XVIII

Tout ce qu’avait désiré Eugène arrivait : la propriété lui restait ; l’usine allait bien ; la récolte de betteraves était splendide, et l’on pouvait compter sur un bon revenu ; sa femme avait accouché heureusement ; la belle-mère était partie, et il était élu à l’unanimité.

Après l’élection Eugène retourna chez lui. On le félicita. Il tint à remercier et, au dîner, il but cinq coupes de Champagne. Une organisation de vie tout à fait nouvelle se présentait à lui.

Il rentrait à la maison en réfléchissant à ses plans. On était en plein été, la route était belle, le soleil clair. En s’approchant de chez lui, Eugène pensait comment, grâce à cette élection, il allait occuper parmi le peuple la situation qu’il avait toujours souhaité d’avoir, c’est-à-dire qu’il pourrait le servir non seulement par les produits que donne le travail, mais par l’influence directe. Il se représentait comment, d’ici trois ans, on le jugerait, sa femme et les autres, les paysans, celui-ci, par exemple, pensa-t-il en traversant le village et regardant un paysan et une femme qui venaient à sa rencontre, portant un seau d’eau. Ils s’arrêtèrent pour laisser passer le tarentass. Le paysan était le vieux Petchnikoff, et la femme, Stepanida.

Eugène la regarda, la reconnut, et, avec joie, sentit qu’il restait tout à fait calme. Elle était aussi attirante mais cela ne le troublait nullement. Il arriva à la maison.

Sa femme l’attendait sur le perron. La soirée était merveilleuse.

— Eh bien ! Peut-on féliciter ? demanda l’oncle.

— Oui. Je suis élu.

— C’est magnifique. Il faut maintenant arroser.

Le lendemain matin, Eugène alla dans la propriété qu’il avait un peu négligée. Dans le hameau fonctionnaient de nouvelles machines à battre le blé. Pour examiner le travail Eugène circulait parmi les femmes, tâchant de ne pas faire attention à elles. Mais, malgré ses efforts, deux fois il remarqua les yeux noirs et le fichu rouge de Stepanida, qui apportait de la paille ; deux fois il la regarda à la dérobée, et, de nouveau, ressentit quelque chose, mais quoi, il ne pouvait s’en rendre compte.

Mais le lendemain, quand il retourna de nouveau au hameau où sans nécessité il resta deux heures, ne cessant de caresser du regard l’image connue et belle de la jeune femme, il sentit qu’il était perdu, perdu sans retour. De nouveau les souffrances, de nouveau toute cette horreur, et il n’y avait plus de salut.

Ce qu’il craignait arriva. Le lendemain, le soir, ne sachant lui-même comment, il se trouva près de la haie de sa cour, en face de la grange au foin, où une fois, en automne, ils avaient eu un rendez-vous. Comme s’il était venu en se promenant, il s’arrêta là, et se mit à fumer une cigarette. Une voisine l’aperçut, et, en retournant dans le même endroit, il l’entendit qui disait à quelqu’un : « Va, il t’attend depuis une heure. Va donc, sotte ! » Il ne pouvait plus rebrousser chemin parce qu’un paysan allait à sa rencontre, mais il aperçut une femme, elle, qui courait du côté de la grange.