The Project Gutenberg EBook of Mémoires d'Outre-Tombe, Tome I, by
François-René de Chateaubriand

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Title: Mémoires d'Outre-Tombe, Tome I

Author: François-René de Chateaubriand

Editor: Ed. Biré

Release Date: July 18, 2006 [EBook #18864]
[Date last updated: July 30, 2006]

Language: French


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ŒUVRES COMPLÈTES

DE

CHATEAUBRIAND

Annotées par SAINTE-BEUVE
de l'Académie française

MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

Introduction, Notes et Appendices de M. Ed. BIRÉ

TOME PREMIER

PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
1904

KRAUS REPRINT
Nendeln/Liechtenstein
1975

Reprinted by permission of the original publishers
KRAUS REPRINT
A Division of
KRAUS-THOMSON ORGANIZATION LIMITED
Nendeln/Liechtenstein
1975
Printed in Germany
Lessingdruckerei Wiesbaden

INTRODUCTION

I

En 1834, la rédaction des Mémoires d'Outre-Tombe était fort avancée. Toute la partie qui va de la naissance de l'auteur, en 1768, à son retour de l'émigration, en 1800, était terminée, ainsi que le récit de son ambassade de Rome (1828-1829), de la Révolution de 1830, de son voyage à Prague et de ses visites au roi Charles X et à Mme la Dauphine, à Mademoiselle et au duc de Bordeaux. La Conclusion était écrite. Tout cet ensemble ne formait pas moins de sept volumes complets. Si le champ était loin encore d'être épuisé, la récolte était pourtant assez riche pour que le glorieux moissonneur, déposant sa faucille, pût songer un instant à s'asseoir sur le sillon, à lier sa gerbe et à nouer sa couronne. Avant de se remettre à l'œuvre, de retracer sa vie sous l'Empire et sous la Restauration jusqu'en 1828, et de réunir ainsi, en remplissant l'intervalle encore vide, les deux ailes de son monument, Chateaubriand éprouva le besoin de communiquer ses Mémoires à quelques amis, de recueillir leurs impressions, de prendre leurs avis; peut-être songeait-il à se donner par là un avant-goût du succès réservé, il le croyait du moins, à celui de ses livres qu'il avait le plus travaillé et qui était, depuis vingt-cinq ans, l'objet de ses prédilections. Mme Récamier eut mission de réunir à l'Abbaye-au-Bois le petit nombre des invités jugés dignes d'être admis à ces premières lectures.

Situé au premier étage, le salon où l'on pénétrait, après avoir monté le grand escalier et traversé deux petites chambres très sombres, était éclairé par deux fenêtres donnant sur le jardin. La lumière, ménagée par de doubles rideaux, laissait cette pièce dans une demi-obscurité, mystérieuse et douce. La première impression avait quelque chose de religieux, en rapport avec le lieu même et avec ses hôtes: salon étrange, en effet, entre le monastère et le monde, et qui tenait de l'un et de l'autre; d'où l'on ne sortait pas sans avoir éprouvé une émotion profonde et sans avoir eu, pendant quelques instants, fugitifs et inoubliables, une claire vision de ces deux choses idéales: le génie et la beauté.

Le tableau de Gérard, Corinne au cap Misène, occupait toute la paroi du fond, et lorsqu'un rayon de soleil, à travers les rideaux bleus, éclairait soudain la toile et la faisait vivre, on pouvait croire que Corinne, ou Mme de Staël elle-même, allait ouvrir ses lèvres éloquentes et prendre part à la conversation. Que l'admirable improvisatrice fût descendue de son cadre, et elle eût retrouvé autour d'elle, dans ce salon ami, les meubles familiers: le paravent Louis XV, la causeuse de damas bleu ciel à col de cygne doré, les fauteuils à tête de sphinx et, sur les consoles, ces bustes du temps de l'Empire. A défaut de Mme de Staël, la causerie ne laissait pas d'être animée, grave ou piquante, éloquente parfois. Tandis que le bon Ballanche, avec une innocence digne de l'âge d'or, essayait d'aiguiser le calembour, Ampère, toujours en verve, prodiguait sans compter les aperçus, les saillies, les traits ingénieux et vifs. Les heures s'écoulaient rapides, et certes, nul ne se fût avisé de les compter, alors même que, sur le marbre de la cheminée, la pendule absente n'eût pas été remplacée par un vase de fleurs, par une branche toujours verte de fraxinelle ou de chêne.

C'est dans ce salon qu'eut lieu, au mois de février 1834, la lecture des Mémoires. L'assemblée, composée d'une douzaine de personnes seulement, renfermait des représentants de l'ancienne France et de la France nouvelle, des membres de la presse et du clergé, des critiques et des poètes, le prince de Montmorency, le duc de la Rochefoucauld-Doudeauville, le duc de Noailles, Ballanche, Sainte-Beuve, Edgar Quinet, l'abbé Gerbet, M. Dubois, ancien directeur du Globe, un journaliste de province, Léonce de Lavergne, J.-J. Ampère, Charles Lenormant, Mme Amable Tastu et Mme A. Dupin. On arrivait à deux heures de l'après-midi, Chateaubriand portant à la main un paquet enveloppé dans un mouchoir de soie. Ce paquet, c'était le manuscrit des Mémoires. Il le remettait à l'un de ses jeunes amis, Ampère ou Lenormant, chargé de lire pour lui, et il s'asseyait à sa place accoutumée, au côté gauche de la cheminée, en face de la maîtresse de la maison. La lecture se prolongeait bien avant dans la soirée. Elle dura plusieurs jours.

On pense bien que les initiés gardèrent assez mal un secret dont ils étaient fiers et ne se firent pas faute de répandre la bonne nouvelle. Jules Janin, qui n'était point des après-midi de l'Abbaye-au-Bois, mais qui possédait des intelligences dans la place, sut faire causer deux ou trois des heureux élus; comme il avait une mémoire excellente et une facilité de plume merveilleuse, en quelques heures il improvisa un long article, qui est un véritable tour de force, et que la Revue de Paris s'empressa d'insérer [1].

Sainte-Beuve. Edgar Quinet, Léonce de Lavergne, qui avaient assisté aux lectures; Désiré Nisard et Alfred Nettement, à qui Chateaubriand avait libéralement ouvert ses portefeuilles et qui avaient pu, dans son petit cabinet de la rue d'Enfer, assis à sa table de travail, parcourir tout à leur aise son manuscrit, parlèrent à leur tour des Mémoires en pleine connaissance de cause et avec une admiration raisonnée [2]. Les journaux se mirent de la partie, sollicitèrent et reproduisirent des fragments, et tous, sans distinction d'opinion, des Débats au National de 1834, de la Revue européenne à la Revue des Deux-Mondes, du Courrier français à la Gazette de France, de la Tribune à la Quotidienne, se réunirent, pour la première fois peut-être, dans le sentiment d'une commune admiration. Tel était, à cette date, le prestige qui entourait le nom de Chateaubriand, si profond était le respect qu'inspirait son génie, sa gloire dominait de si haut toutes les renommées de son temps, que la seule annonce d'un livre signé de lui, et d'un livre qui ne devait paraître que bien des années plus tard, avait pris les proportions d'un événement politique et littéraire.

J'ai sous les yeux un volume, devenu aujourd'hui très rare, publié par l'éditeur Lefèvre, sous ce titre: Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, ou Recueil d'articles publiés sur ces Mémoires, avec des fragments originaux [3]. Il porte, à chaque page, le témoignage d'une admiration sans réserve, dont l'unanimité relevait encore l'éclat, et dont l'histoire des lettres au XIXe siècle ne nous offre pas un autre exemple.

II

Les heures pourtant, les années s'écoulaient. Dans son ermitage de la rue d'Enfer, à deux pas de l'Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée par les soins de Mme de Chateaubriand, et qui donnait asile à de vieux prêtres et à de pauvres femmes, l'auteur du Génie du Christianisme vieillissait, pauvre et malade, non sans se dire parfois, avec un sourire mélancolique, lorsque ses regards parcouraient les gazons et les massifs d'arbustes de l'Infirmerie, qu'il était sur le chemin de l'hôpital. La devise de son vieil écusson était: Je sème l'or. Pair de France, ministre des affaires étrangères, ambassadeur du roi de France à Berlin, à Londres et à Rome, il avait semé l'or: il avait mangé consciencieusement ce que le roi lui avait donné; il ne lui en était pas resté deux sous. Le jour où dans son exil de Prague, au fond d'un vieux château emprunté aux souverains de Bohême, Charles X lui avait dit: «Vous savez, mon cher Chateaubriand, que je garde toujours à votre disposition votre traitement de pair», il s'était incliné et avait répondu: «Non, Sire, je ne puis accepter, parce que vous avez des serviteurs plus malheureux que moi [4]

Sa maison de la rue d'Enfer n'était pas payée. Il avait d'autres dettes encore, et leur poids, chaque année, devenait plus lourd. Il ne dépendait que de lui, cependant, de devenir riche. Qu'il voulut bien céder la propriété de ses Mémoires, en autoriser la publication immédiate, et il allait pouvoir toucher aussitôt des sommes considérables. Pour brillantes qu'elles fussent, les offres qu'il reçut des éditeurs de ses œuvres ne purent fléchir sa résolution: il restera pauvre, mais ses Mémoires ne paraîtront pas dans des conditions autres que celles qu'il a rêvées pour eux. Aucune considération de fortune ou de succès ne le pourra décider à livrer au public, avant l'heure, ces pages testamentaires. On le verra plutôt, quand le besoin sera trop pressant, s'atteler à d'ingrates besognes; vieux et cassé par l'âge, il traduira pour un libraire le Paradis perdu, comme aux jours de sa jeunesse, à Londres, il faisait, pour l'imprimeur Baylis, «des traductions du latin et de l'anglais [5]».

Cependant ses amis personnels et plusieurs de ses amis politiques, émus de sa situation, se préoccupaient d'y porter remède. On était en 1836. C'était le temps où les sociétés par actions commençaient à faire parler d'elles, et, avant de prendre leur vol dans toutes les directions, essayaient leurs ailes naissantes. A cette époque déjà lointaine, et qui fut l'âge d'or, j'allais dire l'âge d'innocence de l'industrialisme, il n'était pas rare de voir les capitaux se grouper autour d'une idée philanthropique; de même que l'on s'associait pour exploiter les mines du Saint-Bérain ou les bitumes du Maroc, on s'associait aussi pour élever des orphelins ou pour distribuer des soupes économiques. Puisqu'on mettait tout en actions, même la morale, pourquoi n'y mettrait-on pas la gloire et le génie? Les amis du grand écrivain décidèrent de faire appel à ses admirateurs, et de former une société qui, devenant propriétaire de ses Mémoires, assurerait à tout le moins le repos de sa vieillesse. Peut-être n'y aurait-il pas d'autre dividende que celui-là; mais ils estimaient qu'il se trouverait bien quelques actionnaires pour s'en contenter.

Leur espoir ne fut pas déçu. En quelques semaines, le chiffre des souscripteurs s'élevait à cent quarante-six, et, au mois de juin 1836, la société était définitivement constituée. Sur la liste des membres, je relève les noms suivants: le duc des Cars, le vicomte de Saint-Priest, Amédée Jauge, le baron Hyde de Neuville, M. Bertin, M. Mandaroux-Verlamy, le vicomte Beugnot, le duc de Lévis-Ventadour, Édouard Mennechet, le marquis de la Rochejaquelein, M. de Caradeuc, le vicomte d'Armaillé, H.-L. Delloye. Ce dernier, ancien officier de la garde royale, devenu libraire, sut trouver une combinaison satisfaisante pour les intérêts de l'illustre écrivain, en même temps que respectueuse de ses intentions. La société fournissait à Chateaubriand les sommes dont il avait besoin dans le moment, et qui s'élevaient à 250,000 francs; elle lui garantissait de plus une rente viagère de 12,000 francs, réversible sur la tête de sa femme. De son côté, Chateaubriand faisait abandon à la société de la propriété des Mémoires d'Outre-tombe et de toutes les œuvres nouvelles qu'il pourrait composer; mais en ce qui concernait les Mémoires, il était formellement stipulé que la publication ne pourrait en avoir lieu du vivant de l'auteur.

En 1844, quelques-uns des premiers souscripteurs étant morts, un certain nombre d'actions ayant changé de mains, la société écouta la proposition du directeur de la Presse, M. Émile de Girardin. Il offrait de verser immédiatement une somme de 80,000 francs, si on voulait lui céder le droit, à la mort de Chateaubriand et avant la mise en vente du livre, de faire paraître les Mémoires d'Outre-tombe dans le feuilleton de son journal. Le marché fut conclu. Chateaubriand, dès qu'il en fut instruit, ne cacha point son indignation. «Je suis maître de mes cendres, dit-il, et je ne permettrai jamais qu'on les jette au vent [6].» Il fit insérer dans les journaux la déclaration suivante:

Fatigué des bruits qui ne peuvent m'atteindre, mais qui m'importunent, il m'est utile de répéter que je suis resté tel que j'étais lorsque, le 25 mars de l'année 1836, j'ai signé le contrat pour la vente de mes ouvrages avec M. Delloye, officier de l'ancienne garde royale. Rien depuis n'a été changé, ni ne sera changé, avec mon approbation, aux clauses de ce contrat. Si par hasard d'autres arrangements avaient été faits, je l'ignore. Je n'ai jamais eu qu'une idée, c'est que tous mes ouvrages posthumes parussent en entier et non par livraisons détachées, soit dans un journal, soit ailleurs.

Chateaubriand[7].

Sa répugnance à l'égard d'un pareil mode de publication était si vive, que par deux fois, dans deux codicilles, il protesta avec énergie contre l'arrangement intervenu entre le directeur de la Presse et la société des Mémoires[8]. Il ne s'en tint pas là. Dans la crainte que sa signature, donnée au bas du reçu de la rente viagère, ne fut considérée comme une approbation, il refusa d'en toucher les arrérages. Six mois s'étaient écoulés, et sa résolution paraissait inébranlable. Très effrayée d'une résistance qui allait la réduire à un complet dénuement, elle, son mari et ses pauvres, Mme de Chateaubriand s'efforça de la vaincre; mais ses instances même menaçaient de demeurer sans résultat, lorsque M. Mandaroux-Vertamy, depuis longtemps le conseil du grand écrivain, parvint à dénouer la situation, en rédigeant pour lui une quittance dont les termes réservaient son opposition.

III

Le 4 juillet 1848, au lendemain des journées de Juin, Chateaubriand rendit son âme à Dieu, ayant à son chevet son neveu Louis de Chateaubriand, son directeur l'abbé Deguerry, une sœur de charité et Mme Récamier [9]. Il habitait alors au numéro 112 de la rue du Bac. Le cercueil, déposé dans un caveau de l'église des Missions étrangères, y reçut les premiers honneurs funèbres, et fut conduit à Saint-Malo, où, le 19 juillet, eurent lieu les funérailles. C'est là que repose le grand poète, sur le rocher du Grand-Bé, à quelques pas de son berceau, dans la tombe depuis longtemps préparée par ses soins, sous le ciel, en face de la mer, à l'ombre de la croix.

Si cela n'eût dépendu que de M. Émile de Girardin, la publication des Mémoires eût commencé dès le lendemain des obsèques. Malheureusement pour le directeur de la Presse, il était obligé de compter avec les formalités judiciaires et les délais légaux. Ce fut donc seulement le 27 septembre 1848 qu'il put faire paraître en tête de son journal les alinéas suivants:

Le 14 octobre, la Presse commencera la publication des Mémoires d'Outre-tombe; il n'a pas dépendu de la Presse de commencer plus tôt cette publication; il y avait, pour la levée des scellés, des délais et des formalités qu'on n'abrège ni ne lève au gré de son impatience.

Enfin les scellés ont été levés samedi [10].

C'est en publiant ces Mémoires, si impatiemment attendus, que la Presse répondra à tous les journaux qui, dans un intérêt de rivalité, répandent depuis trois mois (disons depuis quatre ans), que les Mémoires d'Outre-tombe ne seront pas publiés dans nos colonnes.

Les Mémoires forment dix volumes.

Le droit de première publication de ces volumes a été acheté et payé par la Presse 96,000 francs [11].

Après la note commerciale, la note lyrique. Il s'agissait de présenter aux lecteurs Chateaubriand et son œuvre. La Presse comptait alors parmi ses rédacteurs un écrivain qui se serait acquitté à merveille de ce soin, c'était Théophile Gautier. Mais Émile de Girardin n'y regardait pas de si près; il choisit, pour servir d'introducteur au chantre des Martyrs.... M. Charles Monselet. Monselet, à cette date, n'avait guère à son actif que deux joyeuses pochades: Lucrèce ou la femme sauvage, parodie de la tragédie de Ponsard, et les Trois Gendarmes, parodie des Trois Mousquetaires de Dumas. Ce n'était peut-être pas là une préparation suffisante, et Chateaubriand était, pour cet homme d'esprit, un bien gros morceau. Il se trouva cependant -- Monselet étant de ceux qu'on ne prend pas facilement sans vert -- que son dithyrambe était assez galamment tourné. La Presse le publia dans ses numéros des 17, 18, 19 et 20 octobre et, le 21, paraissait le premier feuilleton des Mémoires. Il était accompagné d'un entre-filet d'Émile de Girardin, lequel faisait sonner bien haut, une fois de plus, les écus qu'il avait dû verser.</>

... Les Mémoires d'Outre-tombe ont été achetés par la Presse, en 1844, au prix de 96,000 francs, prix qui aurait pu s'élever jusqu'à 120,000 francs. Elle avait pris l'engagement de les publier; cet engagement, elle l'a tenu, sans vouloir accepter les brillantes propositions de rachat qui lui ont été faites...

Cette publication aura lieu sans préjudice de l'accomplissement des traités conclus par la Presse avec M. Alexandre Dumas, pour les Mémoires d'un médecin; avec M. Félicien Mallefille (aujourd'hui ambassadeur à Lisbonne), pour les Mémoires de don Juan; avec MM. Jules Sandeau et Théophile Gautier.

Les choses, en effet, ne se passèrent point autrement. La Presse avait intérêt à faire durer le plus longtemps possible la publication d'une œuvre qui lui valait beaucoup d'abonnés nouveaux. Elle la suspendait quelquefois durant des mois entiers. Les intervalles étaient remplis, tantôt par les Mémoires d'un médecin, tantôt par des feuilletons de Théophile Gautier ou d'Eugène Pelletan. D'autres fois, c'était simplement l'abondance des matières, la longueur des débats législatifs, qui obligeaient le journal à laisser en souffrance le feuilleton de Chateaubriand. La Presse mit ainsi près de deux ans à publier les Mémoires d'Outre-tombe. Il avait fallu moins de temps à son directeur pour passer des opinions les plus conservatrices et les plus réactionnaires au républicanisme le plus ardent, au socialisme le plus effréné.

Paraître ainsi, haché, déchiqueté; être lu sans suite, avec des interruptions perpétuelles; servir de lendemain et, en quelque sorte, d'intermède aux diverses parties des Mémoires d'un médecin, qui étaient, pour les lecteurs ordinaires de la Presse, la pièce principale et le morceau de choix, c'étaient là, il faut en convenir, des conditions de publicité déplorables pour un livre comme celui de Chateaubriand. Et ce n'était pas tout. Pendant les deux années que dura la publication des Mémoires d'Outre-tombe -- du 21 octobre 1848 au 3 juillet 1850 -- ils eurent à soutenir une concurrence bien autrement redoutable que celle du roman d'Alexandre Dumas, -- la concurrence des événements politiques. Tandis que, au rez-de-chaussée de la Presse, se déroulait la vie du grand écrivain, le haut du journal retentissait du bruit des émeutes et du fracas des discours. En vain tant de belles pages, tant de poétiques et harmonieux récits sollicitaient l'attention du lecteur, elle allait avant tout aux événements du jour, et quels événements! Des émeutes et des batailles, la mêlée furieuse des partis, les luttes ardentes de la tribune, l'élection du dix décembre, le procès des accusés du 15 mai, la guerre de Hongrie et l'expédition de Rome, la chute de la Constituante, les élections de la Législative, l'insurrection du 13 juin 1849, les débats de la liberté d'enseignement, la loi du 31 mai 1850. Chateaubriand avait écrit, dans l'Avant-Propos de son livre: «On m'a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de mes Mémoires; je préfère parler du fond de mon cercueil: ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu'elles sortent du sépulcre.» Hélas! sa narration était accompagnée de la voix et du hurlement des factions. Le chant du poète se perdit au milieu des rumeurs de la Révolution, comme le cri des Alcyons se perd au milieu du tumulte des vagues déchaînées.

IV

On pouvait espérer, du moins, qu'après cette malencontreuse publication dans le feuilleton de la Presse, les Mémoires paraissant en volumes, trouveraient meilleure fortune auprès des vrais lecteurs, de ceux qui, même en temps de révolution, restent fidèles au culte des lettres. Mais, ici encore, le grand poète eut toutes les chances contre lui. Son livre fut publié en douze volumes in-8° [12], à 7 fr. 50 le volume, soit, pour l'ouvrage entier, 90 fr. Quelques millionnaires et aussi quelques fidèles de Chateaubriand se risquèrent pourtant à faire la dépense. Mais les millionnaires trouvèrent qu'il y avait trop de pages blanches; quant aux fidèles, ils ne laissèrent pas d'éprouver, eux aussi, une vive déception. Divisés, découpés en une infinité de petits chapitres, comme si le feuilleton continuait encore son œuvre, les Mémoires n'avaient rien de cette belle ordonnance, de cette symétrie savante, qui caractérisent les autres ouvrages de Chateaubriand. Le décousu, le défaut de suite, l'absence de plan, déconcertaient le lecteur, le disposaient mal à goûter tant de belles pages, où se révélait, avec un éclat plus vif que jamais, le génie de l'écrivain.

L'édition à 90 francs ne fit donc pas regagner aux Mémoires le terrain que leur avait fait perdre tout d'abord la publication en feuilletons. Elle eut d'ailleurs contre elle la critique presque tout entière. Vivant, Chateaubriand avait pour lui tous les critiques, petits et grands. A deux ou trois exceptions près, que j'indiquerai tout à l'heure, ils se prononcèrent tous, grands et petits, contre l'empereur enterré.

Est-il besoin de dire que la prétendue infériorité des Mémoires d'Outre-tombe n'était pour rien, ou pour bien peu de chose, dans cette levée générale de boucliers, laquelle tenait à de tout autres causes?

En 1850, les fautes de la République, les sottises et les crimes des républicains, avaient remis en faveur les hommes de la monarchie de Juillet. Nombreux et puissants à l'Assemblée législative, ils disposaient de quelques-uns des journaux les plus en crédit. Ils usèrent de leurs avantages, ce qui, après tout, était de bonne guerre, en faisant expier à Chateaubriand les attaques qu'il ne leur avaient pas ménagées dans son livre. Paraissant au lendemain du 24 février, en 1848, ces attaques revêtaient un caractère fâcheux. Leur auteur faisait figure d'un homme sans courage, courant sus à des vaincus, poursuivant de ses invectives passionnées des ennemis par terre. M. Thiers, surtout, avait été traité par l'illustre écrivain avec une justice qui allait jusqu'à l'extrême rigueur; dans ce passage, par exemple: «Devenu président du Conseil et ministre des affaires étrangères, M. Thiers s'extasie aux finesses diplomatiques de l'école Talleyrand; il s'expose à se faire prendre pour un turlupin à la suite, faute d'aplomb, de gravité et de silence. On peut faire fi du sérieux et des grandeurs de l'âme, mais il ne faut pas le dire avant d'avoir amené le monde subjugué à s'asseoir aux orgies de Grand-Vaux [13]». Un peu plus loin, le ministre du 1er mars était représenté dans une autre et non moins étrange posture: «perché sur la monarchie contrefaite de juillet comme un singe sur le dos d'un chameau [14]». Ces choses-là se paient.

Les bonapartistes n'étaient pas non plus pour être satisfaits des Mémoires. Si l'auteur avait célébré, en termes magnifiques, le génie et la gloire de Napoléon, il n'en était pas moins resté, dans son dernier livre, le Chateaubriand de 1804 et de 1814, l'homme qui avait jeté sa démission à la face du meurtrier du duc d'Enghien et qui, dix ans plus tard, avait, dans un pamphlet immortel et d'une voix bien autrement autorisée que celle du Sénat, proclamé la déchéance de l'empereur.

Les républicains à leur tour, firent campagne avec les bonapartistes. Chateaubriand avait été l'ami d'Armand Carrel; il avait même été seul, pendant plusieurs années, à prendre soin de sa sépulture et à entretenir des fleurs sur sa tombe. Mais, en 1850, il y avait beau temps que Carrel était oublié des gens de son parti! En revanche, ils n'étaient pas gens à mettre en oubli tant de pages des Mémoires où les géants de 93 étaient ramenés à leurs vraies proportions, où leurs noms et leurs crimes étaient marqués d'un stigmate indélébile.

Sainte-Beuve attacha le grelot. Il était de ceux qui flairent le vent et qui le suivent. N'avait-il pas, d'ailleurs, à se venger des adulations qu'il avait si longtemps prodiguées au grand écrivain? Le moment était venu pour lui de brûler ce qu'il avait adoré. Le 18 mai 1850, alors que les Mémoires n'avaient pas encore fini de paraître, il publia dans le Constitutionnel un premier article, suivi, le 27 mai et le 30 septembre, de deux autres, tout rempli, comme le premier, de dextérité, de finesse et, à côté de malices piquantes, de sous-entendus perfides [15].

Après le maître, vinrent les critiques à la suite, de toute plume et de toute opinion. Ce fut une exécution en règle.

Contre ces attaques venues de tant de côtés différents, les écrivains royalistes protesteront-ils? Prendront-ils la défense des Mémoires et de leur auteur? Ils le firent, sans doute, mais timidement et à contre-cœur. Eux-mêmes, disciples de M. de Villèle, avaient peine à oublier la part que Chateaubriand avait prise à la chute du grand ministre de la Restauration; les autres ne lui pardonnaient pas ses sévérités à l'endroit de M. de Blacas et de la petite cour de Prague. Vivement attaqués, les Mémoires furent donc mollement défendus. Seuls, Charles Lenormant, dans le Correspondant [16], et Armand de Pontmartin, dans l'Opinion publique [17], soutinrent avec vaillance l'effort des adversaires. S'il ne leur fut pas donné de vaincre, ils sauvèrent du moins l'honneur du drapeau.

Quand un combat s'émeut entre deux essaims d'abeilles, il suffit, pour le faire cesser, de leur jeter quelques grains de poussière. Cette grande mêlée, provoquée par la publication des Mémoires d'Outre-tombe, et à laquelle prirent part les abeilles -- et les frelons -- de la critique, a pris fin, elle aussi, il y a longtemps. Il a suffi, pour le faire tomber, d'un peu de ce sable que nous jettent en passant les années:

Hi motus animorum atque hæc certamina tanta Pulveris exigui
jactu compressa quiescunt [18].

Les Mémoires d'Outre-tombe se sont relevés de la condamnation portée contre eux. Il n'est pas un véritable ami des lettres qui ne les tienne aujourd'hui pour une œuvre digne de Chateaubriand, pour l'un des plus beaux modèles de la prose française.

Beaucoup cependant se refusent encore à y voir un des chefs-d'œuvre de notre littérature et ne taisent pas le regret qu'ils éprouvent à constater dans un livre où, à chaque page, se rencontrent des merveilles de style, l'absence de ces qualités de composition que rien ne remplace et que des beautés de détail, si brillantes et si nombreuses soient-elles, ne sauraient suppléer. Ce regret, ceux-là ne l'éprouveront pas -- je crois pouvoir le dire -- qui liront les Mémoires dans la présente édition.

V

«Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre [19].» Lorsque Chateaubriand disait cela, il est permis de penser qu'il songeait à lui et à ses ouvrages, car nul n'attacha plus de prix à la composition, à cet art qui établit entre les diverses parties d'un livre une distribution savante, une harmonieuse symétrie. Du commencement à la fin de sa carrière, il resta fidèle à la méthode de nos anciens auteurs, qui adoptaient presque toujours dans leurs ouvrages la division en LIVRES. Ainsi fit-il, dès ses débuts, lorsqu'il publia, en 1797, à Londres, chez le libraire Deboffe, son Essai sur les Révolutions. «L'ouvrage entier, disait-il dans son Introduction, sera composé de six livres, les uns de deux, les autres de trois parties, formant, en totalité, quinze parties divisées en chapitres.»

Dans Atala, le récit, encadré entre un prologue et un épilogue, comprend quatre divisions, qui sont comme les quatre chants d'un poème: les Chasseurs, les Laboureurs, le Drame, les Funérailles.

Le Génie du Christianisme est composé de quatre parties et de vingt-deux livres.

Simple journal de voyage, l'Itinéraire de Paris à Jérusalem ne comporte pas la division en livres, qui aurait altéré le caractère et la physionomie de l'ouvrage. L'auteur, cependant, l'a fait précéder d'une Introduction et l'a divisé en sept parties, dont chacune forme un tout distinct et comme un voyage séparé.

Pour les Martyrs, au contraire, la division en livres était de rigueur, et l'on sait combien est savante et variée l'ordonnance de ce poème.

Les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry, une des œuvres les plus parfaites du grand écrivain, sont formés de deux parties, renfermant, la première, trois, et la seconde, deux livres.

En abordant l'histoire, Chateaubriand ne crut pas devoir abandonner les règles de composition qu'il avait suivies jusqu'à ce moment. Les Études historiques sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des barbares se composent de six discours: chacun de ces discours est lui-même divisé en plusieurs parties.

En 1814, un demi-siècle après l'Essai sur les Révolutions Chateaubriand donnait au public son dernier ouvrage, la Vie de Rancé. Là encore, nous le retrouvons fidèle à ses habitudes: la Vie de Rancé est divisée en quatre livres.

Des détails qui précèdent ressort déjà, si je ne me trompe, un préjugé puissant entre l'absence, dans les Mémoires d'Outre-tombe, de ces divisions que l'auteur avait jusque-là, dans tous ses autres ouvrages, tenues pour nécessaires. Dans la Vie du duc de Berry, dans la Vie de Rancé, qui n'ont chacune qu'un volume, il n'a pas cru devoir s'en passer; et dans ses Mémoires, qui ne forment pas moins de onze volumes, il les aurait jugées inutiles! Dans la moindre des œuvres sorties de sa plume, il se préoccupait de la forme non moins que du fond; mieux que personne, il savait que le décousu, le défaut de plan et de coordination, sont des vices qui ne peuvent couvrir les plus éminentes et les plus rares qualités de style; il professait que l'écrivain, l'artiste digne de ce nom doit soigner, plus encore que les détails, les grandes lignes de son monument. Et ces vérités, dont nul n'était plus pénétré que lui, il les aurait mises en oubli précisément dans celui de ses ouvrages où il était le plus indispensable de s'en souvenir; dans celui de ses livres qui, par sa nature comme par son étendue, en réclamait le plus impérieusement l'application! Ses Mémoires, en effet, ne sont pas, comme tant d'autres, un simple recueil de faits, de renseignements et d'anecdotes, un supplément à l'histoire générale de son temps et à la biographie de ces contemporains; c'est, en réalité, un poème, une épopée dont il est le héros. Sainte-Beuve ne s'y était pas trompé; il écrivait, en 1834, après les lectures de l'Abbaye-aux-Bois: «De ses Mémoires, M. de Chateaubriand a fait et a dû faire un poème. Quiconque est poète à ce degré, reste poète jusqu'à la fin [20].» Un autre critique, d'une pénétration singulière et qui, moins artiste que Sainte-Beuve, lui est, à d'autres égards, supérieur, Alexandre Vinet, dans ses belles Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, a dit de son côté: «Ce qui a persisté à travers ces vicissitudes de la pensée et de la forme, ce qui ne vieillit pas chez M. de Chateaubriand, c'est le poète..... En d'autres grands écrivains on peut discerner l'homme et le poète comme deux êtres indépendants; ailleurs, ils font ensemble un tout indivisible; chez M. de Chateaubriand, on dirait que le poète a dérobé tout l'homme, que la vie, même intérieure, est un pur poème; que cette existence entière est un chant, et chacun de ces moments, chacune de ses manifestations, une note dans ce chant merveilleux. Tout ce que M. de Chateaubriand a été dans sa carrière, il l'a été en poète... La plus parfaite de ses compositions, c'est sa vie; il n'est pas poète seulement, il est un poème entier; la biographie de son âme formerait une épopée [21]

Chateaubriand pensait sans doute sur ce point comme son critique, puisque aussi bien il ne pêchait point par excès de modestie, ainsi qu'on le lui a si souvent et si durement reproché. Du moment qu'à ses yeux sa Biographie, ses Mémoires, devaient former une épopée, un poème entier, il a dû d'abord, en raison de leur étendue, les diviser en plusieurs parties et diviser ensuite chacune de ces parties elles-mêmes en plusieurs livres. Il a dû le faire et il l'a fait. Nul doute possible à cet égard.

Dans la Préface testamentaire, écrite le 1er décembre 1833 et publiée en 1834 [22], il dit expressément: «Les Mémoires sont divisés en parties et en livres

L'ouvrage comprenait alors trois parties. C'est encore ce que constate la Préface de 1833: «Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes. Depuis ma première jeunesse jusqu'en 1800, j'ai été soldat et voyageur; depuis 1800 jusqu'en 1814, sous le Consulat de l'Empire, ma vie a été littéraire; depuis la Restauration jusqu'aujourd'hui, ma vie a été politique.»

La Révolution de Juillet inaugurait une nouvelle phase dans la vie de Chateaubriand. Elle donnait forcément ouverture, dans ses Mémoires, à une nouvelle partie qui serait la quatrième. Ici encore son témoignage ne nous fait pas défaut. Au mois d'août 1830, sous la dictée même des événements, il a retracé la chute de la vieille monarchie, l'avènement de la royauté nouvelle. Lorsqu'il reprend la plume, au mois d'octobre, il écrivit: «Au sortir du fracas des trois journées, je suis étonné d'ouvrir, dans un calme profond, la quatrième partie de cet ouvrage [23]

La division des Mémoires en livres n'est pas moins certaine que leur division en quatre parties.

En 1826, Chateaubriand avait autorisé Mme Récamier à prendre copie du début de ses Mémoires. Cette copie, à peu près tout entière de la main de Mme Récamier, qui se fit seulement aider (pour un quart environ) par Charles Lenormant, va de la naissance du poète jusqu'à sa dix-huitième année, lorsqu'il se rend à Cambrai pour y rejoindre le régiment de Navarre-infanterie, avec un brevet de sous-lieutenant et 100 louis dans sa poche. Le texte de 1826 est divisé non en chapitres, mais en livres; il en comprend trois, les trois premiers de l'ouvrage [24].

Veut-on que Chateaubriand, après avoir commencé ses Mémoires sous cette forme et l'avoir maintenue jusqu'en 1826, l'ait abandonnée dans les années qui suivirent? Cela ne se pourrait soutenir. En 1834, lors des lectures de l'Abbaye-au-Bois, la division en livres subsistait toujours, ainsi que le constatent non seulement tout ceux qui assistèrent aux lectures et en rendirent compte, mais encore Chateaubriand lui-même, dans le passage déjà cité de sa préface testamentaire du 1er décembre 1833: «Les Mémoires sont divisés en parties et en livres.» J'en trouverais une autre preuve, si besoin était, dans une lettre écrite par l'auteur, le 24 avril 1834, à Édouard Mennechet, qui lui avait demandé un fragment de l'ouvrage pour le Panorama littéraire de l'Europe. «Tel livre de mes Mémoires, lui écrivait Chateaubriand, est un voyage; tel autre s'élève à la poésie; tel autre est une aventure privée; tel autre, un récit général, une correspondance intime, le détail d'un congrès, le compte rendu d'une affaire d'État, une peinture de mœurs, une esquisse de salon, de club, de cour, etc. Tout n'est donc pas adressé aux mêmes lecteurs, et, dans cette variété, un sujet fait passer l'autre [25]

Donc, en 1834, toute la partie des Mémoires alors rédigée, c'est-à-dire sept volumes sur onze, était divisée en livres. L'auteur avait encore à écrire le récit de sa carrière littéraire, de 1800 à 1814, et d'une partie de sa carrière politique, de 1814 à 1828. Ce fut l'objet des quatre volumes complémentaires, composés de 1836 à 1839. En cette nouvelle et dernière partie de sa rédaction, Chateaubriand a-t-il brisé le moule dans lequel il avait jeté ses précédents volumes? A-t-il rompu tout à coup avec ses procédés habituels de composition? Il n'en est rien, ainsi que le montrent les textes ci-après, empruntés à la rédaction de 1836-1839.

Tome V, p. 97. -- Paris, 1839. -- Revu en juin 1847. -- «Le premier livre de ces Mémoires est daté de la Vallée-aux-Loups, le 4 octobre 1811: là se trouve la description de la petite retraite que j'achetai pour me cacher à cette époque.»

Tome V, p. 178. -- Paris, 1839. -- «Ces deux années (de 1812 à 1814), je les employai à des recherches sur la France et à la rédaction de quelques livres de ces Mémoires

Tome V, p. 189. -- Paris, 1839. -- «Maintenant, le récit que j'achève rejoint les premiers livres de ma vie publique, précédemment écrits à des dates diverses.»

Tome VI, p. 195. -- «Au livre second de ces Mémoires, on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe): «On m'a permis de revenir à ma vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger; j'écris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des barbares. Le jour, je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour [26]; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs.»

Tome VI, p. 336. -- «Dans le livre IV de ces Mémoires, j'ai parlé des exhumations de 1815.»

Tome VI, p. 380. -- 1838. -- «Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mémoires, qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle.»

Tome VIII, p. 283. -- 1839. -- Revu le 22 février 1845. -- «Le livre précédent que je viens d'écrire en 1839 rejoint ce livre de mon ambassade de Rome, écrit en 1828 et 1829, il y a dix ans... Pour ce livre de mon ambassade de Rome, les matériaux ont abondé...[27]»

Ainsi, en 1839, dernière date de la rédaction de ses Mémoires (quelques pages seulement y furent ajoutées plus tard), Chateaubriand continue d'être fidèle aux principes de composition qui avaient présidé au commencement de son travail. Si nous poussons plus avant, si nous descendons jusqu'à l'année 1846, époque à laquelle l'ouvrage était depuis longtemps terminé, nous trouvons ce curieux et très significatif billet de Mme de Chateaubriand. Il est adressé à M. Mandaroux-Vertamy:

2 février 46.

En priant M. Vertamy d'agréer tous mes remerciements empressés, j'ai l'honneur de lui envoyer les 1er, 2e et 3e livres de la première partie des Mémoires que je sais qu'il lira avec toute l'attention de l'amitié.

La vicomtesse de Chateaubriand [28].

VI

Il faut bien croire, en présence de l'édition de 1849-1850, et des éditions suivantes, qui en sont la reproduction pure et simple, que le manuscrit de Chateaubriand, dans son dernier état, ne renfermait plus «cette division en livres et en parties», dont l'auteur lui-même parle en tant d'endroits. Les premiers éditeurs se sont certainement appliqués à donner fidèlement et sans y rien changer le texte et la suite du manuscrit qu'ils avaient entre les mains. Faire autrement, faire plus, même pour faire mieux, c'eût été sortir de leur rôle, et ils ont eu raison de s'y tenir. Mais aujourd'hui, après bientôt un demi-siècle, la situation n'est plus la même. Chateaubriand est pour nous un ancien, c'est un des classiques de notre littérature, et le moment est venu de donner une édition des Mémoires d'Outre-tombe qui replace le chef-d'œuvre du grand écrivain dans les conditions même où il fut composé, qui nous le restitue dans son intégrité première.

Nous avons donc, contrairement à ce qui avait été fait dans les éditions précédentes, rétabli dans la nôtre cette division en parties et en livres dont il est parlé dans la Préface testamentaire. Cette distribution nouvelle de l'ouvrage -- nullement arbitraire, cela va sans dire, mais, au contraire, exactement et scrupuleusement conforme aux divisions établies par l'auteur -- n'a pas seulement pour effet, comme on serait peut-être tenté de le croire, de ménager de distance en distance des suspensions, des repos pour le lecteur. Elle donne au livre une physionomie toute nouvelle.

Les Mémoires, ainsi rendus à leur premier et véritable état, se divisent en quatre parties.

La première (1768-1800) va de la naissance de Chateaubriand à son retour de l'émigration et à sa rentrée en France. Elle renferme neuf livres.

La seconde partie, qui forme cinq livres, et va de 1800 à 1814, est consacrée à sa carrière littéraire.

A sa carrière politique (1814-1830) est réservé la troisième partie. Elle ne comprend pas moins de quinze livres.

Les années qui suivent la Révolution de 1830 et la conclusion des Mémoires occupent neuf livres: c'est la quatrième partie.

Et déjà, par ce seul énoncé, ne voit-on pas combien est peu justifiée la principale critique mise en avant par les adversaires des Mémoires, et à laquelle les amis mêmes de Chateaubriand se croyaient obligés de souscrire, M. de Marcellus, par exemple, son ancien secrétaire à l'ambassade de Londres, qui, dans la préface de son intéressant volume sur Chateaubriand et son temps, signale le «décousu» du livre de son maître, et ajoute, non sans tristesse: «Ce dernier de ces ouvrages n'a point subi les combinaisons d'une composition uniforme. Revu sans cesse, il n'a jamais été pour ainsi dire coordonné. C'est une série de fragments sans plan, presque sans symétrie, tracés de verve, suivant le caprice du jour [29].» C'est justement le contraire qui est vrai.

Ce n'est pas tout. Lors des lectures de l'Abbaye-au-Bois, en 1834, les auditeurs avaient été frappés, tout particulièrement, de la beauté des Prologues qui ouvraient la plupart des livres des mémoires. Voici, par exemple, ce qu'en disait Edgar Quinet:

Ces Mémoires sont fréquemment interrompus par des espèces de prologues mis en tête de chaque livre... Le poète se réserve là tous ses droits, et il se donne pleine carrière; le trop plein de son imagination, que la réalité ne peut pas garder, déborde en nappes enchantées dans des bassins de vermeil. Il y a de ces commencements pleins de larmes qui mènent à une histoire burlesque, et de comiques débuts qui conduisent à une fin tragique; ils représentent véritablement la fantaisie qui va et vient dans l'infini, les yeux fermés, et qui se réveille en sursaut là où la vie la blesse. Par là, vous sentez, à chaque point de cet ouvrage, la jeunesse et la vieillesse, la tristesse et la joie, la vie et la mort, la réalité et l'idéal, le présent et le passé, réunis et confondus dans l'harmonie et l'éternité d'une œuvre d'art [30].

L'enthousiasme de Jules Janin à l'endroit de ces Prologues n'était pas moins vif:

Il faut vous dire que chaque livre nouveau de ces Mémoires commence par un magnifique exorde... Ces introductions dont je vous parle sont de superbes morceaux oratoires qui ne sont pas des hors-d'œuvre, qui entrent, au contraire, profondément dans le récit principal, tant ils servent admirablement à désigner l'heure, le lieu, l'instant, la disposition d'âme et d'esprit dans lesquels l'auteur pense, écrit et raconte... Dans ces merveilleux préliminaires, la perfection de la langue française a été poussée à un degré inouï, même pour la langue de M. de Chateaubriand [31].

Jules Janin avait raison. Ces Prologues n'étaient pas des hors-d'œuvre à la place que Chateaubriand leur avait assignée. Dans les éditions actuelles, survenant au cours même du récit qu'ils interrompent sans que l'on sache pourquoi, ils déroutent et déconcertent le lecteur: ce qui était une beauté est devenu un défaut.

De même qu'il avait mis le meilleur de son art dans ces Prologues, dans ces commencements, de même aussi Chateaubriand s'applique à bien finir ses livres. Chacun d'eux se termine d'ordinaire par des réflexions générales, par des vues d'ensemble, par des traits d'un effet grandiose et poétique. Ce sont de beaux finales, à la condition de venir à la fin du morceau. S'ils viennent au milieu, comme aujourd'hui, ils font l'effet d'une dissonance. Un exemple, entre vingt autres, va permettre d'en juger.

Le livre Ier de la seconde partie des Mémoires est consacré au Génie du Christianisme. L'auteur, après avoir parlé des circonstances dans lesquelles parut son ouvrage, finit par cette belle page:

Si l'influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi les générations vivantes; s'il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre; si ce léger symptôme de vie que l'on croit apercevoir s'y soutenait dans les générations à venir, je m'en irais plein d'espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne m'oublie pas dans tes prières, quand je serai parti; mes fautes m'arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi: «Ouvrez-vous, portes éternelles! Elevamini, portæ æternales [32]

Dans la pensée de Chateaubriand, le lecteur devait rester sur ces paroles, s'y arrêter au moins le temps nécessaire pour lui donner cette prière, si chrétiennement demandée. Les éditeurs de 1849 ne l'ont pas voulu; car aussitôt après, et sans que rien l'avertisse qu'ici prend fin un des livres des Mémoires, le lecteur tombe brusquement sur les lignes suivantes:

Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu'elle cessa d'être à moi. J'avais une foule de connaissances en dehors de ma société habituelle. J'étais appelé dans les châteaux que l'on rétablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés, demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que le Marais, échu à Mme de la Briche, excellente femme dont le bonheur n'a jamais pu se débarrasser. Je me souviens que mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre une place dans une méchante voiture de louage où je rencontrais Mme de Vintimille et Mme de Fezensac. A Champlâtreux, M. Molé faisait refaire de petites chambres au second étage [33].

Quelle impression voulez-vous qu'éprouve le lecteur lorsqu'il passe, sans transition, des portes éternelles à ces petites chambres au second étage? Il n'est pas jusqu'à ce mot charmant sur Mme de la Briche, dont le bonheur n'a jamais pu se débarrasser, qui ne vienne ici à contre-temps, puisqu'il me fait sourire, au moment où je devrais être tout entier à l'émotion que la page citée tout à l'heure était si bien faite pour produire.

Voici ce qui est plus grave encore.

Le lecteur que Chateaubriand vient de conduire jusqu'à l'année 1812, et qui s'est amusé avec lui de la petite guerre que lui faisait, à cette époque, la police impériale, laquelle avait déterré un exemplaire de l'Essai sur les Révolutions et triomphait de pouvoir l'opposer au Génie du Christianisme, le lecteur se trouve à ce moment en présence de la vie de Napoléon Bonaparte. Il se demande pourquoi la vie de Chateaubriand se trouve ainsi tout à coup suspendue. Il a peine à s'expliquer cette soudaine et longue interruption, et si éloquentes que soient les pages consacrées à l'empereur, il lui est bien difficile de n'y pas voir une digression fâcheuse, un injustifiable hors-d'œuvre.

Rétablissons les divisions créées par Chateaubriand, et tout s'éclaire, tout s'explique.

Il a terminé le récit des deux premières parties de sa vie, de sa carrière de voyageur et de soldat et de sa carrière littéraire; il lui reste à raconter sa carrière politique. En réalité, c'est un ouvrage nouveau qu'il va écrire; et par où le pourrait-il mieux commencer que par un portrait de Bonaparte, une vue -- à vol d'aigle -- du Consulat et de l'Empire, préface naturelle de ces prodigieux événements de 1814 qui, en changeant la face de l'Europe, donneront du même coup à la vie de Chateaubriand une orientation nouvelle? Seulement, il lui arrive avec Napoléon ce qui était arrivé à Montesquieu avec Alexandre. Il en parle, lui aussi, tout à son aise [34]. Il lui consacre les deux premiers livres de sa troisième partie. Déjà, dans sa première partie, il avait esquissé à grands traits le tableau de la Révolution, de 1789 à 1792. Voici maintenant une vivante peinture de Napoléon et du régime impérial. Nous aurons plus tard un éloquent récit de la Révolution de 1830: trois admirables décors pour les trois actes de ce drame, qui fut la vie de Chateaubriand et qu'il a lui-même encadré, suivant la mode romantique du temps, entre un prologue et un épilogue, entre la description du château de Combourg, qui ouvre les Mémoires, et les considérations sur l'avenir du monde, qui les terminent. Pour ma part, je ne sais pas d'ouvrage, dans la littérature contemporaine, dont le plan soit plus parfait, dont l'ordonnance soit plus savante et plus belle.

En tout cas, il me semble bien que je ne me suis pas trop avancé en disant que les Mémoires d'Outre-tombe, ainsi divisés en parties et en livres, prennent une physionomie nouvelle. Par suite de cette division en livres, plus de ces subdivisions incessantes, de ces chapitres, de deux à trois pages chacun, qui venaient à tout instant interrompre et couper le récit. Les sommaires qui, intercalés dans le texte, en détruisaient la continuité et la suite, ont été reportés à leur vraie place, en tête de chaque livre. Nous nous sommes attaché, en dernier lieu, à restituer la véritable orthographe des noms cités dans les Mémoires et dont un trop grand nombre, dans les éditions actuelles, sont imprimés d'une manière fautive. Il est tel de ces noms, celui de Peltier, par exemple, le célèbre rédacteur des Actes des Apôtres et de l'Ambigu, qui revient presque à chaque page, sous la plume de Chateaubriand, dans le récit de ses années d'exil et de misère à Londres, et qui n'est pas donné une seule fois d'une façon exacte.

VII

En présentant au public, pour la première fois, une édition des Mémoires d'Outre-tombe conforme au plan et aux divisions de l'auteur, nous avons la confiance que les lecteurs, ayant enfin sous les yeux son livre, tel qu'il l'a conçu et exécuté, partageront l'enthousiasme qu'il excita, il y a un demi-siècle, chez tous ceux qui furent admis aux lectures de l'Abbaye-au-Bois.

Il réunit, en effet, à un degré rare, ces qualités maîtresses: d'une part, l'unité, la proportion, la beauté de l'ordonnance; -- d'autre part, la souplesse, la vigueur, la grâce et l'éclat du style.

Quelques mots sur ce dernier point.

Parce que Chateaubriand a revu son ouvrage jusqu'à ses dernières années, et que sa main, affaiblie par l'âge, y a fait en quelques endroits des retouches malheureuses, on s'est plu à y voir une œuvre de vieillesse et de déclin, comparable à la dernière toile du Titien, à ce Christ au Tombeau que l'on montre à Venise, à l'Académie des beaux-arts, et que le peintre, âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, a signé d'une main tremblante, senescente manu. Rien de moins exact. Chateaubriand a commencé ses Mémoires au mois d'octobre 1811, au lendemain de la publication de l'Itinéraire, c'est-à-dire à l'heure où son talent, en pleine vigueur, conservait encore la fraîcheur et la grâce de la jeunesse. De 1811 à 1814, il écrit les premiers livres, l'histoire de son enfance, sa vie sur les landes et les grèves bretonnes, au fond du vieux manoir de Combourg, auprès de sa sœur Lucile, sous l'œil sévère de son père, ce grand vieillard dont il a tracé un portrait inoubliable. La Restauration, en le jetant dans la vie politique, en l'obligeant à se mesurer avec les faits et à en tenir compte, à prouver et à convaincre, au lieu de peindre seulement et de charmer, révèle chez lui des dons nouveaux et de nouvelles qualités de style. Il se trouve que ce poète est un historien et un polémiste; il écrit les Réflexions politiques, la Monarchie selon la Charte, les articles du Conservateur, les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry. Certes, ce n'est pas à ce moment que son talent baisse et que son génie décline. C'est à ce moment pourtant que prend place la rédaction d'une partie considérable des Mémoires. Le tableau des premiers mouvements de la Révolution, le voyage en Amérique, l'émigration, les combats à l'armée des princes et, jusqu'à la rentrée en France en 1800, la vie de l'exilé à Londres, les années de misère et d'étude, de deuil et d'espérance, qui préparaient et annonçaient déjà l'avenir du poète, pareilles à cette aube obscure, et pourtant pleine de promesses, qui précède l'éclat du jour naissant et de la gloire prochaine: ces belles pages ont été écrites en 1821 et 1822, à Berlin et à Londres, dans les moments de loisir que laissaient à l'auteur les travaux et les fêtes de ses deux ambassades. Le récit de l'ambassade de Rome a été composé à Rome même, en 1828 et 1829; il est contemporain par conséquent de ces admirables dépêches diplomatiques qui sont restées des modèles du genre. Donc, ici encore, il ne saurait être question de déclin et d'affaiblissement littéraire. Ce qui vient ensuite, -- la révolution de Juillet, le voyage à Prague et le voyage à Venise, les rêveries au Lido et sur les grands chemins de Bohême, les considérations sur l'Avenir du monde, -- tout cela est de la même date que les Études historiques et les célèbres brochures sur La Restauration et la monarchie élective, sur le Bannissement de Charles X et de sa famille, et sur la Captivité de Mme la duchesse de Berry. Le génie de l'écrivain avait encore toute sa coloration et toute sa trempe: l'éclair jaillissait encore de l'épée de Roland.

Reste, il est vrai, la partie des Mémoires qui va de 1800 à 1828, et qui a été écrite de 1836 à 1839. Cette partie est-elle inférieure aux autres? En 1836, Chateaubriand avait soixante-huit ans, l'âge précisément auquel M. Guizot commença d'écrire ses Mémoires, le plus parfait de ses ouvrages. En 1839, l'auteur du Génie du Christianisme avait soixante et onze ans, l'âge auquel Malherbe, dans l'une de ses plus belles odes, s'écriait avec une confiance que justifiait sa pièce même:

Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages;
Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,
A de quoi témoigner en ses derniers ouvrages
Sa première vigueur [35].

Chateaubriand se pouvait rendre le même témoignage. Il écrivait alors et faisait paraître le Congrès de Vérone [36].

Ce livre n'est pas autre chose qu'un fragment des Mémoires: l'auteur s'était résolu à le détacher de son œuvre et à le publier séparément, parce que cet épisode, en raison des développements qu'il avait reçus sous sa plume, aurait dérangé l'économie de ses Mémoires et leur eût enlevé ce caractère d'harmonieuse proportion qu'il voulait avant tout leur conserver. Tant vaut le Congrès de Vérone, au point de vue du style -- le seul qui nous occupe en ce moment -- tant vaut nécessairement toute la partie des Mémoires d'Outre-tombe, composée à la même date, écrite avec la même encre. Or, voici comme un excellent juge, Alexandre Vinet, appréciait le style du Congrès de Vérone:

Ce livre est une belle œuvre d'historien et de politique; mais quand elle ferait, sous ces deux rapports, moins d'honneur à M. de Chateaubriand, quel honneur ne fait-elle pas à son talent d'écrivain? Nous ne croyons pas que, dans aucun de ses ouvrages, il ait répandu plus de beautés, ni des beautés plus vraies et plus diverses. La verve et la perfection de la forme ne sont point ici aux dépens l'une de l'autre; toutes les deux sont à la fois portées au plus haut degré, et semblent dériver l'une de l'autre. Le style propre à M. de Chateaubriand ne nous a jamais paru plus accompli que dans cette dernière production; nous devrions dire les styles, car il y en a plusieurs, et dans chacun il est presque également parfait. L'homme d'État dans ses éloquentes dépêches, l'historien-poète dans ses vivants tableaux, le peintre des mœurs dans ses sarcasmes mordants et altiers, se disputent le prix et nous laissent indécis dans l'admiration... On a l'air de croire que l'auteur d'Atala et des Martyrs n'a fait que se continuer. C'est une erreur. Son talent n'a cessé, depuis lors, d'être en voie de progrès; à l'âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore autant pour le moins et aussi rapidement qu'à l'époque «de sa plus verte nouveauté...» Ce talent, à mesure que la pensée et la passion s'y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme; la vie et le travail l'ont affermi et complété; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s'est entrelacé, comme la soie d'une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu'à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété; une étude délicate de notre langue, qu'on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l'obscurcir, et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière [37].

A l'appui de ses éloges, Alexandre Vinet fait de nombreuses citations. Il se trouve que toutes sont empruntées à des passages des Mémoires d'Outre-tombe que Chateaubriand avait intercalés dans le texte du Congrès de Vérone. N'est-ce pas là la preuve, une preuve décisive, que la portion des Mémoires écrite de 1836 à 1839, la seule qui aurait pu causer quelque inquiétude littéraire, ne le cède en rien aux autres parties de l'ouvrage?

VIII

Par le style comme par la composition, les Mémoires d'Outre-tombe sont donc dignes du génie de Chateaubriand. Leur place est marquée immédiatement au-dessous des Mémoires de Saint-Simon. Et encore, tout en maintenant le premier rang à son incomparable prédécesseur, n'est-il que juste d'ajouter que Chateaubriand lui est supérieur par plus d'un endroit. Dans un éloquent article, publié en 1857, Montalembert a dit de Saint-Simon: «Il est tout, excepté poète; car il lui manque l'idéal et la rêverie [38].» Chateaubriand, dans ses Mémoires, est poète et grand poète. Qu'il promène ses rêves d'adolescent sur les grèves de Bretagne ou ses rêveries de vieillard sur les lagunes de Venise; qu'il écoute, sentinelle perdue aux bords de la Moselle, la confuse rumeur du camp qui s'éveille, aux premières blancheurs de l'aube, ou que, ministre du roi de France, il entende, sur la route de Gand à Bruxelles, à l'angle d'un champ, au pied d'un peuplier, le bruit lointain de cette grande bataille encore sans nom, qui s'appellera demain Waterloo, il a partout -- et c'est Sainte-Beuve lui-même qui est réduit à le confesser -- il a, en toute rencontre, des passages d'une grâce, d'une suavité magiques, où se reconnaissent la touche et l'accent de l'enchanteur; il a de ces paroles qui semblent couler d'une lèvre d'or [39]!

A côté du poète, les Mémoires d'Outre-tombe nous montrent l'historien, cet historien que Saint-Simon n'a pas été. La vie de Napoléon Bonaparte par Chateaubriand [40] n'est qu'une esquisse, mais une esquisse de maître, qui, dans sa rapidité même, reflète, avec une incontestable fidélité, cette existence prodigieuse, toute pleine de coups de théâtre et de coups de foudre. Le bruit du canon, les chants de victoire retentissent au milieu de ces pages, mais sans couvrir le prix de la Justice foulée aux pieds et de la Liberté mise aux fers. Pour défendre ces deux nobles clientes, Chateaubriand trouve des accents vraiment magnifiques, également bien inspiré quand il prend en main la cause de Pie VII, du chef de la chrétienté, arraché du Quirinal et jeté dans une voiture dont les portières sont fermées à clef, ou lorsqu'il fait entendre, à l'occasion d'un pauvre pêcheur d'Albano, fusillé par les autorités impériales, cette protestation indignée:

Pour dégoûter des conquérants, il faudrait savoir tous les maux qu'ils causent; il faudrait être témoin de l'indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n'ont jamais mis le pied. Qu'importaient au succès de Bonaparte les jours d'un pauvre faiseur de filets des États romains? Sans doute il n'a jamais su que ce chétif avait existé; il a ignoré, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu'au nom de sa victime plébéienne. Le monde n'aperçoit en Napoléon que des victoires; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées ne tombent point de ses yeux. Et moi je pense que, de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment, dans les conseils de la Providence, les causes secrètes qui précipitent du trône le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l'emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie; le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre; le sang pacifique répandu jaillit en gémissant vers le ciel: Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d'Albano; quelques mois après, il était banni chez les pêcheurs de l'île d'Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène [41].

Sans doute, il y a des défauts, et en grand nombre, au cours des Mémoires, de bizarres puérilités, des veines de mauvais goût, et, en plus d'un endroit, -- la remarque est de Sainte-Beuve, -- un cliquetis d'érudition, de rapprochements historiques, de souvenirs personnels et de plaisanteries affectées, dont l'effet est trop souvent étrange quand il n'est pas faux [42]. Mais, au demeurant, que sont ces taches dans une œuvre d'une si considérable étendue et où étincellent tant et de si rares beautés?

Il ne suffit pas qu'une œuvre soit belle: il faut encore, il faut surtout qu'elle soit morale.

A l'époque où les Mémoires d'Outre-tombe paraissaient dans la Presse, Georges Sand -- qui aurait peut-être sagement fait de se récuser sur ce point: -- écrivait à un ami: «C'est un ouvrage sans moralité. Je ne veux pas dire par là qu'il soit immoral, mais je n'y trouve pas cette bonne grosse moralité qu'on aime à lire même au bout d'une fable ou d'un conte de fées [43]

Précisément à l'heure où l'auteur de Lélia prononçait cet arrêt, une autre femme, Mme Swetchine, avec l'autorité que donnait à sa parole toute une vie d'honneur et de vertu, écrivait de son côté, après une lecture des Mémoires:

Ce qui reste de cette lecture, c'est que notre vie si brève n'est faite absolument que pour l'autre vie immortelle, et que tout fuit devant nous jusqu'au rivage immobile.

Il (Chateaubriand) peint d'après nature, voilà pourquoi il choque tant. Il ne se lie pas par les idées émises, mais dit le bien après avoir dit le mal et se montre successif comme la pauvre nature humaine...

Du pour et du contre; oui, dans les choses de la politique humaine, jamais contre les vérités imprescriptibles, contre les hauts sentiments du cœur humain: «Mon zèle, dit-il sur l'émigration, surpassait ma foi,» et puis sur cette même émigration viennent deux pages admirables.

Combien son mouvement religieux est vrai! Jamais il ne le blesse, ni par inadvertance ni par désir de bien dire...

Quelle est donc la beauté morale dont M. de Chateaubriand n'ait pas eu le sentiment, qu'il n'ait pas respectée, qu'il n'ait pas glorifiée de tout l'éclat de son pinceau? Quel est donc le devoir dont il n'ait pas eu l'instinct et souvent le courage? On veut bien qu'il ait été quelquefois sublime d'égoïsme; avec plus de justice on pourrait le montrer dans bien des circonstances capable d'élan, de sacrifice et de dévouement, non pas à un homme peut-être, mais à une idée, à un sentiment incessamment vénéré. Certes, M. de Chateaubriand n'est pas un homme en qui la vérité règle, pondère, perfectionne tout. Le sacrifice aurait plu à son imagination; mais l'abnégation, le détachement de lui-même, aurait trop coûté à sa volonté. De là des côtés faibles; une insuffisance de la raison, qui a nui à la dignité de son caractère, à son attitude dans le monde, mais n'a jamais rien coûté à l'honneur [44].

C'est sur ce mot que je veux finir. Chateaubriand a été le plus grand écrivain du dix-neuvième siècle. Mais il n'est pas seulement en poésie l'initiateur et le maître:

Tu duca, tu signore et tu maestro.

Il est aussi le maître de l'honneur; et comme me l'écrivait un jour Victor de Laprade, -- qui avait cependant de bonnes raisons pour ne pas déprécier la poésie et pour la mettre en bon rang, -- «l'honneur passe avant tout, même avant la poésie [45]

Edmond BIRÉ.

PRÉFACE TESTAMENTAIRE [46]

Sicut nubes... quasi naves... velut umbra (Job.)
Paris, 1er décembre 1833.


Comme il m'est impossible de prévoir le moment de ma fin; comme à mon âge les jours accordés à l'homme ne sont que des jours de grâce, ou plutôt de rigueur, je vais, dans la crainte d'être surpris, m'expliquer sur un travail destiné à tromper pour moi l'ennui de ces heures dernières et délaissées, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire.

Les Mémoires à la tête desquels on lira cette préface embrassent et embrasseront le cours entier de ma vie; ils ont été commencés dès l'année 1811 et continués jusqu'à ce jour. Je raconte dans ce qui est achevé et raconterai dans ce qui n'est encore qu'ébauché mon enfance, mon éducation, ma jeunesse, mon entrée au service, mon arrivée à Paris, ma présentation à Louis XVI, les premières scènes de la Révolution, mes voyages en Amérique, mon retour en Europe, mon émigration en Allemagne et en Angleterre, ma rentrée en France sous le Consulat, mes occupations et mes ouvrages sous l'empire, ma course à Jérusalem, mes occupations et mes ouvrages sous la restauration, enfin l'histoire complète de cette restauration et de sa chute.

J'ai rencontré presque tous les hommes qui ont joué de mon temps un rôle grand ou petit à l'étranger et dans ma patrie. Depuis Washington jusqu'à Napoléon, depuis Louis XVIII jusqu'à Alexandre, depuis Pie VII jusqu'à Grégoire XVI, depuis Fox, Burke, Pitt, Sheridan, Londonderry, Capo-d'Istrias, jusqu'à Malesherbes, Mirabeau, etc.; depuis Nelson, Bolivar, Méhémet, pacha d'Égypte jusqu'à Suffren, Bougainville, Lapeyrouse, Moreau, etc. J'ai fait partie d'un triumvirat qui n'avait point eu d'exemple: trois poètes opposés d'intérêts et de nations se sont trouvés, presque à la fois, ministres des Affaires étrangères, moi en France, M. Canning en Angleterre, M. Martinez de la Rosa en Espagne. J'ai traversé successivement les années vides de ma jeunesse, les années si remplies de l'ère républicaine, des fastes de Bonaparte et du règne de la légitimité.

J'ai exploré les mers de l'Ancien et du Nouveau-Monde, et foulé le sol des quatre parties de la terre. Après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, dans les wigwuams des Hurons, dans les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis, de Carthage, de Grenade, chez le Grec, le Turc et le Maure, parmi les forêts et les ruines; après avoir revêtu la casaque de peau d'ours du sauvage et le cafetan de soie du mameluck, après avoir subi la pauvreté, la faim, la soif et l'exil, je me suis assis, ministre et ambassadeur, brodé d'or, bariolé d'insignes et de rubans, à la table des rois, aux fêtes des princes et des princesses, pour retomber dans l'indigence et essayer de la prison.

J'ai été en relation avec une foule de personnages célèbres dans les armes, l'Église, la politique, la magistrature, les sciences et les arts. Je possède des matériaux immenses, plus de quatre mille lettres particulières, les correspondances diplomatiques de mes différentes ambassades, celles de mon passage au ministère des Affaires étrangères, entre lesquelles se trouvent des pièces à moi particulières, uniques et inconnues. J'ai porté le mousquet du soldat, le bâton du voyageur, le bourdon du pèlerin: navigateur, mes destinées ont eu l'inconstance de ma voile; alcyon, j'ai fait mon nid sur les flots.

Je me suis mêlé de paix et de guerre; j'ai signé des traités, des protocoles, et publié chemin faisant de nombreux ouvrages. J'ai été initié à des secrets de partis, de cour et d'état; j'ai vu de près les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommées. J'ai assisté à des sièges, à des congrès, à des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes. J'ai fait de l'histoire, et je pouvais l'écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet, avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle, j'exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.

Je n'ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains d'une longue renommée. Alfieri, Canova et Monti ont disparu; de ses jours brillants, l'Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni. Pellico a usé ses belles années dans les cachots du Spielberg; les talents de la patrie de Dante sont condamnés au silence, ou forcés de languir en terre étrangère; lord Byron et M. Canning sont morts jeunes; Walter Scott nous a laissés; Gœthe nous a quittés rempli de gloire et d'années. La France n'a presque plus rien de son passé si riche, elle commence une autre ère: je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré.

Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes.

Depuis ma première jeunesse jusqu'en 1800, j'ai été soldat et voyageur; depuis 1800 jusqu'en 1814, sous le consulat et l'empire, ma vie a été littéraire; depuis la restauration jusqu'aujourd'hui, ma vie a été politique.

Dans mes trois carrières successives, je me suis toujours proposé une grande tâche: voyageur, j'ai aspiré à la découverte du monde polaire; littérateur, j'ai essayé de rétablir la religion sur ses ruines; homme d'état, je me suis efforcé de donner au peuple le vrai système monarchique représentatif avec ses diverses libertés: j'ai du moins aidé à conquérir celle qui les vaut, les remplace, et tient lieu de toute constitution, la liberté de la presse. Si j'ai souvent échoué dans mes entreprises, il y a eu chez moi faillance de destinée. Les étrangers qui ont succédé dans leurs desseins furent servis par la fortune; ils avaient derrière eux des amis puissants et une patrie tranquille. Je n'ai pas eu ce bonheur.

Des auteurs modernes français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages: voyageur, soldat, poète, publiciste, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint la mer, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j'ai étudié les princes, la politique, les lois et l'histoire. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort. Dans l'Italie et l'Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes!

En France nos anciens poètes et nos anciens historiens chantaient et écrivaient au milieu des pèlerinages et des combats: Thibault, comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les félicités de leur style des aventures de leur carrière; Froissard va chercher l'histoire sur les grands chemins, et l'apprend des chevaliers et des abbés, qu'il rencontre, avec lesquels il chevauche. Mais, à compter du règne de François Ier, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talents, pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque. Si j'étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l'épopée de mon temps, d'autant plus que j'ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles.

Les Mémoires, divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différents lieux: ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates, et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres: il arrive que, dans les instants de mes prospérités, j'ai à parler du temps de mes misères, et que dans mes jours de tribulation, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d'expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu'à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d'unité indéfinissable à mon travail; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l'on ne sait si ces Mémoires sont l'ouvrage d'une tête brune ou chenue.

Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arrivé, sans que j'y songeasse, par l'inconstance même des tempêtes déchaînées contre ma barque, et qui souvent ne m'ont laissé pour écrire tel ou tel fragment de ma vie que l'écueil de mon naufrage.

J'ai mis à composer ces Mémoires une prédilection toute paternelle, je désirerais pouvoir ressusciter à l'heure des fantômes pour en corriger les épreuves: les morts vont vite.

Les notes qui accompagnent le texte sont de trois sortes: les premières, rejetées à la fin des volumes, comprennent les éclaircissements et pièces justificatives; les secondes, au bas des pages, sont de l'époque même du texte; les troisièmes, pareillement au bas des pages, ont été ajoutées depuis la composition de ce texte, et portent la date du temps et du lieu où elles ont été écrites. Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l'achèvement de mes Mémoires; mais je n'ai eu de repos que durant les neuf mois où j'ai dormi la vie dans le sein de ma mère: il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître, que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir.

Plusieurs de mes amis m'ont pressé de publier à présent une partie de mon histoire; je n'ai pu me rendre à leur vœu. D'abord, je serais, malgré moi, moins franc et moins véridique; ensuite, j'ai toujours supposé que j'écrivais assis dans mon cercueil. L'ouvrage a pris de là un certain caractère religieux que je ne lui pourrais ôter sans préjudice; il m'en coûterait d'étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe et que l'on entend dans tout le cours du récit. On ne trouvera pas étrange que je garde quelques faiblesses, que je sois préoccupé de la fortune du pauvre orphelin, destiné à rester après moi sur la terre. Si Minos jugeait que j'ai assez souffert dans ce monde pour être au moins dans l'autre une Ombre heureuse, un peu de lumière des Champs-Élysées, venant éclairer mon dernier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre; la vie me sied mal; la mort m'ira peut-être mieux.

AVANT-PROPOS

Paris, 14 avril 1846.

Revu le 28 juillet 1846.

Sicut nubes... quasi naves... velut umbra. (Job).


Comme il m'est impossible de prévoir le moment de ma fin, comme à mon âge les jours accordés à l'homme ne sont que des jours de grâce ou plutôt de rigueur, je vais m'expliquer.

Le 4 septembre prochain j'aurai atteint ma soixante-dix-huitième année: il est bien temps que je quitte ce monde qui me quitte et que je ne regrette pas.

Les Mémoires à la tête desquels on lira cet avant-propos suivent, dans leurs divisions, les divisions naturelles de mes carrières.

La triste nécessité qui m'a toujours tenu le pied sur la gorge, m'a forcé de vendre mes Mémoires. Personne ne peut savoir ce que j'ai souffert d'avoir été obligé d'hypothéquer ma tombe; mais je devais ce dernier sacrifice à mes serments et à l'unité de ma conduite. Par un attachement peut-être pusillanime, je regardais ces Mémoires comme des confidents dont je ne m'aurais pas voulu séparer; mon dessein était de les laisser à Mme de Chateaubriand; elle les eût fait connaître à sa volonté, ou les aurait supprimés, ce que je désirerais plus que jamais aujourd'hui.

Ah! si, avant de quitter la terre, j'avais pu trouver quelqu'un d'assez riche, d'assez confiant pour racheter les actions de la Société, et n'étant, pas comme cette Société, dans la nécessité de mettre l'ouvrage sous presse sitôt que tintera mon glas! Quelques-uns des actionnaires sont mes amis; plusieurs sont des personnes obligeantes qui ont cherché à m'être utiles; mais enfin les actions se seront peut-être vendues, elles auront été transmises à des tiers que je ne connais pas, et dont les affaires de famille doivent passer en première ligne; à ceux-ci, il est naturel que mes jours, en se prolongeant, deviennent sinon une importunité, du moins un dommage. Enfin, si j'étais encore maître de ces Mémoires, ou je les garderais en manuscrit ou j'en retarderais l'apparition de cinquante années.

Ces Mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays. De là des prologues obligés qui peignent les lieux que j'avais sous les yeux, les sentiments qui m'occupaient au moment où se renoue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres: il m'est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j'ai eu à parler de mes temps de misère; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d'expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu'à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l'on veut, une sorte d'unité indéfinissable; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau: mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s'ils sont d'une tête brune ou chenue.

J'ignore si ce mélange, auquel je ne puis apporter remède, plaira ou déplaira; il est le fruit des inconstances de mon sort: les tempêtes ne m'ont laissé souvent de table pour écrire que l'écueil de mon naufrage.

On m'a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires; je préfère parler du fond de mon cercueil; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu'elles sortent du sépulcre. Si j'ai assez souffert en ce monde pour être dans l'autre une ombre heureuse, un rayon échappé des Champs-Élysées répandra sur mes derniers tableaux une lumière protectrice: la vie me sied mal; la mort m'ira peut-être mieux.

Ces Mémoires ont été l'objet de ma prédilection: saint Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer les siens après sa mort; je n'espère pas une telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l'heure des fantômes, pour corriger au moins les épreuves. Au surplus, quand l'Éternité m'aura de ses deux mains bouché les oreilles, dans la poudreuse famille des sourds, je n'entendrai plus personne.

Si telle partie de ce travail m'a plus attaché que telle autre, c'est ce qui regarde ma jeunesse, le coin le plus ignoré de ma vie. Là, j'ai eu à réveiller un monde qui n'était connu que de moi; je n'ai rencontré, en errant dans cette société évanouie, que des souvenirs et le silence; de toutes les personnes que j'ai connues, combien en existe-t-il aujourd'hui?

Les habitants de Saint-Malo s'adressèrent à moi le 25 août 1828, par l'entremise de leur maire au sujet d'un bassin à flot qu'ils désiraient établir. Je m'empressai de répondre, sollicitant, en échange de bienveillance, une concession de quelques pieds de terre, pour mon tombeau, sur le Grand-Bé [47]. Cela souffrit des difficultés à cause de l'opposition du génie militaire. Je reçus enfin, le 27 octobre 1831, une lettre du maire, M. Hovius, il me disait: «Le lieu de repos que vous désirez au bord de la mer, à quelques pas de votre berceau, sera préparé par la piété filiale des Malouins. Une pensée triste se mêle pourtant à ce soin. Ah! puisse le monument rester longtemps vide! mais l'honneur et la gloire survivent à tout ce qui passe sur la terre.» Je cite avec reconnaissance ces belles paroles de M. Hovius: il n'y a de trop que le mot gloire [48].

Je reposerai donc au bord de la mer que j'ai tant aimée. Si je décède hors de France, je souhaite que mon corps ne soit rapporté dans ma patrie qu'après cinquante ans révolus d'une première inhumation. Qu'on sauve mes restes d'une sacrilège autopsie; qu'on s'épargne le soin de chercher dans mon cerveau glacé et dans mon cœur éteint le mystère de mon être. La mort ne révèle point les secrets de la vie. Un cadavre courant la poste me fait horreur; des os blanchis et légers se transportent facilement: ils seront moins fatigués dans ce dernier voyage que quand je les traînais çà et là chargés de mes ennuis.

CHATEAUBRIAND

HISTOIRE DE SES ŒUVRES

«Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite et l'isoler au milieu des choses humaines... Quoi! Après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l'écrivain toute considération élevée, on lui refusera d'examiner le côté sérieux des objets! Il passera une vie frivole à s'occuper de chicanes grammaticales, de règles de goût, de petites sentences littéraires! Il vieillira enchaîné dans les langes de son berceau! Il ne montrera pas sur la fin de ses jours un front sillonné par ses longs travaux, par ses graves pensées, et souvent par ces mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l'homme!... Pour moi, je ne puis ainsi me rapetisser, ni me réduire à l'état d'enfance, dans l'âge de la force et de la raison. Je ne puis me renfermer dans le cercle étroit qu'on voudrait tracer autour de l'écrivain... [49]».

C'est parce qu'il ne s'est pas renfermé dans ce cercle étroit que Chateaubriand a si puissamment agi sur son siècle. Il n'est pas possible de séparer chez lui l'homme de l'écrivain: l'homme de lettres et l'homme d'État, l'homme de pensée et l'homme d'action ne faisaient qu'un. Presque tous ses livres ont été des actes, et c'est pour cela qu'aujourd'hui encore, à cette aurore du XXe siècle, ils sont vivants comme au premier jour. S'ils n'avaient été que des fleurs de littérature et des modèles de style, ils dormiraient depuis longtemps, comme tant d'autres chefs-d'œuvre, dans la poudre des bibliothèques. Mais ils ont été aussi des leçons et des exemples, et ces leçons, ces exemples, nous avons besoin plus que jamais de les entendre et de les suivre. Ils ont été dictés par les plus nobles sentiments, par les plus généreuses passions, l'honneur, le désintéressement, le sacrifice. A quel moment fut-il plus nécessaire de réveiller dans les âmes, de ranimer dans les cœurs ces sentiments et ces passions? Chateaubriand dort depuis cinquante ans son dernier sommeil dans sa tombe de l'îlot du Grand-Bé. Et pourtant jamais heure ne fut plus opportune pour faire entendre de nouveau sa grande voix, pour remettre ses enseignements sous les yeux des générations nouvelles. Defunctus adhuc loquitur.

Une rapide revue de ses principaux ouvrages va nous en fournir la démonstration.

I

Napoléon Bonaparte a remporté de prodigieuses victoires; il est entré dans toutes les capitales, il a vu à ses pieds tous les rois. Mais la campagne d'Italie et la campagne d'Égypte, Austerlitz, Marengo, Wagram, Friedland, Iéna, toutes ces victoires et cent autres pareilles, ont été suivies de revers inouïs. Ces ennemis tant de fois vaincus, Napoléon est allé les chercher lui-même, jusqu'aux extrémités de l'Europe, et, de Moscou, de Vienne, de Cadix, il les a amenés jusque sous les murs de Paris. Et c'est pourquoi il est une journée, dans sa vie, plus glorieuse, plus véritablement grande que celles que je viens de rappeler. C'est le dimanche 28 germinal an X [50], le jour de Pâques de l'année 1802. Ce jour-là, à six heures du matin, une salve de cent coups de canon annonça au peuple, en même temps que la ratification du traité de paix signé entre la France et l'Angleterre, la promulgation du concordat et le rétablissement de la religion catholique.

Quelques heures plus tard, suivi des premiers Corps de l'État, entouré de ses généraux en grand uniforme, le Premier Consul se rendait du palais des Tuileries à l'Église métropolitaine de Notre-Dame, où le cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, après avoir dit la messe, entonnait le Te Deum, exécuté par deux orchestres que conduisaient Méhul et Cherubini. Ce même jour, le Moniteur insérait un article de Fontanes sur le Génie du Christianisme qui venait de paraître et qui, à cette heure propice, allait être lui-même un événement.

Ce n'est pas sans émotion qu'on lit, dans le Journal des Débats du samedi 27 germinal an X: «Demain, le fameux bourdon de Notre-Dame retentira enfin, après dix ans de silence, pour annoncer la fête de Pâques.» Combien dut être profonde la joie de nos pères, lorsqu'au matin de ce 18 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses volées du bourdon de la vieille église! Dans les villes, dans les hameaux, d'un bout de la France à l'autre, les cloches répondirent à cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable Alleluia! Le Génie du Christianisme mêla sa voix à ces voix sublimes; comme elles, il rassembla les fidèles et les convoqua au pied des autels.

Chateaubriand ici avait devancé Bonaparte. Lorsqu'il était rentré en France, au printemps de 1800, après un exil de huit années, il apportait avec lui, dans sa petite malle, où il n'y avait guère de linge, le premier volume du Génie, qui avait alors pour titre: Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre. Pendant deux ans, il ne cessa de remanier et de perfectionner son ouvrage, si bien que le jour où fut publié le Concordat, les cinq volumes [51] se trouvèrent prêts.

Dans toute notre littérature, il n'est pas un autre livre qui ait produit un effet aussi considérable, qui ait eu des conséquences aussi grandes et aussi heureuses; son importance historique dépasse encore son importance littéraire.

Ce que Voltaire et les Encyclopédistes avaient commencé, la Révolution l'avait achevé. L'œuvre des bourreaux avait complété l'œuvre des sophistes. L'édifice religieux s'était écroulé tout entier. De la France chrétienne, plus rien ne restait debout. Pie VI mourait captif à Valence, et l'on se demandait, s'il ne serait pas le dernier pape. Le matérialisme le plus éhonté, le sensualisme le plus abject triomphaient avec le Directoire. Ce qu'il y avait alors de littérature en France se traînait stérilement dans l'imitation des coryphées du philosophisme. Le XVIIIe siècle finissant se fermait sur le succès de l'odieux poème de Parny: La Guerre des Dieux. C'est à cette heure-là que Chateaubriand, seul, pauvre, exilé, ramené à la foi par la douleur, se tourne vers le Christianisme, célèbre ses beautés et ose lui promettre la victoire. Déjà son livre s'avance, et voilà que lui arrive un collaborateur inattendu. Bonaparte rétablit le culte, où il ne voit d'ailleurs qu'un moyen d'ordre et de discipline; il rouvre les temples, mais ces temples rouverts, qui les remplira? La politique agit sur les faits, mais elle n'a pas d'action sur les âmes, et ce sont les âmes qu'il faudrait changer. Ce sera l'œuvre de Chateaubriand. La réaction n'est pas faite, il la fera. On entend encore à l'horizon le rire de Voltaire: ce rire s'évanouira comme un vain son, lorsque retentira la voix de Chateaubriand, lorsqu'on entendra ces accents, à la fois si anciens et si nouveaux, tout pénétrés de bon sens et de raison, de lumière et de poésie, d'imagination et d'éloquence.

Le Génie du Christianisme n'était pas un ouvrage de théologie; ce n'était pas non plus une œuvre de réfutation et de critique. Les beautés de la religion chrétienne, les grandes choses qu'elle avait inspirées depuis les bonnes œuvres jusqu'aux pensées de génie; les services qu'elle avait rendus à la civilisation et à la société, ceux dont lui étaient redevables la poésie, les beaux-arts et la littérature; comment enfin elle se prêtait merveilleusement à tous les élans de l'âme et répondait à tous les besoins du cœur: tel est le cadre que Chateaubriand avait magnifiquement rempli. Les apologistes qui l'avaient précédé s'étaient exclusivement attachés aux preuves surnaturelles du Christianisme. Chateaubriand employait surtout des preuves d'un autre ordre. Au lieu d'aller de la cause à l'effet, il passait de l'effet à la cause; il montrait, non que le Christianisme est excellent parce qu'il vient de Dieu, mais qu'il vient de Dieu parce qu'il est excellent, parce que rien n'égale la sublimité de sa morale, l'immensité de ses bienfaits, la pureté de son culte.

C'était bien là l'apologie que réclamait le temps. L'effet fut immédiat et il fut prodigieux. Et puisque sont revenus, après un siècle écoulé, les jours mauvais, les négations brutales, les violences sectaires, le livre de 1802 retrouvera sans doute, à l'aurore du XXe siècle, quelque chose de son premier succès.

L'influence du Génie du Christianisme n'a pas été seulement religieuse et sociale. Ce livre immortel a été, plus qu'aucun autre, une œuvre d'initiative. Il a lancé les intelligences dans vingt voies nouvelles, en art, en littérature, en histoire.

C'est lui, qui rapprit à notre pays le chemin des deux antiquités, qui ramena les esprits à ces deux grandes sources d'inspiration, la Bible et Homère.

Les Pères de l'Église -- saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise, Tertullien -- étaient relégués dans un complet oubli. Chateaubriand remit en lumière ces admirables et puissantes figures.

La supériorité des écrivains du XVIIe siècle sur ceux du XVIIIe était méconnue. Chateaubriand rétablit les rangs. Grâce à lui, justice fut rendue à Bossuet et à Pascal, comme à Moïse et à Homère.

Les chefs-d'œuvre des littératures étrangères n'avaient pas encore obtenu droit de cité dans la nôtre. On lisait le Roland furieux, à cause des amours de Roger et de Bradamante, et un peu aussi la Jérusalem délivrée, à cause de l'épisode d'Armide; mais c'était à peu près tout. On ignorait volontiers la Divine comédie, les Lusiades, le Paradis perdu, la Messiade. Chateaubriand nous dit leurs mérites; par d'habiles citations, il nous révèle leurs beautés. C'est lui qui, le premier, nous apprend à regarder au delà de nos frontières.

C'est lui également qui a créé la critique moderne, l'une des gloires du XIXe siècle. Avant lui, la critique s'occupait, non de la pensée, mais de la grammaire, non de l'âme, mais de la syntaxe. Elle avait quelque peu l'air de l'auceps syllabarum, dont se raille quelque part Cicéron. Chateaubriand a vite fait de sentir le vide de cette rhétorique, la puérilité de ces chicanes grammaticales. Il substitue à la critique des défauts celle des beautés. Dans ses chapitres sur la Poétique du Christianisme, il compare toutes les littératures de l'antiquité avec toutes celles des temps modernes. Il étudie tour à tour les caractères naturels, tels que ceux de l'époux, du père, de la mère, du fils et de la fille, et les caractères sociaux, tels que ceux du prêtre et du guerrier, et il nous montre comment ils ont été compris par les grands écrivains. Il élargit ainsi le domaine de la critique et lui ouvre de nouveaux horizons: il l'élève à la hauteur d'un art.

Et comme il a renouvelé la critique, il renouvelle de même la poésie. S'il était un point sur lequel, à la fin du XVIIIe siècle, tout le monde fût d'accord, dans la République des lettres, c'était l'incompatibilité de la poésie et de la foi chrétienne. On en était plus que jamais aux fameux vers de Boileau: «De la foi des chrétiens les mystères terribles -- D'ornements égayés ne sont pas susceptibles». Dieu n'avait rien à voir, rien à faire dans une ode ou dans un poème: Jupiter, à la bonne heure! On ne pouvait faire des vers, on ne pouvait en lire sans avoir sous la main le Dictionnaire de la Fable. C'est le Génie du Christianisme qui a changé tout cela. Chateaubriand a banni de la poésie les sentiments et les images du paganisme; il lui a rendu ses titres et restitué son domaine: la nature et l'idéal, l'âme et Dieu.

Et de même, il a rendu leurs titres à nos vieilles cathédrales. Lorsqu'il les avait décorées du nom de barbares, Fénelon n'avait fait que résumer les idées de tout son temps. Aux dédains du siècle de Louis XIV avaient succédé les mépris du siècle de Voltaire. On les avait badigeonnées, meurtries, déshonorées. En trois pages, Chateaubriand arrêta ce beau mouvement. L'archéologie du moyen âge est sortie de son chapitre sur les Églises gothiques. «C'est grâce à Chateaubriand, a dit un professeur de l'École des Chartes, M. Léon Gautier, que nos archéologues ont retrouvé aujourd'hui tous les secrets de cet art remis si légitimement en honneur; c'est grâce à Chateaubriand que M. Viollet Leduc peut écrire son Dictionnaire de l'Architecture, et M. Quicherat professer son admirable cours à l'École des Chartes; c'est grâce à Chateaubriand que Notre-Dame et la Sainte-Chapelle sont si belles et si radieuses [52].» M. Ernest Renan a dit, de son côté: «C'est au Génie du Christianisme, à Chateaubriand, que notre siècle doit la révélation de l'esthétique chrétienne, de la beauté de l'art gothique [53]

Le Génie du Christianisme n'est donc pas seulement un chef-d'œuvre, c'est un livre d'une nouveauté profonde et d'où est sorti le grand mouvement intellectuel, littéraire et artistique, qui restera l'honneur de la première moitié du XIXe siècle. Le bon Ducis avait mis à la scène, non sans succès, les principaux drames de William Shakespeare. L'académicien Campenon raconte [54] qu'étant allé le voir à Versailles, par une assez froide journée de janvier, il le trouva dans sa chambre à coucher, monté sur une chaise, et tout occupé à disposer avec une certaine pompe, autour du buste du grand tragique anglais, une énorme touffe de buis qu'on venait de lui apporter. Comme il paraissait un peu surpris: «Vous ne voyez donc pas? lui dit Ducis, c'est demain la Saint-Guillaume, fête nationale de mon Shakespeare.» Puis, s'appuyant sur l'épaule de Campenon pour descendre, et l'ayant consulté sur l'effet de son bouquet, le seul sans doute que la saison eût pu lui offrir: «Mon ami, ajouta-t-il avec émotion, les anciens couronnaient de fleurs les sources où ils avaient puisé

Que d'écrivains, parmi ceux qui comptent, poètes, historiens, critiques, orateurs, ont trouvé des inspirations dans le Génie du Christianisme! Combien ont puisé à cette source et auraient dû, le jour de la Saint-François, couronner de fleurs le buste de Chateaubriand!

II

La publication d'Atala avait précédé celle du Génie du Christianisme. Atala était un roman et un poème. Au sortir du drame gigantesque dont la France venait d'être le théâtre, après tant de scènes tragiques et de péripéties sanglantes, besoin était que le roman lui-même se transformât et présentât au lecteur autre chose que des tableaux de société, des conversations de salon, des portraits et des anecdotes. Ce besoin de nouveauté, Chateaubriand allait le satisfaire. Tandis que Mme de Staël, à la même heure, dans Delphine, suivait le train commun, il sortait de toutes les routes connues et transportait le roman du salon dans le désert. Déjà sans doute Bernardin de Saint-Pierre lui avait fait franchir les mers; mais l'Île-de-France, c'était encore la France; Paul et Virginie étaient Français. Les héros de Chateaubriand étaient deux sauvages: Chactas, fils d'Outalissi, fils de Miscou, et Atala, fille de Simaghan aux bracelets d'or. La hardiesse, certes, était grande, et comme s'il eût voulu ajouter encore aux difficultés de son sujet, le jeune auteur avait mis, à côté de ses deux sauvages, au premier plan de son livre, un homme noir, un vieux missionnaire, un ancien Jésuite, le Père Aubry. C'était pour échouer cent fois auprès du public de 1801; le livre pourtant fut accueilli avec enthousiasme. C'est qu'il y avait, dans cette peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude, et dans ce tableau des troubles de l'amour, au milieu du calme des déserts, une originalité puissante, la révélation d'un monde nouveau, l'attrait de l'inconnu, et, par-dessus tout, cette ardeur, cette flamme, ce rayonnement de jeunesse qui surpassent le rayonnement même et l'éclat du génie.

La partie descriptive du roman était supérieure encore à la partie dramatique. Notre littérature descriptive n'a pas de pages plus splendides que celles où Chateaubriand a peint les rives du Meschacébé, les savanes et les forêts de l'Amérique: tableaux merveilleux où le génie de l'artiste s'est élevé à la hauteur du modèle: majestati naturæ par ingenium.

Il y avait des défauts sans doute, et les critiques du temps -- les Morellet, les Giuguené, les Marie-Joseph-Chénier -- ne manquèrent pas de les signaler; mais que pouvaient les railleries contre la magie du talent? Atala, Chactas, le Père Aubry sont des êtres vivants; toute cette histoire, avant de passer dans un livre, a eu sa réalité dans le cœur du poète. La simple sauvage, l'ignorante Atala, est une figure de plus dans le groupe de ces figures immortelles dont le génie a composé un monde aussi vivant que le monde réel.

Atala fut longtemps préféré à René, qui parut dans le Génie du Christianisme, à la suite du chapitre sur le Vague des passions; mais René prit peu à peu la première place, il l'a gardée.

Ce court récit n'est pas, comme on l'a trop dit, un souvenir intime du poète, un épisode de famille; ce n'est pas non plus un roman dans la banale acception du mot. C'est la peinture d'un état de l'âme, des mélancolies et des tristesses d'un jeune homme dont l'imagination est riche, abondante et excessive, et dont l'existence est pauvre et désenchantée. René est l'amant de l'impossible. Ses rêveries, ses incertitudes, les vagues ardeurs qui le consument, ne sont pas l'indice d'une passion dirigée vers un objet saisissable, mais le symptôme de l'incurable ennui d'une âme tourmentée par le douloureux contraste de l'infini de ses désirs avec la petitesse de ses destinées. Cette aspiration vers l'impossible, le poète ne peut pas la maintenir dans les régions métaphysiques; il lui donne un nom, une forme, un visage, et il l'appelle Amélie. Amélie, c'est l'impossible personnifié, et René, en tournant vers elle une pensée qui ne s'avoue pas, un sentiment qui frémirait de lui-même, ne fait qu'obéir à sa nature, révoltée contre la réalité, se débattant sous l'inégal fardeau de ses grandeurs et de ses misères, et aspirant sans cesse à placer sur quelque cime inaccessible quelque objet inabordable, pour se donner enfin un but en cherchant à l'approcher et à l'atteindre.

Au fond, le héros de Chateaubriand, ce poursuivant de l'impossible, est malade, et sa maladie est contagieuse. Vienne le Romantisme, et les salons et les cénacles seront remplis de pâles élégiaques, de poitrinaires rubiconds, jeunes désabusés qui n'avaient encore usé de rien:

Ils n'en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.

On appelait cela le mal de René. Cette mode a passé, et le petit livre de Chateaubriand lui a survécu. Nous pouvons aujourd'hui le relire sans danger et l'admirer sans crainte. N'est-ce pas M. Nisard, le plus classique et le plus sage de nos critiques, qui a dit, à la fin de son Histoire de la littérature française:

«J'ai relu à plusieurs reprises René, et une dernière fois avant d'en parler ici. Comme dans Paul et Virginie, à certaines pages irrésistibles, les larmes me sont venues; j'ai pleuré, c'était jugé. Voltaire a raison: «Les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer.» Mettons l'amendement de Chateaubriand: «Pourvu que ce soit d'admiration autant que de douleur.» C'est ainsi que René fait pleurer. On y pleure non seulement du pathétique de l'aventure, toujours poignante, quoique toujours attendue, mais de l'émotion du beau qui poétise toutes ces pages [55]

Le Génie du Christianisme avait valu à son auteur d'être nommé par le Premier Consul, en 1803, secrétaire de la légation de la République à Rome. Il n'y devait rester que peu de mois. Quelques jours avant de quitter la Ville Éternelle, le 10 janvier 1804, il écrivit à M. de Fontanes une Lettre sur la Campagne romaine, qui parut dans le Mercure de France [56]. Depuis Montaigne jusqu'à Gœthe, beaucoup d'écrivains, français ou étrangers, avaient parlé de Rome. Aucun n'en a parlé comme Chateaubriand. Nul n'a senti et rendu comme lui le caractère grandiose et l'attendrissante mélancolie des ruines romaines. On sait à cet égard le jugement de Sainte-Beuve, écrit pourtant à une époque où il se piquait de n'être plus sous le charme: «La lettre à M. de Fontanes sur la Campagne romaine, dit-il, est comme un paysage de Claude Lorrain ou du Poussin: Lumière du Lorrain et cadre du Poussin... En prose, il n'y a rien au delà.» Et le célèbre critique ajoutait: «N'oubliez pas, m'écrit un bon juge, Chateaubriand comme paysagiste, car il est le premier; il est unique de son ordre en français. Rousseau n'a ni sa grandeur ni son élégance. Qu'avons-nous de comparable à la Lettre sur Rome? Rousseau ne connaît pas ce langage. Quelle différence! L'un est genevois, l'autre olympique [57]

III

C'est à Rome, en 1803, que Chateaubriand conçut la première pensée des Martyrs, et depuis cette époque il ne cessa d'y travailler. Après de longues études et de savantes recherches, il s'embarqua et alla voir les sites qu'il voulait peindre. Il commença ses courses aux ruines de Sparte et ne les finit qu'aux débris de Carthage, passant par Argos, Corinthe, Athènes, Constantinople, Jérusalem et Memphis.

L'ouvrage parut au mois de mars 1809 et fut aussitôt violemment attaqué. Outre que la presse était alors aux gages de la police, laquelle avait ses raisons pour n'aimer pas l'ennemi de César, les bons amis n'étaient pas fâchés de faire expier à Chateaubriand ses succès et sa gloire. Un moment, il put croire que son livre était tombé. Si les Martyrs depuis se sont relevés, il ne me paraît pas pourtant qu'on leur ait rendu pleine justice.

Le tort des Martyrs est d'avoir été entrepris à l'origine pour démontrer une thèse. L'auteur avait avancé, dans le Génie du Christianisme, que la Religion chrétienne était plus favorable que le Paganisme au développement des caractères et au jeu des passions dans l'Épopée; il avait dit encore que le merveilleux de cette religion pouvait peut-être lutter contre le merveilleux emprunté de la Mythologie: ce sont ces opinions plus ou moins combattues qu'il avait voulu appuyer par un exemple. Il devait donc arriver qu'il écrirait parfois, non pour plaire, mais pour prouver, que ses récits tendraient souvent à être des démonstrations, et c'était là un malheur: le poète ou le romancier doit écrire seulement pour chanter ou pour raconter -- ad narrandum non ad probandum.

Son sujet présentait d'ailleurs un écueil contre lequel son génie même devait se briser. Il lui fallait faire un Ciel, un Purgatoire et un Enfer chrétiens; mais une telle œuvre, la plus grande qui se puisse tenter, ne peut naître et s'épanouir que dans l'atmosphère d'un siècle de foi, tel que celui de Dante et de Saint Louis, quand les Anges et les Démons sont, pour le poète et ses contemporains, non des figures abstraites, mais des réalités vivantes. En l'an de grâce 1809, ni Chateaubriand ni personne ne pouvait refaire la Divine Comédie. Dans le Ciel, dans l'Enfer et surtout dans le Purgatoire des Martyrs, il y a des traits admirables, mais nous restons froids devant le Démon de la Fausse Sagesse et celui de la Volupté, devant l'Ange de l'Amitié et celui des Saintes Amours.

J'ai dit les défauts. Il faudrait bien des pages pour indiquer seulement les beautés du livre. Je me bornerai à dire qu'ici encore Chateaubriand a été un initiateur. Il a été le premier en France, et cela dans les Martyrs, à avoir le sentiment profond de l'histoire. C'est la lecture de son poème, celle surtout du sixième livre, de ce combat des Romains contre les Francs, si vrai, si vivant et si nouveau, c'est cette lecture qui a éveillé la vocation historique d'Augustin Thierry, alors élève au collège de Blois. On sait la belle page où l'auteur des Récits mérovingiens a consigné ce souvenir de sa studieuse jeunesse. J'en rappelle ici les dernières lignes:

«... L'impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks eut quelque chose d'électrique. Je quittai la place où j'étais assis, et, marchant d'un bout à l'autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé: «Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée...» Ce moment d'enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. Je n'eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi, mon attention ne s'y arrêta pas; je l'oubliai même durant plusieurs années; mais lorsque, après d'inévitables tâtonnements pour le choix d'une carrière, je me fus livré tout entier à l'histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision. Aujourd'hui, si je me fais lire la page qui m'a tant frappé, je retrouve mes émotions d'il y a trente ans. Voilà ma dette envers l'écrivain de génie qui a ouvert et qui domine le nouveau siècle littéraire. Tous ceux qui, en divers sens, marchent dans les voies de ce siècle, l'ont rencontré de même à la source de leurs études, à leur première inspiration; il n'en est pas un qui ne doive lui dire comme Dante à Virgile:

«Tu duca, tu signore, e tu maestro [58]

C'est également à Chateaubriand et aux Martyrs qu'est dû l'avènement du pittoresque dans notre littérature, l'introduction de la couleur locale. Pour la première fois, la description pittoresque était appliquée aux choses anciennes pour les reconstituer dans leur frappante réalité et les faire revivre. Ce n'est pas seulement le fameux sixième livre, qui est incomparable de pittoresque, de pénétration et de fidélité historique. A l'exception des livres purement épiques -- le Ciel, le Purgatoire et l'Enfer -- l'ouvrage tout entier offre les mêmes qualités et mérite les mêmes éloges. Tout, dans ces admirables tableaux, tout est vu avec la netteté, rendu avec la sûreté merveilleuse du maître des peintres [59].

Mais à côté du peintre et de l'historien il y avait aussi le poète, il y avait le chantre d'Eudore et de Cymodocée. Nous avons vu tout à l'heure que René arrachait des pleurs à M. Nisard. Les Martyrs ont fait pleurer Lacordaire. L'orateur de Notre-Dame, celui qui a été, avec Chateaubriand, le plus éloquent apologiste du Christianisme au XIXe siècle, écrivait en 1858, dans ses Lettres à un jeune homme sur la vie chrétienne:

«Il y a peu d'années, les Martyrs de M. de Chateaubriand me tombèrent sous la main; je ne les avais pas lus depuis ma première jeunesse. Il me prit fantaisie d'éprouver l'impression que j'en ressentirais, et si l'âge avait affaibli en moi les échos de cette poésie qui m'avait autrefois transporté. A peine eus-je ouvert le livre et laissé mon cœur à sa merci, que les larmes me vinrent aux yeux avec une abondance qui ne m'était pas ordinaire.»

Chateaubriand n'avait pu voir Sparte, Athènes, Jérusalem sans faire quelques réflexions. Ces réflexions ne pouvaient entrer dans le sujet d'une épopée; il les publia en 1811 sous le titre d'Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris.

Les récits de voyages forment une des branches importantes de la littérature au XIXe siècle. Je crains de me répéter, et pourtant force m'est bien de dire qu'ici encore c'est Chateaubriand qui a ouvert la voie. Son Itinéraire est une œuvre complètement originale. Le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, de l'abbé Barthélemy, et le Voyage en Égypte et en Syrie, du philosophe Volney, l'avaient bien précédé, mais ils étaient conçus sur un tout autre plan. Le Voyage du jeune Anacharsis était le journal d'un érudit, qui avait tenu registre, pendant trente ans, de toutes ses impressions de lectures; ce n'était pas le journal d'un touriste qui note ses impressions personnelles; l'abbé Barthélemy n'avait jamais vu la Grèce. M. Chassebœuf de Volney avait bien visité l'Égypte et la Syrie, mais il s'était borné à donner, dans des vues d'ensemble, les résultats généraux de ses observations. Il est fermé à tout ce qui est couleur, lumière, émotion, poésie. Il a peur de tout ce qui est charme, évite avec soin de se mettre en scène, et ne nous montre nulle part l'homme, le voyageur.

Chateaubriand, au contraire, nous donne son Journal de route; il nous initie à ses aventures, à ses joies et à ses ennuis; on ne le lit pas, on le suit; c'est plus qu'un guide, c'est un compagnon. L'illusion est d'autant plus facile, que le pinceau du grand artiste, réunissant à la vigueur et à l'éclat dont ses premières œuvres étaient empreintes une sobriété et une mesure qui leur avaient quelquefois manqué, met véritablement sous nos yeux les paysages, les monuments, le ciel et la lumière de l'Orient. Et ce ne sont pas les lieux seulement qui revivent sous son pinceau, ce sont encore les plus grands souvenirs de la religion et de l'histoire. L'Itinéraire de Paris à Jérusalem est, en même temps que l'œuvre d'un voyageur et d'un peintre, celle d'un pèlerin, d'un historien et d'un poète. Telle est la perfection, tel est l'art ou plutôt le naturel exquis avec lequel ces inspirations diverses se combinent entre elles, que le livre de Chateaubriand forme un tout harmonieux, un ensemble achevé. L'Itinéraire demeurera l'un des plus rares chefs-d'œuvre de la littérature française; en l'écrivant, Chateaubriand a créé un genre et il en a, du même coup, donné le modèle.

Vingt-cinq ans plus tard, Lamartine, à son tour, fera le même voyage; il repassera sur les pas du pèlerin de 1807, et il dira de l'auteur de l'Itinéraire: «Ce grand écrivain et ce grand poète n'a fait que passer sur cette terre de prodiges, mais il a imprimé pour toujours le sceau du génie sur cette terre que tant de siècles ont remuée; il est allé à Jérusalem en pèlerin et en chevalier, la Bible, l'Évangile et les Croisades à la main [60]».

En revenant de Jérusalem, Chateaubriand avait traversé l'Espagne. C'est à Grenade, sous les portiques déserts de l'Alhambra et dans les jardins enchantés du Généralife, qu'il conçut l'idée d'un des plus charmants écrits de son âge mûr, les Aventures du dernier Abencerage. Publiée seulement en 1827, cette nouvelle fut composée à la Vallée-aux-loups, à la même époque que l'Itinéraire. Bien qu'antérieure de plusieurs années à l'époque du romantisme, elle est une des perles les plus fines de l'écrin romantique. C'est dans les Abencerages que se trouve cette romance si pleine de mélancolie, de douceur et de simplicité:

Combien j'ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance!
Ma sœur, qu'ils étaient beaux les jours
    De France!
Ô mon Pays, sois mes amours
    Toujours!

Gracieuse inspiration, suave et touchante complainte, une de ces humbles pièces comme la Chute des Feuilles, de Millevoye, ou la Pauvre Fille, de Soumet, qui vivront peut-être plus longtemps que les Odes les plus superbes, et pour lesquelles, à certaines heures, on donnerait toutes les Tristesses d'Olympio.

L'Empire cependant s'écroulait. Chateaubriand avait prévu sa chute, et c'est pourquoi, dès les premiers jours d'avril 1814, il était en mesure de publier sa brochure: De Buonaparte et des Bourbons. A-t-elle eu pour effet de briser entre les mains de l'Empereur une arme dont il pouvait encore se servir avec succès pour le salut de la patrie? On l'a dit souvent, on le répète encore; mais rien n'est moins exact. Lorsque parurent, dans le Journal des Débats du 4 avril, les premiers extraits de l'écrit de Chateaubriand qui devait être mis en vente le lendemain, la déchéance de Napoléon avait été votée par le Sénat, par le conseil municipal de Paris, par les membres du Corps législatif présents dans la capitale. Le maréchal Marmont avait signé la veille avec le prince de Schwarzenberg, la convention d'Essonne (3 avril); et le matin même, à Fontainebleau, les maréchaux Lefebvre, Oudinot, Ney, Macdonald, Berthier, avaient arraché à l'Empereur son abdication. Il ne dépendait donc plus de lui, à ce moment, de changer la situation, de reprendre victorieusement l'offensive, de rejeter loin de Paris et de la France les ennemis qu'il y avait lui-même et lui seul attirés.

A cette date du 4 avril, la question n'était plus entre Napoléon et les coalisés; la victoire, seul arbitre qu'il eût jamais reconnu, s'était prononcée contre lui, et l'arrêt était sans appel. Il ne s'agissait plus que de savoir si le trône d'où il allait descendre, appartiendrait à son fils ou au frère de Louis XVI. La brochure de Chateaubriand, jetée dans l'un des plateaux de la balance où se pesaient alors les destinées de la France, contribua à la faire pencher du côté des Bourbons. Elle valut, pour leur cause, selon l'expression de Louis XVIII, plus qu'une armée.

Sans doute, il y avait, dans ce violent réquisitoire, des allégations erronées, des attaques sans fondement, des invectives sans justice; mais ces exagérations, ces erreurs, n'étaient-elles pas inévitables après tant d'années de compression, de silence et, il faut bien le dire, de mensonge? Après tout, ce que la terrible brochure renfermait de plus accusateur et de plus amer sur la dureté de l'Empire, le ravage annuel et les reprises croissantes de la conscription, les tyrannies locales et l'oppression publique, n'excédait en rien -- le mot est de Villemain -- le grief et la plainte de la France à cette époque [61]. Le Sénat lui-même venait de résumer, dans son décret de déchéance, ces griefs et ces plaintes de la France; mais il ne pouvait pas lui appartenir d'être l'organe et le vengeur de la conscience publique à l'heure où elle recouvrait enfin la faculté de se faire entendre. Cet honneur revenait de droit à l'homme qui, dix ans auparavant, le 21 mars 1804, avait seul répondu par sa démission à l'attentat de Vincennes.

IV

La Restauration ouvrait à Chateaubriand une nouvelle carrière. Pair de France, ministre d'État, ministre des Affaires étrangères, ambassadeur à Berlin, à Londres et à Rome, son rôle politique fut considérable, et il semble qu'il y ait eu pour lui, pendant quinze ans, de 1814 à 1830, un interrègne littéraire. Il n'en fut rien en réalité. Ses écrits ne furent jamais plus nombreux, et plus encore peut-être que ceux de la période impériale, ils sont marqués au coin de la perfection.

Sa qualité maîtresse était l'imagination; il était surtout un poète et un artiste, attiré par le côté brillant des choses, frappé du beau plus que de l'utile, du grand plus que du possible. On pouvait donc craindre que, le jour où il aborderait la politique, il ne se laissât aller à la fantaisie et au rêve, qu'il ne transportât dans la littérature des idées, la littérature des images. Il arriva, au contraire, qu'il fut simple, correct, logique, sévère de forme et puissant de raisonnement. Il ne faillit point, du reste, en cette nouvelle occurrence, à son rôle d'initiateur, et c'est lui qui a donné, dès les premiers jours de la liberté renaissante, les premiers modèles d'un art nouveau, la polémique politique.

Les écrits de Chateaubriand sous la Restauration peuvent se diviser en plusieurs séries.

La première comprend les écrits purement royalistes, ceux où il présente les Bourbons à la France nouvelle. Ces pages de circonstance, l'écrivain a su les élever à la hauteur de pages d'histoire. En dépit des révolutions, elles ont conservé leur beauté. Elles sont aujourd'hui oubliées, je le veux bien; cela importe peu, puisque aussi bien elles sont immortelles.

En voici la liste: Compiègne, compte rendu de l'arrivée de Louis XVIII (avril 1814); Le Vingt-et-un janvier (janvier 1815); Notice sur la Vendée (1818); la Mort du duc de Berry (février 1820); Mémoires sur S. A. R. Monseigneur le duc de Berry (juin 1820); Le Roi est mort: Vive le roi! (septembre 1824); Le Sacre de Charles X (juin 1825); La Fête de saint Louis (25 août 1825); La Saint-Charles (3 novembre 1825).

Les Mémoires touchant la vie et la mort du duc de Berry ont été composés sur les documents originaux les plus précieux. Ils renferment des lettres de Louis XVIII, de Charles X, du duc d'Angoulême, du duc de Berry, du prince de Condé, et un fragment de journal inédit.

Ce livre reçut une récompense d'un prix inestimable. La mère du duc de Bordeaux voulut que les Mémoires fussent ensevelis avec le cœur de la victime de Louvel. Cette récompense était méritée. Chateaubriand n'a peut-être pas d'ouvrage plus achevé. Il semble, en l'écrivant, s'être proposé pour modèle la Vie d'Agricola, de Tacite. Le succès n'a pas trompé son effort. S'il est dans notre littérature historique un livre qui puisse être mis à côté de l'œuvre du grand historien latin, ce sont les Mémoires sur le duc de Berry.

Chateaubriand s'était associé aux joies de la famille royale; il s'était associé surtout à ses douleurs et à ses deuils. Mais il s'était proposé en même temps une autre tâche. L'éducation politique de la France était à faire. La Charte de 1814 avait établi le gouvernement représentatif. Les hommes qui avaient servi la Révolution et l'Empire l'acceptaient, s'y résignaient tout au moins, parce qu'ils y voyaient la sauvegarde de leurs intérêts. Les royalistes, au contraire, croyaient avoir besoin de garanties, du moment que leur parti et leurs idées triomphaient, et ils ne laissaient pas d'éprouver quelque appréhension en présence d'un régime qui avait le tort, à leurs yeux, de rappeler ce gouvernement des Assemblées qui, en 1791 et 1792, avaient détruit la monarchie. Il était donc nécessaire de dissiper ces préventions, de montrer aux royalistes que leur intérêt, aussi bien que leur devoir, était de se rallier à la Charte. Il n'importait pas moins de prouver au pays que les partisans les plus convaincus et les plus éloquents de la Charte se trouvaient dans les rangs des serviteurs de la royauté.

C'est à cette œuvre, importante entre toutes, que s'employa Chateaubriand. Il publia successivement les considérations sur l'État de la France au 4 octobre 1814, les Réflexions politiques sur quelques écrits du jour et sur les intérêts de tous les Français (décembre 1814), le Rapport sur l'état de la France, fait au Roi dans son conseil (mai 1815), et la Monarchie selon la Charte (septembre 1816).

Tous ces écrits, les trois derniers surtout, furent des événements. Écrites à l'occasion de diverses brochures révolutionnaires, et plus particulièrement du Mémoire au roi, de Carnot, où l'ancien membre du Comité de salut public faisait l'éloge des régicides, les Réflexions politiques renfermaient, dans leur première partie, sur la Révolution et sur les juges de Louis XVI, des pages admirables et dont Joseph de Maistre lui-même n'a pas surpassé l'éloquence. Dans une seconde partie, l'auteur faisait l'éloge de la Charte, montrait qu'elle consacrait tous les principes de la monarchie, en même temps qu'elle posait toutes les bases d'une liberté raisonnable. C'était un traité de paix signé entre les deux partis qui avaient divisé les Français: traité où chacun des deux abandonnait quelque chose de ses prétentions pour concourir à la gloire de la patrie.

Quelques jours après l'apparition des Réflexions politiques, le roi Louis XVIII, recevant une députation de la Chambre des députés, saisit cette occasion solennelle pour faire l'éloge de l'ouvrage de Chateaubriand et pour déclarer que les principes qui y étaient contenus devaient être ceux de tous les Français.

Bientôt cependant Napoléon allait quitter l'île d'Elbe, détruire toutes les espérances de réconciliation et déchaîner sur la France les plus terribles catastrophes. Chateaubriand a suivi Louis XVIII à Gand, il fait partie de son Conseil, et il rédige, à la date du 12 mai 1815, le Rapport au Roi sur l'état de la France. A Gand comme à Paris, il se montre fidèle aux principes d'une sage liberté, il proclame une fois de plus qu'on ne peut régner en France que par la Charte et avec la Charte. Approuvé par le roi, inséré au Journal officiel, le rapport du 12 mai est un des documents les plus considérables de la période des Cent-Jours. C'était une réponse à l'Acte additionnel, et le gouvernement impérial en fut troublé à ce point qu'il fit, à l'occasion de ce rapport, ce que le Directoire avait fait à l'apparition des Mémoires de Cléry. Le texte en fut audacieusement falsifié. Chateaubriand était censé proposer au roi le rétablissement des droits féodaux et des dîmes ainsi que le retour des biens nationaux à leurs anciens propriétaires. Rien ne prouve mieux que ce faux en matière historique l'importance de l'écrit de Chateaubriand. S'il avait pu être répandu dans toute la France, comme la brochure De Buonaparte et des Bourbons, il aurait, une fois de plus, valu à Louis XVIII une armée.

La Monarchie selon la Charte, publiée au mois de septembre 1816, est divisée en deux parties. La seconde avait trait aux circonstances du moment; elle ne présente plus qu'un intérêt très secondaire. Il n'en est pas de même de la première. Les quarante chapitres dont elle se compose sont consacrés à développer les principes du gouvernement représentatif, et ces principes sont, en général, les véritables, les principes orthodoxes constitutionnels. Le style est partout sobre, précis, exact. Chateaubriand enseigne la langue parlementaire à des hommes qui étaient loin de la parler avec cette netteté et cette lucidité. Un vieil adversaire, l'abbé Morellet [62], ne pouvait en revenir de surprise. L'auteur d'Atala avait disparu pour faire place à un publiciste qui, s'il n'égalait pas Montesquieu, le rappelait cependant par plus d'un côté.

V

Un jour devait venir où, de plus en plus attiré par la politique, Chateaubriand se ferait journaliste. Pendant deux ans, d'octobre 1818 à mars 1820, il a dirigé Le Conservateur, auquel il avait donné pour devise: Le Roi, la Charte et les Honnêtes gens. Après sa sortie du ministère, il devint l'un des rédacteurs du Journal des Débats, où il écrivit pendant trois ans et demi, du 21 juin 1824 à la fin de 1827.

Si j'écrivais la vie politique de Chateaubriand, je serais sans doute amené à relever les inconséquences et les contradictions auxquelles il n'a pas échappé: libéral, il a combattu le ministère libéral de M. Decazes; royaliste, il a combattu le ministère royaliste de M. de Villèle. Je serais conduit à déplorer les funestes résultats de ses ardentes polémiques. Mais je n'examine que la valeur littéraire de ses œuvres, je ne considère que le talent déployé. Or, le talent ici fut merveilleux. Chateaubriand a été sans conteste le plus grand polémiste de son temps. Il serait resté -- si Louis Veuillot ne fût pas venu -- le maître du journalisme au XIXe siècle. Armand Camel, son élève, ne l'a suivi que de très loin, non passibus æquis. Solidité de la dialectique, trame serrée du raisonnement, propriété de termes exacte et forte, ces qualités du journaliste, Chateaubriand les possède au plus haut degré; mais il a de plus ce qui manqua au rédacteur du National, l'image éblouissante, le rayon poétique, l'éclair lumineux de l'épée. Napoléon ne s'y trompa point. Il disait, à Sainte-Hélène, après avoir lu les premiers articles du Conservateur:

«Si, en 1814 et en 1815, la confiance royale n'avait pas été placée dans des hommes dont l'âme était détrempée par des circonstances trop fortes...; si le duc de Richelieu, dont l'ambition fut de délivrer son pays des baïonnettes étrangères; si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d'éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré, ses ouvrages l'attestent. Son style n'est pas celui de Racine, c'est celui du prophète. Il n'y a que lui au monde qui ai pu dire impunément à la tribune des pairs, que la redingote grise et le chapeau de Napoléon, placés au bout d'un bâton sur la côte de Brest, feraient courir l'Europe aux armes [63]. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s'égare: tant d'autres y ont trouvé leur perte! Mais, ce qui est certain, c'est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie [64]

Élevé à la pairie [65], lors de la seconde rentrée de Louis XVIII, Chateaubriand a prononcé de nombreux discours, du 19 décembre 1815 au 7 août 1830. Sous la Restauration, les séances du Luxembourg n'étaient pas publiques. Les discours de Chateaubriand, comme ceux de presque tous ses collègues, sont des discours écrits. Ce fut seulement en 1823 et en 1824 qu'il eut occasion, comme ministre des Affaires étrangères, de paraître à la tribune de la Chambre des députés. Un témoin de ce temps-là, M. Villemain, dit à ce sujet: «M. de Chateaubriand soutint avec succès l'épreuve, nouvelle pour lui, de la tribune des députés, de cette tribune, déjà si passionnée, où l'éloquence avait reparu avec le pouvoir. Sa parole écrite, mais prononcée avec une expression forte et naturelle, exerça beaucoup d'empire [66]».

Par la beauté du style, par l'importance des questions qu'ils traitent, les Discours et les Opinions de Chateaubriand méritent de survivre aux circonstances qui les ont vus naître. Les sujets qu'il aborde sont de ceux dont l'intérêt est toujours actuel: l'inamovibilité des juges, la liberté religieuse, la loi d'élections, la liberté de la presse, la loi de recrutement, la liberté individuelle.

Deux discours, d'un intérêt surtout historique, sont particulièrement remarquables: celui du 23 février 1823 sur la guerre d'Espagne, celui du 7 août 1830, en faveur des droits du duc de Bordeaux. Composés dans le silence du cabinet au lieu d'être nés à la tribune, ces discours ne sauraient suffire à valoir une place à Chateaubriand parmi nos grands orateurs: il n'en reste pas moins qu'ils sont admirables et que personne, ni de Serre, ni Royer-Collard, ni même Berryer, n'a eu comme lui le secret des mots puissants et des paroles impérissables.

Ses ouvrages politiques, ses écrits polémiques, ses Opinions et ses Discours sont comme une histoire abrégée de la Restauration. Rangés par ordre chronologique, ils représentent, comme dans un miroir, les hommes et les choses de ce temps. A l'intérêt historique se vient ajouter ici l'intérêt littéraire, car Chateaubriand ne fut jamais plus en possession de son talent d'écrivain que dans ces années qui vont de 1814 à 1830. Même quand il fait de la politique, il reste un charmeur. Même quand il est devenu l'homme des temps nouveaux et qu'il rompt des lances en faveur de la liberté de la presse, il reste un chevalier; son écu porte toujours la devise: Je sème l'or, et l'on voit à son casque, comme à celui de Manfred, l'aigle déployée aux ailes d'argent.

VI

La politique cependant n'absorbait pas Chateaubriand tout entier. De 1826 à 1830, le libraire Ladvocat publia une édition des Œuvres complètes du grand écrivain, et ce fut pour ce dernier une occasion de revoir avec soin tous ses anciens ouvrages et de donner aux lecteurs quelques ouvrages nouveaux.

Il avait fait paraître à Londres, en 1797, un Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la République française de nos jours. Réimprimé en Angleterre et en Allemagne, le livre n'avait pas pénétré en France, et Chateaubriand eût volontiers condamné à l'oubli cette œuvre de jeunesse, inspirée par les idées philosophiques de Rousseau. Mais une œuvre sortie de sa plume et signée de son nom pouvait-elle éternellement rester sous le boisseau? A défaut de ses amis, ses ennemis ne l'auraient pas permis. Ayant pu s'en procurer quelques exemplaires dans les bureaux de la police, ils ne se faisaient pas faute d'en citer des extraits, habilement choisis, à l'aide desquels ils s'efforçaient de mettre en contradiction avec lui-même l'auteur du Génie du Christianisme.

En 1826, Chateaubriand réimprima l'Essai sans y changer un seul mot: seulement, il l'accompagna de notes où il relevait et réfutait ses erreurs; où, sans nul souci d'amour-propre, il faisait amende honorable au bon sens, à la religion et à la saine philosophie. C'est un spectacle curieux, et peut-être sans exemple avant Chateaubriand, que celui d'un auteur qui, au lieu de défendre son ouvrage, le condamne avec une sévérité que la critique la plus malveillante aurait eu peine à égaler.

Il apparaît d'ailleurs, à la lecture de l'Essai, que la raison du jeune émigré, sa conscience et ses penchants démentaient son philosophisme, et aussi que l'esprit de liberté ne l'abandonnait pas davantage que l'esprit monarchique. On s'attendait, d'après les insinuations de la malveillance, à trouver un impie, un révolutionnaire, un factieux, et on découvrait un jeune homme accessible à tous les sentiments honnêtes, impartial avec ses ennemis, juste contre lui-même, et auquel, dans le cours d'un long ouvrage, il n'échappe pas un seul mot qui décèle une bassesse de cœur.

L'Essai est un véritable chaos, dit Chateaubriand dans sa préface. Il y a de tout, en effet, dans ce livre: de l'érudition, des portraits et des anecdotes, des impressions de lecture et des récits de voyages, des considérations politiques et des tableaux de la nature. Malgré le décousu, la bizarrerie et les incohérences de l'ouvrage, on ne le parcourt pas sans éprouver un réel intérêt, sans ressentir un attrait très vif, parce que l'auteur y a versé toutes ses pensées, toutes ses rêveries, toutes ses souffrances, parce que ses souvenirs personnels s'y mêlent avec tous les souvenirs de cette Révolution qui a tué son frère et qui a fait mourir sa mère. Ce sont déjà des pages de mémoires -- les mémoires d'avant la gloire, en attendant les mémoires d'outre-tombe. On s'attache à ce livre étrange, où déjà se révèle, au milieu d'énormes défauts, un si rare talent d'écrivain, soit que l'auteur redise la mort de Louis XVI, les vertus de Malesherbes, ou encore les misères et les douleurs de l'exil. On ne lit pas sans pleurer cet admirable chapitre XIII: Aux Infortunés, qui suffirait seul à sauver de l'oubli l'Essai sur les Révolutions.

En 1827, parut le Voyage en Amérique.

Chateaubriand aimait à s'appliquer le vers de Lucrèce:

Tum porro puer ut sævis projectus ab undis
Navita..................

Né au bord de la mer en un jour de tempête, élevé comme le compagnon des vents et des flots, il aimait naturellement les voyages, les longues courses à travers l'océan.

Le 6 mai 1791, il s'embarquait à Saint-Malo pour l'Amérique, avec le dessein de rechercher par terre, au nord de l'Amérique septentrionale, le passage qui établit la communication entre le détroit de Behring et les mers du Groënland. Il ne retrouva pas la mer Polaire; mais, lorsqu'il revint, au mois de janvier 1792, il rapportait des images, des couleurs, toute une poésie nouvelle; il amenait avec lui deux sauvages d'une espèce inconnue: Chactas et Atala.

Dans son voyage de 1807, il fit le tour de la Méditerranée, retrouvant Sparte, passant à Athènes, saluant Jérusalem, admirant Alexandrie, signalant Carthage, et se reposant à Grenade, sous les portiques de l'Alhambra. C'était une course à travers les cités célèbres et les ruines. En 1791, au contraire, après une rapide visite à deux ou trois villes dont le nom était alors à peine connu, Baltimore, Philadelphie, New-York, son voyage s'était accompli tout entier dans les déserts, sur les grands fleuves, au milieu des forêts. Rien ne ressemble donc moins à l'Itinéraire de Paris à Jérusalem que le Voyage en Amérique; mais, avec des qualités différentes, ce Voyage est aussi un chef-d'œuvre. A côté des pages où l'on croit entendre, selon le mot de Sainte-Beuve, «l'hymne triomphal de l'indépendance naturelle et le chant d'ivresse de la solitude», on y trouve des notes sans date, qui rendent admirablement, dit encore Sainte-Beuve, «l'impression vraie, toute pure, à sa source: ce sont les cartons du grand peintre, du grand paysagiste, dans leur premier jet [67]». Des considérations sur les nouvelles républiques de l'Amérique du Sud, sur les périls qui les menacent, sur l'anarchie qui les attend, ferment le volume. Il s'ouvre par un portrait de Washington, que l'auteur met en regard du portrait de Bonaparte. «En 1814, dit-il dans une de ses préfaces, j'ai peint Buonaparte et les Bourbons; en 1827, j'ai tracé le parallèle de Washington et de Buonaparte; mes deux plâtres de Napoléon lui ressemblent: mais l'un a été coulé sur la vie, l'autre modelé sur la mort, et la mort est plus vraie que la vie.»

Habent sua fata libelli... Les Natchez ont leur histoire. Lorsqu'en 1800, Chateaubriand quitta l'Angleterre pour rentrer en France sous un nom supposé, celui de La Sagne, il n'osa se charger d'un trop gros bagage: il laissa la plupart de ses manuscrits à Londres. Parmi ces manuscrits se trouvait celui des Natchez, dont il n'apportait à Paris que René, Atala et quelques descriptions de l'Amérique.

Quatorze années s'écoulèrent avant que les communications avec la Grande-Bretagne se rouvrissent. Il ne songea guère à ses papiers dans le premier moment de la Restauration; et, d'ailleurs, comment les retrouver? Ils étaient restés renfermés dans une malle, chez une Anglaise, qui lui avait loué une mansarde à Londres. Il avait oublié le nom de cette femme; le nom de la rue et le numéro de la maison où il avait demeuré, étaient également sortis de sa mémoire.

Après la seconde Restauration, sur quelques renseignements vagues et même contradictoires qu'il fit passer à Londres, deux de ses amis, MM. de Thuisy, à la suite de longues recherches, finirent par découvrir la maison qu'il avait habitée dans la partie ouest de Londres. Mais son hôtesse était morte depuis plusieurs années, laissant des enfants qui, eux-mêmes, avaient disparu. D'indications en indications, MM. de Thuisy, après bien des courses infructueuses, les retrouvèrent enfin dans un village à plusieurs milles de Londres.

Ces braves gens avaient conservé avec une religieuse fidélité la malle du pauvre émigré; ils ne l'avaient pas même ouverte. Rentré en possession de son trésor, Chateaubriand ne songea pas à mettre en ordre ces vieux papiers, jusqu'au jour où, sorti du pouvoir, il eut à s'occuper de l'édition de ses Œuvres complètes.

Le manuscrit des Natchez se composait de deux mille trois cent quatre-vingt-trois pages in-folio. Ce premier manuscrit était écrit de suite sans section; tous les sujets y étaient confondus: voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc.; mais auprès de ce manuscrit d'un seul jet, il en existait un autre, partagé en livres, et où il avait commencé à établir l'ordre. Dans ce second travail non achevé, Chateaubriand avait non seulement procédé à la revision de la matière, mais il avait encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l'épopée.

Cette transformation s'arrêtait à peu près à la moitié de l'ouvrage. Chateaubriand, lorsqu'il revisa son manuscrit en 1825, ne crut pas devoir la pousser plus loin; de sorte que, des deux volumes dont se composent aujourd'hui les Natchez, le premier s'élève à la dignité de l'épopée, comme dans les Martyrs, le second descend à la narration ordinaire, comme dans Atala et dans René.

Sainte-Beuve, à l'époque où il essayait de réagir contre la gloire de Chateaubriand et où il s'efforçait de la diminuer, a dit de la partie épique des Natchez: «On ne saurait se figurer quelle prodigieuse fertilité d'imagination il y a déployée, que d'inventions, que de machines, surtout quelle profusion de figures proprement dites, de similitudes les plus ingénieuses à côté des plus bizarres, un mélange à tout moment de grotesque et de charmant. Mais certes, au sortir de ce poème il était rompu aux images, il avait la main faite à tout en ce genre. Jamais l'art de la comparaison homérique n'a été poussé plus loin, non pas seulement le procédé de l'imitation directe, mais celui de la transposition. C'est un tour de force perpétuel que cette reprise d'Homère en iroquois. Après les Natchez, tout ce qui nous étonne en ce genre dans les Martyrs n'était pour l'auteur qu'un jeu [68]».

Le second volume, non plus épique, mais simplement romanesque, offre de brillantes descriptions, des péripéties tragiques, des personnages et des caractères variés, types d'héroïsme et de vertu, de séduction et de grâces, de scélératesse et de cruauté: Chactas et le père Souel, le commandant Chépar, le capitaine d'Artaguette et le grenadier Jacques, le sage Adario, le généreux Outougamiz, le sauvage Ondouré, la criminelle Akansie, et ces deux sœurs d'Atala, Céluta, l'épouse de René, et cette jeune Mila, sur qui le poète semble avoir épuisé toutes les grâces de son pinceau et les plus fraîches couleurs de sa palette; qu'il prend au sortir de l'enfance, pour peindre ses premiers sentiments, ses premières sensations et ses premières pensées, dont il fait ressortir la légèreté piquante, la vivacité spirituelle, la prudence sous les apparences de l'irréflexion, le courage et la résolution, sous des traits enfantins. Mila est le charme de ce poème et de ce roman, que M. Émile Faguet a eu raison d'appeler «ces charmants Natchez [69]», et dont le spirituel abbé de Féletz écrivait, au moment de leur apparition: «Pour me résumer, je dirai que les Natchez sont l'œuvre d'un génie fort, vigoureux, puissant et original; c'est un ouvrage qui n'a point de modèle; l'illustre auteur me permettra d'ajouter, et qui ne doit pas en servir [70]

En même temps qu'il faisait paraître les Natchez, Chateaubriand réunissait, sous le titre de Mélanges littéraires, les principaux articles de critique insérés par lui, de 1800 à 1826, dans le Mercure de France, le Conservateur et le Journal des Débats. Quelques-uns de ces articles avaient été des événements. Tel, par exemple, celui du 4 juillet 1807, qui s'ouvre par la phrase fameuse: «C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde...» et qui se termine par ces lignes: «Il y a des autels, comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices... Après tout, qu'importent les revers, si notre nom prononcé dans la postérité va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie [71]

Sur les Mémoires de Louis XIV, sur la Législation primitive de M. de Bonald, sur la Vie de M. de Malesherbes, l'auteur des Mélanges a des pages de la plus haute éloquence. C'est un inoubliable tableau que celui des derniers moments du défenseur de Louis XVI, que rendit si douloureux et si amer l'affreux spectacle de sa famille, dans laquelle il comptait un frère de Chateaubriand, immolée le même jour que lui, avec lui, et sous ses yeux! Chateaubriand excelle à peindre ces grandes scènes de douleur et de désolation: Crescit cum amplitudine rerum vis ingenii.

En d'autres rencontres, s'il traite des sujets d'un intérêt secondaire, quelques-uns même qui pourraient sembler insignifiants, il sait leur donner l'importance qui leur manque. Il oublie, à la vérité, un peu le livre, il n'y revient que de loin en loin, pour l'acquit de sa conscience; et je ne connais point de critique qui en ait plus que lui. Mais, enfin, nous n'y perdons rien, car ces pages à côté valent mieux que tout le livre: Materiam superabat opus. Même quand il écrit de simples articles de journaux, Chateaubriand sait leur imprimer un caractère de durée.

*       *        *        *        *

Les Mélanges littéraires furent bientôt suivis d'un volume entièrement inédit. Dans les dernières années de la Restauration, il était beaucoup question des Stuarts. Leur nom retentissait sans cesse à la tribune et dans la presse. En 1827, Armand Carrel composait l'Histoire de la Contre-Révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II. Chateaubriand voulut en parler à son tour, et, en 1828, il publia les Quatre Stuart.

Il s'était occupé autrefois, dans l'Essai sur les Révolutions, du règne de Charles Ier; il en avait même écrit l'histoire complète. Avec la conscience qu'il apportait dans tous ses travaux, il relut attentivement, outre les historiens qui l'avaient précédé, les mémoires latins et anglais des contemporains, sur la matière; il déterra quelques pièces peu connues. De tout cela il est résulté, non une histoire des Stuart qu'il ne voulait pas faire, mais une sorte de traité où les faits n'ont été placés que pour en tirer des conséquences. Tantôt la narration est courte lorsqu'aucun sujet de réflexions ne se présente ou qu'on n'est pas attaché par l'intérêt des événements; tantôt elle est longue quand les réflexions en sortent avec abondance, ou quand les événements sont pathétiques.

Carrel se plaisait à voir dans le renversement des Stuarts, la préface et l'annonce du renversement des Bourbons. Chateaubriand, au contraire, tâche de faire sentir les principales différences des deux révolutions, celle de 1640 et celle de 1789, et des deux restaurations, celle de 1660 et celle de 1814. Il signale les écueils, afin d'en rendre l'évitée plus facile, mais l'homme pervertit souvent les choses à son usage, et quand on lui croit offrir des leçons, on ne lui fournit que des exemples.

Les conseils de Chateaubriand ne furent pas entendus: le vieux château des Stuarts s'ouvrit bientôt pour recevoir les Bourbons exilés. Et voilà pourquoi on ne lit plus les Quatre Stuart. On y reviendra un jour, car de bons juges, et parmi eux M. Nisard, n'hésitent pas à y voir un chef-d'œuvre de pensée et de style. Un autre critique qui, lui non plus, n'était pas de la paroisse de Chateaubriand, dit de son côté: «Les Quatre Stuart, où la manière de Voltaire se marie à celle qui ne peut être désignée que par le nom de Chateaubriand, sont un morceau brillant et impartial, où l'imagination ne paraît guère que pour embellir un incorruptible bon sens [72]

VII

Pendant les quinze années de la Restauration, Chateaubriand avait maintenu son rang. Sa primauté littéraire était incontestable et incontestée. Son talent avait révélé des qualités nouvelles, des dons nouveaux. Sans cesser d'être un grand poète, il était devenu le premier de nos publicistes. Rien, semblait-il, ne pouvait plus ajouter à sa gloire, et puisque la vieillesse était venue, puisque le gouvernement qu'il avait servi était tombé, il allait sans doute se retirer de la lice, se renfermer dans le silence et se consacrer tout entier à l'achèvement des Mémoires de sa vie. Il l'eût fait, s'il eût été libre, mais il ne l'était pas. L'édition de ses Œuvres complètes n'était pas achevée, et il avait contracté vis-à-vis de ses souscripteurs des engagements qu'il lui fallait remplir.

Le 4 avril 1831, parurent les quatre volumes des Études historiques.

Chateaubriand avait eu de bonne heure la vocation de l'historien. C'est elle qui lui inspira son premier ouvrage, l'Essai sur les Révolutions. Le sixième livre des Martyrs, la lutte des Romains et des Franks, est une reconstitution historique pleine de relief et de vie. Le récit de la mort de saint Louis dans l'Itinéraire, l'esquisse des guerres de la Vendée dans le Conservateur, avaient achevé de montrer ce que l'auteur était capable de faire en ce genre. Cependant ce n'étaient là que des préludes, des essais, des cartons de maître; ce n'était pas encore la grande toile, le tableau définitif et complet.

Ce tableau, nous l'avons dans les Études ou Discours historiques sur la chute de l'Empire romain, la naissance et les progrès du Christianisme et l'invasion des Barbares.

Chateaubriand, dans ces Études, est remonté aux sources; son érudition est de première main. C'est de l'histoire documentaire. Mais, en même temps, comme il sait ranimer ces documents éteints, éclairer ces vieux textes, les mettre dans la plus belle, dans la plus éclatante lumière! Comme il laisse loin derrière lui le philosophe Gibbon, qui semblait pourtant avoir dit le dernier mot sur la Décadence et la chute de l'Empire romain et sur les invasions! Nul n'a mieux compris -- et c'est un témoignage que lui rend un savant médiéviste que j'ai déjà eu l'occasion de citer, M. Léon Gautier, nul n'a mieux compris que Chateaubriand les derniers Romains et les Barbares vengeurs. Nul n'a mieux saisi et rendu ce formidable contraste entre ces deux races, dont l'une était dangereuse pour avoir trop vécu, et l'autre pour n'avoir pas encore vécu assez; dont l'une était aussi éloignée de la civilisation par sa corruption que l'autre par sa grossièreté[73].

Chateaubriand se montre, dans les Études historiques, investigateur patient, penseur sagace et profond; il prend soin de rendre sa raison maîtresse de ses autres facultés. Mais chaque historien donne à l'histoire la teinte de son génie. Celui de Chateaubriand, où dominait l'imagination, se trahit à chaque instant par des traits d'un effet grandiose et poétique. Dessinateur exact, il est aussi un admirable coloriste. Ni la solidité, d'ailleurs, ni l'impartialité du récit n'en souffrent: l'éclat d'une belle arme n'altère pas la beauté de sa trempe.

Dans la pensée de Chateaubriand, les six Discours sur les Empereurs romains, d'Auguste à Augustule, sur les mœurs des chrétiens et des païens, et sur les mœurs des Barbares, devaient servir d'introduction à la grande Histoire de France qu'il avait, dès 1809, projeté d'écrire. De cette Histoire, nous n'avons malheureusement qu'une esquisse et un certain nombre de fragments, qui forment, sous le titre d'Analyse raisonnée de l'Histoire de France, la majeure partie du tome III et tout le tome IV des Études historiques.

L'esquisse, trop rapide, est nécessairement très incomplète; mais les fragments sur les règnes des Valois et sur l'invasion des Anglais au XIVe siècle, les récits des batailles de Poitiers et de Crécy en particulier sont des morceaux achevés. Dans cette seconde partie de son livre, du reste, la manière de Chateaubriand est toute différente de celle qu'il avait suivie dans la première partie. Il ne lui déplaisait pas de montrer ainsi les faces diverses de son talent, sans cesse renouvelé. Voici ce que dit du style de l'Analyse raisonnée l'un des meilleurs critiques du temps, M. Charles Magnin: «Elle est écrite avec cette facilité à la fois élégante et cursive, devenue depuis quelque temps la manière habituelle de l'auteur... Dans toute cette partie des Études historiques, la manière de M. de Chateaubriand est sensiblement changée, mais pour être moins élevée, elle n'est pas moins parfaite. Sa diction, sans cesser d'être pittoresque, est devenue familière, agile et transparente, comme la plus excellente prose de Voltaire [74]

Chateaubriand achevait à peine de corriger les épreuves des Études historiques, lorsque les circonstances le forcèrent à faire de nouveau acte de polémiste. De mars 1831 à décembre 1832, il publia successivement quatre brochures politiques: De la Restauration et de la Monarchie élective (24 mars 1831); -- De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille (31 octobre 1831); -- Courtes explications sur les 12.000 francs offerts par Mme la Duchesse de Berry aux indigents attaqués de la contagion (26 avril 1832); Mémoire sur la captivité de Mme la Duchesse de Berry (29 décembre 1832).

Ces brochures, dont le retentissement fut considérable, ne sont pas des pamphlets. Cormenin a eu raison de le dire: Chateaubriand n'est pas un pamphlétaire. Le pamphlétaire, c'est Paul-Louis Courier, écrivain exquis, mais cœur vulgaire, qui dénigre tout ce qui est noble, rabaisse tout ce qui est grand, se déguise pour attaquer et fait de sa plume un stylet. Chateaubriand descend dans l'arène la visière levée, il ne se sert que d'armes loyales. Même quand il se trompe, même quand ses colères sont injustes, il ne fait appel qu'à de hauts sentiments. La cause qu'il défendait était une cause vaincue; s'il n'a pu la relever, il lui a été donné du moins de l'honorer par sa fidélité. Dans le Génie du Christianisme, il nous avait montré Bossuet, un pied dans la tombe, mettant Condé au cercueil et «faisant les funérailles du siècle de Louis». Chateaubriand, à son tour, dans ses éloquentes brochures, conduit le deuil de la vieille monarchie, de cette race antique qui avait fait la France.

VIII

L'heure du repos avait sonné pour le vieil athlète. Mais quoi! il est pauvre! De sa pairie, de son ministère, de ses ambassades et de ses pensions, il n'a rien gardé. Fidèle à la devise de sa maison, il a semé l'or, et il ne lui reste pas deux sous. Il faut vivre pourtant. Aux jours de sa jeunesse, à Londres, dans son grenier d'Holborn, il avait fait, pour l'imprimeur Baylis, des traductions du latin et de l'anglais. A Paris, vieilli, malade, plein d'ans et de gloire, il fera, pour le libraire Gosselin, une traduction du Paradis perdu, et il écrira un Essai sur la littérature anglaise.

Dans les deux volumes de l'Essai, Chateaubriand n'isole pas l'histoire de la nation anglaise de l'examen de sa littérature. Là surtout est l'originalité de son livre. Ici encore il est un précurseur, il ouvre la voie que M. Taine parcourra un jour avec tant de succès.

On peut, certes, signaler dans l'Essai des défauts de composition. L'auteur y a introduit des passages de ses précédents écrits et des fragments de ses futurs Mémoires. Tel chapitre sur l'abbé de Lamennais, tel autre sur Béranger et ses chansons, ne semblent guère là à leur place. Mais si l'auteur se joue ainsi autour de son sujet, s'il va et vient et touche à tout, le lecteur n'a pas à se plaindre, puisqu'il trouve, dans ces deux volumes, une vaste érudition, de larges tableaux de mœurs et d'histoire, des vues ingénieuses et profondes, les jugements et les pensées d'un homme supérieur sur les plus graves questions d'art et de morale. Partout on sent le maître, l'homme qui, s'étant peu à peu désabusé de toutes les fausses beautés, conserve pour les véritables, la ferveur d'un premier amour.

L'Essai sur la littérature anglaise est de 1836. Presqu'en même temps paraissait la traduction du Paradis perdu. Certes, il était dur, pour l'auteur des Martyrs, d'être condamné «à traduire du Milton à l'aune». Il s'acquitta du moins de cette besogne en homme qui, même en une telle et si fâcheuse rencontre, n'abdique pas son originalité. Le premier, et, cette fois, je crois bien qu'il eut tort, il adopta pour système de traduction la littéralité. «Une traduction interlinéaire, disait-il, dans son Avertissement, serait la perfection du genre.» Nous en sommes venus là, et j'estime que nous y avons perdu. Aussi littérale que possible, la traduction de Chateaubriand n'est donc ni flatteuse, ni parée,

Mais fidèle, mais fière, et même un peu farouche. [75]

Un peu trop farouche même. Elle reste pourtant la meilleure que nous possédions. Le chantre d'Eudore et de Cymodocée se plaisait aux souvenirs de l'antiquité. Nul doute qu'au cours de son labeur de traducteur, il n'ait songé plus d'une fois à ce pauvre Apollon réduit à garder les troupeaux d'Admète. Mais, de même que, dans les plaines de la Thessalie, le Dieu se trahissait quelquefois sous le sayon du berger, de même le génie de Chateaubriand perce, en maint endroit, à travers les rudesses de sa traduction. Dans aucune autre, nous ne nous sentons mieux en commerce avec le génie de Milton; aucune autre ne nous donne une aussi vive conscience d'avoir lu Milton lui-même.

*       *        *        *        *

Chateaubriand travaillait toujours à ses Mémoires, et leur achèvement était proche.

La guerre d'Espagne avait été la grande affaire de sa vie politique. Il lui fallait en parler avec de longs détails; mais ces détails, il ne les pouvait donner dans ses Mémoires mêmes sans déranger l'ordonnance de son livre, et c'est à quoi il ne se pouvait résigner. Encore moins se résignait-il à mourir sans avoir mis en pleine lumière cet épisode auquel était attaché l'honneur de son nom et aussi l'honneur du gouvernement royal. Il se décida donc à écrire, avec tous les développements nécessaires, un récit de la guerre de 1823 et des négociations qui l'avaient précédée, et, en 1838, il le publia sous le titre de Congrès de Vérone.

En composant cet ouvrage, Chateaubriand revivait l'année la plus glorieuse de sa vie. Aussi l'a-t-il écrit avec entrain, avec une sorte de joie naïve et d'enthousiasme juvénile, -- et il s'est trouvé qu'il avait fait là, à soixante-dix ans, un de ses plus beaux livres. Au lendemain de la publication, M. Vinet en portait ce jugement:

«La grande réputation de M. de Chateaubriand semble se rattacher à ses premières productions; on a l'air de croire que l'auteur d'Atala et des Martyrs n'a fait que se continuer. C'est une erreur. Son talent n'a cessé depuis lors d'être en progrès; à l'âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore, autant pour le moins et aussi rapidement qu'à l'époque «de sa plus verte nouveauté».... Le talent, à mesure que la pensée et la passion s'y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme; la vie et le travail l'ont affermi et complété; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s'est entrelacé, comme la soie d'une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu'à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété; une étude délicate de notre langue, qu'on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l'obscurcir; et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière [76]

Chateaubriand alors déposa sa plume, croyant bien ne plus jamais la reprendre. Il la reprit pourtant, en 1844, non pour chercher un nouveau succès, mais pour obéir aux ordres de son directeur de conscience, un vieux prêtre de Saint-Sulpice, l'abbé Séguin. Il écrivit la Vie de Rancé. C'est le seul de ses livres qui soit manqué. C'est moins un livre d'ailleurs qu'une causerie du soir, entre amis, causerie vagabonde, décousue, pleine de boutades et de bigarrures. Les traits charmants, du reste, n'y sont pas rares, ni les heureuses rencontres, ni les riches indemnités. On y retrouve encore, par endroits, le magicien et l'enchanteur. Et puis, si le livre est manqué, la préface est si touchante et si belle! Ces quelques pages sur la vie du vieil abbé Séguin sont la plus éloquente des réponses à ceux qui ont trouvé piquant de mettre en doute la sincérité religieuse du grand écrivain.

IX

Chateaubriand mourut le 4 juillet 1848. Mort, il allait remporter sa plus éclatante victoire. Les œuvres posthumes des grands écrivains sont presque invariablement des rogatons qui ont déjà servi, des miettes tombées de leur table, des écus rognés oubliés au fond de leurs tiroirs. Par une suprême coquetterie, Chateaubriand avait réservé, pour l'heure où il ne serait plus, la pièce la plus riche de son trésor, le plus impérissable de ses chefs-d'œuvre.

Il arriva cependant que les Mémoires d'Outre-Tombe furent publiés dans des circonstances défavorables et dans de déplorables conditions, si bien que l'on put croire d'abord à un insuccès complet: ce fut quelque chose comme cette glorieuse journée de Marengo qui, à trois heures de l'après-midi, était une défaite. L'occasion parut bonne à tous ceux qui avaient encensé l'empereur debout pour jeter la pierre à l'empereur enterré. On découvrit que Chateaubriand, dans ses Mémoires, avait parlé de... Chateaubriand, et on s'accorda pour dire que c'était là une chose inouïe, un scandale sans précédent, un crime abominable. Songez donc! Un homme qui écrit l'histoire de sa vie, et qui en profite pour se mettre en scène! Cela se pouvait-il supporter? Un auteur de mémoires qui parle de ses contemporains et qui ne proclame pas que tous ont été de petits saints! Cela s'était-il jamais vu?

On ne manquait pas d'ailleurs de se prévaloir, contre les Mémoires d'Outre-Tombe, de ce qu'ils avaient été publiés par bribes et par morceaux, déchiquetés en feuilletons. Quand ils parurent en volumes, on triompha contre eux de ce qu'ils étaient découpés en une infinité de petits chapitres, sans lien entre eux, sans coordination, sans suite apparente. Nul n'eut l'idée de se dire qu'on était évidemment en présence d'une édition fautive, que Chateaubriand n'avait pas pu, contrairement à toutes ses habitudes, renoncer, pour son livre de prédilection, à cet art savant de la composition, à cette symétrie, à cette belle ordonnance, qui avaient signalé jusque-là et marqué toutes ses œuvres, même les moindres. On trouva commode de dire avec Sainte-Beuve: «Les Mémoires d'Outre-Tombe font l'effet des mémoires du Chat Murr dans Hoffmann, pour l'interruption continuelle et la bigarrure [77]

Chateaubriand avait divisé son ouvrage en quatre parties et chacune de ces parties en livres. Il m'a suffi de rétablir ces divisions, dans mon édition de 1898 [78], pour que le livre prît aussitôt une physionomie toute nouvelle, pour que le monument apparût tel que l'avait conçu le grand artiste, avec son étonnante variété et, en même temps, la noblesse et la régularité de ses lignes.

On est alors revenu à ces Mémoires, longtemps si maltraités, et la surprise a été presque aussi grande que l'admiration. Il était admis, en effet, que les Mémoires d'Outre-Tombe étaient un long pamphlet, que l'auteur s'y était montré sans pitié pour les hommes de son temps, les sacrifiant tous à ses passions et à ses orgueilleuses rancunes. Et il se trouvait que -- Talleyrand et Fouché mis à part -- il les avait tous traités avec une modération et une indulgence qui faisaient dire un jour à Mme de Chateaubriand: «Je n'y comprends rien! M. de Chateaubriand est si bon qu'il en est bête!» -- C'était aussi une commune opinion que l'illustre écrivain avait passé les dernières années de sa vie à gâter ses Mémoires, à les surcharger de traits bizarres, de couleurs fausses, d'images incohérentes et de néologismes barbares. Et de ces défauts sans mesure et sans nombre, qui devaient ruiner l'œuvre entière, on trouvait à peine trace. Ces terribles surcharges se réduisaient, dans une œuvre d'une si considérable étendue, à quelques citations inutiles, à quelques plaisanteries affectées, à quelques mots ou à quelques tournures vieillies: taches légères qu'eût effacées un coup de brosse, grains de poussière qu'eût enlevés le souffle d'un enfant!

Le monument reste donc intact, et, dans l'ordre littéraire, c'est le plus beau que le XXe siècle ait élevé. Ce n'est pas seulement la vie d'un homme illustre qui se déroule sous nos yeux, c'est, autour de cette vie, tout un merveilleux décor, -- la fin de l'ancienne France, la Révolution, Napoléon et l'Empire, les deux Restaurations, les Cent-Jours et les Journées de Juillet. La biographie s'y mêle à l'histoire, la poésie y coudoie la politique, l'exactitude la plus minutieuse y fait bon ménage avec l'épopée. Presque tous les mémoires s'arrêtent brusquement et restent inachevés: Pendent interrupta... Ceux de Chateaubriand, conduits à leur terme, se terminent par des considérations sur l'avenir du monde. Dans tout l'ouvrage, sans que le talent de l'auteur faiblisse jamais, la beauté de la forme vient ajouter à l'intérêt du récit. Les Mémoires touchent aux sujets les plus variés, aux événements les plus divers; et de même le style prend tous les tons, revêt toutes les couleurs: il sait unir sans effort la grâce à la vigueur, le charme à l'éclat, la simplicité à la grandeur.

*       *        *        *        *

Est-il besoin maintenant de résumer ce qui précède. Quelques traits du moins suffiront.

Voltaire a dit, au sujet de Corneille: «Les novateurs ont le premier rang à juste titre dans la mémoire des hommes.» Chateaubriand fut, au XIXe siècle, dans l'ordre intellectuel, le novateur par excellence. Nul n'a plus souvent que lui crié le premier, du haut du mat de misaine: «Italie! Italie!»

Le Génie du Christianisme a relevé la religion dans les esprits, et en même temps qu'il les ramenait à la vérité religieuse, il donnait le signal du retour à la vérité littéraire. La Bible vengée du sarcasme de Voltaire, l'antiquité classique remise en honneur et Homère replacé à son rang; l'attention ramenée sur les Pères de l'Église; la supériorité des écrivains du XVIIe siècle sur ceux du XVIIIe hautement proclamée et invinciblement établie; les chefs-d'œuvre des littératures étrangères admis au foyer d'une hospitalité plus large et plus intelligente; l'art gothique réhabilité; les nouveaux historiens de la France invités, par l'exemple même de l'auteur, à étudier avec un respect filial le passé de la patrie; les semences du vrai romantisme, du romantisme national et chrétien, déposées en terre pour produire bientôt une glorieuse moisson: tels sont les principaux services rendus à la société et aux lettres par le Génie du Christianisme. «Ce livre, a dit M. Léon Gautier, a enfanté et mis au monde le XIXe siècle [79].» «Toutes les nouveautés, a dit de son côté M. Nisard, toutes les nouveautés durables de la première moitié du XIXe siècle, en poésie, en histoire, en critique, ont reçu de Chateaubriand ou la première inspiration ou l'impulsion décisive [80]

Les Martyrs sont la seule épopée que possède la France, et il est arrivé que leur auteur, en créant la couleur locale, en individualisant ses Francs et ses Gaulois, ses Romains et ses Grecs, renouvelait la manière d'écrire et de concevoir l'histoire. A l'entrée de cette voie où vont s'engager, avec Augustin Thierry, Guizot, de Barante, Michelet, c'est encore Chateaubriand que nous apercevons: là encore, il est l'initiateur et le guide.

Dans l'Itinéraire, il ouvre également une voie nouvelle. Il crée un genre, et, du même coup, il le porte à sa perfection.

Sous la Restauration, ses écrits politiques le placent au premier rang des publicistes et des polémistes. Ses moindres articles de journaux, de l'aveu même de Sainte-Beuve, «sont de petits chefs-d'œuvre [81]».

«Ô Muse, avait-il dit en 1809, au dernier livre des Martyrs, je n'oublierai point tes leçons! Je ne laisserai point tomber mon cœur des régions élevées où tu l'as placé. Les talents de l'esprit que tu dispenses s'affaiblissent par le cours des ans: la voix perd sa fraîcheur, les doigts se glacent sur le luth; mais les nobles sentiments que tu inspires peuvent rester quand les autres dons ont disparu. Fidèle compagne de ma vie, en remontant dans les cieux, laissez-moi l'indépendance et la vertu. Qu'elles viennent, ces vierges austères, qu'elles viennent fermer pour moi le livre de la poésie, et m'ouvrir les pages de l'histoire. J'ai consacré l'âge des illusions à la riante peinture du mensonge; j'emploierai l'âge des regrets au tableau de la vérité.»

Après 1830, l'âge des regrets était venu. C'est le moment où il publie les Études historiques, l'Analyse raisonnée de l'histoire de France, le Congrès de Vérone. Ces dernières œuvres sont belles, comme les précédentes. Les années n'ont pas affaibli ses talents. La Muse lui est restée fidèle, et c'est elle qui lui ouvre les pages de l'histoire. A cette tâche nouvelle, Chateaubriand apportait d'ailleurs de nouveaux dons, un nouveau style et comme un perpétuel rajeunissement. Au lieu de se continuer toujours, de se répéter sans fin, comme tant d'autres, Victor Hugo par exemple, il ne cessait de se renouveler. Il a eu successivement plusieurs manières, qui toutes ont fini par se réunir, par se déverser dans les Mémoires d'Outre-Tombe, comme ces rivières du Nouveau-Monde qu'avait visitées sa jeunesse, et qui, après avoir fertilisé de riches contrées, finissent toutes par descendre au Meschacébé et forment avec lui le plus grand et le plus majestueux des fleuves.

Chez Chateaubriand, l'homme a pu avoir ses faiblesses, le politique a pu commettre des fautes; mais, dans tous ses ouvrages, il est resté invariablement fidèle à toutes les nobles causes. Il a toujours défendu la vérité, le droit, la justice. Il n'a pas écrit une page où ne respire la passion de l'honneur, pas une où il ait offensé la religion et la pudeur. Et c'est par là, plus encore que par son génie, qu'il mérite notre admiration et notre reconnaissance. La France ne se pourra relever que si les générations nouvelles élèvent leur cœur à la hauteur des généreux sentiments pour lesquels l'âme de Chateaubriand n'a cessé de battre, si elles reviennent à ses enseignements et si, à leur tour, elles lui disent:

Tu duca, tu signore, e tu maestro!

Edmond BIRÉ.