: qu'y trouvez-vous? Des tombeaux? Non; un monde! Washington a laissé les États-Unis pour trophée sur son champ de bataille.

*       *        *        *        *

Bonaparte n'a aucun trait de ce grave Américain: il combat avec fracas sur une vieille terre; il ne veut créer que sa renommée; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s'écoulera vite; il se hâte de jouir et d'abuser de sa gloire, comme d'une jeunesse fugitive. A l'instar des dieux d'Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il paraît sur tous les rivages; il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d'une main il terrasse les rois, de l'autre il abat le géant révolutionnaire; mais en écrasant l'anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est récompensé selon ses œuvres: Washington élève une nation à l'indépendance; magistrat en repos, il s'endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération des peuples.

Bonaparte ravit à une nation son indépendance: empereur déchu, il est précipité dans l'exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l'Océan. Il expire: cette nouvelle, publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant fit proclamer tant de funérailles, n'arrête ni n'étonne le passant: qu'avaient à pleurer les citoyens?

La république de Washington subsiste; l'empire de Bonaparte est détruit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la démocratie; nés tous deux de la liberté, le premier lui fut fidèle, le second la trahit.

Washington a été le représentant des besoins, des idées, des lumières, des opinions de son époque; il a secondé, au lieu de le contrarier, le mouvement des esprits; il a voulu ce qu'il devait vouloir, la chose même à laquelle il était appelé: de là la cohérence et la perpétuité de son ouvrage. Cette homme qui frappe peu, parce qu'il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays: sa gloire est le patrimoine de la civilisation; sa renommée s'élève comme un de ces sanctuaires publics où coule une source féconde et intarissable.

Bonaparte pouvait enrichir également le domaine commun; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave, la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd'hui le rang occupé par lui, s'il eût joint la magnanimité à ce qu'il avait d'héroïque, si, Washington et Bonaparte à la fois, il eût nommé la liberté légataire universelle de sa gloire!

Mais ce géant ne liait point ses destinées à celles de ses contemporains; son génie appartenait à l'âge moderne: son ambition était des vieux jours; il ne s'aperçut pas que les miracles de sa vie excédaient la valeur d'un diadème, et que cet ornement gothique lui siérait mal. Tantôt il se précipitait sur l'avenir, tantôt il reculait vers le passé; et, soit qu'il remontât ou suivît le cours du temps, par sa force prodigieuse, il entraînait ou repoussait les flots. Les hommes ne furent à ses yeux qu'un moyen de puissance; aucune sympathie ne s'établit entre leur bonheur et le sien: il avait promis de les délivrer, il les enchaîna; il s'isola d'eux, ils s'éloignèrent de lui. Les rois d'Égypte plaçaient leurs pyramides funèbres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stériles; ces grands tombeaux s'élèvent comme l'éternité dans la solitude: Bonaparte a bâti à leur image le monument de sa renommée.

*       *        *        *        *

J'étais impatient de continuer mon voyage. Ce n'étaient pas les Américains que j'étais venu voir, mais quelque chose de tout à fait différent des hommes que je connaissais, quelque chose plus d'accord avec l'ordre habituel de mes idées; je brûlais de me jeter dans une entreprise pour laquelle je n'avais rien de préparé que mon imagination et mon courage.

Quand je formai le projet de découvrir le passage au nord-ouest, on ignorait si l'Amérique septentrionale s'étendait sous le pôle en rejoignant le Groënland, ou si elle se terminait à quelque mer contiguë à la baie d'Hudson et au détroit de Behring. En 1772, Hearn avait découvert la mer à l'embouchure de la rivière de la Mine-de-Cuivre, par les 71 degrés 15 minutes de latitude nord, et les 119 degrés 15 minutes de longitude ouest de Greenwich [462].

Sur la côte de l'océan Pacifique, les efforts du capitaine Cook et ceux des navigateurs subséquents avaient laissé des doutes. En 1787, un vaisseau disait être entré dans une mer intérieure de l'Amérique septentrionale; selon le récit du capitaine de ce vaisseau, tout ce qu'on avait pris pour la côte non interrompue au nord de la Californie n'était qu'une chaîne d'îles extrêmement serrées. L'amirauté d'Angleterre envoya Vancouver vérifier ces rapports qui se trouvèrent faux. Vancouver n'avait point encore fait son second voyage.

Aux États-Unis, en 1791, on commençait à s'entretenir de la course de Mackenzie: parti le 3 juin 1789 du fort Chipewan, sur le lac des Montagnes, il descendit à la mer du pôle par le fleuve auquel il a donné son nom.

Cette découverte aurait pu changer ma direction et me faire prendre ma route droit au nord; mais je me serais fait scrupule d'altérer le plan arrêté entre moi et M. de Malesherbes. Ainsi donc, je voulais marcher à l'ouest, de manière à intersecter la côte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie; de là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prétendais reconnaître le détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l'Amérique, descendre à l'Est le long des rivages de la mer polaire, et rentrer dans les États-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et le Canada.

Quels moyens avais-je d'exécuter cette prodigieuse pérégrination? aucun. La plupart des voyageurs français ont été des hommes isolés, abandonnés à leurs propres forces; il est rare que le gouvernement ou des compagnies les aient employés ou secourus. Des Anglais, des Américains, des Allemands, des Espagnols, des Portugais ont accompli, à l'aide du concours des volontés nationales, ce que chez nous des individus délaissés ont commencé en vain. Mackenzie, et après lui plusieurs autres, au profit des États-Unis et de la Grande-Bretagne, ont fait sur la vastitude de l'Amérique des conquêtes que j'avais rêvées pour agrandir ma terre natale. En cas de succès, j'aurais eu l'honneur d'imposer des noms français à des régions inconnues, de doter mon pays d'une colonie sur l'océan Pacifique, d'enlever le riche commerce des pelleteries à une puissance rivale, d'empêcher cette rivale de s'ouvrir un plus court chemin aux Indes, en mettant la France elle-même en possession de ce chemin. J'ai consigné ces projets dans l'Essai historique, publié à Londres en 1796 [463], et ces projets étaient tirés du manuscrit de mes voyages écrit en 1791. Ces dates prouvent que j'avais devancé par mes vœux et par mes travaux les derniers explorateurs des glaces arctiques.

Je ne trouvai aucun encouragement à Philadelphie. J'entrevis dès lors que le but de ce premier voyage serait manqué, et que ma course ne serait que le prélude d'un second et plus long voyage. J'en écrivis en ce sens à M. de Malesherbes, et, en attendant l'avenir, je promis à la poésie ce qui serait perdu pour la science. En effet, si je ne rencontrai pas en Amérique ce que j'y cherchais, le monde polaire, j'y rencontrai une nouvelle muse.

Un stage-coach, semblable à celui qui m'avait amené de Baltimore, me conduisit de Philadelphie à New-York, ville gaie, peuplée, commerçante, qui cependant était loin d'être ce qu'elle est aujourd'hui, loin de ce qu'elle sera dans quelques années; car les États-Unis croissent plus vite que ce manuscrit. J'allai en pèlerinage à Boston saluer le premier champ de bataille de la liberté américaine. J'ai vu les champs de Lexington; j'y cherchai, comme depuis à Sparte, la tombe de ces guerriers qui moururent pour obéir aux saintes lois de la patrie [464]. Mémorable exemple de l'enchaînement des choses humaines! un bill de finances, passé dans le Parlement d'Angleterre en 1765, élève un nouvel empire sur la terre en 1782, et fait disparaître du monde un des plus antiques royaumes de l'Europe en 1789!

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Je m'embarquai à New-York sur le paquebot qui faisait voile pour Albany, situé en amont de la rivière du Nord. La société était nombreuse. Vers le soir de la première journée, on nous servit une collation de fruits et de lait; les femmes étaient assises sur les bancs du tillac, et les hommes sur le pont, à leurs pieds. La conversation ne se soutint pas longtemps: à l'aspect d'un beau tableau de la nature, on tombe involontairement dans le silence. Tout à coup, je ne sais qui s'écria: «Voilà l'endroit où Asgill [465] fut arrêté.» On pria une quakeresse de Philadelphie de chanter la complainte connue sous le nom d'Asgill. Nous étions entre des montagnes; la voix de la passagère expirait sur la vague, ou se renflait lorsque nous rasions de plus près la rive. La destinée d'un jeune soldat, amant, poète et brave, honoré de l'intérêt de Washington et de la généreuse intervention d'une reine infortunée, ajoutait un charme au romantique de la scène. L'ami que j'ai perdu, M. de Fontanes, laissa tomber de courageuses paroles en mémoire d'Asgill, quand Bonaparte se disposait à monter au trône où s'était assise Marie-Antoinette [466]. Les officiers américains semblaient touchés du chant de la Pensylvanienne: le souvenir des troubles passés de la patrie leur rendait plus sensible le calme du moment présent. Ils contemplaient avec émotion ces lieux naguère chargés de troupes, retentissant du bruit des armes, maintenant ensevelis dans une paix profonde; ces lieux dorés des derniers feux du jour, animés du sifflement des cardinaux, du roucoulement des palombes bleues, du chant des oiseaux-moqueurs, et dont les habitants, accoudés sur des clôtures frangées de bignonias, regardaient notre barque passer au-dessous d'eux.

Arrivé à Albany, j'allai chercher un M. Swift, pour lequel on m'avait donné une lettre. Ce M. Swift trafiquait de pelleteries avec des tribus indiennes enclavées dans le territoire cédé par l'Angleterre aux États-Unis; car les puissances civilisées, républicaines et monarchiques, se partagent sans façon en Amérique des terres qui ne leur appartiennent pas. Après m'avoir entendu, M. Swift me fit des objections très raisonnables. Il me dit que je ne pouvais pas entreprendre de prime abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglais, américains, espagnols, où je serais forcé de passer, un voyage de cette importance; que, quand j'aurais le bonheur de traverser tant de solitudes, j'arriverais à des régions glacées où je périrais de froid et de faim: il me conseilla de commencer par m'acclimater, m'invita à apprendre le sioux, l'iroquois et l'esquimau, à vivre au milieu des coureurs de bois et des agents de la baie d'Hudson. Ces expériences préliminaires faites, je pourrais alors, dans quatre ou cinq ans, avec l'assistance du gouvernement français, procéder à ma hasardeuse mission.

Ces conseils, dont au fond je reconnaissais la justesse, me contrariaient. Si je m'en étais cru, je serais parti tout droit pour aller au pôle, comme on va de Paris à Pontoise. Je cachai à M. Swift mon déplaisir; je le priai de me procurer un guide et des chevaux pour me rendre à Niagara et à Pittsbourg: à Pittsbourg, je descendrais l'Ohio et je recueillerais des notions utiles à mes futurs projets. J'avais toujours dans la tête mon premier plan de route.

M. Swift engagea à mon service un Hollandais qui parlait plusieurs dialectes indiens. J'achetai deux chevaux et je quittai Albany.

Tout le pays qui s'étend aujourd'hui entre le territoire de cette ville et celui de Niagara est habité et défriché; le canal de New-York le traverse; mais alors une grande partie de ce pays était déserte.

Lorsque après avoir passé le Mohawk, j'entrai dans des bois qui n'avaient jamais été abattus, je fus pris d'une sorte d'ivresse d'indépendance: j'allais d'arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant: «Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d'hommes.» Et, pour essayer si j'étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté qui faisaient enrager mon guide, lequel, dans son âme, me croyait fou.

Hélas! je me figurais être seul dans cette forêt où je levais une tête si fière! tout à coup je vins m'énaser contre un hangar. Sous ce hangar s'offrent à mes yeux ébaubis les premiers sauvages que j'aie vus de ma vie. Ils étaient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet (c'était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d'ours. Il avait été marmiton au service du général Rochambeau [467], pendant la guerre d'Amérique. Demeuré à New-York après le départ de notre armée, il se résolut d'enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s'étant agrandies avec le succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours: «Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses.» Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers; en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal; il criait aux Iroquois: A vos places! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons [468].

N'était-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau que cette introduction à la vie sauvage par un bal que l'ancien marmiton du général Rochambeau donnait à des Iroquois? J'avais grande envie de rire, mais j'étais cruellement humilié.

*       *        *        *        *

J'achetai des Indiens un habillement complet: deux peaux d'ours, l'une pour demi-toge, l'autre pour lit. Je joignis à mon nouvel accoutrement la calotte de drap rouge à côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert; je portais la barbe longue: j'avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m'invita à une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain, pour dépister un carcajou.

Cette race d'animaux est presque entièrement détruite dans le Canada, ainsi que celle des castors.

Nous nous embarquâmes avant le jour pour remonter une rivière sortant du bois où l'on avait aperçu le carcajou. Nous étions une trentaine, tant Indiens que coureurs de bois américains et canadiens: une partie de la troupe côtoyait, avec les meutes, la marche de la flotille, et des femmes portaient nos vivres.

Nous ne rencontrâmes pas le carcajou; mais nous tuâmes des loups-cerviers et des rats musqués. Jadis les Indiens menaient un grand deuil lorsqu'ils avaient immolé, par mégarde, quelques-uns de ces derniers animaux, la femelle du rat musqué étant, comme chacun le sait, la mère du genre humain. Les Chinois, meilleurs observateurs, tiennent pour certain que le rat se change en caille, la taupe en loriot.

Des oiseaux de rivière et des poissons fournirent abondamment notre table. On accoutume les chiens à plonger; quand ils ne vont pas à la chasse, ils vont à la pêche: ils se précipitent dans les fleuves et saisissent le poisson jusqu'au fond de l'eau. Un grand feu autour duquel nous nous placions servait aux femmes pour les apprêts de notre repas.

Il fallait nous coucher horizontalement, le visage contre terre, pour nous mettre les yeux à l'abri de la fumée, dont le nuage flottant au-dessus de nos têtes, nous garantissait tellement quellement de la piqûre des maringouins.

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies: diminués de taille à mesure que la matière diminuait d'énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouveraient aujourd'hui à l'état d'insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d'aujourd'hui.

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M. Violet m'offrit ses lettres de créance pour les Onondagas, reste d'une des six nations iroquoises. J'arrivai d'abord au lac des Onondagas. Le Hollandais choisit un lieu propre à établir notre camp: une rivière sortait du lac; notre appareil fut dressé dans la courbe de cette rivière. Nous fichâmes en terre, à six pieds de distance l'un de l'autre, deux piquets fourchus; nous suspendîmes horizontalement dans l'endentement de ces piquets une longue perche. Des écorces de bouleau, un bout appuyé sur le sol, l'autre sur la gaule transversale, formèrent le toit incliné de notre palais. Nos selles devaient nous servir d'oreillers et nos manteaux de couvertures. Nous attachâmes des sonnettes au cou de nos chevaux et nous les lâchâmes dans les bois près de notre camp: ils ne s'en éloignèrent pas.

Lorsque, quinze ans plus tard, je bivaquais dans les sables du désert du Sabba, à quelques pas du Jourdain, au bord de la mer Morte, nos chevaux, ces fils légers de l'Arabie, avaient l'air d'écouter les contes du scheick, et de prendre part à l'histoire d'Antar et du cheval de Job [469].

LA JEUNE INDIENNE LA JEUNE INDIENNE

Il n'était guère que quatre heures après midi lorsque nous fûmes huttés. Je pris mon fusil et j'allai flâner dans les environs. Il y avait peu d'oiseaux. Un couple solitaire voltigeait seulement devant moi, comme ces oiseaux que je suivais dans mes bois paternels; à la couleur du mâle, je reconnus le passereau blanc, passer nivalis des ornithologistes. J'entendis aussi l'orfraie, fort bien caractérisée par sa voix. Le vol de l'exclamateur m'avait conduit à un vallon resserré entre des hauteurs nues et pierreuses; à mi-côte s'élevait une méchante cabane; une vache maigre errait dans un pré au-dessous.

J'aime les petits abris: «A chico pajarillo chico nidillo, à petit oiseau, petit nid.» Je m'assis sur la pente en face de la hutte plantée sur le coteau opposé.

Au bout de quelques minutes, j'entendis des voix dans le vallon: trois hommes conduisaient cinq ou six vaches grasses; ils les mirent paître et éloignèrent à coups de gaule la vache maigre. Une femme sauvage sortit de la hutte, s'avança vers l'animal effrayé et l'appelait. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un petit mugissement. Les planteurs menacèrent de loin l'Indienne, qui revint à sa cabane. La vache la suivit.

Je me levai, descendis la rampe de la côte, traversai le vallon et, montant la colline parallèle, j'arrivai à la hutte.

Je prononçai le salut qu'on m'avait appris: «Siegoh! Je suis venu!» l'Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la répétition d'usage: «Vous êtes venu», ne répondit rien. Alors je caressai la vache: le visage jaune et attristé de l'Indien ne laissa paraître des signes d'attendrissement. J'étais ému de ces mystérieuses relations de l'infortune: il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n'ont été pleurés de personne.

Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s'avança et vint passer la main sur le front de sa compagne de misère et de solitude.

Encouragé par cette marque de confiance, je dis en anglais, car j'avais épuisé mon indien: «Elle est bien maigre!» L'Indienne repartit en mauvais anglais: «Elle mange fort peu, she eats very little. -- On l'a chassée rudement», repris-je. Et la femme répondit: «Nous sommes accoutumées à cela toutes deux, both.» Je repris: «Cette prairie n'est donc pas à vous?» Elle répondit: «Cette prairie était à mon mari qui est mort. Je n'ai point d'enfants, et les chairs blanches mènent leurs vaches dans ma prairie.»

Je n'avais rien à offrir à cette créature de Dieu. Nous nous quittâmes, mon hôtesse me dit beaucoup de chose que je ne compris point; c'étaient sans doute des souhaits de prospérité; s'ils n'ont pas été entendus du ciel, ce n'est pas la faute de celle qui priait, mais l'infirmité de celui pour qui la prière était offerte. Toutes les âmes n'ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas également des moissons.

Je retournai à mon ajoupa, où m'attendait une collation de pommes de terre et de maïs. La soirée fut magnifique: le lac, uni comme une glace sans tain, n'avait pas une ride; la rivière baignait en murmurant notre presqu'île, que les calycanthes parfumaient de l'odeur de la pomme. Le weep-poor-will répétait son chant: nous l'entendions, tantôt plus près, tantôt plus loin, suivant que l'oiseau changeait le lieu de ses appels amoureux. Personne ne m'appelait. Pleure, pauvre William! weep, poor Will!

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Le lendemain, j'allai rendre visite au sachem des Onondagas; j'arrivai à son village à dix heures du matin. Aussitôt je fus environné de jeunes sauvages qui me parlaient dans leur langue, mêlée de phrases anglaises et de quelques mots français; ils faisaient grand bruit, et avaient l'air joyeux, comme les premiers Turcs que je vis depuis à Coron, en débarquant sur le sol de la Grèce. Ces tribus indiennes, enclavées dans les défrichements des blancs, ont des chevaux et des troupeaux; leurs cabanes sont remplies d'ustensiles achetés, d'un côté, à Québec, à Montréal, à Niagara, à Détroit, et, de l'autre, aux marchés des États-Unis.

Quand on parcourut l'intérieur de l'Amérique septentrionale, on trouva dans l'état de nature, parmi les diverses nations sauvages, les différentes formes de gouvernement connues des peuples civilisés. L'Iroquois appartenait à une race qui semblait destinée à conquérir les races indiennes, si des étrangers n'étaient venus épuiser ses veines et arrêter son génie. Cet homme intrépide ne fut point étonné des armes à feu, lorsque pour la première fois on en usa contre lui; il tint ferme au sifflement des balles et au bruit du canon, comme s'il les eût entendus toute sa vie; il n'eut pas l'air d'y faire plus d'attention qu'à un orage. Aussitôt qu'il se put procurer un mousquet, il s'en servit mieux qu'un Européen. Il n'abandonna pas pour cela le casse-tête, le couteau de scalpe, l'arc et la flèche; mais il y ajouta la carabine, le pistolet, le poignard et la hache: il semblait n'avoir jamais assez d'armes pour sa valeur. Doublement paré des instruments meurtriers de l'Europe et de l'Amérique, la tête ornée de panaches, les oreilles découpées, le visage bariolé de diverses couleurs, les bras tatoués et pleins de sang, ce champion du Nouveau Monde devint aussi redoutable à voir qu'à combattre, sur le rivage qu'il défendit pied à pied contre les envahisseurs.

Le sachem des Onondagas était un vieil Iroquois dans toute la rigueur du mot; sa personne gardait la tradition des anciens temps du désert.

Les relations anglaises ne manquent jamais d'appeler le sachem indien the old gentleman. Or, le vieux gentilhomme est tout nu; il a une plume ou une arête de poisson passée dans ses narines, et couvre quelquefois sa tête, rase et ronde comme un fromage, d'un chapeau bordé à trois cornes, en signe d'honneur européen. Velly ne peint pas l'histoire avec la même vérité? Le cheftain franc Khilpérick se frottait les cheveux avec du beurre aigre, infundens acido comam butyro, se barbouillait les joues de vert, et portait une jaquette bigarrée ou un sayon de peau de bête; il est représenté par Velly comme un prince magnifique jusqu'à l'ostentation dans ses meubles et dans ses équipages, voluptueux jusqu'à la débauche, croyant à peine en Dieu, dont les ministres étaient le sujet de ses railleries.

Le sachem Onondagas me reçut bien et me fit asseoir sur une natte. Il parlait anglais et entendait le français; mon guide savait l'iroquois: la conversation fut facile. Entre autres choses, le vieillard me dit que, quoique sa nation eût toujours été en guerre avec la mienne, il l'avait toujours estimée. Il se plaignit des Américains; il les trouvait injustes et avides, et regrettait que dans le partage des terres indiennes sa tribu n'eût pas augmenté le lot des Anglais.

Les femmes nous servirent un repas. L'hospitalité est la dernière vertu restée aux sauvages au milieu de la civilisation européenne; on sait quelle était autrefois cette hospitalité; le foyer avait la puissance de l'autel.

Lorsqu'une tribu était chassée de ses bois, ou lorsqu'un homme venait demander l'hospitalité, l'étranger commençait ce qu'on appelait la danse du suppliant; l'enfant touchait le seuil de la porte et disait: «Voici l'étranger!» Et le chef répondait: «Enfant, introduis l'homme dans la hutte.» L'étranger, entrant sous la protection de l'enfant, s'allait asseoir sur la cendre du foyer. Les femmes disaient le chant de la consolation: «L'étranger a retrouvé une mère et une femme; le soleil se lèvera et se couchera pour lui comme auparavant.»

Ces usages semblent empruntés des Grecs: Thémistocle, chez Admète, embrasse les pénates et le jeune fils de son hôte (j'ai peut-être foulé à Mégare l'âtre de la pauvre femme sous lequel fut cachée l'urne cinéraire de Phocion [470]); et Ulysse, chez Alcinoüs, implore Arété: «Noble Arété, fille de Rhexénor, après avoir souffert des maux cruels, je me jette à vos pieds... [471]» En achevant ces mots, le héros s'éloigne et va s'asseoir sur la cendre du foyer. -- Je pris congé du vieux sachem. Il s'était trouvé à la prise de Québec. Dans les honteuses années du règne de Louis XV, l'épisode de la guerre du Canada vient nous consoler comme une page de notre ancienne histoire retrouvée à la Tour de Londres.

Montcalm, chargé sans secours de défendre le Canada contre des forces souvent rafraîchies et le quadruple des siennes, lutte avec succès pendant deux années; il bat lord Loudon et le général Abercromby. Enfin la fortune l'abandonne; blessé sous les murs de Québec, il tombe, et deux jours après il rend le dernier soupir: ses grenadiers l'enterrent dans le trou creusé par une bombe, fosse digne de l'honneur de nos armes! Son noble ennemi Wolfe meurt en face de lui; il paye de sa vie celle de Montcalm et la gloire d'expirer sur quelques drapeaux français.

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Nous voilà, mon guide et moi, remontés à cheval. Notre route, devenue plus pénible, était à peine tracée par des abatis d'arbres. Les troncs de ces arbres servaient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondrières. La population américaine se portait alors vers les concessions de Genesee. Ces concessions se vendaient plus ou moins cher selon la bonté du sol, la qualité des arbres, le cours et la foison des eaux.

On a remarqué que les colons sont souvent précédés dans les bois par les abeilles: avant-garde des laboureurs, elles sont le symbole de l'industrie et de la civilisation qu'elles annoncent. Étrangères à l'Amérique, arrivées à la suite des voiles de Colomb, ces conquérants pacifiques n'ont ravi à un nouveau monde de fleurs que des trésors dont les indigènes ignoraient l'usage; elles ne se sont servies de ces trésors que pour enrichir le sol dont elles les avaient tirés.

Les défrichements sur les deux bords de la route que je parcourais offraient un curieux mélange de l'état de nature et de l'état civilisé. Dans le coin d'un bois qui n'avait jamais retenti que des cris du sauvage et des bramements de la bête fauve, on rencontrait une terre labourée; on apercevait du même point de vue le wigwuam d'un Indien et l'habitation d'un planteur. Quelques-unes de ces habitations, déjà achevées, rappelaient la propreté des fermes hollandaises; d'autres n'étaient qu'à demi terminées et n'avaient pour toit que le ciel.

J'étais reçu dans ces demeures, ouvrages d'un matin; j'y trouvais souvent une famille avec les élégances de l'Europe; des meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces, à quatre pas de la hutte d'un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs étaient revenus des bois ou des champs avec la cognée ou la houe, on ouvrait les fenêtres. Les filles de mon hôte, en beaux cheveux blonds annelés, chantaient au piano le duo de Pandolfetto de Paisiello [472], ou un cantabile de Cimarosa [473], le tout à la vue du désert, et quelquefois au murmure d'une cascade.

Dans les terrains les meilleurs s'établissaient des bourgades. La flèche d'un nouveau clocher s'élançait du sein d'une vieille forêt. Comme les mœurs anglaises suivent partout les Anglais, après avoir traversé des pays où il n'y avait pas trace d'habitants, j'apercevais l'enseigne d'une auberge qui brandillait à une branche d'arbre. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens se rencontraient à ces caravansérails: la première fois que je m'y reposai, je jurai que ce serait la dernière.

Il arriva qu'en entrant dans une de ces hôtelleries, je restai stupéfait à l'aspect d'un lit immense, bâti en rond autour d'un poteau: chaque voyageur prenait place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la tête à la circonférence du cercle de manière que les dormeurs étaient rangés symétriquement, comme les rayons d'une roue ou les bâtons d'un éventail. Après quelque hésitation, je m'introduisis dans cette machine, parce que je n'y voyais personne. Je commençais à m'assoupir, lorsque je sentis quelque chose se glisser contre moi; c'était la jambe de mon grand Hollandais; je n'ai de ma vie éprouvé une plus grande horreur. Je sautais dehors du cabas hospitalier, maudissant cordialement les usages de nos bons aïeux. J'allai dormir, dans mon manteau, au clair de lune: cette compagne de la couche du voyageur n'avait rien du moins que d'agréable, de frais et de pur.

Au bord de la Genesee, nous trouvâmes un bac. Une troupe de colons et d'Indiens passa la rivière avec nous. Nous campâmes dans des prairies peinturées de papillons et de fleurs. Avec nos costumes divers, nos différents groupes autour de nos feux, nos chevaux attachés ou paissant, nous avions l'air d'une caravane. C'est là que je fis la rencontre de ce serpent à sonnettes qui se laissait enchanter par le son d'une flûte. Les Grecs auraient fait de mon Canadien, Orphée; de la flûte, une lyre; du serpent, Cerbère, ou peut-être Eurydice.

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Nous avançâmes vers Niagara. Nous n'en étions plus qu'à huit ou neuf lieues, lorsque nous aperçûmes, dans une chênaie, le feu de quelques sauvages, arrêtés au bord d'un ruisseau, où nous songions nous-mêmes à bivaquer. Nous profitâmes de leur établissement: chevaux pansés, toilette de nuit faite, nous accostâmes la horde. Les jambes croisées à la manière des tailleurs, nous nous assîmes avec les Indiens, autour du bûcher, pour mettre rôtir nos quenouilles de maïs.

La famille était composée de deux femmes, de deux enfants à la mamelle, et de trois guerriers. La conversation devint générale, c'est-à-dire entrecoupée par quelques mots de ma part, et par beaucoup de gestes; ensuite chacun s'endormit dans la place où il était. Resté seul éveillé, j'allai m'asseoir à l'écart, sur une racine qui traçait au bord du ruisseau.

La lune se montrait à la cime des arbres: une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'Orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire gravit peu à peu dans le ciel: tantôt il suivait sa course, tantôt il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d'une chaîne de montagnes couronnées de neige. Tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. C'est dans ces nuits que m'apparut une muse inconnue: je recueillis quelques-uns de ses accents; je les marquai sur mon livre, à la clarté des étoiles, comme un musicien vulgaire écrirait les notes que lui dicterait quelque grand maître des harmonies.

Le lendemain, les Indiens s'armèrent, les femmes rassemblèrent les bagages. Je distribuai un peu de poudre et de vermillon à mes hôtes. Nous nous séparâmes en touchant nos fronts et notre poitrine. Les guerriers poussèrent le cri de marche et partirent en avant: les femmes cheminèrent derrière, chargées des enfants qui, suspendus dans des fourrures aux épaules de leurs mères, tournaient la tête pour nous regarder. Je suivis des yeux cette marche jusqu'à ce que la troupe entière eût disparu entre les arbres de la forêt.

Les sauvages du Saut de Niagara dans la dépendance des Anglais, étaient chargés de la police de la frontière de ce côté. Cette bizarre gendarmerie, armée d'arcs et de flèches, nous empêcha de passer. Je fus obligé d'envoyer le Hollandais au fort de Niagara chercher un permis afin d'entrer sur les terres de la domination britannique. Cela me serrait un peu le cœur, car il me souvenait que la France avait jadis commandé dans le Haut comme dans le Bas-Canada. Mon guide revint avec le permis: je le conserve encore; il est signé: le capitaine Gordon. N'est-il pas singulier que j'aie retrouvé le même nom anglais sur la porte de ma cellule à Jérusalem? «Treize pèlerins avaient écrit leurs noms sur la porte en dedans de la chambre: le premier s'appelait Charles Lombard, et il se trouvait à Jérusalem en 1669; le dernier est John Gordon, et la date de son passage est de 1804.» (Itinéraire [474].)

Je restai deux jours dans le village indien, d'où j'écrivis encore une lettre à M. de Malesherbes. Les Indiennes s'occupaient de différents ouvrages; leurs nourrissons étaient suspendus dans des réseaux aux branches d'un gros hêtre pourpre. L'herbe était couverte de rosée, le vent sortait des forêts tout parfumé, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient à des rosiers blancs. La brise berçait les couches aériennes d'un mouvement presque insensible; les mères se levaient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormaient et s'ils n'avaient point été réveillés par les oiseaux. Du village indien à la cataracte, on comptait trois à quatre lieues: il nous fallut autant d'heures, à mon guide et à moi, pour y arriver. A six milles de distance, une colonne de vapeur m'indiquait déjà le lieu du déversoir. Le cœur me battait d'une joie mêlée de terreur en entrant dans le bois qui me dérobait la vue d'un des plus grands spectacles que la nature ait offerts aux hommes.

Nous mîmes pied à terre. Tirant après nous nos chevaux par la bride, nous parvînmes, à travers des brandes et des halliers, au bord de la rivière Niagara, sept ou huit cents pas au-dessus du Saut. Comme je m'avançais incessamment, le guide me saisit par le bras: il m'arrêta au rez même de l'eau, qui passait avec la vélocité d'une flèche. Elle ne bouillonnait point, elle glissait en une seule masse sur la pente du roc; son silence avant sa chute faisait contraste avec le fracas de sa chute même. L'Écriture compare souvent un peuple aux grandes eaux; c'était ici un peuple mourant, qui, privé de la voix par l'agonie, allait se précipiter dans l'abîme de l'éternité.

Le guide me retenait toujours, car je me sentais pour ainsi dire entraîné par le fleuve, et j'avais une envie involontaire de m'y jeter. Tantôt je portais mes regards en amont, sur le rivage; tantôt en aval, sur l'île qui partageait les eaux et où ces eaux manquaient tout à coup, comme si elles avaient été coupées dans le ciel.

Après un quart d'heure de perplexité et d'une admiration indéfinie, je me rendis à la chute. On peut chercher dans l'Essai sur les révolutions et dans Atala les deux descriptions que j'en ai faites [475]. Aujourd'hui, de grands chemins passent à la cataracte; il y a des auberges sur la rive américaine et sur la rive anglaise, des moulins et des manufactures au-dessous du chasme.

Je ne pouvais communiquer les pensées qui m'agitaient à la vue d'un désordre si sublime. Dans le désert de ma première existence, j'ai été obligé d'inventer des personnages pour la décorer; j'ai tiré de ma propre substance des êtres que je ne trouvais pas ailleurs, et que je portais en moi. Ainsi j'ai placé des souvenirs d'Atala et de René au bord de la cataracte de Niagara, comme l'expression de sa tristesse. Qu'est-ce qu'une cascade qui tombe éternellement à l'aspect insensible de la terre et du ciel, si la nature humaine n'est là avec ses destinées et ses malheurs? S'enfoncer dans cette solitude d'eau et de montagnes, et ne savoir avec qui parler de ce grand spectacle! Les flots, les rochers, les bois, les torrents pour soi seul! Donnez à l'âme une compagne, et la riante parure des coteaux, et la fraîche haleine de l'onde, tout va devenir ravissement: le voyage de jour, le repos plus doux de la fin de la journée, le passer sur les flots, le dormir sur la mousse, tireront du cœur sa plus profonde tendresse. J'ai assis Velléda sur les grèves de l'Armorique, Cymodocée sous les portiques d'Athènes, Blanca dans les salles de l'Alhambra. Alexandre créait des villes partout où il courait: j'ai laissé des songes partout où j'ai traîné ma vie.

J'ai vu les cascades des Alpes avec leurs chamois et celles des Pyrénées avec leur isards; je n'ai pas remonté le Nil assez haut pour rencontrer ses cataractes, qui se réduisent à des rapides; je ne parle pas des zones d'azur de Terni et de Tivoli, élégantes écharpes de ruines ou sujets de chansons pour le poète;

Et præceps Anio ac Tiburni lucus.

«Et l'Anio rapide et le bois sacré de Tibur [476]

Niagara efface tout. Je contemplais la cataracte que révélèrent au vieux monde, non d'infimes voyageurs de mon espèce, mais des missionnaires qui, cherchant la solitude pour Dieu, se jetaient à genoux à la vue de quelque merveille de la nature et recevaient le martyre en achevant leur cantique d'admiration. Nos prêtres saluèrent les beaux sites de l'Amérique et les consacrèrent de leur sang; nos soldats ont battu des mains aux ruines de Thèbes et présenté les armes à l'Andalousie: tout le génie de la France est dans la double milice de nos camps et de nos autels.

Je tenais la bride de mon cheval entortillée à mon bras; un serpent à sonnettes vint à bruire dans les buissons. Le cheval effrayé se cabre et recule en approchant de la chute. Je ne puis dégager mon bras des rênes; le cheval, toujours plus effarouché, m'entraîne après lui. Déjà ses pieds de devant quittent la terre; accroupi sur le bord de l'abîme, il ne s'y tenait plus qu'à force de reins. C'en était fait de moi, lorsque l'animal, étonné lui-même du nouveau péril, volte en dedans par une pirouette. En quittant la vie au milieu des bois canadiens, mon âme aurait-elle porté au tribunal suprême les sacrifices, les bonnes œuvres, les vertus des pères Jogues et Lallemant [477], ou des jours vides et de misérables chimères?