Le fait d’avoir confié son secret à son oncle, et principalement, les tourments de la honte qu’il endura après ce jour de pluie, remirent Eugène. Le départ pour Yalta fut fixé à la semaine suivante. Pendant cette semaine Eugène alla en ville, pour se procurer l’argent du voyage, donna des ordres pour la maison et au bureau pour l’exploitation, et, de nouveau, redevint gai et confiant envers sa femme. Il renaissait moralement.
Il partit avec sa femme, en Crimée, sans avoir revu une seule fois Stepanida depuis le jour de la pluie. Ils passèrent deux mois délicieusement. Eugène avait tant de nouvelles impressions que tout le passé lui semblait disparu à jamais de sa mémoire. Ils rencontrèrent, en Crimée, d’anciennes connaissances, se lièrent plus intimement avec elles, et se créèrent aussi de nouvelles relations. La vie là-bas était pour Eugène une fête continuelle, et, en outre, était pour lui très instructive et très utile. Ils se lièrent avec l’ancien maréchal de la noblesse de leur province, un homme libéral, intelligent, qui prit en affection Eugène et tâcha de se l’attacher.
À la fin d’août, Lise mit au monde une jolie petite fille, bien portante, et l’accouchement fut tout à fait inattendu et très facile. En septembre les Irténieff retournèrent chez eux, ramenant en plus l’enfant et la nourrice, car Lise n’avait pas pu nourrir. Tout à fait débarrassé des tourments anciens, Eugène retournait chez lui complètement heureux, comme un nouvel homme. Après être passé par les transes qu’éprouvent les maris pendant les couches de leurs femmes, il se mit à aimer encore plus fortement la sienne. Ce qu’il éprouvait pour l’enfant, quand il le prenait dans ses bras, était un sentiment tout à fait nouveau, très agréable, avec la sensation d’un chatouillement. Ce qui encore était nouveau dans sa vie, c’était qu’à ses occupations dans sa propriété se joignait un nouvel intérêt. En effet, grâce à son intimité avec Doumchine (l’ancien maréchal de la noblesse), il s’intéressait maintenant au Zémstvo, à la fois par vanité et, à ce qu’il pensait, par devoir. En octobre devait être convoquée l’assemblée générale extraordinaire, dans laquelle devait avoir lieu son élection. Après son retour de Crimée, une fois il alla en ville et une autre fois chez Doumchine. Il ne pensait plus aux souffrances de la honte et de la lutte, et avait même de la difficulté à se les imaginer. Cela lui semblait une sorte d’accès de folie dont il aurait été atteint. Il se sentait affranchi jusqu’à tel point qu’il ne craignit même pas de se renseigner sur elle à la première occasion, une fois qu’il se trouva seul avec son intendant. Comme il lui en avait déjà parlé, il n’eut pas honte de le questionner.
— Eh bien ! Que fait Petchnikoff, Sidor : il n’est toujours pas à la maison ? demanda-t-il.
— Non ; toujours en ville.
— Et sa femme ?
— Bah ! une propre à rien. Elle fait maintenant la vie avec Zinoveï. Elle est complètement perdue.
— Eh bien ! C’est bon... pensa Eugène. Comme c’est bizarre, maintenant cela m’est tout à fait égal. Comme j’ai changé !