Cette première année de ménage était pour Eugène une année très difficile. Elle était difficile parce que les affaires qu’il avait ajournées pendant ses fiançailles, maintenant arrivaient toutes à la fois ; et il était forcé de constater qu’il lui était impossible de se tirer complètement des dettes. On vendit une partie de la propriété pour payer les dettes les plus pressantes, mais il y en avait d’autres, et l’on restait sans argent. La propriété donnait de bons revenus, mais il fallait envoyer au frère, il y avait eu des dépenses pour le mariage, de sorte que l’argent manquait, et l’on dut même arrêter le fonctionnement de la raffinerie. Il n’avait qu’un moyen de se tirer d’affaire : se servir de l’argent de sa femme. Lise ayant compris la situation de son mari l’exigea. Eugène consentit, mais à condition de mettre, par un acte de vente, la moitié de la propriété au nom de sa femme. Et il fit ainsi, bien entendu, pas pour sa femme, qui en était froissée, mais pour sa belle-mère.
La situation critique de ses affaires fut une des choses qui empoisonnèrent la vie d’Eugène pendant cette première année. L’autre fut la maladie de sa femme. Cette même première année, sept mois après le mariage, en automne, un accident arriva à Lise. Elle était partie en char-à-bancs à la rencontre de son mari qui revenait de la ville. Le cheval, très doux, se mit à gambader. Lise prit peur et s’élança de la voiture. Sa chute avait été relativement heureuse ; elle avait pu s’accrocher à une roue, mais elle était enceinte, et dans la nuit elle fut prise de douleurs et fit une fausse-couche. Elle fut très longue à se remettre.
La perte de l’enfant attendu, la maladie de sa femme et les complications matérielles qui en résultèrent, et, principalement, la présence de sa belle-mère accourue pour soigner Lise, tout cela contribua à rendre, pour Eugène, cette année encore plus pénible.
Cependant, malgré cette triste circonstance, à la fin de la première année, Eugène se sentit très bien. Premièrement, son idée de renouveler la vie de son grand-père sous de nouvelles formes, bien que lentement et différemment, commençait à se réaliser. Maintenant il ne pouvait plus être question de la vente de toute la propriété pour payer les dettes. La propriété principale, passée au nom de sa femme, était sauvée ; et avec une belle récolte de betteraves, vendues à bon prix, c’était pour l’année future, au lieu de la situation précaire de cette année, l’aisance assurée. C’était une chose.
L’autre était qu’il avait trouvé en sa femme ce qu’il ne s’était point attendu à trouver en elle, et cependant il en avait attendu beaucoup. Ce n’était pas ce qu’il avait espéré, c’était beaucoup mieux. Ce n était point l’attendrissement, l’enthousiasme amoureux, bien qu’il tâchât de les provoquer ; non, ce n’était pas cela, c’était tout autre chose, qui rendait sa vie non seulement plus gaie, plus agréable, mais beaucoup plus facile. Il ne savait pas à quoi attribuer cela, mais c’était ainsi. Et il en était ainsi parce que Lise, aussitôt après ses fiançailles, avait décidé que, de tous les hommes au monde, Eugène Irténieff était le meilleur, le plus intelligent, le plus pur, le plus noble, et que, par conséquent, il était du devoir de tous de faire tout pour être agréable à cet Irténieff ; mais comme on ne pouvait forcer tout le monde à agir ainsi, alors elle-même devait y employer toutes ses forces. Et elle faisait ainsi. Toutes ses forces morales étaient appliquées à deviner ses goûts et ses désirs, puis à les satisfaire, quelque difficile que cela fût. Il y avait en elle ce qui fait le charme principal du commerce avec la femme aimante. Grâce à son amour pour son mari, elle savait lire dans son âme. Elle sentait — mieux que lui-même, lui semblait-il — l’état de son âme, la moindre nuance de ses sentiments, et agissait en conséquence. C’est pourquoi elle ne heurtait jamais ses sentiments, mais toujours adoucissait les impressions pénibles et amplifiait les impressions joyeuses. Et non seulement elle comprenait ses sentiments, mais ses pensées même. Les choses les plus étrangères pour elle : l’agriculture, la raffinerie, l’appréciation des gens, lui devenaient accessibles d’un coup, et elle savait être pour lui une interlocutrice et souvent même une conseillère utile, irremplaçable. Sur les choses, les gens, sur tout au monde, elle ne regardait qu’avec ses yeux. Elle aimait sa mère, mais s’étant aperçue que son immixtion dans leur vie était désagréable à Eugène, elle se rangea tout de suite du côté de son mari, et si résolument qu’il dût lui-même la modérer.
En outre, elle possédait énormément de goût, de tact, et de douceur. Tout ce qu’elle faisait se faisait sans qu’on le remarquât ; on n’en voyait que le résultat ; et en tout elle apportait la propreté, l’ordre, l’élégance. Lise avait compris d’un coup quel était l’idéal de son mari et s’était efforcée de l’atteindre, et dans la tenue de la maison elle avait réalisé précisément ce qu’il désirait. Les enfants manquaient, mais on avait de l’espoir. Dans le courant de l’hiver ils étaient allés à Pétersbourg consulter un spécialiste, qui leur avait affirmé que Lise était très bien portante et pouvait avoir des enfants.
Et ce désir se réalisa ; à la fin de l’année, Lise se trouva de nouveau enceinte.