XVI

Avant le dîner Lise vint chez lui, essayant toujours de trouver quelle pouvait être la cause de son mécontentement. Elle lui dit qu’ayant peur qu’il ne lui soit désagréable de partir à Moscou, où l’on voulait l’emmener pour ses couches, elle avait résolu de rester ici, et que, pour rien au monde, elle n’irait à Moscou. Il savait combien elle avait peur de l’accouchement et sa crainte de ne pas mettre au monde un bel enfant, et malgré lui il s’attendrit en constatant avec quelle facilité elle sacrifiait tout par amour pour lui. Tout était si bon, si joyeux, si pur, dans la maison, et dans son âme il y avait tant de boue, de lâcheté, d’horreur ! Toute la soirée Eugène souffrit à penser que, malgré son sincère dégoût pour sa faiblesse et malgré sa ferme intention d’en finir, demain ce serait la même chose. « Non, c’est impossible ! se disait-il en marchant de long en large dans sa chambre. — Il doit exister un moyen quelconque contre cela. Mon Dieu ! que faire ? »

Quelqu’un frappa à la porte d’une façon inaccoutumée. Il savait que c’était son oncle.

— Entrez ! dit-il.

L’oncle venait comme ambassadeur nommé par soi-même pour lui parler de Lise.

— Sais-tu, qu’en effet, j’ai remarqué en toi un changement, et je comprends que cela tourmente ta femme. Évidemment c’est pénible pour toi d’abandonner cette belle affaire que tu as commencée, mais que veux-tu, je te conseillerais de partir. Vous serez plus tranquilles tous les deux. Mais, sais-tu, je te conseillerais de partir en Crimée : le climat y est très beau, il y a là-bas un très bon accoucheur et vous vous y trouverez juste à la saison du raisin.

— Oncle ! fit tout à coup Eugène. Pourrez-vous garder mon secret... un secret honteux, terrible pour moi ?

— Que dis-tu ? Peux-tu douter de moi...

— Oncle, vous pouvez m’aider, et non seulement m’aider mais me sauver, dit Eugène. Et l’idée de dévoiler son secret à son oncle qu’il n’estimait pas, la pensée qu’il allait se montrer à lui sous le plus vilain jour, s’humilier devant lui, lui était agréable. Il se sentait lâche, coupable, et voulait se punir.

— Parle, mon ami ; tu sais combien je t’aime, dit l’oncle, visiblement très content de cette circonstance qu’il y avait un secret, un secret honteux, qu’il en serait le confident et qu’il pourrait être utile.

— Avant tout je dois vous dire que je suis une crapule, une canaille, un misérable lâche...

— Que dis-tu ? fit l’oncle, en enflant son gosier.

— Comment ne suis-je pas un misérable quand moi, mari de Lise, de Lise — il faut connaître sa pureté, son affection — quand moi, son mari, je veux la tromper avec une paysanne ?

— C’est-à-dire... Pourquoi veux-tu... Tu ne l’as pas encore trahie...

— Oh ! c’est tout comme si je l’avais trahie. Si je ne l’ai pas fait, ce n’est pas de ma faute... J’étais prêt... On m’en a empêché, sans quoi, maintenant... maintenant je ne sais pas ce que j’aurais fait...

— Mais, voyons, explique-toi.

— Eh bien, voilà. Quand j’étais célibataire, j’ai fait la sottise d’avoir des relations avec une femme de notre village... c’est-à-dire nous nous rencontrions dans le bois, dans les champs.

— Est-elle jolie ? — demanda l’oncle.

À cette question Eugène fronça les sourcils, mais il avait tellement besoin d’aide qu’il eut l’air de ne pas avoir entendu et continua :

— Eh bien, je pensais que c’était sans importance, qu’une fois la rupture tout serait terminé. Et, en effet, j’ai rompu avant mon mariage, et pendant presque une année, je ne l’ai pas vue et n’ai point pensé à elle. — Eugène était étonné de s’entendre décrire ainsi son état d’âme. — Mais tout d’un coup, je ne sais même comment, vraiment je crois parfois à la fascination, je l’ai revue, et le ver s’est glissé dans mon cœur et le ronge. Je m’injurie, je comprends toute l’horreur de mon acte, c’est-à-dire de celui que je suis prêt à commettre à la première occasion, et malgré cela je continue à chercher cette occasion, et jusqu’à présent c’est Dieu seul qui m’a sauvé. Hier, j’allais la rejoindre quand Lise m’a appelé.

— Comment, pendant la pluie...

— Oui. Je suis exténué, oncle, et j’ai résolu de me confesser à vous et de vous demander aide.

— Oui, sans doute... dans ton village, ce n’est pas bien... On le saura... Je comprends que Lise est faible, il faut la ménager... mais pourquoi dans ton domaine...

De nouveau Eugène tâchait de ne pas écouter ce que disait son oncle et d’arriver au fond même de 1’affaire.

— Mais, sauvez-moi de moi-même, voilà ce que je vous demande. Aujourd’hui, c’est un hasard qui m’a empêché de succomber, mais maintenant elle sait aussi... Ne me laissez jamais seul.

— Oui, dit l’oncle. Mais es-tu donc si amoureux ?

— Oh ! ce n’est pas du tout cela. Non, c’est une force quelconque qui m’a saisi et me tient. Je ne sais que faire. Peut-être quand je serai plus fort alors...

— Eh bien, la voilà, l’aide, dit l’oncle. Allons tous en Crimée !

— Oui, oui, allons, et en attendant, je resterai avec vous, nous causerons...