Chapitre III - LES DÉBUTS DE LA NATION (XIIe-XVIe SIÈCLE)
Le Moyen Âge ici est plus qu'une découpure commode. On peut le comparer à celui de l'Occident : même fréquence des guerres intérieures, même fragilité des pouvoirs, même succès de l'autorité locale. Une classe guerrière domine. La vassalité est un moyen de commandement : mais sans se fermer aux hommes nouveaux.
I. - Les événements et l'espace
Le Japon est moins polarisé intérieurement, moins excentrique par rapport à l'Asie.
1. Les troubles et l'éclatement régional. -
On distribue les siècles médiévaux en deux grandes périodes.
L'âge de Kamakura (1185-1333) est une longue paix, encadrée de
brèves ruptures : la guerre (1180-1185) dite, par
simplification, des Minamoto (Gen) et des Taira (Hei), et la
Restauration (impériale) de l'ère Kemmu (1333-1336). Au contraire,
l'âge de Muromachi ne fut qu'une courte paix (1392-1441) entre la
longue « Guerre des deux cours » (1336-1392), extension à
tout le pays d'une rivalité dynastique au sein de la dynastie
impériale, et le conflit encore plus long (1467-1560) et plus
général, dit, d'une manière réaliste, « des Provinces en
guerre ». Les dates n'ayant plus, vu l'instabilité permanente,
qu'une valeur relative.
L'affaiblissement de la Cité impériale s'accélère au
XIIe siècle. Aux mouvements d'autonomie qui affectent
les provinces lointaines, s'ajoutent les recours plus fréquents à
la violence dans la capitale elle-même, les factions anciennement
établies (Fujiwara et princes impériaux mêlés) appelant à l'aide
des sublignages - Minamoto et Taira -, plus ou moins militarisés.
L'un des Taira, Kiyomori, en profita pour insérer dans la Cour un
nouveau groupe de pression et concurrencer directement empereurs
retirés et régents-chanceliers. Mais il meurt en 1180 et son régime
ne lui survit pas, détruit par divers groupes guerriers, à la fois
alliés et rivaux, venus du Kanto, nouveau pôle de puissance
régional, qui abolissent en capturant la capitale la traditionnelle
supériorité qu'elle détenait. Plus que les vicissitudes de la
« guerre de Genpei », c'est la nouveauté du fait
géographique qui s'impose. En émerge Minamoto no Yoritomo, qui,
contrairement à Kiyomori, refuse de s'installer à Heian (que l'on
commence à appeler Kyoto) et préfère fixer son quartier général à
Kamakura. Ayant reçu de l'État antique, dont il ne conteste pas la
fonction symbolique, le titre de shogun, à connotation
spécifiquement militaire, il se borne à dominer de loin, en
s'appuyant sur une cristallisation régionale de forces sociales en
voie de consolidation, mais qui néanmoins ne couvre qu'une partie
du Japon. C'est ce pouvoir qui reçoit le nom de Bakufu (gouvernement militaire).
Yoritomo disparu, sa famille directe perd très vite le
contrôle de Kamakura où par un paradoxe apparent une branche des
Taira, les Hojo, conserve l'autorité jusqu'en 1333. Mais par leur
longue durée s'enracine, dans la réalité et la terminologie, une
tradition de dualité des institutions centrales du Japon,
constitutive de l'État jusqu'en 1867. Shogun et Bakufu seront aussi permanents que les
empereurs et la Cour. Il fut admis aussi que, vraie ou supposée, la
descendance des Minamoto aurait, telle une dynastie, un privilège
d'accès au shogunat.
Deux menaces pesaient néanmoins sur le régime :
la jalousie de la Cour, à Kyoto, et le mécontentement jusque dans
le Kanto, parmi les bushi,
de ceux qui n'appartenaient pas à la clientèle proche des
Taira-Hojo, devenus régents héréditaires du shogunat. Aussi
longtemps que ces deux menaces furent séparées, la paix, malgré des
complots, fut préservée, d'autant plus que les élites japonaises
eurent besoin d'unité pour résister aux invasions des Mongols,
venus du continent en 1274 et 1281. Mais, de 1331 à 1333,
l'empereur Go-Daigo groupa une coalition (une faction de la Cour,
les monastères voisins, des forces guerrières, où dominait celle de
Ashikaga Takauji, un Minamoto, dans le Kanto) qui abattit le
Bakufu. Selon un processus
pratiqué dans l'aristocratie, la famille impériale était divisée en
deux branches où était recruté alternativement le Tenno. À la longue, maintenir un
consensus devenait impossible.
Mais Go-Daigo n'y parvint pas non plus et ne gouverna
que pendant trois ans. À partir d'une représentation mythique du
passé, il tenta de rétablir la suprématie de la Cour sur tout le
Japon, de conserver lui-même sa dignité de Tenno et, contre une tradition devenue
quasi immémoriale, d'en faire un vrai pouvoir. Révolté dans le
Kanto, Ta-kauji prit Kyoto en 1336, transféra la dignité impériale
à la branche rivale de celle de Go-Daigo qui, réfugié au sud de
Nara, à Yoshino, y créa, dans une relative pauvreté, une nouvelle
Cour. Takauji prit pour lui le titre de shogun, et s'installa, non
à Kamakura, mais à Kyoto, afin de mieux diriger la guerre. Tous les
clivages rejouant, celle-ci devint générale jusqu'à ce qu'en 1392
Ashikaga Yoshi-mitsu, le deuxième successeur de Takauji, fut assez
habile pour obtenir le retrait de l'empereur de Yoshino - celui de
la Cour du Sud.
La dignité de Tenno réunifiée, le Bakufu de Muromachi fut partout
reconnu, mais sur la base d'une sorte de régime fédéral : les
hautes charges centrales revenant par alternance à des familles
liées à la Maison shogunale. Chaque province est confiée à un
« protecteur militaire », le shugo, tandis que des
« gouvernements », calqués sur le Bakufu, coiffent des ensembles
géographiques : à Kamakura, pour le Kanto, le Kanto-fu est confié à une branche
cadette des Ashikaga.
Fondé sur une adaptation réaliste à la dispersion
spatiale des pouvoirs, le régime de Muromachi est à la fois durable
et vite affaibli. Dès 1441, le Kantofu devient autonome. De 1467 à
1477, un conflit bipolaire, la guerre d'Onin, né de querelles
successorales à Kyoto entre les grandes familles dirigeantes
entourant les Ashikaga - principalement les Hoskawa et les Yamana
-, répand l'anarchie. Finalement la guerre devient endémique. Le
champ de forces se fractionne : Kyushu, Kansai, mer
intérieure, Kanto ont leurs propres intrigues. Au début du
XVIe siècle, Ouchi Yoshiaki, dont les domaines
s'étendent de part et d'autre du détroit de Shimonoseki, est le
seul à pouvoir encore intervenir à Kyoto et dans le Kyushu. À l'
« âge des provinces en guerre (sengoku jidai), nulle principauté
n'est stable. Subdélégués, vassaux (kashin), parfois des notables obscurs
constituent à leurs dépens des dominations plus réduites, défendues
par une forteresse centrale. Au milieu du XVIe siècle,
les dynasties de shugo ont
été remplacées par ces nouveaux lignages : le terme
gekokujo exprime cette
inversion hiérarchique. Parallèlement, les révoltes populaires
deviennent fréquentes. La Cour perd définitivement le contrôle des
shoen, ses ressources
terriennes. Mais Kyoto reste une grande ville et rien n'interrompt
la dynastie impériale.
2. L'ouverture sur l'Extrême-Orient. -
Donnée basique, le volume des échanges avec la Chine ne cesse de
croître. Dès le XIIe siècle, les Japonais construisent
des navires assez forts et leur rôle dans le commerce maritime au
XIVe siècle est décisif. La Chine reste un fournisseur
de produits de luxe. La diffusion du bouddhisme Zen au
XIIIe siècle lui restitua une supériorité
culturelle : d'où l'envoi vers le Japon de livres, d'images
religieuses, surtout de porcelaines pour la cérémonie du thé. C'est
le rôle de la métallurgie japonaise qui change : les armes
(sabres, armures, hallebardes) sont exportées ; puis, aux
monnaies chinoises, s'ajoutèrent des pièces de cuivre et d'argent
fondues au Japon. Elle devinrent le moteur du marché extrême
oriental. C'est l'argent qui attira les Portugais vers
« Cipango ».
Ce commerce cependant ne rencontra que rarement des
facilités dans les contacts d'État à État. Au XIIe
siècle Taira no Kiyomori fit exception : il voulut entrer en
relation avec les Song du Sud. Mais Kamakura se construisit comme
un pouvoir terrien. Certes, Kubilai, le grand Khan des Mongols,
après son installation à Pékin en 1264, introduisit une dimension
politique internationale dans les conceptions du Bakufu. Mais l'effet en fut négatif,
puisque celui-ci opta pour une résistance militaire et une méfiance
persistante envers le continent. Dès la fin du XIIIe
siècle, la piraterie animée par les wako - pirates japonais - devint ainsi
le mode chronique de contact entre le Japon et le monde extérieur,
servant à la fois de stimulant et d'obstacle aux échanges. Il
s'agissait d'un milieu international, où Chinois et Coréens étaient
nombreux. Mais leurs bases se trouvaient au Japon, sur le littoral
de Kyushu et de la mer intérieure. Plus qu'aux navires marchands,
ils s'en prenaient aux côtes de la Chine et, après pillages, en
rapportaient des produits recherchés par les élites
japonaises : ce qui leur valut la complicité des monastères,
de certains shugo, des
notables des ports.
Un système interétatique fut esquissé, quand, face à
la Chine des Ming, attirée non par le commerce, mais par la
destruction des wako, se forma à Kyoto, sous le shogun Yoshimitsu,
un pouvoir central efficace, intéressé, lui, par un contrôle étroit
sur les profits des échanges maritimes. En 1404, un accord fut
conclu entre Yoshimitsu et l'empereur Ming Yung-Lu, prévoyant
l'envoi d'ambassades. L'affaiblissement du Bakufu ruina cette politique : les
contacts officiels cessèrent dès 1448, les Ming préférant protéger
leur littoral. La piraterie culminait au milieu du XVIe
siècle, lors de l'entrée en jeu des Portugais. Elle n'avait cessé
de favoriser politiquement les forces centrifuges : les grands
ports de mer, Hakata, Hyogo, et surtout Sakai, ainsi que des
princes territoriaux, les Ouchi, puis les Shimazu de Satsuma, bien
placés géographiquement. Lié à ces derniers, un royaume des Ryu-Kyu
devint le marché central de l'Extrême-Asie, pour les épices et les
parfums de Java ou du Siam, les drogues et porcelaines de Chine, le
coton brut de Corée.
3. La décentralisation culturelle. -
Géographique et sociale, déterminée par l'apparition de foyers
militaires et économiques autonomes, elle traduisit la sensibilité
des paysans, des marchands et largement des guerriers.
Longtemps la simplicité de la vie à Kamakura s'opposa
au luxe qui était prisé à Kyoto. Puis les goûts s'uniformisèrent.
Les Hojo favorisèrent les mariages entre les deux aristocraties,
d'autant plus que, comme les Minamoto, eux-mêmes étaient issus de
la capitale. Les bushi qui
assuraient la garde des palais de Kyoto en observaient les
distractions et le cérémonial. La fusion fut hâtée par la fixation
des Ashikaga au lieu même de la Cour. La supériorité de Kyoto
s'affirma sous deux shogun : Yoshimitsu, constructeur
du « Pavillon d'Or » (1398), et Yoshimasa (1443-1496), le
plus grand mécène du Moyen Âge, qui bâtit le « Pavillon
d'Argent » (1482), en pleine période d'anarchie. Simples
parties de résidences de plaisance, au pied des monts qui entourent
Kyoto, l'un au nord, l'autre à l'est, ces pavillons représentent
deux phases esthétiques, dites de la « Montagne du Nord »
et de la « Montagne de l'Est ».
Déjà débutait une seconde période de la
décentralisation culturelle, celle où s'imposèrent les nouveaux
foyers autonomes : Sakai qui apparut aux missionnaires
ibériques, au XVIe siècle, comme une autre Venise ;
antérieurement déjà, Yamaguchi, capitale des Ouchi ; et dans
le Kanto, Odawara, Sumpu, et le château élevé par Ota Dokan à Edo,
et promis à un grand avenir.
La décentralisation du bouddhisme avait commencé
beaucoup plus tôt : les nouvelles sectes se forment au
XIIIe siècle. Les novateurs venaient de l'école du
Tendai : Honen (1133-1212) et son disciple Shinran
(1173-1256), organisateurs respectivement de la « Terre
pure » (Jodo), et de
la « Vraie terre pure » (Jodoshin) ; les moines Eisai
(1141-1215) et Dogen (1200-1253) qui répandirent, l'un, la branche
Rinzai, l'autre, la branche Soto, du Zen de Chine ; plus tard,
Nichiren, créateur de la secte qui porta son nom, contemporain de
la menace mongole.
Partout un trait dominant : l'effort des moines
pour atteindre les provinces. Reflet lui-même de leur origine
sociale modeste, leur départ de Kyoto. Certaines de leurs
réalisations offrent des ressemblances avec la Réforme en
Europe : un langage simple, au lieu du chinois
classique ; une dévalorisation de la vie monastique au profit
des communautés de croyants ; parfois (Shinran) l'acceptation
du mariage pour les prédicateurs ; enfin le rôle de la foi qui
seule permet, rendant inutile l'ascétisme volontaire, de franchir
la distance entre le monde terrestre, terre impure, et la
« Terre pure », Paradis du Buddha Amithaba.
A cause de leurs rivalités parfois violentes, les
sectes Jodo, Jodoshin, Nichiren, se donnèrent une organisation
interrégionale et paradoxalement renforcèrent l'unité culturelle du
Japon. Étendu à la Cour, bien accueilli par les bushi, qu'il préparait aux aléas de la
guerre, le zen Rinzai inspira au Bakufu de Muromachi ses réalisations
esthétiques, son désir de contact avec la Chine.
II. - Économie et société
Si la production agricole continue à soutenir l'expansion, le fait nouveau est le développement du marché. La monnaie est utilisée dans le système fiscal et la rémunération des vassaux. Morcellement de l'espace politique et élan de la production agissent l'un sur l'autre. Commerces maritime et intérieur se renforcent mutuellement. La guerre ne nuit pas aux échanges.
1. La terre. - Entre Antiquité et Temps modernes les rendements comptent plus que les défrichements. L'âge de Kamakura connaît le système de la double récolte (alternance du riz et d'une céréale non irriguée). Au XVe siècle, des régions privilégiées en obtiennent trois par an et font une place aux cultures spéciales : légumes, arbre à thé, chanvre, lin, mûrier. Ces succès dépendaient des moyens de culture : animaux de labour et de transport ; outils en fer ; engrais à base de cendres ; irrigation. Cette dernière renforça les solidarités communautaires. Doublée ou triplée, la production libéra des excédents pour le commerce.
2. L'économie de marché. - En Occident, la
circulation des produits était infime avant l'essor des marchés et
des villes. Au Japon existait, au contraire des provinces vers la
Cour, un transfert limité, de caractère fiscal. Le commerce s'y
forma donc comme une modalité nouvelle de redistribution, causée
par la décentralisation et l'élargissement de l'aristocratie. Au
commencement les pôles du développement en sont encore la capitale,
les monastères, les shoen : lieux de perception et de
consommation de l'impôt. Peu à peu s'y ajoutèrent des courants de
retour des villes vers les campagnes.
À l'âge de Kamakura, trois marchés étaient ouverts
chaque mois aux portes des monastères ou sur les bordures des
domaines. Marchands itinérants, paysans, agents domaniaux ne
faisaient qu'y passer. Puis une population plus spécialisée s'y
fixant, des noyaux urbains s'y formèrent. Nara, l'ancienne
Heijo-kyo, n'était plus qu'un centre religieux, aux portes du
Kofukuji. Divers marchés y furent ouverts. A la fin du
XVe siècle, il n'en restait qu'un, mais permanent.
Les contacts directs entre paysans et marchands
devinrent fréquents, d'autant plus que, sur les premiers, l'impôt
était souvent exigé en numéraire, et qu'eux-mêmes, outre le sel et
les outils en fer, se mirent à acheter des poissons, des fils, des
tissus, des ustensiles ménagers. Parmi les artisans, les
exploitants de marais salants, riverains de la mer intérieure, les
fabricants de saké, les forgerons furent les premiers à entrer dans
le circuit des échanges. La monnaie se répandit : le prix de
la terre exprimé en riz le fut en pièces de cuivre (zeni). Mais comme il n'y eut qu'une
seule émission officielle, durant la Restauration de Kemmu, le
monnayage privé l'emporta. Le Bakufu de Muromachi s'efforça de fixer
des taux de conversion. Au XVe siècle, il y avait trois
cents changeurs à Kyoto et la monnaie scripturaire était en usage.
L'autonomie des marchands et des artisans s'exprima par la création
des za : le terme,
signifiant littéralement « emplacement », s'appliquait à
des associations pourvues d'un monopole local, de commerce ou de
fabrication, obtenu souvent sous la protection de monastères ou de
familles de la Cour.
Après le temps des marchés, vint, dans la seconde
moitié du XVe siècle, celui des villes et des
routes : on distinguait des agglomérations (machi) situées aux portes ou dans les
murs d'un foyer religieux (monzen ou jinai machi), celles qui étaient nées
d'une fonction portuaire ou d'étape (minato ou shukuba machi) enfin celles qui
s'étendaient au pied d'une forteresse (joka machi), comme Odawara et
Yamaguchi. Le réseau n'était dense au XVIe siècle
qu'autour de Kyoto (Nara, Hyogo, Sakai, ports de la rivière Yodo et
du lac Biwa), avec deux ramifications vers les baies d'Ise et de
Wakasa.
3. La mobilité sociale. - Intensifiée par
l'enrichissement et l'appauvrissement (ce dernier consécutif au
morcellement successoral, à l'endettement et à l'usure, à
l'instabilité monétaire), elle ne se heurte pas, comme dans l'État
antique ou l'État moderne, à une rigidité juridique des statuts
sociaux. Faute de codifications, aucune promotion sociale n'est
acquise solidement. Quoique, essentiel dans une société guerrière,
le statut des bushi n'est
qu'esquissé en l'ère Joei (1232), confirmé par Takauji en 1336.
La mobilité sociale soulève toute la masse paysanne,
entraînant une complexité croissante du système des tenures et de
la répartition des parts de revenus (qui en découlent et peuvent
être vendues). Au-dessous des « maîtres de terres »
(myoshu), des exploitants
(sakunin) concèdent des
parcelles à la catégorie nouvelle des
« sous-exploitants » (gesakunin). Le supérieur perçoit une
rente, sakuryo, distincte
de l'impôt et exige aussi des corvées. Mais comme il n'existe pas
de séparation entre la tenure paysanne et la tenure vassalique,
qu'elles sont également soumises au morcellement successoral, la
promotion sociale conduit indifféremment à la guerre et au
commerce. Au XVe siècle, émerge une classe moyenne
rurale et urbaine, bien enracinée et polyvalente : y prennent
place, entre autres, les bashaku, possesseurs de chevaux de
transports ; les jizamurai et les kokujin, guerriers locaux, dont
l'activité militaire peut n'être qu'occasionnelle ; les
dogo, riches en terres.
Original par rapport à l'Occident : le lien entre classe
moyenne et activité militaire. Ce furent les bushi, non les bourgeois, qui furent
créateurs de l'État moderne.
Expansion économique, mobilité sociale, instabilité
politique : ce schéma causal est acceptable. Mais on peut
l'inverser. Les producteurs eussent été écrasés de charges, si
l'élimination des élites anciennes n'avait allégé la pression
fiscale. Les guerres favorisèrent la production.
III. - Les pouvoirs
Les mêmes tâches s'imposèrent à toutes les
constructions politiques. Il leur fallut contrôler les groupes
élémentaires de guerriers et un territoire sur lequel s'inscrivait
une mosaïque de droits (terre d'Etat et shoen) et d'institutions (gouvernements
civils et agents domaniaux) encore rattachés à la Cité
impériale.
Les mêmes causes les affaiblissaient : rivalités
dynastiques, familiales et géographiques, inhérentes à la Cour et
au Bakufu ; mobilité
sociale d'ordre économique qui ébranlait les pyramides
vassaliques ; concurrence enfin, surtout dans la partie
centrale du Japon, de solidarités non vassaliques,
« horizontales », nées parmi les paysans, les marchands,
les sectes bouddhiques. Kiyomori, les régimes de Kamakura et de Go
Daigo tentèrent de constituer, chacun à leur manière, une forte
autorité centrale. Celui de Muromachi ne dirigea les provinces que
par la fidélité de princes territoriaux qui, pour leur profit
personnel, simplifièrent les institutions locales traditionnelles.
C'est sous l'aspect d'une fédération que les pouvoirs
s'uniformisèrent.
1. L'époque des pouvoirs juxtaposés. -
Depuis longtemps, la Cité impériale n'était qu'une coalescence de
pouvoirs particuliers auxquels l'Etat offrait une unité
cérémonielle. Malgré sa position excentrique géographiquement,
Kamakura bouleversait, moins qu'on ne s'y attendrait, la tradition.
Les vainqueurs, après chaque guerre civile, s'intéressèrent surtout
à la confiscation de centaines, voire de milliers de domaines
détenus par les vaincus : il s'agissait de déplacer les
revenus, moyens de pouvoir, sans modifier les structures agraires
dont ils émanaient.
Néanmoins, Yoritomo généralisa deux institutions de
police, chargées du maintien de l'ordre, que Kiyomori avait déjà
esquissées : les shugo, dans l'espace d'une province
(arrestation des criminels, protection des routes et des
établissements religieux) ; les jito, dans les limites d'un
shoen (perception des
impôts, règlement des conflits agraires). Soucieux de faire régner
un certain consensus, le régime des Hojo s'efforça non de détruire,
mais de vivifier, l'ancienne administration par ces nouveaux
rouages. Leur originalité apparaît surtout dans leur politique
sociale. Le Bakufu conféra
une nature quasi publique à ses vassaux, les gokenin, choisis parmi les chefs de
groupes guerriers (bushidan) et où se recrutaient
shugo et jito. L'entrée dans la vassalité du
shogun (même quand ce
dernier ne fut plus que le prête-nom des Hojo) prit la forme d'un
rite. Le bushi se rendait à
Kamakura et recevait directement de son Seigneur un cheval et un
sabre, ainsi qu'une charte de confirmation (ando) héréditaire de ses droits
fonciers acquis (honryo),
auxquels pouvaient s'ajouter plus tard des biens nouveaux
(shinryo) récompensant les
services.
Le régime de Kamakura n'est qu'une ébauche de
féodalité. Il ne connaît qu'un étage de vassaux. Tous les
gokenin, au nombre de
quelques milliers, qu'ils fussent ou non shugo ou jito, sont ses dépendants directs. Les
fiefs ne sont que des « parts » (shiki), relevant des shoen, non des seigneuries.
L'intégration vassalique de la strate militaire resta
faible. La ruine d'une majorité de gokenin entraîna celle du pouvoir
qu'ils soutenaient. Rentiers du sol par excellence, ils furent
atteints par les morcellement successoraux, la hausse des prix, le
coût de leur mobilisation contre les Mongols. Pour fuir des
services trop lourds, un nombre croissant de bushi échappaient au contrôle du
Bakufu.
Contre
ce danger, les Hojo tentèrent de créer une vassalité à plusieurs
étages : politique risquée, parce que des gokenin résistèrent à cette
médiatisation, et certains shugo, devenus suzerains provinciaux,
amorcèrent, tels, dans le Kanto, les Ashikaga, la formation de
principautés. Ce qui paraît menacé, lors de la Restauration de Go
Daigo, c'est non la possibilité d'une coexistence entre deux
pouvoirs centraux, mais la réalité d'un pouvoir central. À la
relation dynamique entre Cour et Bakufu se substitue une tension
permanente entre principauté territoriale et seigneurie locale.
2. La formation des principautés territoriales.
De la chute de Go Daigo jusqu'à la quatrième année
de Meiji (1871), des pouvoirs locaux, dirigés réellement ou
nominalement par des daimyo, dotés d'une autonomie variable,
ont formé les principaux cadres politiques et sociaux du Japon. Le
terme suggère l'appropriation d'un grand nombre de terres
(myoden). Mais, élargi, ce
n'est qu'un terme d'historiens, appliqué à des institutions qui en
leur temps portèrent d'autres noms. À l'apogée des Ashikaga de
Muromachi, il s'agissait des shugo
(shugo-daimyo), qui soutenaient le Bakufu et en recevaient plus de
puissance qu'aucun des administrateurs ou chefs guerriers
précédents, d'autant plus qu'ils avaient absorbé celle des
jito de l'âge de Kamakura.
Après les troubles de Onin, libérés de toute tutelle centrale, à
l'époque des « provinces en guerre », le terme
sengoku-daimyo est plus
conforme à la réalité. Il y eut donc plusieurs types de
daimyo, produits de
structures sociales et politiques différentes. Minoritaires furent
les lignages qui, tels les Shimazu de Satsuma, peut-être à cause de
leur position excentrique, parvinrent à se maintenir d'une phase à
l'autre. Ailleurs, comme l'exprime la notion de gekokujo, l'ascension des uns
correspondit à la disparition des autres. Entre ces deux types de
daimyo, ce fut l'intérêt
porté au pouvoir proche qui fit la différence.
Mis en position de force par Takauji et surtout
Yoshimitsu, les shugo-daimyo s'efforcèrent d'organiser
dans leur ressort une vassalité provinciale et c'est leur armée
privée qu'ils conduisaient à la convocation du shogun. Mais les expéditions lointaines
les ruinaient. Ils ne surent pas en général stabiliser leur base
foncière. Comme les comtes carolingiens, ils aliénaient des revenus
pour rassembler des fidélités incertaines. Partages successoraux et
désaccords dans le lignage même du daimyo disloquaient cette
vassalité.
Vers la fin du XVe siècle, leurs
successeurs innovent dans trois domaines :
a) Ils
sont les premiers bâtisseurs de châteaux forts. Sommaires, ces
constructions perchées, consistent en circonvallations utilisant
les obstacles naturels. Le Japon est hérissé de points
fortifiés.
Mais la résidence seigneuriale et celle des vassaux en
temps de paix sont dans les parties basses du territoire. Effaçant
les anciennes limites administratives, les nouveaux ressorts
militaires coïncident avec des vallées ou de petites plaines.
b) Les biens fonciers des
guerriers cessent d'être soumis au partage successoral. La position
des tenants en chef d'un daimyo en est consolidée. Mais dans
leurs lignages déjà éclatés, les branches cadettes, qui disposaient
d'un patrimoine déjà suffisant, accèdent à la vassalité directe.
Tout seigneur rural devient un vassal. Toute seigneurie cohérente
forme un fief, pour lequel on réutilise l'ancien terme chigyo. Principautés et fiefs sont de
plus en plus dévolus, chacun, à un héritier.
c) Les seigneurs de la guerre (car
la guerre est leur activité fondamentale et la condition de leur
survie) veillent à étendre celles des seigneuries qu'ils contrôlent
directement, d'y percevoir eux-mêmes ou par l'intermédiaire
d'agents subalternes à leur solde, le plus possible de revenus sur
les paysans, les artisans, les marchands. À l'aide de ces
ressources, ils amorcent la substitution du fief-rente (ébauche
d'un salaire) au fief réel et remplacent l'armée vassalique par une
armée de métier. Ils emploient une proportion croissante de
fantassins légers, les ashigaru,
bushi inférieurs auxquels on refuse le titre de samurai, lequel est réservé aux
détenteurs d'un chigyo. Les
officiers (« chefs de groupe ou kumigashira ») qui encadrent les
paysans armés, mais parfois aussi les vassaux, sont liés au
daimyo par une fidélité qui
n'est plus de nature féodale.
Ces innovations annoncent de petits états. Les
daimyo édictent, pour leur
maison, leurs vassaux, leurs sujets, des codes régionaux. Ils
rejettent vers le salariat nombre de leurs dépendants,
s'interposent entre producteurs et bushi. Un siècle plus tôt, le
shugo n'était qu'un arbitre
entre les groupes de la classe militaire.
3. Les solidarités horizontales. - Les daimyo échouèrent dans le centre du Japon, là où la densité de la population, l'intensité du commerce, le rayonnement de la Cour et de l'institution impériale, le nombre des monastères entassaient des obstacles insurmontable. Les principautés se forment au nord-est et au sud-ouest, entourant un espace livré aux solidarités non vassaliques.
A) La ville. - À Kyoto, Hyogo, Hakata, les marchands obtinrent des pouvoirs de police, mais dans les seules limites de leurs quartiers. Cas unique parmi les villes médiévales, Sakai s'éleva à l'autonomie politique. Fortifiée, isolée par un fossé, elle était défendue par un corps de mercenaires. Mais, contrairement à Venise, elle n'eut jamais d'influence sur le plat pays. Son autonomie procédait non d'une force conquérante, mais d'un statut de neutralité que les daimyo voisins, ainsi que les grands monastères lui reconnurent : tous tiraient profit de son activité économique. Après la guerre d'Onin, les artisans de Kyoto ruinés y trouvèrent refuge, et son port, mieux protégé contre les pirates, attira le commerce chinois.
B) La communauté religieuse. - Nombre de sectes et de monastères s'affirment comme puissances politiques dès le XVe siècle. Ceux qui venaient de l'Antiquité, tels l'Enryakuji, le Todaiji, le Koyasan, survécurent mieux que la Cour, grâce à leurs armées et à leurs filiales. Leurs établissements provinciaux maintinrent sous leur contrôle leurs domaines fonciers. Leur prestige spirituel ne fut contesté que lorsqu'ils devinrent les rivaux des daimyo. Les fidèles de Nichiren et de Shinran visaient plus haut : il s'agissait pour eux moins de défendre une richesse acquise par la communauté monastique que de rallier des populations à leurs croyances. La secte jodo shinshu, ayant pour chefs les descendants de Shinran, y parvint : l'obéissance reposait à la fois sur la doctrine et sur le lien du disciple au maître. Le fanatisme des fidèles leur valut le nom de ikko (orientés d'un seul côté). Au XVIe siècle, ils disposèrent d'un centre fortifié, le Honganji (« le vœux originel »), bâti près du site futur d'Osaka.
C) Le
village. - En pays d'irrigation, la vie communautaire
paysanne était ancienne : partage de l'eau, digues, canaux
l'imposaient. Les mariages la resserraient d'autant plus que mari
et femme continuaient à habiter avec leurs parents respectifs. Mais
le village n'était pas un cadre administratif : il restait
inclus dans les circonscriptions publiques (go) ou domaniales (shoen), héritées de l'Antiquité. Quand
la guerre se généralisa, les paysans durent assurer eux-mêmes leur
protection. Des villages s'entourèrent de remparts et de fossés. La
communauté ou so était
régie par un règlement (okite-gaki). Une assemblée
(yoriai) décidait des
affaires communes. Mais les villageois restaient hiérarchisés.
So exprimait l'idée non de
totalité, mais de supériorité. Le titre des chefs, toshiyori, évoquait l'ancienneté.
Certains chefs de famille monopolisaient héréditairement les hautes
fonctions. Quand un seul lignage parvint à s'approprier l'autorité,
il ne fut plus question de communautés, mais de seigneuries :
paysan et guerrier à la fois (comme dogo ou jizamurai), son chef occupait une
résidence fortifiée dans le village.
Ces solidarités ne purent à la longue rivaliser avec
les principaux daimyo : ce qui ressort de l'échec
des insurrections populaires (ikki). Née à l'origine dans le cadre
souvent d'un shoen, elles
s'étendirent, à la fin du XVe siècle, à des provinces
entières. Dans le Yamashiro se forma un gouvernement régional
auquel les guerriers locaux accédaient par rotation. Or l'intérêt
des chefs s'opposait trop à la masse paysanne.
L'échec des révoltes populaires prouve que la lutte
des classes dans le village dépassait en intensité la rivalité
entre petits et grands guerriers à l'échelle de la province dans
les villes, les marchands préféraient s'entendre avec les chefs de
guerre. Après avoir miné la puissance des shugo-daimyo, les communautés
villageoises ou urbaines accrurent les chances des sengoku-daimyo. Ne persistèrent comme
rivales que les solidarités religieuses.
Si, vers le milieu du XVIe siècle, le
morcellement politique et militaire du Japon triomphe, l'unité de
la nation sort renforcée des contacts avec l'étranger, de
l'expansion commerciale, de l'explosion d'un bouddhisme populaire.
Dans la Cour ruinée, l'institution impériale est intacte. Cultes
shintoïques et bouddhistes s'interpénétrent. Des familles
sacerdotales pensent que le Bouddha et les bodhisatwa sont autant d'avatars des
dieux autochtones, affirmant les origines divines du Japon prouvées
par la continuité de la dynastie impériale.
Unification et fractionnement politique ont été de
pair. Vers la fin du Moyen Âge la réduction de l'écart passe par
mise en place à la fin du XVe siècle d'une féodalité
tardive, qui en moins de cent ans en arrive au stade des
principautés. La technique militaire, dont l'infanterie devient le
moteur, accélère le mouvement. Tant que l'arme blanche détient un
monopole, son rôle demeure ambigu : le dogo s'arme à bon
compte, le plus petit daimyo recrute des troupes. Viennent les
armes à feu, les mousquets révélés par les Portugais en 1543,
l'infanterie ne triomphe que dans le cadre d'armées exercées et
disciplinées.