CHAPITRE XXXIV
LE DIX AOÛT
La nuit du 9 au 10 août annonce une chaude journée. Pas un nuage au ciel, où brillent mille étoiles, pas la moindre brise ; les rues sont tout à fait calmes ; les toits scintillent sous la lumière blanche de la lune estivale.
Mais ce calme ne trompe personne. Et si les rues sont si étrangement désertes, cela ne fait que confirmer que quelque chose de singulier, d'extraordinaire, se prépare. La Révolution ne dort pas. Les chefs sont réunis dans les sections, dans les clubs, chez eux ; des messagers silencieux et suspects courent d'un arrondissement à l'autre, porteurs d'ordres ; tout en demeurant invisibles, les chefs d'état-major de l'insurrection, Danton, Robespierre et les Girondins organisent l'armée illégale, le peuple de Paris, en vue de l'attaque.
Mais au palais non plus personne ne dort. Depuis bien longtemps on s'attend à un soulèvement. On sait bien que les Marseillais ne sont pas venus pour rien à Paris, et d'après les dernières nouvelles on peut craindre l'assaut pour le lendemain matin. Les fenêtres sont ouvertes par cette étouffante nuit d'été, la reine et Mme Élisabeth prêtent l'oreille aux bruits du dehors. On n'entend rien encore. Un calme complet règne dans le parc fermé des Tuileries, on ne perçoit que les pas des gardes dans les cours, parfois un sabre cliquette ou un cheval frappe le sol de son sabot, car plus de deux mille soldats campent au palais ; les galeries sont pleines d'officiers et de gentilshommes armés.
Enfin, à une heure moins le quart du matin — tout le monde se précipite aux fenêtres — une cloche dans un faubourg sonne le tocsin, puis une deuxième, une troisième, une quatrième. Et au loin, tout au loin, on entend un roulement de tambour. Plus de doute, à présent ; l'insurrection se rassemble. Quelques heures encore, et on sera fixé. La reine, agitée, court sans cesse à la fenêtre, afin de se rendre compte si la menace se précise. Personne ne dort cette nuit-là. À quatre heures le soleil se lève sanglant dans un ciel sans nuage. Il va faire chaud.
Au château, toutes les précautions sont prises. Le régiment le plus sûr de la couronne, celui des Suisses, fort de neuf cents hommes, vient d'arriver ; ce sont des hommes durs, résolus, soumis à une discipline de fer et d'une fidélité à toute épreuve. Déjà, depuis six heures du soir, seize bataillons d'élite de la garde nationale et de la cavalerie gardent les Tuileries, les ponts-levis sont baissés, les sentinelles triplées et une douzaine de canons barrent l'entrée du palais de leurs gueules muettes et menaçantes. On a en outre envoyé des messages à deux mille nobles, mais cent cinquante gentilshommes seulement, et la plupart déjà d'un certain âge, ont répondu à cet appel. Mandat, officier courageux et énergique, s'est chargé de la discipline et est décidé à ne céder devant aucune menace. Mais les révolutionnaires l'ont appris, et à quatre heures du matin il est subitement appelé à l'Hôtel de Ville. Le roi, stupidement, le laisse partir, et quoique Mandat sache ce qui le menace et ce qui l'attend, il répond à la convocation. Il est reçu par la Commune qui s'est installée à l'Hôtel de Ville et qui n'y va pas par quatre chemins ; deux heures plus tard, il est traîtreusement assassiné et, le crâne broyé, son cadavre flotte sur la Seine. Voilà les troupes de protection privées de leur chef.
Car le roi n'est pas un chef. Ne sachant ce qu'il doit faire, le pauvre homme erre d'une pièce à l'autre dans sa robe de chambre violette, la perruque de travers, le regard vide, et il attend... La veille encore on a décidé de défendre les Tuileries jusqu'à la dernière goutte de sang, et avec une énergie pleine d'audace on les a transformées en forteresse, en camp retranché. Mais avant même que l'ennemi ne se soit montré, on se remet à hésiter, et cette hésitation vient de Louis XVI. Cet homme qui n'est pas lâche, mais qu'effare toute responsabilité, se sent malade chaque fois qu'il s'agit de prendre une décision ; comment dans ces conditions attendre du courage de soldats qui voient trembler leur chef ? Le régiment suisse, commandé par des officiers rigides, tient bon, mais des signes inquiétants commencent à se manifester chez les gardes nationaux, depuis qu'ils entendent répéter autour d'eux cette question : « Se battra-t-on ? Ne se battra-t-on pas ? »
La reine n'arrive presque plus à cacher sa colère devant l'irrésolution de son mari. Elle veut que l'on prenne une décision définitive. Ses nerfs fatigués ne peuvent plus supporter cette éternelle tension et sa fierté en a assez de ces perpétuelles menaces et de cette indigne humiliation. Elle s'est trop rendu compte, en ces deux ans, que concessions et faiblesses ne diminuent pas les exigences d'une Révolution, mais au contraire en augmentent l'arrogance. À présent la royauté se trouve sur la dernière marche de l'escalier qui conduit à l'abîme ; un pas de plus et tout est perdu, même l'honneur. Cette femme frémissante d'orgueil se rendrait volontiers auprès des gardes nationaux découragés pour leur insuffler son énergie et les rappeler à leur devoir. Inconsciemment, peut-être, le souvenir de sa mère s'est réveillé en elle : dans une heure de détresse, l'héritier du trône dans les bras, Marie-Thérèse s'était avancée vers les nobles hongrois, également indécis, et par ce geste les avait ramenés à sa cause, pleins d'enthousiasme. Mais elle sait qu'en un moment pareil une femme ne peut pas remplacer son mari, ni une reine le roi. Elle engage donc Louis XVI à passer ses troupes en revue, une dernière fois avant la bataille, et à leur adresser une allocution qui relèvera leur moral.
L'idée était bonne : l'instinct est toujours infaillible chez Marie-Antoinette. Quelques mots enflammés comme ceux que, plus tard, dans les situations dangereuses, Napoléon tirera du plus profond de son être, un geste énergique, persuasif, le serment de mourir avec ses soldats, et ces bataillons hésitants se seraient transformés en un mur d'airain. Mais voici qu'un gros homme, qui n'y voit pas à deux mètres, qui n'a rien d'un soldat, descend en trébuchant le grand escalier, et, son chapeau sous le bras, balbutie quelques paroles décousues et sans relief : « On dit qu'ils arrivent... Ma cause est celle de tous les bons citoyens... Nous allons nous battre vaillamment, n'est-ce pas ? » Le ton hésitant, la contenance embarrassée de l'homme augmentent l'incertitude plutôt qu'ils ne l'effacent. Au lieu du cri attendu de « Vive le roi », c'est tout d'abord le silence, puis le cri à double sens de « Vive la nation ! » que lancent les gardes nationaux. Et lorsque le roi se risque jusqu'à la grille, où les troupes déjà fraternisent avec le peuple, il entend des cris de révolte ouverte : « À bas le Veto ! À bas le gros cochon ! » Ses partisans et ses ministres l'entourent alors épouvantés et le reconduisent au palais : « Grand Dieu ! c'est le Roi qu'on hue ! », crie du premier étage le ministre de la Marine, cependant que Marie-Antoinette, les yeux rougis par les larmes et les veilles, se rendant compte de ce triste spectacle, se détourne, pleine d'amertume, et dit accablée à sa femme de chambre : « Tout est perdu, cette revue a fait plus de mal que de bien. » Avant que le combat ne commence, il est déjà terminé.
En ce matin de bataille décisive entre la monarchie et la république se trouve parmi la foule, aux abords des Tuileries, un jeune lieutenant, un officier corse sans emploi, Napoléon Bonaparte, qui traiterait de fou quiconque lui dirait qu'il habitera un jour ce palais et succédera à Louis XVI. De son regard perçant de soldat il mesure les chances de l'attaque et de la défense. Quelques coups de canon, une attaque vigoureuse, et cette canaille (comme il appellera plus tard à Sainte-Hélène les troupes des faubourgs) serait radicalement balayée. Si le roi avait sous la main ce petit lieutenant d'artillerie, il se maintiendrait contre tout Paris. Mais il ne s'en trouve pas un, dans le palais, qui ait son rapide coup d'œil et son énergie. « Vous ne tirerez qu'autant qu'on tirera sur vous. » Ce sont là tous les ordres qu'on donne aux soldats, demi-mesure qui est déjà une entière défaite. Il est alors près de sept heures du matin ; l'avant-garde des factieux s'avance, troupe désordonnée et mal armée, redoutable non par ses capacités guerrières mais uniquement par son indomptable volonté. Quelques-uns se rassemblent déjà devant le pont-levis. Il faut prendre une décision tout de suite. Roederer, le procureur général, se rend compte de sa responsabilité. Il a déjà conseillé au roi il y a une heure de se rendre à l'Assemblée et de se mettre sous sa protection. Mais Marie-Antoinette a bondi : « Monsieur, il y a des forces ici ; il est temps enfin de savoir qui l'emportera, du Roi et de la Constitution, ou de la faction. » Mais le roi lui-même ne trouve aucune parole énergique. La respiration pénible, l'air hagard, il est assis dans son fauteuil et attend il ne sait quoi ; il voudrait atermoyer, surtout ne pas encore se décider. Roederer revient, ceint de son écharpe, qui lui ouvre toutes les portes, quelques conseillers municipaux l'accompagnent. « Sire, dit-il énergiquement à Louis XVI, Votre Majesté n'a pas cinq minutes à perdre ; il n'y a de sûreté pour elle que dans l'Assemblée nationale. — Mais je n'ai pas vu grand monde au Carrousel », répond craintivement Louis XVI, qui ne cherche qu'à gagner du temps. « Sire, il y a douze pièces de canon et il arrive un monde énorme des faubourgs. »
Un conseiller municipal — marchand de dentelles dont la reine autrefois a été une des bonnes clientes — appuie Roederer. Mais Marie-Antoinette l'arrête d'un : « Taisez-vous, Monsieur, laissez parler le procureur général » (la colère la prend chaque fois que quelqu'un qu'elle n'estime pas veut la sauver). Puis elle dit à Roederer : « Mais, Monsieur, nous avons des forces. — Madame, tout Paris marche, l'action est inutile, la résistance impossible. »
Marie-Antoinette ne peut plus réprimer son émotion, le sang lui monte au visage, il faut qu'elle se domine pour ne pas éclater devant des hommes si peu virils. Mais la responsabilité est écrasante et une femme n'a pas d'ordre à donner quand le roi est là. Elle attend donc la décision de l'éternel indécis. Il lève enfin sa lourde tête, regarde Roederer pendant quelques secondes, puis il soupire et dit, heureux de s'être décidé : « Allons ! »
Il passe devant la haie des gentilshommes qui le regardent sans estime, à côté des soldats suisses à qui l'on oublie de dire s'ils doivent se battre ou non, fend la foule toujours plus dense qui l'injurie ainsi que sa femme et ses derniers fidèles, et quitte sans avoir lutté, sans avoir esquissé la moindre tentative de résistance, le palais qu'ont construit ses aïeux et où jamais plus il ne mettra les pieds. On traverse le jardin, le roi et Roederer marchent devant, la reine les suit au bras du ministre de la Marine et tient son petit garçon par la main. Ils se rendent hâtivement et sans dignité au manège couvert, où autrefois la cour assistait, gaie et insouciante, à des cavalcades, et où maintenant le roi vient chercher craintivement asile auprès de l'Assemblée nationale.
Les souverains ont franchi environ deux cents pas. Mais ces deux cents pas marquent la chute irrémédiable de Louis XVI et de Marie-Antoinette. La royauté a pris fin.
L'Assemblée voit avec des sentiments très mêlés le maître d'hier, à qui elle est toujours liée par le serment et par l'honneur, lui demander l'hospitalité. Dans la générosité du premier moment Vergniaud, le président, déclare :
Vous pouvez compter, Sire, sur la fermeté de l'Assemblée nationale. Ses membres ont juré de mourir en défendant les droits du peuple et les autorités constituées.
C'est là une grande promesse, car le roi est toujours, conformément à la Constitution, une des deux autorités légales établies et l'Assemblée nationale fait, en pleine anarchie, comme si l'ordre légal régnait encore. Elle se réfère strictement à l'article de la Constitution qui interdit la présence du roi pendant les délibérations de l'Assemblée. Et comme on veut continuer à délibérer, on lui donne pour asile la loge qu'occupent habituellement les logographes. C'est une pièce si basse qu'on ne peut pas s'y tenir debout, sur le devant se trouvent quelques chaises et dans le fond un banc de paille : une grille de fer la sépare de la salle des délibérations proprement dite. Avec l'assistance des députés, on se hâte d'enlever cette grille au moyen de limes et de marteaux, car on redoute toujours une tentative d'enlèvement de la famille royale par le peuple ; si la chose arrivait les débats seraient interrompus et les députés placeraient le roi et les siens au milieu d'eux. C'est dans cette cage, où il fait une chaleur étouffante en ces journées d'août, que Louis XVI et Marie-Antoinette devront passer dix-huit heures avec leurs enfants, exposés aux regards compatissants, curieux ou malveillants de l'Assemblée. Mais ce qui rend leur humiliation encore plus cruelle, c'est la complète indifférence de l'Assemblée qui semble les ignorer durant ces dix-huit heures de débat. Ils ne comptent pas plus que les huissiers ou les spectateurs des tribunes ; aucun député ne se lève pour les saluer, personne ne songe à leur rendre le séjour dans ce réduit plus supportable. Il ne leur est permis que d'écouter et de se rendre compte qu'on parle comme s'ils n'existaient pas : image macabre qui fait penser à quelqu'un qui, par une fenêtre, assisterait à son propre enterrement.
Soudain un frémissement parcourt l'Assemblée. Quelques députés bondissent de leurs sièges et prêtent l'oreille ; par la porte ouverte on entend des coups de fusil partir des Tuileries ; un bruit sourd, à présent, fait vibrer les fenêtres : c'est le canon. En entrant dans le palais, les insurgés se sont heurtés à la garde suisse. Dans la pitoyable précipitation du départ, le roi a oublié de donner des indications ou, comme d'habitude, il n'a pas eu l'énergie de se prononcer catégoriquement. Fidèles au premier ordre, qui n'a pas été révoqué, de rester sur la défensive, les gardes suisses défendent la « cage » vide de la royauté et, sur le commandement de leurs officiers, exécutent quelques feux de salve. Déjà ils ont fait évacuer la cour, se sont emparés des canons qu'avaient amenés les factieux prouvant ainsi qu'un roi énergique eût pu se défendre honorablement au milieu de ses troupes. Alors seulement ce souverain sans tête — bientôt il la perdra réellement — se rappelle son devoir, qui est de ne pas exiger des autres le courage et le sacrifice de leur vie là où lui-même a manqué d'énergie, et il envoie aux Suisses l'ordre d'abandonner la défense du palais. Mais — parole éternellement fatale en ce qui le concerne — trop tard ! Son indécision et sa négligence ont déjà coûté la vie à plus de mille hommes. Aussitôt la foule exaspérée envahit le château sans défense. La lanterne sanglante de la Révolution luit de nouveau : des têtes de royalistes tournoient au bout de piques, à onze heures du matin seulement la boucherie est terminée. Il ne tombe plus de têtes ce jour-là, mais une couronne roule à terre.
Serrée dans la loge où elle étouffe, la famille royale est obligée d'assister, sans avoir le droit de rien dire, à tout ce qui se passe dans cette Assemblée. Elle voit tout d'abord ses fidèles Suisses, noirs de poudre, ruisselants de sang, se précipiter dans la salle, pourchassés par les insurgés victorieux qui cherchent à les arracher à la protection des députés. Puis les objets dérobés au palais sont déposés sur le bureau du président : argenterie, bijoux, lettres, cassettes et assignats. Marie-Antoinette est obligée d'entendre l'éloge des chefs de l'insurrection, sans pouvoir protester. Elle est condamnée à écouter, muette et impuissante, les délégués des différentes sections qui viennent devant l'Assemblée exiger avec véhémence la destitution du roi, elle s'aperçoit que les faits les plus évidents sont faussés dans les rapports : on prétend que c'est le palais qui a donné l'ordre de sonner le tocsin, que c'est lui qui a attaqué la nation, et non la nation le palais. Elle constate à son tour un fait éternel : dès que les politiciens sentent tourner le vent, ils deviennent lâches. Ce même Vergniaud qui, il y a deux heures encore, promettait, au nom de l'Assemblée, de mourir plutôt que de laisser toucher aux droits des autorités constituées, s'empresse maintenant de capituler et présente une motion réclamant la suppression immédiate du veto et le transfert de la famille royale au palais du Luxembourg « sous la protection des citoyens et de la loi », c'est-à-dire son emprisonnement. Afin d'atténuer la chose aux yeux des députés royalistes, on propose, pour la forme, la nomination d'un gouverneur pour le dauphin, mais en réalité personne ne se soucie plus de la couronne ni du roi. On lui enlève son veto, sa seule prérogative, et les lois qu'il a rejetées, l'Assemblée nationale les promulgue aussitôt ; pas un regard ne demande l'acquiescement du pauvre diable qui est là, tout en nage, affalé sur sa chaise, et qui préfère peut-être, en son for intérieur, qu'on ne lui demande pas son avis. Louis XVI n'aura plus dorénavant de décisions à prendre, on décidera pour lui.
Il y a quatorze heures que dure la séance. Les cinq personnes entassées dans l'étroite loge n'ont pas dormi pendant cette nuit effroyable, et elles ont vécu toute une éternité. Les enfants épuisés, qui ne comprennent rien à tout cela, se sont assoupis. La sueur coule sur le front du roi et de la reine. À plusieurs reprises Marie-Antoinette a fait mouiller son mouchoir pour se rafraîchir le visage, une ou deux fois elle a bu un verre d'eau glacée que lui a passé une main charitable. Les yeux brûlants, exténuée et terriblement éveillée en même temps, elle regarde fixement cette salle surchauffée où depuis des heures il est question de leur sort. Elle ne touche à aucune nourriture, contrairement à Louis XVI qui, sans se soucier du monde, réclame plusieurs fois à manger et fait fonctionner lentement ses lourdes mâchoires avec autant de satisfaction qu'à sa table de Versailles où il était servi dans de la vaisselle d'argent. Même en face du plus grand danger l'appétit et le sommeil ne quittent point ce corps si peu royal ; ses paupières pesantes se ferment peu à peu, et au cœur de la lutte qui lui coûte sa couronne, Louis XVI fait un petit somme d'une heure. Marie-Antoinette s'est éloignée de lui et reculée dans l'ombre. En des moments pareils, elle a toujours honte de la faiblesse indigne de son mari, plus préoccupé de son estomac que de son honneur, et qui, même au milieu des pires humiliations, peut se gaver de nourriture et dormir. Pour ne pas trahir son amertume elle se détourne de lui ; elle se détourne aussi de l'Assemblée, et volontiers elle se boucherait les oreilles avec les poings. Elle est seule à se rendre compte de tout ce que cette journée a d'avilissant pour eux, et dans sa gorge contractée elle sent comme un goût de fiel, annonciateur de ce qui va venir ; mais toujours grande aux heures où elle se sent provoquée, pas un instant elle ne perd contenance ; ils ne lui verront pas une larme, ces rebelles, ils ne l'entendront pas pousser un soupir. Et elle s'enfonce toujours plus dans l'obscurité de la loge.
Enfin, après avoir passé dix-huit heures dans cette cage brûlante, le roi et la reine sont autorisés à se rendre à l'ancien couvent des Feuillants où, dans une des cellules vides et abandonnées, on leur dresse un lit en toute hâte. Des femmes qu'elle ne connaît point prêtent à la reine de France une chemise et un peu de linge, et comme dans l'émeute elle a oublié ou perdu son argent, elle emprunte quelques pièces d'or à une de ses servantes. Maintenant qu'elle est seule, Marie-Antoinette prend enfin quelque nourriture. Mais dehors le calme n'est pas revenu. La ville est en effervescence et des bandes bruyantes passent sans cesse sous les fenêtres grillagées du couvent, cependant que du côté des Tuileries on entend un roulement sourd de voitures : ce sont les charrettes qui emportent les cadavres de mille tués. On a attendu la nuit pour exécuter cet affreux travail, mais le cadavre de la royauté on s'en débarrassera en plein jour.
Le lendemain et le surlendemain la famille royale est encore forcée d'assister, dans cet horrible réduit, aux débats de l'Assemblée nationale ; le roi et la reine peuvent voir leur pouvoir fondre d'heure en heure dans cette ardente fournaise. Hier on parlait encore du roi, aujourd'hui Danton parle déjà des « oppresseurs du peuple » et Cloots des « individus appelés roi ». Hier, on choisissait encore le palais du Luxembourg comme « résidence » de la cour, et on proposait de nommer un gouverneur au dauphin, aujourd'hui la formule est déjà plus grave : on veut mettre le roi « sous la sauvegarde de la nation », c'est-à-dire l'emprisonner, mais l'expression est plus élégante ; et bientôt la Commune, qui s'est constituée dans la nuit du 10 août, n'admet plus le Luxembourg ou le ministère de la Justice comme future résidence ; elle en dit clairement la raison : il serait trop facile de s'échapper de ces deux bâtiments. Il n'y a qu'au Temple qu'elle puisse répondre de la sécurité des « détenus » — l'idée de l'emprisonnement se dégage de plus en plus nettement. L'Assemblée nationale, ravie dans le fond de se décharger, laisse à la Commune le soin de s'occuper du roi. Celle-ci promet de conduire la famille royale au Temple « avec tout le respect dû au malheur ». Voilà l'affaire expédiée, et toute la journée, jusqu'à deux heures du matin, le moulin à paroles continue à tourner, mais il n'y a pas un mot en faveur des malheureux qui sont là, courbés dans l'obscurité de la loge comme dans l'ombre du destin.
Enfin, le 13 août, le Temple est prêt. Un chemin immense a été parcouru en ces trois jours. Pour aller de la royauté absolue à l'Assemblée nationale il a fallu des siècles, de l'Assemblée nationale à la Constitution deux ans, de la Constitution à l'assaut des Tuileries quelques mois et de l'assaut des Tuileries à la captivité trois jours seulement. Il ne faudra plus maintenant que quelques mois pour aller jusqu'à l'échafaud et une simple secousse suffira pour la descente au tombeau.
Le 13 août, à six heures du soir, la famille royale est amenée au Temple sous la conduite de Pétion — à six heures du soir avant la tombée du crépuscule, car on veut que le peuple vainqueur puisse contempler son ancien maître et surtout l'orgueilleuse reine sur le chemin de leur prison. Pendant deux heures la voiture traverse avec une lenteur intentionnelle la moitié de la ville ; on fait exprès un détour par la place Vendôme pour que Louis XVI puisse voir la statue de son aïeul Louis XIV brisée et arrachée de son socle sur l'ordre de l'Assemblée nationale, et sache bien ainsi que ce n'est pas seulement son règne qui est terminé, mais celui de toute sa race.
Et le jour même où l'ancien maître de la France quitte le palais de ses ancêtres pour une prison, le nouveau maître de Paris change également de résidence. Dans la nuit du 13 août la guillotine est amenée de la cour de la Conciergerie sur la place du Carrousel où elle va se dresser, menaçante. La France doit savoir que dorénavant ce n'est plus Louis XVI qui commande, mais la Terreur.
CHAPITRE XXXV
LE TEMPLE
Il fait déjà nuit quand la famille royale arrive au Temple.
D'innombrables lampions — n'est-ce pas une fête populaire ? — illuminent les fenêtres du bâtiment principal. Marie-Antoinette connaît ce petit palais. C'est là qu'habitait, au cours des années heureuses et frivoles, le comte d'Artois, son danseur et compagnon de plaisir. C'est là qu'il y a quatorze ans, enveloppée de précieuses fourrures, elle est venue un jour d'hiver, en traîneau richement décoré et dans un tintement de grelots, dîner en hâte chez son beau-frère. Aujourd'hui des maîtres de maison moins aimables, les maîtres de la Commune, l'ont invitée à y séjourner de façon permanente ; les huissiers ont été remplacés par des gardes nationaux et des gendarmes vigilants. La grande salle, dans laquelle on sert à dîner aux prisonniers, nous la connaissons par un tableau célèbre : Un thé chez le prince de Conti. Le petit garçon et la petite fille qui y donnent un concert à une illustre société ne sont autres que le jeune Mozart, âgé de huit ans, et sa sœur : de la musique et de la gaieté ont retenti dans ces pièces, de nobles seigneurs, savourant voluptueusement la joie de vivre, ont habité les derniers cette maison.
Ce n'est pas, cependant, cet élégant palais, dans les boiseries dorées duquel vibre peut-être encore légèrement la musique ailée et argentine de Mozart, qui est destiné au séjour de Marie-Antoinette et de Louis XVI, mais les deux vieilles tours rondes aux toits pointus qui se dressent à côté. Construites au Moyen Age par les Templiers pour servir de forteresse, ces bâtisses de pierres sombres et grises éveillent un sentiment lugubre. Avec leurs lourdes portes bardées de fer, leurs fenêtres basses, leurs cours obscures elles évoquent les ballades oubliées d'autrefois, les tribunaux secrets, l'Inquisition, les antres de sorcières et les chambres de tortures. Les Parisiens ne jettent qu'un regard furtif et mêlé de crainte sur ces vestiges d'une époque violente, d'autant plus mystérieux qu'ils sont restés inutilisés au milieu d'un quartier animé de petits-bourgeois : symbole terriblement éloquent que l'emprisonnement dans ces vieux murs, qui ne servent à rien, de la royauté déchue et devenue elle aussi inutile.
Durant les semaines qui suivent des mesures sont prises pour augmenter la sûreté de cette vaste prison. On démolit une série de petites maisons encerclant les tours, on abat tous les arbres de la cour pour faciliter partout la surveillance, on sépare, en outre, les deux cours nues, cernant les tours, des autres bâtiments par un mur de pierre, de sorte qu'il faut tout d'abord franchir trois remparts avant d'atteindre la véritable citadelle. On dresse des guérites à toutes les sorties, on construit des guichets aux portes intérieures donnant sur les couloirs de chaque étage afin d'obliger tous ceux qui entrent et sortent à se soumettre à la surveillance de sept ou huit gardiens. Le conseil municipal, qui répond des prisonniers, désigne tous les jours par tirage au sort quatre commissaires chargés de surveiller jour et nuit toutes les pièces et de ramasser chaque soir les clefs de toutes les portes. Personne, hormis eux et les conseillers municipaux, n'a le droit de pénétrer dans le Temple sans une permission spéciale de la municipalité : aucun Fersen, aucun ami complaisant ne peut plus approcher de la famille royale, la possibilité de passer des lettres et de se concerter avec le dehors est une chose sur laquelle il ne faut plus compter du tout — ou du moins il le semble.
Une autre mesure de précaution frappe plus durement encore la famille royale. Dans la nuit du 19 août deux fonctionnaires de la Commune arrivent avec l'ordre d'emmener toutes les personnes ne faisant pas partie de la famille royale. La reine souffre particulièrement de devoir se séparer de Mme de Lamballe, qui, déjà en sûreté, était revenue de Londres de son plein gré pour lui prouver son attachement à l'heure du danger. Toutes deux pressentent qu'elles ne se reverront plus ; c'est sans doute au cours de cet adieu, auquel n'assistait aucun témoin, que Marie-Antoinette a donné à son amie, comme dernier gage d'amitié, cette mèche pâle enchâssée dans une bague portant l'inscription tragique : « Blanchis par le malheur », et trouvée plus tard auprès du corps déchiqueté de la princesse. Mme de Tourzel et sa fille sont également emmenées et transférées à la Force, de même que la suite du roi (on ne lui laisse qu'un valet de chambre pour son service personnel). Et voilà détruit le dernier simulacre de cour ; la famille royale — Louis XVI, Marie-Antoinette, leurs deux enfants et Madame Élisabeth — est maintenant seule avec elle-même.
La crainte d'un événement est presque toujours plus insupportable que l'événement lui-même. Si humiliante que soit la captivité du roi et de la reine, elle leur offre en attendant une certaine sécurité. Les murs épais qui les entourent, les cours hermétiquement closes, les sentinelles avec leurs fusils toujours chargés, empêchent, certes, toute tentative d'évasion, mais en même temps les protègent contre toute agression. La famille royale n'a plus besoin, comme aux Tuileries, de tendre sans cesse l'oreille pour savoir si le tocsin et le tambour d'alarme n'annoncent pas une attaque ; dans leur tour solitaire tout se passe aujourd'hui comme hier, c'est toujours le même isolement calme et sûr, le même éloignement de toutes les agitations du monde. La Commune fait d'abord tout son possible pour assurer le bien-être physique des prisonniers royaux : impitoyable dans la lutte, la Révolution au fond n'est cependant pas inhumaine. Après chaque avance énergique elle s'arrête un instant, sans se douter que justement ces moments de répit, ces détentes apparentes, rendent la défaite encore plus sensible aux vaincus. Les premiers jours qui suivent le transfert au Temple, on fait tout ce qu'on peut pour que la vie des détenues ne soit pas trop pénible. On tapisse et on meuble la grande tour, on aménage un étage entier comprenant quatre pièces pour le roi et quatre pièces pour la reine, Mme Élisabeth et les enfants. Les prisonniers peuvent, quand ils le désirent, quitter la lugubre tour sentant le moisi et se promener au jardin. Mais avant tout la Commune s'efforce de leur procurer une bonne et abondante cher, ce qui, pour le roi, est la chose essentielle. Il n'y a pas moins de treize personnes préposées à sa table, on sert tous les jours à midi au moins trois potages, quatre entrées, deux rôtis, quatre plats légers, des compotes, des fruits, du vin de Malvoisie, du bordeaux, du Champagne, de sorte qu'en trois mois et demi les dépenses de la cuisine s'élèvent à trente-cinq mille livres. La famille royale est en outre largement pourvue de linge, de vêtements, de tout ce dont elle a besoin pour son intérieur, tant qu'on ne considère pas Louis XVI comme un criminel. On lui donne, sur sa demande, une bibliothèque de deux cent cinquante-sept volumes — des classiques latins pour la plupart — afin de l'aider à passer le temps. Durant cette première et très courte période, la captivité de la famille royale n'a absolument pas le caractère d'un châtiment, et, abstraction faite de la souffrance morale, le roi et la reine pourraient mener une vie calme et presque paisible. Le matin Marie-Antoinette fait venir ses enfants et les instruit ou joue avec eux, à midi on prend le repas en commun, ensuite on joue une partie de trictrac ou d'échecs. Pendant que le roi promène le dauphin au jardin et qu'ils essaient des cerfs-volants, la reine, trop fière pour se promener surveillée par des gardes, se livre volontiers à des travaux d'aiguille dans sa chambre. Le soir elle couche elle-même ses enfants, puis on cause, on joue aux cartes ; quelquefois elle essaie de se mettre au clavecin comme jadis ou de chanter un peu, mais, éloignée du monde, de ses amies, il lui manque cette légèreté du cœur, à jamais perdue. Elle parle peu et préfère être seule ou avec ses enfants. Elle n'a pas pour se consoler cette grande piété qui permet à Louis XVI et à sa sœur, souvent en prière et strictement pratiquant, d'être patients et résignés. Sa volonté de vivre n'est pas aussi facile à briser que celle de ces deux natures placides ; son esprit, même entre ces murs, est toujours tourné vers le monde ; son âme, habituée au triomphe, se refuse à renoncer, l'espoir ne l'a pas quittée. Elle est seule, même en prison, à ne pas s'avouer vaincue ; les autres sentent à peine leur captivité, et n'étaient la surveillance et l'éternelle peur du lendemain, le petit-bourgeois Louis XVI et la religieuse Madame Élisabeth verraient réalisé l'idéal auquel ils aspirent inconsciemment depuis des années : vivre sans responsabilités et dans une passivité complète.
Mais les gardes sont là. Sans cesse il est rappelé aux captifs qu'un pouvoir nouveau régit leur destinée. Dans la salle à manger, la Commune a accroché, imprimé sur grand format, le texte de la « Déclaration des droits de l'homme » avec cette date, pénible pour le roi : « An premier de la République. » Sur les plaques de laiton de son poêle il lit : « Liberté, égalité, fraternité. » À l'heure du repas surgit un commissaire ou le commandant de la tour. Leur pain est coupé par une main étrangère et examiné au cas où il contiendrait un message secret, aucun journal n'entre au Temple, toutes les personnes qui pénètrent dans la tour ou la quittent sont soigneusement fouillées par les gardiens, toujours à la recherche de papiers cachés, et, en outre, les portes de leurs appartements sont fermées de l'extérieur. Le roi et la reine ne font pas un mouvement sans que se profile aussitôt derrière eux, le fusil chargé sur l'épaule, la silhouette d'un garde, ils n'ont pas de conversation sans témoins, ils ne lisent aucun imprimé qui n'ait passé par la censure. Ils ne connaissent le bonheur et la grâce d'être seuls que lorsqu'ils se retirent dans leurs chambres à coucher.
Cette surveillance était-elle intentionnellement tracassière ? Les gardiens des prisonniers royaux étaient-ils réellement les tortionnaires sadiques dont parlent les écrits royalistes ? A-t-on vraiment humilié sans cesse et inutilement Marie-Antoinette et les siens, et a-t-on choisi dans ce but des sans-culottes particulièrement grossiers ? Les comptes rendus de la Commune le démentent, mais eux aussi sont partiaux. La plus grande circonspection est de rigueur avant de se prononcer équitablement sur cette question importante : oui ou non la Révolution a-t-elle humilié et maltraité consciemment le roi vaincu ? Car l'idée de Révolution est très large et comporte toute une gamme de nuances, allant du plus haut idéalisme à la véritable brutalité, de la grandeur à la cruauté, du spiritualisme le plus subtil à la violence la plus grossière ; elle change et se transforme, parce qu'elle tient toujours sa couleur des hommes et des circonstances. Dans la Révolution française, comme dans toute autre, deux types se dessinent nettement : les révolutionnaires que guide l'idéalisme, et ceux qui sont conduits par le ressentiment ; les uns, mieux partagés que la masse, veulent l'élever jusqu'à eux, lui faire atteindre leur niveau, leur culture, leurs formes de vie, augmenter sa liberté. Les autres, qui furent eux-mêmes longtemps malheureux, cherchent à se venger sur ceux qui furent plus heureux qu'eux et veulent imposer leur puissance aux maîtres d'hier. Un état d'esprit identique se rencontre aujourd'hui, parce qu'il est fondé sur la dualité de la nature humaine. Dans la Révolution française, l'idéalisme eut d'abord le dessus : l'Assemblée nationale, composée de nobles, de bourgeois et des notables du pays, voulut aider le peuple, libérer les masses, mais la masse libérée et déchaînée se tourna bientôt contre ses libérateurs ; dans la seconde phase, les éléments extrémistes, les révolutionnaires par rancune, prennent le dessus et pour ceux-ci le pouvoir est une chose trop nouvelle pour qu'ils puissent résister au plaisir d'en jouir pleinement. Des personnages à l'intelligence étroite, sortis enfin d'une situation pénible, s'emparent du gouvernail, et leur ambition est de rabaisser la Révolution à leur propre mesure, à leur propre médiocrité. Hébert, à qui est confiée la garde de la famille royale, est justement un des représentants les plus typiques et les plus antipathiques de ces révolutionnaires par rancune. Les plus nobles parmi les esprits de la Révolution, Robespierre, Camille Desmoulins, Saint-Just, se sont immédiatement rendu compte de ce qu'était cet écrivailleur malpropre, ce braillard enragé : un abcès de la Révolution, et Robespierre — trop tard il est vrai — l'extirpera au fer rouge. D'un passé louche, accusé ouvertement d'avoir volé la caisse d'un théâtre, sans place et sans scrupules, il saute dans la Révolution comme un gibier traqué dans un fleuve, et le courant le porte parce que, dit Saint-Just, il « varie, selon l'esprit et le danger, ses couleurs, comme un reptile qui rampe au soleil » ; plus la République se tache de sang, plus sa plume devient rouge dans son Père Duchêne, la feuille la plus ignoble de la Révolution. Sur le ton le plus vulgaire — « comme si la Seine était un égout de Paris », dit Camille Desmoulins — il y flatte les instincts les plus répugnants des plus basses classes et enlève par là à la Révolution toute considération à l'étranger ; il doit à cette basse popularité, outre d'abondants revenus, son siège au conseil municipal et une puissance toujours plus grande : c'est entre ses mains, malheureusement, qu'est remis le sort de Marie-Antoinette.
Un pareil homme, institué maître et gardien de la famille royale, jouit évidemment, avec toute la satisfaction d'une petite âme, de la possibilité d'humilier et de traiter de haut une archiduchesse d'Autriche, une reine de France. D'une politesse intentionnellement réservée dans ses rapports personnels avec la famille royale et toujours soucieux de prouver qu'il est bien l'authentique représentant de la justice nouvelle, Hébert décharge sa colère devant cette reine qui décline toute conversation avec lui en recourant aux injures les plus grossières dans son Père Duchêne ; c'est lui qui demande sans cesse « le saut de la carpe en avant » et le « rasoir national » pour « l'ivrogne et sa grue » — que le substitut Hébert vient d'ailleurs visiter toutes les semaines avec courtoisie. Sans doute ses paroles dépassent-elles ses sentiments, mais c'est humilier inutilement les vaincus que de nommer chef de leur prison le plus mesquin justement, le moins sincère des patriotes. Car il est évident que la peur inspirée par Hébert agit sur les sentinelles et les gardiens. Ils sont forcés, sous peine de paraître suspects, de se comporter avec plus de rudesse qu'ils ne le voudraient réellement ; mais d'autre part les cris de haine du journaliste servent les prisonniers de façon surprenante. Car si ces braves et candides artisans et petits-bourgeois qu'Hébert prépose à leur surveillance ont toujours entendu parler par le Père Duchêne du tyran sanguinaire et de l'Autrichienne prostituée et dépensière, qu'aperçoivent-ils maintenant ? Un gros homme sans malice, qui se promène en tenant son petit garçon par la main et mesure avec lui le nombre de pouces et de pieds carrés de la cour ; ils le voient manger copieusement et de très bon appétit, dormir ou se pencher sur ses livres. Ils ne tardent pas à reconnaître que ce brave père.de famille apathique ne ferait pas de mal à une mouche ; vraiment il serait difficile de détester pareil tyran, et si Hébert ne veillait pas si sévèrement, les soldats de garde lieraient sans doute conversation avec cet homme, bon enfant, comme avec un camarade du peuple, et ils échangeraient des plaisanteries ou joueraient aux cartes avec lui. La reine, naturellement, est plus distante. Marie-Antoinette n'adresse pas une seule fois à table la parole aux inspecteurs, et quand on vient s'informer si elle a un désir quelconque à exprimer ou des plaintes à formuler, elle répond toujours négativement. Mais c'est justement cette noblesse dans le malheur qui émeut ces gens simples, et, comme toujours, une femme dont la souffrance est visible éveille la compassion. À la longue les gardiens, qui partagent en somme la captivité de leurs prisonniers, sont pris d'une certaine sympathie pour la reine et la famille royale, et cela seul explique la possibilité des diverses tentatives d'évasion ; si donc les soldats, comme il est dit dans les Mémoires royalistes, affichent des allures rudes et des sentiments particulièrement républicains, s'ils lâchent de temps en temps un juron, s'ils chantent et sifflent plus fort qu'il ne conviendrait, ce n'est bien souvent que pour dissimuler leur pitié. Mieux que les idéologues de la Convention, le menu peuple a compris qu'il convient de respecter le vaincu dans son malheur, et la reine a certes enduré au Temple moins de haines et moins de vilenies des soldats, soi-disant grossiers, que dans les salons de Versailles.
Cependant le temps ne s'arrête pas, et si dans ce quadrilatère entouré de murs on ne s'en aperçoit pas, il vole, au-dehors, avec des ailes géantes. De mauvaises nouvelles arrivent des frontières, les Prussiens et les Autrichiens se sont enfin mis en marche et au premier choc ils ont bousculé les troupes révolutionnaires. En Vendée les paysans se sont révoltés, la guerre civile commence, le gouvernement anglais a rappelé son ambassadeur ; La Fayette quitte l'armée, dégoûté de l'extrémisme d'une Révolution qu'il a lui-même provoquée ; les vivres deviennent rares, le peuple s'agite. Comme après toutes les défaites le plus dangereux des vocables, le mot de trahison, surgit de partout, mille voix le propagent, et il jette le trouble dans toute la capitale. En cette heure tragique, Danton, l'homme le plus énergique et le moins scrupuleux de la Révolution, empoigne le drapeau sanglant de la Terreur et approuve la décision secrète de faire massacrer pendant les journées de septembre tous les suspects qui sont dans les prisons. Parmi ce millier de victimes se trouve l'amie de la reine, la princesse de Lamballe.
Au Temple, la famille royale ignore ces événements effroyables, car elle vit séparée du monde des vivants et de la parole imprimée. Elle n'entend que le tocsin qui se met soudain à sonner, et Marie-Antoinette connaît cet oiseau de bronze de mauvais augure. Elle sait que quand son vol sonore retentit au-dessus de la ville, c'est l'annonce d'un sinistre ou l'approche d'un malheur. Les captifs troublés chuchotent. Le duc de Brunswick serait-il déjà aux portes de Paris avec ses troupes ? Une contre-révolution aurait-elle éclaté ?
Mais en bas, à la porte fermée du Temple, les hommes de garde et les municipaux discutent, en proie à une extrême agitation : eux en savent plus long. Des messagers accourus en hâte viennent de leur annoncer que des faubourgs s'avance une foule immense, portant sur une pique la tête livide, cheveux au vent, de la princesse de Lamballe et traînant son corps nu, mutilé et déchiqueté ; il est certain que cette bande de cannibales, ivres de sang et de vin, veut s'offrir à présent la joie de montrer à Marie-Antoinette la tête blafarde de son amie ainsi que le corps nu et profané de la malheureuse sur lequel — ils en sont tous convaincus — la reine s'est si longtemps livrée à ses penchants saphiques. Désespérée la garde envoie chercher du secours auprès de la Commune, car elle ne peut résister seule à ces masses en furie ; mais le fourbe Pétion reste invisible, comme toujours quand il y a du danger ; il n'arrive aucun renfort et déjà la foule déchaînée hurle devant l'entrée principale avec son horrible trophée. Pour ne pas la rendre plus furieuse encore et pour éviter un assaut, qui, sans aucun doute, serait fatal à la famille royale, le commandant cherche à complaire à la populace ; il laisse tout d'abord entrer le cortège bachique dans la cour extérieure du Temple, et, tel un torrent boueux, la foule se précipite dans l'enceinte.
Deux des cannibales traînent le corps nu par les jambes, un autre brandit dans son poing des viscères sanglants, un quatrième porte au bout d'une pique la tête d'une pâleur verdâtre. Ils annoncent qu'ils veulent monter dans la tour avec ces trophées pour obliger la reine à embrasser la tête de sa grue. La force ne peut rien contre ces énergumènes ; un des commissaires essaie donc de recourir à la ruse. Ceint de son écharpe officielle, il réclame le silence et harangue la foule. Pour la flatter, il commence par la féliciter de sa prouesse et lui conseille ensuite de promener la tête à travers tout Paris, afin que le peuple entier puisse admirer « ce trophée », « monument éternel de la victoire ». La flatterie prend, heureusement, et au milieu de cris sauvages la foule s'ébranle et se rend au Palais-Royal en continuant à traîner derrière elle le cadavre déchiqueté de la malheureuse.
Entre-temps les captifs s'impatientent. Ils entendent les cris confus d'une foule furieuse sans comprendre ce qu'elle veut et ce qu'elle demande. Mais ils connaissent ces sombres clameurs depuis l'assaut de Versailles et des Tuileries, et ils remarquent l'agitation et la pâleur des soldats qui courent à leur poste parer au danger. Inquiet, le roi se renseigne auprès d'un garde national : « Eh bien ! Monsieur, répond vivement celui-ci, puisque vous voulez le savoir c'est la tête de Mme de Lamballe qu'on veut vous montrer. Je vous conseille de paraître si vous ne voulez pas que le peuple monte ici. » À ces mots on entend un cri sourd : Marie-Antoinette s'est évanouie. « C'est le seul moment », écrira sa fille plus tard, « où sa fermeté l'ait abandonnée ».
Trois semaines plus tard, le 21 septembre, de nouveaux bruits montent de la rue. Les prisonniers tendent encore l'oreille avec inquiétude. Mais ce n'est pas la colère du peuple qui gronde cette fois, c'est sa joie qui éclate ; ils entendent les crieurs de journaux annoncer, en élevant exprès la voix, que la Convention a aboli la royauté. Le lendemain des commissaires viennent signifier au roi, qui n'est plus roi, sa destitution. Louis le Dernier — c'est ainsi qu'on le nomme désormais, avant de l'appeler dédaigneusement Louis Capet — apprend cette nouvelle avec la même placidité que le roi Richard II de Shakespeare.
Que doit faire le roi ? Se soumettre ?
Le roi le fera. Faut-il qu'il soit détrôné ?
Le roi se soumet. Faut-il que le nom de roi
Soit perdu ? Va, au nom de Dieu !
On ne peut ni obtenir de lumière d'une ombre, ni prendre sa puissance à celui qui est impuissant. Cet homme, depuis longtemps indifférent à toutes les humiliations, n'élève pas la moindre protestation, ni Marie-Antoinette non plus ; peut-être même se sentent-ils, tous deux, déchargés. Car dorénavant ils n'ont plus aucune responsabilité, ni en ce qui touche leur propre sort, ni en ce qui concerne celui de l'État ; ils ne risquent plus de se tromper ou de négliger quoi que ce soit et n'ont plus à se soucier que de ce petit bout de vie qu'on leur laissera peut-être. Le mieux à présent pour la reine est de chercher sa joie dans les petites choses humaines, d'aider sa fille dans ses travaux d'aiguille ou au clavecin, de corriger les devoirs de son fils (il faut maintenant, il est vrai, se dépêcher de déchirer la feuille sur laquelle l'enfant écrit encore — comment ce garçonnet de huit ans pourrait-il comprendre les événements ? — « Louis Charles, Dauphin », appris péniblement). On cherche la solution des charades dans le dernier numéro du Mercure de France, on descend au jardin et on remonte, on suit sur la cheminée la marche trop lente de l'aiguille de la vieille pendule, on regarde onduler la fumée sur les toits lointains, on voit les nuages d'automne amener l'hiver. Et surtout on tâche d'oublier ce qui fut autrefois, et on essaie de penser à ce qui vient et doit inévitablement venir.
La Révolution, à présent, semble avoir atteint son but. Le roi est destitué, il a renoncé à son trône sans protester et habite tranquillement sa tour avec sa femme et ses enfants. Mais toute Révolution est une avalanche qui roule sans cesse de l'avant. Celui qui la dirige et veut en rester le maître est forcé de courir avec elle sans s'arrêter, pour se maintenir en équilibre : nulle pause n'est possible. Chaque parti le sait et redoute de se laisser devancer par l'autre. La droite craint les modérés, les modérés craignent la gauche, la gauche craint son aile gauche, les Girondins, ceux-ci craignent les Maratistes ; les chefs redoutent le peuple, les généraux les soldats, la Convention la Commune, la Commune les sections. Et c'est cette peur contagieuse qu'ont les groupes les uns des autres qui les lance dans une course si effrénée ; c'est la crainte de passer pour modérés, crainte éprouvée par tous, qui seule a donné à la Révolution française cet élan torrentiel qui l'a poussée si loin au-delà de son véritable but. C'était son destin de franchir tous les points d'arrêt qu'elle s'était fixés, de dépasser sans cesse ses buts une fois qu'elle les avait atteints. La Révolution crut d'abord avoir rempli sa tâche en ignorant le roi, puis en le destituant. Mais, destitué et découronné, ce pauvre homme inoffensif demeure un symbole, et si la république va jusqu'à arracher des tombeaux ce qui reste de la dépouille des rois morts depuis des siècles, pour brûler ce qui n'est plus que cendre et poussière, comment pourrait-elle supporter l'ombre d'un roi vivant ? Les chefs, donc, se croient obligés de consommer par la mort physique la mort politique de Louis XVI, afin de s'assurer contre tout retour de la royauté. L'édifice de la république ne peut durer, aux yeux d'un républicain extrémiste, que s'il est cimenté avec du sang royal ; de peur de se laisser distancer dans la course à la faveur populaire, les modérés ne tardent pas à se rallier à cet avis et le procès de Louis Capet est fixé au mois de décembre.
Au Temple, on apprend cette décision inquiétante par la soudaine apparition d'une commission, qui exige la remise de « tous les instruments tranchants », couteaux, ciseaux et fourchettes ; le « détenu » qui n'était qu'en surveillance est devenu un accusé. De plus Louis XVI est séparé de sa famille. Bien qu'habitant la même tour, et un étage seulement au-dessous des siens, ce qui augmente encore la cruauté de cette mesure, il n'a plus le droit, à partir de ce jour, de voir ni sa femme ni ses enfants. Durant toutes ces semaines fatales, sa femme ne peut pas lui parler une seule fois ; il ne lui est pas permis de savoir comment se déroule le procès, ni comment il s'achèvera. Elle ne peut lire aucun journal, ni interroger les défenseurs de son mari ; elle est obligée de passer ces heures tragiques dans une incertitude et une angoisse horribles. Elle entend au-dessous d'elle le pas pesant de son époux, dont elle n'est séparée que par le plancher, et ne peut ni le voir ni lui parler : tourment indicible, mesure absolument stupide. Et lorsque le 20 janvier un employé municipal entre chez Marie-Antoinette et lui annonce d'une voix oppressée qu'elle est autorisée ce jour-là, exceptionnellement, à se rendre avec sa famille à l'étage inférieur, elle comprend immédiatement ce que cette faveur a d'épouvantable : Louis XVI est condamné à mort, elle voit son époux pour la dernière fois, les enfants ne reverront plus leur père. Comme l'instant est tragique et que celui qui demain montera à l'échafaud n'est plus dangereux, on laisse seuls dans la pièce, durant cette dernière réunion de famille, l'époux, l'épouse, la sœur et les enfants ; on se contente de surveiller les adieux par une porte vitrée.
Personne n'a assisté à cette entrevue pathétique ; tous les récits qui ont été imprimés à ce sujet sont de pure invention romanesque, de même que les estampes sentimentales qui, dans le style douceâtre de l'époque, rabaissent le tragique d'un tel instant par un attendrissement larmoyant. Comment douter que cet adieu du père de ses enfants fut un des instants les plus douloureux de la vie de Marie-Antoinette, et à quoi bon essayer d'exagérer encore une scène aussi déchirante ? Le seul fait déjà de voir un individu qui va mourir, un condamné à mort, fût-ce le plus étranger des hommes, avant sa marche au supplice, est une chose poignante pour tout être sensible ; et si Marie-Antoinette n'a jamais aimé son mari avec passion, si elle a donné son cœur à un autre depuis longtemps, elle a tout de même vécu avec lui pendant vingt ans et elle a eu de lui quatre enfants ; jamais, en cette période d'agitation, elle ne l'a connu autrement que bon et dévoué pour elle. Ces deux êtres mariés uniquement par raison d'État sont à présent plus unis qu'ils ne le furent jamais dans leurs belles années ; le malheur immense subi en commun au cours de ces heures sombres du Temple les a rapprochés. Et la reine sait en outre qu'elle ne tardera pas à suivre son mari, à gravir à son tour cette dernière marche. Il ne la précède que de peu.
En cet instant suprême, cette apathie qui, toute sa vie, fut fatale au roi est pour lui un avantage ; son imperturbabilité, révoltante en d'autres circonstances, confère à présent à Louis XVI une certaine grandeur morale. Il ne trahit ni peur ni émotion ; les quatre commissaires qui attendent la fin des adieux dans la pièce ne l'entendent à aucun moment ni élever la voix ni sangloter : en quittant à jamais les siens cet homme d'une faiblesse déplorable, ce roi indigne, montre une énergie et une dignité qu'on ne lui a jamais connues au cours de sa vie. Calme comme les autres soirs, le condamné se lève à dix heures et donne ainsi à sa famille le signal de la séparation. Devant une volonté aussi clairement exprimée, Marie-Antoinette n'ose pas protester, d'autant plus qu'il lui promet, en un pieux mensonge, de monter chez elle le lendemain matin à sept heures.
Là-haut la reine est seule dans sa chambre ; la nuit est longue et sans sommeil. Enfin on voit poindre le jour et avec lui commencent les bruits sinistres des préparatifs. Elle entend arriver un carrosse aux lourdes roues, elle entend sans cesse des gens monter et descendre l'escalier : est-ce le confesseur, les municipaux ou déjà le bourreau ? Les tambours des régiments en marche battent au loin, il fait plus clair, le jour se lève, l'heure approche qui ravira leur père à ses enfants, qui lui prendra le compagnon, plein d'égards et digne d'estime, de nombreuses années. Captive dans sa chambre, des gardiens inflexibles devant sa porte, cette femme éprouvée n'a pas le droit de descendre les quelques marches qui la séparent de son mari, ni de voir ou d'entendre ce qui se passe, et les choses que son esprit se représente sont mille fois plus épouvantables encore que la réalité. Enfin un affreux silence règne à l'étage inférieur. Le roi a quitté le Temple, le lourd carrosse l'emmène au supplice. Une heure plus tard, la guillotine a donné à Marie-Antoinette, autrefois archiduchesse d'Autriche, puis dauphine et enfin reine de France, un nom nouveau, celui de veuve Capet.
CHAPITRE XXXVI
SEULE
Un silence confus suit la chute impitoyable du couperet. La Convention, en guillotinant Louis XVI, ne voulait qu'établir une ligne sanglante de démarcation entre la royauté et la république. Pas un seul des députés, dont la plupart n'ont poussé cet homme faible et débonnaire sous la guillotine qu'avec d'intimes regrets, ne songe pour le moment à mettre Marie-Antoinette en accusation. Sans discussion, la Commune accorde à la veuve les habits de deuil qu'elle demande, la surveillance se relâche visiblement, et si on retient encore au Temple l'Autrichienne avec ses enfants, c'est parce qu'on pense qu'elle est un otage précieux permettant d'agir sur l'Autriche.
Mais le calcul est faux ; la Convention surestime terriblement le sentiment de famille des Habsbourgs. L'empereur François, dénué de toute sensibilité, rapace et sans aucune grandeur morale, n'a pas du tout l'intention de vendre une seule pierre du trésor impérial — qui contient, outre le fameux diamant florentin, nombre d'autres joyaux et objets de valeur — pour racheter la liberté de sa tante ; de plus, le parti militaire autrichien met tout en œuvre pour faire échouer les pourparlers. Vienne, sans doute, a solennellement déclaré au début qu'elle n'entrait en guerre que pour une idée et non en vue de conquêtes et d'indemnités, mais — la Révolution française ne tardera pas, elle aussi, à être parjure — il est dans la nature de toute guerre de devenir irrésistiblement une guerre d'annexion. Jamais, en aucun temps, les généraux n'ont aimé être dérangés quand ils sont occupés à guerroyer ; les peuples, à leur avis, leur en donnent trop rarement l'occasion, c'est pourquoi ils tiennent à faire durer le plaisir. Il ne sert à rien que le vieux Mercy, sans cesse poussé par Fersen, rappelle à la cour de Vienne que Marie-Antoinette, du fait qu'on lui a ravi le titre de reine de France, est redevenue archiduchesse d'Autriche et membre de la famille impériale, et que c'est le devoir de l'empereur d'exiger son retour en Autriche. Qu'importe une femme captive dans une guerre mondiale, qu'importe la vie d'un individu dans le jeu cynique de la politique ! Partout les cœurs restent froids et les portes fermées. Tous les souverains affirment que la situation de Marie-Antoinette les touche profondément, mais aucun ne bouge. Et l'ex-reine pourrait dire comme Louis XVI à Fersen : « J'ai été abandonnée de tout le monde. »
Tout le monde l'a abandonnée, Marie-Antoinette le sent dans son appartement solitaire et verrouillé. Mais la volonté de vivre est encore entière chez cette femme, et de cette volonté naît la décision de s'aider elle-même. On a pu lui prendre sa couronne, mais il y a une chose qu'elle a conservée, malgré son visage fatigué et vieilli, c'est le pouvoir magique de gagner à elle son entourage. Les mesures de précaution prises par Hébert et la municipalité s'avèrent, sans effet devant la mystérieuse force magnétique, qui, pour toutes ces petites gens attachées à sa surveillance, continue à rayonner de la personne d'une ancienne reine. Quelques semaines suffisent pour faire des complices de tous ou presque tous les sans-culottes bon teint chargés de la surveiller, et malgré les règlements sévères de la Commune on perce le mur invisible qui sépare Marie-Antoinette du monde. Grâce à l'aide des gardiens gagnés à sa cause, des messages et des nouvelles, écrits sur de petits bouts de papier avec du jus de citron ou de l'encre sympathique, vont et viennent continuellement, et circulent sous forme de bouchons de carafe, ou par les cheminées. On invente un langage des mains et des gestes pour faire connaître à Marie-Antoinette, malgré la vigilance des commissaires, les événements quotidiens de la politique et de la guerre, on décide en outre qu'un colporteur commandé à cet effet criera plus fort devant le Temple les nouvelles particulièrement importantes. Peu à peu le cercle mystérieux des complices s'élargit. Et maintenant que Louis XVI, qui par son éternelle indécision paralysait toute action, n'est plus à ses côtés, Marie-Antoinette ose, délaissée de tous, tenter elle-même sa libération.
Le danger agit comme un acide. Ce qui, en période de vie calme et ordinaire, se mélange confusément — l'audace et la lâcheté des hommes — se sépare clairement à l'heure du péril. Les lâches de l'ancienne société, les égoïstes de la noblesse, ont tous émigré lors du transfert du roi à Paris. Seuls les vrais fidèles sont restés, et ceux qui n'ont pas fui on peut s'y fier, car le séjour à Paris est un danger mortel pour tout ancien serviteur du roi. L'ex-général de Jarjayes, dont la femme fut dame d'honneur de Marie-Antoinette, figure au premier rang de ces hommes courageux. Il est revenu de Coblence exprès, où il était en sûreté, pour se mettre à l'entière disposition de Marie-Antoinette et il lui a fait savoir qu'il était prêt à n'importe quel sacrifice. Le 2 février 1793, quinze jours après l'exécution du roi, arrive chez de Jarjayes un homme qu'il ne connaît pas du tout et qui lui propose, à sa grande surprise, de faire évader Marie-Antoinette. Jarjayes jette un regard méfiant sur l'inconnu qui a l'air d'un authentique sans-culotte. Tout de suite il suppose que c'est un espion. Mais voici que l'homme lui tend un billet minuscule, écrit de la main de Marie-Antoinette, sans aucun doute :
Vous pouvez prendre confiance en l'homme qui vous parlera de ma part en vous remettant ce billet. Ses sentiments me sont connus ; depuis cinq mois il n'a pas varié.
C'est Toulan, un des gardiens permanents du Temple, cas psychologique curieux ! Le 10 août, lorsqu'il s'est agi de briser la royauté, il a été un des premiers volontaires parmi les assaillants des Tuileries ; la médaille qu'il a obtenue pour ce fait orne fièrement sa poitrine. Ses convictions républicaines font que Toulan, considéré par le conseil municipal comme un homme sûr et incorruptible, se voit confier la surveillance de Marie-Antoinette. Mais Saül fait place à Paul ; touché par le malheur de la femme qu'il doit surveiller, Toulan devient l'ami le plus dévoué de celle contre qui il a porté les armes, et il lui témoigne un tel dévouement que dans ses messages secrets elle ne l'appelle jamais autrement que « Fidèle ». De tous ceux qui participent à ce complot, l'étrange Toulan est le seul qui ne risque pas sa vie par cupidité, mais que guide, au contraire, une espèce de passion humanitaire, peut-être aussi le goût de l'aventure audacieuse, car les braves aiment toujours le danger ; aussi est-il tout à fait dans la logique des choses que ceux qui ne cherchent que leur profit s'en tirent adroitement, dès qu'on a vent de la chose, tandis que Toulan, seul, paie sa témérité de sa vie.
Jarjayes a confiance en l'inconnu, mais sa confiance n'est pas absolue. Il est toujours possible que cette lettre soit un faux, toute correspondance est dangereuse. Jarjayes demande donc à Toulan de lui faciliter l'accès du Temple, afin qu'il puisse discuter lui-même de tout avec Marie-Antoinette. À première vue, il paraît impossible d'introduire un inconnu, un gentilhomme, dans cette tour si étroitement surveillée. Mais la captive, entre-temps, a gagné, par des promesses d'argent, de nouveaux complices parmi ses gardiens, et quelques jours plus tard Toulan apporte à Jarjayes un autre billet :
Maintenant, si vous êtes décidé à venir ici, il serait mieux que ce fût bientôt. Mais, mon Dieu ! prenez bien garde d'être reconnu, surtout de la femme qui est enfermée ici avec nous.
Cette femme s'appelle Tison, et l'intuition de la reine ne la trompe pas en devinant en elle une espionne, dont l'attention fera échouer le complot. Mais pour l'instant tout réussit : la manière dont Jarjayes est introduit dans le Temple fait penser à une comédie policière. Chaque soir un allumeur de réverbères pénètre dans l'enceinte de la prison ; par ordre de la municipalité tout doit être bien éclairé, car l'obscurité pourrait favoriser une évasion. Toulan a fait croire à cet allumeur qu'un de ses amis a envie de voir le Temple et obtient qu'il lui prête pour un soir ses habits et son attirail. L'allumeur rit et va boire un coup avec l'argent qu'on lui donne. Ainsi accoutré Jarjayes réussit à parvenir jusqu'à la reine et combine avec elle un audacieux projet de fuite : elle et Madame Élisabeth se déguiseront en commissaires de la Commune et, munies de papiers dérobés, elles quitteront la tour comme si elles venaient de procéder à une tournée d'inspection. Pour les enfants la chose paraît plus difficile. Mais, par un heureux effet du hasard, cet allumeur est souvent accompagné dans sa tournée par ses enfants. Quelque gentilhomme décidé prendra donc sa place, et, une fois sa corvée terminée, fera passer tranquillement devant le guichet les deux enfants royaux pauvrement vêtus comme si c'étaient ceux de l'allumeur. Près du Temple trois voitures légères attendront, l'une pour la reine, son fils et Jarjayes, la deuxième pour sa fille et le deuxième conspirateur nommé Lepître, la troisième pour Mme Élisabeth et Toulan. En admettant qu'on ne découvre leur fuite que cinq heures plus tard, ils espèrent, dans ces voitures légères, échapper à toute poursuite. L'audace du projet n'effraie pas la reine. Elle acquiesce, et Jarjayes se déclare prêt à entrer en relations avec Lepître.
Lepître, ancien maître d'école, bavard, petit et boiteux — la reine écrit elle-même : « Vous verrez le nouveau personnage, son extérieur ne prévient pas, mais il est absolument nécessaire et il faut l'avoir » — joue dans ce complot un rôle étrange. Ce n'est pas l'humanité, et encore moins le goût de l'aventure qui le décide à y participer, mais uniquement la forte somme que Jarjayes lui promet — sans, malheureusement, l'avoir sous la main. Car, chose curieuse, Jarjayes n'est pas en rapport avec le véritable banquier de la contre-révolution à Paris, le baron de Batz ; leurs deux complots se déroulent parallèlement, presque en même temps, sans que les deux hommes sachent quoi que ce soit l'un de l'autre. De ce fait on perd du temps, un temps important, parce qu'il faut tout d'abord mettre dans la confidence l'ancien banquier de la reine. Finalement, après d'interminables allées et venues, les fonds sont réunis et on peut en disposer. Mais entre-temps Lepître, qui en sa qualité de membre de la municipalité a déjà procuré les faux passeports, perd courage. Le bruit s'est répandu que les barrières de Paris allaient être fermées et que toutes les voitures seraient visitées minutieusement : cet homme prudent prend peur. Peut-être aussi s'est-il aperçu, d'une façon quelconque, que l'espionne Tison était aux aguets ; toujours est-il qu'il refuse ses services, et il devient alors impossible de faire sortir du Temple les quatre personnes en même temps. On ne pourrait sauver que la reine. Jarjayes et Toulan cherchent à la convaincre. Mais avec une réelle noblesse elle rejette la proposition qui lui est soumise de la faire évader seule. Elle aime mieux renoncer à la fuite que quitter ses enfants. Et, avec une émotion touchante, elle explique à Jarjayes les motifs de son inébranlable résolution :
Nous avons fait un beau rêve, voilà tout ; mais nous y avons beaucoup gagné, en trouvant encore dans cette occasion une nouvelle preuve de votre entier dévouement pour moi. Ma confiance en vous est sans bornes ; vous trouverez toujours, dans toutes les occasions, en moi, du caractère et du courage ; mais l'intérêt de mon fils est le seul qui me guide, et quelque bonheur que j'eusse éprouvé à être hors d'ici, je ne peux pas consentir à me séparer de lui. Au reste, je connais bien votre attachement dans tout ce que vous m'avez détaillé hier. Comptez que je sens la bonté de vos raisons pour mon propre intérêt, et que cette occasion peut ne plus se rencontrer ; mais je ne pourrais jouir de rien en laissant mes enfants, et cette idée ne me laisse pas même de regrets.
Jarjayes a fait son devoir de gentilhomme ; il ne peut plus maintenant être d'aucun secours à Marie-Antoinette. Mais il peut encore lui rendre un service : elle a la possibilité, par son intermédiaire, de faire parvenir à l'étranger un dernier signe de vie et d'affection. Peu avant son exécution Louis XVI avait voulu envoyer à sa famille, par son valet de chambre, une chevalière et une mèche de cheveux, mais les commissaires de la Commune n'avaient pu s'empêcher de voir dans ce don suprême d'un homme voué à la mort quelque chose de mystérieux, en vue peut-être d'un complot, et avaient confisqué ces reliques, mises ensuite sous scellés. Toulan, toujours téméraire, brise les scellés et apporte ces souvenirs à Marie-Antoinette. Mais elle sent qu'ils ne seront pas longtemps en sécurité chez elle, et puisqu'elle a enfin sous la main un messager sûr, elle envoie la bague et les cheveux aux frères du roi. Elle écrit en même temps au comte de Provence :
Ayant un être fidèle, sur lequel nous pouvons compter, j'en profite pour envoyer à mon frère et ami ce dépôt, qui ne peut être confié qu'entre ses mains. Le porteur vous dira par quel miracle nous avons pu avoir ces précieux gages ; je me réserve de vous dire moi-même un jour le nom de celui qui nous est si utile, l'impossibilité où nous avons été jusqu'à présent de pouvoir vous donner de nos nouvelles, et l'excès de nos malheurs nous fait sentir encore plus vivement notre cruelle séparation. Puisse-t-elle n'être pas longue ! Je vous embrasse, en attendant, comme je vous aime, et vous savez que c'est de tout mon cœur.
Elle écrit une lettre semblable au comte d'Artois. Mais Jarjayes hésite à quitter Paris, il espère toujours pouvoir encore être utile à Marie-Antoinette. Rester, cependant, c'est courir un danger insensé. Juste avant son départ il reçoit d'elle un dernier mot :
Adieu ! je crois que, si vous êtes décidé à partir, il vaut mieux que ce soit promptement. Mon Dieu ! que je plains votre pauvre femme !... Que je serais heureuse si nous pouvions être bientôt tous réunis ! Jamais je ne pourrai assez reconnaître tout ce que vous avez fait pour nous. Adieu ! ce mot est cruel.
Marie-Antoinette a le pressentiment, la certitude même, que c'est la dernière fois qu'elle peut envoyer au loin un message intime : une ultime occasion lui est offerte. N'a-t-elle pas à transmettre un mot, un signe d'affection à un autre qu'aux comtes de Provence et d'Artois, à qui elle doit si peu de reconnaissance, et que seul le sang désigne comme gardiens du legs fraternel ? N'a-t-elle vraiment aucun salut à adresser à celui qui fut ce qu'elle eut de plus cher au monde, en dehors de ses enfants, à Fersen, dont elle a dit qu'elle « ne pouvait pas vivre » sans nouvelles, et à qui, de l'enfer des Tuileries assiégées, elle avait envoyé cette fameuse bague, afin qu'il se souvînt d'elle éternellement ? Et maintenant, en cette dernière occasion, elle ne lui ouvrirait pas encore une fois son cœur ? Mais non ; les Mémoires de Goguelat qui relatent ce départ de Jarjayes, avec la reproduction des lettres, ne disent pas un mot de Fersen, ne font pas la moindre allusion à lui ; notre sentiment, qui, étayé sur une profonde conviction morale, s'attendait là à un dernier message, est déçu.
Mais tout de même le sentiment finit toujours par avoir raison. Marie-Antoinette, en effet — comment pourrait-il en être autrement —, n'a pas oublié l'aimé dans sa dernière solitude, et ce message du devoir adressé à ses beaux-frères ne fut peut-être qu'un prétexte pour masquer celui, plus profond, dont Jarjayes s'est fidèlement acquitté. Seulement, en 1823, lorsque parurent ces Mémoires, la conspiration du silence autour de Fersen, qui devait cacher à la postérité l'intimité de leurs rapports, avait déjà commencé. Là aussi le passage, pour nous le plus important de la lettre, a été supprimé par une main byzantine. On ne le mit au jour qu'un siècle plus tard et il prouve que jamais la passion de la reine n'a été plus forte qu'en ces derniers moments. Pour garder constamment en elle le souvenir consolateur de l'aimé, Marie-Antoinette s'était fait faire une bague dans laquelle étaient gravées, au lieu du lys royal, les armes de Fersen ; comme il porte au doigt la devise de la reine, elle porte au sien, en ces jours d'éloignement, les armoiries du gentilhomme suédois, de sorte que chaque regard qu'elle jette sur sa main lui rappelle l'absent. Et maintenant que l'occasion se présente, enfin, de lui donner un dernier témoignage d'amour, elle veut lui prouver qu'elle garde, en même temps que cette bague, le sentiment qu'elle lui a voué. Elle imprime l'écusson et sa légende dans de la cire et envoie cette empreinte à Fersen par l'intermédiaire de Jarjayes : point n'est besoin de paroles, cette marque dit tout.
L'empreinte que je joins ici est tout autre chose, écrit-elle à Jarjayes, je désire que vous la remettiez à la personne que vous savez être venue me voir de Bruxelles, l'hiver dernier, et que vous lui disiez en même temps que la devise n'a jamais été plus vraie.
Mais que dit-elle cette inscription de la chevalière que Marie-Antoinette s'était fait faire tout exprès ? Que dit cette bague, sur laquelle une reine de France a fait graver les armes d'un petit gentilhomme suédois et qu'elle continue à porter en prison après avoir délaissé ses multiples bijoux d'autrefois ? Cinq mots italiens composent la devise, cinq mots, qui, à deux doigts de la mort, « n'ont jamais été plus vrais » : Tutto a te mi guida, « Tout me conduit vers toi ».
C'est le dernier cri de passion amoureuse d'une femme vouée à la mort, et dont le corps ne tardera pas à tomber en poussière, que traduit avec force ce message pour ainsi dire muet ; et l'ami saura que jusqu'au bout le cœur de cette femme a battu d'amour pour lui. Cet adieu évoque l'idée d'éternité, la pérennité du sentiment au milieu des événements éphémères. Le dernier mot de cette grande et incomparable tragédie d'amour à l'ombre de la guillotine est dit : le rideau peut tomber.
CHAPITRE XXXVII
LA DERNIÈRE SOLITUDE
Détente : le dernier mot est dit, le sentiment, encore une fois, a pu s'épancher librement. Et il est plus facile, à présent, d'attendre les événements avec calme et résignation. Marie-Antoinette a fait ses adieux au monde. Elle n'espère plus rien, elle ne tente plus rien. Il n'y a plus à compter sur la cour de Vienne, sur la victoire des troupes françaises, et, depuis que Jarjayes l'a quittée et que le fidèle Toulan a été révoqué par ordre de la Commune, il n'y a plus personne à Paris qui puisse la sauver. Les renseignements fournis par l'espionne Tison ont rendu la municipalité plus méfiante ; et si hier une tentative d'évasion était dangereuse, aujourd'hui elle serait insensée et équivaudrait à un suicide.
Mais il y a des natures qu'attire mystérieusement le danger, des gens qui aiment jouer leur vie, qui ne sentent la plénitude de leurs forces que quand ils risquent l'impossible et pour qui l'aventure audacieuse est la seule forme d'existence acceptable. En période ordinaire ces gens respirent mal ; la vie leur semble trop monotone, toute action leur paraît trop mesquine, trop veule, il faut des tâches hardies à leur témérité, des buts extravagants, et leur passion la plus forte est de tenter l'irréalisable. Un homme de cette espèce vit alors à Paris, il s'appelle le baron de Batz. Aussi longtemps que la royauté fut à l'honneur, ce riche gentilhomme s'est orgueilleusement tenu à l'écart ; pourquoi courber l'échiné dans l'espoir d'une place, d'une sinécure ? Mais au moment du danger le goût de l'aventure s'éveille en lui. Quand tout le monde juge le roi perdu, alors seulement ce Don Quichotte de la fidélité royale se jette dans la lutte, avec un héroïsme insensé, pour tenter de le sauver. Cette tête chaude se tient durant toute la Révolution, cela va de soi, à la place la plus dangereuse ; sous les noms les plus divers, le baron de Batz se cache dans Paris pour lutter tout seul contre le nouveau régime. Il sacrifie sa fortune dans d'innombrables entreprises, dont la plus folle jusqu'ici a été de s'élancer soudain, au moment où l'on conduisait Louis XVI à l'échafaud au milieu de quatre-vingt mille hommes armés, de brandir son épée et de s'écrier : « A nous ! mes amis, ceux qui veulent sauver leur roi ! » Mais personne ne l'a suivi. Personne, dans toute la France, n'a eu l'extravagante témérité de tenter en plein jour d'arracher un homme à toute une ville, à toute une armée. Et c'est ainsi que le baron de Batz disparut de nouveau dans la foule, avant que les gardes n'aient eu le temps de se remettre de leur surprise. Mais cet insuccès ne l'a pas découragé, au contraire ; c'est ainsi qu'il prépare un plan d'une audace plus fantastique encore en vue de sauver Marie-Antoinette.
Le baron de Batz, d'un regard expert, a vu le point faible de la Révolution, ce qui l'empoisonne secrètement et ce que Robespierre essaie de brûler au fer rouge : la corruption qui commence. En même temps que le pouvoir politique, les révolutionnaires ont obtenu des emplois officiels, et l'argent, ce dangereux corrosif qui agit sur les âmes comme la rouille sur l'acier, est mêlé à tous ces emplois. Des prolétaires, de petites gens, qui n'ont jamais vu beaucoup d'argent, des artisans, des journalistes, des agitateurs politiques jusque-là sans profession, sont appelés du jour au lendemain à gérer sans contrôle des sommes énormes concernant les fournitures militaires, les réquisitions, la vente des biens des émigrés. Ils ne sont pas nombreux ceux qui possèdent l'intégrité d'un Caton pour résister à pareille tentation. Des liens troubles s'établissent entre les convictions et les affaires, après avoir mérité de la république, beaucoup, parmi les révolutionnaires les plus fanatiques, cherchent farouchement, à présent, à s'enrichir à ses dépens. Le baron de Batz jette énergiquement son hameçon dans cet étang de la corruption en murmurant un mot magique aussi grisant aujourd'hui qu'hier : un million. Un million pour ceux qui aideront à arracher Marie-Antoinette du Temple ! Avec pareille somme on peut ouvrir une brèche dans les murs de prison les plus épais. Car le baron de Batz n'opère pas, comme Jarjayes, avec des complices subalternes, des allumeurs de réverbères et quelques soldats isolés. Il va droit au but, hardiment et résolument, il n'achète pas les petits fonctionnaires, mais les chefs de la surveillance, à commencer par l'homme le plus important de la Commune, l'ancien limonadier Michonis, à qui est confiée l'inspection des prisons, celle du Temple y compris. Son second partenaire est le commandant de section Cortey. De sorte que ce royaliste, recherché jour et nuit par la police et les tribunaux, a en mains aussi bien l'administration civile que l'autorité militaire du Temple, et il peut, tandis qu'à la Convention et au Comité de Salut public on tempête contre « l'infâme Batz », se mettre à l'ouvrage bien tranquillement.
Ce maître conspirateur qu'est le baron de Batz, ce froid calculateur, cet adroit corrupteur est également un individu d'un courage extraordinaire. Cet homme que poursuivent désespérément dans tout le pays des centaines d'agents et d'espions — le Comité de Salut public est informé qu'il échafaude plan après plan destinés à faire sombrer la république — entre comme simple soldat dans la garde du Temple sous le nom de Forguet, afin d'explorer lui-même le terrain. Le fusil sur l'épaule, revêtu de l'uniforme sale et fripé des gardes nationaux, cet aristocrate, riche à millions, habitué à une vie facile, accomplit comme les autres soldats les dures corvées que comporte son service de garde aux portes de Marie-Antoinette. On ignore s'il réussit à pénétrer chez elle, ce qui, du reste, n'était pas nécessaire pour le projet en question, car Michonis, à qui doit revenir une bonne part du million, avait certainement mis lui-même la captive au courant. En même temps, grâce au concours payé du commandant militaire Cortey, on introduit clandestinement dans les compagnies de garde un nombre de plus en plus imposant de complices du baron. Pour finir il arrive cette chose invraisemblable, ahurissante : un beau jour de l'année 1793, en plein Paris révolutionnaire, la prison du Temple — où personne n'a accès sans mandat ou autorisation de la Commune et où est enfermée Marie-Antoinette — est gardée uniquement par des ennemis de la république, par un détachement de royalistes déguisés, dont le chef est le baron de Batz, poursuivi par la Convention et le Comité de Salut public, et contre qui sont lancés vingt mandats d'arrêt : jamais romancier ou dramaturge n'a inventé un renversement de situation aussi extravagant et aussi hardi.
Enfin le baron de Batz pense que l'heure du coup de main décisif est arrivée. S'il réussit, cette date peut devenir une des plus importantes de l'Histoire, car il s'agit d'arracher des mains de la Révolution non seulement Marie-Antoinette, mais aussi Louis XVII, le futur roi de France. Le baron de Batz et le destin vont décider du sort de la république. Le soir vient, la nuit tombe, tout est prêt jusque dans les plus petits détails. Cortey entre dans la cour du Temple avec son détachement, accompagné du chef du complot. Il dispose ses hommes de façon que les issues principales soient exclusivement gardées par des soldats royalistes. En même temps Michonis a pris son service dans les appartements et il a pourvu de manteaux Marie-Antoinette, Madame Élisabeth et Madame Royale. À minuit toutes les trois, coiffées en militaires, le fusil sur l'épaule, sortiront en compagnie d'autres faux soldats, telle une patrouille ordinaire, sous les ordres de Cortey, avec entre elles le petit dauphin. Cortey ayant le droit, en sa qualité de commandant de la garde, de faire ouvrir à n'importe quel moment les portes du Temple pour ses patrouilles, il est pour ainsi dire certain que son détachement gagnera la rue sans encombre. Le baron de Batz, qui possède dans les environs de Paris, sous un nom d'emprunt, une maison de campagne où la police n'a jamais pénétré, s'est chargé de tout le reste : c'est dans cette maison qu'on cachera tout d'abord la famille royale pendant quelques semaines, et de là, à la première occasion sûre, on lui fera passer la frontière. En outre quelques jeunes royalistes, courageux et décidés, sont postés dans la rue, des pistolets dans les poches, pour arrêter les poursuivants en cas d'alarme.
Il va être onze heures. Marie-Antoinette et les siens sont prêts à suivre leurs libérateurs à tout instant. Ils entendent la patrouille arpenter énergiquement le préau, mais cette surveillance ne les effraie pas, car ils savent que sous ces uniformes battent des cœurs amis. Michonis n'attend que le signal du baron de Batz. Mais tout à coup — que s'est-il passé ? — ils prennent peur ; on frappe des coups violents à la porte de la prison. Pour éviter tout soupçon on laisse entrer immédiatement l'arrivant. C'est le cordonnier Simon, membre de la Commune, l'honnête et incorruptible révolutionnaire qui accourt tout ému au Temple afin de voir si Marie-Antoinette n'a pas été enlevée. Il y a quelques heures, un gendarme lui a remis un billet disant que Michonis projetait une trahison pour cette nuit, et il a communiqué aussitôt l'importante nouvelle au Conseil général de la Commune. Celui-ci n'a pas voulu croire à une histoire aussi romanesque. Ne reçoit-il pas journellement des centaines de dénonciations de ce genre ? D'ailleurs, comment la chose serait-elle possible ? Le Temple n'est-il pas gardé par deux cent quatre-vingts hommes et surveillé par les commissaires les plus sûrs ? Quoi qu'il en soit, on charge quand même Simon cette nuit-là de la surveillance du Temple à la place de Michonis. Aussitôt que Cortey le voit arriver, il sait que tout est perdu. Simon, heureusement, est loin de le soupçonner. « Si je ne te voyais pas ici, je ne serais pas tranquille », lui dit-il, en bon camarade, et il monte rejoindre Michonis dans la tour.
Le baron de Batz, qui voit échouer son projet par la méfiance d'un seul homme, se demande un instant s'il ne doit pas se précipiter derrière Simon et lui brûler la cervelle d'un coup de pistolet. Mais cela n'aurait guère de sens. Car le bruit ferait accourir tous les autres gardes, et d'ailleurs, quoi qu'il fasse, il doit y avoir un traître parmi eux. La fuite de la prisonnière n'est plus possible : tout acte de violence exposerait inutilement sa vie. Il s'agit à présent de manœuvrer pour que, tout au moins, sortent du Temple, sains et saufs, ceux qui s'y sont glissés sous un uniforme d'emprunt. Cortey, qui ne se sent plus très à l'aise, forme une patrouille avec les conjurés. Celle-ci, dont fait partie le baron de Batz, sort tranquillement du Temple et gagne la rue : les conspirateurs sont sauvés, Marie-Antoinette est abandonnée.
Pendant ce temps Simon, furieux, questionne Michonis et le somme d'aller immédiatement s'expliquer devant la Commune. Le traître, qui a caché en hâte les déguisements, reste impassible. Sans protester, il suit cet homme dangereux devant le redoutable tribunal. Mais, chose curieuse, là-bas on expédie Simon assez froidement. On loue, il est vrai, son patriotisme, sa bonne volonté et sa vigilance, mais on lui laisse nettement entendre qu'il a des visions. Il semble que la Commune ne prenne pas du tout au sérieux cette conspiration.
En réalité — et ceci permet de jeter un regard sur les chemins tortueux de la politique — les municipaux ont pris très au sérieux cette tentative d'évasion, mais ils n'ont pas voulu que la chose fût ébruitée. La preuve en est un acte curieux dans lequel le Comité de Salut public recommande expressément à l'accusateur public, au cours du procès de Marie-Antoinette, de passer sous silence tous les détails du fameux projet de fuite déjoué par Simon. Il ne fallait parler que du fait de cette tentative, car, en divulguant les détails, la Commune craignait de laisser voir au monde jusqu'à quel point la corruption avait déjà empoisonné ses meilleurs représentants. Et c'est ainsi que, pendant de longues années, un des épisodes les plus dramatiques et les plus invraisemblables de l'Histoire a été passé sous silence.
Mais si la Commune, effarée de la corruptibilité de ses fonctionnaires soi-disant les plus sûrs, n'ose pas faire de procès aux complices du baron de Batz, elle prend la résolution d'être désormais plus sévère et de rendre impossibles à cette femme audacieuse, qui lutte obstinément et indomptablement pour reconquérir sa liberté, des tentatives de ce genre. Tout d'abord les commissaires suspects, surtout Toulan et Lepître, sont relevés de leurs fonctions, et Marie-Antoinette est surveillée comme une criminelle. La nuit à onze heures, Hébert, le plus insolent des membres de la Commune, arrive chez Marie-Antoinette et chez Madame Élisabeth, qui, sans se douter de rien, sont couchées depuis longtemps, et il use largement d'un ordre de la Commune de fouiller « à discrétion » les appartements et les personnes. Jusqu'à quatre heures du matin on explore les pièces, les vêtements, les meubles et les tiroirs. Mais le résultat de ces recherches est d'une insignifiance vexante : on trouve un portefeuille de cuir rouge avec quelques adresses sans importance, un porte-crayon sans mine, un morceau de cire à cacheter, deux miniatures et autres souvenirs, un vieux chapeau de Louis XVI. On renouvelle les perquisitions, mais toujours sans succès. Marie-Antoinette, qui, pour ne pas compromettre inutilement ses amis et complices, a continué pendant toute la Révolution à brûler aussitôt tout document écrit, ne fournit pas encore, cette fois-ci, le moindre prétexte à une accusation. Irritée de ne jamais pouvoir prendre en défaut cette froide lutteuse, et convaincue, par ailleurs, qu'elle ne renonce pas à ses impénétrables efforts, la Commune se décide à la frapper là où elle est le plus sensible, dans son sentiment maternel. Cette fois le coup porte droit au cœur. Le 1er juillet, peu de jours après la découverte du complot, le Comité de Salut public décrète, au nom de la Commune, que le jeune Louis Capet sera séparé de sa mère, mis dans l'impossibilité de communiquer avec elle, et logé dans la pièce la plus sûre du Temple. Le Conseil général de la Commune se réserve le droit de lui choisir un précepteur et se prononce, sans doute en reconnaissance de sa vigilance, pour le cordonnier Simon, le plus fidèle et le plus éprouvé des sans-culottes, sur qui ni l'argent ni la sensiblerie ne sauraient avoir de prise. Cependant Simon, homme du peuple simple, fruste et grossier, véritable prolétaire, n'était nullement l'ignoble ivrogne et le sadique cruel que les royalistes en ont fait ; mais, tout de même, quelle haine dans ce choix d'un précepteur ! Car cet homme n'a certainement lu aucun livre de sa vie, et ainsi que le prouve l'unique lettre connue de lui, ne possède même pas les règles les plus élémentaires de l'orthographe. Mais c'est un sans-culotte sincère et en 1793 cela semble suffisant pour que l'on soit apte à exercer n'importe quel emploi. La courbe intellectuelle de la Révolution est descendue brusquement depuis six mois, depuis l'époque où à l'Assemblée nationale on envisageait encore de nommer Condorcet, l'auteur distingué des Progrès de l'esprit humain, précepteur du dauphin. La différence est effrayante. Mais si la devise « liberté, égalité, fraternité » existe toujours, les notions de liberté et de fraternité, depuis que fonctionnent le Comité de Salut public et la guillotine, sont presque aussi dévalorisées que les assignats ; seule l'idée d'égalité, c'est-à-dire de nivellement par la force, domine la dernière phase, la phase brutale et radicale de la Révolution. Choisir le cordonnier Simon comme précepteur du dauphin, c'est, en fait, avouer qu'on ne veut faire de lui ni un homme éduqué ni même un homme instruit, mais un individu qui sera tenu de vivre dans la classe la plus basse et la plus ignorante de la société. Il faut qu'il oublie complètement ses origines et qu'il permette ainsi aux autres de l'oublier plus facilement.
Marie-Antoinette est loin de se douter que la Convention a résolu d'arracher l'enfant à ses soins maternels lorsque à neuf heures et demie du soir six délégués de la Commune frappent aux portes du Temple. La méthode des surprises cruelles est le procédé favori d'Hébert. Ses inspections ne sont jamais annoncées. Ce sont toujours des irruptions imprévues pendant la nuit. L'enfant est couché il y a longtemps, sa mère et Madame Élisabeth veillent encore. Les municipaux entrent, Marie-Antoinette, méfiante, se lève ; elle sait qu'à chacune de ces visites nocturnes elle ne peut s'attendre qu'à de nouvelles humiliations ou à de mauvais messages. Cette fois les commissaires eux-mêmes semblent un peu confus. C'est pour eux, dont la plupart sont pères de famille, un devoir pénible de dire à une mère que le Comité de Salut public lui ordonne, sans raisons apparentes, et presque sans lui laisser le temps de faire ses adieux, de remettre immédiatement et pour toujours son fils unique en des mains étrangères.
Nous n'avons pas d'autre relation sur ce qui se passa cette nuit-là entre la mère exaspérée et les commissaires que celle, très sujette à caution, du seul témoin oculaire, la fille de Marie-Antoinette. Est-il vrai, comme le dit la future duchesse d'Angoulême, que Marie-Antoinette ait, en pleurant, conjuré ces hommes, qui n'étaient que des fonctionnaires accomplissant un mandat, de lui laisser son enfant ? Qu'elle leur ait crié de la tuer plutôt que de lui arracher son fils ? Que les commissaires, chose invraisemblable (leur autorité n'allant pas jusque-là), l'aient menacée, si elle résistait plus longtemps, de tuer l'enfant et la princesse, et que finalement, après une lutte violente de plusieurs heures, ils aient emmené brutalement le dauphin en sanglots ? Le rapport officiel n'en dit rien ; de leur côté les commissaires, enjolivant la scène, disent :
La séparation s'est faite avec toute la sensibilité que l'on devait attendre dans cette circonstance, où les magistrats du peuple ont eu tous les égards compatibles avec la sévérité de leurs fonctions.
Deux partis, deux façons de présenter les faits ; là où s'exprime le parti, la vérité parle rarement. Mais il y a une chose qui est hors de doute : cette séparation violente et inutilement cruelle a été le moment le plus dur de la vie de Marie-Antoinette. La mère était particulièrement attachée à ce blondinet exubérant et précoce ; ce garçon dont elle voulait faire un roi, lui seul, par son entrain et sa curiosité toujours en éveil, l'aidait encore à supporter les heures solitaires de la tour. Il était, sans aucun doute, plus près de son cœur que sa fille, qui, nature sombre, maussade, peu aimable, d'esprit paresseux et insignifiante à tous les points de vue, était loin d'offrir à la tendresse éternellement vivante de Marie-Antoinette autant de satisfaction que ce gentil et frêle enfant qu'on lui ravissait d'une façon si brutale et si stupidement haineuse. Car bien que le dauphin continue à habiter le Temple, à quelques mètres seulement de la tour de Marie-Antoinette, un inexcusable formalisme de la Commune ne permet plus à la mère d'échanger un seul mot avec son enfant ; même quand elle apprend qu'il est malade, on lui défend de le voir : elle est tenue à l'écart comme une pestiférée. Elle n'a même pas le droit — nouvelle et absurde cruauté — de parler avec son étrange précepteur, le cordonnier Simon, et tout renseignement sur son fils lui est refusé ; abandonnée et réduite au silence, la mère sait son enfant tout proche d'elle et ne peut pas lui sourire ou l'embrasser, elle n'a d'autre contact avec lui que celui de la pensée et du cœur, qu'aucun décret ne saurait lui défendre.
Enfin — petite et pauvre consolation ! — Marie-Antoinette découvre que par une fenêtre minuscule de l'escalier de la tour, au troisième étage, on aperçoit la partie de la cour où le dauphin vient quelquefois jouer. Et c'est là que se poste, pendant des heures, et souvent en vain, cette femme éplorée, qui jadis régnait sur tout le royaume, dans l'espoir d'apercevoir un instant à la dérobée la claire silhouette de son fils chéri. L'enfant, qui ne se doute pas que d'une lucarne grillée sa mère, le regard souvent trempé de larmes, suit tous ses gestes, joue avec entrain. (Que sait de son sort un enfant de huit ans ?) Le petit garçon s'est rapidement, beaucoup trop rapidement, adapté à son nouvel entourage, il a oublié dans sa joyeuse insouciance son origine, son sang et son nom. Il chante à pleine gorge, sans en connaître le sens, La Carmagnole et le Ça ira, que Simon et ses compagnons lui ont appris ; il porte le bonnet rouge des sans-culottes et cela l'amuse, il plaisante avec les soldats qui gardent sa mère — dont tout un monde, déjà, le sépare intérieurement, et pas seulement un mur de pierre. Malgré tout, le cœur de la mère ne peut s'empêcher de battre avec force quand elle voit son enfant, qu'elle ne peut plus embrasser que du regard, jouer si gaiement et si insouciamment. Quel avenir attend le pauvre petit ? Hébert, entre les mains misérables de qui la Convention l'a livré sans pitié, n'a-t-il pas déjà écrit dans son journal infâme, le Père Duchêne, ces paroles menaçantes :
Pauvre nation !... ce petit marmotin te sera bientôt funeste tôt ou tard : plus il est drôle, et plus il est redoutable. Que ce petit serpent et sa sœur soient jetés dans une île déserte ; il faut qu'on s'en défasse à tel prix que ce soit. Au surplus, qu'est-ce qu'un enfant, quand il s'agit du salut de la République ?
Qu'est-ce qu'un enfant ? Pas grand-chose pour Hébert, la mère le sait bien. C'est pourquoi elle frémit lorsqu'elle n'aperçoit pas son fils chéri dans la cour. C'est pourquoi aussi elle tremble chaque fois de rage impuissante, quand pénètre chez elle cet ennemi de son cœur, sur le conseil de qui son enfant lui a été ravi, cet homme qui a commis le crime moral le plus méprisable : la cruauté inutile à l'égard d'une vaincue. Que ce soit justement à Hébert, son Thersite, que la Révolution ait confié Marie-Antoinette, c'est là une page sombre de son histoire qu'il vaut mieux passer. Car l'idée même la plus pure devient basse et petite dès qu'elle donne à des hommes mesquins le pouvoir d'être inhumains en son nom.
Les heures sont longues maintenant, et les pièces grillées de la tour paraissent plus sombres, depuis que le rire de l'enfant ne les éclaire plus. Aucun bruit, aucune nouvelle ne parvient plus du dehors, les derniers complices ont disparu, les amis sont trop loin pour qu'on puisse les toucher. Trois femmes solitaires sont réunies là jour après jour : Marie-Antoinette, sa fille et Madame Élisabeth ; il y a longtemps qu'elles n'ont plus rien à se dire, elles ont désappris l'espoir et peut-être aussi la crainte. C'est à peine si elles descendent encore au jardin, quoique ce soit le printemps et presque l'été, une grande fatigue alourdit leurs membres. Et dans le visage de Marie-Antoinette quelque chose s'éteint au cours de ces jours d'ultime épreuve. Si l'on examine son dernier portrait fait à cette date par un peintre inconnu, on reconnaît difficilement l'ancienne reine des comédies pastorales, la déesse du rococo, la lutteuse fière et énergique qu'elle était encore aux Tuileries. Sur ce tableau aux durs contours, Marie-Antoinette, avec son voile de veuve et ses cheveux blanchis par la souffrance, est déjà une vieille femme, bien qu'elle n'ait que trente-huit ans. L'éclat et la vie ont disparu de ses yeux autrefois si mutins, elle est là, abattue, les mains lasses et tombantes, prête à répondre docilement à tout appel, fût-ce à l'appel suprême. L'ancienne grâce de son visage a fait place à une tristesse résignée et l'agitation de son être à une grande indifférence. Vu de loin on prendrait ce portrait pour celui d'une religieuse, d'une abbesse, d'une femme qui n'a plus de désirs, de préoccupations terrestres, qui déjà vit dans un autre monde. On n'y sent plus la beauté, le courage, la force, mais rien qu'une grande et profonde lassitude. La reine a abdiqué, la femme a renoncé ; seule une matrone terne et fatiguée lève son regard bleu et limpide que rien ne peut plus étonner ni effrayer.
Et Marie-Antoinette ne s'effraie pas non plus lorsque, quelques jours plus tard, à deux heures du matin, on frappe de nouveau brutalement à sa porte. Que peut encore le monde contre elle, à présent qu'on lui a pris son mari, son enfant, son amant, sa couronne, son honneur, sa liberté ? Elle se lève avec calme, s'habille et laisse entrer les commissaires. Ils lui donnent lecture du décret de la Convention qui exige le transfert à la Conciergerie de la veuve Capet, mise en accusation. Marie-Antoinette écoute tranquillement et ne répond pas. Elle sait qu'une accusation dû Tribunal révolutionnaire équivaut à une condamnation et que la Conciergerie pour elle est la maison des morts. Mais elle ne supplie pas, ne discute pas, ne demande aucun répit. Elle ne dit pas une parole à ces hommes qui, comme des assassins, viennent la surprendre au milieu de la nuit avec une pareille nouvelle. Indifférente, elle laisse fouiller ses vêtements et prendre tout ce qu'elle a sur elle. On ne lui laisse qu'un mouchoir et un petit flacon de sels. Et la voici encore obligée de faire ses adieux — à plusieurs reprises déjà ne s'est-elle pas trouvée dans cette situation ? — à sa belle-sœur, cette fois, et à sa fille. Elle sait que ce sont les derniers. Mais le monde l'a habituée aux séparations.
Sans se retourner, droite et ferme, Marie-Antoinette se dirige vers la porte de sa chambre et descend rapidement l'escalier. Elle refuse tout secours et il était superflu de lui laisser son flacon de sels : elle n'aura point de défaillance, sa force intérieure la soutient. Il y a longtemps qu'elle a subi le plus dur : rien ne peut être pire que la vie de ces derniers mois. Ce qui l'attend est plus facile : il ne s'agit que de la mort. Elle se précipite presque vers elle. Elle est si pressée de sortir de cette tour peuplée d'épouvantables souvenirs — peut-être ses yeux sont-ils voilés de larmes — qu'elle ne pense pas à se baisser et va se cogner le front à une poutre. Les commissaires accourent inquiets et lui demandent si elle s'est fait mal. « Oh non ! » répond-elle tranquillement, « rien à présent ne peut me faire du mal ».
CHAPITRE XXXVIII
LA CONCIERGERIE
Une autre femme a également été réveillée cette nuit-là, c'est Mme Richard, la femme du gardien de la Conciergerie. Le soir très tard on lui a soudain communiqué l'ordre de préparer une cellule pour Marie-Antoinette ; après des ducs, des princes, des comtes, des évêques, des bourgeois, après des victimes de tout genre, la reine de France elle aussi va venir à la maison des morts. Mme Richard s'effraie. Car pour une femme du peuple ce mot de « reine » continue à vibrer comme une cloche puissante et à inspirer le respect. Une reine, la reine sous son toit ! Mme Richard cherche aussitôt dans son linge la toile la plus blanche et la plus fine ; le général Custine, le vainqueur de Mayence, qu'attend aussi le couperet, est obligé de quitter la cellule grillée qui servait de chambre du Conseil il y a de nombreuses années ; en hâte le sombre réduit est aménagé pour la reine. Un lit de sangle, deux matelas, deux chaises, un oreiller, une couverture légère, une cuvette et un vieux tapis pour cacher le mur humide, c'est tout ce que la gardienne peut donner à la prisonnière. Et les voici tous à attendre, dans cette maison de pierre antique et à demi souterraine.
À trois heures du matin on entend un bruit de voiture. Des gendarmes munis de flambeaux pénètrent les premiers dans le sombre corridor, puis — sa souplesse lui a permis de se tirer de l'affaire de Batz et de garder son poste d'inspecteur général des prisons — voici le limonadier Michonis et derrière lui, dans la lumière vacillante, Marie-Antoinette, suivie de son petit chien, le seul être vivant autorisé à la suivre en prison. En raison de l'heure avancée, et parce que ce serait une comédie de faire comme si l'on ne savait pas, à la Conciergerie, qui est Marie-Antoinette, on lui épargne les formalités bureaucratiques usuelles et on lui permet de gagner immédiatement sa cellule. La servante de la concierge, Rosalie Lamorlière, pauvre fille de la campagne, qui ne sait pas écrire et à qui pourtant nous devons la relation la plus vraie et la plus émouvante des soixante-dix-sept derniers jours de Marie-Antoinette, suit, tout ébranlée, cette pâle femme en noir et veut l'aider à se déshabiller. « Je vous remercie, ma fille », lui répond Marie-Antoinette, « depuis que je n'ai plus personne, je me sers moi-même ». Elle commence par accrocher sa montre au mur, ce qui lui permettra de mesurer le temps très court et cependant infini qui lui reste à vivre. Puis elle se déshabille et se couche. Un gendarme entre, le fusil chargé, ensuite la porte se ferme. Le dernier acte de la grande tragédie a commencé.
On sait à Paris et dans le monde entier que la Conciergerie est la prison réservée aux criminels politiques les plus dangereux ; l'inscription d'un nom sur le registre des entrées peut être considérée comme un acte de décès. On sort vivant de Saint-Lazare, des Carmes, de l'Abbaye, de toutes les autres prisons, de la Conciergerie jamais, ou seulement dans des cas tout à fait exceptionnels. Marie-Antoinette et le monde savent donc forcément (et on veut qu'ils le sachent) que le transfert à la maison des morts est la première mesure de la danse macabre qui va se dérouler. En réalité la Convention n'est nullement pressée de faire le procès de cet otage précieux. L'incarcération provocante de Marie-Antoinette à la Conciergerie n'est qu'un coup de fouet en vue d'activer les pourparlers avec l'Autriche, qui traînent vraiment en longueur, qu'un geste menaçant qui veut dire : « dépêchez-vous », en un mot un moyen de pression politique ; en fait on laisse dormir tranquillement l'accusation claironnée à la Convention. Trois semaines après ce pathétique transfert auquel, il va sans dire, tous les journaux étrangers répondent par un cri d'effroi (ce qu'espérait bien le Comité de Salut public), l'accusateur public, Fouquier-Tinville, n'a encore en mains aucune pièce du procès, et, une fois le grand coup de trompette donné, il n'est plus question de Marie-Antoinette dans aucun débat public de la Convention ou de la Commune. Hébert, le chien odieux de la Révolution, aboie bien encore par-ci par-là dans le Père Duchêne en disant qu'il faut « essayer aussi la cravate de Samson » à la « grue » et que le bourreau doit « jouer à la boule avec la tête de la louve » ; mais le Comité de Salut public, qui voit plus loin, le laisse tranquillement s'étonner :
... que l'on cherche midi à quatorze heures pour juger la tigresse d'Autriche, que l'on demande des pièces pour la condamner, tandis que si on lui rendait justice, elle devrait être hachée comme chair à pâté pour tout le sang qu'elle avait fait répandre.
Tous ses cris et ses vociférations n'influent en rien sur les plans secrets du Comité de Salut public, qui ne considère que la carte des hostilités. Qui sait quel parti l'on pourra tirer de cette fille des Habsbourgs, et peut-être même bientôt, car les journées de juillet ont été funestes à l'armée française ? À tout moment la Coalition peut marcher sur Paris, à quoi bon gâcher inutilement un sang si précieux ! On laisse donc Hébert crier et tempêter, ce qui, d'ailleurs, renforce l'idée d'une exécution prochaine : en réalité le sort de Marie-Antoinette est en suspens. On ne la libère pas, on ne la condamne pas. On ne fait que tenir le glaive très visiblement au-dessus de sa tête et de temps à autre on en fait miroiter la lame, parce qu'on espère effrayer la maison de Habsbourg et l'amener enfin à négocier.
Mais malheureusement la nouvelle du transfert de Marie-Antoinette à la Conciergerie n'effraie pas le moins du monde sa famille ; Marie-Antoinette, aux yeux de Kaunitz, n'avait compté pour la politique des Habsbourgs qu'aussi longtemps qu'elle était restée reine de France ; une reine détrônée, une simple femme dans le malheur est complètement indifférente aux ministres, aux généraux, aux empereurs ; la diplomatieignore la sentimentalité. Il n'y en a qu'un, que la nouvelle atteint en plein cœur, un seul, mais qui, lui, est complètement impuissant : Fersen. Désespéré, il mande à sa sœur :
Ma chère Sophie, ma seule et unique amie, vous savez sans doute en ce moment le malheur affreux de la translation de la Reine dans les prisons de la Conciergerie et le décret de cette exécrable Convention, qui la livre au tribunal révolutionnaire pour être jugée. Depuis cet instant je ne vis plus, car ce n'est pas vivre que d'exister comme je fais ni de souffrir toutes les douleurs que j'éprouve. Si je pouvais encore agir sur sa délivrance, il me semble que je souffrirais moins, mais de ne pouvoir rien faire que par des sollicitations est affreux pour moi... Il n'y a que vous qui puissiez sentir tout ce que j'éprouve, tout est perdu pour moi... mes regrets seront éternels et rien que la mort pourra me les faire oublier. Je ne puis m'occuper de rien, je ne puis penser qu'au malheur de cette infortunée et digne princesse. Je n'ai pas la force d'exprimer ce que je sens, je donnerais ma vie pour la sauver et je ne le puis ; mon plus grand bonheur serait de mourir pour elle et pour la sauver.
Et quelques jours plus tard il lui écrit encore :
Je me reproche souvent jusqu'à l'air que je respire, quand je pense qu'elle est renfermée dans une affreuse prison, cette idée me déchire le cœur, elle empoisonne ma vie et je suis sans cesse partagé entre la douleur et la rage.
Mais qu'est ce pauvre Fersen aux yeux du tout-puissant état-major, quelle importance a-t-il au regard de la grande, sage et sublime politique ? Aussi n'a-t-il d'autre ressource que de traduire en prières inutiles sa colère, son indignation, son désespoir, la rage infernale qui flambe en lui et qui consume son âme, que de courir les antichambres et d'adjurer les militaires, les hommes d'État, les princes, les émigrés les uns après les autres, de ne pas assister avec une indifférence indigne à l'humiliation et à l'assassinat d'une reine de France, d'une princesse de la maison de Habsbourg. Partout il rencontre une aimable froideur ; le fidèle Mercy lui-même se montre « de glace » à son égard et décline respectueusement, mais catégoriquement, toute intervention de Fersen, cédant ainsi malheureusement à une rancune personnelle ; car le vieil ambassadeur n'a jamais pardonné à Fersen d'avoir été plus intime avec la reine que ne le permettaient les conventions, et c'est justement de l'amant de la reine — le seul qui l'aime et qui voudrait lui sauver la vie — qu'il ne veut recevoir aucune instruction.
Mais Fersen ne renonce pas. Cet accueil glacial de tous, qui contraste si affreusement avec sa propre ardeur, le met hors de lui. Puisque Mercy refuse, il s'adresse à l'autre ami fidèle de la famille royale, le comte de La Marck, qui, en son temps, conduisit les pourparlers avec Mirabeau. Il rencontre là une compréhension plus humaine. Le comte de La Marck se rend chez Mercy et rappelle au vieillard la promesse qu'il a faite à Marie-Thérèse, il y a un quart de siècle, de veiller sur sa fille jusqu'au dernier instant. Ils rédigent ensemble, à sa table, une lettre énergique au prince de Cobourg, commandant en chef des troupes autrichiennes, dans laquelle il est dit :
Tant que la reine n'a pas été directement menacée, on a pu garder le silence dans la crainte d'éveiller la rage des sauvages qui l'entourent ; mais aujourd'hui qu'elle est livrée à un tribunal de sang, toute mesure qui donne un espoir de la sauver vous paraîtra peut-être un devoir.
Poussé par La Marck, Mercy réclame une avance immédiate et rapide sur Paris, qui y répandrait la frayeur ; toute autre opération militaire devait être négligée par rapport à celle-ci, extrêmement urgente.
Laissez-moi seulement, déclare Mercy, vous parler des regrets que tous, nous pourrions éprouver un jour d'être restés dans l'inaction à un pareil moment. La postérité pourrait-elle croire qu'un si grand attentat a pu être consommé à quelques marches des armées victorieuses de l'Autriche et de l'Angleterre, sans que ces armées victorieuses aient tenté quelques efforts pour l'empêcher !
Cet appel en vue de sauver à temps Marie-Antoinette s'adresse malheureusement à un homme faible et d'une effroyable bêtise. La réponse du commandant en chef est telle qu'on pouvait s'y attendre. Comme si en 1793 on était encore aux temps du « Marteau des maléfices » et de l'Inquisition, ce prince, connu pour sa nullité, répond que :
... dans le cas où la moindre violence serait exercée sur la personne de Sa Majesté la reine, l'autorité autrichienne fera immédiatement rouer vifs les quatre commissaires de la Convention qu'elle a arrêtés dernièrement.
Mercy et de La Marck, tous deux intelligents et cultivés, sont sincèrement effarés en prenant connaissance de cette stupidité et se rendent compte que des négociations avec un pareil imbécile ne peuvent mener à rien ; aussi de La Marck adjure-t-il Mercy d'écrire sans retard à la cour de Vienne :
Expédiez immédiatement un autre courrier ; faites connaître le danger ; exprimez les craintes les plus vives, et qui ne sont, hélas, que trop fondées. Il faut qu'on comprenne à Vienne ce qu'il y aurait de pénible, j'oserais dire de fâcheux pour le gouvernement impérial, si l'histoire pouvait dire un jour, qu'à quarante lieues des armées autrichiennes, formidables et victorieuses, l'auguste fille de Marie-Thérèse a péri sur l'échafaud, sans qu'on ait fait une tentative pour la sauver. Ce serait une tache ineffaçable pour le règne de notre empereur.
Et pour stimuler encore davantage le vieillard assez difficile à mettre en mouvement, il joint à sa lettre à Mercy un avertissement personnel :
Permettez-moi de vous dire, l'injustice des jugements humains ne vous tiendrait pas compte des sentiments que vos amis vous connaissent si, dans les déplorables circonstances où nous nous trouvons, vous n'aviez pas tenté d'avance et à coups redoublés de tirer notre cour du fatal engourdissement où elle se trouve.
Secoué par cet avertissement, le vieux Mercy se montre enfin énergique et écrit à Vienne :
Je me suis demandé s'il était de la dignité de l'empereur, de son intérêt même, de rester spectateur du sort dont son auguste tante est menacée, sans rien tenter pour l'y soustraire ou pour l'en arracher... L'empereur n'a-t-il point à remplir, dans cette circonstance, des devoirs particuliers... ? Il ne faut pas perdre de vue que la conduite que notre gouvernement va tenir sera jugée un jour par la postérité, et ne doit-on pas redouter la sévérité de ce jugement s'il est prouvé que la reine de France, menacée comme elle l'est, Sa Majesté l'empereur n'a fait ni tentatives ni sacrifices pour la sauver ?
Cette lettre, assez courageuse pour un ambassadeur, est rangée froidement dans quelque dossier de la chancellerie impériale et abandonnée à la poussière sans qu'il y soit répondu. L'empereur François n'éprouve nullement le besoin de lever, ne fût-ce qu'un doigt, pour essayer de sauver sa tante ; il se promène tranquillement à Schoenbrunn, et Cobourg attend sans s'émouvoir dans son quartier d'hiver, où il fait faire des exercices à ses soldats jusqu'à ce qu'il s'en échappe plus qu'il n'en aurait perdu dans la plus sanglante des batailles. Tous les souverains restent calmes, indifférents et sans soucis. Qu'importe un peu plus ou un peu moins d'honneur à l'antique maison de Habsbourg ? Personne ne bouge pour le salut de Marie-Antoinette, et Mercy, l'amertume au cœur, dit dans un subit accès de colère : « Ils ne l'auraient pas sauvée non plus, si de leurs propres yeux ils l'avaient vue monter à la guillotine. »
On ne peut compter ni sur Cobourg, ni sur l'Autriche, ni sur les princes, ni sur les émigrés, ni sur la famille ; Mercy et Fersen, de leur propre chef, recourent donc au dernier moyen : la corruption. On envoie de l'argent à Paris par le maître de danse Noverre et un financier louche : mais personne ne sait en quelles mains il se perd. On essaie d'abord d'approcher Danton, qui — Robespierre l'a flairé — est, de l'avis de tous, susceptible de se laisser acheter ; chose curieuse, on arrive jusqu'à Hébert, et quoique les preuves manquent, comme dans presque tous les cas de corruption, il est surprenant que ce braillard, qui, depuis des mois, se démène comme un épileptique pour que « la grue » fasse enfin « le saut de la carpe », demande subitement qu'on ramène Marie-Antoinette au Temple. Qui pourrait dire jusqu'à quel point ces négociations clandestines ont abouti ? Toujours est-il que, malgré cet or, on s'y est pris trop tard. Car tandis que ses amis habiles cherchent à la sauver, un autre, par trop maladroit, a déjà poussé Marie-Antoinette dans l'abîme : comme au cours de toute sa vie, ses amis, encore une fois, lui sont plus néfastes que ses ennemis.
CHAPITRE XXXIX
LA DERNIÈRE TENTATIVE
De toutes les prisons de la Révolution, la Conciergerie, cette « antichambre de la mort », est celle qui est soumise aux règlements les plus sévères. Cette vieille construction de pierre aux murs impénétrables, aux portes épaisses, bardées de fer, aux couloirs barricadés, aux fenêtres grillées, entourée de sentinelles, pourrait porter sur son fronton la parole de Dante : Lasciate ogni speranza...
Un système de surveillance, ayant fait ses preuves pendant de longues années et terriblement renforcé depuis les incarcérations en masse de la Terreur, y rend impossible toute relation avec le monde extérieur. Aucune lettre ne peut être transmise au-dehors, aucune visite n'est possible, car le personnel n'est pas composé ici de gardiens amateurs comme au Temple, mais de geôliers de métier prévenus contre toutes les ruses ; en outre, pour plus de précaution, des « moutons », ou mouchards professionnels, qui dénonceraient à l'avance aux autorités toute tentative d'évasion, sont mêlés aux prisonniers. On pourrait donc croire qu'avec un pareil système toute résistance individuelle est d'avance vouée à l'échec.
Mais, secrète consolation, en face de toute puissance collective, si l'individu est ferme et résolu, il finit presque toujours par être plus fort que n'importe quel système. Dans la mesure où sa volonté reste inébranlable, l'être humain l'emporte presque toujours sur les règlements ; il en est ainsi pour Marie-Antoinette. Au bout de quelques jours déjà, grâce à cette étrange magie qui émane en partie de son nom, en partie de la noblesse de son attitude, tous ceux qui sont attachés à sa surveillance deviennent ses amis, ses serviteurs, ses complices. La femme du concierge n'est chargée que de balayer sa chambre et de lui préparer une nourriture ordinaire ; malgré cela elle lui confectionne avec un soin touchant des plats de choix, se met à sa disposition pour la coiffer et fait venir chaque jour de l'autre bout de la ville une eau que Marie-Antoinette préfère. La servante de la concierge, de son côté, profite de chaque occasion pour se glisser auprès de la prisonnière et lui offrir ses services. Et les gendarmes aux moustaches sévèrement retroussées, aux larges sabres cliquetants, aux fusils constamment chargés, qui devraient interdire tout cela, que font-ils ? Tous les jours — le procès-verbal de l'interrogatoire en donne la preuve — ils achètent au marché, de leurs propres deniers, des fleurs qu'ils apportent à Marie-Antoinette pour orner sa triste demeure. C'est justement dans le peuple, qui connaît mieux le malheur que la bourgeoisie, que vibre la plus grande compassion pour cette femme si détestée en ses jours heureux. Quand les femmes du marché apprennent par Mme Richard qu'un poulet ou des légumes sont destinés à la « reine », elles choisissent soigneusement ce qu'il y a de mieux, et Fouquier-Tinville, au procès, est forcé de constater, avec un étonnement irrité, que Marie-Antoinette a joui de beaucoup plus d'avantages à la Conciergerie qu'au Temple. C'est précisément là où la mort règne le plus cruellement, que, comme une défense inconsciente, se développent le plus en l'homme les sentiments d'humanité.
Étant donné ses précédentes tentatives de fuite, il paraît étonnant, à première vue, que, même pour une prisonnière d'État aussi importante que Marie-Antoinette, la surveillance soit exercée avec si peu de sévérité. Mais on comprend bien des choses, dès qu'on se rappelle que l'inspecteur principal de cette prison n'est autre que l'ancien limonadier Michonis, le complice du Temple : l'éclat fascinant des millions du baron de Batz brille même à travers les épaisses murailles de la Conciergerie ; Michonis continue à jouer audacieusement son double rôle. Chaque jour, ponctuel et fidèle à son devoir, il se rend dans la cellule de Marie-Antoinette, secoue les barreaux de fer, examine les portes et rend compte de ses visites à la Commune avec une scrupuleuse exactitude. Mais, en réalité, Michonis n'attend que le départ du gendarme pour causer presque amicalement avec Marie-Antoinette et lui apporter des nouvelles tant désirées de ses enfants ; de temps à autre, soit par cupidité, soit par bonté, il introduit même en fraude un curieux quand il fait l'inspection de la Conciergerie, tantôt c'est un Anglais, tantôt une Anglaise, peut-être cette excentrique Mrs Atkins, tantôt ce prêtre non assermenté, qui doit avoir reçu la dernière confession de la prisonnière, tantôt ce peintre à qui nous devons le portrait du musée Carnavalet. Et, malheureusement aussi, pour finir, le fou audacieux, qui, par son excès de zèle, anéantit d'un seul coup toutes ces libertés et ces privilèges.
Cette fameuse « affaire de l'œillet », qui plus tard a fourni à Alexandre Dumas la trame d'un grand roman, est une histoire obscure qu'on ne réussira sans doute jamais à éclaircir complètement ; car ce qu'en disent les pièces du procès est insuffisant et ce qu'en raconte le héros de l'histoire sent la hâblerie. Si l'on en croyait le Conseil municipal et l'inspecteur des prisons Michonis, toute l'histoire n'aurait été qu'un épisode sans importance. Celui-ci prétend qu'ayant parlé de Marie-Antoinette à un souper chez des amis, un monsieur dont il ignorait le nom lui avait demandé avec insistance de l'accompagner un jour à la prison. Très bien disposé, Michonis n'avait pas jugé utile de s'informer plus amplement et avait emmené cet homme dans une de ses inspections, bien entendu avec la promesse qu'il n'adresserait pas la parole à Marie-Antoinette.
Mais Michonis, le confident du baron de Batz, est-il réellement aussi naïf qu'il veut bien le paraître ? N'a-t-il vraiment pas cherché à savoir qui était cet inconnu qu'il devait introduire en fraude à la Conciergerie ? S'il l'avait voulu, il aurait appris sans trop de difficultés que cet homme était un ami de Marie-Antoinette, le chevalier de Rougeville, un de ces nobles qui, le 20 juin, l'avaient défendue au prix de leur vie. Mais, selon toute apparence, l'ex-complice du baron de Batz devait avoir de bonnes raisons, et surtout des raisons sonnantes, de ne pas trop questionner cet inconnu sur ses intentions ; et sans doute le complot était-il déjà beaucoup plus avancé qu'il ne ressort aujourd'hui des faits connus.
Quoi qu'il en soit, le 28 août un trousseau de clefs cliquette à la porte de la prisonnière. Marie-Antoinette et le gendarme se lèvent. Elle s'effraie toutes les fois que l'huis du cachot s'ouvre subitement, car à chaque visite imprévue des autorités elle s'attend à de mauvaises nouvelles. Mais non, ce n'est que Michonis, l'ami secret, accompagné aujourd'hui de quelque inconnu auquel elle ne fait même pas attention. Marie-Antoinette se sent soulagée, elle parle avec l'inspecteur et demande des nouvelles de ses enfants : c'est à eux que se rapporte toujours sa première question. Michonis répond aimablement, la prisonnière est presque sereine ; ces quelques minutes où le morne silence est rompu, où elle peut, devant quelqu'un, prononcer le nom de ses enfants, sont toujours pour elle une sorte de bonheur.
Mais Marie-Antoinette soudain devient livide, pâleur qui ne dure qu'une seconde. Puis le sang, subitement, lui monte au visage. Elle se met à trembler et se tient debout avec peine. La surprise est trop grande : elle a reconnu Rougeville, l'homme qui, si souvent, s'est trouvé à ses côtés au château et qu'elle sait capable de n'importe quelle audace. Que signifie — l'instant est trop bref pour imaginer quoi que ce soit — la présence soudaine dans sa cellule de cet ami sûr et dévoué ? Veut-on la sauver ? lui dire, lui remettre quelque chose ? Elle n'ose pas parler à Rougeville, elle n'ose même pas trop le regarder, par peur du gendarme et de la femme de service, et pourtant elle s'aperçoit qu'il lui fait sans cesse des signes qu'elle ne saisit pas. Elle est à la fois heureuse et angoissée de sentir après de longs mois un messager auprès d'elle et de ne pas comprendre son message ; la pauvre femme est de plus en plus inquiète, et de plus en plus elle craint de se trahir. Peut-être Michonis s'aperçoit-il de son trouble ; toujours est-il qu'il se rappelle qu'il a encore d'autres cellules à voir, et il quitte brusquement la pièce avec l'inconnu en déclarant formellement toutefois qu'il va revenir.
Restée seule, Marie-Antoinette, les jambes flageolantes, s'assied et s'efforce de recueillir ses idées. Elle décide, s'ils reviennent, d'être plus forte, plus attentive et de bien observer chaque signe et chaque geste. Et en effet ils reviennent, de nouveau les clefs cliquettent, de nouveau Michonis entre avec Rougeville. Marie-Antoinette à présent est tout à fait maîtresse de ses nerfs. Tout en parlant avec l'inspecteur, elle observe Rougeville avec plus de calme, plus d'attention, plus d'acuité, et s'aperçoit soudain à un signe rapide que celui-ci a jeté quelque chose derrière le poêle. Son cœur bat, elle est impatiente de lire le message ; à peine les deux visiteurs ont-ils quitté la pièce qu'avec la plus grande présence d'esprit elle envoie le gendarme les rejoindre sous un prétexte quelconque. Elle profite de cette unique minute sans surveillance pour saisir d'un geste l'objet jeté. Quoi ? Rien qu'un œillet ? Mais non, un billet plié se trouve dans l'œillet. Elle le déplie et lit :
Ma protectrice, je ne vous oublierai jamais, je chercherai toujours le moyen de pouvoir vous marquer mon zèle ; si vous avez besoin de trois à quatre cents louis pour ceux qui vous entourent, je vous les porterai vendredi prochain.
On imagine dans quel état se trouve la malheureuse femme devant cet espoir miraculeux. La sombre voûte, une fois encore, s'entrouvre comme sous le glaive d'un ange. En dépit de toutes les interdictions, de toutes les mesures de la Commune, un des siens, un chevalier de Saint Louis, un ami royaliste sûr a pénétré dans l'horrible et inaccessible maison des morts, malgré ses sept ou huit portes verrouillées ; la délivrance maintenant doit être proche. Ce sont sans doute les mains aimées de Fersen qui ont tissé ce complot auquel de nouveaux et puissants complices inconnus prêtent leur concours et qui doit lui sauver la vie à un pas de l'abîme. De nouveau le courage et la volonté de vivre animent soudain cette femme déjà toute résignée.
Elle a du courage, trop de courage, malheureusement. Elle a confiance, trop confiance, hélas ! Les trois ou quatre cents louis, elle le comprend tout de suite, doivent lui servir à soudoyer le gendarme de sa cellule ; c'est la seule tâche qui lui incombe, ses amis s'occuperont du reste. Dans son trop subit optimisme, elle se met tout de suite à l'œuvre. Elle déchire le billet compromettant en tout petits morceaux et prépare sa réponse. Elle n'a plus ni plume, ni crayon, ni encre, elle ne dispose plus que d'un petit bout de papier. Elle le prend — la détresse rend ingénieux — et pique, de son aiguille, les lettres de la réponse dans le papier, conservé aujourd'hui comme souvenir, bien que rendu illisible ensuite par d'autres piqûres. Elle donne ce billet avec la promesse d'une importante récompense au gendarme Gilbert pour qu'il le remette à l'inconnu quand il reviendra.
C'est là que l'affaire devient obscure. Il semble que le gendarme Gilbert au fond de lui-même ait hésité. L'éclat de trois ou quatre cents louis d'or peut séduire un pauvre diable ; mais le couperet de la guillotine brille aussi, et d'une façon inquiétante. Le gendarme a pitié de la pauvre femme, mais il a peur aussi pour sa situation. Que faire ? Exécuter la commission, c'est trahir la république, dénoncer cette malheureuse, c'est abuser de sa confiance. Le brave homme recourt donc, pour commencer, à un moyen terme : il se confie à la femme du concierge, la toute-puissante Mme Richard. Et voilà que celle-ci partage son embarras. Elle non plus n'ose ni se taire ni parler ouvertement, et encore moins s'engager dans un complot aussi périlleux ; sans doute le secret carillon du million a-t-il déjà tinté à ses oreilles.
Finalement, Mme Richard fait comme le gendarme : elle ne dénonce pas Marie-Antoinette, mais elle ne se tait pas non plus tout à fait. Tout comme lui elle se décharge de sa responsabilité sur un autre ; confidentiellement elle fait part de l'histoire du mystérieux billet à Michonis, qui pâlit à cette nouvelle. De nouveau l'affaire s'obscurcit. S'était-il déjà rendu compte que Rougeville voulait faire évader la prisonnière ou ne l'a-t-il appris qu'à ce moment-là ? Était-il au courant du complot, ou Rougeville l'a-t-il trompé ? Quoi qu'il en soit, il lui est désagréable d'avoir tout à coup deux témoins. D'un air sévère il prend le billet suspect que lui tend Mme Richard, le met dans sa poche et lui ordonne de n'en pas parler. Il espère par là avoir réparé l'étourderie de Marie-Antoinette et heureusement arrêté cette pénible affaire. Bien entendu il ne fait aucun rapport ; tout comme dans le complot avec Batz il se retire doucement dès que cela sent le roussi.
L'affaire semble réglée. Mais malheureusement elle trouble et préoccupe le gendarme. Une poignée de louis le réduirait peut-être au silence, mais Marie-Antoinette n'a pas d'argent, et peu à peu il commence à craindre pour sa tête. Après avoir gardé pendant cinq jours (chose suspecte et incompréhensible) un silence complet à l’égard de ses camarades et des autorités, il finit quand même, le 3 septembre, par faire un rapport à ses chefs ; deux heures plus tard, les commissaires de la Commune, agités, accourent à la Conciergerie et interrogent tous ceux qui sont au courant.
Marie-Antoinette commence par nier et déclare n'avoir reconnu personne ; lorsqu'on lui demande si elle a écrit un billet, il y a quelques jours, elle répond froidement qu'elle n'a pas de quoi écrire. Michonis aussi fait l'innocent et compte sur le silence de Mme Richard, sans doute également soudoyée. Mais comme celle-ci soutient lui avoir remis le billet, il faut maintenant qu'il le produise (il a eu l'intelligence de rendre auparavant le texte illisible par de nouvelles piqûres). Le jour suivant, au second interrogatoire, Marie-Antoinette renonce à la résistance. Elle avoue qu'elle a connu cet homme aux Tuileries et qu'elle a reçu de lui dans un oeillet un billet auquel elle a répondu. Mais avec un dévouement total elle protège celui qui a voulu se sacrifier pour elle, ne prononce pas le nom de Rougeville et prétend ne pas se rappeler comment s'appelait cet officier de la garde ; elle couvre généreusement Michonis et, par là, lui sauve la vie. Mais vingt-quatre heures plus tard la Commune et le Comité de Salut public connaissent déjà le nom de Rougeville, et c'est pourtant en vain que la police poursuit dans tout Paris l'homme qui a voulu sauver la reine et qui, en réalité, n'a fait qu'activer sa fin.
Car ce complot, maladroitement ourdi, précipite de façon effrayante la destinée de Marie-Antoinette. Le traitement qu'on lui avait accordé jusqu'alors, et qui comportait tacitement des égards, cesse brusquement. On lui confisque tout ce qui lui reste, ses dernières bagues, même la petite montre en or apportée d'Autriche et qui est un souvenir de sa mère, ainsi que le médaillon dans lequel elle conservait tendrement les cheveux de ses enfants. On lui enlève, bien entendu, les aiguilles avec lesquelles elle a eu l'idée d'écrire sa réponse à Rougeville, on lui interdit toute lumière le soir. On révoque l'indulgent Michonis, ainsi que Mme Richard, qui est remplacée par Mme Bault. En même temps la Commune ordonne, par un décret du 11 septembre, de transférer la récidiviste dans une cellule encore plus sûre que celle qu'elle occupait jusqu'à présent ; et comme dans toute la Conciergerie on n'en trouve pas qui offre des garanties suffisantes aux yeux de la Commune alarmée, on aménage la pièce qui servait de pharmacie et on la munit de doubles portes de fer. La fenêtre qui donne sur la cour des femmes est murée jusqu'à mi-hauteur des barreaux ; les deux sentinelles qui montent la garde sous ses fenêtres et les gendarmes qui se relaient, jour et nuit, répondent sur leur vie de la prisonnière.
Voici Marie-Antoinette dans la plus extrême des solitudes. Ses nouveaux geôliers, quoique bienveillants à son égard, n'osent, pas plus que les gendarmes, adresser la parole à cette femme dangereuse. La petite montre n'est plus là, qui de son grêle tic-tac mesurait le temps infini ; elle n'a plus de travail d'aiguille, on ne lui a laissé que son petit chien. Maintenant, dans cet isolement complet, Marie-Antoinette se souvient enfin, après plus de vingt-cinq ans, d'une des constantes recommandations de sa mère ; pour la première fois de sa vie elle demande de la lecture et ses yeux fatigués et enflammés dévorent livre après livre ; on n'arrive pas à lui en fournir assez. Ce ne sont pas des romans qu'elle veut, ni des pièces de théâtre, rien de gai, rien de sentimental, rien qui parle d'amour, cela lui rappellerait trop le passé, mais des aventures excitantes, les voyages du capitaine Cook, des histoires de naufragés et d'expéditions hardies, des ouvrages qui empoignent et qui vous emportent, qui excitent et tiennent en haleine, des livres qui vous font oublier le temps et le monde. Des personnages inventés, imaginaires, sont les seuls compagnons de sa solitude. Personne ne vient plus la voir, pendant des journées elle n'entend que les cloches de la Sainte-Chapelle toute voisine et le grincement des clefs dans la serrure, et le reste du temps c'est le silence, l'éternel silence dans la pièce humide, basse, étroite et sombre comme un cercueil. Le manque de mouvement et d'air la débilite, de fortes hémorragies la fatiguent. Et lorsque, enfin, elle est appelée devant le tribunal, c'est une vieille femme aux cheveux blancs qui sort de cette longue nuit et s'avance dans la lumière du jour dont elle n'a plus l'habitude.
CHAPITRE XL
LA GRANDE INFAMIE
La dernière marche est atteinte, le calvaire touche à sa fin. Le contraste le plus grand, le plus frappant que pouvait imaginer le sort, s'est accompli. La femme qui a vu le jour dans un château impérial et qui, dans son palais royal, disposait de nombreux appartements, loge à présent dans un réduit étroit, grillé, humide et mi-souterrain. La femme qui aimait le luxe, et autour d'elle les multiples et précieux accessoires de la richesse, n'a même plus, maintenant, ni armoire, ni glace, ni fauteuil et ne dispose que de l'indispensable : une table, une chaise, un lit de sangle. Celle qui avait à son service une surintendante, une dame d'honneur, une dame d'atours, deux femmes de chambre le jour et deux la nuit, un lecteur, un médecin, un chirurgien, un secrétaire, des pages, des laquais, des cuisiniers, des coiffeurs, n'a plus personne pour peigner ses cheveux blancs. Celle qui avait besoin de trois cents robes par an est obligée, malgré la faiblesse de ses yeux, de raccommoder elle-même l'ourlet de sa pauvre robe. La femme énergique d'autrefois est lasse, celle qui fut si belle et si désirée est devenue une pâle matrone. La femme qui aimait la société, de midi à minuit, et bien au-delà, médite seule, maintenant, et attend sans sommeil, toute la nuit, le lever du jour derrière des barreaux. Plus l'été décline, plus la sombre cellule ressemble à un tombeau, car depuis que la surveillance a été renforcée Marie-Antoinette n'a plus le droit d'avoir de lumière ; seule, venant du couloir, la grêle et pauvre lueur d'un quinquet tombe par une lucarne dans l'obscurité de son misérable réduit. On sent venir l'automne, le froid monte des dalles nues, le brouillard humide de la Seine traverse les murs de la cellule, tout ce qui est bois est mouillé et spongieux au toucher ; il s'y dégage une odeur de moisi, de pourriture, et, de plus en plus, une violente odeur de mort. Le linge de la prisonnière se délabre, ses habits s'éliment, le froid humide la pénètre jusqu'aux os et lui cause des douleurs rhumatismales aiguës. La lassitude envahit lentement cette créature grelottante, qui, un jour — il lui semble qu'il y a mille ans de cela —, fut reine de France et la femme la plus heureuse de vivre de ce pays ; le silence devient toujours plus glacial et le temps toujours plus vide autour d'elle. L'appel de la mort ne peut plus l'effrayer, car dans cette cellule elle est déjà enterrée vivante.
Dans cette tombe habitée, au centre de Paris, aucune rumeur ne pénètre de la formidable tempête qui, en cet automne, passe sur le monde. Jamais la Révolution française n'a été aussi menacée qu'à ce moment-là. Deux de ses plus puissantes forteresses, Mayence et Valenciennes, sont tombées aux mains des ennemis, les Anglais se sont emparés du port de guerre le plus important, la deuxième grande ville de France, Lyon, s'est insurgée, les colonies sont perdues, la discorde est grande à la Convention, la faim et l'abattement règnent à Paris : la république est à deux doigts de la chute. Une seule chose maintenant peut la sauver : un acte d'audace désespéré, provocateur ; la république ne peut surmonter la peur que si elle-même l'inspire. « Mettons la terreur à l'ordre du jour ! » Ce mot effroyable retentit lugubrement dans la salle de la Convention, et, sans tenir compte de quoi que ce soit, l'action vient confirmer cette menace. Les Girondins sont mis hors la loi, le duc d'Orléans et beaucoup d'autres sont cités devant le tribunal révolutionnaire. Le couperet est déjà prêt, lorsque Billaud-Varenne se lève et déclare :
La Convention nationale vient de donner un grand exemple de sévérité aux traîtres qui méditent la ruine de leur pays ; mais il lui reste encore un décret important à rendre. Une femme, la honte de l'humanité et de son sexe, la veuve Capet, doit enfin expier ses forfaits sur l'échafaud. Déjà on publie partout qu'elle a été transférée au Temple, qu'elle a été jugée secrètement et que le tribunal révolutionnaire l'a blanchie ; comme si une femme qui a fait couler le sang de plusieurs milliers de Français pouvait être absoute par un jury français ! Je demande que le tribunal révolutionnaire prononce cette semaine sur son sort.
Quoique cette motion ne réclame pas seulement le jugement de Marie-Antoinette, mais nettement aussi son exécution, elle est acceptée à l'unanimité. Pourtant, chose étrange, Fouquier-Tinville, l'accusateur public, qui habituellement travaille sans relâche, froidement et rapidement comme une machine, hésite encore. Il ne requiert contre Marie-Antoinette ni cette semaine-là, ni la suivante, ni celle d'après ; quelque chose de secret le retient-il, ou bien cet homme au cœur racorni, qui d'ordinaire change le papier en sang et le sang en papier avec une célérité de prestidigitateur, n'a-t-il vraiment pas encore en mains de documents probants ? Quoi qu'il en soit, il hésite et remet toujours l'accusation. Il écrit au Comité de Salut public de lui envoyer les pièces du procès ; fait étonnant, le Comité montre, lui aussi, une surprenante lenteur. Il finit toutefois par rassembler quelques papiers sans importance, l'interrogatoire sur l'affaire de l'œillet, une liste de témoins, les pièces du procès du roi. Mais Fouquier-Tinville persiste à ne pas agir. Il semble attendre encore quelque chose, soit l'ordre secret d'engager enfin le procès, soit un document particulièrement convaincant, un fait manifeste, qui donnerait à son acte d'accusation l'éclat et le feu d'une indignation vraiment républicaine, quelque faute inadmissible et révoltante, soit de la femme, soit de la reine. L'accusation exigée avec tant d'emphase semble encore patauger. C'est alors qu'Hébert, le plus acharné et le plus obstiné des ennemis de Marie-Antoinette, remet à Fouquier-Tinville un document qui est le plus effroyable et le plus infâme de toute la Révolution française. Et cette impulsion est décisive : le procès, du coup, est engagé.
Qu'est-il donc arrivé ? Le 30 septembre Hébert reçoit inopinément une lettre du cordonnier Simon, précepteur du dauphin. La première partie, écrite par une main inconnue et correctement orthographiée, dit :
Salut ! Viens vite, mon ami, j'ai des choses à te dire et j'aurai beaucoup de plaisir à te voir. Tâche de venir aujourd'hui, tu me trouveras toujours brave et franc républicain.
Mais le reste de la lettre est de la main de Simon et montre, par son orthographe absolument grotesque, le degré d'instruction du précepteur :
Je te coitte bien le bon jou moi e mon est pousse Jean Brasse tas cher est pousse et mas petiste bon amis la petiste fils cent ou blier ta cher sœur que jan Brasse. Je tan prie de nés pas manquer à mas demande pout te voir ce las presse pour mois. Simon, ton amis pour la vis.
Hébert, zélé et énergique, se précipite sans hésitation chez Simon. Ce qu'il y apprend lui paraît si effarant, à lui Hébert qui est pourtant un endurci, qu'il renonce à intervenir personnellement et préfère convoquer, sous la présidence du maire, une commission de la Commune, qui se rend au Temple pour y relever, au cours de trois interrogatoires écrits et conservés jusqu'à nos jours, des charges décisives contre Marie-Antoinette.
Nous approchons maintenant de ce qui, si longtemps, parut, du point de vue psychologique, invraisemblable et incompréhensible, de cet épisode de la vie de Marie-Antoinette qui ne s'explique — à demi — que par l'effroyable surexcitation de l'époque, par l'empoisonnement systématique de l'opinion publique pratiqué pendant des années. Le petit dauphin, enfant exubérant et précoce, s'était, quelque temps auparavant, quand il se trouvait encore sous la garde de sa mère, blessé à un testicule en jouant avec un bâton et un chirurgien appelé aussitôt lui avait fabriqué une sorte de bandage herniaire. Cet incident semblait clos et oublié. Mais voici qu'un jour Simon, ou sa femme, découvre que l'enfant s'adonne aux plaisirs solitaires. Pris sur le fait, le garçonnet ne peut nier. Pressé de questions par Simon, il déclare, ou plutôt on lui fait dire, que ce sont sa mère et sa tante qui l'ont incité à ces vilaines habitudes. Simon, qui croit tout possible de la part de cette « tigresse », même les choses les plus diaboliques, poursuit son interrogatoire si loin que l'enfant en arrive à prétendre qu'au Temple, souvent, les deux femmes l'avaient pris dans leur lit et que sa mère s'était livrée sur lui à des actes incestueux.
Une déposition aussi effroyable, de la part d'un enfant qui n'avait pas encore neuf ans, eût certainement rendu méfiant un homme raisonnable, une époque normale ; mais du fait des innombrables brochures calomnieuses publiées pendant la Révolution, la certitude de l'insatiable érotisme de Marie-Antoinette est si profondément ancrée dans le sang des gens que même cette accusation insensée n'éveille chez Hébert et chez Simon aucune espèce de doute. Au contraire, la chose paraît parfaitement claire et logique à ces sans-culottes aveuglés. Marie-Antoinette, cette prostituée babylonienne, cette infâme tribade, n'avait-elle point l'habitude, à Trianon, d'épuiser tous les jours plusieurs hommes et plusieurs femmes ? Il est tout naturel, en déduisent-ils donc, qu'une pareille louve, privée de partenaires, se soit jetée, pour satisfaire sa diabolique lubricité, sur son propre fils, un enfant innocent et sans défense.
Pas un seul instant Hébert et ses tristes amis, obnubilés par la haine, ne mettent en doute l'accusation mensongère de l'enfant contre sa mère. Il ne s'agit plus à présent que d'établir un procès-verbal, de fixer noir sur blanc l'ignominie de Marie-Antoinette afin que toute la France sache jusqu'où va la dépravation de cette Autrichienne pour qui la guillotine ne serait qu'une faible punition. C'est ainsi qu'ont lieu trois interrogatoires : celui d'un petit garçon de moins de neuf ans, d'une fillette de quinze ans et de Madame Élisabeth, scènes tellement affreuses et ignobles qu'on ne pourrait y croire, n'étaient les procès-verbaux, jaunis il est vrai, mais quand même toujours très lisibles, portant la signature maladroite de ces jeunes enfants, et que l'on trouve encore aujourd'hui aux Archives nationales de Paris.
Au premier interrogatoire, le 6 octobre, sont présents le maire Pache, le syndic Chaumette, Hébert et d'autres conseillers de la Commune ; au second interrogatoire, le 7 octobre, figure aussi, parmi les signataires, un peintre célèbre, qui est en même temps un des hommes les plus dépourvus de caractère de la Révolution : David. On appelle d'abord l'enfant de huit ans et demi comme témoin principal : on commence par le questionner au sujet d'autres événements du Temple, et le garçonnet bavard trahit, sans saisir la portée de ses dépositions, les complices secrets de sa mère, Toulan en tête. Puis vient l'affaire scabreuse ; le procès-verbal dit :
Ayant été surpris plusieurs fois dans son lit par Simon et sa femme chargés de veiller sur lui par la Commune, à commettre sur lui des indécences nuisibles à sa santé, il leur assura qu'il avait été instruit dans ses habitudes pernicieuses par sa mère et sa tante et que différentes fois elles s'étaient amusées à lui voir répéter ses pratiques devant elles et que bien souvent cela avait lieu lorsqu'elles le faisaient coucher entre elles ; que de la manière que l'enfant s'est expliqué, il nous a fait entendre qu'une fois sa mère le fit approcher d'elle, qu'il en résulta une copulation et qu'il résulta un gonflement à un des testicules pour lequel il porte un bandage et que sa mère lui a recommandé de n'en jamais parler, que cet acte a été répété plusieurs fois depuis ; il a ajouté que cinq autres particuliers conversaient avec plus de familiarité que les autres commissaires du Conseil avec sa mère et sa tante.
Cette monstruosité a donc été consignée, noir sur blanc, avec sept ou huit signatures : l'authenticité de l'acte, le fait que l'enfant aveuglé a réellement fait cette horrible déposition, ne sauraient être niés ; tout au plus pourrait-on objecter que justement le passage qui contient l'accusation d'inceste ne se trouve pas dans le texte même et a été ajouté après coup, en marge. Mais il y a une chose qu'on ne saurait réfuter : la signature « Louis-Charles Capet » est apposée en grandes lettres anguleuses et enfantines, péniblement dessinées. Le fils a effectivement porté devant ces étrangers la plus infâme des accusations contre sa mère.
Cette aberration ne suffit pas, les enquêteurs veulent pousser à fond leur interrogatoire. Après l'enfant de moins de neuf ans on fait venir sa sœur, une fillette de quinze ans. Chaumette lui demande
... si lorsqu'elle jouait avec son frère il ne la touchait pas où il ne fallait pas qu'elle fût touchée ; et si ses mère et tante ne le faisaient pas coucher entre elles.
Elle répond négativement. Alors, comble de l'horreur, les deux enfants sont confrontés pour discuter devant les inquisiteurs de l'honneur de leur mère. Le petit dauphin persiste dans ses affirmations, l'adolescente, intimidée par la présence de ces hommes sévères et troublée par ces questions inconvenantes, ne cesse de dire qu'elle ne sait rien, qu'elle n'a rien vu de tout cela. On appelle maintenant le troisième témoin. Madame Élisabeth ; l'interrogatoire de cette énergique jeune fille de vingt-neuf ans n'est pas aussi facile que celui des deux enfants candides et terrifiés. Car à peine lui a-t-on présenté le procès-verbal de la déposition du dauphin que le sang lui monte au visage et qu'elle repousse dédaigneusement le papier en déclarant que pareille ignominie est trop au-dessous d'elle pour qu'elle daigne y répondre. Puis — nouvelle scène infernale — on la confronte avec le garçonnet. Il soutient énergiquement et insolemment qu'elle et sa mère l'ont incité à ces pratiques. Madame Élisabeth ne peut plus se retenir : « Ah ! le monstre ! », s'écrie-t-elle indignée. Mais les commissaires ont entendu ce qu'ils voulaient entendre. Ce procès-verbal est, lui aussi, signé avec soin, et c'est triomphalement qu'Hébert apporte les trois pièces au juge d'instruction, car il espère avoir ainsi démasqué à jamais Marie-Antoinette aux yeux des contemporains et de la postérité, et l'avoir clouée au pilori. Gonflé d'orgueil, affichant le plus grand patriotisme, il va se mettre à la disposition du tribunal pour témoigner des pratiques incestueuses de Marie-Antoinette.
Ce témoignage d'un enfant contre sa propre mère, parce que unique sans doute dans les annales de l'Histoire, a toujours été une grande énigme pour les biographes de Marie-Antoinette ; pour éviter ce pénible écueil, les défenseurs passionnés de la reine ont eu recours aux explications les plus tortueuses, aux déformations les plus étranges. Hébert et Simon, qu'ils ne cessent de nous dépeindre comme des diables incarnés, auraient, de concert, exercé une pression violente sur le malheureux enfant pour lui arracher cette odieuse déposition. Ils l'auraient amené à dire ce qu'ils voulaient — première version royaliste — tantôt en le comblant de friandises, tantôt en le fouettant, ou — seconde version tout aussi dépourvue de psychologie — en lui faisant boire de l'alcool. Son témoignage aurait eu lieu alors qu'il était ivre et, de ce fait, serait sans valeur. Ces deux affirmations, dénuées de preuves, sont en contradiction avec le rapport clair et tout à fait impartial d'un témoin oculaire, le secrétaire Daujon, qui a rédigé le procès-verbal du dernier interrogatoire :
Le jeune prince, écrit-il, était assis sur un fauteuil, il balançait ses petites jambes dont les pieds ne posaient pas à terre. Interrogé sur les propos en question on lui demanda s'ils étaient vrais, il répondit par l'affirmation.
Toute l'attitude du dauphin exprime plutôt une audacieuse effronterie. Il ressort nettement aussi des deux autres procès-verbaux que l'enfant n'a aucunement agi sous une pression extérieure, mais qu'il a, au contraire, sous l'effet d'une obstination enfantine — où l'on sent même une certaine méchanceté et une espèce de ressentiment — répété de son plein gré l'effroyable accusation portée contre sa tante.
Comment expliquer cela ? La chose n'est pas particulièrement difficile pour notre génération, beaucoup plus renseignée que les précédentes sur l'habitude du mensonge chez l'enfant en matière sexuelle, et qui aborde ces aberrations avec plus de compréhension. D'emblée, il faut écarter la version sentimentale d'après laquelle le dauphin aurait éprouvé une grande humiliation à passer aux mains du cordonnier Simon et beaucoup souffert de la séparation d'avec sa mère ; les enfants s'accoutument avec une rapidité surprenante à tout nouvel entourage, et, si affreux que cela puisse paraître à première vue, il est probable que ce garçon de huit ans et demi se plaisait mieux avec le rude et jovial Simon que dans la tour du Temple, auprès de ces deux femmes en deuil et toujours en pleurs qui l'instruisaient toute la journée, l'obligeaient à apprendre et cherchaient continuellement à inculquer au futur roi de France de la tenue et de la dignité. Auprès du cordonnier Simon, en revanche, le petit dauphin est complètement libre et Dieu sait si on ne l'ennuie pas avec des leçons ; il peut jouer tant qu'il veut sans s'inquiéter de rien ; il est probable qu'il trouve plus amusant de chanter La Carmagnole avec les soldats que de dire des chapelets avec la pieuse et ennuyeuse Madame Élisabeth. Car tout enfant a un penchant inné à s'abaisser et se défend contre la culture et les bonnes manières qu'on lui impose ; il se sent plus à l'aise au milieu de gens frustes que dans la contrainte de l'éducation ; ce qu'il y a de réellement anarchique en lui s'épanouit davantage là où règnent la liberté, le naturel et où n'est exigée aucune retenue. Le désir d'ascension sociale n'apparaît qu'avec l'éveil de l'intelligence — mais jusqu'à la dixième et souvent même jusqu'à la quinzième année tout enfant de bonne famille envie véritablement ses petits camarades du peuple, à qui est permis tout ce qu'une éducation soignée lui défend. Le dauphin, dont les sentiments, comme chez tous les enfants, changent et s'adaptent vite — et cette constatation toute naturelle, les biographes sentimentaux n'ont voulu l'admettre à aucun prix —, semble s'être détaché très rapidement de l'ambiance maternelle si mélancolique, et s'être habitué à celle plus libre et plus divertissante du cordonnier Simon ; sa propre sœur avoue qu'il chantait à tue-tête des chansons révolutionnaires ; un autre témoin digne de foi cite un propos si grossier du dauphin sur sa mère et sur sa tante qu'on n'ose même pas le répéter. Et puis il y a un témoignage irréfutable concernant la prédisposition particulière du petit garçon à mentir par imagination, celui de sa mère elle-même qui écrivait en parlant de l'enfant de quatre ans et demi dans ses instructions à la gouvernante :
Il est très indiscret ; il répète aisément ce qu'il a entendu dire ; et souvent, sans vouloir mentir, il y ajoute ce que son imagination lui fait voir. C'est son plus grand défaut et sur lequel il faut bien le corriger.
Dans ce portrait, Marie-Antoinette nous donne une indication précise qui nous aidera à voir plus clair, et une déclaration de Madame Élisabeth la complète logiquement. On sait que, presque toujours, les enfants pris en train de commettre un acte défendu cherchent à rejeter la faute sur autrui ; une mesure de protection instinctive (parce qu'ils sentent qu'on ne rend pas volontiers un enfant responsable) les pousse à dire qu'ils ont été incités par d'autres. Or, dans sa déposition, Madame Élisabeth déclare — et ce fait a presque toujours stupidement été passé sous silence — que son neveu s'adonnait en effet depuis longtemps à ce vice et qu'elle se rappelait très bien qu'elle-même, tout comme sa mère, l'avait souvent grondé à ce sujet. L'enfant avait donc déjà été pris sur le fait par sa mère et par sa tante, et sans doute avait-il été plus ou moins sévèrement puni. Lorsque Simon lui demande de qui il tient cette mauvaise habitude, l'enchaînement de ses souvenirs lui rappelle, tout naturellement, en même temps que l'acte, la première fois où il a été pris sur le fait et, avec une réelle obsession, il pense tout d'abord à ceux qui l'ont puni pour cela. Il se venge inconsciemment de sa punition, et, sans se douter des conséquences d'une telle déposition, il indique, comme ayant été ses instigateurs, ceux qui l'ont puni, ou répond affirmativement à une question qui le suggestionne dans ce sens, et cela sans hésiter, donc, avec la plus grande apparence de vérité. Et tout, maintenant, s'enchaîne. Une fois pris dans le mensonge, l'enfant ne peut plus reculer ; mieux, dès qu'il discerne, comme dans le cas présent, qu'on croit volontiers, voire avec plaisir, à ses affirmations, il se sent complètement à l'aise dans son mensonge et continue à avouer avec entrain tout ce que les commissaires lui demandent. Il tient à sa version par instinct d'autoprotection, depuis qu'il sait qu'elle lui évite la punition. C'est pourquoi des psychologues plus avisés que ces cordonniers, ex-acteurs, peintres et greffiers, auraient eux-mêmes eu de la peine, devant une déposition si nette et si peu équivoque, à ne pas se tromper au premier abord. En outre, les enquêteurs se trouvaient encore sous l'effet d'une suggestion collective ; pour eux, lecteurs quotidiens du Père Duchêne, cette terrible accusation de l'enfant concordait parfaitement avec le caractère infernal de la mère, que des brochures pornographiques circulant dans toute la France avaient représentée comme le parangon des débauchées. Aucun crime, même le plus absurde, de la part d'une Marie-Antoinette, ne pouvait surprendre ces hommes suggestionnés. Aussi ne s'étonnèrent-ils pas longuement, n'approfondirent-ils pas les choses, et apposèrent-ils leur signature, avec autant d'insouciance que l'enfant de huit ans et demi, sous une des plus grandes infamies qui aient jamais été machinées contre une mère.
L'impénétrable solitude de la Conciergerie a heureusement empêché Marie-Antoinette d'apprendre aussitôt l'affreuse déposition de son enfant. Ce n'est que l'avant-veille de sa mort que l'acte d'accusation lui apporte cette suprême humiliation. Elle a subi, des années durant, toutes les attaques possibles contre son honneur, les calomnies les plus infâmes, sans jamais ouvrir la bouche. Mais ce tourment inimaginable de se voir si épouvantablement calomniée par son propre enfant a dû l'ébranler jusqu'au plus profond de son âme. Cette pensée torturante l'accompagne jusqu'au seuil de la mort ; trois heures avant de monter à la guillotine cette femme d'ordinaire si résignée écrit à Madame Élisabeth, accusée avec elle :
Je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de la peine. Pardonnez-lui, ma chère sœur, pensez à l'âge qu'il a, et combien il est facile de faire dire à un enfant ce qu'on veut, et même ce qu'il ne comprend pas. Un jour viendra, j'espère, où il ne sentira que mieux tout le prix de vos bontés et de votre tendresse pour tous deux.
En lançant sa bruyante accusation Hébert n'a pas réussi, comme il le voulait, à déshonorer Marie-Antoinette aux yeux du monde ; au contraire, l'arme qu'il brandit lui échappe des mains pendant que se déroule le procès, et vient le frapper lui-même à la nuque. Mais il est parvenu à une chose : à blesser cruellement l'âme d'une femme déjà livrée à la mort, à empoisonner ses derniers instants.
CHAPITRE XLI
L'OUVERTURE DU PROCÈS
L'accusateur public peut, à présent, se mettre à l'œuvre, il a suffisamment d'armes à sa disposition. Le 12 octobre, Marie-Antoinette est appelée dans la grande salle des délibérations pour y subir un premier interrogatoire. En face d'elle sont assis Fouquier-Tinville, Herman, son adjoint, et quelques secrétaires ; à ses côtés personne. Aucun défenseur, aucun assistant, rien que le gendarme qui la garde. Mais durant ces longues semaines de solitude Marie-Antoinette a rassemblé ses forces. Le danger lui a appris à concentrer ses pensées, à bien parler et mieux encore à se taire : toutes ses réponses sont d'une étonnante précision et en même temps prudentes et judicieuses. Pas un instant elle ne se départ de son calme ; les questions même les plus absurdes et les plus perfides ne peuvent lui faire perdre son sang-froid. Maintenant, à la dernière minute, Marie-Antoinette a compris le rôle qui lui incombe, elle sait que dans cette salle presque sombre où on l'interroge elle doit être reine plus encore qu'elle ne l'a été dans les salons d'apparat de Versailles. Ce n'est pas à un petit avocat, poussé dans la Révolution par la faim, et qui croit faire ici œuvre d'accusateur, ni à ces sous-officiers et à ces scribes déguisés en juges, qu'elle répond, mais au seul vrai juge : l'Histoire. « Quand deviendrez-vous enfin vous-même ? », lui écrivait vingt ans plus tôt Marie-Thérèse désespérée. À présent, à deux doigts de la mort, Marie-Antoinette commence à acquérir en elle-même cette grandeur qu'elle ne possédait qu'extérieurement. Quand on lui demande son nom, elle répond d'une voix haute et claire : « Marie-Antoinette d'Autriche-Lorraine, trente-huit ans, veuve du roi de France. » Soucieux de maintenir dans tous les détails le formalisme d'une procédure ordinaire, Fouquier-Tinville lui demande, comme s'il ne le savait pas, où elle résidait au moment de son arrestation. Sans ironie, Marie-Antoinette répond à son accusateur qu'elle n'a jamais été arrêtée, mais qu'on est venu la prendre à l'Assemblée nationale pour la conduire au Temple. Vient alors, dans le style emphatique de l'époque, l'interrogatoire proprement dit ; elle est accusée d'avoir entretenu des relations politiques avec le « roi de Bohême et de Hongrie » avant la Révolution, d'avoir « dilapidé d'une manière effroyable les finances de la France, fruit des sueurs du peuple, pour ses plaisirs et ses intrigues, de concert avec d'infâmes ministres », et d'avoir fait parvenir des « millions à l'empereur pour servir contre le peuple qui la nourrissait ». Elle est accusée d'avoir conspiré contre la France depuis la Révolution, négocié avec des agents étrangers, poussé le roi, son mari, au veto. Toutes ces accusations Marie-Antoinette les réfute objectivement et énergiquement. Le dialogue ne s'anime que lorsque Herman lui dit maladroitement :
— C'est vous qui avez appris à Louis Capet cet art de profonde dissimulation avec laquelle il a trompé trop longtemps le bon peuple français, qui ne se doutait pas qu'on pût porter à un tel degré la scélératesse et la perfidie.
Marie-Antoinette répond tranquillement à cette creuse tirade :
— Oui, le peuple a été trompé ; il l'a été cruellement, mais ce n'est ni par mon mari ni par moi.
— Par qui donc le peuple a-t-il été trompé ?
— Par ceux qui y avaient intérêt, et ce n'était pas le nôtre de le tromper.
Herman saute immédiatement sur cette réponse ambiguë. Il espère amener Marie-Antoinette à faire une déclaration qui pourrait être interprétée comme hostile à la république.
— Qui sont ceux qui, dans votre opinion, avaient intérêt à tromper le peuple ?
Marie-Antoinette élude habilement la question. Elle dit qu'elle ne le sait pas, que son propre intérêt était d'éclairer le peuple, non de le tromper.
Herman sent l'ironie de cette réponse et reprend sévèrement :
— Vous n'avez pas répondu directement à ma question.
Mais l'interpellée reste sur la défensive :
— Je répondrais directement si je connaissais le nom des personnes.
Après cette première escarmouche, on en revient aux faits. On la questionne sur les circonstances de la fuite à Varennes ; elle répond avec prudence, couvrant tous ceux de ses amis secrets que l'accusateur voudrait englober dans le procès. Ce n'est qu'au reproche absurde que lui fait ensuite Herman qu'elle se cabre de nouveau.
— Vous n'avez jamais cessé un moment de vouloir détruire la liberté ; vous vouliez régner à quelque prix que ce fût, et remonter au trône sur le cadavre des patriotes.
Marie-Antoinette répond, fièrement et vertement, à cet emphatique galimatias (pourquoi, mon Dieu ! a-t-on chargé un pareil imbécile de son interrogatoire ?) qu'elle et son mari « n'avaient pas besoin de remonter sur le trône ; qu'ils y étaient ; qu'ils n'ont jamais désiré que le bonheur de la France, qu'elle fût heureuse ; mais qu'elle le soit, ils seront contents ».
Herman, alors, devient plus agressif ; plus il sent que Marie-Antoinette ne veut pas se départir de sa prudente attitude, qu'elle ne veut fournir aucune prise pouvant servir au procès, plus il accumule, avec rage, ses accusations : elle aurait grisé les régiments de Flandre, correspondu avec des cours étrangères, provoqué la guerre et exercé une influence dans la convention de Pillnitz. Marie-Antoinette rectifie, conformément aux faits, que c'est la Convention nationale et non son époux qui a décidé la guerre, que lors du banquet elle n'a fait que traverser deux fois la salle.
Mais Herman a réservé pour la fin les questions les plus épineuses, celles auxquelles la reine ne peut répondre sans renier ses sentiments ou sans se prononcer contre la république. C'est à tout un questionnaire de haute politique qu'elle doit faire face :
— Quel intérêt mettez-vous aux armes de la République ?
— Le bonheur de la France est celui que je désire par-dessus tout.
— Pensez-vous que les rois soient nécessaires au bonheur du peuple ?
— Un individu ne peut pas décider de cette chose.
— Vous regrettez sans doute que votre fils ait perdu un trône sur lequel il eût pu monter, si le peuple, enfin éclairé sur ses droits, n'eût pas brisé ce trône ?
— Je ne regretterai jamais rien pour mon fils quand son pays sera heureux.
On le voit, le juge d'instruction n'a pas de chance. Marie-Antoinette ne pouvait s'exprimer avec plus de subtilité et d'adresse, lorsqu'elle dit qu'elle ne regrettera jamais rien pour son fils tant que « son » pays sera heureux ; par le seul emploi de ce possessif, la reine, sans déclarer nettement qu'elle ne reconnaissait pas la république, a dit à la face du juge de cette même république qu'elle considérait toujours la France comme « sienne », comme pays et propriété légitime de son enfant ; même dans le danger elle n'a pas cessé de défendre ce qui lui est le plus sacré, le droit de son fils à la couronne. Après cette dernière escarmouche, l'interrogatoire se termine rapidement. On demande à Marie-Antoinette si elle veut choisir un avocat pour le jour du procès. Elle répond qu'elle n'en connaît pas et accepte celui ou ceux qu'on lui donnera d'office. Elle sait, au fond, que tout cela n'a aucune importance, car il n'y a plus actuellement, dans tout le pays, un homme assez courageux pour défendre sérieusement l'ex-reine de France. Celui qui oserait dire avec franchise un mot en sa faveur passerait aussitôt de la place du défenseur au banc des accusés.
Maintenant qu'on a donné à l'instruction des apparences légales, le formaliste éprouvé qu'est Fouquier-Tinville peut rédiger l'acte d'accusation. Sa plume court lestement et rapidement : à fabriquer des accusations en série, on se fait la main. Toutefois ce petit avocat de province se croit tenu cette fois-ci à une certaine éloquence poétique : quand on accuse une reine il faut trouver un accent plus solennel, recourir à plus d'emphase que quand il s'agit de quelque couturière ayant crié « Vive le roi ! ». Le début de son réquisitoire est donc particulièrement boursouflé :
Examen fait de toutes les pièces transmises par l'accusateur public, il en résulte qu'à l'instar des Messaline, Brunehaut, Frédégonde, Médicis, que l'on qualifiait autrefois reines de France, et dont les noms à jamais odieux ne s'effaceront pas des fastes de l'histoire, Marie-Antoinette, veuve de Louis Capet, a été depuis son séjour en France le fléau et la sangsue des Français.
Après cette petite bévue historique — puisque au temps de Frédégonde et de Brunehaut il n'y avait pas encore de royaume de France — suivent les incriminations connues : Marie-Antoinette a entretenu des relations politiques avec un homme appelé « roi de Bohême et de Hongrie », remis des millions à l'empereur, participé à l'orgie de la garde du corps, déchaîné la guerre civile, causé le massacre des patriotes, transmis les plans de guerre à l'étranger. Sous une forme légèrement voilée ; on reprend les accusations d'Hébert selon lesquelles Marie-Antoinette est
... si perverse et si familière avec tous les crimes, qu'oubliant la qualité de mère et la démarcation prescrite par les lois de la nature, elle n'a pas craint de se livrer avec Louis-Charles Capet, son fils, et de l'aveu de ce dernier, à des indécences dont l'idée et le nom seul font frémir d'horreur.
La seule chose nouvelle, et qui surprend, est l'inculpation d'avoir
... poussé la perfidie et la dissimulation au point d'avoir fait imprimer et distribuer... des ouvrages dans lesquels elle était dépeinte sous des couleurs peu avantageuses... pour donner le change et persuader aux puissances étrangères qu'elle était maltraitée des Français.
Selon Fouquier-Tinville, Marie-Antoinette aurait donc répandu elle-même les pamphlets licencieux de Mme de La Motte et consorts.
Ce document, qui n'est pas précisément un chef-d'œuvre au point de vue juridique, est remis, encore humide, le 13 octobre, au défenseur Chauveau-Lagarde, qui se rend incontinent chez Marie-Antoinette à la Conciergerie. L'accusée et son défenseur lisent ensemble l'acte d'accusation, dont le ton haineux n'étonne et n'ébranle que l'avocat. Marie-Antoinette, qui après son interrogatoire ne s'attendait pas à mieux, reste parfaitement calme. Cependant le désespoir s'empare du consciencieux homme de loi au fur et à mesure qu'il lit. Non, il ne lui est pas possible d'examiner un pareil fatras en une seule nuit, et pour assurer la défense avec efficacité il lui faut voir clair dans cet amas confus de paperasses. Il insiste donc auprès de l'accusée pour qu'elle demande un délai de trois jours afin qu'il ait le temps de bien étudier le dossier et de préparer à fond sa défense.
— À qui faut-il m'adresser pour cela ? demande Marie-Antoinette.
— À la Convention.
— Non, non, jamais.
— Vous ne devriez pas, lui dit Chauveau-Lagarde, par un inutile sentiment de fierté, renoncer à vos avantages. Vous avez le devoir de conserver votre vie, non seulement pour vous, mais pour vos enfants.
Puisqu'il s'agit de ses enfants Marie-Antoinette cède. Elle écrit au président de l'Assemblée :
Citoyen président, les citoyens Tronson et Chauveau, que le tribunal m'a donnés pour défenseurs, m'observent qu'ils n'ont été instruits qu'aujourd'hui de leur mission ; je dois être jugée demain, et il leur est impossible de s'instruire dans un si court délai des pièces du procès et même d'en prendre lecture. Je dois à mes enfants de n'omettre aucun moyen nécessaire pour l'entière justification de leur mère. Mes défenseurs demandent trois jours de délai ; j'espère que la Convention les leur accordera.
De nouveau on est surpris, en lisant cet écrit, du changement profond qui s'est produit dans l'esprit de Marie-Antoinette. Celle qui toute sa vie fut mauvaise épistolière, mauvaise diplomate, se met à écrire royalement et à penser en personne responsable. Même lorsque la mort la menace, elle ne fait pas l'honneur d'une prière à la Convention, instance suprême à laquelle elle est forcée de s'adresser. Elle ne demande rien en son nom — elle aimerait mieux mourir ! — mais elle transmet la requête d'un tiers. « Mes défenseurs demandent trois jours de délai ; j'espère que la Convention les leur accordera. »
La Convention ne répond pas. La mort de Marie-Antoinette est décidée depuis longtemps, à quoi bon encore prolonger les formalités judiciaires ? Le procès s'ouvre le lendemain matin à huit heures, et tout le monde, d'avance, en connaît l'issue.
CHAPITRE XLII
LES DÉBATS
Les soixante-dix jours passés à la Conciergerie ont fait de Marie-Antoinette une vieille femme maladive.
Les pleurs ont rougi et enflammé ses yeux qui ont complètement perdu l'habitude du jour ; ses lèvres sont d'une pâleur extrême à la suite des constantes hémorragies dont elle a souffert au cours des dernières semaines. Souvent, très souvent elle est à présent obligée de lutter contre la fatigue, plusieurs fois le médecin a dû lui prescrire des cordiaux. Mais elle sait qu'aujourd'hui se lève un jour historique, qu'il ne lui est pas permis d'être fatiguée, que personne dans la salle d'audience ne doit pouvoir railler la faiblesse d'une reine, d'une fille d'empereur. Il lui faut, une fois encore, tendre toute l'énergie de son corps lassé et épuisé, ensuite il pourra se reposer longuement, se reposer pour toujours. Marie-Antoinette n'a plus que deux choses à faire sur terre : se défendre courageusement et mourir fermement.
Âme énergique, elle veut affronter le tribunal dans une attitude digne. Il faut que le peuple sente que la femme qui comparaît aujourd'hui à la barre est une Habsbourg, et qu'elle est reine malgré tous les décrets qui la détrônent. Elle lisse avec un soin particulier ses cheveux blanchis ; elle se coiffe d'un petit bonnet de linon blanc, plissé et amidonné, d'où tombe à droite et à gauche son voile de deuil ; c'est comme veuve de Louis XVI, dernier roi de France, que Marie-Antoinette veut comparaître devant le tribunal révolutionnaire.
À huit heures les juges et les jurés se réunissent dans la salle d'audience ; Herman, le compatriote de Robespierre, préside les débats, Fouquier-Tinville fait fonction d'accusateur public. Le jury se compose de représentants de toutes les classes : un ci-devant marquis, un chirurgien, un limonadier, un musicien, un imprimeur, un perruquier, un prêtre défroqué, un menuisier, etc. ; quelques membres du Comité de Salut public ont pris place à côté de l'accusateur pour surveiller la marche des débats. La salle est bondée. On n'a pas tous les jours l'occasion de voir une reine sur la sellette.
Marie-Antoinette entre, très calme, et prend place ; on ne lui a pas réservé de fauteuil spécial comme à son mari, on n'a mis à sa disposition qu'un simple siège en bois ; les juges ne sont plus, comme lors du procès solennel de Louis XVI, les membres de l'Assemblée nationale, mais un jury ordinaire, qui accomplit sa sombre mission comme un métier. En vain les spectateurs cherchent-ils dans le visage épuisé, mais non bouleversé, de Marie-Antoinette un signe visible de peur ou d'émotion. Elle attend avec fermeté et énergie le commencement des débats. Son regard se pose avec calme tantôt sur les juges, tantôt sur la salle.
Fouquier-Tinville se lève le premier et lit l'acte d'accusation. La reine écoute à peine. Elle connaît tous ces reproches : elle les a tous examinés la veille avec son avocat. Elle ne lève pas une seule fois la tête, même devant les accusations les plus terribles ; indifférente, elle fait courir ses doigts sur le bras de son siège « comme sur un clavier ».
Alors commence le défilé des quarante et un témoins, qui jurent « de parler sans haine et sans crainte et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Le procès ayant été préparé en hâte — il est vraiment très occupé ces jours-là, le pauvre Fouquier-Tinville, car déjà c'est le tour des Girondins, de Mme Roland et de cent autres — les témoignages les plus divers sont énoncés pêle-mêle, sans aucune suite logique ou chronologique. Les témoins parlent tantôt des événements du 6 octobre à Versailles, tantôt du 10 août à Paris, de faits qui se sont passés avant ou pendant la Révolution. La plupart de ces dépositions sont sans importance, certaines même tout à fait ridicules, celle par exemple de la servante Milot, qui soutient avoir entendu, en 1788, le duc de Coigny dire à quelqu'un que la reine avait fait envoyer à son frère deux cents millions, ou celle, plus stupide encore, que Marie-Antoinette portait sur elle deux pistolets pour assassiner le duc d'Orléans. Deux témoins, il est vrai, jurent avoir vu les mandats de la reine à son frère ; mais les originaux de ces documents importants ne peuvent être produits ; il en est de même pour une lettre qu'elle aurait envoyée au commandant de la garde suisse et dans laquelle il était dit : « Peut-on compter sûrement sur vos Suisses, tiendront-ils vaillamment si on le leur commande ? » Impossible d'apporter un mot écrit de la main de Marie-Antoinette, et le paquet cacheté qui renferme tout ce qu'on lui a confisqué au Temple ne contient aucune charge contre elle. Les mèches de cheveux qu'on y trouve sont celles de son mari et de ses enfants, les miniatures celles de Mme de Lamballe et de son amie d'enfance, la landgrave de Hesse-Darmstadt, les noms notés dans son carnet ceux de son médecin et de sa blanchisseuse. L'accusateur cherche donc toujours à revenir sur les incriminations générales ; Marie-Antoinette, qui cette fois est préparée, répond avec plus d'assurance et de fermeté encore que lors de l'interrogatoire préliminaire. Les débats se déroulent semblables à celui-ci :
— Où avez-vous donc pris l'argent avec lequel vous avez fait construire et meubler le Petit Trianon, dans lequel vous donniez des fêtes dont vous étiez toujours la déesse ?
— C'était un fonds que l'on avait destiné à cet effet.
— Il fallait que ce fonds fût considérable, car le Petit Trianon doit avoir coûté des sommes énormes.
— Il est possible que le Petit Trianon ait coûté des sommes immenses, peut-être plus que je n'aurais désiré ; on avait été entraîné dans les dépenses peu à peu ; du reste, je désire plus que personne que l'on soit instruit de ce qui s'y est passé.
— N'est-ce pas au Petit Trianon que vous avez connu pour la première fois la femme Lamotte ?
— Je ne l'ai jamais vue.
— N'a-t-elle pas été votre victime dans l'affaire du fameux collier ?
— Elle n'a pu l'être, puisque je ne la connaissais pas.
— Vous persistez donc à nier de l'avoir connue ?
— Mon plan n'est pas la dénégation ; c'est la vérité que j'ai dite et que je persisterai à dire.
S'il y avait encore le moindre espoir, Marie-Antoinette serait en droit de s'y abandonner, du fait de la complète carence de la plupart des témoins. Pas un seul de ceux qu'elle craignait ne l'a sérieusement chargée. Elle se défend de plus en plus vigoureusement. Lorsque l'accusateur public prétend que par son influence elle a fait faire à Louis XVI tout ce qu'elle voulait, elle répond :
— Il y a loin de conseiller de faire une chose à la faire exécuter.
Quand plus tard le président lui fait remarquer que ses déclarations sont en contradiction avec celles de son fils, elle dit dédaigneusement :
— Il est bien aisé de faire dire à un enfant de huit ans tout ce qu'on veut.
Aux questions vraiment dangereuses, elle répond prudemment :
— Je ne me rappelle pas.
À aucun moment Herman ne réussit à la prendre en flagrant délit de mensonge ou seulement à la mettre en contradiction avec elle-même ; jamais, au cours de ces longues heures, elle ne provoque dans l'auditoire attentif une exclamation de colère, un mouvement de haine ou une réaction patriotique. Les débats se poursuivent, longs et vides ; on patauge souvent. Il serait temps qu'un témoignage décisif, écrasant, vînt animer l'accusation. Ce témoignage sensationnel Hébert croit l'apporter.
Il s'avance. Énergique et convaincu, il répète d'une voix haute et claire la monstrueuse accusation d'inceste. Mais il ne tarde pas à s'apercevoir que cette accusation incroyable n'est pas prise au sérieux, que personne, dans toute la salle, ne manifeste par des cris indignés son horreur de cette mère infâme et dénaturée ; tout le monde est là pâle et interdit. Le pauvre sire se croit alors obligé de servir une interprétation psychologico-politique particulièrement subtile.
Il y a lieu de croire, déclare-t-il, que cette criminelle jouissance n'était point dictée par le plaisir, mais bien par l'espoir politique d'énerver le physique de cet enfant, que l'on se plaisait encore à croire destiné à occuper un trône, et sur lequel on voulait, par cette manœuvre, s'assurer le droit de régner alors sur son moral.
Mais, chose curieuse, l'auditoire garde encore le plus impressionnant silence devant cette stupidité historique. Marie-Antoinette ne répond pas et détourne avec dédain son regard d'Hébert. Comme si ce pauvre hère, plein de fiel, avait parlé chinois, elle ne bouge pas et semble indifférente. Le président Herman, aussi, fait comme s'il n'avait pas entendu la déposition d'Hébert. Il oublie exprès de demander à la mère calomniée si elle n'a rien à répondre, car déjà il s'est aperçu de la pénible impression qu'a faite cette accusation d'inceste sur tout l'auditoire, sur les femmes surtout. Mais voici que, malencontreusement, un des jurés se permet de dire au président :
Citoyen président, je vous invite à vouloir bien faire observer à l'accusée qu'elle n'a pas répondu sur le fait dont a parlé Hébert à l'égard de ce qui s'est passé entre elle et son fils.
Le président est obligé, malgré lui, de questionner Marie-Antoinette. Elle lève la tête fièrement, brusquement — « ici l'accusée paraît vivement émue », relate même Le Moniteur, d'ordinaire si sec —, et répond à haute voix, avec un indicible dédain :
Si je n'ai pas répondu, c'est que la nature se refuse à répondre à une pareille inculpation faite à une mère. J'en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici.
Et, en effet, une effervescence profonde, une violente agitation remue la salle. Les femmes du peuple, les ouvrières, les poissardes, les tricoteuses retiennent leur souffle ; elles sentent, mystérieusement, qu'on vient de blesser leur sexe entier en lançant cette accusation contre Marie-Antoinette. Le président se tait, le juré indiscret baisse le regard : tous ont été touchés par l'accent douloureux et enflammé de la femme calomniée. Hébert quitte la barre sans ajouter un mot, peu fier de son exploit. Ils sentent tous, et lui aussi peut-être, qu'à l'heure précisément la plus grave ce témoignage vaut à Marie-Antoinette un grand triomphe moral. Ce qui devait l'abaisser l'a élevée.
Robespierre, qui apprend cet incident le soir même, ne peut maîtriser sa colère contre Hébert. Il saisit immédiatement, lui, le seul esprit politique parmi tous ces agitateurs bruyants, l'énorme absurdité que l'on a commise en faisant entendre devant le tribunal cette accusation insensée, dictée par la peur et le sentiment de sa culpabilité, d'un enfant de huit ans contre sa mère. « Cet imbécile d'Hébert », dit-il furieux, « il faut qu'il lui fournisse à son dernier moment ce triomphe d'intérêt public ». Il y a longtemps que Robespierre est las de ce vain personnage, qui, par sa vulgaire démagogie, sa conduite anarchique, profane la cause sacrée de la Révolution ; il décide en lui-même, ce jour-là, de supprimer cette horreur. La pierre qu'Hébert a lancée sur Marie-Antoinette retombe sur lui, et le blesse mortellement. Dans quelques mois il fera le même trajet que sa victime, dans la même charrette, mais pas aussi vaillamment qu'elle ; il sera même si peu courageux que son camarade Ronsin lui criera : « Lorsqu'il fallait agir, vous avez verbiag2 ; maintenant sachez mourir. »
Marie-Antoinette a deviné son triomphe. Mais elle a entendu aussi, dans l'assistance, une voix s'étonner : « Vois-tu comme elle est fière ! » Elle demande donc à son défenseur : « N'ai-je pas mis trop de dignité dans ma réponse ? » Mais il la tranquillise : « Madame, soyez vous-même, et vous serez toujours bien. » Marie-Antoinette devra lutter tout un deuxième jour encore ; le procès traîne péniblement, fatiguant les auditeurs et les acteurs ; mais quoiqu'elle soit épuisée par les hémorragies et qu'elle ne prenne qu'une tasse de bouillon pendant les suspensions de séance, son attitude reste ferme et droite, comme son esprit.
Qu'on se représente, s'il est possible, écrira son défenseur dans ses Mémoires, toute la force d'âme qu'il fallut à la Reine pour supporter les fatigues d'une aussi longue et aussi horrible séance ; en spectacle à tout un peuple, ayant à lutter contre des monstres avides de sang, à se défendre de tous les pièges qu'ils lui tendaient, à détruire toutes leurs objections, à garder toutes les convenances et toutes les mesures, et à ne point rester au-dessous d'elle-même.
Elle a lutté pendant quinze heures le premier jour, plus de douze heures le second jour, lorsque le président déclare enfin l'interrogatoire terminé et demande à l'accusée si elle a encore quelque chose à dire pour sa défense ; Marie-Antoinette répond fièrement :
Hier je ne connaissais pas les témoins, j'ignorais ce qu'ils allaient déposer contre moi ; eh bien ! personne n'a articulé contre moi aucun fait positif. Je finis en observant que je n'étais que la femme de Louis XVI, et qu'il fallait bien que je me conformasse à ses volontés.
Fouquier-Tinville se lève alors et récapitule les chefs d'accusation. Les deux défenseurs répondent par un plaidoyer assez tiède : ils se rappellent sans doute que l'avocat de Louis XVI a été châtié pour avoir pris trop énergiquement le parti du roi ; ils préfèrent donc en appeler à la clémence du peuple, plutôt que de plaider l'innocence de Marie-Antoinette. Avant que le président Herman ne soumette les questions au jury, on emmène l'accusée ; le président et les jurés restent entre eux. Abandonnant maintenant toute phraséologie le président devient clair et positif : il laisse de côté les multiples et vagues accusations de détail et résume toutes les questions en une brève formule. C'est le peuple français, dit-il, qui accuse Marie-Antoinette, car tous les événements politiques qui se sont déroulés depuis cinq ans témoignent contre elle. Il pose donc aux jurés quatre questions :
Premièrement : Est-il constant qu'il ait existé des manœuvres et intelligences avec les puissances étrangères et autres ennemis extérieurs de la république, lesdites manœuvres et intelligences tendant à leur fournir des secours en argent, à leur donner l'entrée du territoire français et à favoriser le progrès de leurs armes ?
Deuxièmement : Marie-Antoinette d'Autriche, veuve de Louis Capet, est-elle convaincue d'avoir coopéré à ces manœuvres et d'avoir entretenu ces intelligences ?
Troisièmement : Est-il constant qu'il a existé un complot et une conspiration tendant à allumer la guerre civile dans l'intérieur de la république ?
Quatrièmement : Marie-Antoinette d'Autriche, veuve de Louis Capet, est-elle convaincue d'avoir participé à ce complot et à cette conspiration ?
Les jurés se lèvent en silence et se retirent dans une pièce contiguë. Il est plus de minuit. Dans la salle surchauffée où viennent de se dérouler les débats, la flamme des chandelles vacille en même temps que frémit de curiosité et d'anxiété le cœur des hommes.
Question incidente : comment les jurés, en toute justice, devraient-ils se prononcer ? Dans ses conclusions le président a écarté le côté politique du procès et a tout ramené, en somme, à une seule accusation. On ne demande pas aux jurés s'ils considèrent Marie-Antoinette comme une femme gaspilleuse, dénaturée, adultère, incestueuse, mais uniquement si l'ex-reine est coupable d'avoir été en relations avec l'étranger, d'avoir souhaité et favorisé la victoire des armées ennemies et l'insurrection à l'intérieur du pays.
Marie-Antoinette est-elle, au sens légal, coupable de trahison et convaincue de ce crime ? Question à deux tranchants, qui exige une double réponse. Sans aucun doute — et c'est là la force du procès — elle était du point de vue de la république réellement coupable. Elle a été indéniablement en relations constantes avec l'ennemi, nous le savons. Elle s'est rendue effectivement coupable de haute trahison en livrant à l'ambassadeur d'Autriche les plans d'attaque militaire de la France et elle a employé et favorisé n'importe quel moyen légal ou illégal susceptible de rendre le trône et la liberté à son époux.
L'accusation est donc fondée. Mais — point faible du procès — elle n'est pas prouvée le moins du monde. Aujourd'hui les documents qui convainquent, sans équivoque possible, Marie-Antoinette du crime de haute trahison contre la république sont connus et imprimés ; on les trouve aux Archives nationales de Vienne, dans les papiers laissés par Fersen. Mais le procès eut lieu à Paris le 16 octobre 1793, et à ce moment-là l'accusateur public ne pouvait disposer d'aucun de ces documents. Aucune preuve matérielle de la trahison commise ne pouvait être mise sous les yeux des jurés.
Un jury honnête, impartial, serait sans doute très embarrassé. Si ces douze républicains suivent leur instinct ils doivent certes condamner Marie-Antoinette, car chacun d'eux est convaincu que cette femme est l'ennemie mortelle de la république, qu'elle a fait tout ce qu'elle a pu, tantôt pour rendre le pouvoir royal à son mari, tantôt pour le conserver intact à son fils. Cependant le droit, pris à la lettre, est du côté de l'accusée : la preuve effective, évidente, fait défaut. En tant que républicains, ils sont en droit d'estimer que Marie-Antoinette est coupable, mais comme jurés assermentés ils doivent s'en tenir à la loi, qui ne connaît d'autre faute que celle qui est prouvée. Ce conflit intérieur leur est heureusement évité. Car ils savent que la Convention n'exige pas du tout d'eux une sentence juste. Elle les a délégués non pour juger, mais pour condamner une femme qui a mis la sécurité de l'État en danger. Ils doivent ou livrer la tête de Marie-Antoinette, ou tendre la leur. Les douze jurés ne délibèrent donc que pour la forme, et s'ils paraissent réfléchir plus d'une minute, ce n'est que pour faire croire à une délibération là où en réalité la sentence est arrêtée depuis longtemps.
À quatre heures du matin les jurés reviennent dans la salle, un silence mortel attend leur verdict. À l'unanimité ils déclarent Marie-Antoinette coupable des crimes qui lui sont imputés. Le président Herman invite les auditeurs — ils ne sont plus nombreux, la fatigue les a chassés pour la plupart — à s'abstenir de toute manifestation. C'est alors qu'on ramène Marie-Antoinette. Seule, bien que luttant sans interruption depuis huit heures du matin, elle n'a pas le droit d'être fatiguée. On lui lit le verdict. Fouquier-Tinville requiert la peine de mort, qu'il obtient à l'unanimité. Le président demande alors à l'accusée si elle a des objections à faire.
Marie-Antoinette a écouté sans broncher, avec un calme parfait, la décision des jurés et la sentence. Elle ne manifeste pas le moindre signe de peur, de colère ou de faiblesse. Elle ne répond pas un mot à la question du président et se contente de secouer négativement la tête. Sans se retourner, sans regarder personne, elle sort de la salle au milieu du silence général et descend l'escalier ; elle est lasse de cette vie, de ces gens, satisfaite au fond de voir se terminer toutes ces mesquines persécutions. Il ne s'agit plus, maintenant, que de rester ferme jusqu'à la dernière heure.
Soudain, dans le sombre couloir — ses yeux fatigués et affaiblis n'y voient plus — son pied ne trouve plus la marche, elle hésite et chancelle. Vite, avant qu'elle ne tombe, le lieutenant de gendarmerie de Busne, le seul qui pendant les débats ait osé lui passer un verre d'eau, lui offre le bras pour la soutenir. Ce fait et celui d'avoir tenu son chapeau à la main en accompagnant la condamnée font qu'un autre gendarme immédiatement le dénonce, ce à quoi il répond pour se défendre :
C'est pour éviter une chute que j'ai pris cette mesure ; les hommes de bon sens ne pourront y voir d'autre intérêt car si elle fût tombée dans l'escalier, on eût crié à la conspiration, à la trahison.
Les deux défenseurs de Marie-Antoinette sont également arrêtés à la fin des débats ; on les fouille de peur qu'elle ne les ait chargés d'un message secret ; pauvres juges ! qui craignent encore l'indomptable énergie de cette femme alors qu'elle n'est plus qu'à un pas de la tombe.
Mais celle qui cause cette peur et cette inquiétude, pauvre femme exsangue et épuisée, ignore tout de ces misérables tracasseries ; calme et résignée, elle a regagné sa prison. Dans quelques heures ce sera la fin.
Deux chandelles brûlent sur la table de sa cellule. Ultime faveur accordée à la condamnée : on lui a permis de ne pas passer dans l'obscurité ces quelques heures qui précèdent la nuit éternelle. Il y a une autre prière à laquelle le geôlier, jusque-là par trop prudent, n'ose pas résister. Marie-Antoinette demande du papier et de l'encre pour écrire une lettre ; du fond de sa tragique solitude elle voudrait adresser un dernier mot à ceux qui s'intéressent à son sort. Le geôlier lui apporte ce qu'elle désire, et alors que les premières lueurs de l'aurore pénètrent déjà par les fenêtres grillées de son réduit, Marie-Antoinette, ramassant ses dernières forces, se met à écrire sa dernière lettre.
Goethe dit quelque part, au sujet des dernières paroles exprimées avant la mort, ce mot magnifique :
À la fin de la vie des pensées jusqu'alors informes surgissent clairement dans l'esprit, elles sont comme d'heureux et brillants génies qui se posent sur les cimes du passé.
Une flamme mystérieuse éclaire aussi cette dernière lettre de la condamnée ; jamais Marie-Antoinette n'a résumé ses pensées avec autant de force, avec autant de clarté, que dans cet adieu à Madame Élisabeth, à présent gardienne de ses enfants. Les traits presque virils de ce message écrit sur une misérable petite table de prison sont plus fermes, plus sûrs que ceux de toutes les lettres qui s'envolaient du bureau doré de Trianon ; la langue est plus pure, le sentiment plus direct : c'est comme si la tempête intérieure, déchaînée par la mort, déchirait tous les nuages inquiétants qui, pendant si longtemps et d'une façon si fatale, avaient caché à cette femme tragique la vue de sa propre profondeur. Marie-Antoinette écrit :
C'est à vous, ma sœur, que j'écris pour la dernière fois. Je viens d'être condamnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l'est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère. Comme lui innocente, j'espère montrer la même fermeté que lui dans ses derniers moments. Je suis calme comme on l'est quand la conscience ne reproche rien. J'ai un profond regret d'abandonner mes pauvres enfants ; vous savez que je n'existais que pour eux et vous, ma bonne et tendre sœur. Vous qui aviez par votre amitié tout sacrifié pour être avec nous, dans quelle position je vous laisse ! J'ai appris, par le plaidoyer même du procès, que ma fille était séparée de vous. Hélas ! la pauvre enfant, je n'ose pas lui écrire, elle ne recevrait pas ma lettre ; je ne sais pas même si celle-ci vous parviendra. Recevez pour eux deux ici ma bénédiction ; j'espère qu'un jour, lorsqu'ils seront plus grands, ils pourront se réunir avec vous et jouir en entier de vos tendres soins. Qu'ils pensent tous deux à ce que je n'ai cessé de leur inspirer : que les principes et l'exécution exacte de ses devoirs sont la première base de la vie, que leur amitié et leur confiance mutuelle en fera le bonheur. Que ma fille sente qu'à l'âge qu'elle a, elle doit toujours aider son frère par les conseils que l'expérience qu'elle aura de plus que lui et son amitié pourront lui inspirer ; que mon fils, à son tour, rende à sa sœur tous les soins, les services que l'amitié peut inspirer ; qu'ils sentent enfin tous deux que, dans quelque position où ils pourront se trouver, ils ne seront vraiment heureux que par leur union ; qu'ils prennent exemple en nous. Combien, dans nos malheurs, notre amitié nous a donné de consolations ! Et, dans le bonheur, on jouit doublement quand on peut le partager avec un ami ; et où en trouver de plus tendre, de plus uni que dans sa propre famille ? Que mon fils n'oublie jamais les derniers mots de son père, que je lui répète expressément : qu'il ne cherche jamais à venger notre mort !
J'ai à vous parler d'une chose bien pénible à mon cœur. Je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de la peine. Pardonnez-lui, ma chère sœur ; pensez à l'âge qu'il a, et combien il est facile de faire dire à un enfant ce qu'on veut, et même ce qu'il ne comprend pas. Un jour viendra, j'espère, où il ne sentira que mieux tout le prix de vos bontés et de votre tendresse pour tous deux.
Il me reste à vous confier encore mes dernières pensées. J'aurais voulu les écrire dès le commencement du procès ; mais outre qu'on ne me laissait pas écrire, la marche a été si rapide que je n'en aurais réellement pas eu le temps.
Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes pères, dans celle où j'ai été élevée, et que j'ai toujours professée. N'ayant aucune consolation spirituelle à attendre, ne sachant pas si il existe encore ici des prêtres de cette religion, et même le lieu où je suis les exposerait trop s'ils y entraient une fois, je demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j'ai pu commettre depuis que j'existe ; j'espère que, dans sa bonté, Il voudra bien recevoir mes derniers vœux, ainsi que ceux que je fais depuis longtemps pour qu'il veuille bien recevoir mon âme dans sa miséricorde et sa bonté.
Je demande pardon à tous ceux que je connais, et à vous, ma sœur, en particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir, j'aurais pu leur causer. Je pardonne à tous mes ennemis le mal qu'ils m'ont fait. Je dis ici adieu à mes tantes et à tous mes frères et sœurs. J'avais des amis ; l'idée d'en être séparée pour jamais et leurs peines sont un des plus grands regrets que j'emporte en mourant ; qu'ils sachent du moins que jusqu'à mon dernier moment j'ai pensé à eux.
Adieu, ma bonne et tendre sœur ; puisse cette lettre vous arriver ! Pensez toujours à moi ; je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que ces pauvres et chers enfants. Mon Dieu, qu'il est déchirant de les quitter pour toujours ! Adieu, adieu : je ne vais plus m'occuper que de mes devoirs spirituels. Comme je ne suis pas libre dans mes actions on m'amènera peut-être un prêtre ; mais je proteste ici que je ne lui dirai pas un mot, et que je le traiterai comme un être absolument étranger.
La lettre s'arrête là, brusquement, sans formule finale, sans signature. Sans doute Marie-Antoinette a-t-elle été vaincue par la fatigue. Sur la table, les chandelles continuent à brûler, peut-être leur flamme vacillante survivra-t-elle à la prisonnière.
La plupart des personnes à qui était destinée cette lettre venue des ténèbres n'en ont pas eu connaissance. Peu avant l'arrivée du bourreau, Marie-Antoinette la remet au geôlier Bault, pour qu'il la fasse parvenir à sa belle-sœur ; Bault a eu tout juste assez d'humanité pour lui donner du papier et une plume, mais il n'a pas assez de courage pour transmettre ce testament sans autorisation (plus on voit tomber de têtes autour de soi, plus on craint pour la sienne). Il remet donc, selon les règlements, la lettre de Marie-Antoinette à Fouquier-Tinville, qui la revêt de son paraphe, mais qui, lui non plus, ne la transmet pas. Et lorsque deux ans plus tard Fouquier-Tinville monte lui-même dans la charrette qu'il a envoyée à la Conciergerie pour tant d'autres, la lettre a disparu ; personne au monde, sauf un homme tout à fait insignifiant, du nom de Courtois, ne sait ni ne soupçonne son existence. Ce député sans talent et sans notoriété avait reçu l'ordre de la Convention, après l'arrestation de Robespierre, de trier les papiers laissés par celui-ci et de les publier ; cet ancien sabotier, à cette occasion, se rend compte de la puissance que détient celui qui s'empare de papiers d'État secrets. Tous les députés compromis tournent à présent humblement autour du petit Courtois, qu'ils saluaient à peine auparavant, et lui font les plus folles promesses, s'il peut leur rendre les lettres qu'ils ont adressées à Robespierre. Ce serait donc une bonne affaire, se dit Courtois, que de s'approprier le plus de papiers possible de tous ces gaillards-là ; et il profite du désordre général pour piller les dossiers du tribunal révolutionnaire et en faire le commerce ; toutefois il garde la lettre de Marie-Antoinette qui lui tombe dans les mains à cette occasion : qui sait le parti que l'on pourrait tirer, si jamais le vent tournait, d'un document aussi précieux ? Il cache ainsi son vol pendant vingt ans, et, en effet, le vent tourne. La royauté est rétablie. Louis XVIII monte sur le trône de France, et les anciens « régicides » se sentent au cou de vives démangeaisons. Pour gagner la faveur du nouveau roi, Courtois lui offre dans une lettre hypocrite le message de Marie-Antoinette qu'il a « sauvé ». Sa misérable ruse ne prend pas et il est exilé tout comme les autres. Mais on a la lettre. C'est ainsi que ce merveilleux message voit le jour vingt et un ans après son envoi.
Mais il est trop tard ! Presque tous ceux à qui Marie-Antoinette adressait ses adieux à l'heure de la mort ont disparu : Madame Élisabeth l'a suivie sur l'échafaud, son fils est mort au Temple, à moins qu'il n'erre quelque part dans le monde, inconnu et s'ignorant lui-même. Et la pensée d'amour qui allait à Fersen ne l'atteindra pas non plus. Aucun mot dans cette lettre ne le désignait, et pourtant à quel autre qu'à lui s'adressaient ces lignes émues : « J'avais des amis ; l'idée d'en être séparée pour jamais et leurs peines sont un des plus grands regrets que j'emporte en mourant. » Le devoir interdisait à Marie-Antoinette de nommer devant le monde celui qui lui était le plus cher sur terre. Mais elle espérait qu'il verrait un jour ces lignes et que l'amant reconnaîtrait à travers elles que jusqu'au dernier souffle elle l'avait aimé d'un amour inaltérable. Et — mystérieuse télépathie du sentiment ! — comme si Fersen se rendait compte de ce besoin qu'elle éprouve d'être avec lui à la dernière heure de sa vie, comme s'il répondait à un appel magique, son Journal mentionne au reçu de la nouvelle tragique :
... que c'était sa plus grande douleur, au milieu de toutes ses peines, de penser que dans les derniers instants elle était seule, sans la consolation d'avoir quelqu'un auprès d'elle, avec qui elle aurait pu parler.
Séparées par des centaines de lieues, invisibles et inaccessibles l'une à l'autre, leurs âmes au même moment communient dans un même désir ; dans l'espace insaisissable, au-delà du temps, leurs pensées se rencontrent comme les lèvres dans le baiser.
Marie-Antoinette a posé sa plume. Le plus dur est fait, elle a pris congé de tous et de tout. Elle s'étend maintenant quelques minutes pour rassembler ses dernières forces. Il ne lui reste plus grand-chose à faire ici-bas. Elle n'a plus qu'à mourir, à bien mourir.
CHAPITRE XLIII
LE DERNIER VOYAGE
À cinq heures du matin, alors que Marie-Antoinette est encore en train d'écrire, on bat déjà le rappel dans les quarante-huit sections de Paris. À sept heures, toute la force armée est sur pied ; des canons, prêts à partir, barrent les ponts et les voies principales, des détachements de la garde traversent la ville baïonnette au canon, la cavalerie fait la haie — et cette immense levée de soldats, uniquement pour faire face à une femme seule qui ne veut plus rien que mourir ! La force a souvent plus peur de la victime que la victime de la force.
À sept heures, la servante du geôlier se glisse doucement dans le cachot. Les deux chandelles brûlent encore sur la table et l'officier de gendarmerie, ombre vigilante, est assis dans un coin. Tout d'abord la servante ne voit pas Marie-Antoinette, puis, effrayée, elle s'aperçoit qu'elle est étendue sur son lit tout habillée, dans.sa robe noire de veuve. Pourtant, elle ne dort pas.
La touchante petite campagnarde est toute tremblante ; elle a pitié de la condamnée à mort, pitié de sa reine. « Madame », lui dit-elle avec émotion en s'approchant, « vous n'avez rien pris hier au soir, et presque rien dans la journée. Que désirez-vous prendre ce matin ? ». « Ma fille », répond Marie-Antoinette sans se lever, « je n'ai plus besoin de rien, tout est fini pour moi ». Mais comme la servante veut à tout prix lui apporter un bouillon qu'elle a fait exprès pour elle, Marie-Antoinette finit par accepter. Elle en avale quelques cuillerées, puis la jeune fille l'aide à changer de vêtements. On a recommandé à la condamnée de ne pas aller à l'échafaud dans sa robe de deuil, parce que cela pourrait irriter le peuple. Marie-Antoinette n'oppose aucune résistance — quelle importance a pour elle une robe, à présent ! — et se décide à revêtir une légère robe blanche du matin.
Mais on lui réserve une dernière humiliation. Au cours des jours qui viennent de s'écouler elle a eu des pertes de sang ininterrompues. Par un désir tout naturel de paraître décemment devant la mort, elle demande à changer de chemise et prie le gendarme de se retirer un instant. Mais l'homme, qui a l'ordre sévère de ne pas la perdre de vue une seconde, déclare qu'il ne peut pas quitter son poste. La prisonnière s'accroupit donc dans la ruelle et pendant qu'elle enlève sa chemise la petite servante compatissante se place devant elle pour cacher sa nudité. Mais que faire de la chemise ensanglantée ? Femme, elle a honte de laisser le linge maculé sous les yeux de cet étranger et exposé aux regards indiscrets de ceux qui, quelques heures plus tard, viendront partager ses hardes. Elle en fait vivement un petit paquet qu'elle cache dans un renfoncement du mur, derrière le poêle.
Marie-Antoinette s'habille alors avec un soin particulier. Depuis plus d'un an elle n'a pas mis le pied dans la rue, ni vu l'étendue du ciel au-dessus d'elle : elle tient, pour ce dernier voyage, à être vêtue convenablement et proprement ; ce n'est plus la vanité féminine qui la pousse, mais le sentiment de la solennité de cette heure historique. Elle ajuste sa robe avec soin, pose sur sa nuque un fichu de mousseline légère, choisit ses meilleurs souliers ; un bonnet à deux volants cache ses cheveux blancs.
À huit heures, on frappe à sa porte. Non, ce n'est pas encore le bourreau. C'est celui qui le précède, le prêtre, mais un de ceux qui ont prêté serment à la république. Marie-Antoinette refuse poliment de se confesser à lui, elle ne reconnaît, dit-elle, comme serviteurs de Dieu que les prêtres non assermentés. Lorsqu'il lui demande s'il doit l'accompagner jusqu'au supplice, elle répond, indifférente : « Comme vous voudrez. »
Cette apparente impassibilité est comme le rempart à l'abri duquel Marie-Antoinette rassemble son énergie pour le dernier bout de chemin qui lui reste à faire. Quand, à dix heures, le bourreau Samson, un jeune homme de taille gigantesque, entre pour lui couper les cheveux, elle se laisse tranquillement lier les mains derrière le dos sans opposer la moindre résistance. Elle sait que sa vie est irrémédiablement perdue et qu'elle ne peut plus sauver que l'honneur. À présent, pas de faiblesse devant personne ! se dit-elle. Il s'agit de rester ferme et de montrer à ceux qui désirent le voir comment meurt une fille de Marie-Thérèse.
Vers onze heures, on ouvre les portes de la Conciergerie. Une espèce de voiture à ridelles, la charrette, à laquelle est attelé un puissant et lourd cheval, attend dans la rue. Louis XVI, lui, avait encore été conduit à la mort avec solennité et respect, dans son carrosse fermé dont les parois de verre le protégeaient contre la curiosité et la haine. Mais depuis lors la république, dans sa course impétueuse, a fait du chemin ; elle exige aussi l'égalité devant la guillotine : une Marie-Antoinette ne doit pas mourir plus commodément que n'importe quel autre citoyen, une voiture à ridelles suffit pour la veuve Capet. Une simple planche, posée entre les montants, sans coussin ni couverture, lui sert de siège : Mme Roland aussi, Danton, Robespierre, Fouquier, Hébert, tous ceux qui envoient Marie-Antoinette à la mort feront leur dernier voyage sur la même planche dure ; la condamnée n'a sur ses juges qu'une courte avance.
Du sombre couloir de la Conciergerie sortent tout d'abord des officiers et derrière eux toute une compagnie de la garde, le fusil sur l'épaule ; Marie-Antoinette suit d'un pas calme et assuré. Le bourreau Samson la tient par le bout de la longue corde avec laquelle on lui a lié les mains derrière le dos, comme s'il redoutait que sa victime, entourée de centaines de gardes et de soldats, ne lui échappât. La foule, malgré elle, est surprise de cette humiliation inutile et inattendue. On n'entend pas les railleries habituelles. Marie-Antoinette s'avance au milieu du plus grand silence vers la charrette. Là, Samson lui tend la main pour l'aider à monter. Le prêtre Girard, en costume civil, s'assied à côté d'elle, tandis que le bourreau reste debout, le visage impassible, la corde à la main : cet autre Caron ne conduit-il pas tous les jours son chargement d'âmes sur l'autre rive du fleuve ? Mais cette fois ses aides et lui-même tiennent durant tout le trajet leur tricorne sous le bras, comme s'ils voulaient s'excuser de leur triste métier auprès de la pauvre femme sans défense qu'ils mènent à l'échafaud.
La voiture misérable avance lentement sur le pavé. On prend son temps, afin que chacun puisse contempler à son aise ce spectacle unique. Sur son siège dur la condamnée ressent jusqu'au plus profond d'elle-même tous les cahots de la voiture, mais, le visage pâle et calme, aux yeux bordés de rouge, Marie-Antoinette ne trahit pas la moindre peur ou la moindre souffrance devant les curieux étroitement alignés sur son passage. Elle rassemble toute sa force d'âme pour tenir jusqu'au bout, et c'est en vain que ses ennemis les plus acharnés l'épient pour la surprendre dans un moment de faiblesse ou de désespoir ; rien ne la trouble, ni les femmes massées près de Saint-Roch qui l'accueillent avec leurs habituels sarcasmes, ni l'acteur Grammont, qui, pour animer la scène macabre, passe à cheval, en uniforme de garde national, devant la charrette et, brandissant son sabre, s'écrie : « La voilà, l'infâme Antoinette ! elle est f... mes amis. » Son visage est d'airain, elle semble ne rien entendre, ne rien voir. Ses mains liées derrière le dos font qu'elle relève la nuque un peu plus ; elle regarde droit devant elle, et toutes les images vives et colorées de la rue ne pénètrent plus dans ses yeux, que la mort baigne déjà intérieurement. Aucun tremblement n'agite ses lèvres, aucun frisson ne secoue son corps ; elle est là, dans la charrette, fière et dédaigneuse, parfaitement maîtresse d'elle-même, et Hébert lui-même devra avouer le lendemain, dans Le Père Duchêne : « La grue, au surplus, a été audacieuse et insolente jusqu'au bout. »
Au coin de la rue Saint-Honoré, là où se trouve aujourd'hui le café de la Régence, un homme attend, brandissant son crayon, une feuille de papier à la main. C'est Louis David, une des âmes les plus viles en même temps que l'un des plus grands artistes de l'époque. Braillard parmi les braillards de la Révolution, il sert les puissants aussi longtemps qu'ils sont au pouvoir et les abandonne à l'heure du danger. Il peint Marat sur son lit de mort ; le huit Thermidor il jure emphatiquement de vider avec Robespierre « la coupe jusqu'à la lie », mais le lendemain, lorsque se déroule la séance tragique, cette soif héroïque est passée et le triste héros préfère se cacher chez lui, lâcheté qui lui permet d'échapper à la guillotine. Ennemi acharné des « tyrans » pendant la Révolution, il sera le premier à se rallier au nouveau dictateur, et, après avoir peint le couronnement de Napoléon, il troquera son ancienne haine des aristocrates contre le titre de baron. Type de l'éternel transfuge qu'attire la puissance, courtisant ceux qui triomphent, sans pitié pour les vaincus, il peint les vainqueurs à leur couronnement et les victimes sur le chemin de l'échafaud. Du haut de la même charrette, qui conduit aujourd'hui Marie-Antoinette à la guillotine, Danton aussi l'apercevra, et, connaissant la bassesse de l'homme, lui lancera cette injure cinglante : « Valet ! »
Mais en dépit de son âme de valet et de son cœur lâche et vil, cet homme a un coup d'œil souverain et une main infaillible. D'un coup de crayon il fixe, de manière impérissable, le visage de Marie-Antoinette allant à l'échafaud, esquisse d'un grandiose effroyable, d'une puissance sinistre, prise toute chaude sur le vif : une femme vieillie, sans beauté, fière encore seulement, la bouche orgueilleusement fermée, comme pour proférer un cri intérieur, les yeux indifférents et étrangers, elle est là dans la charrette avec les mains liées dans le dos, aussi droite et aussi fière que sur un trône. Dans chaque trait du visage pétrifié se lit un mépris indicible, une énergie inébranlable s'affirme dans le buste cambré ; une résignation qui s'est muée en fierté, une souffrance qui est devenue une force intérieure, donnent à cette figure tourmentée une nouvelle et terrible majesté. La haine même ne saurait nier sur cette feuille la noblesse avec laquelle Marie-Antoinette, par son attitude sublime, triomphe de l'opprobre de la charrette.
L'immense place de la Révolution — aujourd'hui place de la Concorde — est noire de monde. Des milliers de gens sont debout depuis le matin de bonne heure pour ne pas manquer ce spectacle unique, pour voir comment une reine, selon le mot brutal d'Hébert, est « passée au rasoir national ». La foule curieuse attend depuis des heures. Pour ne pas s'ennuyer on cause avec une jolie voisine, on rit, on bavarde, on achète des journaux ou des caricatures, on feuillette la dernière brochure : Les Adieux de la reine à ses mignons et à ses mignonnes, ou Les Grandes Fureurs de la ci-devant reine. On cherche à deviner, tout bas, quelles seront les têtes qui tomberont dans le panier les jours suivants et, entre-temps, on achète de la limonade, des petits pains ou des noix : ce grand spectacle mérite bien que l'on patiente un peu.
Au-dessus de ce grouillement noir de curieux deux silhouettes s'élèvent rigides, seules choses inertes dans cet espace animé. D'abord la ligne svelte de la guillotine avec son pont de bois qui mène de la vie terrestre dans l'au-delà, et sous le joug de laquelle brille, dans le trouble soleil d'octobre, l'indicateur luisant, le couperet fraîchement aiguisé. Légère et dégagée, la machine se détache sur le ciel gris, jouet oublié par un Dieu cruel, et les oiseaux, ignorant la signification de ce sinistre instrument, le survolent avec insouciance. Puis, à côté de cette porte de la mort, et la dominant fièrement, se dresse, grave et sévère, la gigantesque statue de la Liberté, sur le socle qui portait autrefois la statue de Louis XV. L'inaccessible déesse, la tête couronnée du bonnet phrygien, l'épée à la main, médite silencieusement. Ses yeux fixent, au-delà de la foule éternellement mouvante, bien au-delà de la machine meurtrière, quelque point lointain et invisible. Elle ne voit pas les choses humaines autour d'elle, elle ne voit ni la vie ni la mort, cette mystérieuse déesse de pierre aux yeux rêveurs et éternellement adorée. Elle n'entend pas les cris de tous ceux qui l'appellent, elle ne s'aperçoit pas des couronnes qu'on dépose à ses genoux ni du sang qui fume la terre à ses pieds. Symbole d'une éternelle pensée, étrangère parmi les hommes, elle est là muette et fixe dans le lointain son but invisible. Elle ne sait pas et ne cherche pas à savoir ce qui se passe en son nom.
Soudain la foule remue et s'agite, puis redevient subitement silencieuse. Au milieu de ce calme on entend maintenant des cris sauvages venant de la rue Saint-Honoré, on voit la cavalerie s'avancer, puis la charrette tragique amenant la femme qui fut souveraine de France tourne le coin ; derrière la victime se dresse le bourreau Samson, tenant fièrement sa corde dans une main, et humblement son tricorne dans l'autre. Un silence complet envahit l'immense place. Les crieurs de journaux se taisent, on n'entend plus une parole, le calme est tel qu'on perçoit le lourd sabot du cheval et le grincement des roues. Les milliers et les milliers de spectateurs, qui, tout à l'heure encore, riaient et bavardaient gaiement, portent soudain, avec un sentiment d'effroi, leurs regards interdits sur la femme pâle et ligotée qui, elle, ne regarde personne. Elle sait que c'est la dernière épreuve ! Dans cinq minutes ce sera la fin et ensuite l'immortalité.
La charrette s'arrête devant l'échafaud. « Avec un air plus calme et plus tranquille encore qu'en sortant de prison », refusant toute assistance, Marie-Antoinette en monte les marches ; elle les monte aussi aisément, du même pas ailé, avec ses souliers de satin noir à hauts talons, que jadis les escaliers de marbre de Versailles. Un dernier regard encore devant elle, par-delà ce grouillement odieux, et perdu dans le ciel. Reconnaît-elle là-bas dans le brouillard automnal les Tuileries où elle a vécu et supporté d'indicibles souffrances ? Se souvient-elle durant ces toutes dernières minutes du jour où ces mêmes masses ont accueilli avec enthousiasme dans ce même jardin l'héritière du trône ? On l'ignore. Personne ne connaît les dernières pensées d'un mourant. Mais voici que tout va finir. Les bourreaux la saisissent par-derrière, la jettent rapidement sur la planche et poussent sa nuque sous le couperet ; on tire la corde, la lame jette un éclair en tombant, on entend un choc sourd, et déjà Samson empoigne par les cheveux une tête sanglante qu'il brandit au-dessus de la place. Brusquement la foule hurle un sauvage : « Vive la république ! » qui semble sortir de gorges étrangement serrées, et qui la délivre de son angoisse et de son effroi. Les gens alors se dispersent presque avec hâte. Il est déjà midi et quart et ma foi ! grand temps de dîner ; il faut vite rentrer chez soi. À quoi bon rester là plus longtemps ? Durant les semaines et les mois qui viennent on pourra se rassasier de ce même spectacle, sur la même place, presque journellement.
La foule s'est dispersée. On emporte sur une brouette le corps de la suppliciée, la tête entre les jambes. Quelques gendarmes gardent l'échafaud. Mais personne ne s'occupe du sang qui lentement pénètre dans la terre ; l'endroit est redevenu désert.
Seule la déesse de la liberté, figée dans sa pierre blanche, est restée à sa place, immobile, et continue à fixer son but invisible. Elle n'a rien vu, rien entendu. Sévère, elle regarde dans le lointain, par-delà les sauvages et absurdes agissements des hommes. Elle ignore et veut ignorer ce qui se passe en son nom.
CHAPITRE XLIV
LA PLAINTE FUNÈBRE
Il se passe trop de choses à Paris durant ces mois-là pour qu'on puisse se souvenir d'une mort isolée. Plus le temps court, plus la mémoire des hommes devient courte. Au bout de quelques semaines on a déjà complètement oublié qu'une reine du nom de Marie-Antoinette a été décapitée et enterrée. Le lendemain de l'exécution, Hébert clame bien encore dans le Père Duchêne :
J'ai vu tomber dans le sac la tête du veto femelle ! Je voudrais, foutre, pouvoir vous exprimer la satisfaction des sans-culottes quand l'architigresse a traversé Paris dans la voiture à trente-six portières... Sa tête maudite était enfin séparée de son col de grue et l'air retentissait de cris de : « Vive la République ! »
Mais on l'écoute à peine, l'année de la Terreur chacun craint pour sa propre tête. Cependant la bière reste au cimetière, sans sépulture : on ne creuse pas de tombe pour une seule personne, cela reviendrait trop cher. On attend une nouvelle fournée de l'active guillotine, et ce n'est que lorsqu'il y a tout un tas de victimes à enterrer que le cercueil de Marie-Antoinette, arrosé de chaux vive, est jeté dans la fosse commune avec les autres. Tout est fini. À la prison le petit chien de Marie-Antoinette pleure pendant quelques jours, va et vient fiévreusement, flaire dans toutes les cellules et saute sur tous les matelas à la recherche de sa maîtresse ; puis il devient lui aussi indifférent et le geôlier apitoyé le recueille. Ensuite le fossoyeur présente sa note à l'Hôtel de Ville : « La veuve Capet, pour la bière six livres, pour la fosse et les fossoyeurs quinze livres et trente-cinq sous. » Un huissier réunit les hardes de Marie-Antoinette, en dresse l'inventaire et les envoie dans un hôpital ; de pauvres vieilles porteront ces vêtements sans savoir et sans se demander qui les a portés avant elles. Marie-Antoinette, et tout ce qui la concernait, appartient désormais au passé : lorsque, quelques années plus tard, un Allemand vient à Paris et veut savoir où se trouve sa tombe, il ne rencontre plus personne dans toute la capitale qui puisse lui indiquer l'endroit où repose l'ex-reine de France.
Au-delà de la frontière l'exécution de Marie-Antoinette — à laquelle on s'attendait — ne cause pas grand émoi. Le duc de Cobourg, trop lâche pour la sauver à temps, annonce avec emphase dans un ordre du jour qu'elle sera vengée. Le comte de Provence, que cette mort ne peut qu'aider à devenir plus tôt Louis XVIII — il n'y a plus que l'enfant du Temple à cacher ou à faire disparaître —, jouant l'émotion, fait dire des messes. À la cour de Vienne l'empereur François, après avoir été trop indolent pour écrire même une lettre qui aurait pu sauver la reine, ordonne un deuil sévère. Les dames s'habillent de noir, Sa Majesté impériale ne se montre pas au théâtre pendant quelques semaines, les journaux publient contre les jacobins des articles indignés qui semblent avoir été écrits sur commande. On daigne accepter les diamants que Marie-Antoinette avait confiés à Mercy, et plus tard accueillir sa fille en échange de commissaires prisonniers ; mais lorsqu'il s'agit ensuite de rembourser les sommes avancées pour les tentatives d'évasion et de régler certaines dettes de la reine, la cour de Vienne devient soudain dure d'oreille. On n'aime pas beaucoup, d'ailleurs, entendre rappeler l'exécution de la reine, la conscience impériale est même quelque peu tourmentée au souvenir de l'abandon misérable de Marie-Antoinette. Et bien des années plus tard Napoléon dira :
C'était une maxime établie dans la maison d'Autriche que de garder un silence profond sur la reine de France. Au nom de Marie-Antoinette, ils baissent les yeux et changent de conversation comme pour échapper à un sujet désagréable et embarrassant. C'est une règle adoptée par toute la famille et recommandée à ses agents du dehors.
Il n'y a qu'un seul être que la nouvelle touche au cœur : Fersen. Chaque jour il appréhendait la catastrophe :
Depuis longtemps je tâche de m'y préparer et il me semble que j'en recevrai la nouvelle sans une grande émotion.
Mais lorsque les journaux arrivent à Bruxelles, il en est foudroyé :
Celle pour laquelle je vivais, écrit-il à sa sœur, car je n'ai jamais cessé de l'aimer, non je ne le pouvais pas un instant et je le sens bien en ce moment, celle que j'aimais tant, pour qui j'aurais donné mille vies n'est plus. Oh ! mon Dieu ! pourquoi m'accabler ainsi et par quoi ai-je mérité ta colère ? Elle ne vit plus, ma douleur est à son comble et je ne sais comment je vis encore, je ne sais comment je supporte ma douleur, elle est extrême, et rien ne pourra l'effacer jamais, toujours je l'aurai présente à ma mémoire et ce sera pour la pleurer toujours... Ma chère amie, ah ! que ne suis-je mort à ses côtés et pour elle et pour eux le 20 juin. Je serais plus heureux que de traîner ma triste existence dans d'éternels regrets, dans des regrets qui ne finiront qu'avec ma vie, car jamais son image adorée ne s'effacera de ma mémoire.
Il sent, à présent, qu'il ne peut plus vouer sa vie qu'à sa douleur :
Le seul objet de mon intérêt n'existe plus, lui seul réunissait tout pour moi et c'est à présent que je sens combien je lui étais véritablement attaché. Il ne cesse de m'occuper, son image me suit et me suivra sans cesse et partout, je n'aime qu'à en parler, à me rappeler les beaux moments de ma vie. Hélas ! il ne m'en reste que le souvenir, mais je le conserverai et celui-là ne me quittera qu'avec la vie. J'ai donné commission d'acheter à Paris tout ce qu'on pourrait trouver d'elle, tout ce que j'en ai est sacré pour moi, ce sont des reliques qui seront sans cesse l'objet de mon admiration constante.
Rien ne peut remplacer la perte qu'il a éprouvée. Des mois plus tard il écrira encore dans son Journal :
Ah ! je sens bien tous les jours combien j'ai perdu en elle et combien elle était parfaite en tout. Jamais il n'y a eu et il n'y aura de femme comme elle.
Les années n'amoindrissent pas sa souffrance ; tout lui est occasion de se souvenir de la disparue. Lorsqu'en 1796 il rencontre pour la première fois la fille de Marie-Antoinette à la cour de Vienne, l'impression est si vive que les larmes lui viennent aux yeux. Et il écrit à ce sujet :
Mes genoux fléchissaient sous moi en descendant les escaliers. J'avais eu beaucoup de peine et beaucoup de plaisir et j'étais bien affecté.
Chaque fois qu'il rencontre la fille, ses yeux se mouillent en pensant à la mère et il se sent attiré par ce sang du sang de la disparue. Mais jamais on ne permet à la jeune fille de lui adresser la parole. Est-ce un ordre secret de la cour de faire oublier la sacrifiée qui est la cause de cela, ou la sévérité du confesseur au courant, peut-être, des relations « coupables » de la mère ? La cour d'Autriche ne voit pas d'un bon œil la présence de Fersen et c'est avec plaisir qu'elle apprend son départ. Quant à le remercier de sa fidélité, jamais la maison de Habsbourg n'a jugé à propos de le faire.
Après la mort de Marie-Antoinette, Fersen devient brusque et sombre. Le monde lui paraît injuste et froid, la vie dénuée de sens, ses ambitions politiques ou diplomatiques sont brisées. Pendant les années de guerre il erre par l'Europe comme ambassadeur, il est tantôt à Vienne, tantôt à Karlsruhe, à Rastatt, en Italie ou en Suède ; il noue des relations avec d'autres femmes, mais tout cela n'arrive pas à occuper ou à calmer son âme ; la preuve surgit sans cesse dans son Journal que l'amant, au fond, vit uniquement pour le souvenir de l'aimée. De nombreuses années plus tard, il écrit encore à l'occasion de l'anniversaire de la mort de Marie-Antoinette :
Ce jour est un jour de dévotion pour moi et je ne puis jamais oublier tout ce que j'ai perdu ; mes regrets dureront autant que moi.
Il y a une autre date fatale que Fersen signale aussi constamment : le 20 juin. Jamais il ne s'est pardonné d'avoir cédé à l'ordre de Louis XVI lors de la fuite à Varennes et d'avoir laissé Marie-Antoinette seule au milieu du danger ; son attitude ce jour-là lui apparaît de plus en plus comme une faute personnelle qu'il n'a pas encore rachetée. Il eût été préférable et plus héroïque, ne cesse-t-il de se dire, de se faire déchirer alors par le peuple que de survivre à l'aimée, le cœur vide de joie et l'âme chargée de reproches. C'est ainsi que plus d'une fois on lit dans son Journal : « Ah ! que ne suis-je mort pour elle le 20 juin ! »
Mais le destin aime les analogies et le jeu mystérieux des chiffres ; au bout de nombreuses années, il exauce le vœu romantique de Fersen. C'est un 20 juin que celui-ci trouve la mort dont il rêvait, et elle est telle qu'il la désirait. Sans rechercher les honneurs, Fersen, grâce à son nom, est devenu peu à peu un homme puissant dans son pays : il a le titre de grand maréchal et il est le conseiller le plus influent du roi ; mais c'est aussi un homme dur et sévère, un aristocrate, dans le sens où l'entendait le siècle dernier. Depuis la journée de Varennes, il hait le peuple, parce qu'il lui a ravi sa reine, et il ne voit en lui que vile populace, que basse canaille ; en retour le peuple le déteste cordialement. Ses ennemis répandent secrètement le bruit que l'insolent gentilhomme veut, pour se venger de la France, devenir roi de Suède et pousser la nation à la guerre. Ce qui fait qu'en juin 1810, lorsque l'héritier du trône de Suède meurt subitement, une rumeur sauvage et menaçante, dont on ignore la provenance, s'élève dans tout Stockholm : le maréchal Fersen a empoisonné le prince pour s'emparer de la couronne. À partir de ce moment la vie de Fersen est aussi en danger que l'était celle de Marie-Antoinette pendant la Révolution. C'est pourquoi des amis, informés de certains plans, conseillent à cet homme altier de ne pas assister aux funérailles du prince et de rester prudemment chez lui. Mais c'est le 20 juin, jour fatidique pour Fersen ; une obscure volonté le pousse au-devant du destin qu'il a pressenti. Et il se passe ce 20 juin à Stockholm exactement ce qui serait arrivé dix-neuf ans plus tôt à Paris, si la foule avait trouvé Fersen dans la voiture de la reine ; à peine son carrosse a-t-il quitté le château, qu'une populace en furie rompt le cordon des troupes, arrache le vieillard de sa voiture et l'assomme à coups de cannes et de pierres. La destinée de Fersen s'est accomplie ; écrasé et piétiné par le même élément sauvage et indomptable qui avait porté Marie-Antoinette à l'échafaud, le cadavre sanglant du « beau Fersen », dernier paladin de la dernière reine, gît devant l'Hôtel de Ville de Stockholm.
Avec Fersen disparaît le dernier de ceux qui gardaient dans leur cœur le souvenir de Marie-Antoinette. Et comme tout humain ne continue réellement à vivre après sa mort qu'aussi longtemps qu'il se trouve sur terre quelqu'un pour l'aimer, Fersen disparu, c'est le silence complet. Bientôt Trianon se délabre, ses gracieux jardins dépérissent, les tableaux, les meubles, dont l'harmonieux ensemble reflétait la grâce de Marie-Antoinette, sont vendus aux enchères et dispersés, la dernière trace visible de sa présence est à jamais effacée. Le temps coule, la Révolution s'éteint dans le Consulat, Bonaparte apparaît, il ne tardera pas à s'appeler Napoléon et il ira chercher une autre archiduchesse de la maison de Habsbourg, en vue d'un autre hyménée fatal. Mais quoique du même sang, Marie-Louise pas plus que les autres — chose inconcevable — ne demandera une seule fois où repose la femme qui avant elle a vécu et souffert dans les mêmes appartements de ces mêmes Tuileries : jamais une figure encore si proche, une figure de reine, n'a été oubliée avec une si cruelle froideur par ses parents et ses descendants. Un changement survient cependant, dû à une espèce de remords. Le comte de Provence a finalement réussi à accéder, par-dessus trois millions de cadavres, au trône de France sous le nom de Louis XVIII ; l'homme aux agissements obscurs est enfin parvenu à son but. Puisqu'ils ont heureusement disparu, ceux qui lui ont si longtemps barré le chemin : Louis XVI, Marie-Antoinette et leur malheureux enfant Louis XVII, et comme les morts ne peuvent pas se lever et accuser, pourquoi ne leur érigerait-on pas maintenant un somptueux mausolée ? On donne l'ordre de rechercher leur sépulture (jamais le comte de Provence n'avait essayé de connaître l'endroit où son frère était enterré). Mais après vingt-deux ans d'une si pitoyable indifférence, la chose n'est pas facile, car dans ce triste jardin de couvent, près de la Madeleine, où plus de mille cadavres ont été enfouis sous la Terreur, l'ensevelissement, trop rapide, ne laissait pas aux fossoyeurs le temps de marquer chaque tombe ; c'est en toute hâte qu'ils transportaient et enterraient les uns à côté des autres ce que leur fournissait chaque jour l'infatigable couperet. Nulle croix, nulle couronne ne désigne les lieux oubliés ; on ne sait qu'une chose, c'est que la Convention avait ordonné d'arroser de chaux vive les cadavres royaux. On se met donc à creuser. Enfin la bêche rencontre une couche plus dure. Et on reconnaît à une jarretière à moitié pourrie que la poignée de pâle poussière qu'on sort, en frémissant, de la terre humide est la dernière trace de celle qui en son temps fut la déesse de la grâce et du goût, puis la reine éprouvée et élue de toutes les souffrances.