CHAPITRE XII

MATERNITÉ

Du point de vue historique, la visite de l'empereur Joseph II semble un épisode sans importance dans la vie de Marie-Antoinette ; mais en réalité elle provoque un changement décisif. Quelques semaines plus tard on peut déjà constater les résultats de l'entretien de l'empereur avec Louis XVI sur le sujet délicat de l'alcôve. Le roi, « ravigoté », s'attaque avec un nouveau courage à ses devoirs conjugaux. Le 19 août 1777 Marie-Antoinette n'annonce encore à Vienne qu'« un petit mieux » :

 

Pour ce qui regarde mon état, il est malheureusement toujours le même, mais je n'en désespère pourtant pas, car y a un petit mieux, qui est que le roi a plus d'empressement qu'il n'en avait, et c'est beaucoup pour lui.

 

La grande attaque n'a pas encore réussi. Mais voici que le 30 retentit enfin le cri de victoire ! Pour la première fois, après d'innombrables défaites dans cette guerre amoureuse de sept ans, le « mari nonchalant » a pris d'assaut la forteresse qui ne s'étaitjamais défendue.

 

Je suis dans le bonheur le plus essentiel de ma vie, sehâte-t-elle d'écrire à sa mère. Il y a déjà plus de huit jours que mon mariage est parfaitement consommé ; l'épreuvea été réitérée et encore hier plus complètement que la première fois. J'avais pensé d'abord envoyer un courrier à ma chère maman. J'ai eu peur que cela ne fît événement et propos. J'avoue aussi que je voulais être sûre de mon fait. Je ne crois pas être grosse encore, mais au moins j'ai l'espérance de pouvoir l'être d'un moment à l'autre.

 

Ce glorieux couronnement ne reste pas longtemps un mystère : l'ambassadeur d'Espagne, le mieux informé de tous, l'annonce à son gouvernement à ladate même du grand jour (25 août) et il ajoute :

 

Un tel événement étant intéressant et public, j'ai eu l'occasion d'en parler avec MM. Maurepas et Vergennes séparément avec chacun d'eux, et tous deux m'ont confirmé les mêmes circonstances. De plus, il est certain que le Roi l'a raconté à l'une de ses tantes, lui disant avec beaucoup de franchise qu'il aimait beaucoup le plaisir, et qu'il regrettait de l'avoir ignoré pendant tant de temps. Sa Majesté est beaucoup plus gaie qu'auparavant et la Reine a souvent les yeux plus battus que jamais on ne l'avait encore observé...

 

La première joie de la jeune femme, satisfaite de son vaillant époux, s'avère d'ailleurs comme prématurée, car Louis XVI ne s'adonne pas à ce « nouveau plaisir » avec autant de zèle qu'à la chasse, et dix jours plus tard Marie-Antoinette se plaint déjà à sa mère :

 

Le roi n'a pas de goût de coucher deux. Je l'entretiens pour ne pas faire séparation totale sur cet article. Il vient quelquefois passer la nuit chez moi. Je ne crois pas devoir le tourmenter pour venir plus souvent.

 

L'impératrice apprend cela sans plaisir, car elle considère ce point comme très « essentiel », mais elle approuve sa fille qui a le tact de ne point trop presser son époux ; elle la prie seulement de s'adapter mieux aux heures de sommeil de son mari. La nouvelle de la grossesse, ardemment désirée à Vienne, se fait donc encore attendre ; en avril seulement, l'épouse impatiente croit que son plus fervent désir va se réaliser. Dès les premiers indices, Marie-Antoinette veut vite envoyer un courrier à sa mère, mais le médecin de la cour, bien que prêt à parier mille louis que la reine a raison, le lui déconseille tout d'abord. Le 5 mai le circonspect Mercy annonce le fait comme certain ; le 31 juillet à dix heures et demie du soir la reine sent les premiers mouvements de l'enfant, et le 4 août on annonce officiellement sa grossesse à la cour. « Depuis, écrit-elle à Marie-Thérèse, il remue fréquemment, ce qui me cause une grande joie. » Elle prend plaisir, dans sa bonne humeur, à apprendre sa paternité à l'époux sous une forme plaisante et originale ; elle s'avance vers lui, avec une mine sombre, et jouant l'offensée : « Je viens, Sire, me plaindre d'un de vos sujets assez audacieux pour me donner des coups de pied dans le ventre. » Le brave roi ne comprend pas tout de suite, puis il éclate de rire et embrasse sa femme avec une fierté débonnaire, tout étonné de son habileté inattendue.

Les cérémonies les plus diverses commencent aussitôt. Dans les églises on chante des Te Deum, le Parlement adresse ses vœux, l'archevêque de Paris fait dire des prières pour l'heureux dénouement de la grossesse ; on se met en quête avec un soin exceptionnel d'une nourrice pour le futur enfant royal et cent mille livres sont tenues prêtes pour les pauvres. Tout le monde a l'esprit tourné vers le grand événement, sans parler de l'accoucheur, pour qui cette délivrance est une sorte de jeu de hasard : une pension de quarante mille livres l'attend si c'est un dauphin qui naît, alors que si c'est une princesse il devra contenter de dix mille livres seulement. De son côté, la cour est tout agitée dans l'attente d'un spectacle qui lui a été si longtemps refusé. Car selon la coutume séculaire et consacrée l'accouchement d'une reine de France n'est nullement quelque chose de privé ; cette épreuve douloureuse doit se déroulerd'après des règles immémoriales, en présence princes et princesses et sous le contrôle de la cour. Tous les membres de la famille royale, ainsi qu'un grand nombre de hauts dignitaires, ont le droit d'assister à la délivrance dans la chambre même dela femme en couches et aucun d'eux, bien entendu, ne songe le moins du monde à renoncer à ce privilègebarbare et anti-hygiénique. Les curieux arrivent de toutes les provinces, des châteaux les plus éloignés ; la plus petite mansarde de la minuscule ville de Versailles est occupée, et l'énorme affluence de peuple fait tripler le prix des vivres. Mais la reine fait attendre longtemps ces hôtes indésirables. Enfin, le 18 décembre, en pleine nuit, la cloche retentit dans le château. Les douleurs sont venues. Mme de Lamballe, la première, se précipite dans la chambre, suivie des autres dames en émoi. À trois heures on réveille le roi, les princes et les princesses ; pages et gardes sautent sur leurs chevaux et galopent furieusement vers Paris et Saint-Cloud, pour appeler à temps tout ce qui est de sang royal ou de rang princier.

Quelques minutes après l'annonce, faite à haute voix par le médecin de la cour, que l'épreuve de la reine a commencé, toute la bande aristocratique envahit la chambre ; pressés les uns contre les autres, les spectateurs s'assoient selon leur titre dans des fauteuils disposés autour du lit. Ceux qui n'ont pas trouvé de place aux premiers rangs montent sut des chaises et des bancs, car ils ne veulent à aucun prix que leur échappent un geste ou un gémissement. La respiration de cinquante personnes dans cette pièce aux fenêtres closes, l'odeur pénétrante du vinaigre et des essences rendent l'air de plus en plus lourd et étouffant. Mais nul ne quitte sa place, n'ouvre une fenêtre, et le supplice public de la reine dure sept heures entières, jusqu'à ce qu'enfin, à onze heures et demie du matin. Marie-Antoinette mette au monde un enfant ; hélas ! c'est une fille. On porte respectueusement le rejeton royal dans le cabinet voisin pour le baigner et le mettre aussitôt sous la garde de la gouvernante ; le roi, plein d'orgueil et impatient d'admirer son œuvre tardive, suit les gens, cependant que la cour, curieuse comme toujours, se presse derrière lui. Un ordre perçant de l'accoucheur retentit soudain : « De l'air ! de l'eau chaude ! Il faut une saignée au pied. » La reine vient d'avoir un coup de sang ; l'air empoisonné de la pièce et peut-être aussi l'effort fait pour réprimer ses souffrances devant les cinquante curieux lui ont fait perdre connaissance et elle est là immobile et râlant sur ses coussins. Mais l'eau chaude n'arrive pas : les courtisans ont bien songé à toutes ces cérémonies moyenâgeuses, mais nullement à prendre la précaution la plus élémentaire en l'occurrence, qui était d'avoir de l'eau chaude sous la main. Le chirurgien tente donc la saignée sans aucune préparation. Un jet de sang jaillit de la veine, et la reine rouvre les yeux : elle est sauvée. Alors seulement la joie éclate sans retenue, on se félicite, on s'embrasse, on pleure, et les cloches, à toute volée, annoncent au pays la joyeuse nouvelle.

Les souffrances de la femme sont passées, le bonheur de la mère commence. Si la joie n'est pas complète, si les canons ne retentissent que vingt et une fois en l'honneur d'une princesse, alors qu'ils tonnent cent une fois pour saluer la naissance d'un dauphin, on se réjouit quand même à Versailles et à Paris. On envoie des estafettes à travers l'Europe ; on distribue des aumônes dans toute la France ; on gracie de nombreux prisonniers ; cent jeunes couples sont pourvus d'un trousseau, dotés et mariés aux frais du roi. Le jour des relevailles ces cent couples heureux — que le ministre de la Police a choisis exprès parmi les plus beaux — attendent la reine à Notre-Dame et acclament avec enthousiasme leur bienfaitrice. Le peuple de Paris est gratifié de feux d'artifice, d'illuminations, de fontaines d'où coule le vin, de distributions de pain et de charcuterie ; l'entrée est gratuite à la Comédie-Française ; la loge du roi est réservée aux charbonniers, celle de la reine aux harengères ; pour une fois, les pauvres, eux aussi, ont bien le droit de se réjouir ! Tout est bien, tout est beau. Louis XVI, maintenant qu'il est père, pourrait être un homme gai et fier ; Marie-Antoinette, à présent qu'elle est mère, une femme heureuse, sérieuse,consciencieuse : le grand obstacle est écarté, l'union conjugale assurée et affermie. Les parents, la cour et tout le pays peuvent être joyeux, et effectivement leur joie se manifeste dans toutes sortes de fêtes et de divertissements.

Une seule personne n'est pas tout à fait contente : Marie-Thérèse. La naissance de cette petite-fille lui paraît améliorer la situation de son enfant préférée, mais sans la consolider définitivement... En tant qu'impératrice et politicienne, elle ne cesse pas de penser, par-delà le bonheur familial, au maintien de la dynastie. « Il nous faut absolument un Dauphin ! » Elle répète à sa fille, comme une litanie, de ne pas faire « lit à part », de ne pas céder aux frivolités. Et quand elle voit s'écouler des mois sans qu'arrive une nouvelle grossesse elle se fâche réellement et reproche à Marie-Antoinette de mal employer ses nuits conjugales :

 

Le roi se retire de bonne heure et se lève de même. La reine fait le contraire, comment peut-on espérer du mieux ? Jusqu'à cette heure j'étais discrète, mais à la longue je deviendrai importune. Ce serait un meurtre de ne pas donner plus d'enfants de cette race...

 

Cet événement-là, voir un futur roi de France naître de son sang habsbourgeois, Marie-Thérèse ne veut pas quitter la terre sans l'avoir vécu : « L'impatience me prend, mon âge ne laisse guère attendre », s'écrie-t-elle.

Mais cette dernière joie ne lui est pas accordée. La deuxième grossesse de Marie-Antoinette n'arrive pas à terme ; un mouvement violent de la reine pour fermer la portière de son carrosse provoque une fausse-couche ; et, le 29 novembre 1780, Marie-Thérèse meurt d'une pneumonie, avant la naissance, avant même que ne soit attendu ce petit-fils si impatiemment souhaité, si ardemment désiré. Cette vieille femme, déçue depuis longtemps, ne demandait plus de la vie que deux choses : la première, voir sa fille enfanter un dauphin de France, le destin la lui a refuse ; la seconde, ne pas voir son enfant bien-aimée sombrer dans le malheur par sa folie et sa légèreté ce désir-là, le Dieu de la pieuse femme l'a exaucé. C'est seulement un an après la mort de Marie-Thérèse que Marie-Antoinette met au monde ce fils tant espéré ; étant donné les incidents émouvants du premier accouchement on a décidé, cette fois-ci, de supprimer le côté spectacle et seuls les plus proches parents ont accès dans la chambre. Tout se déroule normalement. Pourtant, lorsqu'on emporte le nouveau-né, la reine n'a plus la force de demander si c'est un garçon ou si ce n'est encore qu'une fille. Mais voici que le roi s'approche de son lit — les larmes coulent sur les joues de cet homme cependant si difficile à émouvoir — et, d'une voix retentissante, il annonce : « Monsieur le Dauphin demande à entrer. » L'allégresse générale éclate, les deux battants de la porte sont solennellement ouverts, et le duc de Normandie, lavé et emmailloté, est apporté à l'heureuse mère. Enfin, le grand cérémonial inhérent à la naissance d'un dauphin peut se dérouler selon toutes les règles. L'héritier est baptisé par le cardinal de Rohan, l'adversaire fatal de Marie-Antoinette, qu'elle rencontre toujours sur son chemin aux heures décisives. On trouve une superbe nourrice, la fameuse Mme Poitrine. Les canons tonnent, Paris apprend l'événement. Et la série des fêtes recommence, plus importantes, plus grandioses encore qu'à la naissance de la princesse. Tous les corps de métiers envoient des délégations à Versailles, accompagnées de musiciens ; la procession multicolore dure neuf jours, car chaque corporation tient à saluer à sa manière le futur roi. Les fumistes traînent en triomphe une cheminée au sommet de laquelle sont assis des petits ramoneurs, qui chantent de joyeuses chansons ; les bouchers poussent devant eux un bœuf énorme ; les porteurs défilent avec une chaise dorée où sont installés deux mannequins représentant la nourrice et le petit dauphin ; les cordonniers sont venus avec des souliers de bébé ; les tailleurs un uniforme en miniature du futur régiment du dauphin ; les forgerons portent une enclume sur laquelle ils frappent rythmiquement ; les serruriers, qui savent que le roi est un confrère amateur, se sont particulièrement dépensés : ils apportent une serrure ingénieuse, et quand Louis XVI l'ouvre avec la curiosité d'un expert, il en sort un petit dauphin en fer admirablement travaillé. Les dames de la halle, les mêmes qui quelques années plus tard, abreuveront la reine des pires outrages, ont revêtu de jolies toilettes de satin noir et récitent des compliments de La Harpe. Dans les églises on célèbre des offices, à l'Hôtel de Ville de Paris les marchands organisent un grand banquet ; la misère, la guerre avec l'Angleterre, tous les soucis sont oubliés. Un instant, il n'y a plus de mécontents ; les révolutionnaires et les républicains de demain eux-mêmes nagent dans les délices d'un ultraroyalisme bruyant. Le futur président des jacobins, Collot d'Herbois en personne, à l'époque encore simple comédien à Lyon, compose une pièce en l'honneur de « l'auguste princesse, dont la bonté et les vertus ont conquis tous les cœurs ». Lui, le futur signataire de la condamnation à mort de Louis Capet, prie le ciel avec ferveur pour Marie-Antoinette :

 

Pour le bonheur des Français,

Notre bon Louis seize

S'est allié pour jamais

Au sang de Thérèse.

De cette heureuse union

Sort un beau rejeton.

Pour répandre en notre cœur

Félicité parfaite,

Conserve, ô ciel protecteur

Les jours d'Antoinette.

 

Le peuple est encore attaché à ses souverains, cet enfant est né pour le bonheur du pays, sa venue au monde est une fête générale. Violons, tambours et fanfares résonnent aux coins des rues. Il n'est pas une ville, pas un village, où l'on ne s'amuse, chante ou danse. Tout le monde aime et célèbre le roi et la reine qui ont enfin si vaillamment accompli leur devoir.

À présent le charme funeste est définitivement rompu. Deux fois encore Marie-Antoinette devient mère ; en 1785 elle donne le jour à un deuxième fils, le futur Louis XVII, « un vrai enfant de paysan », en 1786 elle met au monde son quatrième et dernier enfant, Sophie-Béatrice, qui ne vit que onze mois. La maternité détermine chez Marie-Antoinette une première transformation, mais qui n'est pas encore décisive. Ce n'est qu'un commencement. Déjà ses grossesses lui commandent de laisser de côté pendant plusieurs mois ses amusements insensés ; puis les joies délicates qu'elle éprouve avec ses enfants ont bientôt plus d'attraits pour elle que les plaisirs superficiels du jeu. Son intense besoin de tendresse, gaspillé jusqu'ici en vaines coquetteries, a enfin trouvé un emploi normal. Le chemin de la conscience est à présent déblayé. Encore quelques années de calme et de bonheur et cette belle femme aux yeux tendres fuira, enfin apaisée, le tumulte d'une vie frivole, pour voir avec contentement ses enfants s'avancer lentement dans la vie. Mais le destin ne lui accorde pas ce délai ; au moment où Marie-Antoinette se calme, le monde commence à s'agiter.

CHAPITRE XIII

LA REINE DEVIENT IMPOPULAIRE

La naissance du dauphin marqua l'apogée du pouvoir de Marie-Antoinette. En donnant un héritier au trône, elle était devenue reine pour la deuxième fois. De nouveau, les acclamations enthousiastes de la foule lui montraient quel capital inépuisable de confiance et d'amour pour ses souverains le peuple français tenait en réserve, malgré toutes ses désillusions, et combien il était facile à un monarque de s'attacher cette nation ! Il suffirait maintenant à Marie-Antoinette de faire le pas décisif de Trianon à Versailles, de quitter le monde du rococo pour le monde véritable, d'abandonner sa frivole société pour aller vers la noblesse, vers le peuple, vers Paris, et le triomphe serait assuré. Mais ses heures d'épreuve terminées, elle retourne à ses plaisirs et à ses frivolités. Les réjouissances coûteuses et funestes de Trianon recommencent après les fêtes populaires. Mais cette fois la grande patience du peuple est à bout, la limite est dépassée. Impossible à présent d'arrêter le torrent.

Il ne se passe tout d'abord rien de manifeste, rien d'extraordinaire. Versailles, simplement, devient de plus en plus silencieux ; aux grandes réceptions il paraît de moins en moins de dames et de gentilshommes, et ces rares visiteurs affichent une certaine froideur. Ils sauvent encore les apparences, niais c'est pour l'amour de la forme et non pour celui de la reine. Ils fléchissent encore le genou, baisent toujours respectueusement la main de la souveraine, mais ne se pressent plus pour obtenir la faveur du entretien ; les regards restent sombres et indifférents. Lorsque Marie-Antoinette fait son entrée au théâtre, le parterre et les loges ne se lèvent plus aussi précipitamment qu'avant, le cri longtemps familier « Vive la Reine ! » ne retentit plus dans les rues. Il n'y a pas encore d'hostilité ouverte, mais la chaleur qui se mêlait jadis au respect obligatoire a disparu ; on obéit encore à la souveraine, mais on ne rend plus hommage à la femme. On sert respectueusement l'épouse du roi, mais on ne s'empresse plus autour d'elle. On ne contredit pas ouvertement ses désirs, mais on se tait ; c'est le silence têtu, mauvais, sournois, de la conspiration.

Le quartier général de cette conjuration secrète est représenté par les trois ou quatre châteaux de la famille royale : le Luxembourg, le Palais-Royal, Bellevue et même Versailles, qui se sont coalisés contre le Trianon, résidence de la reine.

Le concert de haines est dirigé par Mesdames. Elles n'ont toujours pas pardonné à l'adolescente d'avoir fui leur école de méchanceté, à la reine d'avoir le pas sur elles ; irritées de ne plus jouer aucun rôle, elles se sont retirées au château de Bellevue. Pendant les premières années de triomphe de Marie-Antoinette, elles s'y cantonnent solitaires et dévorées d'ennui ; nul ne se soucie d'elles, car tous les hommages vont avec empressement à la jeune et charmante femme qui tient le pouvoir entre ses fines et blanches mains. Mais maintenant que Marie-Antoinette devient impopulaire, les portes de Bellevue s'ouvrent aux visiteurs. Toutes les dames qui ne sont pas invitées à Trianon, « Madame Étiquette » congédiée, les ministres renvoyés, les femmes laides et par conséquent vertueuses, les gentilshommes relégués à l'arrière-plan, les chasseurs de place écartes, tous ceux qui ont horreur de la « nouvelle orientation » et qui portent mélancoliquement le deuil de la vieille tradition française, de la dévotion et des « bonnes » mœurs, se donnent régulièrement rendez-vous dans le salon des réprouvés. L'appartement de Mesdames à Bellevue devient un laboratoire secret d’empoisonneur, où tous les cancans fielleux de la cour, les récentes folies de l'« Autrichienne », les « on-dit » à propos de ses aventures galantes sont distillés goutte à goutte et soigneusement catalogués ; c'est là que s'installe le grand arsenal de tous les commérages malveillants, le fameux « atelier des calomnies » ; c'est là qu'on rime, lit et lance les petits couplets mordants qui gagnent ensuite allègrement Versailles ; c'est là que se réunissent, perfides et sournois, tous ceux qui voudraient voir la roue du temps tourner en arrière : les déçus, les détrônés, les liquidés, larves et momies d'un monde passé, toute une vieille génération finie qui veut se venger de sa fin et de sa vieillesse. Et le dard de toute cette haine, ainsi emmagasinée, n'est point dirigé contre le « pauvre bon roi », qu'on plaint hypocritement, mais uniquement contre Marie-Antoinette, la jeune, heureuse et rayonnante reine.

Plus dangereuse que la génération d'hier et d'avant-hier, qui, n'ayant plus la force de mordre, ne peut que baver de rage, se dresse la génération nouvelle, qui n'a encore jamais goûté au pouvoir et qui n'entend pas rester dans l'obscurité. Versailles, par son attitude exclusive et insouciante, s'est à tel point détaché de la vraie France, qu'on ne s'y aperçoit même pas des nouveaux courants qui agitent le pays. Une bourgeoisie intelligente s'est éveillée ; les œuvres de Jean-Jacques Rousseau l'ont renseignée sur ses droits ; elle voit tout près d'elle, en Angleterre, une forme de gouvernement démocratique ; ceux qui reviennent de la guerre d'Indépendance américaine lui apprennent qu'il existe un pays où l'idée de liberté et d'égalité a supprimé classes et privilèges. En France on ne voit que stagnation et ruine, dues à l'incapacité totale de la cour. À la mort de Louis XV, le peuple avait unanimement espéré que le règne honteux des maîtresses, le scandale des protections malpropres, seraient désormais abolis ; et voici que de nouveau des femmes gouvernent, Marie-Antoinette et derrière elle la Polignac. Avec une amertume croissante, la bourgeoisie éclairée voit s'effriter le pouvoir politique, les dettes s'élever, l'armée et la flotte dépérir, les colonies se détacher du pays, alors que tous les autres États se développent activement et le grand public éprouve de plus en plus le désir de mettre fin à cette indolence et à cette désorganisation.

Cette mauvaise humeur grandissante des vrais patriotes se tourne en premier lieu — et non sans raison — contre Marie-Antoinette. Incapable et nullement désireux de prendre une décision effective, le roi — tout le pays le sait — ne compte même pas comme souverain ; seule l'influence de la reine est toute puissante. Marie-Antoinette avait donc le choix : ou s'occuper courageusement, sérieusement et avec énergie des affaires de l'État, comme sa mère, ou s'en détourner tout à fait. En vain le parti autrichien essaie-t-il sans cesse de l'amener à la politique : pour gouverner ou cogouverner, il faudrait lire régulièrement des documents, deux ou trois heures par jour, et la reine n'aime pas la lecture ; il faudrait prêter l'oreille aux exposés des ministres et réfléchir, et Marie-Antoinette n'aime pas la réflexion. Écouter seulement représente déjà un gros effort pour son esprit frivole.

 

Elle écoute à peine ce qu'on lui dit, écrit à Vienne l'ambassadeur Mercy, il n'y a presque plus moyen de traiter d'aucun objet important ou sérieux. La soif des plaisirs a sur elle un pouvoir mystérieux.

 

Dans les circonstances les plus favorables, quand, au nom de sa mère ou de son frère, l'ambassadeur la presse par trop vivement, elle répond : « Dites-moi ce que je dois faire, et je vous promets que je le ferai. » Et elle se rend en effet chez le roi. Mais le lendemain son inconstance lui a fait tout oublier, et son intervention ne dépasse pas « certaines impulsions impatientes » ; finalement, Kaunitz, à la cour de Vienne, prend le parti de s'y résigner :

 

Ne comptons jamais sur elle, et en rien. Contentons-nous de tirer d'elle, comme d'un mauvais payeur, ce qu'on en peut tirer. Pensons qu'aux autres cours, mande-t-il à Mercy, en guise de consolation, les femmes ne se mêlent non plus de la politique.

 

Hélas ! si seulement elle renonçait tout à fait gouvernail de l'État ! Au moins serait-elle alors sans sa faute et sans reproche. Mais poussée par la coterie des Polignac elle intervient sans cesse, dès qu'il s'agit de nommer un ministre, d'occuper une place ; elle fait ce qu'il y a de plus dangereux en politique, elle parle sans connaître le moins du monde le sujet, agit en dilettante, décide à la légère des questions les plus importantes, gaspille exclusivement en faveur de ses protégés le pouvoir formidable qu'elle a sur le roi.

 

Quand il s'agit d'objets sérieux, dit Mercy en se lamentant, elle devient timide, incertaine dans ses démarches mais quand elle est obsédée par sa société perfide et intrigante, en reconnaissant, avouant même les inconvénients de ce que l'on exige, elle n'est pas moins entreprenante et active à le remplir...

... Rien ne lui a valu plus de haine, remarque le ministre de Saint-Priest, que ces interventions par à-coups, ces promotions injustifiées.

 

Aux yeux du peuple, c'est la reine qui dirige les affaires, et comme les généraux, ministres et ambassadeurs nommés par elle se révèlent incapables, que le système de cette autocratie arbitraire a prouvé son impuissance et que la France, avec une rapidité foudroyante, va au-devant de la banqueroute, toute la responsabilité retombe sur Marie-Antoinette, qui n'en a nullement conscience (mon Dieu ! elle a simplement aidé quelques gens charmants à obtenir de bonnes situations). Tous les éléments qui en France réclament le progrès, des réformes, la justice et l'effort créateur, murmurent, critiquent et menacent cette insouciante dissipatrice, la châtelaine éternellement frivole de Trianon, qui sacrifie follement et absurdement l'amour et le bien-être de vingt millions d'hommes à une orgueilleuse coterie de vingt dames et gentilshommes.

Ce grand mécontentement de tous ceux qui demandent un système nouveau, un régime meilleur, un partage plus raisonnable des responsabilités, manque pendant longtemps de centre de ralliement. Il finit par se cristalliser dans un palais, chez un adversaire acharné, de sang royal ; et de même que la réaction se rassemble chez Mesdames, à Bellevue, la révolution, elle, se groupe au Palais-Royal, chez le duc d'Orléans : c'est une offensive sur deux fronts opposés qui est déclenchée contre Marie-Antoinette. D’une nature plus portée à la jouissance qu'à l'ambition, coureur de femmes, joueur, viveur, élégant, intelligent et, au fond, pas méchant, cet aristocrate souffre de la faiblesse propre aux natures qui ne sont pas créatrices : il est orgueilleux, mais d'une façon purement extérieure. Cet orgueil, Marie-Antoinette l’a blessé en raillant les exploits militaires de son cousin et en empêchant qu'il soit nommé grand amiral de France. Le duc d'Orléans, on ne peut plus offensé, relève le gant ; en sa qualité de descendant d'une branche tout aussi ancienne que la maison régnante, de plus homme indépendant et puissamment riche, il ne craint pas, au Parlement, de faire effrontément opposition au roi et de traiter ouvertement la reine en ennemie. Les mécontents ont donc enfin trouvé en lui le chef rêvé. Ceux qui veulent se dresser contre les Habsbourgs et la branche régnante des Bourbons, ceux qui considèrent le pouvoir absolu comme quelque chose de périmé et de blessant, ceux qui exigent un régime raisonnable et démocratique en France, se placent désormais sous la protection du duc d'Orléans. Au Palais-Royal, qui représente en fait le premier club de la Révolution, bien que sous l'égide d'un prince, se réunissent tous les réformateurs : libéraux, constitutionnels, voltairiens, philanthropes et francs-maçons ; à ceux-ci viennent se joindre les insatisfaits, les endettés, les aristocrates relégués à l'arrière-plan, les bourgeois cultivés qui n'obtiennent pas d'emploi, les avocats sans clients, les démagogues et les journalistes, toutes ces forces effervescentes et débordantes de vie qui plus tard formeront les troupes d'assaut de la Révolution. C’est ainsi que sous la conduite d'un chef faible et vaniteux se forme la plus puissante des armées spirituelles, grâce à laquelle la France conquerra la liberté. Le signal de l'attaque n'est pas encore donné. Mais chacun connaît le but et le mot d'ordre : contre le roi ! et avant tout : contre la reine !

Entre ces deux groupes d'adversaires révolutionnaires et réactionnaires se dresse, isolé, l'ennemi peut-être le plus dangereux et le plus funeste de la reine, le propre frère de son mari, Monsieur, Stanislas-Xavier, comte de Provence, futur Louis XVIII. Sournois et ténébreux, intrigant et prudent, il n'adhère à aucun de ces groupes pour ne pas se compromettre prématurément et oscille à droite et à gauche jusqu'à ce que le destin lui révèle son heure. Il voit sans déplaisir les difficultés croissantes du régime, mais se garde de toute critique publique ; telle une taupe noire et silencieuse il creuse ses galeries souterraines et attend que la position de son frère soit suffisamment ébranlée. Car c'est seulement quand Louis XVI et Louis XVII auront disparu que Stanislas-Xavier, comte de Provence, pourra devenir roi, prendre le titre de Louis XVIII — ambition qu'il nourrit secrètement depuis l'enfance. Une fois déjà il s'était abandonné à l'espoir justifié de devenir régent et successeur légitime de son frère : les sept années tragiques, pendant lesquelles l'union de Louis XVI était restée stérile, avaient été pour ses désirs ambitieux sept années grasses. Mais ensuite un coup terrible est porté à ses espoirs d'héritier. Lorsque Marie-Antoinette accouche d'une fille, Monsieur, dans une lettre au roi de Suède, laisse échapper cet aveu douloureux :

 

J'y ai été sensible, je ne m'en cache pas... Je me suis rendu maître de moi à l'extérieur fort vite, et j'ai toujours tenu la même conduite qu'avant, sans témoigner de joie, ce qui aurait passé pour fausseté... et qui l'aurait été… L'intérieur a été plus difficile à vaincre : il se soulève encore quelquefois... mais... je le tiens du moins en respect, si je ne puis le soumettre entièrement...

 

La naissance du dauphin brise ses derniers rêves de succession au trône ; désormais la route droite est barrée et il doit suivre les voies détournées et hypocrites, qui, en fin de compte — mais seulement, il est vrai trente années plus tard —, le conduiront au but. L’opposition du comte de Provence n'est pas faite, comme celle du duc d'Orléans, d'une haine franche, mais d'une envie cachée, tel un feu qui couve sous la cendre ; aussi longtemps que Marie-Antoinette et Louis XVI gardent le pouvoir sans subir d'attaques, ce prétendant secret reste réservé et silencieux, s'abstient d'énoncer publiquement la moindre prétention ; ce n'est qu'avec la Révolution que commencent ses allées et venues suspectes, ses conférences singulières au palais du Luxembourg. Et à peine a-t-il réussi à passer la frontière qu'il contribue vaillamment, par ses proclamations provocatrices, à creuser la tombe de son frère, de sa belle-sœur, de son neveu, dans l'espoir — effectivement réalisé — de trouver dans leur cercueil la couronne rêvée.

Le comte de Provence a-t-il fait plus encore ? Son rôle fut-il, comme tant de gens l'affirment, bien plus méphistophélique ? Son ambition de prétendant est-elle allée si loin qu'il ait lui-même fait imprimer et répandre des brochures attentant à l'honneur de sa belle-sœur ? A-t-il vraiment, par un vol de documents, rejeté dans un obscur destin Louis XVII, ce malheureux enfant, secrètement sauvé du Temple ? Son attitude, sous maints rapports, laisse le champ libre aux plus terribles suspicions. Immédiatement après son avènement au trône, Louis XVIII n'a-t-il pas racheté à prix d'or, ne s'est-il pas fait remettre par la force, n'a-t-il point ordonné de détruire de nombreuses lettres écrites jadis par le comte de Provence ? Et le fait qu'il n'a pas osé faire enterrer l'enfant mort au Temple comme étant le dauphin ne prouve-t-il pas que Louis XVIII lui-même ne croyait pas à la mort de Louis XVII, mais à la substitution un enfant étranger ? Cet homme opiniâtre et ténébreux a su se taire et se bien cacher ; aujourd'hui les voies souterraines qui l'ont conduit au trône de France sont depuis longtemps comblées. Mais on sait une chose : parmi ses adversaires même les plus acharnés, Marie-Antoinette n'avait pas d’ennemi plus dangereux que cet individu insidieux et impénétrable.

Au bout de dix années de pouvoir absolument gaspillées Marie-Antoinette est déjà cernée de toutes parts ; dès 1785 la haine a atteint son maximum. Tous les groupes hostiles à la reine — presque toute l'aristocratie et la moitié de la bourgeoisie occupent leurs positions et n'attendent que le signal de l'attaque. Mais l'autorité du pouvoir héréditaire reste considérable et aucun plan précis n'est encore arrêté. Ce n'est qu'un murmure. Un bourdonnement qui traverse Versailles, le frémissement, le sifflement de flèches acérées ; la pointe de chacune d'elles d'ailleurs, porte une goutte d'un poison digne de l'Arétin, et toutes, ménageant le roi, visent la reine. De petites feuilles imprimées ou manuscrites, vivement dissimulées à l'approche des étrangers, y passent de main en main. Dans les librairies du Palais-Royal, de très grands seigneurs portant la croix de Saint-Louis et des souliers à boucles de diamants se font conduire dans l'arrière-boutique par le vendeur ; là, ce dernier, après avoir sérieusement verrouillé la porte, tire de quelque cachette poussiéreuse, entre de vieux bouquins, le nouveau pamphlet contre la reine, soi-disant importé secrètement de Londres ou d'Amsterdam ; en réalité, l'impression en est singulièrement fraîche, presque humide, et peut-être même l'a-t-on imprimé au Palais-Royal, dans la maison du duc d'Orléans ou au Luxembourg. Sans hésiter les clients distingués payent souvent plus d'écus pour ces brochures qu'elles ne comptent de pages ; il n'y en a parfois que dix ou vingt, mais en revanche elles sont abondamment ornées de gravures lascives et assaisonnées de plaisanteries malignes. Une succulente pasquinade de ce genre est le présent le plus apprécié que l'on puisse offrir à une amante aristocrate, à une de celles à qui Marie-Antoinette ne fit pas l'honneur d'une invitation à Trianon ; un cadeau aussi perfide les réjouit plus qu'une bague précieuse ou un éventail. Rimés par des versificateurs obscurs, imprimés par des inconnus, propagés par des mains insaisissables, ces écrits calomnieux voltigent comme des chauves-souris à vers la grille de Versailles, dans les boudoirs des dames et dans les châteaux de province ; mais quand le lieutenant de police veut leur faire la chasse, il se sent soudain arrêté par des forces invisibles. Ces feuillets se glissent partout : la reine en trouve à table sous sa serviette ; le roi sur son bureau parmi les documents ; dans la loge de Marie-Antoinette, devant son fauteuil, une épigramme haineuse est épinglée sur le velours, et la nuit, quand elle s'accoude à sa fenêtre, elle entend la chanson gouailleuse, depuis longtemps dans toutes les bouches, qui commence par ces mots :

 

Chacun se demande tout bas :

Le Roi peut-il ? Ne peut-il pas ?

La triste Reine en désespère...

 

et qui, après toutes sortes de détails érotiques, finit par une menace :

 

Petite Reine de vingt ans

Qui traitez aussi mal les gens.

Vous repasserez en Bavière.

 

Ces pamphlets et « polissonneries » de la première époque sont encore, à vrai dire, bien réservés, malveillants plus que malfaisants, en comparaison de ceux qui suivent. Les flèches ne sont pas encore trempées dans du véritable poison, mais simplement frottées de potasse ; elles sont destinées à piquer plutôt qu'à tuer. Mais à partir du moment où la reine est enceinte et où cet événement inattendu mécontente profondément à la cour les différents prétendants, le ton des pamphlets se fait plus violent. Maintenant que ce n'est plus vrai, on raille avec intention et sans retenue l'impuissance du roi, et on accuse la reine d'adultère, afin de représenter leurs descendants éventuels comme des bâtards. C'est surtout au lendemain de la naissance du dauphin que, du fond d'abris protégés et dissimulés, on tire à « boulets rouges » sur Marie-Antoinette. Ses amies, Mmes de Lamballe et de Polignac, sont clouées au pilori comme maîtresses dans l'art des pratiques lesbiennes, Marie-Antoinette comme érotomane perverse et inassouvissable, le roi comme pauvre cornard, le dauphin comme bâtard ; témoin le quatrain qui vole alors joyeusement de bouche en bouche :

 

Louis, si tu veux voir

Bâtard, cocu, putain,

Regarde ton miroir,

La Reine et le Dauphin.

 

En 1785 le concert des calomnies bat son plein, le thème est fourni, la cadence est donnée. La Révolution n'a qu'à crier dans les rues ce qu'on a inventé et rimé dans les salons pour traîner Marie-Antoinette devant le tribunal. Les mots d'ordre de l'accusation c'est la cour qui les lui a soufflés. Et le couperet qui s'abat sur la nuque de la reine a été glissé dans la rude poigne du bourreau par de fines mains baguées d'aristocrates haineux.

Qui rédige ces écrits meurtriers pour la réputation de la reine ? C'est, en somme, une question secondaire, car la plupart du temps les poétereaux qui versifient ces couplets le font sans intention et sans se rendre compte de leur portée. Ils travaillent à des fins qui leur sont étrangères, pour de l'argent dont ils ne connaissent pas la provenance. Au temps de la Renaissance, quand de grands seigneurs voulaient se débarrasser d'un gêneur, ils commandaient un poison ou achetaient un poignard pour un sac d'or. Le XVIIIe siècle, devenu philanthrope, se sert de méthodes plus raffinées. On ne loue plus de poignards, mais une plume, contre ses adversaires politiques ; on n'assassine plus ses ennemis mais on les tue moralement, par le ridicule. Heureusement, d'ailleurs, on peut en 1780 acheter comptant même les meilleures plumes. Beaumarchais auteur de comédies immortelles, Brissot, le futur tribun, Mirabeau, le génie de la liberté, Choderlos de Laclos, tous ces grands hommes relégués à l'arrière-plan peuvent être achetés à vil prix. Et derrière ces pamphlétaires de génies des centaines d'autres se pressent, grossiers et ordinaires, aux ongles et sales et au vendre vide, toujours prêts à écrire ce qu'on exige d'eux, miel ou poison, épithalame ou invective, hymne ou pamphlet, long ou court, mordant ou aimable, politique ou neutre. Si, en outre, on a de l'audace et de l'adresse, ces petites affaires peuvent vous rapporter deux ou trois fois plus. En premier lieu on se fait payer par le client inconnu le libelle contre la Pompadour, la du Barry ou, maintenant, contre Marie-Antoinette ; 0n dénonce ensuite secrètement à la cour l'écrit honteux qui se trouve à Londres ou à Amsterdam prêt à être imprimé, et pour aider à étouffer la publication on reçoit de l'argent du banquier de la cour ou du lieutenant de police. Et enfin, trois fois malin celui qui — tel Beaumarchais — y gagne encore en gardant par-devers lui, malgré serment et parole d'honneur, un ou deux exemplaires de l'édition soi-disant complètement supprimée, qu'il menace d'imprimer de nouveau, avec ou sans modifications — joyeuse plaisanterie qui, à Vienne, auprès de Marie-Thérèse, rapporte à son génial inventeur quatorze jours de prison, mais en revanche, à la cour timorée de Versailles, lui vaut tout d'abord mille louis d'or de dédommagement et plus tard soixante-dix mille livres encore. La nouvelle ne tarde pas à se répandre parmi les barbouilleurs que les pamphlets contre Marie-Antoinette représentent pour le moment une affaire lucrative et par surcroît peu dangereuse ; la mode néfaste s'en répand très vite. La haine et la cupidité se mettent courageusement et consciencieusement à commander et à propager ces écrits. Leurs efforts réunis atteindront bientôt le but désiré : faire détester Marie-Antoinette, la femme et la reine, dans toute la France.

Marie-Antoinette sent nettement derrière elle toutes ces cabales, elle connaît les libelles et en devine les instigateurs. Mais sa désinvolture, son orgueil habsbourgeois, inné et rebelle à toute leçon, tient pour plus courageux de mépriser le danger que d'y parer avec prudence ou intelligence. Elle dédaigne ces éclaboussures.

 

Nous sommes dans une épidémie de chansons satiriques, écrit-elle d'une main insouciante à sa mère, on en a fait sur toutes les personnes de la cour, hommes et femmes, et la légèreté française s'est même étendue sur le roi. Pour moi, je n'ai pas été épargnée.

 

Là se borne apparemment sa colère, son irritation. Que lui importe si de sales mouches viennent se poser sur sa robe ! Cuirassée dans sa dignité royale elle croit, d'ailleurs, que ces flèches de papier ne peuvent pas lui faire de mal. Elle ne songe pas qu'une seule goutte de ce diabolique poison qu'est la calomnie, une fois entrée dans le sang de l'opinion publique, est capable de provoquer une fièvre devant laquelle plus tard les médecins les plus savants resteront impuissants. Légère et souriante, Marie-Antoinette passe à côté du danger. Les mots ne sont pour elle que paille au vent. Pour l'alerter, il faut une tempête.

CHAPITRE XIV

COUP DE TONNERRE
DANS LE THÉÂTRE ROCOCO

La première quinzaine d'août de l'année 1785 trouve la reine extrêmement occupée. Ce n'est pas que Marie-Antoinette soit absorbée par la situation politique, devenue particulièrement difficile, ou la révolte des Pays-Bas, qui met à une rude épreuve l'alliance franco-autrichienne. Non ; son petit théâtre rococo à Trianon est toujours à ses yeux plus important que la scène dramatique du monde, et c'est à une nouvelle première qu'elle voue pour le moment toute son impétueuse activité. On est impatient de jouer au théâtre du château Le Barbier de Séville, la comédie de M. de Beaumarchais, et quelle distribution de choix vient purifier ces rôles profanes ! Le comte d'Artois en personne représentera Figaro, Vaudreuil le comte et la reine la joyeuse Rosine.

M. de Beaumarchais ? Ne serait-ce pas ce Caron, bien connu de la police, qui, il y a dix ans, avait soi-disant découvert, mais en réalité écrit lui-même cet infâme pamphlet : « Avis important à la branche espagnole sur ses droits à la couronne de France », pamphlet clamant au monde l'impuissance de Louis XVI, et qu'il était allé remettre à Marie-Thérèse exaspérée ? Celui-là que l'impératrice avait traité de fripon, et Louis XVI de fou et de « mauvais sujet » ? Ce monsieur Caron qui avait été arrêté à Vienne, par ordre impérial, pour escroquerie, qui avait reçu à Paris, à la prison de Saint-Lazare, la bastonnade alors en usage ? Parfaitement, c'est lui-même ! Dès qu'il s'agit de son plaisir Marie-Antoinette a la mémoire excessivement courte, et Kaunitz, à Vienne, n'exagère pas en disant que ses folies ne faisaient que « croître et embellir ». Car non seulement l'actif et génial aventurier qu'est Caron s'est moqué d'elle et a révolté sa mère, mais en outre son nom est lié au plus terrible discrédit qui ait été jeté sur l'autorité royale. L'histoire de la littérature et l'histoire générale aussi se souviennent encore, cent cinquante ans après, de cette lamentable défaite d'un roi par un homme de lettres ; seule l'épouse au bout de quatre ans l'a déjà complètement oubliée. En 1781, la censure, judicieuse, avait flairé que la nouvelle pièce de cet auteur, Le Mariage de Figaro, sentait dangereusement la poudre et que, l'ardeur capricieuse d'un public de théâtre disposé au scandale venant à l'enflammer, elle pourrait faire sauter tout l'ancien régime ; unanimement, le conseil des ministres en défendit donc la représentation. Mais Beaumarchais, d'une activité incroyable quand il s'agit de gloire et surtout d'argent, trouve mille moyens de revenir sans cesse avec sa pièce ; finalement il obtient qu'elle soit lue au roi dont la décision sera définitive. Si lourd que soit ce brave homme, il n'est cependant pas assez borné pour méconnaître ce que Le Mariage de Figaro a de séditieux. « Cet homme se joue de toutes les choses qu'il faut respecter dans un gouvernement », grogne Louis XVI maussade « La pièce ne sera donc pas jouée ? » demande la reine, déçue, car une première éclatante lui importe plus que le bien de l'État. « Non, certainement » répond Louis XVI.

Voilà donc la pièce jugée ; le roi très chrétien, souverain absolu de France, ne désire pas voir représenter Le Mariage de Figaro dans son théâtre : il n'y a pas à transiger là-dessus. L'affaire, pour le roi, est réglée. Elle ne l'est pas du tout pour Beaumarchais. Celui-ci ne pense nullement à s'incliner, il sait trop que le roi n'a de pouvoir que sur les monnaies et les papiers officiels et qu'en réalité c'est la reine qui règne sur le roi, et qu'à son tour elle obéit aux Polignac. Adressons-nous à cette suprême instance, se dit-il. Beaumarchais s'empresse de lire sa pièce — que l'interdiction a mise à la mode — dans tous les salons ; et, avec ce goût du suicide qui caractérise si bien la société dégénérée de l'époque, toute la noblesse approuve avec enthousiasme cette comédie, d'abord parce qu'on l'y raille, ensuite parce que Louis XVI l'a trouvée inconvenante ; Vaudreuil, l'amant de Mme de Polignac, pousse l'audace jusqu'à la faire jouer dans le théâtre de sa maison de campagne ; mais ce n'est pas assez : il faut que le roi ait officiellement tort, et Beaumarchais officiellement raison, il faut que la pièce soit donnée dans la maison même du roi qui l'a défendu et justement parce qu'il l'a défendu. Secrètement, mais vraisemblablement à la connaissance de la reine, qui préfère un sourire de sa Polignac à l'estime de son époux, les acteurs reçoivent l'ordre d'étudier leur rôle ; déjà les billets sont distribués, déjà les voitures se pressent devant la porte du théâtre, lorsque le roi, au dernier moment, pense à sa dignité menacée. Il a défendu de jouer la pièce, il y va maintenant de son autorité. Une heure avant le lever du rideau Louis XVI interdit la représentation par une lettre de cachet. On éteint les lumières, les équipages rentrent chez eux.

L'affaire derechef paraît liquidée. Mais l'impudente coterie de la reine prend plaisir à prouver que sa force est plus grande que celle d'une tête couronnée sans énergie. Le comte d'Artois et Marie-Antoinette sont délégués pour aller insister auprès du roi ; comme toujours cet homme sans volonté cède aux désirs de sa femme ; pour couvrir sa faiblesse il demande qu'on change les passages les plus osés, ceux qu'en réalité tout le monde connaît depuis longtemps par cœur. La représentation du Mariage de Figaro au Théâtre-Français est fixée au 27 avril 1784, Beaumarchais a triomphé de Louis XVI. Le fait que le roi a voulu interdire la pièce et prédit son échec donne à la soirée, aux yeux des gentilshommes frondeurs, un caractère sensationnel. L'affluence est si grande que les barres de fer de l'entrée sont brisées et les portes enfoncées ; la vieille société accueille avec des applaudissements frénétiques cette pièce, qui, moralement, lui porte le coup de grâce, et ces applaudissements sont, elle ne s'en doute pas, le premier geste public de la révolte, le premier éclair de la Révolution.

 

Vu la situation, un minimum de mesure, de tact, de raison, devrait commander à Marie-Antoinette de se tenir à l'écart d'une comédie de ce M. de Beaumarchais. Quant à lui, il ne devrait pas pouvoir se vanter, après avoir attaqué l'honneur de la reine et ridiculisé le roi devant tout Paris, de voir le rôle d'un de ses personnages tenu par la fille de Marie-Thérèse, l'épouse de Louis XVI, qui tous deux l'ont fait emprisonner pour friponnerie. Mais — c'est là un critérium pour cette reine mondaine — depuis sa victoire sur le roi M. de Beaumarchais est à la mode à Paris, et la reine obéit à la mode. Qu'importent l'honneur et les convenances, on ne fait que jouer la comédie, après tout. Et puis quel rôle charmant que celui de cette malicieuse jeune fille ! Qu'en dit-on, au juste dans le texte ?

Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l'appétit ; pied furtif, taille droite, élancée, bras dodus, bouche rosée et des mains ! des joues ! des dents ! Des yeux !...

 

Peut-il être permis à une autre que la reine de France et de Navarre — quelles mains seraient plus blanches, quels bras plus dodus que les siens ? — de jouer ce rôle charmant ? Donc, au diable les considérations et les égards ! Qu'on fasse venir l'excellent Dazincourt de la Comédie-Française pour qu'il apprenne le maintien et la grâce à ces nobles amateurs, et qu'on commande chez Mlle Bertin les plus jolies robes. Il faut absolument s'amuser et ne pas penser éternellement aux animosités de la cour, aux méchancetés des chers parents, aux stupides ennuis de la politique. Cette comédie retient à présent Marie-Antoinette, tous les jours, dans son ravissant petit théâtre blanc et or, sans qu'elle se doute que déjà le rideau se lève sur une autre comédie dans laquelle, sans le savoir et sans le vouloir, elle est appelée à jouer le rôle principal.

Les répétitions du Barbier de Séville touchent à leur fin. Marie-Antoinette est toujours très occupée et très inquiète. Paraîtra-t-elle vraiment assez jeune, sera-t-elle assez jolie dans le rôle de Rosine ? le parterre, composé d'amis exigeants et gâtés, ne lui reprochera-t-il pas de manquer de vivacité et de naturel, d'être plus dilettante qu'actrice ? Vraiment, elle se fait des soucis, étranges soucis pour une reine ! Et pourquoi Mme Campan, avec qui elle doit répéter, tarde-t-elle tant aujourd'hui ? Enfin, enfin, la voici. Mais que se passe-t-il ? Elle paraît si étrange et si agitée. Le bijoutier de la cour, Boehmer, est arrivé chez elle hier tout bouleversé, finit-elle par balbutier, pour solliciter une audience immédiate de la reine. Ce juif saxon lui a raconté une histoire des plus bizarres et des plus embrouillées ; la reine aurait fait acheter secrètement chez lui il y a quelques mois un précieux collier de diamants, et à ce moment-là on aurait décidé le paiement par échéances. Mais la date du premier versement serait passée depuis longtemps et pas un écu n'aurait été payé. Ses créanciers le pressaient, il avait besoin de son argent tout de suite.

Comment ? quoi ? quels diamants ? quel collier ? quelle est cette histoire d'argent et d'échéances ? La reine ne comprend pas tout d'abord. S'agit-il du merveilleux collier, composé avec tant de goût, par les deux joailliers Boehmer et Bassenge ? Si c'est de celui-là, elle le connaît bien entendu. Ils le lui ont offert à plusieurs reprises déjà pour un million six cent mille livres ; elle aurait bien voulu avoir cette merveille, évidemment, mais les ministres parlent toujours de déficit et ne veulent pas donner d'argent. Comment ces charlatans peuvent-ils prétendre qu'elle l'a acheté, payable par échéances encore ! et secrètement, et qu'elle leur doit de l'argent pour cela ? Sûrement il y a là une étrange méprise. Mais au fait n'est-il pas arrivé, il y a environ une semaine, une lettre singulière de ces bijoutiers — elle s'en souvient maintenant — par laquelle ils la remerciaient de quelque chose et où ils parlaient d'un joyau précieux ? Où est cette lettre ? C'est vrai, elle l'a brûlée. Elle n'a pas l'habitude de lire les lettres à fond, et elle a détruit tout de suite ce respectueux et incompréhensible bavardage. Mais que lui veut-on au juste ? Marie-Antoinette fait écrire incontinent un mot à Boehmer par son secrétaire et le mande, non pour le lendemain, mais pour le 9 août ; mon Dieu ! l'affaire de cet imbécile n'est vraiment pas pressée et l'on a besoin de toute sa tête pour les répétitions du Barbier de Séville.

Le joaillier Boehmer arrive le 9 août, pâle et agité ; l'histoire qu'il raconte est tout à fait obscure. La reine tout d'abord croit avoir affaire à un fou. Une comtesse de Valois, amie intime de la reine — « Comment ? mon amie ? Mais je n'ai jamais reçu une dame de ce nom ! » —, aurait examiné le bijou chez lui et déclaré que la reine désirait l'acheter en secret. Et son Éminence Monseigneur le cardinal de Rohan — « Quoi, cet horrible homme avec lequel je n'ai jamais échangé une parole ? » — en aurait pris livraison au nom de Sa Majesté.

Si absurde que paraisse ce récit, il doit y avoir quelque chose de vrai dans l'affaire, car ce pauvre homme en a le front mouillé et il tremble de la tête aux pieds. La reine aussi frémit de colère à l'idée que des filous ont abusé honteusement de son nom. Elle ordonne au joaillier de lui fournir, par écrit et sans retard, un exposé de l'affaire dans tous ses détails. Le 12 août, elle reçoit ce document fantastique, que les archives conservent encore aujourd'hui. Marie-Antoinette croit rêver, elle lit, et à mesure qu'elle lit son indignation et sa colère grandissent, pareille escroquerie est sans précédent. Il faut sévir d'une façon exemplaire. Elle n'avertit pour l'instant aucun ministre, ne prend conseil d'aucun de ses amis ; elle confie au roi seul, le 14 août, toute l'affaire et lui demande de défendre son honneur.

Marie-Antoinette saura plus tard qu'elle aurait mieux fait d'examiner soigneusement une affaire aussi compliquée et aussi embrouillée. Mais cette nature impatiente et impérieuse n'a jamais été capable de réfléchir sérieusement, ni de peser avec prudence le pour et le contre de ses actes, surtout lorsque son orgueil impulsif, trait dominant de son caractère, est en jeu.

Dans son emportement, la reine ne lit et ne voit dans ce mémoire qu'un seul et même nom, celui du cardinal Louis de Rohan, que depuis des années elle déteste passionnément, de toute la violence de ses sentiments excessifs et qu'inconsidérément elle croit capable de n'importe quel manque de scrupules, de toutes les infamies. En vérité ce prêtre gentilhomme et mondain ne lui a jamais fait aucun mal, c'est même lui qui, lors de son entrée en France, lui a souhaité une bienvenue des plus dithyrambiques à la porte de la cathédrale de Strasbourg. Il a baptisé ses enfants et recherché toutes les occasions de se rapprocher d'elle amicalement. Au fond même, il n'existe entre leurs deux natures aucun antagonisme ; au contraire, ce cardinal de Rohan est le véritable pendant masculin de Marie-Antoinette ; comme elle il est frivole, superficiel, dépensier, et il se montre aussi négligent quant à ses devoirs religieux qu'elle l'est à l'égard de ses devoirs royaux ; c'est un prêtre mondain comme elle est une reine mondaine, un évêque du rococo comme elle est une reine du rococo. Il eût été parfait à Trianon avec ses manières soignées, sa nonchalance, sa prodigalité infinie, et sans doute se seraient-ils merveilleusement compris, le beau, le léger, l'agréable, le frivole cardinal et la jolie reine, joueuse, coquette et heureuse de vivre. Seul un hasard a fait de ces deux êtres des adversaires. Mais que de fois ceux qui au fond se ressemblent le plus sont les ennemis les plus acharnés !

C'est Marie-Thérèse en vérité qui a divisé Rohan et Marie-Antoinette ; sa haine, la reine l'a héritée de sa mère, elle lui a été inspirée, transmise. Avant d'être évêque de Strasbourg, Louis de Rohan avait été ambassadeur à Vienne : là il avait tout fait pour s'attirer la grande colère de la vieille impératrice. Elle attendait un diplomate et se trouva en face d'un bavard prétentieux. Cependant Marie-Thérèse aurait volontiers pris son parti de l'infériorité intellectuelle de Louis de Rohan, car l'inintelligence d'un ambassadeur étranger ne pouvait qu'augmenter les chances de succès de la politique qu'elle poursuivait. Elle lui aurait encore pardonné son faste, quoiqu'elle eût été très fâchée de voir ce faux serviteur du Christ arriver à Vienne avec deux somptueux carrosses, dont chacun avait coûté quarante mille écus, et toute une suite vêtue de soie verte, dans un étalage de luxe qui éclipsait insolemment la cour impériale. Mais il y a deux points sur lesquels l'impératrice se refuse à transiger ou plaisanter : la religion et les mœurs. La vue d'un serviteur de Dieu, entouré d'une cour admiratrices, quittant le vêtement sacerdotal pour un costume de chasseur, abattant en un seul jour cent trente pièces de gibier, soulève chez cette femme dévote une indignation qui atteint jusqu'à la fureur, dès qu'elle s'aperçoit que cette conduite frivole, loin de révolter les gens, rencontre une approbation générale à Vienne, « Sa » Vienne, la ville des Jésuites et des commissions des mœurs. Toute la noblesse, à qui l'économie et l'austérité de la cour de Schoenbrunn imposaient des réserves, respire dans la société de ce viveur prodigue et élégant ; les femmes surtout, à qui les mœurs sévères de la veuve dévote rendent la vie dure, se pressent aux joyeux soupers de l'ambassadeur.

 

Nos femmes, avouera Marie-Thérèse mécontente, jeunes et vieilles, belles et laides, ne sont pas moins ensorcelées de ce mauvais original d'extravagances et étourderies. Il paraît se plaire beaucoup ici, car il assure de vouloir y rester, même après la mort de son oncle.

 

Mais il y a pis encore : l'impératrice, blessée, verra même Kaunitz, son fidèle homme de confiance, appeler Rohan son cher ami, et son propre fils Joseph, qui prend toujours plaisir à dire « oui » quand sa mère dit « non », se lier d'amitié avec l'évêque gentilhomme ; elle verra cet élégant seigneur séduire sa famille, la cour et la ville, et les convertir à une vie plus légère. Mais Marie-Thérèse ne veut pas que sa Vienne, catholique et austère, devienne un frivole Versailles, elle ne veut pas que dans sa noblesse se répandent l'adultère et le concubinage : cette peste ne se fixera pas dans sa capitale, et c'est pourquoi il faut que Rohan s'en aille. Elle écrit à Marie-Antoinette lettre sur lettre, afin qu'elle fasse tout pour éloigner ce « méprisable individu », cet « esprit incorrigible », ce « volume farci de bien mauvais propos », ce « mauvais sujet », ce « vrai panier percé » (on voit à quels écarts de langage la colère entraîne cette femme si réfléchie). Elle soupire, elle crie même désespérément qu'on veuille enfin la « délivrer » de ce messager de l'antéchrist. Et à peine Marie-Antoinette est-elle reine, quelle obtient en effet, docile aux ordres de sa mère, le rappel de Louis de Rohan.

Mais quand un Rohan tombe, c'est pour s'élever. En compensation de l'ambassade perdue, il est nommé évêque et peu après grand aumônier. C'est le plus haut dignitaire ecclésiastique de la cour, c'est par son intermédiaire que sont distribués tous les dons charitables du roi. Ses revenus sont immenses ; car il est non seulement évêque de Strasbourg, mais encore landgrave d'Alsace, prieur de la très lucrative abbaye de Saint-Vaast, surintendant de l'hôpital royal, proviseur à la Sorbonne et au surplus — on ne sait pourquoi — membre de l'Académie française. Pourtant si élevés que soient ses revenus, ses dépenses leur sont toujours supérieures, car, débonnaire, insouciant et prodigue, Rohan sème l'argent à pleines mains. Il consacre des millions à la reconstruction du palais des évêques à Strasbourg, il donne les fêtes les plus somptueuses, il ne lésine pas avec les femmes ; mais de toutes ses fantaisies il en est une, M. de Cagliostro, qui lui coûte plus que sept maîtresses. Ce n'est bientôt plus un secret pour personne que les finances de l'évêque sont dans un triste état, et l'on rencontre plus souvent ce serviteur du Christ chez des usuriers juifs qu'à l'église, de même qu'on le trouve plus fréquemment dans la société des femmes que dans celle de savants théologiens. Le Parlement vient justement de s'occuper des dettes de l'hôpital administré par Rohan : y a-t-il de quoi s'étonner si la reine à première vue croit que ce léger personnage a inventé toute l'histoire pour se procurer du crédit sur son nom ?

 

Le cardinal, écrit-elle à son frère dans le premier mouvement de la colère, a pris mon nom comme un vulgaire et maladroit faux monnoyeur. Il est probable que, pressé par un besoin d'argent, il a cru pouvoir payer les bijoutiers à l'époque qu'il avait marquée, sans que rien ne fût découvert.

 

On comprend son erreur, on comprend l'exaspération qui l'empêche de pardonner à cet homme. Pendant quinze ans, depuis sa première rencontre avec Louis de Rohan devant la cathédrale de Strasbourg Marie-Antoinette, fidèle aux ordres de sa mère, ne lui a pas adressé une seule fois la parole, elle l'a même brusqué ouvertement devant toute la cour. Elle ne peut donc s'empêcher de considérer comme un acte de vengeance infâme le fait que cet homme a mêlé son nom à une affaire d'escroquerie ; ce défi à son honneur lui semble plus impudent et plus perfide que tous ceux qu'elle a subis de la part de la haute noblesse française. Et avec un accent passionné, les larmes aux yeux, elle exige du roi que cet escroc — c'est ainsi qu'elle appelle Rohan, celui qu'on a trompé — soit puni publiquement, d'une façon exemplaire, sans pitié.

Le roi, désarmé devant les exigences d'une femme qui ne pèse jamais pourtant les conséquences de ses actes et de ses désirs, ne réfléchit pas plus loin. Sans vérifier l'accusation, sans demander de documents et sans interroger le joaillier ou le cardinal, il se met, docile comme un esclave, au service d'une colère féminine inconsidérée. Le 15 août, il cause la stupeur du conseil des ministres lorsqu'il manifeste l'intention de faire arrêter immédiatement le cardinal. Le cardinal ? Le cardinal de Rohan ? Les ministres s'étonnent, s'effraient, se regardent ahuris. L'un d'eux, au bout d'un moment, se risque prudemment à demander si cela ne ferait pas une trop mauvaise impression d'arrêter, comme un vulgaire malfaiteur, un si haut dignitaire, et un ecclésiastique par surcroît. Mais c'est justement cela, la sanction publique, qu'exige Marie-Antoinette. Il faut enfin faire un exemple, évident pour tous, afin qu'on sache que le nom de la reine ne peut pas être ainsi mêlé impunément à toutes les infamies. Tout à fait à contrecoeur, inquiets et pleins de funestes pressentiments, les ministres finissent par céder. Quelques heures plus tard un spectacle inattendu se déroule. Comme l'Assomption est en même temps la fête de la reine, toute la cour se présente à Versailles pour présenter ses vœux ; l'Œil-de-Bœuf et la Galerie des Glaces sont bondés de courtisans et de hauts dignitaires. Rohan, personnage principal sans s'en douter, à qui incombe ce jour-là l'obligation de célébrer l'office pontifical, attend, lui aussi, en soutane écarlate et revêtu déjà du surplis, dans l'antichambre réservée aux « grandes entrées » devant le cabinet du roi.

Mais Louis XVI n'apparaît pas solennellement avec son épouse pour se rendre à la messe, et c'est un laquais qui s'approche de Rohan. Le roi le mande dans son cabinet particulier. Là il trouve la reine, qui, debout, les lèvres pincées, détourne le regard et ne répond pas à son salut ; à côté d'elle le ministre Breteuil, un ennemi personnel du cardinal, également solennel, froid et impoli. Avant que Rohan n'ait eu le temps de se demander ce qu'on pouvait bien lui vouloir, le roi s'adresse à lui, sans détour ni façon : « Mon cousin, qu'est-ce que cette acquisition d'un collier, que vous auriez faite au nom de la reine ? » Rohan pâlit. Il ne s'attendait pas à cela. « Sire, je le vois, j'ai été trompé, mais je n'ai pas trompé, balbutie-t-il.

— S'il en est ainsi, mon cousin, vous ne devez avoir aucune inquiétude. Mais expliquez-vous. »

Rohan est incapable de répondre. Il voit en face de lui Marie-Antoinette, muette et menaçante. La parole lui fait défaut. Sa confusion éveille la pitié du roi, qui cherche une issue.

« Eh bien ! écrivez ce dont vous avez à me rendre compte », dit Louis XVI ; et il quitte la pièce, accompagné de Marie-Antoinette et de Breteuil.

Resté seul le cardinal parvient à écrire une quinzaine de lignes, et il remet son explication au roi qui rentre. Une femme du nom de Valois l'aurait décidé à acquérir ce collier pour la reine. Il reconnaît à présent que cette personne l'a trompé.

« Où est cette femme ? demande le roi.

— Sire, je ne sais.

— Avez-vous le collier ?

— Sire, il est entre les mains de cette femme. »

Le roi fait appeler la reine, Breteuil et le garde des Sceaux, et fait lire le mémoire des eux joaillers. Il demande les deux billets soi-disant signés de la reine.

Le cardinal, anéanti, est contraint d'avouer : « Sire, je lai ai. Ils sont faux.

— Je crois bine qu'ils sont faux ! » répond le roi. Et quoique le cardinal propose de payer le collier, il conclut avec sévérité : « Monsieur, je ne puis me dispenser dans une pareille circonstance de faire mettre les scellés chez vous et de m'assurer de votre personne. Le nom de la reine m'est précieux. Il est compromis, je ne dois rien négliger. »

Rohan supplie instamment qu'on lui évite cette honte, surtout à un moment où il doit paraître devant Dieu et dire la messe en présence de toute la cour. Le roi, tendre et débonnaire, hésite devant le désespoir évident de cet homme qu'on a trompé. Mais la reine maintenant ne peut plus se contenir et, pleurant de colère, elle apostrophe Rohan et lui demande comment il a pu croire que, ne l'ayant pas honoré d'une parole depuis huit ans, elle le choisissait comme intermédiaire pour traiter secrètement des affaires, à l'insu du roi. Le cardinal est sans réponse devant ce reproche : il ne comprend plus lui-même à présent comment il a pu être assez insensé pour s'engager dans cette folle aventure. Le roi regrette, mais il termine en disant : « Je souhaite que vous puissiez vous justifier ! Quant à moi, il me faut faire mon devoir de roi et d'époux. »

L'entretien est fini. Déjà, dans le salon bondé, toute la noblesse attend, impatiente et curieuse. La messe aurait dû commencer il y a longtemps, pourquoi ce retard, que se passe-t-il ? Le va-et-vient agité de quelques-uns fait légèrement vibrer les fenêtres ; d'autres sont assis et chuchotent ; on sent qu'il y a de l'orage dans l'air.

Soudain la porte du cabinet du roi s'ouvre à deux battants. Le cardinal de Rohan paraît le premier, pâle et les lèvres serrées, derrière lui Breteuil, le vieux soldat, à la trogne enluminée de vigneron, les yeux brillants d'excitation. Au milieu de la pièce, il lance tout à coup au capitaine des gardes du corps, d'une voix intentionnellement bruyante : « Arrêtez monsieur le Cardinal ! »

Tout le monde frémit. Tout le monde est atterré. Un cardinal arrêté ! Un Rohan ! Et dans l'antichambre du roi ! Ce vieux sabreur de Breteuil serait-il ivre ? Mais non, Rohan ne se défend pas, il ne se révolte pas, les yeux baissés il va à la rencontre de la garde. Les courtisans stupéfaits s'écartent, et devant cette haie de regards inquisiteurs, humiliants, irrités, le prince de Rohan, grand aumônier du roi, cardinal de l'Église en dehors de laquelle il n'y a pas de salut, landgrave d'Alsace, membre de l'Académie et porteur d'une foule de dignités, traverse salle après salle et gagne l'escalier, surveillé comme un galérien par le rude soldat qui le suit. Tandis que, dans une pièce écartée, on confie Rohan à la garde de la cour, celui-ci, réveillé de sa torpeur, profite de l'ahurissement général pour griffonner en hâte quelques lignes adressées à son abbé et lui recommander de brûler rapidement les écrits contenus dans une certaine pochette rouge, les faux billets de la reine, ainsi qu'on le saura plus tard par le procès. En bas, un des heiduques de Rohan enfourche rapidement un cheval, part au galop à l'hôtel de Strasbourg, avec le mot du cardinal, et y parvient avant que les policiers, plus lents, n'arrivent poser les scellés et que — honte sans pareille — le grand aumônier de France, sur le point de dire la messe devant le roi et toute la cour, ne soit conduit à la Bastille. En même temps l'ordre est donné d'arrêter tous ceux qui ont joué un rôle dans cette ténébreuse affaire. Ce jour-là on ne dit pas la messe à Versailles, à quoi bon d'ailleurs ? Personne ne serait assez recueilli pour l'écouter ; toute la cour, toute la ville, tout le pays sont consternés par la nouvelle, qui retentit comme un coup de tonnerre.

La reine, très émue, est rentrée dans ses appartements, ses nerfs vibrent encore de colère ; enfin, voilà tout au moins un de ces fourbes qui s'attaquent à son honneur, un de ces calomniateurs mis à la raison. Les gens bien-pensants ne vont-ils pas accourir, la féliciter de l'arrestation de ce fripon ? Toute la cour ne va-t-elle pas vanter la fermeté du roi que pendant longtemps l'on avait cru si faible ? Mais c'est étrange, personne ne vient. Les regards embarrassés de ces amies l'évitent même ; tout est calme, aujourd'hui à Trianon et à Versailles. Cependant la noblesse ne cherche pas à dissimuler son indignation qu'on ait ainsi déshonoré l'un de ses membres ; et le cardinal de Rohan, à qui le roi a promis son indulgence au cas où il se soumettrait à son jugement personnel, remis à présent de sa frayeur, refuse froidement cette faveur et choisit le Parlement pour juge. Marie-Antoinette se sent mal à l'aise, elle s'est trop pressée. Elle ne parvient pas à se réjouir de son succès : le soir, ses femmes de chambre la trouvent en larmes.

Mais bientôt le vieux fonds de frivolité reprend le dessus. « En ce qui me concerne, écrit-elle pleine d'une folle illusion à son frère Joseph, je suis ravie à l'idée de ne plus entendre parler de cette vilaine affaire. » On est au mois d'août et le procès ne viendra pas devant le Parlement avant décembre, peut-être même avant l'année prochaine. À quoi bon alors se préoccuper plus longtemps d'une pareille vétille ? Que les gens jasent et murmurent, qu'importe ! Vite, qu'on apporte les fards et les nouveaux costumes, on ne va pas renoncer à une si charmante comédie pour une affaire aussi insignifiante ! Les répétitions continuent, la reine étudie (au lieu des dossiers de police de ce grand procès, qu'il serait peut-être encore temps d'arrêter) le rôle de la joyeuse petite Rosine dans Le Barbier de Séville. Mais il semble que ce rôle aussi elle l'ait étudié trop superficiellement. Sans quoi, elle aurait dressé les oreilles et réfléchi en entendant les paroles de son partenaire Basile, qui décrit la puissance de la calomnie d'une manière si prophétique, et elle aurait compris qu'en la circonstance un jeu en apparence léger exprimait sa propre destinée. La comédie rococo prend fin pour toujours sur cette dernière représentation du 19 août : incipit tragœdia.

CHAPITRE XV

L'AFFAIRE DU COLLIER

Que s'est-il passé au juste ? Il est difficile de donner de l'affaire du Collier un récit croyable, car telle qu'elle s'est déroulée en fait c'est la plus invraisemblable des affaires ; intrigue d'un roman, on n'y croirait même pas. Mais quand la réalité se mêle d'avoir une idée sublime, et en même temps poétique, elle dépasse en imagination et dans l'art de l'affabulation le plus habile des romanciers. Et tous les auteurs alors feraient bien de n'y rien changer, de ne pas tenter d'ajouter à ses géniales combinaisons : Goethe lui-même, qui, dans Le Grand Copte, a essayé de tirer une comédie de l'affaire du Collier, traduit en une plate plaisanterie ce qui en vérité a été une des farces les plus éhontées, les plus mouvementées, les plus passionnantes de l'Histoire. Molière n'a pas écrit une pièce où il soit possible de trouver assemblage plus pittoresque de filous, d'escrocs, de dupes, de bouffons et de gens délicieusement bernés, que dans cet hilarant pot-pourri, où une pie voleuse, un rusé renard rompu à toutes les charlataneries, un ours pataud et crédule composent la plus extravagante des bouffonneries.

Toute comédie, digne de ce nom, tourne autour dune femme. Celle de l'affaire du Collier, fille d'un gentilhomme ruiné et d'une servante débauchée, est tout d'abord une enfant abandonnée et sale, qui va pieds nus, se nourrit de pommes de terre volées dans es champs, et garde les vaches pour un morceau de pain. Après la mort du père, la mère se livre à la prostitution et la petite à la mendicité. À l'âge de sept ans, l'enfant, par un heureux hasard, rencontre sur sa toute la marquise de Boulainvilliers à qui elle adresse cette plainte étrange : « Pitié pour une pauvre orpheline du sang des Valois ! » Quoi ? Cette enfant pouilleuse et famélique descendrait des Valois ? Elle serait du sang de Saint Louis ? Ce n'est pas possible, se dit la marquise. Elle fait cependant arrêter con carrosse et interroge la petite mendiante.

Dans l'affaire du Collier, nous l'avons dit, tout paraît invraisemblable ; les choses les plus ahurissantes y reposent sur des réalités. Cette enfant, cette petite Jeanne est effectivement une fille légitime de Jacques de Saint-Rémy, braconnier de son métier, ivrogne, la terreur des paysans, mais néanmoins descendant direct et authentique des Valois. La marquise de Boulainvilliers, émue par cette chute fantastique dans la misère d'une descendante royale emmène immédiatement la fillette et sa sœur cadette et les fait élever à ses frais dans un pensionnat. A quatorze ans, Jeanne entre en apprentissage chez une couturière, devient blanchisseuse, repasseuse, porteuse d'eau, lingère et elle est finalement casée dans un couvent pour jeunes filles nobles.

Mais la petite Jeanne n'a pas la vocation d'une nonne, elle le prouvera par la suite. Le sang vagabond du père s'agite dans ses veines ; à vingt-deux ans elle escalade carrément avec sa sœur le mur du couvent. Sans argent, la tête farcie d'aventures, elles surgissent à Bar-sur-Aube. Jolie comme elle est, Jeanne y trouve un officier de gendarmerie de petite noblesse, Nicolas de la Motte, qui bientôt l'épousera — et cela au dernier moment, car la bénédiction nuptiale ne précède que d'un mois l'arrivée de deux jumeaux. Mme de la Motte pourrait, si elle le voulait, mener une petite vie bourgeoise, tranquille et modeste, en compagnie d'un mari accommodant — il n'a jamais été jaloux. Mais le « sang des Valois » réclame ses droits ; cette petite Jeanne, depuis toujours, n'a qu'une idée : monter ! N'importe comment, par n'importe quels moyens ! Elle commence par aller trouver sa bienfaitrice, la marquise de Boulainvilliers, et la chance veut qu'elle soit reçue par elle au château du cardinal de Rohan à Saverne. Très adroite elle exploite immédiatement l'aimable faiblesse du galant et bienveillant cardinal. Par son intermédiaire elle obtient pour son mari — à quel prix, on s'en doute — un brevet de capitaine dans un régiment de dragons et le paiement de ses dettes.

Jeanne aurait lieu, cette fois encore, d'être satisfaite. Mais elle ne considère cette belle ascension que comme un échelon. Son époux a été nommé capitaine par le roi ; de son propre chef il s'attribue le titre de comte. Quand on peut se parer d'un nom aussi sonore que celui de comtesse de Valois de la Motte, doit-on se résigner à moisir en province, avec une misérable pension et un modeste traitement d'officier ? Ce serait absurde ! Un nom pareil vaut cent mille livres par an pour une jolie femme sans scrupules, qui est décidée à plumer à fond tous les vaniteux et tous les imbéciles. Les deux complices viennent donc à Paris et y louent un hôtel rue Neuve-Saint-Gilles ; là ils persuadent les usuriers que la comtesse, descendante des Valois, a des droits à faire valoir sur d'immenses propriétés, et ils mènent grand train avec l'argent qu'ils se font prêter ; l'argenterie, il est vrai, n'est jamais empruntée pour plus de trois heures au magasin le plus proche. Finalement quand les créanciers la harcèlent trop, la comtesse de Valois de la Motte déclare qu'elle va se rendre à Versailles, pour présenter ses revendications à la cour.

Elle ne connaît évidemment personne à la cour, et elle y fatiguerait ses jolies jambes, sans même pouvoir parvenir jusqu'à l'antichambre de la reine. Mais la rusée aventurière a déjà combiné son coup. Elle se poste avec d'autres quémandeurs dans l'antichambre de Madame Élisabeth et s'évanouit subitement. Tout le monde accourt, son mari fait sonner leur nom ronflant et raconte, les larmes aux yeux, que la faim, dont elle a souffert pendant des années, et l'épuisement consécutif sont cause de cette syncope. On ramène chez elle sur une civière la soi-disant malade qui a réussi à éveiller la compassion ; on lui envoie deux cents livres et sa pension est portée de huit cents livres à quinze cents. Mais pour une Valois ce n'est là qu'une aumône. Délibérément elle récidive : elle s'évanouit une deuxième fois dans l'antichambre de la comtesse d'Artois, puis une troisième dans la Galerie des Glaces que doit traverser la reine. Mais Marie-Antoinette, sur la générosité de qui comptait tout spécialement l'obstinée quémandeuse, ne saura malheureusement rien de cet incident. Un quatrième évanouissement serait suspect. Les deux époux rentrent donc à Paris avec un maigre butin. Il s'en faut de beaucoup qu'ils aient atteint ce qu'ils voulaient. Mais ils se gardent bien, naturellement, de l'avouer ; ils racontent au contraire, en se rengorgeant, que la reine, leur parente, les a reçus de la façon la plus gracieuse et la plus cordiale. Et comme il y a beaucoup de gens pour qui une comtesse de Valois, bien vue dans la société de la reine est une relation précieuse, quelques moutons dodus ne tardent pas à venir se faire tondre, et voici le crédit rétabli pour un certain temps. Les deux mendiants endettés — mundus vult decipi — créent une véritable cour, dirigée par un soi-disant premier secrétaire, qui s'appelle Rétaux de Villette et qui partage sans scrupules non seulement les escroqueries mais aussi le lit de la noble comtesse ; un second secrétaire, Loth, appartient même au clergé. On engage des cochers, des laquais, des soubrettes et l'on mène joyeuse vie dans la rue Neuve-Saint-Gilles. On y organise d'amusantes parties de jeux, peu profitables aux sots qui se laissent prendre, mais très divertissantes tout de même par la présence d'un monde de femmes équivoques. Malheureusement des importuns, huissiers et créanciers de profession, s'en mêlent et ont l'inconvenante prétention, après avoir attendu des semaines et des mois, de se faire enfin payer. De nouveau l'honorable couple se trouve au bout de son latin, les petits artifices ne prennent plus. Il sera bientôt temps d'oser un grand coup.

Pour une escroquerie d'envergure deux choses sont nécessaires : un escroc de qualité et une belle dupe. Cette dupe, heureusement, on l'a déjà sous main : elle n'est autre que le cardinal de Rohan, membre illustre de l'Académie française et grand aumônier de France. Tout à fait homme de son temps, ni plus intelligent ni plus bête que beaucoup d'autres, ce prince de l'Église, d'un extérieur charmant, est atteint de la maladie du siècle, il est d'une crédulité excessive. L'humanité ne peut pas, à la longue, vivre sans croyance ; et l'idole du siècle, Voltaire, ayant fait passer de mode la foi, la superstition se glisse à sa place dans les salons du XVIIe. Un âge d'or commence pour les alchimistes, les cabalistes, les rose-croix, les charlatans, les nécromanciens et les marchands d'orviétan. Pas un homme de la noblesse, pas une femme du monde ne manquera de se rendre dans la loge de Cagliostro, de dîner à la table du comte de Saint-Germain, d'assister aux expériences de Mesmer avec son baquet magnétique. Et c'est bien parce qu'ils sont légers, si spirituellement frivoles, parce que ni la reine, ni les généraux, ni les prêtres ne prennent au sérieux leur dignité, leur service, ou leur Dieu, que tous ces viveurs « éclairés » éprouvent le besoin, pour meubler le vide épouvantable de leur existence, de jouer avec la métaphysique, la mystique, le surnaturel, l'incompréhensible, et qu'ils se laissent prendre le plus bêtement du monde, en dépit de toute leur clairvoyance et de tout leur esprit, aux pièges les plus grossiers des charlatans. Le plus naïvement crédule de ces pauvres d'esprit, son Éminence le cardinal de Rohan, tombe justement sur le plus roué de ces prestidigitateurs, le pape de tous les charlatans, le « divin » Cagliostro. Celui-ci est installé au château de Saverne et fait passer par enchantement dans sa poche l'argent et aussi la raison de son hôte. Il est avéré que les augures et les escrocs se reconnaissent au premier coup d'œil et c'est ce qui se passe pour Cagliostro et Mme de la Motte ; au courant des aspirations intimes du cardinal, Cagliostro apprend à Mme de la Motte le plus secret désir de son hôte, celui de devenir Premier ministre de France ; elle arrive aussi à savoir le seul obstacle que redoute le cardinal : l'antipathie connue, mais inexplicable pour lui, que professe à son égard Marie-Antoinette. Connaître la faiblesse d'un homme, pour une femme habile et rusée c'est déjà le tenir ; la coquine tresse en hâte la corde dont elle se servira pour faire danser l'ours épiscopal jusqu'à ce qu'il sue de l'or. Dès avril 1784 Mme de la Motte commence à laisser tomber par-ci par-là une petite remarque comme quoi « sa chère amie » la reine se confie tendrement à elle ; avec une imagination de plus en plus fertile elle invente des épisode qui éveillent chez le candide cardinal l'idée que cette jolie petite femme pourrait être pour lui l'intermédiaire idéale auprès de la reine. Il avoue être très affecté de ce que depuis des années Sa Majesté ne l'a pas honoré d'un regard, alors qu'il ne connaît pas de plus grand bonheur que de la servir respectueusement. Ah ! si seulement quelqu'un voulait éclairer la reine sur ses véritables sentiments ! Émue et pleine de compassion, « l'amie intime » lui promet de parler en sa faveur à Marie-Antoinette. Rohan est étonné du poids de cette intervention, car en mai Mme de la Motte lui annonce déjà que l'opinion de la reine à son égard a changé et qu'elle ne tarderait pas à lui donner une marque discrète de ses nouvelles dispositions, rien d'officiel encore, bien entendu ; à la prochaine réception de la cour elle lui ferait secrètement un petit signe de la tête. Quand on veut croire ou voir une chose, on la croit ou voit volontiers. À la réception suivante le bon cardinal pense en effet avoir remarqué une « nuance » dans le salut de la reine, et pour récompenser sa touchante médiatrice il lui verse de beaux écus sonnants et trébuchants.

Mais aux yeux de Mme de la Motte il s'en faut de beaucoup que le filon rende suffisamment. Pour mieux entortiller le cardinal il est nécessaire de lui donner des preuves palpables de la faveur royale. Ne pourrait-on pas lui montrer des lettres ? Pourquoi aurait-on chez soi, et dans son lit, un secrétaire dénué de scrupules ? Rétaux n'hésite pas, effectivement, à fabriquer de prétendues lettres de la reine à son amie la comtesse de Valois. Et puisque ce fou s y laisse prendre, pourquoi ne pas continuer dans cette voie profitable ? Pourquoi ne pas simuler une correspondance secrète entre lui et la reine, pour mieux vider sa caisse ? Sur le conseil de Mme de la Motte, le cardinal aveuglé écrit une justification détaillée de sa conduite jusqu'à ce jour, la revoit et la corrige pendant des journées entières et en remet enfin une copie nette à cette femme impayable. Et la preuve que Mme de la Motte est une vraie magicienne et l'amie intime de la reine, c'est que quelques jours plus tard elle apporte déjà une lettre de petit format sur un papier vergé à tranche dorée, portant dans un coin le lys de France. L'orgueilleuse reine de la maison de Habsbourg, si réservée et si inaccessible habituellement, écrit à celui qu'elle avait méprisé jusqu'à ce jour :

 

Je suis charmée, de ne plus vous trouver coupable. Je ne puis encore vous accorder l'audience que vous désirez. Quand les circonstances le permettront, je vous en ferai prévenir. Soyez discret !

 

Le dindon de la farce ne se connaît plus de joie ; sur le conseil de Mme de la Motte, il remercie la reine, reçoit et écrit d'autres lettres, et plus son cœur s'emplit de fierté et d'impatience à l'idée d'être en grande faveur auprès de Marie-Antoinette, plus Mme de la Motte se charge de vider ses poches. L'audacieuse entreprise bat son plein.

Il est dommage toutefois que dans cette comédie un personnage important, principal même, la reine, ne se soit pas encore réellement décidée à jouer son rôle. Ce jeu dangereux ne saurait pourtant se poursuivre sans son intervention, car il est impossible de laisser croire éternellement, même à quelqu'un d'aussi crédule que le cardinal, que la reine l'a salué, quand en réalité elle détourne obstinément son regard de cet homme exécré. Il est de plus en plus à craindre que ce pauvre fou ne finisse par se douter de quelque chose. Comme il est évident que Marie-Antoinette n'adressera jamais la parole au cardinal, ne suffirait-il pas de persuader à ce balourd qu'il a parlé avec la reine ? Pourquoi ne profiterait-on pas de la nuit, toujours favorable aux tricheries, pour présenter à Rohan dans une des allées ombragées du parc de Versailles, endroit tout à fait propice, une personne à qui l'on apprendrait quelques phrases cœur et que l'on ferait passer pour la reine ? La nuit tous les chats sont gris, et dans son agitation et sa folie le bon cardinal ne se laisserait pas moins berner que par les blagues de Cagliostro et les lettres à tranches dorées d'un secrétaire ignare.

Mais où trouver rapidement une figurante, « un double », comme on dit aujourd'hui au cinéma ? bien ! là où, à toute heure, des petites femmes très complaisantes, de tout genre et de toutes tailles sveltes ou rondes, minces ou plantureuses, blondes ou brunes, se promènent dans un but commercial au jardin du Palais-Royal, le paradis de la prostitution parisienne. Le « comte » de la Motte se charge de cette commission délicate ; il n'est pas long à découvrir un sosie de la reine. C'est une jeune femme du nom de Nicole — qui plus tard s'appellera baronne d'Oliva — soi-disant modiste, mais en réalité plus au service des hommes qu'à celui d'une clientèle féminine. Il n'a pas à déployer beaucoup d'artifice pour la décider à jouer ce rôle facile, « car, dira Mme de la Motte à ses juges, elle est fort bête ». Le 11 août, on amène à Versailles, dans un appartement loué tout exprès, l'obligeante hétaïre ; la comtesse de Valois se charge elle-même de l'habiller d'une robe de mousseline à pois, copie exacte de celle que porte la reine dans le tableau de Mme Vigée-Lebrun. On campe sur ses cheveux soigneusement poudrés un chapeau à large bord qui cache sa figure, et en route ! vivement et hardiment, pour le sombre parc nocturne, avec la craintive petite, qui pendant dix minutes passera pour la reine de France devant le grand aumônier de la royauté. La plus grande escroquerie de tous les temps est en marche.

Tout doucement le couple et la pseudo-reine déguisée traversent la terrasse de Versailles. Le ciel leur est bienveillant et répand sur la terre une obscurité complète. Ils descendent vers le bosquet de Vénus, où l'ombre des sapins, des cèdres et des pins permet à peine de distinguer autre chose que des contours ; l'endroit se prête merveilleusement aux jeux de l'amour et davantage encore à ce fantastique jeu de dupes. La pauvre petite prostituée commence trembler. Elle s'enfuirait volontiers. Angoissée, elle tient à la main la rose et le billet qu'elle doit remettre, ainsi qu'il est prévu, à un noble seigneur qui va l'accoster ici. Soudain, le gravier crisse. La silhouette d'un homme surgit, c'est Rétaux, le secrétaire, qui, jouant le rôle d'un serviteur royal, amène Rohan. Nicole tout à coup se sent énergiquement poussée en avant, et comme happés par l'obscurité les entremetteurs la Motte disparaissent. Est-elle seule ? Non, pourtant, car elle voit aussitôt s'avancer vers elle un inconnu, grand et élancé, le chapeau enfoncé sur les yeux : c'est le cardinal. Mais que la conduite de cet homme est étrange ! Il s'incline devant elle jusqu'à terre, baise le bas de sa robe. À présent, Nicole devrait lui tendre la rose et la lettre qu'elle tient à la main. Mais dans son désarroi elle laisse tomber la rose et oublie la lettre. Elle balbutie seulement d'une voix étouffée les quelques mots qu'on lui a péniblement appris : « Vous pouvez espérer que le passé sera oublié. » Et ces quelques mots paraissent toucher infiniment le gentilhomme inconnu, car de nouveau il s'incline à plusieurs reprises et bégaie, l'air heureux, des paroles de reconnaissance, profondément respectueuses, sans que la pauvre petite sache pourquoi. Elle a seulement peur, une peur mortelle de parler et de se trahir. Mais, Dieu soit loué ! on entend un pas pressé sur le gravier, et quelqu'un appelle d'une voix basse et émue : « Vite, vite ! venez ! voici Madame et la comtesse d'Artois ! » Le mot fait son effet, le cardinal prend peur et s'éloigne précipitamment en compagnie de Mme de la Motte, tandis que le noble époux reconduit la petite Nicole ; le cœur battant, la pseudo-reine se glisse le long du château, où, derrière les fenêtres enténébrées, la vraie reine dort sans se douter de rien.

La farce aristophanesque a merveilleusement réussie. Ce pauvre imbécile de cardinal a reçu sur la tête un coup qui le prive complètement de ses esprits. Jusqu'ici il avait fallu sans cesse endormir sa méfiance, le prétendu signe de tête n'était qu'une demi-preuve, de même que les lettres d'ailleurs ; mais maintenant qu'il croit avoir parlé réellement la reine, et appris de sa bouche qu'elle lui pardonne, tout ce que dit la comtesse est pour lui plus vrai que parole d'évangile. Elle peut le tenir en laisse et faire de lui tout ce qu'elle veut. Et il n'y a pas, ce soir-là, d'homme plus heureux dans toute la France que le cardinal ; Rohan se voit déjà Premier ministre, de par les bonnes grâces de la reine.

Quelques jours plus tard, Mme de la Motte annonce au cardinal que la reine lui donne une nouvelle preuve de sa faveur. Sa Majesté — dont Rohan connaît le cœur généreux — voudrait faire parvenir à une famille noble tombée dans le besoin cinquante mille livres, mais elle ne dispose pas de cette somme pour le moment. Le cardinal ne se chargerait-il pas pour elle de cette charité ? Éminemment heureux, Rohan ne s'étonne pas un instant que la reine, malgré ses revenus énormes, soit à court d'argent. Tout Paris sait d'ailleurs qu'elle est continuellement endettée. Il fait venir immédiatement un juif alsacien du nom de Cerf-Beer, lui emprunte cinquante mille livres, et deux jours après les écus s'alignent sur la table de Mme de la Motte. Le couple sait enfin comment s'y prendre pour faire danser le pantin. Trois mois plus tard ils tirent encore plus fort sur la ficelle ; la reine a de nouveau besoin d'argent, et Rohan s'empresse d'engager ses meubles et son argenterie dans le seul but de plaire rapidement à sa protectrice.

Ce sont, pour le comte et la comtesse de la Motte, des temps très heureux qui commencent. Le cardinal est loin, en Alsace, mais son argent sonne gaiement dans leurs poches. Inutile de se faire des soucis à présent, ils ont trouvé un sot qui paie. Il suffit de lui écrire de temps en temps une lettre au nom de la reine, et il fournira de nouveaux fonds. En attendant il n'y a qu'à vivre la grande vie, sans penser au lendemain ! Car si les souverains, les princes et les cardinaux sont insouciants en cette époque frivole, les escrocs le sont aussi. On se dépêche d'acheter une maison de campagne à Bar-sur-Aube avec un superbe jardin et une vaste ferme ; on mange dans de la vaisselle en or, on boit dans du cristal étincelant ; on joue, on fait de la musique dans cette belle demeure. La meilleure société se dispute l'honneur de fréquenter chez la comtesse de Valois de la Motte. Qu'il est beau le monde qui produit de pareils imbéciles !

Celui qui, au jeu, a tiré à trois reprises la carte la plus forte n'hésitera pas à risquer, à la quatrième fois, une mise audacieuse. Un hasard imprévu glisse l'as d'atout dans la main de Mme de la Motte. À l'une de ses réceptions, quelqu'un raconte que ces pauvres joailliers de la cour, Boehmer et Bassenge, ont de gros ennuis. Ils ont mis tout leur capital ainsi qu'une importante somme empruntée dans le plus magnifique collier de diamants qu'on n'ait jamais vu. Il était en somme destiné à la du Barry, qui l'eût certainement acheté si, malheureusement, la petite vérole n'avait enlevé Louis XV ; ensuite les joailliers l'avaient offert à la cour d'Espagne et par trois fois à la reine Marie-Antoinette, qui, folle de bijoux, achetait facilement, sans s'inquiéter beaucoup du prix. Mais l'économe et ennuyeux Louis XVI n'avait pas voulu débourser seize cent mille livres. Boehmer et Bassenge étaient donc acculés et les intérêts qu'ils devaient grevaient leurs beaux diamants ; sans doute seraient-ils obligés de céder le merveilleux collier au-dessous de sa valeur. Mais pourquoi la comtesse de Valois, qui se trouve être sur un si grand pied d'intimité avec la reine, n'engagerait-elle pas sa grande amie à faire l'achat de ce joyau dans de bonnes conditions, payable en plusieurs échéances naturellement ? Il y aurait là gros à gagner. Mme de la Motte, très soucieuse de maintenir la légende de son influence, a la bonté de promettre son intervention, et le 29 décembre les deux joailliers viennent soumettre le précieux écrin rue Neuve-Saint-Gilles.

Quelle merveille ! Mme de la Motte en a la respiration coupée. Miroitants comme ces diamants, d'audacieux projets traversent son esprit rusé : pourquoi ne déciderait-on pas cet âne bâté de cardinal à acheter secrètement le collier pour la reine ? À peine est-il revenu d'Alsace que Mme de la Motte l'entreprend sérieusement. Une nouvelle faveur lui sourit. La reine désire acheter un joyau précieux, à l'insu de son mari bien entendu, et il lui faudrait pour cela un intermédiaire discret ; en pensant à lui pour cette mission secrète et honorable elle lui donnait une preuve de sa confiance. Quelques jours plus tard Mme de la Motte, triomphante, peut annoncer à l'heureux Boehmer qu'elle a trouvé un acquéreur : le cardinal de Rohan. Le 29 janvier 1785 le marché est conclu à l'hôtel de Strasbourg : seize cent mille livres payables en deux ans, par échéances de six mois. Le joyau doit être livré le 1er février, la première échéance sera due le 1er août. Le cardinal appose son paraphe sur le contrat et le remet à Mme de la Motte pour qu'elle le soumette à « son amie » ; le lendemain 30 janvier, la voleuse apporte la réponse, Sa Majesté est entièrement d'accord. Mais à un pas de la porte de l'écurie, l'âne jusque-là si docile se cabre. Il s'agit de seize cent mille livres, après tout ; ce qui n'est pas une bagatelle, même pour le prince le plus prodigue ! Pour une affaire de cette importance, il faudrait au moins avoir une espèce de reconnaissance, un document signé de la reine. Un écrit ? Mais avec le plus grand plaisir ! Le secrétaire n'est-il pas là ?... Le jour suivant Mme de la Motte rapporte le contrat ; chaque clause porte en marge — manu propria — la mention « approuvé » et au bas du contrat figure la signature « autographe » de la reine : « Marie-Antoinette de France ». S'il était tant soit peu intelligent, le grand aumônier de France, membre de l'Académie, ancien ambassadeur et, en imagination, futur ministre, devrait savoir qu'en France une reine ne signe jamais un document autrement que par son prénom, qu'une signature « Marie-Antoinette de France » indique à première vue déjà l'œuvre d'un faussaire, non seulement maladroit mais tout à fait ignorant. Mais comment douter puisque la reine en personne l'a reçu au bosquet de Vénus ? Le cardinal ébloui jure solennellement de ne pas lâcher ce papier ni de le montrer à quiconque. Le 1er février le joaillier vient livrer le bijou au cardinal, qui, le soir, va le porter lui-même à Mme de la Motte, pour s'assurer que des mains dévouées à la reine en prendront livraison. Il n'attend pas longtemps rue Neuve-Saint-Gilles ; déjà les pas d'un homme se font entendre dans l'escalier. Mme de la Motte prie le cardinal d'entrer dans une pièce voisine, d'où, par une porte vitrée, il pourra voir et constater que le bijou a été remis régulièrement. En effet un jeune homme, tout habillé de noir, paraît — toujours Rétaux, bien entendu, le brave secrétaire — et s'annonce : « Par ordre de la reine. » Quelle femme admirable que cette comtesse de la Motte, se dit le cardinal, avec quelle discrétion, avec quelle adresse et quel dévouement elle fait tout parvenir à son amie ! Rassuré il lui donne la cassette, elle la remet au mystérieux messager, qui, chargé du précieux butin, disparaît aussi vite qu'il est venu, et le collier avec lui, pour ne plus revenir. Le cardinal ému prend congé : maintenant, après le service d'amitié qu'il a rendu, cela ne peut plus tarder, il sera bientôt, lui l'auxiliaire de la reine, le premier serviteur du roi, le Premier ministre de France !

Quelques jours plus tard, un bijoutier juif se présente à la police parisienne pour se plaindre, au nom de ses confrères, du tort que leur fait un certain Rétaux de Villette en offrant des diamants très précieux à des prix si bas qu'ils doivent avoir été volés. Le préfet de police fait venir Rétaux. Celui-ci déclare qu'il tient les diamants d'une parente du roi, la cornasse de la Motte-Valois, qui l'a chargé de les vendre, Comtesse de Valois ! Ce beau nom fait sur le fonctionnaire l'effet d'un purgatif et il relâche immédiatement Rétaux, qui était déjà en proie à une frayeur mortelle. Mais néanmoins la comtesse se rend compte combien il serait dangereux de continuer à vendre à Paris les pierres démontées et séparées du collier — le précieux gibier longtemps pourchassé avait tout de suite été dépecé et morcelé ; elle bourre donc de diamants les poches de son brave époux et l'envoie à Londres. Bientôt les joailliers de New B0nd Street et de Piccadilly ne peuvent plus se plaindre de manquer d'offres abondantes et avantageuses.

Hourra ! Voici tout à coup de l'argent, mille fois plus que l'audacieuse drôlesse n'en avait jamais espéré, même en rêve. Avec un aplomb insolent, grisée par son incroyable succès, elle n'hésite pas à étaler cette richesse récente. On fait l'acquisition de voitures, attelées de quatre juments anglaises, 0n engage des laquais en livrées superbes et un nègre galonné d'argent de la tête aux pieds, on achète des tapis, des gobelins, des bronzes, des chapeaux à plumes et un lit de velours écarlate. Et lorsque l'honorable couple va s'installer dans sa célèbre résidence de Bar-sur-Aube, il ne faut pas moins de vingt-quatre voitures pour transporter tous les meubles et objets précieux achetés en hâte à Paris. Bar-sur-Aube assiste à une inoubliable fête des mille et une nuits. De somptueux courriers précèdent à cheval le cortège du nouveau grand mogol, puis vient la berline laquée gris perle, capitonnée de drap blanc. Les couvertures de satin, qui recouvrent douillettement les jambes du ménage, portent les armes des Valois : Rege ab avo sanguinem, nomen et lilia, « Du roi, mon ancêtre, je tiens mon sang, mon nom et les lys ». L'ancien officier de gendarmerie est magnifiquement vêtu : il porte des bagues à tous les doigts, des boucles de diamants aux souliers, trois ou quatre chaînes de montre brillent sur son héroïque poitrine, et l'inventaire de sa garde-robe — on put le vérifier plus tard dans les pièces du procès — ne mentionne pas moins de dix-huit costumes, tout flambant neuf, de soie ou de brocart, garnis de dentelles de Malines, de boutons en or ciselé et de précieuses passementeries. Son épouse ne le lui cède en rien : couverte de bijoux, elle étincelle et brille, telle une idole hindoue. Jamais on n'a vu dans la petite ville de Bar-sur-Aube pareille richesse, laquelle ne tarde pas à exercer son pouvoir magnétique. Toute la noblesse des environs afflue dans cette maison et prend part aux festins dignes de Lucullus qu'on y donne ; des troupes de laquais y servent les mets les plus choisis dans de la précieuse vaisselle d'argent, les repas sont accompagnés de musique, et, nouveau Crésus, le comte évolue dans ses appartements princiers et répand l'argent à pleines mains.

L'affaire du Collier a de nouveau atteint un point où elle est si absurde et si fantastique qu'elle paraît impossible. Le scandale ne devrait-il pas éclater au bout de quelques semaines ? Comment ces deux escrocs peuvent-ils — c'est la question que se pose involontairement tout esprit normal — étaler si insolemment leur faste et leur richesse sans se soucier de la police ? Mais Mme de la Motte pense très justement : si jamais les choses doivent tourner mal, nous avons un solide répondant. Supposons que l'on découvre le pot-aux-roses, eh bien ! il se débrouillera, monsieur le cardinal de Rohan ! Il se gardera bien, le grand aumônier de France, de laisser ébruiter une affaire qui le couvrirait de ridicule pour l'éternité. Il préférera payer le collier de sa poche très discrètement et sans broncher. Pourquoi se tourmenter alors ? Avec un associé pareil on peut dormir tranquille dans son lit de damas. Et vraiment ils ne s'inquiètent pas, cette brave de la Motte, son honorable époux, son habile secrétaire ; ils jouissent au contraire pleinement des avantages qu'ils ont su tirer avec tant d'adresse de l'inépuisable capital de la bêtise humaine.

Il y a cependant un détail qui semble étrange au digne cardinal. Il s'attendait, lors de la dernière réception officielle, à voir la reine déjà parée du précieux joyau ; sans doute espérait-il aussi un mot ou un signe de tête familier, un geste de reconnaissance, invisible pour tous, sauf pour lui. Mais rien ! Marie-Antoinette est passée à côté de lui froide comme toujours et le collier ne brillait pas sur sa blanche gorge. « Pourquoi la reine ne porte-t-elle pas ma parure ? » finit-il par demander, étonné, à Mme de la Motte. Cette femme rusée n'est jamais embarrassée pour répondre : il répugnait à la reine, dit-elle, de mettre le collier avant qu'il ne fût complètement payé. C'est seulement alors qu'elle voulait faire une surprise à son époux. L'âne docile replonge la tête dans le foin, il est satisfait. Mais le mois de mai a peu à peu succédé au mois d'avril, le mois de juin au mois de mai et le 1er août, terme fatal des premières quatre cent mille livres, approche toujours plus. Pour obtenir une prolongation de délai, l'aventurière invente une nouvelle histoire. Elle annonce aux joailliers que la reine a réfléchi, qu'elle trouve le prix trop élevé et que, s'ils ne lui accordent pas une réduction de deux cent mille livres, elle est prête à renvoyer le collier. L'astucieuse Mme de la Motte compte qu'ils parlementeront et qu'ainsi on gagnera du temps. Mais elle se trompe. Les joailliers, qui avaient fixé un prix beaucoup trop élevé, et qui sont déjà dans leurs petits souliers, déclarent être d'accord, sans plus. Bassenge écrit une lettre à la reine dans laquelle ils acceptent la réduction, et Boehmer la remet le 12 juillet, jour où d'ailleurs il doit livrer un autre bijou à la reine.

La lettre dit :

 

Madame, nous sommes au comble du bonheur d'oser penser que les derniers arrangements qui nous ont été proposés, et auxquels nous nous sommes soumis avec zèle et respect, sont une nouvelle preuve de notre soumission et dévouement aux ordres de Votre Majesté, et nous avons une vraie satisfaction de penser que la plus belle parure de diamants qui existe servira la plus grande et la meilleure des reines.

 

Cette lettre, par sa forme embrouillée, est incompréhensible, au premier abord, pour une personne non prévenue. Si cependant la reine se donnait la peine de la lire attentivement et de réfléchir un peu, elle se demanderait étonnée : quels arrangements ? quelle parure de diamants ? Mais, on a pu le constater cent fois, il est rare que Marie-Antoinette lise avec attention et jusqu'au bout un écrit ou un imprimé, elle trouve cela trop ennuyeux ; la réflexion n'a jamais été son fort. C'est ainsi d'ailleurs qu'elle n'ouvre la lettre que lorsque Boehmer est déjà parti. Ignorant tout à fait ce qui s'est passé, elle ne comprend pas le sens de ces phrases obséquieuses et impliquées, mais elle ordonne toutefois à sa femme de chambre de rappeler Boehmer pour le questionner. Malheureusement celui-ci a déjà quitté le château. Bah ! je saurai bien la prochaine fois ce que veut ce fou de Boehmer, se dit la reine, et elle s'empresse de jeter le billet au feu. Cette indifférence de sa part et surtout la destruction de la lettre comme tout dans l'affaire du Collier — paraissent invraisemblables à première vue ; si bien que des historiens sincères, tel Louis Blanc, ont voulu voir dans cette destruction un point suspect, comme si la reine avait tout de même su quelque chose de cette trouble affaire. En réalité ce geste hâtif n'a rien d'extraordinaire chez une femme qui, toute sa vie, a brûlé aussitôt toute correspondance qui lui était adressée, par crainte de sa propre négligence et de l'espionnage de la cour : même après l'assaut des Tuileries on ne trouva dans son bureau aucun écrit qui lui fût adressé. En somme, ce qui d'ordinaire était une mesure de prudence fut ici une imprudence.

Il a fallu le concours d'une série de hasards pour que l'escroquerie n'éclatât pas plus tôt. Mais à présent tous les tours de passe-passe sont vains, le 1er août approche, et Boehmer veut son argent. Mme de la Motte recourt à une dernière ruse : elle met subitement cartes sur table devant les joailliers et déclare effrontément : « Vous êtes trompés, l'écrit de garantie que possède le cardinal porte une fausse signature ; mais le prince est assez riche, il payera. » Elle espère avec cela détourner le coup, elle espère — son raisonnement est en somme tout à fait logique — que les joailliers furieux vont se précipiter chez le cardinal, qu'ils lui raconteront tout, et que, honteux, celui-ci se taira et aimera mieux payer seize cent mille livres que de se rendre à jamais ridicule devant toute la cour et le monde. Mais Boehmer et Bassenge ne raisonnent ni en logiciens ni en psychologues, ils tremblent seulement pour leur argent. Ils ne veulent pas avoir affaire avec le cardinal endetté. La reine — tous deux sont encore persuadés que Marie-Antoinette est mêlée à l'histoire, puisqu'elle n'a rien dit au sujet de leur lettre — est pour eux un débiteur plus solvable que cet évaporé de cardinal. Et en mettant les choses au pis — ils se trompent encore — elle possède toujours le précieux collier, ce qui est un gage sûr.

Nous voici parvenus à un point où la duperie n'est plus possible. Il suffit d'une poussée pour que s'effondre avec fracas cette tour de Babel de mensonges et de tromperies mutuelles. Une minute après que Boehmer, accouru à Versailles, a été reçu en audience par la reine, le joaillier et Marie-Antoinette savent que toute l'affaire repose sur d'odieux mensonges. Mais quel est le véritable imposteur ? Le procès le dira.

D'après les pièces et les dépositions qui existent sur ce procès terriblement embrouillé, une chose est aujourd'hui certaine : Marie-Antoinette n'a pas eu la moindre idée du honteux abus qu'on a fait de son nom, de sa personne, de son honneur. Elle a été, au sens juridique du mot, aussi innocente qu'on peut l'être, victime uniquement — pas du tout confidente et encore moins complice — dans cette escroquerie, la plus audacieuse de l'Histoire. Jamais elle n'a reçu le cardinal, jamais elle n'a connu la voleuse de la Motte, jamais elle n'a eu en mains une pierre du collier. Seules la haine, l'hostilité préconçue, la calomnie délibérée ont pu accuser Marie-Antoinette d'être de connivence avec l'aventurière et le cardinal imbécile ; il faut le répéter, la reine a été mêlée, à son insu, à cette affaire déshonorante, par une bande de faussaires, d'escrocs, de voleurs et de fous.

Mais cependant, moralement, on ne peut pas tout à fait acquitter Marie-Antoinette. Car toute cette supercherie n'a pu être machinée que parce que sa mauvaise réputation encourageait les escrocs et que n'importe quelle étourderie de sa part paraissait d'emblée croyable aux victimes. Sans les folles et frivoles années de Trianon cette comédie mensongère eût été inimaginable. Le bon sens n'aurait jamais osé attribuer à Marie-Antoinette, à une véritable souveraine, une correspondance secrète ignorée de son mari ou un rendez-vous dans un bosquet obscur, jamais un Rohan, jamais les deux joailliers ne se seraient laissé prendre par des mensonges aussi grossiers et n'auraient cru que la reine, manquant d'argent, désirait, à l'insu de Louis XVI, faire acheter à terme par des intermédiaires une précieuse parure de diamants, si précédemment tout Versailles n'avait pas déjà parlé à voix basse de promenades nocturnes dans le parc, de joyaux rendus et échangés, de dettes non réglées. Jamais Mme de la Motte n'aurait pu mettre debout un tel monument de mensonges, si la légèreté de la reine ne lui en avait pas fourni les éléments et si sa mauvaise réputation ne l'y avait pas aidée. On ne saurait trop le dire, Marie-Antoinette, dans toutes les tractations fantastiques de l'affaire du Collier, a été tout à fait innocente ; mais qu'une pareille escroquerie ait pu être osée sous son nom, et qu'on y ait cru, c'est là du point de vue de l'Histoire sa grande faute.

CHAPITRE XVI

LE PROCÈS ET LE JUGEMENT

Napoléon, de son regard d'aigle, a reconnu la faute capitale de Marie-Antoinette dans l'affaire du Collier : la reine était innocente, et pour rendre publique son innocence, elle en appela au Parlement ; le résultat fut qu'on la crut coupable. En effet, Marie-Antoinette perdit là, pour la première fois, son assurance.

Tandis que d'ordinaire elle passait, sans détourner le regard, à côté de la vase nauséabonde des cancans et des calomnies, elle chercha cette fois un refuge auprès d'un tribunal que jusque-là elle avait dédaigné : l'opinion publique. Pendant des années, elle a fait mine de ne pas entendre, de ne pas remarquer le sifflement des flèches empoisonnées dirigées contre elle. En exigeant maintenant dans un accès de colère subite, presque hystérique, un jugement, elle trahit l'irritation violente et déjà ancienne de son orgueil : elle veut que ce cardinal de Rohan, qui s'est le plus avancé, et se trouve être le plus en vue, expie pour les autres. Mais malheureusement elle est la seule à croire encore aux mauvaises intentions du malheureux pantin. Même à Vienne Joseph II secoue la tête d'un air de doute, quand sa sœur lui dépeint le cardinal comme un criminel :

 

J'ai toujours connu le grand aumônier pour l'homme le plus léger et le plus mauvais économe possible, mais j'avoue que je ne l'aurais jamais cru capable d'une friponnerie et d'un trait aussi noir que celui dont on l'accuse.

 

Versailles croit encore moins à la culpabilité du cardinal de Rohan, et bientôt un bruit étrange circule : la reine, par cette brutale arrestation, ne chercherait qu'à se débarrasser d'un témoin gênant. L'aversion que lui a communiquée sa mère l'a poussée à un éclat trop précipité. Et son geste, d'une violence maladroite, fait glisser de son épaule le manteau de souveraine qui la protégeait ; elle s'offre elle-même à la haine générale.

Car à présent tous ses adversaires secrets peuvent enfin faire cause commune. Marie-Antoinette a mis imprudemment la main dans un nid de vipères, elle a heurté un tas de vanités blessées. Louis, cardinal de Rohan — comment a-t-elle pu l'oublier ! —, porte un des noms les plus anciens et les plus illustres de France, il est allié par le sang à d'autres lignées féodales, avant tout aux Soubise, aux Marsan, aux Condé ; toutes ces familles évidemment sont profondément offensées qu'un des leurs ait été arrêté dans le palais du roi comme un vulgaire voleur. Le haut clergé lui aussi est indigné. Oser faire arrêter par un grossier sabreur un cardinal, une Éminence revêtue de tous ses ornements et quelques instants avant qu'elle dise la messe. On porte plainte à Rome ; la noblesse ainsi que le clergé se sentent insultés. Décidé à la lutte, le groupe puissant de la franc-maçonnerie entre, lui aussi, dans l'arène, car non seulement son protecteur, le cardinal, mais aussi le pape des impies, leur grand chef, le maître de l'ordre, Cagliostro, a été incarcéré à la Bastille ; l'occasion se présente enfin de jeter quelques bonnes pierres dans les fenêtres de la Monarchie et de l'Église. Quant au peuple, exclu habituellement de toutes les fêtes et de tous les scandales faisandés du monde de la cour, il est ravi de cette affaire. Un grand spectacle lui est enfin offert : un authentique cardinal accusé publiquement, et, à l'ombre de sa pourpre épiscopale, toute une collection d'escrocs, de charlatans, d'intermédiaires, de faussaires, avec en outre, à l'arrière-fond — attraction capitale —, la fière, l'orgueilleuse Autrichienne ! Un sujet plus amusant que le scandale de la « belle Éminence » ne pouvait être offert aux aventuriers de la plume et du crayon, aux pamphlétaires et aux caricaturistes, aux crieurs de journaux. L'ascension de Montgolfier, elle-même, qui cependant apporte à l'humanité la plus belle des conquêtes, n'a pas fait une sensation aussi profonde à Paris, voire dans le monde entier, que ce procès voulu par une reine et qui, lentement, devient son propre procès. Les plaidoyers imprimés étant légalement autorisés à paraître, en dehors de toute censure, avant les débats, les librairies sont prises d'assaut et la police est forcée d'intervenir. Ni les œuvres immortelles de Voltaire, ni celles de Jean-Jacques Rousseau, ni celles de Beaumarchais n'ont atteint, en dix ou vingt ans, à un chiffre d'éditions aussi considérable que ces plaidoyers en une seule semaine. Sept mille, dix mille, vingt mille exemplaires sont arrachés, encore humides, des mains des colporteurs ; dans les ambassades étrangères les diplomates passent leurs journées à en ficeler des paquets, qu'ils envoient au plus vite à leurs princes, curieux des derniers pamphlets sur le scandale de la cour de Versailles. Chacun veut tout lire et avoir tout lu ; pendant des semaines il n'y a pas d'autre sujet de conversation, et les plus folles hypothèses sont aveuglément admises. De vraies caravanes arrivent de province pour assister au procès : gentilshommes, bourgeois, avocats ; à Paris les artisans abandonnent leurs échoppes pendant des heures entières. L'instinct infaillible du peuple sent inconsciemment qu'on ne s'apprête pas à faire ici le procès d'une faute isolée, mais que de cette sale petite pelote se dérouleront, d'eux-mêmes, des fils qui conduiront à Versailles, qu'il y sera question du scandale des lettres de cachet, du gaspillage de la cour, du mauvais état des finances ; une petite brèche, due au hasard, va permettre à toute la nation de plonger ses regards dans un monde secret dont elle était écartée. Il ne s'agit pas que d'un collier dans ce procès, il s'agit de tout le système gouvernemental en vigueur, car cette accusation peut, si elle est dirigée adroitement, rebondir contre toute la classe dirigeante, contre la reine, et par là contre la royauté.

 

Grande et heureuse affaire ! s'écrie un des frondeurs familiers du Parlement. Un cardinal escroc, la reine impliquée dans une affaire de faux !... Que de fange sur la crosse et le sceptre. Quel triomphe pour les idées de liberté !

 

La reine ne se doute pas encore du désastre qu'elle déchaîne par ce geste inconsidéré. Mais quand un édifice est miné depuis longtemps et qu'il menace ruine, il suffit parfois d'arracher un seul clou pour que tout s'effondre.

Au tribunal, on ouvre avec précaution la mystérieuse boîte de Pandore. Son contenu n'est pas précisément propre. Seul le fait que son noble époux, le comte de la Motte, a pu fuir à temps à Londres avec les restes du collier est favorable à la voleuse ; la preuve authentique manque, et chacun peut accuser l'autre du vol et du recel de l'invisible objet, tout en laissant croire sournoisement que ce collier pourrait encore se trouver entre les mains de la reine. Mme de la Motte, qui se doute bien que l'affaire ne peut se dénouer qu'à ses dépens, a accusé du vol, pour ridiculiser Rohan et détourner d'elle les soupçons, l'innocent Cagliostro et l'a entraîné de force dans le procès. Elle ne recule devant aucun moyen. Elle explique effrontément et impudemment sa soudaine richesse par le fait qu'elle a été la maîtresse de son Éminence ; on connaît, dit-elle, la générosité de ce prêtre délicat ! L'affaire commence à devenir gênante pour le cardinal, lorsqu'on réussit enfin à mettre la main sur les complices Rétaux et la « baronne d'Oliva », la petite modiste, et par leurs dépositions tout s'éclaire.

Mais il y a un nom que l'accusation et la défense évitent soigneusement de prononcer : celui de la reine. Chacun des accusés se garde bien de charger Marie-Antoinette. Mme de la Motte elle-même — plus tard elle tiendra un tout autre langage — repousse comme une calomnie criminelle l'idée que la reine pourrait avoir reçu le collier. Mais le fait justement que tous, comme d'un commun accord, parlent de Marie-Antoinette avec de profondes révérences et le plus profond respect tient en éveil la méfiance du public ; la rumeur se répand de plus en plus qu'on a donné le mot d'ordre de « ménager » la reine. On chuchote déjà que le cardinal aurait généreusement pris toute la faute sur lui ; et l'on se demande si les lettres qu'il a fait brûler, si vite et si discrètement, étaient vraiment toutes fausses. N'y aurait-il pas tout de même quelque chose — on ne sait quoi, à vrai dire — de compromettant pour Marie-Antoinette ? Il ne sert à rien que les faits s'éclaircissent complètement, semper aliquid haeret ; c'est justement parce que son nom est passé sous silence devant le tribunal que la reine y comparaît elle aussi sans qu'on la voie.

Le 31 mai, le jugement va enfin être rendu. Depuis cinq heures du matin une foule immense se presse devant le palais de justice ; la rive gauche de la Seine ne peut contenir tout ce monde, le Pont-Neuf et la rive droite regorgent aussi d'un peuple impatient ; la police à cheval maintient l'ordre avec peine. En se rendant au palais les soixante-quatre juges sentent déjà, aux regards excités, aux acclamations passionnées de la foule, l'importance de leur verdict pour toute la France ; mais l'avertissement décisif les attend à l'entrée de la « grande chambre ». Là dix-neuf représentants des familles Rohan, Soubise et de la maison de Lorraine font la haie en vêtements de deuil et s'inclinent à leur passage. Aucun d'eux ne s'avance. Aucun d'eux ne dit mot. Leurs habits, leur attitude parlent pour eux. Et cette supplication, cette demande muette au tribunal de prononcer un verdict rendant à la famille de Rohan son honneur menacé, pèse fortement sur les juges, qui appartiennent eux-mêmes, pour la plupart, à la haute noblesse de France ; avant que ne commencent les délibérations, ils savent déjà que le peuple et la noblesse, que tout le pays compte sur l'acquittement du cardinal.

Les délibérations durent cependant seize heures, les Rohan et des milliers de curieux dans la rue attendent dix-sept heures, de cinq heures du matin à dix heures du soir. Car les juges savent que la portée de leur décision sera grande. La voleuse Jeanne de Valois est jugée d'avance, de même que ses complices ; quant à la petite modiste elle est mise, sans difficulté, hors de cause parce qu'elle est jolie et parce qu'elle s'est rendue dans le bosquet de Vénus avec une telle naïveté ! Les délibérations tournent exclusivement autour du cardinal. La preuve étant faite qu'il a été trompé, et qu'il n'est pas un imposteur, tous sont d'accord pour l'acquitter, mais il y a divergence sur la forme de l'acquittement, car il s'agit là d'une question politique de la plus haute importance. Le parti de la cour exige, et non sans raison, que cet acquittement comporte une admonestation pour « l'excessive témérité » dont a fait preuve le cardinal, car il n'y avait pas autre chose de sa part, lorsqu'il croyait que la reine pouvait lui donner un rendez-vous secret, dans un bosquet, la nuit. Pour ce manque de respect à la personne sacrée de la souveraine, l'accusation demande que le cardinal fasse d'humbles excuses devant la grand-chambre et abandonne ses charges. Le parti adverse, qui est contre la reine, veut au contraire l'acquittement pur et simple. Le cardinal, ayant été trompé, était donc blanc comme neige. Un jugement de ce genre n'était pas sans danger. Car si l'on admet que le cardinal était en droit de croire, d'après la conduite connue de Marie-Antoinette, à la possibilité de telles manigances et de telles libertés, on critique par là publiquement la légèreté de la reine. La question était délicate : qu'on reconnaisse que le cardinal a, pour le moins, manqué de respect à la souveraine, et Marie-Antoinette sera dédommagée de l'abus qu'on a fait de son nom, mais si on l'acquitte purement et simplement ce jugement entraînera la condamnation morale de la reine.

C'est ce que savent les juges du Parlement, les deux partis et le peuple frémissent d'impatience : ce verdict est appelé à trancher bien autre chose qu'une affaire isolée et sans importance. Ce n'est pas une question privée qu'on vide ici, c'est une question politique ; il s'agit de savoir si le Parlement français considère encore la reine comme « sacrée » et intangible, ou si elle est soumise aux lois, comme n'importe quel citoyen français.

Les juges délibèrent pendant seize heures, les opinions se heurtent violemment, les intérêts aussi. Car les deux partis ont tout mobilisé, l'or même ; depuis des semaines tous les membres du Parlement sont influencés, menacés, travaillés, voire achetés, et déjà l'on chante dans les rues :

 

Si cet arrêt du cardinal

Vous paraissait trop illégal

Sachez que la finance

Eh bien !

Dirige tout en France

Vous m'entendez bien !

 

La longue indifférence du roi et de la reine à l'égard du Parlement reçoit enfin sa sanction ; il y en a trop parmi les juges qui pensent qu'il est temps de donner une bonne leçon à l'autocratie. Par vingt-six voix contre vingt-deux le cardinal est acquitté « sans aucun blâme », de même que son ami Cagliostro et la petite grue Oliva. On est indulgent aussi pour les complices, qui s'en tirent avec l'exil. Mme de la Motte paie les pots cassés ; à la majorité, elle est condamnée à être fustigée par le bourreau, à être marquée au fer rouge, et à la détention perpétuelle à la Salpêtrière.

Mais il y a une autre personne, qui n'était pas sur le banc des accusés, et qui se trouve aussi condamnée à perpétuité par l'acquittement du cardinal, c'est Marie-Antoinette. À partir de ce moment, elle est livrée sans défense à la calomnie publique et à une haine sans frein.

Quelqu'un s'élance hors de la salle d'audience, aussitôt le verdict prononcé, et le communique à la foule ; à leur tour des centaines de personnes, dans la rue, proclament avec frénésie l'acquittement. La joie prend de telles proportions que les clameurs atteignent l'autre rive. « Vive le Parlement ! », ce cri nouveau remplace l'ancien « Vive le roi ! » et retentit par la ville. Les juges ont de la peine à se défendre contre l'enthousiasme reconnaissant. On se jette à leur cou, les dames de la halle les embrassent, on sème leur chemin de fleurs ; le cortège triomphant des acquittés s'ébranle, superbe. Dix mille personnes suivent, tel un vainqueur, le cardinal revêtu de sa pourpre jusqu'à la Bastille, où il passera une dernière nuit ; là des groupes qui se renouvellent sans cesse l'attendent et l'acclament jusqu'à l'aube. Cagliostro n'est pas moins adulé, et seul un ordre de la police empêche la ville d'illuminer en son honneur. C'est ainsi que tout un peuple — signe alarmant — fête deux hommes qui n'ont pas fait autre chose pour la France que de nuire d'une façon terrible au prestige de la reine et de la royauté.

La reine s'efforce en vain de cacher son désespoir ; ce coup de fouet en plein visage a été trop violent, trop public. Sa femme de chambre la trouve en larmes ; Mercy mande à Vienne que sa douleur est « plus grande que l'objet semblait raisonnablement le comporter ». Marie-Antoinette, dont l'intuition est toujours plus forte que la réflexion, a vu immédiatement ce que cette défaite avait d'irréparable ; pour la première fois, depuis qu'elle porte la couronne, elle s'est heurtée à une puissance plus forte que sa volonté.

Mais le roi dispose encore du droit de dire le dernier mot. Il pourrait, par une mesure énergique, sauver l'honneur offensé de sa femme et intimider à temps cette sourde résistance. Un roi fort, une reine décidée, devraient renvoyer un Parlement aussi séditieux ; Louis XIV aurait agi ainsi et peut-être aussi Louis XV. Mais le courage de Louis XVI ne va pas jusque-là. Il n'ose pas s'en prendre au Parlement ; il se contente, pour donner un semblant de satisfaction à son épouse, de bannir le cardinal et d'exiler Cagliostro, demi-mesure qui vexe le Parlement sans l'atteindre réellement, et blesse la justice, sans réparer l'honneur de la reine. Indécis comme toujours, il choisit le moyen terme, qui, en politique, est toujours le pire. Le roi a perdu sans retour l'occasion de prendre une décision qui pouvait être considérable. Une nouvelle époque a commencé avec le jugement du Parlement contre la reine.

À l'égard de Mme de la Motte, également, la cour emploie ce funeste procédé des demi-mesures. Là aussi deux possibilités se présentaient : ou bien, dans un geste de clémence, on épargnait la cruelle punition à la criminelle — ce qui eût fait très bonne impression — ou alors, au contraire, on donnait à l'exécution du châtiment toute la publicité désirable. Mais, timoré comme toujours, on recourt aux mesures intermédiaires. On élève l’échafaud solennellement, il est vrai, et on promet, par là, à tout le peuple le spectacle barbare de la stigmatisation publique. Déjà les fenêtres des maisons voisines sont louées à des prix fantastiques ; mais, au dernier moment, la cour s'effraie de son propre courage. À cinq heures du matin, à une heure donc où l'on n'a guère à redouter les témoins, quatorze bourreaux traînent la victime, qui hurle et se débat, sur l'escalier du palais de justice, où lecture lui est donnée de la sentence qui la condamne à être fustigée et marquée au fer rouge. Mais c'est une lionne en furie qu'on a amenée et qui pousse des cris aigus d'hystérique ; ses imprécations contre le roi, le cardinal, le Parlement, réveillent tous les dormeurs des alentours ; elle happe, mord, donne des coups de pied ; on est forcé, finalement, de lui arracher ses habits afin de lui appliquer le fer rouge. Mais au moment où le sceau ardent touche son épaule, elle se retourne convulsivement, découvrant toute sa nudité, à la grande joie des spectateurs, et le « V » (« voleuse ») brûlant s'imprime sur la poitrine au lieu de l'épaule. Dans un hurlement de bête en furie la victime mord le bourreau à travers sa tunique, puis, à bout de souffle, elle s'évanouit. Comme un cadavre, on la traîne à la Salpêtrière, où, selon le jugement, elle travaillera toute sa vie, vêtue de toile grise et en sabots, nourrie uniquement de pain noir et de lentilles.

À peine les sinistres détails du châtiment sont-ils connus, que subitement la sympathie de tous va à l'aventurière. Tandis que cinquante ans plus tôt — qu'on relise le fait dans Casanova — la noblesse entière, hommes et femmes, assiste pendant quatre heures au supplice de Damiens, ce faible d'esprit, qui, armé d'un minuscule canif, a égratigné Louis XV, et qu'elle se délecte à la vue de ce malheureux, tourmenté avec des tenailles rougies, échaudé à l'huile bouillante et attaché sur la roue après une interminable agonie qui fait se dresser ses cheveux brusquement devenus blancs — cette même société, à présent philanthrope parce que c'est la mode, s'apitoie tout à coup sur « l'innocente » de la Motte. Car on a trouvé là une nouvelle forme de protestation contre la reine et qui a l'avantage de n'être en rien dangereuse : on affiche au grand jour sa sympathie pour la « victime », pour la « pauvre malheureuse ». Le duc d'Orléans organise une quête publique, toute la noblesse envoie des cadeaux à la prisonnière, chaque jour d'élégants carrosses stationnent devant la Salpêtrière. Les visites à la condamnée passent pour être de bon ton dans la société parisienne, c'est le « dernier cri ». Et l'abbesse de la prison reconnaît un jour avec stupeur parmi les visiteuses attendries une des meilleures amies de la reine, la princesse de Lamballe. Est-elle venue d'elle-même ou, ainsi que s'empressent de chuchoter les gens, sur l'ordre secret de Marie-Antoinette ? Toujours est-il que cette pitié déplacée jette sur la cause de la reine une ombre pénible : tout le monde en est à se demander ce que signifie cette bizarre compassion. La reine n'aurait-elle pas la conscience tranquille ? Cherche-t-elle secrètement une entente avec sa « victime » ? Les murmures s'accréditent. Et lorsque quelques semaines plus tard la de la Motte, à qui des inconnus ont ouvert pendant la nuit les portes de la Salpêtrière, s'évade mystérieusement de son cachot et gagne l'Angleterre, tout Paris est unanime à dire que c'est la reine seule qui a sauvé « son amie », et cela pour la remercier d'avoir tu, généreusement, devant le tribunal, sa faute ou sa complicité dans l'affaire du Collier.

En réalité, en favorisant l'évasion de la criminelle, c'était le tour le plus perfide, le plus sournois, que le clan des conjurés pouvait jouer à Marie-Antoinette. Car non seulement cette fuite donne libre cours aux insinuations sur une entente entre la reine et la voleuse, mais d'autre part la condamnée peut, de Londres, s'ériger en accusatrice, faire imprimer impunément les mensonges et les calomnies les plus effrontés, et en outre — car nombreux sont ceux qui, en France et en Europe, attendent des révélations de cette sorte — gagner de nouveau beaucoup d'argent. Le jour même de son arrivée en Angleterre un imprimeur londonien lui offre des sommes énormes ; la cour, qui se rend compte de la portée des calomnies de l'aventurière, cherche en vain à les arrêter ; elle envoie à Londres la favorite de la reine, Mme de Polignac, avec mission de verser deux cent mille livres à la voleuse pour qu'elle se taise ; mais la rusée drôlesse trompe une seconde fois la cour, elle empoche l'argent et, sans hésiter, fait paraître ses Mémoires une première, une deuxième, une troisième fois, chaque édition sous une forme différente et avec des variantes toujours plus sensationnelles. Dans ces Mémoires il y a tout ce qui peut satisfaire un public avide de scandale, et plus encore : le procès devant le Parlement n'avait été qu'un vain simulacre, on avait livré Mme de la Motte aux juges de la façon la plus vile, et bien entendu personne d'autre que la reine n'avait commandé et reçu de Rohan le collier, tandis qu'elle, la pauvre innocente, n'avait pris le crime sur elle que par amitié, pour protéger l'honneur décrié de la reine. La raison de cette grande amitié qui l'unissait à la reine ? L'effrontée menteuse l'explique, au goût d'un public dévergondé : more lesbico — leurs pratiques lesbiennes. Il ne sert à rien qu'aux yeux de tout esprit impartial ces mensonges se trahissent par leur grossière affabulation, par exemple quand la de la Motte prétend que Marie-Antoinette encore archiduchesse a eu une liaison avec le cardinal de Rohan, alors ambassadeur à Vienne ; tous ceux qui sont de bonne volonté n'ont qu'à réfléchir pour savoir qu'à l'époque où Rohan représentait la France à Vienne Marie-Antoinette était, depuis longtemps, dauphine à Versailles. Mais les gens de bonne volonté sont devenus rares. Le grand public, en revanche, lit avec délices les nombreuses lettres d'amour, parfumées de musc, adressées par Marie-Antoinette à Rohan et que l'aventurière intercale dans ses Mémoires ; et plus elle attribue de perversités à la reine, plus on en veut connaître. Les libelles se succèdent, plus lascifs et plus orduriers les uns que les autres ; bientôt paraît une « liste de toutes les personnes avec lesquelles la reine a eu des relations de débauches » ; elle ne contient pas moins de trente-quatre noms des deux sexes, des ducs, des acteurs, des laquais, le frère du roi ainsi que son valet de chambre, Mme de Polignac, Mme de Lamballe, et enfin, pour abréger, « toutes les tribades de Paris », les filles publiques passées au fouet comprises. Mais ces trente-quatre noms n'épuisent pas, il s'en faut de beaucoup, tous les partenaires que l'opinion des salons et de la rue, artificiellement excitée, attribue à Marie-Antoinette ; une fois que l'imagination érotique et extravagante de toute une ville, de tout un peuple, s'est emparée d'une femme, impératrice ou étoile de cinéma, reine ou chanteuse d'opéra, elle lui impute, aujourd'hui comme hier, à profusion, tous les excès et toutes les perversions imaginables, ce qui lui permet de jouir, en même temps, dans une surexcitation anonyme, et sous le couvert de l'indignation, de toutes les voluptés rêvées. Un libelle intitulé : La Vie scandaleuse de Marie-Antoinette parle d'un vigoureux pandour, qui, déjà à la cour impériale d'Autriche, se serait chargé de calmer les inassouvissables « fureurs utérines » (c'est là le titre d'un autre pamphlet) de l'adolescente de treize ans ; un autre pamphlet encore, le Bordel royal, qui entretient le lecteur ravi des « mignons et mignonnes », est illustré de nombreuses gravures pornographiques représentant la reine avec ses différents partenaires dans des poses amoureuses dignes de l'Arétin. L'ordure jaillit toujours plus fort, les mensonges deviennent de plus en plus haineux, et on les croit tous, parce qu'on est prêt à tout croire sur cette « criminelle ». Deux ou trois ans après l'affaire du Collier, Marie-Antoinette est considérée définitivement comme la femme la plus lascive, la plus dépravée, la plus fourbe, la plus tyrannique de toute la France, tandis que la rusée de la Motte, marquée au fer, passe pour une innocente victime ; et à peine la Révolution a-t-elle éclaté, que les clubs essaient de faire revenir la fugitive à Paris, sous leur protection, pour reprendre adroitement le procès du collier, mais cette fois, devant un tribunal révolutionnaire, avec la de la Motte comme accusatrice et Marie-Antoinette au banc des accusés : seule la mort subite de la de la Motte — en 1791, dans un accès de folie, elle se jette d'une fenêtre — empêche que cette fameuse coquine ne soit portée en triomphe dans Paris et qu'il ne soit décrété « qu'elle a bien mérité de la République ». Sans cette intervention du sort, le monde aurait assisté à une comédie beaucoup plus grotesque encore que le procès du collier : on eût vu la calomniatrice acclamée à l'exécution de sa victime.

CHAPITRE XVII