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3

L’hôtel était situé à la périphérie de la ville, dans un paysage de collines. Ils s’y rendirent en bus et arrivèrent assez tard. Trois portes ouvraient sur la minuscule entrée de leur suite : celle de la salle de bains et deux autres pour les chambres. La répartition se fit tout naturellement : le professeur, Karl et Fabio dans une chambre, Lidja et Sofia dans l’autre.

Ils se mirent rapidement au lit ; le voyage les avait épuisés. Lidja eut à peine le temps de marmonner un « bonne nuit » qu’elle ronflait déjà sous les couvertures. Sofia s’enveloppa dans la couette, ferma les yeux et tenta de faire le vide. Cela n’avait rien de facile.

Malgré sa fatigue, des tas de pensées la maintenaient éveillée, et l’inquiétait surtout le retour imminent de Nidhoggr. Cette histoire de fille disparue aussi. Mais ce qui la tourmentait le plus, c’était de penser qu’elle dormait de nouveau sous le même toit que Fabio.

Objectivement, cela ne changeait rien. Après tout, il se trouvait dans l’autre chambre, et elle ne pouvait ni le voir ni l’entendre. Mais il était là. Tout près. Il lui aurait suffi de se lever, de franchir les deux portes et de l’épier dans son sommeil. Elle rougit violemment et enfouit la tête dans l’oreiller.

« Mais à quoi je pense… je ferais mieux de dormir. Une journée fatigante nous attend. »

Cependant, le sommeil ne venait pas. Elle se tournait et se retournait dans son lit, s’assoupissait, puis se réveillait au bout de quelques minutes.

C’est pourquoi elle fut la seule à entendre la porte de la chambre voisine s’ouvrir et se refermer doucement.

Elle demeura immobile dans son lit, l’oreille dressée. Le silence était retombé. Elle laissa passer plusieurs minutes, les muscles tendus puis, mue par un pressentiment, se leva d’un bond.

Elle ouvrit la porte avec précaution et sortit dans le couloir. La lumière des réverbères filtrait faiblement à travers les épaisses tentures.

Elle regagna sa chambre à pas de loup. Ses pieds nus ne faisaient aucun bruit sur la moquette. Elle enfila rapidement ses chaussures, mit son blouson par-dessus son pyjama et ressortit dans le couloir. Elle monta les marches qui menaient à la grande terrasse sur le toit de l’hôtel. Le froid la prit à la gorge, mais en voyant l’infinité de lumières qui illuminaient la nuit et, surtout, la personne qui l’observait, elle décida que le moment était mal choisi pour retourner chercher un pull.

 

Édimbourg s’étendait à leurs pieds. Une myriade de lumières scintillaient dans le ciel nocturne. À l’arrière-plan, accroché à la roche, le château se dressait lugubrement dans le froid et l’obscurité. Fabio était appuyé contre le parapet, vêtu de sa veste légère trop grande pour sa maigre silhouette.

Sofia sentit une vague d’affection la submerger. Elle aurait tant aimé l’étreindre fort, pour lui arracher sa douleur, passer les doigts dans ses boucles pour disperser une à une ses terribles pensées.

Elle s’avança à pas hésitants, le vent ébouriffant ses cheveux.

— Ça va ?

Fabio l’avait vue, tandis qu’il écoutait de la musique sur son lecteur MP3. Il ne répondit pas, mais tout en continuant à contempler la ville, lui tendit un écouteur.

Sofia se l’enfonça dans l’oreille et entendit un air de guitare, accompagné par une voix de garçon qui montait parfois dans des aigus vertigineux.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Fabio.

— C’est… super triste. Mais ce n’est pas négatif. Je veux dire, moi, j’aime les choses tristes. Ça s’appelle comment ? demanda-t-elle après un bref silence.

— Unintended.

Sofia s’accouda au parapet froid, le menton sur ses mains croisées. Sur la pointe des pieds, car la rambarde était trop haute pour elle. Fabio, lui, y était confortablement appuyé. Il avait beaucoup grandi ces derniers mois et la dépassait maintenant de quinze bons centimètres.

« Moi, par contre, je suis toujours aussi petite et bien en chair. »

Pourtant, pour la première fois, elle ne s’apitoyait pas sur son sort. Elle se sentait simplement fatiguée et en colère.

— Je sais ce que tu as, dit-elle à brûle-pourpoint.

Fabio se retourna enfin.

— Si je suis venu ici, seul, c’est que j’ai une bonne raison.

— C’est à cause de ce qui est arrivé, continua-t-elle sans se laisser démonter.

Il semblait qu’elle ait touché juste.

— Sottises, répliqua-t-il.

— Tu sais, quand j’étais à l’orphelinat, je ne parlais pas beaucoup. Je gardais tout en moi. À dire vrai, je le fais toujours. Mais ce n’est pas la question.

Elle était en train de s’égarer et tenta de reprendre le fil.

— Quand Lidja est arrivée, j’ai compris une chose très importante : que si tu gardes tout en toi, tout paraît… démesuré. Tu ne fais rien d’autre que ruminer tout le temps, sans en venir à bout. Si tu en parles, en revanche, les choses deviennent… je sais pas… plus claires.

Elle se tut, et Fabio continua d’observer la ville.

— Le scénario prévoit que tu me parles à présent de tes problèmes.

— Je n’ai pas de problèmes.

— Et Ratatoskr ?

Fabio se retourna brusquement, l’air si furieux que Sofia en eut le souffle coupé.

— Il n’y a rien à dire ! C’était un ennemi, il a eu ce qu’il méritait. C’est une saleté de guerre, non ?

Mais sa voix tremblait et ses yeux débordaient d’émotion, si… tristes.

— Le fait qu’on soit en guerre ne signifie pas qu’elle doive nous plaire.

— Qu’elle nous plaise ou non, c’est notre destin.

Sofia s’approcha et posa la main sur son épaule.

— C’est peut-être notre destin, mais c’est à nous de choisir comment combattre. Toi, tu devrais le savoir mieux que quiconque.

— Pourquoi ? Parce que je ne suis pas comme vous ? Parce que je ne vis pas dans votre jolie petite maison, parce que j’ai combattu aux côtés de Ratatoskr ? Parce que j’ai fait torturer un ennemi et que j’en ai tué un autre ? Parce que, pour vous, je suis et je serai toujours celui qui a trahi ?

Sofia resserra sa prise sur son épaule.

— C’est ce que tu penses de nous ? Moi, je ne t’ai jamais vu ainsi, jamais, et tu devrais le savoir. Je n’en ai rien à faire de ce qui s’est passé ; je te comprends, même. Dans la vie, on se trompe des tas de fois. Moi, je n’arrête pas depuis que je suis née.

— Tu n’as jamais été dans le camp de l’ennemi.

— Mais j’ai fait du mal à ma meilleure amie à cause de mon étourderie, j’ai fait souffrir le prof, et puis je suis toujours indécise pendant les batailles, je ne crois pas en moi, et je ne dis jamais les choses justes au bon moment… Et je n’ai pas été capable de sauver Effi ni même de l’aimer. Mais est-ce que cela compte vraiment ? Seul celui que tu es en ce moment m’intéresse, et ce que tu as fait pour moi.

Elle avait la gorge sèche et son cœur lui martelait follement la poitrine. Elle était convaincue que ses battements résonnaient dans la ville entière et que Fabio les entendait. Il la regardait dans les yeux avec une intensité qu’elle ne lui avait jamais vue. Il l’écoutait véritablement.

— Quand j’ai livré combat contre Ratatoskr… tout d’abord, je ne pensais à rien. Je ressentais uniquement une rage terrible. Rien d’autre que mon désir de vengeance n’avait d’importance. Je n’arrivais même plus à entendre les autres ou toi. J’étais de nouveau seul, comme avant. Et quand je l’ai…

Il ne réussit pas à terminer sa phrase.

— Eh bien, je ne peux pas te dire que cela m’ait déplu. Non, cela ne m’a pas déplu du tout. Cela me semblait juste, et je l’ai fait. Et ensuite… ensuite, j’étais satisfait. Oui, satisfait.

Quelque chose de bizarre était en train de se passer. Sofia ressentait ce qu’éprouvait Fabio. Tandis qu’il parlait, elle ressentait la même désillusion au fond de son cœur. Comme s’il lui transmettait ses pensées et ses sentiments par un fil invisible.

— À ce moment-là, tout était comme avant de vous connaître, tu comprends ? Mais moi, je ne suis pas comme ça ! Tant de choses ont changé, et moi, je ne veux plus jamais être cette personne.

Il prit instinctivement ses mains entre les siennes et les serra fort, la fixant avec désespoir.

— Et la manière dont tu m’as regardé, ensuite… Je te jure que j’ai changé.

Sofia sentit ses yeux brûler, mais ravala ses larmes.

— Je le sais. Pardonne-moi ce regard, j’étais en état de choc… Je n’avais jamais cru qu’un jour on tuerait ; et ce regard n’était pas pour toi, c’était… pour tout. Pour ce qu’on a été contraint de faire, pour ce que Nidhoggr nous pousse à faire. C’était à cause de lui, ce sera toujours à cause de lui, jusqu’à ce qu’on réussisse à le vaincre. Je me suis vue en toi et j’ai eu peur : peur de ne pas réussir, quand ce sera mon tour, ou peut-être aussi peur de réussir. Je me suis rendu compte que cette guerre nous dépasse, qu’elle est plus terrible qu’on ne l’imaginait. Mais tout ça n’a rien à voir avec ce que tu es, avec ce que je pense de toi. Et la satisfaction que tu as éprouvée est une chose normale. C’était dans le feu de l’action. Mais toi, tu n’es pas comme ça, hein ? Tu le sais parfaitement.

— Non, murmura-t-il. Et j’aimerais ne pas l’avoir fait. Peut-être que j’aurais pu agir autrement.

Sofia secoua la tête.

— Je ne crois pas. Tôt ou tard, ce serait arrivé. Depuis, je n’arrête pas de penser que, pour en finir avec tout ça, je devrai tuer Nidhoggr. Je n’y avais pas songé avant, mais c’est pourtant vrai. Et même si je le déteste, si je le hais pour tout ce qu’il nous a fait, j’ignore si j’en serai capable.

Fabio la regarda tristement.

— C’est horrible, hein ?

— Quoi donc ?

— Tout ça. Être un Dragonien, cette bataille…

Sofia détourna les yeux.

— Peut-être. Mais grâce à ça, on s’est rencontrés, et ça vaut bien tout le reste.

Elle se rendit compte de ce qu’elle venait de dire et rougit.

Fabio sourit.

— Tu es mignonne quand tu rougis.

Sofia vira au pourpre et baissa la tête.

Elle fut submergée par une crainte dévastatrice et irrationnelle. Il allait se passer quelque chose, une sorte de promesse  ou de menace  planait dans l’air. Bien qu’elle attende ce moment depuis une éternité, elle était terrorisée et aurait voulu être à cent lieues de là.

— Et tu me plaisais déjà quand tu étais avec Nidhoggr. Je savais déjà que tu avais un bon fond, reprit-elle d’une seule traite.

Une seconde, il eut l’air stupéfait. Puis il sourit encore et glissa la main derrière sa nuque. Le cœur de Sofia s’accéléra. Fabio l’attira à lui brusquement, et elle eut l’impression qu’une chape de glace l’enveloppait.

« Je suis en train de rêver », se dit-elle.

Fabio l’embrassa. Le temps s’arrêta, parut se figer. Elle oublia ses pensées et s’abandonna à la douceur de l’instant : ses lèvres sur les siennes, le rythme légèrement saccadé de sa respiration. Cette terrible et merveilleuse chaleur qui se répandait en elle, comme si elle tombait au ralenti dans un gouffre. Plus rien d’autre n’existait que cette douce sensation qui submergeait son cœur.

— Sofia ! Fabio !

Fabio s’écarta d’un coup, et Sofia vacilla en avant. Elle avait la tête vide. Le monde tourbillonnait autour d’elle et ses jambes se dérobaient.

— Heureusement, je vous ai trouvés !

Pas de problème, c’était le professeur.

« Pas de problème ? Le prof. Trop drôle ! »

Sofia s’efforça de reprendre ses esprits et de se composer une expression indifférente ; mais elle n’y réussit probablement pas, car le professeur Schlafen avait l’air stupéfait.

— Que diable faisiez-vous dehors à cette heure de la nuit ? s’écria-t-il. Quand j’ai vu que vous aviez disparu, j’étais mort d’inquiétude ! Vous avez perdu la tête ou quoi ?

Il continua sur ce ton pendant deux bonnes minutes. Sofia ne l’écoutait plus. Elle se demandait si ce qui était arrivé se lisait sur son visage. Elle tentait de revenir sur terre, mais replongeait dans ce gouffre de douceur qui s’était ouvert quelques minutes auparavant, un endroit où il n’y avait pas de prof, pas de mission, ni même Édimbourg ou la nuit, juste Fabio et elle.

— C’est dangereux de rester dehors. Nida rôde peut-être dans les parages. Ce n’est pas le moment de se séparer et encore moins en pleine nuit.

— J’avais la migraine, j’avais besoin de m’éclaircir les idées. Sofia s’est inquiétée et m’a suivi, dit fermement Fabio.

Sofia admira ses talents d’improvisation.

Le professeur leur lança un regard soupçonneux.

— De toute façon, vous rentrez, maintenant.

Tous trois se dirigèrent vers l’escalier. Puis Schlafen ralentit pour se retrouver à la hauteur de Sofia.

— Tout va bien ? s’enquit-il.

Sofia devint rouge comme une pivoine.

— Oui, oui. Je suis juste un peu nerveuse à cause de la mission.

Elle pressa le pas, entra dans sa chambre, se glissa très vite sous les couvertures et ferma les yeux.

« On est sortis ensemble, waouh… on est sortis ensemble ! »

Maintenant, il lui serait vraiment impossible de dormir.

 

Le lendemain, le ciel était toujours couvert. Une chape compacte de blanc coiffait la ville, sans le moindre petit point d’azur.

Sofia flottait sur un petit nuage, malgré sa courte nuit. Le souvenir du baiser de Fabio l’avait plongée dans une douce langueur dès son réveil.

Elle descendit déjeuner en compagnie de Lidja. Le professeur et Karl étaient attablés devant une tasse de thé fumant et du gâteau au chocolat.

Elle prit deux biscuits et s’assit. Quand elle vit Fabio apparaître à la porte, elle manqua défaillir. Mais Fabio ne la regarda même pas et ne lui adressa qu’un laconique « salut ».

Sofia eut l’impression de recevoir un coup de poignard dans l’estomac. Elle ne s’attendait évidemment pas à ce qu’il l’embrasse devant tout le monde, mais pas non plus à une attitude aussi glaciale.

— Après le petit déjeuner, nous nous mettrons tout de suite au travail, annonça le professeur. On va se répartir les tâches. Pour rencontrer la mère de Chloe, Lidja et moi.

— Tu as l’intention de lui révéler la vérité ? s’enquit cette dernière.

— Pas pour l’instant. Je souhaite d’abord sonder le terrain, apprendre ce qu’elle sait. Si cela devient nécessaire, alors oui, bien sûr, je la lui dirai.

— Et nous, on fait quoi ? demanda Fabio.

Schlafen sortit de sa veste un plan froissé d’Édimbourg et y indiqua une zone verte.

— Sofia et toi, vous rendrez au cimetière de Greyfriars. C’est là, apparemment, que la jeune fille a été enlevée. Vous pourriez y glaner des indices intéressants.

Sofia sentit son cœur exploser. Elle dut serrer les mains sous la table et baisser les yeux pour ne pas se trahir et arborer un sourire jusqu’aux oreilles.

Quant à Fabio, il se contenta de retourner entre ses mains le plan de la ville.

— C’est important que ce soit toi qui y ailles, Sofia, expliqua le professeur, parce que c’est toi qui as eu la vision. Tu devrais être plus réceptive à d’éventuelles traces du passage de Nidhoggr. Karl, lui, restera à l’hôtel et continuera les recherches en ligne.

— J’essaie de voir s’il y a eu d’autres événements semblables à celui que le témoin associe à l’enlèvement de Chloe, déclara le garçon. Vous n’avez pas idée du nombre de choses intéressantes qu’on peut trouver sur le Net. Il suffit de quelques recoupements et…

— On te fait confiance, l’interrompit le professeur en souriant. Bon, alors on est tous d’accord ?

Les deux filles acquiescèrent avec conviction. Sofia remarqua l’expression agacée de Fabio, et son cœur se serra. Elle finit par se demander si le baiser de la nuit avait été réel ou si elle l’avait imaginé.

 

Au moment du départ, le professeur leur annonça que, cette fois-ci, ils ne prendraient pas l’autobus.

— J’ai pensé que ce serait peut-être plus facile de se déplacer autrement, dit-il mystérieusement.

Quelques minutes plus tard, deux véhicules noirs s’arrêtèrent devant eux ; un mélange véritablement surprenant de voitures modernes et d’automobiles d’époque. Avec une grosse calandre, des phares ronds, une ligne arrondie et sinueuse. Le professeur souriait, ravi. C’étaient les voitures idéales pour quelqu’un d’aussi délicieusement rétro que lui ; on aurait cru qu’elles sortaient d’un tunnel spatio-temporel.

— Nous, on prend ce taxi, et vous, celui-là, ajouta-t-il.

Puis il ouvrit la portière et se tourna cérémonieusement vers Lidja.

— Après toi.

Sofia le suivit du regard, en proie à des émotions contradictoires. D’un côté, elle était heureuse de rester seule avec Fabio, mais de l’autre elle avait peur.

Elle inspira longuement pour se donner du courage et monta dans le véhicule. Les sièges, en cuir, dégageaient une agréable odeur. Il y avait aussi deux strapontins ; Sofia en déplia un par curiosité et s’assit dessus.

Fabio se pencha vers le chauffeur.

— To Greyfriars Kirk, please, dit-il.

Puis il se jeta en arrière, plaça les écouteurs sur ses oreilles et mit la musique à fond. Sofia l’entendait distinctement.

Elle était déconcertée. Elle ne s’était pas imaginé un trajet romantique dans ses bras, d’accord ; quoique, si, en réalité, elle l’avait espéré. En tout cas, elle n’avait certainement pas pensé que Fabio se refermerait ainsi. Elle garda les yeux fixés sur lui durant quelques instants. Le visage collé à la vitre, il remuait légèrement la tête en rythme.

Il n’y avait aucune possibilité de parler de ce qui était arrivé. Sofia avait la bouche sèche. Elle ne cessait pas d’y penser, elle repassait la scène en boucle dans sa tête. Cette sensation de communion qu’elle avait éprouvée, la peur, puis la paix comme jamais auparavant.

Elle n’arrivait pas à y croire. Elle avait embrassé Fabio. Enfin, concrètement, c’était Fabio qui l’avait embrassée.

S’en souvenir était facile, mais là qu’allait-il se passer ? Ils sortaient ensemble ou quoi ?

Elle n’avait pas beaucoup d’expérience en ce qui concernait les rapports amoureux, mais à en juger par les films, un seul baiser pouvait signifier une foule de choses, pas forcément positives. Et Fabio qui l’ignorait, et qui le faisait exprès.

« Peut-être que je m’y suis mal prise. S’il est déjà sorti avec plein de filles… »

Elle ressassa ses pensées noires, puis finit par regarder par la fenêtre. Autant voir défiler le paysage, ou elle allait devenir folle.

Elle remarqua que l’architecture était incroyablement uniforme. Depuis qu’elle vivait avec le professeur, elle s’était habituée à Rome et aux villages des Castelli Romani : là-bas il était difficile de trouver deux maisons de la même couleur, encore moins des pâtés de maison avec des bâtiments presque identiques.

En revanche, Édimbourg était une ville extraordinairement compacte, comme si elle avait été construite par le même architecte qui avait soigneusement ordonné les édifices de chaque côté de rues rectilignes dans un souci d’élégance. Pourtant, ce n’était pas monotone, et Sofia ne se lassait pas de contempler ces bâtisses et leurs toits aux cheminées rondes. On aurait dit une ville tombée du ciel toute faite, un peu comme Dragonia. Elle n’avait pas encore eu le temps de s’y promener ; elle aimait parcourir à pied les rues d’une cité inconnue. C’était le seul moyen d’en faire véritablement partie et de l’apprécier pleinement.

Cette uniformité fut soudain interrompue. Au cœur de la ville, se dressait une colline très verte et inaccessible, dont l’herbe grasse alternait avec le noir intense de parois rocheuses à pic. À son sommet, noir lui aussi, s’élevait un château tout droit sorti d’une histoire de fantômes. Sofia l’avait déjà aperçu pendant la nuit – et s’en souvenir lui serra le cœur –, mais de près, il était encore plus impressionnant.

Le taxi s’arrêta enfin. Fabio paya la course sans enlever ses écouteurs, puis ils descendirent.

Ils se trouvaient devant une église, une construction différente de celles qu’ils avaient vues jusqu’alors. Ses murs beiges détonnaient avec l’atmosphère lugubre qui flottait en ce lieu. La façade comportait trois grands vitraux, un central et deux autres plus petits sur les côtés ; ils semblaient veiller sur le gazon soigné qui séparait l’église de la rue.

Fabio finit par enlever ses écouteurs. Il les enroula avec soin autour du lecteur MP3, le glissa dans sa poche et se dirigea tête basse vers la porte.

— Entrons, dit-il.

 

Le taxi déposa le professeur et Lidja dans un lotissement résidentiel, devant une maison de style victorien. Le porche, soutenu par des colonnes à chapiteaux menait à une porte colorée. De part et d’autre, deux fenêtres en saillie avec des rideaux. Un petit jardin bien entretenu orné de haies arrondies isolait la demeure de la rue. Sur la boîte aux lettres en fer-blanc, on lisait en caractères soignés : MACALISTER GUEST-HOUSE. Lidja s’étonna d’être devant un bed and breakfast.

— Tu es prête ? demanda le professeur.

Elle acquiesça.

La sonnette fit entendre un timbre bref et gracieux. Personne ne vint ouvrir.

— Je crois qu’on peut réessayer, suggéra Lidja après quelques secondes.

Ils sonnèrent encore, plus longuement. Et de nouveau un silence de mort. Puis, tout à coup, ils entendirent des cris, un bruit de pas précipités, et enfin, un vacarme infernal, comme si quelqu’un tombait en roulant dans l’escalier.

Lidja jeta un coup d’œil perplexe au professeur qui semblait hésitant sur la marche à suivre. La porte s’ouvrit soudain en grand, et ils restèrent bouche bée.

Ses cheveux, plus longs, lui arrivaient maintenant aux épaules, en une masse tellement emmêlée que même Sofia avait l’air bien coiffée en comparaison. Et peut-être avait-elle un peu maigri. Mais face à eux se tenait sans l’ombre d’un doute la fille de la photo du Sun. Chloe MacAlister n’avait pas du tout été enlevée.