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— Je vous avais bien dit que c’était nul comme idée, dit Fabio, une fois qu’ils furent tous rassemblés dans la cuisine.
— Mais on ne pouvait pas savoir qu’il réagirait comme ça… protesta Karl.
— Ben voyons. Un inconnu se présente à lui en pleine nuit avec un machin qui semble tout droit sorti d’un film de SF, et tu crois qu’il ne va pas se défendre ? Qu’il va te dire que tes pattes de dragon sont trop cool !?!
— Ça suffit ! coupa le professeur. C’était la seule manière de tester les pouvoirs d’Ewan et d’apprendre s’il est ou non un Dragonien. Parfois il faut prendre des risques, ajouta-t-il en regardant le garçon à l’air déconcerté.
— Vous voulez bien me dire ce qui se passe ?
Gillian se passait continuellement la main dans les cheveux, tandis qu’Ewan gardait les yeux fixés au sol.
— C’est un peu compliqué, commença le professeur, visiblement gêné.
L’explication qu’il allait devoir donner semblait le délire d’un fou. Sans compter que cette femme pouvait très bien faire échouer la mission. Mais il était trop tard pour inventer une histoire. Les griffes de Karl et les lianes de Sofia étaient là pour le démontrer.
— Dites-moi la vérité tout de suite, ou j’appelle la police, ordonna Gillian.
Le professeur comprit qu’il n’avait pas le choix. Il s’assit, inspira à fond et se lança : leur mission, le retour de Nidhoggr, les pouvoirs qui se dissimulaient dans chaque Dragonien.
— Et alors ? Pourquoi vous en êtes-vous pris à Ewan ? Mes enfants sont tout ce qu’il y a de normaux, conclut Gillian d’un ton agressif.
— Peut-être, oui. Ce que j’essaie de vous expliquer, c’est qu’on doit simplement vous évaluer. Si Ewan se révèle être un garçon ordinaire, on vous laissera tranquilles et vous ne nous reverrez jamais. En revanche, s’il est l’un des nôtres, ce sera son devoir de se consacrer à la mission. Il en va de sa vie, mais aussi du destin du monde.
— Et vous osez me dire que mon Ewan pourrait être une créature ailée monstrueuse recouverte d’écailles ? Ne me faites pas rire ! marmonna Gillian avec un sourire forcé.
— Je sais que ça paraît absurde, pourtant nous avons des raisons de penser qu’il en est ainsi. Si vous ne nous laissez pas vérifier, d’une façon qui ne nuira absolument pas à votre fils, vous risqueriez de le tuer de vos propres mains en croyant le protéger. Et la même chose arrivera à votre fille : en ce moment, elle pourrait être à la merci de la plus cruelle des créatures.
En un instant, Gillian perdit toute son arrogance.
— Je sais déjà qu’Ewan a des pouvoirs, murmura-t-elle.
Le professeur la regarda, bouche bée.
— Cependant, vous ne poserez pas vos pattes sur mon fils, je vous le garantis. Mes enfants sont… un peu spéciaux, mais ils n’ont jamais fait de mal à personne, et ça va continuer comme ça. Et ils resteront avec moi. Toujours, souligna-t-elle fermement, en détachant chaque syllabe.
Schlafen réussit enfin à refermer les mâchoires et s’appuya contre son dossier.
— Racontez-moi tout, dit-il.
Et Gillian raconta.
Elle était tombée enceinte des jumeaux à vingt ans. À l’époque, elle suivait des cours universitaires à Londres et fréquentait un étudiant de sa promo avec qui elle partageait des combats écologiques.
— J’étais une rebelle, alors, ajouta-t-elle, une note de fierté dans la voix.
Quand elle avait annoncé sa grossesse au futur père, celui-ci, pris de panique, avait disparu. Elle avait laissé tomber la fac et fait toutes sortes de petits boulots pour gagner sa vie : employée dans un fast-food, serveuse dans un pub, guide touristique.
Bientôt, elle avait compris qu’il lui arrivait quelque chose d’étrange.
— J’étais souvent la proie d’un cauchemar, toujours le même, où des dragons combattaient des vouivres, dans un bain de sang. Je me suis dit que mon corps m’envoyait une sorte d’avertissement et j’ai commencé à m’inquiéter pour la santé de mes enfants.
Pourtant, elle avait donné le jour à deux magnifiques bébés en parfaite santé : Ewan et Chloe.
— Les prénoms de mes grands-parents, précisa-t-elle.
Les premiers temps, malgré ses difficultés financières, tout s’était bien passé. Les problèmes étaient survenus au début de la maternelle.
— Les enseignants m’appelaient souvent. Ewan et Chloe se disputaient sans cesse avec leurs camarades, ils étaient très agressifs. Les autres enfants pleuraient à chaudes larmes parce que les jumeaux étaient toujours vainqueurs.
Gillian ne comprenait pas. À la maison, les jumeaux étaient vifs, oui, mais non violents : ils ne se bagarraient jamais, étaient obéissants et calmes, tout au moins comme peuvent l’être deux enfants qui n’avaient pas encore quatre ans.
— Jusqu’à ce jour.
Sur ce, Gillian se leva et se dirigea vers le placard où elle prit une boîte de tisanes. Elle remplit d’eau la bouilloire et alluma le feu, observant la petite flamme. Se souvenir semblait lui peser de plus en plus.
— Je travaillais, et ils jouaient dans la pièce d’à côté. J’avais déplacé les meubles pour délimiter un périmètre où ils pourraient aller et venir sans danger. De temps à autre, quand j’étais occupée, je les mettais là ; ainsi j’avais l’esprit plus tranquille. Je traduisais un texte pour une revue avec laquelle je collabore. Tout à coup, la température a chuté, comme si un vent glacial balayait la maison, et j’ai cru que l’un des deux avait réussi à ouvrir la fenêtre. Je me suis précipitée.
Gillian se tut et scruta son auditoire. Sans doute n’avait-elle jamais raconté l’histoire à quiconque, et elle se demandait si elle pouvait vraiment leur faire confiance. Le professeur lui adressa un sourire encourageant.
— Je les entendais rire. Ils s’amusaient. Et pourtant, on gelait. Dehors, le soleil brillait, on était au printemps et il faisait doux. J’ai compris que ce froid glacial ne pouvait provenir d’une fenêtre ouverte. Quand je suis arrivée près d’eux, ce que j’ai vu m’a terrifiée.
Ewan et Chloe étaient environnés d’une montagne de neige. Ils s’amusaient comme des fous, insensibles au froid. Ils se roulaient dans la neige, tombée d’on ne savait où, et se jetaient des boules.
Gillian rougit brusquement.
— Tout à coup, j’ai eu peur, une peur terrible. Comme s’ils n’étaient plus mes enfants. Même leurs rires avaient quelque chose d’angoissant. J’étais face à deux étrangers qui, par-dessus le marché, avaient fait surgir du néant de la neige dans mon salon.
Elle se tordit les mains, et Sofia comprit. Cette femme avait honte.
Le professeur dut le comprendre aussi, car il tendit le bras vers elle.
— Le choc a dû être affreux. N’importe qui aurait eu peur.
Gillian recula pour se soustraire au contact et repoussa ses cheveux en arrière.
— Ce n’est pas ça ! protesta-t-elle. C’est cette sensation horrible, cette sensation… d’avoir cessé de les aimer. Pendant une seconde, j’ai eu peur d’eux, et cette peur a été plus forte que mon amour. J’ai quitté la pièce et je me suis enfuie.
Elle entoura la tasse de ses mains et dissimula son visage en buvant une longue gorgée. Sofia observa Ewan du coin de l’œil. Il devait connaître cette histoire, car il se leva et passa un bras autour des épaules de sa mère, lui chuchotant quelque chose à l’oreille. Mais pour les autres jeunes, ce n’était pas si simple. Sofia lança un coup d’œil à Lidja et comprit qu’elle éprouvait exactement la même chose qu’elle. Aucun d’entre eux n’avait de parents. Que ce soit par malchance ou par choix, ils étaient tous restés seuls. Et cette histoire les humiliait. Voilà ce qu’étaient leurs pouvoirs aux yeux des autres : quelque chose d’effrayant et de surnaturel qui traçait une ligne de séparation. D’un côté, eux, les Dragoniens, avec leur passé millénaire et leur mission, de l’autre les gens normaux qui vivaient dans un monde où il n’y avait pas de place pour les dragons et les vouivres, et encore moins pour de la neige dans un salon. Tout était exactement comme ça en avait l’air.
Sofia se demanda si cela avait été la même chose pour sa mère, si elle aussi avait un jour découvert la véritable nature de sa fille et s’était enfuie à jamais. Peut-être lui avait-elle fait peur, peut-être était-ce sa faute si elle avait cessé de l’aimer.
Cette pensée, qui lui avait souvent traversé l’esprit quand elle était à l’orphelinat, elle tentait désormais de l’oublier. Pourtant, elle prenait là un tout autre sens.
Gillian serra la main de son fils, lui sourit, puis se tourna vers ses hôtes avec une nouvelle détermination.
— Je suis restée dehors une heure. Au début, j’étais effrayée, et je voulais partir le plus loin possible. Mais plus je m’éloignais, plus je me rendais compte de mon erreur. Il s’agissait d’Ewan et de Chloe, les deux petits êtres que je sentais bouger dans mon ventre quand j’étais enceinte, les deux bébés que j’avais attendus anxieusement pendant neuf mois, mes Ewan et Chloe qui avaient donné un sens à ma vie. Peut-être qu’ils n’avaient pas été prévus à ce moment-là et peut-être qu’ils avaient bouleversé mon existence, mais ils l’avaient tellement remplie de belles choses, et ils m’avaient tant appris… Quelle importance si je les avais vus faire quelque chose d’étrange ? C’étaient mes enfants, je ne pouvais pas vivre sans eux. Et je les aimais – oh, comme je les aimais – peut-être encore plus qu’avant. J’ai couru, je suis rentrée en claquant la porte. La neige avait disparu, et mes enfants sanglotaient. Je me suis sentie si coupable de les avoir abandonnés, à la merci de n’importe quoi. Je me suis mise à pleurer, je les ai serrés contre moi et j’ai juré que je ne referais plus jamais une chose pareille, que nous resterions toujours ensemble. Et j’ai tenu parole.
Gillian avala une autre gorgée de tisane. Sofia la regarda, émue. Alors, il était possible de rester. Il était possible d’aimer un monstre et de le protéger, même de soi. Il était possible de ne pas fuir et de combattre la peur. Elle voua soudain une admiration sans bornes à cette femme.
Gillian reprit son récit.
Au début, elle avait tenté de se convaincre qu’il ne s’était rien passé. Un jour, une maîtresse l’avait appelée, en proie à une crise de nerfs : Chloe et Ewan avaient inondé leur classe. Il y avait plusieurs centimètres d’eau sur le sol et tous les petits étaient trempés jusqu’aux os. Gillian avait compris qu’il était temps de prendre le large : elle avait retiré ses enfants de cette école et les avait inscrits dans une autre.
Mais l’épisode de l’eau s’était répété à la maison. Les jumeaux avaient fait pleuvoir à verse dans le salon. Gillian s’était crue au bord de l’infarctus. Elle avait donc entrepris d’explorer toutes les pistes possibles.
— J’ai beau être écossaise, je n’ai jamais vraiment cru aux fantômes. Mais quand j’ai vu ce nuage au milieu du salon, avec Chloe et Ewan dessous, ben, l’esprit peut douter, non ? Toute conviction peut être mise en doute.
Finalement, elle s’était adressée à un mage. Il avait écouté son récit et avait truffé la maison d’amulettes, pendant qu’il tournait dans les pièces en récitant d’obscures prières.
— Il m’a demandé cinquante livres sterling, et ça n’a servi à rien. Deux mois plus tard, pendant que je dormais, Chloe et Ewan ont évoqué un vent violent et toutes les fenêtres se sont ouvertes en grand.
À ce stade, Gillian en avait conclu que leur logement était ensorcelé.
— Au cours des années suivantes, on a déménagé cinq fois. Au début, tout allait toujours bien. Puis les phénomènes paranormaux recommençaient. Moi, je ne savais plus que faire. J’ai fait appel à un exorciste, avoua-t-elle en rougissant. Comprenez-moi, j’étais désespérée. Je me suis dit que des esprits malfaisants avaient pris possession d’eux, qu’ils devaient être délivrés. À cette époque-là, ils avaient six ans. Cela a été horrible. Il les a traités comme des monstres et les a terrorisés ; ils n’arrêtaient pas de pleurer. Je l’ai chassé.
— À coups de balai, chuchota Ewan en contenant un sourire complice.
Il avait une belle voix et les considérait avec un air canaille que Sofia trouvait adorable. Et à en juger par le regard ensorcelé de Lidja, elle n’était pas la seule.
— Ce jour-là, j’ai décidé que je devais tirer un trait : Ewan et Chloe étaient spéciaux, point à la ligne. Certaines personnes savent peindre, d’autres savent jouer d’un instrument, et mes enfants pouvaient contrôler les phénomènes atmosphériques : faire en sorte qu’il neige, qu’il pleuve et ainsi de suite.
— Plutôt cool pour le potager, non ? observa encore Ewan avec un clin d’œil.
Il semblait s’être enfin lâché. Ce qui fit rire Sofia et Lidja. Mais Karl et Fabio répondirent par un silence hostile.
— Depuis, c’est ce que j’ai toujours pensé, déclara Gillian, décochant au professeur un regard farouche. Ils sont spéciaux, ils ont une sorte de sixième sens. Et gare à celui qui y trouve à redire.
Ce jour-là, Gillian avait également pris conscience que personne d’autre qu’elle ne pourrait jamais comprendre véritablement les pouvoirs d’Ewan et de Chloe. Le reste du monde les aurait considérés comme des monstres, exactement comme cet exorciste. C’est pourquoi ils ne devaient révéler leurs dons à personne.
Elle expliqua aux jumeaux qu’il ne fallait plus jamais les utiliser et qu’ils ne devraient plus jamais en parler. Et ainsi ils commencèrent leur nouvelle vie.
Mais c’est difficile de convaincre deux jeunes enfants de ne pas profiter de dons qu’ils sont les seuls à posséder, et qui plus est, extraordinaires. Par conséquent, les années qui suivirent furent une errance continuelle à travers le Royaume-Uni.
— On est partis de Londres, on est allés quelque temps à Brighton, puis à Cambridge… Une odyssée.
— Il y avait plein de voyous, intervint Ewan. Jusqu’à douze ans, ma sœur et moi, on était maigrichons et on était leurs proies préférées. Je veux dire qu’on avait toutes les raisons du monde de nous défendre.
— Tu aurais pu leur flanquer deux marrons et c’est tout, coupa Gillian.
— Je t’assure qu’une jolie petite tornade dans leur jardin fonctionne bien mieux.
— Attends un peu, tu as provoqué une tornade dans le jardin d’un camarade de classe ? s’enquit Fabio avec une pointe d’envie.
Fabio avait toujours été le plus puissant des Dragoniens, et fier de l’être. Et maintenant, apparaissait ce mec qui semblait capable de le battre les yeux fermés.
— Sans problème. Toutes les roses détruites, et la palissade éparpillée sur un kilomètre carré. Du bon boulot, je t’assure, répondit Ewan en souriant.
— Oui. Et qui nous a coûté notre belle petite maison à Nottingham, remarqua Gillian.
— Les gens n’étaient pas sympas, rétorqua Ewan.
— Je vois que vous avez eu une vie… compliquée, dit le professeur. Comment êtes-vous arrivés ici ?
— On est venus ici il y a quatre ans. Moi, je suis d’Aberdeen, mais j’avais une grand-tante à Édimbourg. On était très liées. C’est la seule qui ait maintenu le contact avec moi après la naissance des jumeaux. Quand elle est morte, elle nous a laissé cette maison. Un coup de chance, car je n’avais plus de travail et on était sur la route pour la millième fois. Alors on s’est installés ici, et j’ai eu l’idée de créer un B&B. Ewan et sa sœur avaient grandi et comprenaient que leurs actes ont des conséquences, dit-elle en posant sur son fils un regard lourd de sous-entendus. À partir de ce moment-là, ils n’ont plus provoqué de catastrophes, et cela fait quatre ans pile qu’on habite ici : un record pour nous.
Elle avala une dernière gorgée de tisane, et s’appuya sur son dossier.
Le professeur et les Dragoniens échangèrent un regard, puis le professeur prit la parole.
— Gillian, je constate que vous savez déjà beaucoup de choses, et je dois vous féliciter pour l’extraordinaire lucidité dont vous avez fait preuve jusqu’à présent.
— De la lucidité ?! Il y a eu des moments où j’aurais aimé me jeter par la fenêtre ou les jeter, eux, protesta Gillian.
Ewan gloussa. Le professeur lui-même laissa échapper un petit rire.
— De toute façon, elle est restée à vos côtés, vous a protégés, vous a soutenus. Et c’est pourquoi je ne peux que la féliciter.
Gillian se contenta d’acquiescer.
— Pourtant, après toutes ces années, vous arrivez et vous me dites que mes enfants seraient…
— … des Dragoniens, oui, compléta le professeur. Je reconnais que tout ça vous semble difficile à comprendre pour l’instant, mais vous verrez que, petit à petit, Ewan se rappellera son propre passé et que tout s’éclaircira.
— Mais alors, ma sœur et moi, on est… possédés par deux dragons ? demanda le garçon.
— Ce n’est pas possible, parce que, à l’origine, les Gardiens n’étaient qu’au nombre de cinq, exactement comme les jeunes gens en qui ils ont transféré leur esprit. Vous avez ici devant vous quatre Dragoniens, alors il ne doit en manquer qu’un. Une chose est certaine : toi comme Chloe, vous avez des pouvoirs. Kuma pourrait « habiter » dans l’un d’entre vous, ou dans les deux. Il y a plusieurs possibilités.
— Mais si j’ai des pouvoirs, continua Ewan, où sont-ils passés ?
Le professeur le regarda sans comprendre.
— Que veux-tu dire ?
— Depuis la disparition de sa sœur, expliqua Gillian, il n’a plus de pouvoirs.