CHAPITRE XXIII

LE CHAR FUNÈBRE DE LA MONARCHIE

L'ancien pouvoir, la royauté et ses gardiens, les aristocrates, sommeillent. Mais la Révolution est jeune, son sang est chaud, impétueux, elle n'a pas besoin de repos ; elle attend, impatiente, le moment de l'action. Les soldats de l'insurrection parisienne qui n'ont pas trouvé de logis se groupent autour de feux allumés en pleine rue ; mais personne ne saurait dire pourquoi, en somme, ils sont encore à Versailles et non à Paris, dans leurs lits ; le roi, pourtant, a cédé docilement sur tout et tout promis. Mais une volonté cachée retient et domine cette foule agitée. Des ombres vont et viennent, porteuses de messages secrets, et à cinq heures du matin — le palais est encore plongé dans l'obscurité et le sommeil — des groupes, guidés par une main avertie, se glissent en passant par la cour de la chapelle jusque sous les fenêtres du château. Que veulent-ils ? Et qui dirige ces personnages suspects ? Qui les conduit, qui les pousse ici dans un but qu'on ne devine pas encore, mais tout à fait précis cependant ? Les instigateurs restent dans l'ombre ; le duc d'Orléans et le frère du roi, le comte de Provence, ont préféré, ils avaient peut-être leurs raisons, ne pas être au palais cette nuit auprès de leur roi légitime. Quoi qu'il en soit, un coup de fusil éclate subitement, un de ces coups provocateurs, toujours nécessaires pour déclencher le conflit voulu. Aussitôt les insurgés affluent de tous côtés, par dizaines, par centaines, par milliers, armés de piques, de pioches, de fusils — des régiments de femmes et d'hommes déguisés en femmes. C'est une poussée directe vers les appartements de la reine. Mais comment se fait-il que ces marchandes de poissons, ces dames de la halle de Paris, qui n'ont jamais mis le pied à Versailles, s'orientent si vite et avec une sûreté extraordinaire dans ce vaste château aux multiples escaliers et aux centaines de pièces ? En un clin d'œil la masse des femmes et des hommes travestis envahit l'escalier qui conduit aux appartements de Marie-Antoinette. Quelques gardes du corps essaient d'en défendre l'accès, deux d'entre eux sont terrassés, cruellement assassinés ; un colosse barbu tranche sur place les têtes des cadavres, qui, quelques minutes plus tard, tournoient sanglantes au bout de piques géantes.

Mais les victimes ont fait leur devoir. Leur cri aigu d'agonie a réveillé le palais à temps. Un des trois gardes du corps parvient à s'arracher des mains des assaillants, bien que blessé il monte l'escalier quatre à quatre et clame dans la maison de marbre qui résonne comme un coquillage creux : « Sauvez la reine ! »

Ce cri en effet la sauve. Une femme de chambre effrayée se précipite dans l'appartement de Marie-Antoinette. Déjà les portes, rapidement barricadées par les gardes du corps, retentissent sous les coups de pioche et de hache. La reine n'a le temps de mettre ni bas ni souliers, elle ne peut que passer une robe sur sa chemise et jeter un châle sur ses épaules. C'est ainsi que, pieds nus, les bas à la main, elle traverse en courant et le cœur battant le couloir qui conduit à l'Œil-de-Bœuf, et de cette vaste pièce gagne les appartements du roi. Mais, ô épouvante ! la porte est fermée. La reine et ses femmes de chambre la martèlent désespérément de leurs poings, mais, inexorable, elle reste close. Il faut attendre cinq minutes, cinq minutes horriblement longues — cependant que les assassins soudoyés entrent de force dans les chambres voisines, fouillent les lits et les armoires — avant qu'un serviteur n'entende enfin les coups de l'autre côté de la porte et ne vienne ouvrir ; ce n'est qu'alors que Marie-Antoinette peut se réfugier dans les appartements de son époux ; au même instant la gouvernante amène le dauphin et Madame Royale. La famille est réunie, la vie de tous est sauve, mais la vie seulement.

Enfin, le dormeur qui n'eût point dû, cette nuit-là, sacrifier à Morphée, et qui portera désormais le sobriquet de « général Morphée », La Fayette, se réveille lui aussi et s'aperçoit des conséquences de son insouciante crédulité. Ce n'est qu'avec des prières et des supplications et non point avec l'autorité d'un chef qu'il peut sauver de la mort les gardes du corps prisonniers et faire sortir la populace des appartements. Maintenant que le danger est passé voici qu'apparaissent, bien rasés et poudrés, le comte de Provence et le duc d'Orléans ; chose étrange, très étrange, la foule excitée s'écarte avec respect à leur passage. Le conseil de la couronne peut à présent siéger. Mais que restera-t-il à débattre ? Le château n'est plus qu'une fragile coquille de noix entre les poings noirs et sanglants des dix mille manifestants. Impossible d'échapper à leur étreinte. Finis les pourparlers et les transactions du vainqueur avec le vaincu ; devant les fenêtres la foule exige par ses hurlements ce que les agents des clubs lui ont doucement chuchoté, hier comme aujourd'hui : « Le roi à Paris ! Le roi à Paris ! » Les vitres tremblent sous la violence des cris et les portraits des ancêtres frémissent d'épouvante aux murs du palais.

Devant cet ordre impérieux le roi jette un regard interrogateur à La Fayette. Obéira-t-il, ou plutôt, faut-il qu'il obéisse tout de suite ? La Fayette baisse les yeux. Depuis hier ce dieu de la foule sait qu'il a perdu son auréole. Le roi espère encore temporiser : pour calmer cette multitude en délire, apaiser un peu cette faim violente de triomphe, il décide de paraître sur le balcon. À peine le brave homme s'est-il montré que le peuple éclate en applaudissements. Il acclame toujours le roi quand il a eu raison de lui. Et pourquoi ne pas applaudir quand un monarque se présente à lui tête nue et s'incline aimablement vers l'endroit où on vient de décapiter comme des bêtes deux de ses défenseurs et de brandir leurs têtes au bout de piques ? Mais à cet homme flegmatique, peu chatouilleux sur l'honneur, aucun sacrifice moral ne coûte vraiment ; et si, après cette humiliation volontaire, le peuple était tranquillement rentré chez lui, il aurait sans doute, une heure plus tard, enfourché son cheval et serait allé chasser à son aise pour rattraper ce que la veille les « événements » lui avaient fait manquer. Cependant le peuple ne se contente pas de cet unique triomphe, dans l'ivresse de son orgueil il exige un vin plus fort, plus capiteux. La reine, elle aussi, l'orgueilleuse au cœur de pierre, l'insolente, l'intraitable Autrichienne, il faut qu'elle se montre ! Elle aussi, elle surtout, l'arrogante, doit courber la tête sous l'invisible joug. Les cris deviennent de plus en plus violents, la foule trépigne de plus en plus sauvagement, l'injonction monte de plus en plus rauque : « La reine, la reine au balcon ! »

Marie-Antoinette, blême et les lèvres serrées, ne bouge pas. Ce qui la paralyse et décolore ses traits, ce n'est nullement la peur des fusils, peut-être déjà prêts à partir, des pierres et des injures, non, mais la fierté, l'héréditaire, l'indestructible orgueil d'une tête, d'une nuque, qui ne se sont jamais courbées devant personne. Tous la regardent, embarrassés. Enfin — les fenêtres vibrent déjà sous le tumulte, les pierres vont siffler — La Fayette s'avance vers elle : « Madame, cette démarche est nécessaire pour calmer le peuple. — En ce cas, je n'hésite plus », répond Marie-Antoinette. Et prenant ses deux enfants par la main, la tête haute, la bouche crispée, elle sort sur le balcon, non comme une suppliante, mais comme un soldat qui marche à l'assaut, avec la ferme volonté de bien mourir, sans trembler. Elle se montre, mais ne s'incline pas. Et c'est précisément son attitude, droite et altière, qui impose. Le regard de la reine et celui du peuple sont comme deux courants qui se croisent ; la tension est telle que pendant une minute un silence mortel règne sur l'immense place. Personne ne sait ce qui va le rompre, ce silence tendu à craquer, si ce sont des hurlements de rage, un coup de fusil ou une avalanche de pierres. Alors La Fayette, toujours courageux dans les grandes circonstances, s'approche de la reine, et d'un geste chevaleresque s'incline devant elle et lui baise la main.

Ce geste amène immédiatement une détente. Et la chose la plus imprévue se produit. Le cri de « Vive la reine ! » jaillit de la place, poussé par des milliers de poitrines. Malgré lui, ce même peuple, qui tout à l'heure s'extasiait devant la faiblesse du roi, acclame à présent la fierté, l'inflexible fermeté de cette femme, qui montre qu'elle ne vient pas solliciter sa faveur avec un sourire de commande ou de lâches amabilités.

Quand Marie-Antoinette revient du balcon tout le monde dans la pièce l'entoure et la félicite comme si elle avait échappé à un danger mortel. Mais après ses premières déceptions, elle ne s'illusionne plus sur cette tardive acclamation populaire. Elle a les larmes aux yeux quand elle dit à Mme Necker : « Ils vont nous forcer, le roi et moi, à nous rendre à Paris, avec les têtes de nos gardes du corps portées au bout de leurs piques. »

Marie-Antoinette a senti juste. Le peuple ne se contente plus d'une révérence. Il détruirait plutôt cette maison, pierre par pierre et vitre par vitre, que de renoncer à sa volonté. Ce n'est pas inutilement que les clubs ont mis cette grande machine en mouvement, ce n'est pas en pure perte que ces milliers d'hommes et de femmes ont marché sous la pluie pendant six heures. Déjà les murmures montent, terribles, déjà la garde nationale, arrivée pour protéger la cour, semble toute disposée à se joindre à la masse pour assaillir le château. Mais voici que la cour cède enfin. Du haut du balcon et des fenêtres on jette des papiers annonçant que le roi est décidé à aller résider à Paris avec sa famille. On n'en demandait pas plus. Les soldats maintenant déposent leurs fusils, les officiers se mêlent au peuple, on s'embrasse, on crie sa joie ; les drapeaux flottent au-dessus de la foule, on dirige en hâte sur Paris les piques avec les têtes sanglantes. Cette menace n'est plus nécessaire. À deux heures de l'après-midi on ouvre les grandes grilles dorées du château. Une immense calèche traînée par six chevaux sur un pavé raboteux emmène le roi, la reine et toute la famille ; ils quittent Versailles pour toujours. Un chapitre de l'Histoire, dix siècles d'autocratie royale viennent de prendre fin.

C'est sous une pluie battante, assaillie par le vent de tous côtés, que la Révolution s'était levée le 5 octobre pour aller chercher le roi. La victoire du 6 octobre est saluée par un jour éblouissant. L'air automnal est d'une grande pureté, le ciel d'un bleu soyeux, aucun vent n'agite les feuilles cuivrées des arbres ; c'est comme si la nature, curieuse, retenait son souffle pour contempler ce spectacle unique à travers les siècles : l'enlèvement d'un roi par son peuple. Quel tableau que ce retour de Louis XVI et de Marie-Antoinette dans leur capitale ! Mi-convoi funèbre, mi-cavalcade, enterrement de la monarchie et carnaval du peuple. Et, tout d'abord, quel est ce nouveau, cet étrange cérémonial ? Ce ne sont pas, comme d'habitude, des coureurs galonnés qui précèdent le carrosse du roi, ce ne sont pas les fauconniers sur leurs chevaux gris et la garde du corps avec ses uniformes à brandebourgs qui chevauchent à sa droite et à sa gauche, ce n'est pas la noblesse en costume d'apparat qui l'escorte, mais une foule sale et désordonnée qui semble le charrier comme une épave. Les gardes nationaux marchent en tête, débraillés et en désordre, bras dessus bras dessous, la pipe à la bouche, riant et chantant, une miche de pain piquée au bout de leurs baïonnettes. Des femmes se tiennent à califourchon sur les canons, ou partagent la selle de dragons complaisants, ou encore vont à pied aux bras des soldats et des ouvriers comme s'ils se rendaient à une fête. Derrière eux, on entend le bruit des voitures chargées de farine dérobée aux magasins royaux et gardées par des dragons ; et perpétuellement la cavalcade avance et recule, exubérante, acclamant la foule des spectateurs. Théroigne de Méricourt, chef des amazones, brandit frénétiquement son épée. Au milieu de ce vacarme et de cette agitation s'avance poussiéreux un pauvre et lugubre carrosse, dans lequel se serrent, derrière les rideaux à demi baissés, Louis XVI, pusillanime descendant de Louis XIV, et Marie-Antoinette, fille tragique de Marie-Thérèse, leurs enfants et la gouvernante. Ils sont suivis, du même pas d'enterrement, par les carrosses des princes royaux, la cour, les députés et quelques rares amis restés fidèles. C'est l'ancien régime, entraîné par le nouveau, et qui, pour la première fois, en ressent l'irrésistible élan.

Il dure six heures, ce trajet funèbre de Versailles à Paris. Le long du parcours, il sort des gens de toutes les maisons. Mais ils ne se découvrent pas avec déférence devant de pareils vaincus. Ils font la haie en curieux et silencieusement chacun veut voir l'humiliation du roi et de la reine. Les manifestantes montrent leur proie en criant triomphalement : « Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron. C'en est fini maintenant de la famine. » Marie-Antoinette entend tous ces cris de haine et de mépris, elle se blottit dans le fond de la voiture pour ne rien voir et ne pas être vue. Ses yeux se voilent. Peut-être songe-t-elle, pendant ces six heures interminables, à la gaieté, à l'insouciance des voyages sans nombre sur cette même route faits en cabriolet avec Mme de Polignac, quand elle se rendait au bal masqué, à l'Opéra, à des soupers, d'où l'on revenait à l'aube. Peut-être aussi son regard cherche-t-il parmi les gardes à cheval celui qui, sous ce déguisement, accompagne le cortège, son unique, son véritable ami. Peut-être ne pense-t-elle à rien et n'est-elle que fatiguée, épuisée, car les roues tournent lentement, très lentement vers un destin qu'elle sait irrévocable.

Enfin le char funèbre de la monarchie s'arrête aux portes de Paris ; une réception solennelle y attend le mort politique. À la lueur vacillante des flambeaux le maire Bailly accueille le roi et la reine en exaltant la date du 6 octobre, qui fait pour toujours de Louis le sujet de ses sujets. « Quel beau jour, sire, dit-il avec emphase, que celui où les Parisiens vont posséder dans leur ville Votre Majesté et sa famille. » L'insensible roi lui-même sent la pointe, et il répond sèchement : « J’espère, monsieur, que mon séjour apporte la paix, la concorde et la soumission aux lois. » Ce n’est pas tout, malgré leur épuisement mortel, il faut encore que les souverains se rendent à l'Hôtel de Ville afin que tout Paris puisse contempler ses otages. Bailly transmet les paroles du roi : « C'est toujours avec plaisir et confiance que je me vois au milieu des habitants de ma bonne ville de Paris », mais il oublie de répéter le mot « confiance ». Avec une présence d'esprit surprenante la reine s'aperçoit de l'oubli. Elle reconnaît combien est important ce mot qui impose également une obligation au peuple insurgé. Elle rappelle à voix haute que le roi a exprimé aussi sa confiance. « Messieurs, dit Bailly tranquillement, vous êtes plus heureux que si je ne m'étais pas trompé. »

Pour finir les souverains sont obligés de se montrer à la fenêtre, et l'on approche des flambeaux de chaque côté de leurs visages, afin que le peuple s'assure que c'est bien le roi et la reine qu'on a été chercher à Versailles et non des marionnettes. Grisé par sa victoire inattendue le peuple s'enthousiasme : pourquoi, après cela, ne serait-il pas généreux ? Immédiatement les cris longtemps oubliés de « Vive le roi ! », « Vive la reine ! » retentissent à plusieurs reprises sur la place de Grève et, en récompense, Louis XVI et Marie-Antoinette sont autorisés à se rendre aux Tuileries sans escorte militaire, pour s'y reposer enfin de cette terrible journée et y mesurer l'abîme où elle les a précipités. Les voitures poussiéreuses s'arrêtent devant un château sombre et laissé à l'abandon. Depuis Louis XIV, depuis plus de cent ans, la cour n'a plus habité l'ancienne résidence des rois ; les pièces sont désertes, les meubles ont été enlevés, il n'y a ni lits ni chandelles ; les portes ne ferment pas, l'air froid entre par les vitres brisées. En hâte, on essaie, à la lueur de chandelles empruntées, d'improviser des chambres à coucher pour la famille royale, tombée du ciel comme un météore. « Tout est bien laid ici, maman », dit en entrant le dauphin, âgé de quatre ans et demi, lui qui a été élevé dans la splendeur de Versailles et de Trianon et qui est habitué à l'éclat des candélabres, aux reflets des glaces, à la richesse et à la magnificence. « Mon fils, répond la reine, Louis XIV y logeait et s'y trouvait bien ; nous ne devons pas être plus difficiles que lui. » Cependant Louis l’Indifférent s'accommode de son lit de fortune. Il bâille et dit paresseusement aux autres : « Que chacun s'installe comme il peut, moi je suis content. »

Marie-Antoinette, elle, n'est pas satisfaite. Jamais elle ne considérera cette maison, qu'elle n'a pas choisie librement, autrement que comme une prison, jamais elle n'oubliera la manière humiliante avec laquelle on l'a traînée ici.

 

Jamais, écrit-elle hâtivement à Mercy, on ne pourra croire ce qui s'est passé dans les dernières vingt-quatre heures. On aura beau dire rien ne sera exagéré, et, au contraire, tout sera au-dessous de ce que nous avons vu et éprouvé.

CHAPITRE XXIV

RETOUR SUR SOI-MÊME

En 1789 la Révolution n'a aucunement conscience de sa force, elle s'effraie parfois encore de son audace ; de même l'Assemblée nationale, les conseillers de la ville de Paris, la bourgeoisie, qui n'ont pas cessé, dans le fond, d'être fidèles à la royauté, sont plutôt épouvantés maintenant du coup de main des amazones qui livre le roi sans défense entre leurs mains. Ils font, par pudeur, tout ce qu'ils peuvent pour effacer cet acte de violence brutal ; d'un commun accord ils s'efforcent de transformer par des mensonges l'enlèvement de la famille royale en un changement de résidence volontaire. Avec une rivalité touchante, ils déposent les plus belles roses sur la tombe de l'autorité royale, dans le secret espoir de cacher que la monarchie est en réalité morte pour toujours et mise en bière depuis le 6 octobre. Les délégations se succèdent auprès du roi pour l'assurer de leur profond attachement. Le Parlement envoie trente membres, le conseil municipal de Paris vient présenter ses respects, le maire s'incline devant Marie-Antoinette en disant :

 

La ville s'applaudit de vous voir dans le palais de nos rois ; elle désire que le roi et Votre Majesté lui fassent la grâce d'y établir leur résidence habituelle.

 

La chambre haute elle aussi présente ses hommages respectueux, de même que l'Université, la Cour des comptes, le conseil de la couronne, et finalement, le 20 octobre, toute l'Assemblée nationale ; journellement le peuple se presse en masse devant les fenêtres des Tuileries en criant : « Vive le roi ! Vive la reine ! » Tout le monde fait ce qu'il peut pour exprimer au roi sa joie « de son changement de résidence volontaire ». Mais Marie-Antoinette, toujours incapable de simuler, et son époux, toujours docile, se défendent avec un acharnement très compréhensible du point de vue humain, absolument absurde pourtant du point de vue politique, contre cet enjolivement des faits. « En oubliant où nous sommes et comment nous y sommes arrivés, nous devons être contents du mouvement du peuple », écrit la reine à l'ambassadeur Mercy. En réalité, elle ne peut et ne veut pas l'oublier. Elle a subi trop d'affronts, on l'a traînée de force à Paris, on a pris d'assaut son château de Versailles, assassiné ses gardes du corps sans que l'Assemblée nationale ni la garde nationale n'aient levé un doigt. On l'a enfermée aux Tuileries, il faut que le monde entier soit informé de cet outrage aux droits sacrés d'un monarque. Avec intention, ils ne font tous deux que souligner sans cesse leur défaite : le roi renonce à la chasse, la reine ne va plus au théâtre, ils ne se montrent pas dans la rue, ne sortent pas en voiture et laissent ainsi échapper la précieuse occasion de se rendre de nouveau populaires dans Paris. Et cette claustration obstinée leur cause un dangereux préjudice. Car, en se disant violentée, la cour convainc le peuple de sa force ; le roi, en proclamant perpétuellement qu'il est le plus faible, le devient réellement. Ce n'est pas le peuple, ce n'est pas l'Assemblée nationale, mais le roi et la reine qui ont creusé autour des Tuileries un fossé invisible ; par leur stupide orgueil, ils ont eux-mêmes transformé en captivité la liberté qu'on ne leur contestait pas encore.

Mais si la cour considère, avec pathétique, les Tuileries comme une prison, elle veut, tout au moins, que cette prison soit royale. Dès les jours suivants d'énormes voitures amènent des meubles de Versailles, des menuisiers et des tapissiers sont à l'œuvre jusqu'à une heure avancée de la nuit. Bientôt, dans la mesure où ils n'ont pas préféré émigrer, les anciens fonctionnaires de la cour arrivent dans la nouvelle résidence ; toute la foule des valets de chambre, laquais, cochers, cuisiniers remplit les communs. Les anciennes livrées brillent dans les couloirs, tout reflète Versailles, et l'étiquette aussi est rétablie, intacte ; on aperçoit toutefois une petite différence : ce sont les gardes nationaux de La Fayette, au lieu des nobles gardes du corps congédiés, qui maintenant sont en faction devant les portes.

 

La famille royale n'habite que quelques pièces de l'immense suite d'appartements des Tuileries et du Louvre, car on ne veut plus ni fêtes, ni bals, ni redoutes, plus d'éclat et plus de splendeurs inutiles. Seule l'aile des Tuileries donnant sur le jardin (brûlée en 1870 par la Commune et qui n'a pas été reconstruite) est remise en état par la famille royale : elle comprend en haut la chambre à coucher et le salon de réception du roi, une chambre pour sa sœur, une pour chacun de ses enfants et un petit salon. Au rez-de-chaussée se trouvent la chambre à coucher de Marie-Antoinette avec un salon, un cabinet de toilette, une salle de billard et la salle à manger. Les deux étages sont réunis par un grand escalier, déjà existant, et un petit escalier, ajouté celui-là, qui conduit des appartements de la reine directement aux chambres du dauphin et du roi, et dont seules la reine et la gouvernante des enfants possèdent la clef. En examinant de près cette disposition des pièces on est frappé par un fait : l'isolement de Marie-Antoinette, sans doute voulu par elle, du reste de la famille. Elle couche et habite seule, et sa chambre à coucher, son salon de réception sont disposés de telle sorte qu'elle peut recevoir des visites n'importe quand, sans que celles-ci soient obligées de passer par l'escalier officiel et l'entrée principale. La raison de ces mesures apparaîtra bientôt, de même que l'avantage qu'il y a pour la reine de pouvoir accéder à tout moment à l'étage, tandis qu'elle est à l'abri de toute surprise de la part des domestiques, des espions, des gardes nationaux et peut-être aussi du roi. Même en captivité, elle défendra, grâce à sa « désinvolture », jusqu'au dernier souffle, ce qui lui reste de liberté personnelle.

Le vieux château avec ses couloirs obscurs, éclairés jour et nuit par des quinquets fuligineux, avec ses escaliers en colimaçon, ses communs bondés et surtout ces perpétuels témoins de la toute-puissance populaire, les gardes nationaux, qui ne cessent de veiller, n'est pas en soi un très agréable séjour ; et pourtant, resserrée par le destin, la famille royale mène ici une existence plus calme, plus intime, peut-être même plus confortable que dans le pompeux château de Versailles. Après le petit déjeuner la reine fait venir ses enfants chez elle, puis elle va à la messe et reste seule dans sa chambre jusqu'au déjeuner commun. Ensuite, elle fait une partie de billard avec son époux, faible compensation gymnastique au plaisir de la chasse, dont il se passe à regrets. Marie-Antoinette se retire alors de nouveau dans ses appartements, tandis que le roi lit où dort, pour tenir conseil avec ses familiers Fersen, la princesse de Lamballe ou d'autres. Après le dîner, toute la famille se réunit au grand salon : le frère du roi, le comte de Provence et sa femme, qui habitent le palais du Luxembourg, Mesdames tantes et quelques rares fidèles. À onze heures les lumières s'éteignent, le roi et la reine se retirent chez eux. Cette vie calme et réglée de petits-bourgeois ignore les diversions, les fêtes, le faste. Mlle Bertin, la modiste, n'est presque plus jamais appelée, le temps des joailliers aussi est passé, car Louis XVI a besoin de son argent pour des choses plus importantes, pour ses agents et son service politique secrets. Les fenêtres donnent sur le jardin, où l'on aperçoit l'automne et la chute des feuilles : il fuit rapidement, le temps qui, autrefois, semblait si long à la reine. Voici enfin le silence autour d'elle, le silence qu'elle a toujours redouté ; elle a maintenant l'occasion de réfléchir sérieusement et de se ressaisir.

Le calme est un élément créateur. Il rassemble, il purifie, il ordonne les forces intérieures. De même que dans une bouteille agitée et que l'on pose ensuite à terre le liquide se décante, de même, chez une nature trouble, le silence et la réflexion cristallisent plus nettement le caractère. Repliée brutalement sur elle-même, Marie-Antoinette commence à se découvrir. À présent seulement il apparaît que rien n'a été aussi fatal à cette nature étourdie, insouciante, frivole, que la légèreté avec laquelle le destin l'a comblée ; ce sont ces présents immérités de la vie qui furent cause précisément de son dénuement intérieur. De bonne heure la destinée l'avait trop gâtée ; une haute origine et une situation plus élevée encore lui étant échues sans peine, elle se crut éternellement dispensée de tout effort. Elle n'avait qu'à se laisser vivre à sa guise, et tout était pour le mieux. Les ministres pensaient, le peuple travaillait, les banquiers payaient ses dépenses, elle acceptait tout sans réflexion et sans gratitude. Ce n'est que placée devant l'obligation formidable de défendre sa couronne, ses enfants, sa propre vie contre le soulèvement le plus grandiose de l'Histoire, qu'elle cherche en elle-même des moyens de résistance et trouve soudain des réserves d'intelligence et d'énergie. La lumière s'est faite : « C'est dans le malheur qu'on sent davantage ce qu'on est » ; cette belle parole, émue et émouvante, éclate subitement dans une de ses lettres. Ses conseillers, sa mère, ses amis n'ont eu, des années durant, aucune influence sur cette âme orgueilleuse. C'était trop tôt pour celle qui ne voulait rien écouter. La souffrance a été le premier et le véritable maître de Marie-Antoinette, le seul dont elle ait appris quelque chose.

Une nouvelle époque commence dans la vie intérieure de cette étrange femme. Mais le malheur ne transforme pas, à vrai dire, un caractère, il n'y fait point entrer d'éléments nouveaux, il ne fait que développer des dispositions préexistantes. Marie-Antoinette ne devient pas subitement — ce serait une erreur de le croire — intelligente, active, énergique et courageuse en ces années d'ultime lutte ; elle était tout cela à l'état latent, mais, par suite d'une mystérieuse paresse de l'âme, d’une insouciance enfantine, elle n'avait pas fait valoir ce côté de sa personnalité ; jusqu'alors elle n'avait fait que jouer avec la vie — point n'est besoin de force pour cela —, elle n'avait jamais lutté avec elle ; mais maintenant, devant cette immense tâche qui lui incombe, toutes ses facultés s'aiguisent et deviennent des armes. Marie-Antoinette ne pense et ne réfléchit que depuis qu'elle y est obligée. Elle travaille parce qu'elle est forcée de travailler. Elle s'élève, parce que le destin exige qu'elle soit grande, afin de ne pas être impitoyablement écrasée par les forces adverses. Une complète transformation de sa vie extérieure et intérieure commence aux Tuileries. Cette femme qui pendant vingt ans a été incapable d'écouter jusqu'au bout le rapport d'un ambassadeur, qui n'a pris connaissance d'une lettre qu'en la parcourant hâtivement, qui n'a jamais lu un livre, qui ne s'est occupée que de jeu, d'amusement, de mode et autres futilités, fait de son bureau une chancellerie, de sa chambre un cabinet de diplomate. Elle négocie à la place de son mari — mis à l'écart, après avoir impatienté tout le monde par son incurable faiblesse — avec tous les ministres et les ambassadeurs, elle surveille leurs décisions, elle rédige leurs lettres. Elle apprend l'écriture chiffrée et invente les moyens techniques les plus étonnants pour correspondre secrètement, par voie diplomatique, avec ses amis de l'étranger ; tantôt elle recourt à l'encre sympathique, tantôt ses nouvelles sont chiffrées et passent en fraude dans des revues et des boîtes de chocolat ; chaque mot est minutieusement étudié afin qu'il soit incompréhensible pour les indiscrets, mais clair pour les initiés. Et elle fait tout cela seule, sans aide, sans secrétaire à ses côtés, avec des espions à sa porte et jusque dans sa chambre ; qu'une seule de ces lettres soit découverte et son mari et ses enfants sont perdus. Cette femme, qui n'a jamais été habituée à une pareille besogne, travaille jusqu'à l'épuisement physique. « Je suis fatiguée à force d'écritures », dit-elle un jour dans une lettre, et une autre fois : « Je ne vois plus ce que j'écris. »

Autre point très important de cette évolution : Marie-Antoinette se rend enfin compte de la valeur de conseillers sincères, elle renonce à l'absurde prétention de décider par elle-même, au pied levé, des affaires politiques. Alors qu'autrefois elle ne recevait qu'en réprimant des bâillements le calme et vieil ambassadeur Mercy et éprouvait un véritable soulagement quand ce fâcheux pédant refermait la porte derrière lui, elle recherche maintenant, toute confuse, cet homme loyal et plein d'expérience qu'elle a trop longtemps méconnu : « Plus je suis malheureuse, et plus je suis tendrement attachée à mes véritables amis », écrit-elle au vieux confident de sa mère ; ou encore :

 

Il me tarde bien de retrouver le moment où je pourrai vous voir librement et vous assurer de tous les sentiments qui vous sont si justement dus et que je vous ai voués pour la vie.

 

Dans sa trente-cinquième année, elle comprend enfin le sens du rôle exceptionnel que la destinée lui a réservé : non pas disputer à d'autres jolies femmes, coquettes et d'esprit ordinaire, les triomphes éphémères de la mode, mais faire ses preuves de façon durable, devant le regard inflexible de la postérité, en tant que reine et fille de Marie-Thérèse. Sa fierté, qui jusque-là n'était souvent qu'un misérable et puéril amour-propre de jeune fille gâtée, se transforme absolument en sentiment du devoir, le devoir de se montrer devant le monde digne des temps héroïques qu'elle traverse. Ce ne sont plus des choses personnelles, la puissance ou son bonheur particulier qui la préoccupent :

 

Pour nos personnes, le bonheur est fini pour jamais, quelque chose qui arrive. Je sais que c'est le devoir d'un roi de souffrir pour les autres, mais aussi le remplissons-nous bien. Puissent-ils un jour le reconnaître !

 

Marie-Antoinette comprend tard, mais jusqu'au plus profond de son âme, qu'elle est destinée à devenir une figure historique, et ce rôle qu'elle sait lui être assigné accroît singulièrement ses forces. Quand un être descend au plus intime de soi-même, quand il est décidé à fouiller au fond de sa personnalité, il réveille en son sang les puissances mystérieuses de tous ses ancêtres. Le fait d'être une Habsbourg, descendante d'une grande maison régnante, héritière d'un antique honneur impérial, et la fille de Marie-Thérèse, élève tout à coup au-dessus d'elle-même, comme par magie, cette faible femme qui manquait d'assurance. Elle sent l'obligation d'être « digne de Marie-Thérèse », digne de sa mère, et le mot « courage » devient le leitmotiv de sa symphonie funèbre. Sans cesse elle répète que « rien ne peut briser son courage » ; et quand de Vienne la nouvelle lui parvient que son frère Joseph, dans sa terrible agonie, a gardé jusqu'au bout son attitude mâle et décidée, elle sent là comme un appel prophétique, et elle répond par la parole la plus fière de sa vie : « J'ose dire qu'il est mort digne de moi. »

Cette fierté, qu'elle brandit comme un étendard devant le monde entier, coûte à Marie-Antoinette certainement plus qu'on ne peut le soupçonner. Car, en réalité, cette femme n'est ni orgueilleuse ni forte ; ce n'est pas une héroïne, mais une créature très féminine, née pour le dévouement et la tendresse et non pour la lutte. Le courage qu'elle montre est destiné uniquement à en inspirer aux autres ; elle-même ne croit plus, en somme, à des temps meilleurs. À peine est-elle rentrée dans sa chambre que ses bras tombent de lassitude, alors que devant le monde ils portent si énergiquement le drapeau de sa fierté ; Fersen, presque toujours, la trouve en larmes. Ces heures d'amour avec l'ami infiniment aimé, et enfin retrouvé, ne ressemblent en rien à des jeux galants ; au contraire, cet homme, ému lui-même, a besoin de toutes ses forces pour arracher l'aimée à ses fatigues et à ses mélancolies, et c'est le malheur de cette femme qui éveille en lui le plus profond des sentiments. « Elle pleure souvent avec moi, écrit-il à sa sœur, jugez si je dois l'aimer. » Les dernières années ont été trop dures pour ce cœur léger. Elle a vu « trop d'horreur et trop de sang pour être encore un jour véritablement heureuse ». Mais la haine continue à grandir contre cette femme qui n'a plus d'autre défenseur que sa conscience.

 

Je défie l'univers de me trouver en tort réel, s'écrie-t-elle, j'attends de l'avenir un jugement équitable et cela m'aide à supporter mes souffrances. Je méprise trop ceux qui me le refusent pour m'occuper d'eux.

 

Et pourtant elle dit en soupirant : « Nous vivons avec un cœur pareil dans un tel monde ! » On sent que bien des fois cette femme désespérée n'a plus qu'un désir, que cela finisse vite : « Si au moins nos souffrances actuelles pouvaient rendre nos enfants heureux ! C'est le dernier vœu que je me permette. »

La pensée de ses enfants est la seule que Marie-Antoinette ose encore relier à l'idée de bonheur. « Si je pouvais être heureuse, je le serais par ces deux petits êtres », dit-elle ; et une autre fois : « Quand je suis triste, je prends mon petit garçon avec moi. » Ou encore : « Je suis toute la journée seule chez moi. Mes enfants sont mon unique ressource ; je les ai le plus possible avec moi. » Deux sur quatre sont morts et son amour qu'elle répandait autrefois avec légèreté sur tout le monde, elle le concentre à présent sur les deux enfants qui lui sont restés. Le dauphin surtout fait sa joie, parce qu'il est fort, gai, intelligent et gentil, « un chou d'amour », comme elle dit tendrement ; mais comme tous ses autres sentiments, les penchants et les affections de cette femme sont devenus peu à peu lucides. Bien qu'elle adore ce fils, elle ne le gâte pas. « Notre tendresse doit être sévère pour cet enfant, écrit-elle à sa gouvernante, il ne faut pas oublier que nous élevons un roi. » Et quand, ayant pris une nouvelle gouvernante en remplacement de Mme de Polignac, elle confie son fils à Mme de Tourzel, elle fait, à l'usage de celle-ci, un portrait du dauphin qui révèle, de façon magistrale, toutes ses facultés de jugement, jusque-là cachées, et toute son intuition psychologique.

 

Mon fils a quatre ans quatre mois moins deux jours ; je ne parle ni de sa taille ni de son extérieur : il n'y a qu'à le voir. Sa santé a toujours été bonne ; mais, même au berceau, on s'est aperçu que ses nerfs étaient très délicats, et que le moindre bruit extraordinaire faisait effet sur lui. Il a été tardif pour ses premières dents, mais elles sont venues sans maladie ni accident. Ce n'est qu'aux dernières, et je crois que c'était à la sixième, qu'il a eu une convulsion. Depuis il en a eu deux : une dans l'hiver de 87 à 88, et l'autre à son inoculation, mais cette dernière a été très petite. La délicatesse de ses nerfs fait qu'un bruit auquel il n'est pas accoutumé lui fait toujours peur. Il a peur, par exemple, des chiens, parce qu'il en a entendu aboyer près de lui. Je ne l'ai jamais forcé à en voir, parce que je crois qu'à mesure que sa raison viendra, ses craintes passeront. Il est, comme tous les enfants forts et bien portants, très étourdi, très léger et violent dans ses colères ; mais il est bon enfant, tendre et caressant même, quand son étourderie ne l'emporte pas. Il a un amour-propre démesuré qui, en le conduisant bien, peut un jour tourner à son avantage. Jusqu'à ce qu'il soit bien à son aise avec quelqu'un, il sait prendre sur lui, et même dévorer ses impatiences et ses colères, pour paraître doux et aimable. Il est d'une grande fidélité quand il a promis une chose ; mais il est très indiscret ; il répète aisément ce qu'il a entendu dire, et souvent, sans vouloir mentir, il y ajoute ce que son imagination lui a fait voir. C'est son plus grand défaut et sur lequel il faut bien le corriger. Du reste, je le répète, il est bon enfant, et avec de la sensibilité, et en même temps de la fermeté, sans être trop sévère, on fera toujours de lui ce qu'on voudra. Mais la sévérité le révolterait, car il a beaucoup de caractère pour son âge. Et pour en donner un exemple, dès sa plus petite enfance le mot pardon l'a toujours choqué. Il fera et dira tout ce qu'on voudra, quand il a tort ; mais le mot pardon, il ne le prononce qu'avec des larmes et des peines infinies. On a toujours accoutumé mes enfants à avoir grande confiance en moi, et, quand ils ont eu tort, à me le dire eux-mêmes. Cela fait qu'en les grondant j'ai l'air plus peinée et affligée de ce qu'ils ont fait que fâchée. Je les ai accoutumés tous à ce que oui ou non prononcé par moi est irrévocable ; mais je leur donne toujours une raison à la portée de leur âge, pour qu'ils ne puissent pas croire que c'est humeur de ma part. Mon fils ne sait pas lire et apprend fort mal ; mais il est trop étourdi pour s'appliquer. Il n'a aucune idée de hauteur dans sa tête, et je désire fort que cela continue : nos enfants apprendront toujours assez tôt ce qu'ils sont. Il aime sa sœur beaucoup et a bon cœur. Toutes les fois qu'une chose lui fait plaisir, soit d'aller quelque part ou qu'on lui donne quelque chose, son premier mouvement est toujours de demander pour sa sœur de même. Il est né gai ; il a besoin pour sa santé d'être beaucoup à l'air...

 

Si l'on compare ce document maternel aux lettres antérieures de la femme, on a peine à le croire écrit de la même main, si grande est la différence entre la nouvelle Marie-Antoinette et l'ancienne ; elles s'opposent comme le malheur et le bonheur, comme le désespoir et l'exubérance. C'est dans les âmes souples et molles, manquant encore de maturité, que le malheur imprime le plus nettement son sceau : il sait dessiner un caractère aux contours nets là où tout était fluide et inconsistant. « Quand deviendrez-vous enfin vous-même ? », ne cessait de répéter Marie-Thérèse avec désespoir. Maintenant, en même temps que sont venus à ses tempes les premiers cheveux blancs, Marie-Antoinette est devenue elle-même.

Cette transformation complète apparaît également dans un portrait, le seul que la reine ait fait faire aux Tuileries. Koucharski, un peintre polonais, en a tracé l'ébauche ; la fuite à Varennes l'a empêché de le terminer ; néanmoins c'est le plus parfait que nous possédions. Les tableaux officiels de Wertmüller, les portraits de salon de Mme Vigée-Lebrun s'efforcent constamment de rappeler au public par les costumes et les décors que cette femme est reine de France. Quand nous la voyons coiffée d'un magnifique chapeau aux superbes plumes d'autruche, en robe de brocart, parée de diamants, elle est près de son trône de velours ; et ceux-là mêmes qui la représentent en costume mythologique ou champêtre ne manquent pas d'indiquer par un signe quelconque que cette femme est d'un rang élevé, du rang le plus élevé de la nation, qu'elle est reine de France. Ce portrait de Koucharski néglige toutes les draperies éclatantes : une femme d'une beauté opulente est assise sur une chaise et regarde devant elle, songeuse. Elle paraît un peu lasse et fatiguée. Elle n'est pas en grande toilette, sur sa nuque ne brillent ni bijoux ni pierres précieuses, et elle n'est nullement attifée (il est passé le temps des artifices). Le désir de plaire a cédé la place au recueillement, la coquetterie s'est effacée en faveur de goûts plus simples. Les cheveux tombent, naturels et flous, et déjà l'on aperçoit les premières mèches argentées, la robe coule tout naturellement sur les épaules rondes et nacrées, rien dans l'attitude ne vise à l'effet ou à la séduction. La bouche ne sourit plus, les yeux ne demandent plus rien ; encore belle, mais d'une beauté déjà adoucie, maternelle, placée entre le désir et le renoncement, plus toute jeune, mais pas encore vieille, ne désirant peut-être plus, mais encore désirable, elle est là, lointaine, comme baignée d'une lumière automnale. Tandis que tous les autres portraits de Marie-Antoinette donnent l'impression d'une femme éprise de sa beauté et qui, entre les distractions, la danse et les rires, s'est tournée un instant vers le peintre pour, la minute d'après, retourner rapidement à ses plaisirs, on a le sentiment, ici, d'une femme qui s'est assagie et qui recherche le calme. Après les multiples idoles précieusement encadrées, ou taillées dans le marbre et l'ivoire, ce portrait inachevé montre enfin l'être humain et permet de deviner que cette reine a aussi une âme.

CHAPITRE XXV

MIRABEAU

Dans la lutte écrasante qu'elle mène contre la Révolution, Marie-Antoinette, jusqu'à présent, n'a eu recours qu'à un seul allié : le temps. « Seules la souplesse et la patience peuvent nous aider. » Mais le temps est un allié incertain et opportuniste, qui se met régulièrement du côté du plus fort et abandonne avec mépris celui qui se fie paresseusement à lui. La Révolution est en marche, chaque semaine lui amène des milliers de recrues venant de la ville, de la campagne, de l'armée ; et le club des Jacobins, tout nouvellement fondé, appuie chaque jour un peu plus sur le levier qui doit renverser la monarchie. Le roi et la reine finissent par comprendre le danger de leur existence retirée et solitaire et se mettent en quête d'alliés.

Un allié sérieux s'est, il est vrai, présenté à la cour plusieurs fois, offrant ses services à mots couverts ; le secret de cette démarche est jalousement gardé. On sait, en effet, aux Tuileries, depuis les jours de septembre, que le chef redouté et admiré de l'Assemblée nationale, le comte de Mirabeau, le lion de la Révolution, est prêt à manger au râtelier de la monarchie. « Faites donc, avait-il dit alors à un intermédiaire, qu'au château on me sache plus disposé pour eux que contre eux. » Mais, aussi longtemps qu'elle avait vécu à Versailles, la cour s'était sentie trop sûre pour faire appel à lui. D'ailleurs la reine n'avait pas encore reconnu l'importance de cet homme, capable comme pas un de diriger la Révolution, parce qu'il était lui-même le génie de la révolte, l'incarnation de l'esprit de liberté, la force révolutionnaire faite homme, l'anarchie vivante. Les autres membres de l'Assemblée, braves savants bien intentionnés, hommes de loi sagaces, honnêtes démocrates, sont des idéalistes qui tous rêvent d'ordre et de réorganisation, mais lui ne voit dans le chaos de l'État que le moyen d'échapper à son chaos intérieur. Sa force volcanique, qu'il appelle avec orgueil une force de dix hommes, a besoin d'une tempête mondiale pour se déployer librement ; ébranlé lui-même dans sa situation morale, matérielle et familiale, il a besoin d'un État chancelant pour s'élever au-dessus des ruines. Toutes les explosions de sa nature élémentaire, pamphlets, enlèvements de femmes, duels et scandales, n'ont été jusqu'à présent que des soupapes insuffisantes à un tempérament excessif, que toutes les prisons de France n'ont pu dompter. Cette âme impétueuse a besoin d'espace, il faut des tâches plus vastes à cet homme extraordinaire ; comme un taureau furieux, enfermé trop longtemps dans une étable étroite, il se précipite dans l'arène de la Révolution et, du premier coup, brise les barrières vermoulues des États généraux. L'Assemblée nationale s'effraie quand, pour la première fois, elle entend tonner cette voix, mais elle plie sous son joug autoritaire ; esprit prodigieux autant que grand écrivain, Mirabeau, ce puissant ouvrier, forge et inscrit en quelques instants sur des tables d'airain les lois les plus difficiles, les formules les plus osées. Avec son éloquence fulgurante, il soumet toute l'Assemblée à sa volonté, et n'étaient la méfiance que suscite son passé trouble et l'inconsciente défense de l'esprit d'ordre contre ce messager du chaos, l'Assemblée nationale française n'aurait eu, à ses débuts, qu'une seule tête au lieu de douze cents, un seul chef au pouvoir illimité.

Mais ce stentor de la liberté n'est pas lui-même un homme libre : des dettes pèsent sur lui, il est pris dans un réseau de procès malpropres qui lui lient les mains. Un Mirabeau ne peut vivre, ne peut agir que s'il se gaspille. Il lui faut l'insouciance, le faste, les poches pleines d'or et tenir table ouverte ; il a besoin de secrétaires, de femmes, d'aides et de domestiques : il ne peut déployer sa plénitude que dans l'abondance. Pour être ainsi libre, cet homme pourchassé par les créanciers s'offre à tous : à Necker, au duc d'Orléans, au frère du roi et, pour finir, à la cour elle-même. Mais Marie-Antoinette, qui ne déteste rien tant que les transfuges de la noblesse, se croit encore assez forte à Versailles pour pouvoir renoncer à la protection intéressée de ce « monstre ».

 

Nous ne serons pas assez malheureux, je pense, répond-elle à l'intermédiaire, le comte de La Marck, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau.

 

Mais maintenant ils en sont là. Cinq mois plus tard — laps de temps interminable dans une révolution — l'ambassadeur Mercy fait savoir au comte de La Marck que la reine est prête à négocier avec Mirabeau, c'est-à-dire à l'acheter. Heureusement il n'est pas encore trop tard : dès la première offre Mirabeau happe l'amorce dorée. Il apprend non sans convoitise que Louis XVI tient à sa disposition quatre billets de deux cent cinquante mille livres chacun, signés de sa propre main, qui lui seront remis à la fin de la session de l'Assemblée, « à condition qu'il me rende de bons services », ajoute prudemment le roi économe. À peine se voit-il subitement libéré de ses dettes, avec de plus la perspective de toucher une mensualité de six mille livres, que cet homme harcelé, pendant des années, par les huissiers et les porteurs de contraintes se livre « à une ivresse de bonheur » dont l'excès surprend même le comte de La Marck. Avec la passion qui lui est particulière et avec laquelle il a toujours convaincu tout le monde, il se persuade à lui-même que seul il pouvait et voulait sauver tout à la fois le roi, la Révolution et le pays. Tout à coup, depuis que l'or roule dans ses poches, Mirabeau se rappelle qu'au fond il a toujours été, lui, le lion rugissant de la Révolution, un ardent royaliste. Le 10 mai il signe le reçu de son propre acte de vente, par lequel il s'engage à servir le roi avec « loyauté, zèle, activité, énergie et courage »...

 

J'ai professé les principes monarchiques, écrit-il, lorsque je ne voyais de la cour que sa faiblesse et que, ne connaissant ni l'âme ni la pensée de la fille de Marie-Thérèse, je ne pouvais compter sur cette auguste auxiliaire... J'ai servi le monarque lorsque je savais bien que je ne devais attendre d'un roi juste, mais trompé, ni bienfaits ni récompenses. Que ferai-je maintenant que la confiance a relevé mon courage et que la reconnaissance a fait de mes principes mes devoirs ? Je serai ce que j'ai toujours été, le défenseur du pouvoir monarchique, réglé par les lois, et l'apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique. Mon cœur suivra la route que la raison seule m'avait tracée.

 

Malgré cette emphase, les deux partis savent exactement à quoi s'en tenir. Ce contrat n'est pas, en effet, une affaire très honorable ; au contraire, il redoute plutôt le grand jour. C'est pourquoi il est convenu que jamais Mirabeau ne se présentera personnellement au château, et qu'il ne fera parvenir ses conseils au roi que par écrit. Mirabeau sera révolutionnaire pour la rue, à l'Assemblée nationale il travaillera pour le roi, marché trouble auquel personne n'a rien à gagner et où chaque parti se méfie de l'autre. Mirabeau se met tout de suite à l'œuvre, il écrit lettre sur lettre au roi, mais c'est la reine qui en est le véritable destinataire, c'est d'elle qu'il espère être compris, car le roi ne compte pas, il ne tarde pas à s'en apercevoir.

 

Le roi n'a qu'un homme, écrit-il dès sa seconde note, c'est sa femme. Il n'y a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l'autorité royale. J'aime à croire qu'elle ne voudrait pas de la vie sans la couronne ; mais ce dont je suis bien sûr, c'est qu'elle ne conservera pas sa vie si elle ne conserve sa couronne. Le moment viendra bientôt où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval ; c'est pour elle une méthode de famille ; mais en attendant il faut se mettre en mesure et ne pas croire pouvoir, soit à l'aide du hasard, soit à l'aide de combinaisons, sortir d'une crise extraordinaire par des hommes et des moyens ordinaires.

 

L'homme exceptionnel et extraordinaire que Mirabeau propose de façon si transparente, c'est lui-même. Il espère, par le trident de sa parole, calmer la mer en furie avec la même facilité qu'il l'a agitée ; dans son orgueil et son exaltation, il se voit déjà président de l'Assemblée nationale et Premier ministre du roi et de la reine. Mais Mirabeau se fait des illusions. Marie-Antoinette ne songe pas un instant à donner le pouvoir à ce « mauvais sujet ». L'être démoniaque inspire toujours à l'être moyen une méfiance instinctive, et Marie-Antoinette est incapable de comprendre l'amoralité grandiose de ce génie, le premier et le dernier qu'elle rencontre dans sa vie. Elle n'éprouve que malaise devant les audaces de cet homme ; ce titan passionné l'effraie, plus qu'il ne la séduit. C'est pourquoi son désir secret est de se débarrasser au plus vite de cet être impétueux, prodigieux, démesuré, plein d'imprévu, et de le renvoyer aussitôt qu'on n'en aura plus besoin. On l'a acheté ; il rendra donc, en échange de l'argent qu'il touche, les services qu'on attend de lui ; il donnera des conseils — car il est intelligent et habile — qu'on suivra, s'ils ne sont ni trop excentriques ni trop audacieux, et c'est tout. Au moment du vote de l'Assemblée nationale, ce bon agitateur sera un agent utile, un négociateur adroit pour la « bonne cause », on pourra probablement se servir de lui, le corrompu, pour en corrompre d'autres. Que le lion rugisse à l'Assemblée, la cour, elle, le tiendra en laisse. Voilà comment Marie-Antoinette juge un esprit de cette envergure ; quant à l'homme, si elle en apprécie quelquefois l'utilité, elle ne lui accorde jamais la moindre confiance, elle méprise toujours sa « moralité », et, de la première à la dernière heure, elle méconnaît son génie.

La lune de miel du premier enthousiasme prend vite fin. Mirabeau s'aperçoit que ses lettres ne font que remplir la corbeille à papier royale au lieu d'entretenir une sorte de feu spirituel. Mais, que ce soit vanité ou cupidité, il continue à poursuivre la cour de ses assiduités. Et puisqu'il voit que ses propositions écrites ne portent plus leurs fruits, il fait un dernier effort. Il sait, par son expérience politique, par ses aventures féminines, que sa grande, sa véritable force ne réside pas dans l'écriture, mais dans la parole, qu'une puissance vraiment magnétique émane de sa personne. C'est pourquoi il insiste constamment auprès de l'intermédiaire, le comte de La Marck, pour qu'il lui ménage enfin une entrevue avec la reine. Qu'il ait avec elle une heure d'entretien, et sa méfiance, de même que chez bien d'autres femmes, se transformera en admiration. Une audience, rien qu'une seule ! Car son amour-propre se grise à l'idée que ce ne sera pas la dernière. Ceux qui l'ont rencontré ne peuvent plus se dégager de son ascendant.

Marie-Antoinette se défend longtemps, puis elle finit par céder et se déclare prête à recevoir le tribun le 3 juillet, au château de Saint-Cloud.

Cette entrevue, cela va de soi, devra être tenue tout à fait secrète ; par une singulière ironie du sort la faveur dont avait rêvé le pauvre cardinal de Rohan est accordée à Mirabeau ; le rendez-vous a lieu dans un bosquet. Le parc de Saint-Cloud offre de nombreuses cachettes, Hans Axel de Fersen s'en rend compte ce même été.

 

J'ai trouvé un endroit, écrit la reine à Mercy, non pas commode, mais suffisant pour le voir et pallier tous les inconvénients des jardins et du château.

 

On a choisi le dimanche matin, à huit heures, heure à laquelle la cour dort encore et où les gardes ne supposent pas qu'il puisse y avoir de visiteurs. Mirabeau, certainement agité, passe la nuit chez sa sœur à Passy. Une voiture le conduit à Saint-Cloud de bon matin ; son neveu, déguisé, lui sert de cocher. Il fait attendre la voiture dans un endroit retiré, baisse son chapeau sur les yeux, remonte le col de son manteau comme un conspirateur, et pénètre dans le parc par une petite porte latérale laissée ouverte avec intention.

Il entend bientôt un pas léger sur le gravier. La reine paraît, elle est seule. Mirabeau va s'incliner, mais, au moment où elle aperçoit, encadré de cheveux en désordre, le visage vérolé et ravagé par la passion de l'aristocrate plébéien, son masque brutal et puissant à la fois, elle ne peut réprimer un frisson. Mirabeau le remarque, il y a longtemps qu'il s'est rendu compte de cette frayeur qu'il inspire. Toutes les femmes, il le sait, même la douce Sophie de Monnier, ont toujours eu, en le voyant pour la première fois, un mouvement de recul. Mais la fascination puissante de sa laideur ne fait pas qu'effrayer, elle peut aussi retenir ; toujours il a réussi à transformer ce premier effroi en étonnement, en admiration, et que de fois en passion effrénée !

Ce dont il fut alors question entre la reine et Mirabeau est demeuré un secret. Comme ils étaient sans témoins, tous les rapports, tel celui de Mme Campan, la femme de chambre qui prétend tout savoir, ne sont que fable ou hypothèse. On ne sait qu'une chose : ce n'est pas Mirabeau qui subjugua la reine, mais la reine qui subjugua Mirabeau. Sa noblesse héréditaire, jointe au nimbe de la royauté, sa dignité naturelle et sa vivacité d'esprit, qui, au premier abord, font paraître Marie-Antoinette plus intelligente, plus énergique et plus décidée qu'elle n'est en réalité, agissent avec un charme invincible sur la nature inflammable et passionnée de Mirabeau. Le courage éveille en lui la sympathie. Encore tout ému, il saisit, en quittant le parc, le bras de son neveu et lui dit avec la fougue qui lui est coutumière : « Elle est bien grande, bien noble et bien malheureuse, mais je la sauverai. » En une heure Marie-Antoinette a fait de cet homme changeant et corruptible un homme décidé. « Rien ne m'arrêtera, je périrai plutôt que de manquer à mes promesses », écrit Mirabeau à La Marck.

La reine n'a laissé aucune relation écrite de cette rencontre. Aucune expression de gratitude ou de confiance n'est sortie de ses lèvres. Jamais elle n'a voulu revoir Mirabeau, jamais elle ne lui a écrit une ligne. Dans cette entrevue elle n'a pris avec lui aucun engagement, elle n'a fait qu'accepter l'assurance de son dévouement. Elle ne lui a permis que de se sacrifier pour elle.

Mirabeau a fait une promesse, ou plutôt, il en a fait deux. Il a juré fidélité au roi et à la nation ; en pleine lutte il est en même temps chef d'état-major de l'un et de l'autre parti. Jamais homme politique n'a accepté tâche plus difficile (Wallenstein était une mazette à côté de lui), jamais personne n'a joué plus brillamment jusqu'au bout un semblable rôle. Déjà du point de vue physique l'effort fourni par Mirabeau durant ces semaines et ces mois dramatiques est sans pareil. Il tient des discours à l'Assemblée et dans les clubs, discute, négocie, reçoit des visites, lit, travaille, rédige, l'après-midi, des exposés et des motions pour l'Assemblée et, le soir, des rapports secrets pour le roi. Il a besoin de trois ou quatre secrétaires à la fois qui suivent avec peine la rapidité de son discours, mais cela ne suffit pas à son inépuisable activité. Il lui faut plus de travail, plus de danger, plus de responsabilité encore et en même temps il veut vivre et jouir. Comme un acrobate il cherche à garder l'équilibre, tantôt à droite, tantôt à gauche ; il voue au service des deux causes les deux forces de sa nature exceptionnelle : sa clairvoyance politique et son ardente et irrésistible passion. Il distribue et pare les coups si rapidement, il fait tournoyer son épée avec une telle dextérité, que personne ne sait au juste qui est visé, si c'est le roi ou le peuple, l'ancien ou le nouveau régime ; peut-être, dans ses moments d'enthousiasme, ne le sait-il pas lui-même. Mais à la longue une telle duplicité ne saurait durer. Déjà les soupçons s'éveillent. Marat le dit vendu et Fréron le menace de la lanterne. « Plus de vertu et moins de talent ! », lui crie-t-on à l'Assemblée ; mais lui, véritablement grisé, ne connaît ni crainte ni trouble ; insouciant, il sème sa richesse, alors que tout Paris connaît ses dettes. Que lui importe que le monde s'étonne, chuchote et se demande d'où viennent les moyens qui lui permettent tout à coup de tenir une maison princière, de donner de somptueux dîners, d'acheter la bibliothèque de Buffon, de couvrir de diamants des chanteuses de l'Opéra et des filles ! Comme Jupiter, il marche intrépide sous l'orage, parce qu'il se sait maître de toutes les tempêtes. Si on l'attaque, il abat les Philistins, second Samson, avec la massue de la colère et la foudre de l'ironie. L'abîme devant lui, environné de suspicions, sa force gigantesque se sent enfin dans son véritable élément ; en ces jours décisifs, juste avant de s'éteindre, son incomparable énergie se consume en une immense et unique flamme, d'un éclat formidable. Il est donné, enfin, à cet homme incroyable une tâche qui répond à son génie ; il s'agit d'enrayer l'inévitable, d'arrêter le destin ; de toute la force de son être il se jette dans les événements, il essaie, seul contre mille, de faire tourner à reculons la roue de la Révolution que lui-même a mise en mouvement.

L'étonnante audace de cette lutte pour deux partis, le grandiose de cette position équivoque dépassent la compréhension politique d'une nature aussi droite que celle de Marie-Antoinette. Plus les mémoires que soumet Mirabeau sont hardis, plus les conseils qu'il donne deviennent diaboliques, plus s'effraie cette femme à l'esprit simple et positif au fond. L'idée de Mirabeau est de chasser le mal par le pire, de détruire la Révolution par l'anarchie. Puisqu'on ne peut pas améliorer la situation, il faut — c'est sa fameuse « politique du pire » — tâcher de l'envenimer, comme ferait un médecin qui, pour hâter la guérison, provoquerait une crise au moyen d'excitants. Ne pas repousser le mouvement populaire, mais le canaliser, ne pas combattre l'Assemblée nationale de front, mais exciter secrètement le peuple pour qu'il la chasse de lui-même, ne pas espérer le retour du calme et de la paix, mais au contraire augmenter à l'extrême l'injustice et le mécontentement dans le pays et, par cela même, éveiller un grand besoin d'ordre, d'ordre ancien ; ne reculer devant rien, même pas devant la guerre civile — voilà les propositions amorales, mais judicieuses du point de vue politique, que soumet Mirabeau. Mais devant une pareille hardiesse, devant cette annonce brutale que « quatre ennemis arrivent au pas de charge : l'impôt, la banqueroute, l'armée, l'hiver », qu'« il faut prendre un parti..., se préparer aux événements en les dirigeant », que « la guerre civile est certaine et peut-être nécessaire », le cœur de la reine bat violemment.

 

Comment Mirabeau ou tout être pensant peut-il croire que jamais, mais surtout dans cet instant, le moment soit venu pour que nous, nous provoquions la guerre civile ? réplique-t-elle avec effroi.

 

Elle qualifie ce projet de « fou d'un bout à l'autre ». Sa méfiance envers l'amoraliste, prêt à se servir de tous les moyens, même les plus horribles, devient peu à peu insurmontable. En vain Mirabeau souhaite-t-il « qu'un coup de tonnerre brise la déplorable léthargie de la cour », on ne l'écoute pas ; peu à peu, à sa colère contre ce manque d'énergie se mêle un certain mépris pour le « royal bétail », qui attend patiemment l'arrivée du boucher. Depuis longtemps il sait qu'il combat inutilement pour cette cour, dont les bonnes intentions sont vagues et l'aptitude à l'action complètement nulle. Mais la lutte est son élément. Homme perdu lui-même, il bataille pour une cause perdue, et déjà entraîné par la vague, il lance une dernière fois au couple royal cette prophétie désespérée :

 

Roi bon, mais faible ; reine infortunée ! Voilà l'abîme affreux où le flottement entre une confiance trop aveugle et une méfiance exagérée vous ont conduits ! Un effort reste encore aux uns et aux autres : mais c'est le dernier. Soit qu'on y renonce, soit qu'on échoue, un voile funèbre va couvrir cet empire. Quelle sera la suite de sa destinée ? Où sera porté ce vaisseau, frappé de la foudre et battu par l'orage ? Je l'ignore. Mais si j'échappe moi-même au naufrage public, je dirai toujours avec fierté dans ma retraite : « Je m'exposai à me perdre pour les sauver tous ; ils ne le voulurent pas. »

 

Ils ne l'ont pas voulu ; la Bible déjà défend d'atteler le bœuf et le cheval à la même charrue. L'esprit lourd et conservateur de la cour ne peut pas suivre la nature ardente et fougueuse du grand tribun. Femme de l'ancien monde, Marie-Antoinette ne comprend pas la nature révolutionnaire de Mirabeau, elle ne saisit que ce qui est rectiligne, et non le jeu audacieux de cet aventurier de la politique. Mais Mirabeau combat jusqu'à la dernière heure, poussé à la fois par son amour de la lutte et par son orgueil téméraire. Suspect au peuple, à la cour, à l'Assemblée nationale, il est avec tous et contre tous à la fois. Le corps ravagé, le sang fiévreux, il se traîne dans l'arène pour continuer à imposer sa volonté aux douze cents membres de l'Assemblée ; puis, en mars 1791 — pendant huit mois il a servi simultanément le roi et la Révolution —, la mort s'abat sur lui. Il vient encore de faire un discours, ses secrétaires ont comme d'habitude écrit jusqu'au soir sous sa dictée, il a passé sa dernière nuit avec deux chanteuses, enfin la force de cet être extraordinairement puissant s'est brisée. La foule se masse devant sa maison pour savoir si le cœur de la Révolution bat encore. Trois cent mille personnes suivent le cercueil du tribun. Pour la première fois le Panthéon ouvre ses portes afin que le mort y repose éternellement.

Mais qu'il est lamentable ce mot « éternel » en un temps où tout est tellement précipité ! Deux ans plus tard, après la découverte des relations de Mirabeau avec le roi, un nouveau décret tire du caveau le corps non encore réduit en poussière et le jette à la voirie.

Seule la cour garde le silence à la mort de Mirabeau, et elle sait pourquoi. On peut, sans hésiter, écarter la sotte anecdote de Mme Campan, d'après laquelle on aurait vu briller une larme dans les yeux de Marie-Antoinette à l'annonce de la mort du tribun. La chose est peu probable, et tout porte à croire que c'est avec un soupir de soulagement que la reine accueillit la fin d'une pareille association : cet homme était trop grand pour servir, trop audacieux pour obéir ; la cour l'a redouté vivant, mort il continue à lui faire peur. Mirabeau râle encore que déjà un agent secret est envoyé chez lui pour s'emparer d'urgence des lettres compromettantes qui sont dans son bureau, et que reste celée l'alliance dont les deux partis avaient honte, Mirabeau parce qu'il servait la cour et la reine parce qu'elle se servait de lui. Mirabeau était le dernier homme qui aurait pu, peut-être, jouer le rôle de médiateur entre la monarchie et le peuple. Lui disparu, Marie-Antoinette et la Révolution se trouvent face à face.

CHAPITRE XXVI

PRÉPARATIFS DE FUITE

La royauté a perdu en Mirabeau son unique allié dans la lutte contre la Révolution. De nouveau la cour est seule. Elle est placée devant cette alternative : combattre ou capituler. Comme toujours, dans des cas semblables, elle opte pour la solution la plus malheureuse, elle recourt à un moyen terme : la fuite.

Déjà Mirabeau avait pensé que pour rétablir son autorité le roi devait tout d'abord se soustraire à la tutelle qu'on lui imposait à Paris, car un prisonnier ne peut pas livrer bataille. Pour pouvoir lutter, il faut avoir les mains libres et sentir un terrain ferme sous ses pieds. Mais Mirabeau voulait, lui, que le roi ne partît pas en cachette, car ce serait contraire à sa dignité. « Un roi ne fuit pas devant son peuple », disait-il, et avec plus d'insistance encore : « Un roi ne s'en va qu'en plein jour, quand c'est pour être roi. » Il avait proposé à Louis XVI de faire une promenade en voiture aux environs, où un régiment de cavalerie resté fidèle l'aurait attendu ; alors, au milieu de son régiment, à cheval, en plein jour, il eût rejoint l'armée et de là négocié avec l'Assemblée nationale en homme libre. Mais pour adopter une pareille conduite il fallait évidemment être un homme, et jamais appel à l'audace n'a trouvé d'individu plus indécis que Louis XVI. Il pèse, vaguement il est vrai, le pour et le contre de ce projet, mais en fin de compte il préfère malgré tout sa commodité à sa vie. À présent pourtant que Mirabeau est mort, Marie-Antoinette, lasse des humiliations quotidiennes, reprend énergiquement son idée. Le danger d'une fuite ne l'effraie pas, elle ne craint que l'indignité, qui, pour une reine, est liée à une telle conduite. Mais la situation, qui empire de jour en jour, ne permet plus le choix.

 

Il n'y a plus de milieu, écrit-elle à Mercy, ou rester sous le glaive des factieux (et n'être par conséquent plus rien) s'ils ont l'avantage ; ou se trouver enchaîné sous le despotisme de gens qui se disent bien intentionnés, et qui cependant nous ont fait et nous feront toujours du mal. Voilà l'avenir, et peut-être le moment est plus proche qu'on ne pense, qui nous attend, si nous ne pouvons pas prendre nous-mêmes un parti, ni diriger par notre force et notre marche les opinions. Croyez que ce que je vous dis là ne tient pas à une tête exaltée, ni au dégoût de notre position et à l'envie d'agir. Je sens parfaitement tous les dangers et les différentes chances que nous courons dans ce moment. Mais je vois de tout côté des choses si affreuses autour de nous qu'il vaut encore mieux périr en cherchant un moyen de se sauver qu'en se laissant écraser entièrement dans une inaction totale.

 

Et comme Mercy, prudent et timoré, continue, de Bruxelles, à se montrer hésitant, elle lui écrit une lettre plus énergique et plus clairvoyante encore, qui montre avec quelle impitoyable lucidité cette femme, autrefois si légère, voit venir sa chute :

 

Notre position est affreuse, et telle que ceux qui ne sont pas à portée de la voir ne peuvent pas s'en faire une idée. Il n'y a plus qu'une alternative ici pour nous, ou faire aveuglément tout ce que les factieux exigent, ou périr par le glaive qui est sans cesse suspendu sur nos têtes. Croyez que je n'exagère point les dangers. Vous savez que mon opinion a été, autant que je l'ai pu, la douceur, le temps et l'opinion publique ; mais aujourd'hui tout est changé : ou il faut périr ou il faut prendre un parti qui seul nous reste. Nous sommes bien loin de nous aveugler au point de croire que ce parti même n'a pas ses dangers ; mais s'il faut périr, ce sera au moins avec gloire et en ayant tout fait pour nos devoirs, notre honneur et la religion... Je crois les provinces moins corrompues que la capitale ; mais c'est toujours Paris qui donne le ton à tout le royaume... Les clubs, les affiliations mènent la France d'un bout à l'autre ; les honnêtes gens et les mécontents (quoique en grand nombre), ou fuient leur pays, ou se cachent, parce qu'ils ne sont pas les plus forts et qu'ils n'ont pas de point de ralliement. Ce n'est que quand le Roi pourra se montrer librement dans une ville forte, qu'alors on sera étonné du nombre de mécontents qui paraîtront et qui jusqu'ici gémissent en silence. Mais, plus on tardera, moins on aura de soutien. L'esprit républicain gagne chaque jour dans toutes les classes ; les troupes sont plus tourmentées que jamais, et il n'y aurait plus aucun moyen de compter sur elles, si on tardait encore.

 

Mais outre la Révolution, un second danger menace le roi et la reine. Le comte d'Artois, le prince de Condé et les autres émigrés, piètres héros, mais fanfarons bruyants, se tiennent aux frontières et agitent avec fracas leur épée que, d'ailleurs, ils gardent prudemment dans le fourreau. Ils intriguent auprès de toutes les cours, ils cherchent, pour masquer leur fuite gênante, à jouer à tout prix aux héros, tant qu'il n'y a pas péril pour eux ; ils vont de cour en cour, excitent contre la France empereurs et rois, sans se demander si, par leurs creuses démonstrations, ils n'augmentent pas le danger mortel dans lequel se trouvent le roi et la reine.

 

Il (le comte d'Artois) s'embarrasse peu de son frère et de sa sœur, écrit l'empereur Léopold II, il ne réfléchit pas combien il expose les jours du Roi et de ma sœur par ses projets et ses tentatives.

 

Les grands héros sont à Coblence et à Turin, ils y font bonne chère et prétendent, ce faisant, être assoiffés de sang jacobin ; c'est avec bien de la peine que la reine les empêche de commettre les plus absurdes sottises. Il faut leur enlever, à eux aussi, la possibilité d'agir. Il faut que le roi soit libre pour mater les ultrarévolutionnaires et les ultraréactionnaires, les extrémistes de Paris et ceux des frontières. Et pour qu'il soit libre, il faut recourir au moyen le plus pénible : la fuite.

C'est la reine qui se charge de l'exécution du projet ; ainsi s'explique que, tout naturellement, elle en confie les préparatifs matériels à celui à qui elle ne cache rien : Fersen. À celui qui a dit : « Je ne vis que pour vous servir », à lui, « l'ami », elle confie une mission qui réclame l'enjeu complet de ses forces et plus encore l'enjeu de sa vie même. Les difficultés sont infinies. Pour sortir du palais surveillé par les gardes nationaux et où presque chaque serviteur est un espion, pour traverser la ville hostile, des précautions spéciales sont nécessaires ; pour le voyage à travers le pays, il faut s'entendre avec le général Bouillé, le seul chef de l'armée sur qui on puisse compter. Celui-ci devra, tel est le plan, envoyer jusqu'à mi-chemin de la forteresse de Montmédy, c'est-à-dire jusqu'à Châlons à peu près, des détachements de cavalerie qui, en cas de reconnaissance ou de poursuite, pourront protéger immédiatement le carrosse royal. Mais une nouvelle difficulté se présente : ce mouvement militaire près de la frontière ne passera pas inaperçu, il faut le justifier. Le gouvernement autrichien concentrera donc un corps d'armée à la frontière, pour donner au général Bouillé l'occasion d'exécuter ses manœuvres. Tout cela demande à être débattu secrètement, en d'innombrables correspondances, avec une prudence extrême, car on ouvre la plupart des lettres et, comme le dit Fersen lui-même, « tout serait perdu, si l'on pouvait soupçonner le moindre projet ». En outre — autre difficulté encore — cette fuite exige d'assez grosses sommes d'argent, et le roi et la reine sont absolument sans moyens. Toutes les tentatives pour obtenir quelques millions du frère de la reine, ou d'autres princes, en Angleterre, en Espagne, à Naples, ou du banquier de la cour, ont échoué. Comme de tout le reste, Fersen s'occupera aussi de cela. Le gentilhomme suédois puise sa force dans sa passion. Il travaille comme dix, d'un cœur plein d'abnégation. Il discute avec la reine des heures entières de tous les détails, se glissant chez elle la nuit ou l'après-midi par un chemin secret. C'est lui qui correspond avec les princes étrangers, avec le général Bouillé ; il choisit les gentilshommes les plus sûrs qui, déguisés en courriers, accompagneront le carrosse royal, ou entre Paris et la frontière seront chargés des messages. Il commande le carrosse à son nom, s'occupe des faux passeports, fournit l'argent en empruntant trois cent mille livres à une dame russe et autant à une dame suédoise, à qui sa propre fortune sert de garantie ; il emprunte même encore trois mille livres à son portier. Il apporte pièce par pièce aux Tuileries les déguisements nécessaires et sort en cachette les diamants de la reine. Nuit et jour, semaine après semaine, il écrit, négocie, fait des plans, voyage, et cela dans une tension perpétuelle, risquant sa vie à tout moment. Que se défasse une seule maille de ce réseau tendu sur toute la France, qu'un seul initié trahisse, qu'un seul mot soit surpris, une lettre interceptée, et c'en est fait de sa vie. Mais lucide en même temps qu'audacieux, infatigable parce que poussé par son amour, il remplit tout son devoir, modeste héros de second plan, dans un des plus grands drames de l'Histoire.

Cependant on hésite toujours, le roi continue à espérer un événement favorable qui lui évitera l'effort d'une fuite pénible. Il espère en vain. Le carrosse est commandé, l'argent nécessaire est là, et les pourparlers avec le général Bouillé au sujet de l'escorte sont terminés. Il ne manque plus qu'une chose : un prétexte vraiment officiel, une couverture morale à cette fuite qui, malgré tout, n'est pas très chevaleresque. Il faut trouver quelque chose qui prouve, avec évidence, que le roi et la reine n'ont pas fui par simple crainte, mais parce que la terreur elle-même les y a obligés. Afin de créer ce prétexte, le roi annonce à l'Assemblée nationale et à la municipalité qu'il passera la semaine de Pâques à Saint-Cloud. La presse jacobine, conformément au secret désir de la cour, donne immédiatement dans le panneau : elle prétend que la cour ne veut aller à Saint-Cloud que pour entendre la messe et recevoir l'absolution d'un prêtre non assermenté, qu'en outre il serait à craindre que, de là, le roi ne tentât de s'évader avec sa famille. La campagne des journaux fait son effet. Le 19 avril, lorsque le roi s'apprête à monter dans son carrosse qui, très ostensiblement, l'attend, une foule immense s'est déjà massée autour des Tuileries : les troupes de Marat et des clubs sont accourues pour s'opposer par la force au départ.

C'est cet éclat public que la reine et ses conseillers désiraient. Ainsi sera faite la preuve aux yeux du monde entier que Louis XVI est le seul homme de France qui n'a même plus la liberté d'aller à une lieue de Paris avec sa voiture pour prendre l'air. Toute la famille royale s'installe donc délibérément dans le carrosse et attend qu'on harnache les chevaux. Mais la foule, et avec elle les gardes nationaux, barre les portes des écuries. Enfin arrive La Fayette, l'éternel « sauveur », qui, en sa qualité de chef de la garde nationale, ordonne qu'on laisse passer le roi. Mais personne ne lui obéit. Le maire à qui il commande de déployer le drapeau rouge, à titre de sommation, lui rit au nez. La Fayette veut parler au peuple, sa voix est étouffée par les hurlements. L'anarchie se prononce ouvertement pour le droit à l'illégalité.

Tandis que le triste commandant supplie en vain ses troupes de lui obéir, le roi, la reine et Madame Élisabeth restent assis tranquillement dans la voiture, au milieu des clameurs de la foule. Ces démonstrations, ces injures grossières, ne touchent pas Marie-Antoinette ; au contraire, elle voit avec un secret plaisir La Fayette, l'apôtre de la liberté, le favori du peuple, trembler devant la masse excitée. Elle ne se mêle pas à la querelle de ces deux puissances qu'elle déteste également ; calme et sereine, elle laisse se dérouler ce tumulte autour d'elle, car il apporte au monde la preuve évidente que la garde nationale est sans autorité, qu'une anarchie complète règne en France, que la populace peut impunément insulter la famille royale, et que par conséquent le roi est moralement en droit de fuir. Pendant plus de deux heures le roi et la reine laissent faire, alors seulement Louis XVI ordonne de rentrer les carrosses et déclare qu'il renonce à sa promenade. Aussitôt, comme toujours quand elle vient de triompher, la foule, qui vociférait furieusement il y a un instant à peine, se livre à un enthousiasme subit et acclame les époux royaux, tandis que la garde nationale, dans un revirement brusque, promet de protéger la reine. Mais Marie-Antoinette, qui sait à quoi s'en tenir, répond à haute voix : « Oui, nous y comptons, mais vous avouerez à présent que nous ne sommes pas libres. » En apparence ils s'adressent à la garde nationale, mais en réalité c'est à toute l'Europe que parle la reine.

Si la nuit même de ce 20 avril le projet de fuite s'était réalisé, l'effet aurait suivi la cause, l'indignation aurait répondu à l'offense, le coup et le contrecoup se seraient enchaînés dans un ordre logique immédiat. Deux voitures ordinaires et légères, d'aspect quelconque, dans l'une le roi et son fils, dans l'autre la reine, sa fille et à la rigueur Madame Élisabeth, n'eussent attiré l'attention de personne et le convoi eût atteint la frontière sans encombre. Mais, même à un doigt de la mort, la famille royale n'abandonnera pas ses saintes lois domestiques, et dans l'accomplissement du plus dangereux des voyages, elle se gardera bien de violer l'impérissable étiquette. Première faute : on décide que les cinq personnes prendront place dans la même voiture, toute la famille donc, telle exactement que la représentent des centaines d'estampes connues dans la France entière. Mais cela ne suffit pas : Mme de Tourzel rappelle son serment qui lui interdit de quitter un seul instant les enfants royaux, il s'ensuit, deuxième faute, qu'il faut l'emmener et qu'elle sera la sixième personne. Cet inutile encombrement retarde le départ, et pourtant chaque quart d'heure, chaque minute même importe. Troisième faute : on n'imagine pas qu'une reine puisse se servir elle-même. Il faut donc, dans une seconde voiture, prendre deux femmes de chambre ; cela fait déjà huit personnes. Et comme les postes de cocher, de piqueur, de postillon et de laquais doivent être occupés par des hommes de confiance appartenant à la noblesse — peu importe s'ils ne connaissent pas la route — on arrive au nombre respectable de douze personnes, avec Fersen et son cocher cela fait quatorze ; c'est beaucoup pour un secret. Quatrième, cinquième, sixième et septième fautes : il faut emporter des toilettes pour que, à Montmédy, le roi et la reine puissent se débarrasser de leurs costumes de voyage et paraître en habits de gala ; on charge donc encore sur la voiture quelques malles toutes neuves remplies d'effets, nouveau retard, nouveau moyen d'attirer l'attention. Peu à peu d'une fuite discrète on fait une pompeuse expédition.

Mais la faute des fautes, c'est que le roi et la reine ne peuvent accomplir un voyage de vingt-quatre heures, même pour s'échapper de l'enfer, sans avoir leurs aises. Il faut donc une voiture très large, pourvue d'excellents ressorts, une voiture qui sente le vernis neuf et la richesse, ce qui ne manquera pas, à chaque relais, d'éveiller la curiosité de tous les cochers, postillons, maîtres de poste et voituriers. Et comme Fersen — les amoureux ne pensent jamais très lucidement — veut pour Marie-Antoinette ce qu'il y a de plus beau, de plus somptueux, de plus luxueux, c'est lui qui se charge de faire fabriquer (soi-disant pour une baronne de Korff) une énorme machine, une espèce de vaisseau de guerre sur quatre roues qui non seulement transportera les cinq membres de la famille royale, la gouvernante, le cocher et les laquais, mais où l'on trouvera également toutes les commodités imaginables : de la vaisselle d'argent, une garde-robe, des provisions de bouche et même des chaises servant à des besoins qui ne sont point particuliers aux rois. On y aménage de plus toute une cave à vins bien garnie, car on connaît le gosier altéré du monarque ; chose plus insensée encore : l'intérieur du carrosse est capitonné de damas clair, et il y a presque lieu de s'étonner qu'on ait omis les fleurs de lys sur la portière. Ainsi équipé, cet énorme carrosse a besoin, pour avancer à peu près, d'au moins huit chevaux et même plus souvent de douze ; alors qu'une petite chaise de poste à deux chevaux peut être relayée en cinq minutes, il faut régulièrement, ici, une demi-heure pour changer les relais, ce qui fait une perte de quatre à cinq heures sur un trajet où un quart d'heure peut décider de la vie ou de la mort des souverains. Pour dédommager les nobles gardes qui porteront pendant vingt-quatre heures des habits de domestiques, on les revêt de livrées rutilantes, flambant neuf, qui contrastent étrangement avec les modestes déguisements prévus pour le roi et la reine. Ce qui finira d'attirer l'attention c'est que, le long du trajet, dans chaque petite ville, arrivent soudain, en pleine paix, des escadrons de dragons, soi-disant pour attendre un « chargement d'argent », et que — suprême et authentique stupidité — le duc de Choiseul choisit comme officier de liaison entre les différents détachements l'homme impossible par excellence, Figaro en personne, le coiffeur de la reine, le divin Léonard, parfaitement indiqué pour coiffer mais non pour s'occuper de diplomatie, et qui, plus fidèle à son éternel rôle de Figaro qu'à la personne du roi, embrouille encore davantage une situation déjà bien complexe.

La seule excuse à tout cela, c'est que l'étiquette française ne pouvait trouver aucune indication dans l'Histoire pour régler la fuite d'un roi. La façon dont on s'y prend pour se rendre à un baptême, à un couronnement, au théâtre et à la chasse, quels habits, quelles chaussures et quelles boucles il faut dans les grandes et les petites réceptions, pour la messe et le jeu — tout cela est prévu dans les mille détails de l'étiquette. Mais il n'y a aucune règle qui dise comment un roi et une reine doivent s'enfuir, déguisés, du palais de leurs ancêtres ; il s'agit ici de prendre une décision hardie et spontanée, de saisir le moment. Parce que le monde réel lui était complètement étranger, la cour, à son premier contact avec la réalité, devait succomber. À partir de l'instant où un roi de France endosse la livrée d'un domestique pour fuir, il ne peut plus être le maître de sa destinée.

Après des ajournements sans fin, la fuite est décidée pour le 19 juin : il est temps, grand temps, car un réseau de secrets tendu entre tant de gens peut se déchirer à tout moment. Un article de Marat, qui annonce la préparation d'un complot pour l'enlèvement du roi, claque soudain comme un coup de fouet au milieu des chuchotements et des conciliabules de la cour :

 

On veut à toute force l'entraîner dans les Pays-Bas, sous prétexte que sa cause est celle de tous les rois d'Europe, écrit Marat. Vous êtes assez imbéciles pour ne pas prévenir la fuite de la famille royale. Parisiens, insensés Parisiens, je suis las de vous le répéter : gardez avec soin le roi et dauphin dans vos murs ; renfermez l'Autrichienne, son beau-frère, le reste de la famille. La perte d'un seul jour peut être fatale à la nation, et creuser le tombeau à trois millions de Français.

 

Étrange prophétie que celle de cet homme, si clairvoyant derrière les lunettes d'une méfiance maladive ! Mais ce n'est pas à la nation que « la perte de ce seul jour » fut fatale, c'est au roi et à la reine. C'est en vain que Fersen s'est épuisé pour que tout soit prêt le 19 juin. Depuis des semaines, il a voué passionnément tout son temps à cette entreprise. Chaque nuit en sortant de chez la reine, il emporte des vêtements sous son manteau. Dans de nombreuses correspondances avec le général Bouillé il a fixé les endroits où dragons et hussards attendront le carrosse du roi ; il essaie lui-même sur la route de Vincennes les chevaux de poste qu'il a commandés. Les initiés sont prêts, tous les rouages du mécanisme fonctionnent à merveille. Au dernier moment, la reine remet le départ. Une de ses femmes de chambre, qui est l'amante d'un révolutionnaire, lui paraît très suspecte. Le lendemain 20 juin justement cette femme est de sortie, on attendra donc ce jour-là. Vingt-quatre heures de retard encore, contrordre au général, ordre aux hussards de déharnacher les chevaux, nouvelle tension nerveuse pour Fersen, déjà complètement éreinté, et pour Marie-Antoinette qui maîtrise à grand-peine son inquiétude. Enfin cette dernière journée passe aussi. Afin de dissiper tout soupçon, la reine conduit, l'après-midi, ses deux enfants et sa belle-sœur Élisabeth au Tivoli. Au retour, avec l'assurance et la dignité qui lui sont coutumières, elle donne ses ordres au commandant pour le lendemain. Elle ne trahit aucune émotion et le roi encore moins, parce que cet homme sans nerfs n'en est même pas capable. Le soir à huit heures, Marie-Antoinette congédie ses femmes et se retire dans ses appartements. On couche les enfants et, après le dîner, la famille insouciante en apparence se réunit au grand salon. Un observateur perspicace pourrait peut-être remarquer une seule chose, c'est que parfois la reine se lève et regarde l'heure, comme si elle était fatiguée. Mais en réalité jamais ses nerfs n'ont été plus tendus, jamais elle ne s'est sentie aussi éveillée, plus décidée à affronter le destin que cette nuit.

CHAPITRE XXVII

LA FUITE À VARENNES

Le soir de ce 20 juin 1791, l'observateur le plus méfiant n'aurait rien pu constater de suspect aux Tuileries : les gardes nationaux sont à leur poste comme toujours, les femmes de chambre et les laquais se sont retirés après le dîner ainsi que chaque soir et, comme d'habitude, le roi, son frère le comte de Provence, et les membres de la famille royale sont installés tranquillement au salon autour d'un trictrac, ou plongés dans un paisible entretien. Y a-t-il de quoi s'étonner si vers dix heures la reine se lève au milieu de la conversation et s'éloigne pendant quelques minutes ? Il se peut qu'elle ait un ordre à donner, qu'il lui faille écrire une lettre ; aucun serviteur ne la suit et, lorsqu'elle sort dans le couloir, il est complètement désert. Marie-Antoinette s'arrête un instant et, l'oreille tendue, retenant son souffle, elle écoute le pas pesant des gardes ; puis elle monte en hâte jusqu'à la chambre de sa fille et frappe doucement à la porte. La petite princesse se réveille, appelle, effrayée, la seconde gouvernante, Mme Brunier ; celle-ci arrive, s'étonne que la reine lui ordonne d'habiller en toute hâte l'enfant, mais n'ose pas résister. La reine, entre-temps, a aussi réveillé le dauphin, elle a ouvert les rideaux damassés du baldaquin et lui a murmuré tendrement : « On part ; on va dans une place de guerre où il y aura beaucoup de soldats. » Ivre de sommeil le petit prince balbutie quelque chose, il demande son sabre et son uniforme, puisqu'on va retrouver des soldats. « Vite, vite, dépêchons-nous, partons ! » dit Marie-Antoinette à la première gouvernante, Mme de Tourzel, qui est depuis longtemps au courant, et qui habille le dauphin en fille en lui disant qu'on se rend à un bal masqué. On conduit sans bruit les deux enfants dans les appartements de la reine. Là une surprise amusante les attend : quand Marie-Antoinette ouvre le placard, il en sort un officier de la garde, M. de Malden, amené là par l'infatigable Fersen. Puis tous les quatre se dirigent vers la sortie qui n'est pas gardée.

La cour est dans une obscurité presque complète. Des voitures sont rangées en longue file, quelques cochers et laquais désœuvrés vont et viennent ou bavardent avec les gardes nationaux, qui ont posé leurs lourds fusils à terre, et — la tiède soirée d'été est si belle — ne songent ni au devoir ni au danger. La reine ouvre elle-même la porte et regarde au-dehors : pas un instant elle ne perd son assurance dans ces moments décisifs. Et voici que, déguisé en cocher, un homme sort furtivement de l'ombre des voitures et saisit sans mot dire la main du dauphin : c'est Fersen, qui, depuis l'aube, s'est dépensé d'une façon surhumaine. Il a commandé les postillons, habillé en courriers les trois gardes du corps et placé chacun à son poste. Il a sorti en cachette du palais les objets indispensables pour la nuit, préparé le carrosse et, l'après-midi, il a encore consolé la reine émue jusqu'aux larmes. Il a traversé tout Paris à quatre ou cinq reprises, déguisé une fois, les autres fois dans son costume ordinaire, pour mettre tout au point. À présent qu'il risque sa vie en enlevant le dauphin de France, il ne veut d'autre récompense qu'un regard reconnaissant de l'aimée qui lui confie, à lui seul, ses enfants.

Les quatre ombres disparaissent dans l'obscurité, la reine referme doucement la porte. Sans attirer l'attention, d'un pas léger et insouciant, elle rentre au salon comme si rien ne s'était passé et reprend la conversation d'un air indifférent, tandis que ses enfants, sous la conduite de Fersen, traversent heureusement la place et sont installés dans un antique fiacre où, aussitôt, ils se rendorment ; en même temps les deux femmes de chambre de la reine sont expédiées en voiture à Claye où elles attendront le carrosse. Il est onze heures, c'est le moment critique. Le comte de Provence et sa femme, qui eux aussi fuiront cette nuit, quittent le château comme d'habitude, la reine et Madame Élisabeth se rendent dans leurs appartements. Afin de n'éveiller aucun soupçon, la reine se fait déshabiller par sa femme de chambre et commande les voitures pour aller en promenade le lendemain. À onze heures et demie elle donne l'ordre d'éteindre les lumières, ce qui indique aux gens qu'ils doivent se retirer. Mais à peine la porte s'est-elle refermée sur les femmes de chambre que la reine se lève et s'habille en hâte ; elle met une robe terne, en soie grise, un chapeau noir avec une voilette violette qui cache ses traits. Il n'y a plus qu'à descendre le petit escalier jusqu'à la porte où l'attend un homme de confiance et à traverser la sombre place du Carrousel — tout marche à merveille. Mais, par un hasard malheureux, à ce moment des lumières s'approchent, c'est une voiture précédée de coureurs et de porte-flambeaux, celle de La Fayette, qui vient de s'assurer que, comme toujours, tout est pour le mieux. La reine se glisse dans l'obscurité du porche et le carrosse de La Fayette passe si près d'elle qu'elle pourrait en toucher les roues. Personne ne l'a remarquée. Quelques pas encore, et la voici près du fiacre qui renferme ce qu'elle a de plus cher au monde : Fersen et ses enfants.

Pour le roi, la fuite est plus difficile. Tout d'abord il doit subir encore la visite quotidienne de La Fayette, et celle-ci est si longue, ce soir-là, que Louis XVI est sur le point de perdre son calme. À plusieurs reprises il se lève et va vers la fenêtre comme s'il voulait contempler le ciel. Enfin à onze heures et demie, l'importun prend congé. Louis XVI se rend dans sa chambre où commence la dernière lutte désespérée avec l'étiquette, vraiment excessive. Conformément à un usage séculaire, le valet de chambre dort dans la même pièce que le roi avec au poignet un cordon que le monarque n'a qu'à tirer pour le réveiller. Si Louis XVI veut s'enfuir, il faut donc que le pauvre homme échappe tout d'abord à son valet de chambre. Louis XVI se fait tranquillement déshabiller comme d'habitude, se couche et tire le rideau du baldaquin comme s'il s'apprêtait à dormir. En réalité il n'attend que le moment où le valet de chambre ira se déshabiller dans le cabinet voisin, et, durant ce bref instant — la scène serait digne d'un Beaumarchais —, le roi se glisse hors du baldaquin, pieds nus, en chemise de nuit, et file par la porte opposée dans la chambre de son fils, où on lui a préparé un costume très simple, une perruque grossière et — nouvelle humiliation — un chapeau de laquais. Sur ces entrefaites, le fidèle valet revient avec précaution, en retenant craintivement son souffle de peur d'éveiller son roi bien-aimé qui repose sous le baldaquin, et enroule comme tous les soirs le cordon autour de son poignet. Pendant ce temps Louis XVI, descendant et héritier de Saint Louis, roi de France et de Navarre, se glisse en chemise jusqu'à l'étage inférieur, son costume gris, sa perruque et son chapeau sur le bras ; c'est là que l'attend pour lui indiquer le chemin M. de Malden, le garde du corps caché dans le placard. Méconnaissable dans sa redingote vert bouteille, le chapeau de laquais sur son illustre chef, le roi, placide, gagne la cour déserte de son palais ; les gardes nationaux, à moitié endormis, le laissent passer. Il semble qu'on ait réussi le plus difficile, et, à minuit, toute la famille se trouve réunie dans le fiacre ; Fersen habillé en cocher monte sur le siège et trotte à travers Paris avec le roi-laquais et sa famille.

C'est une idée bien malencontreuse que de vouloir traverser tout Paris. Car Fersen, gentilhomme habitué à se faire conduire par les cochers et non à conduire lui-même, ne connaît pas le dédale infini des rues de la capitale. De plus, il tient encore, par précaution, à passer rue Matignon pour s'assurer du départ du grand carrosse, au lieu de sortir de la ville tout de suite. À deux heures seulement, au lieu de minuit, il franchit la porte avec son précieux chargement ; deux heures sont ainsi perdues qu'on ne pourra pas rattraper.

L'énorme voiture doit attendre derrière la barrière ; elle n'y est pas : première surprise. Il se perd encore un certain temps jusqu'à ce que, enfin, on la découvre, attelée de quatre chevaux et munie de lanternes sourdes. Fersen conduit alors le fiacre jusqu'au carrosse, pour que la famille royale puisse changer de voiture, sans risquer de salir ses chaussures — ce qui serait épouvantable ! Il est deux heures et demie du matin quand les chevaux se mettent en route. Fersen à présent ne ménage plus les coups de fouet, en une demi-heure ils sont à Bondy où déjà les attend un officier de la garde avec huit chevaux de rechange, huit chevaux de poste bien reposés. Ici il faut se séparer. C'est dur. Marie-Antoinette voit s'en aller à regret le seul être sur qui elle puisse compter, mais le roi a déclaré expressément qu'il ne désirait pas que Fersen continuât à les escorter. La raison ? On l'ignore. Peut-être pour ne pas arriver devant ses fidèles avec ce trop intime ami de sa femme, peut-être aussi par égard pour Fersen lui-même ? Toujours est-il que celui-ci note dans son journal : « Il n'a pas voulu. » Il a été décidé, d'ailleurs, que Fersen irait les retrouver aussitôt qu'ils seraient définitivement à l'abri, la séparation ne sera donc pas longue. Une dernière fois Fersen, à cheval, s'approche de la voiture — une lueur pâle monte déjà à l'horizon, annonciatrice d'une chaude journée d'été — et dit, en élevant la voix avec intention pour donner le change aux postillons étrangers : « Au revoir madame de Korff ! »

Huit chevaux tirent mieux que quatre ; l'immense carrosse se balance allègrement sur la chaussée grise. Tout le monde est de bonne humeur, les enfants ont bien dormi, le roi est plus gai que d'habitude. On plaisante sur les faux noms dont on s'est affublé : Mme de Tourzel est la grande dame et s'appelle Mme de Korff, la reine passe pour la gouvernante des enfants et se nomme Mme Rochet, le roi, avec son chapeau de laquais, est l'intendant Durand, Madame Élisabeth est la femme de chambre et le dauphin s'est mué en fille. La famille royale se trouve plus libre, en somme, dans cette confortable voiture que dans son palais, gardé par cent laquais et six cents soldats ; bientôt le fidèle ami de Louis XVI, celui qui ne le quitte jamais, l'appétit, se fait sentir. On déballe les abondantes provisions, on déjeune plantureusement dans de la vaisselle d'argent, les os de poulets et les bouteilles vides volent par les portières. Les braves gardes du corps ne sont pas oubliés. Les enfants, ravis de l'aventure, s'amusent dans le carrosse, la reine s'entretient avec tout le monde et le roi profite de cette occasion inattendue pour apprendre à connaître son royaume. Il sort une carte et, avec intérêt, suit le trajet de village en village, de hameau en hameau. Peu à peu tout le monde est envahi par un sentiment de quiétude. Au premier relais, à six heures, les gens sont encore dans leurs lits, personne ne demande les passeports de la baronne de Korff ; qu'on passe sans encombre la grande ville de Châlons, et la partie est gagnée, car, à quatre lieues de ce dernier obstacle, à Pont-de-Somme-Vesles, un premier détachement de cavalerie, sous les ordres du jeune duc de Choiseul, attend les fugitifs.

Enfin voici Châlons, il est quatre heures de l'après-midi. Nullement animés de mauvaises intentions, quantité de gens se rassemblent au relais. Quand arrive une diligence, il est tout naturel de venir chercher les dernières nouvelles de Paris auprès des postillons, ou de leur remettre une lettre ou un paquet pour la prochaine station ; et d'ailleurs, dans une petite ville sans distraction, on a de tout temps aimé bavarder, voir des étrangers, une belle voiture. Et qu'a-t-on de mieux à faire, mon Dieu, par une chaude journée d'été ! Quelques-uns examinent le carrosse en connaisseurs. Ils constatent tout d'abord avec respect qu'il est tout neuf, remarquablement élégant, garni de damas, merveilleusement capitonné, que les bagages sont magnifiques ; ce sont des nobles certainement, des émigrants sans aucun doute. Au fond, on serait curieux de les voir, de causer avec eux ; mais, chose étonnante, pourquoi, par cette splendide journée d'été, ces six personnes s'obstinent-elles à rester dans le carrosse après un si long voyage, au lieu de descendre pour se dégourdir les jambes ou boire un verre de vin en bavardant ? Pourquoi ces laquais ont-ils tant de morgue, comme s'ils se croyaient d'essence supérieure ? C'est bien étrange ! On commence à chuchoter, quelqu'un s'approche du maître de poste et lui parle à l'oreille. Il paraît surpris, très surpris même. Mais l'affaire en reste là et il laisse tranquillement repartir la voiture ; cependant — personne ne sait comment cela se fait —, une demi-heure après, toute la ville raconte que le roi et sa famille ont traversé Châlons.

Mais eux ne se doutent de rien, au contraire, et malgré la fatigue ils sont contents, car Choiseul ne les attend-il pas à la station suivante avec ses hussards : finis alors les dissimulations et les déguisements, on pourra jeter cette coiffure de laquais et déchirer les faux passeports, on entendra enfin de nouveau les cris de : « Vive le roi ! Vive la reine ! » qui se sont tus depuis si longtemps. Madame Élisabeth ne cesse pas de regarder avec impatience par la portière pour être la première à saluer Choiseul ; les courriers lèvent la main devant le soleil couchant afin de voir étinceler de loin les sabres des hussards. Mais rien. Rien. Enfin voici un cavalier ; il est seul, c'est un officier de la garde qui a pris les devants.

« Choiseul ? lui crie-t-on.

— Parti !

— Les hussards ?

— Pas un homme ! »

La bonne humeur cesse subitement. Il y a quelque chose qui ne va pas. Et, de plus, il fait déjà sombre, la nuit tombe. Ce n'est guère rassurant d'aller à présent vers l'inconnu. Mais il n'y a pas de retour, pas d'arrêt possible ; une seule voie s'ouvre aux fuyards : continuer devant eux. La reine encourage les autres. S'il n'y a pas de hussards ici, on trouvera des dragons à Sainte-Menehould, qui n'est qu'à deux heures. Alors on sera sauvé. Ces deux heures sont longues, plus longues que toute la journée. Mais — nouvelle surprise — pas d'escorte non plus à Sainte-Menehould. Les cavaliers ont attendu longtemps, ils ont passé la journée dans les auberges et là, pour tuer l'ennui, ils ont tellement bu et fait tant de tapage qu'ils ont éveillé la curiosité de toute la population. Finalement le commandant, induit en erreur par un message confus du coiffeur de la cour, a jugé plus sage de les conduire hors de la ville et de les faire stationner à l'écart, au bord de la route ; lui seul est resté. Enfin le pompeux carrosse à huit chevaux finit par arriver et, derrière lui, le petit cabriolet. C'est, pour ces braves citadins, le second événement mystérieux et inexplicable de la journée. Tout d'abord ces dragons qui sont venus et ont traîné là on ne sait pourquoi, maintenant ces deux voitures conduites par des postillons aux élégantes livrées. Et voyez avec quel respect, quelle obséquiosité, le commandant salue ces hôtes étranges ! Non seulement avec respect, mais avec soumission : tout le temps qu'il leur parle il tient la main au casque. Le maître de poste Drouet, membre du club des Jacobins et farouche républicain, observe d'un regard aigu. Ce doit être des aristocrates, des émigrants, pense-t-il, des gens de la haute canaille, à qui, en somme, on ferait bien de mettre la main au collet. En tout cas, il ordonne discrètement à ses postillons de ne pas trop se hâter avec ces mystérieux passagers ; et, cahin-caha, le carrosse, avec ses voyageurs somnolents, continue son chemin.

Mais dix minutes à peine après son départ la nouvelle se répand subitement — vient-elle de Châlons ou l'instinct du peuple a-t-il deviné juste ? — que la voiture était occupée par la famille royale. L'agitation est générale, le commandant se rend compte immédiatement du danger et veut dépêcher ses hommes derrière le carrosse. Mais il est déjà trop tard ; la foule irritée s'y oppose, et les dragons, échauffés par le vin, n'obéissent plus et fraternisent avec le peuple. Quelques hommes décidés font battre la générale, et, tandis que tout le monde s'agite dans un désordre indescriptible, un seul homme prend une décision, c'est Drouet, le maître de poste. Bon cavalier, car il a fait la guerre, il selle rapidement un cheval et, accompagné d'un camarade, galope jusqu'à Varennes, par des raccourcis, afin de devancer la lourde voiture. On aura là-bas un entretien sérieux avec ces passagers suspects, et si c'est vraiment le roi, alors, malheur à lui et à sa couronne ! Cette fois encore, l'action énergique d'un seul homme suffit pour changer le cours de l'Histoire.

Pendant ce temps l'énorme carrosse royal descend la route en lacets qui conduit à Varennes. Vingt-quatre heures de trajet sous un toit surchauffé par le soleil ont fatigué les voyageurs, serrés les uns contre les autres ; les enfants dorment depuis longtemps, le roi a plié ses cartes, la reine se tait. Encore une heure, une dernière heure, et ils seront sous bonne escorte. Mais — nouvelle surprise ! — au relais prévu hors des murs de Varennes, il n'y a pas de chevaux. On tâtonne dans l'obscurité, on frappe aux fenêtres et on se heurte à des voix désagréables. Les deux officiers qui avaient mission d'attendre ici — il ne fallait vraiment pas choisir Figaro comme messager — ont cru, sur les dires embrouillés de Léonard, que le roi ne viendrait plus. Ils sont allés se coucher, et leur sommeil est aussi funeste pour le roi que celui de La Fayette le 6 octobre 1789. On se remet donc en route avec des chevaux fatigués, espérant trouver des relais dans Varennes même. Mais, surprise encore : à la porte de la ville quelques hommes barrent la route au postillon et lui ordonnent de s'arrêter. Les voitures immédiatement sont encerclées et escortées par toute une bande de jeunes gens. Drouet et les siens, arrivés dix minutes plus tôt, ont été chercher dans leurs lits ou dans les auberges toute la jeunesse révolutionnaire de Varennes. « Les passeports ! », ordonne-t-on. « Qu'on se dépêche, nous avons hâte d'arriver », répond du fond de la voiture une voix féminine. C'est celle de la soi-disant Mme Rochet, de la reine, qui, seule en cette minute dangereuse, conserve son énergie. Mais la résistance est inutile, on emmène les voyageurs à la prochaine auberge, qui a pour enseigne — ô ironie de l'Histoire ! — « Au grand monarque ». Là le procureur, épicier de son métier et répondant au nom amusant de Sauce, les attend déjà et demande à voir leurs passeports. Le petit épicier, fidèle au roi dans le fond, et rempli de crainte à l'idée de s'embarquer dans une vilaine affaire, parcourt rapidement les papiers qu'on lui tend et dit : « Ce passeport est parfaitement valable. » En ce qui le concerne, il laisserait tranquillement passer les voitures. Mais le jeune Drouet qui ne veut pas lâcher sa proie frappe sur la table et s'écrie : « Je suis sûr, maintenant, que c'est le roi et sa famille, si vous le laissez passer en pays étranger vous êtes coupable du crime de haute trahison. » Pareille menace a de quoi faire frémir un brave père de famille ; au même instant, le tocsin se fait entendre, sonné par les camarades de Drouet ; toutes les fenêtres s'éclairent, la ville entière est en émoi. Une foule toujours plus nombreuse se masse autour du carrosse : impossible de songer à partir sans avoir recours à la force, d'ailleurs les relais ne sont pas encore attelés. Pour se tirer d'embarras, le brave épicier-maire suggère qu'il est trop tard, n'importe comment, pour continuer le voyage ; et il invite la baronne de Korff et sa famille à passer la nuit chez lui. Tout au fond de lui-même le malin se dit que le lendemain matin on sera sûrement fixé, et qu'il sera dégagé de la responsabilité qui lui échoit si malencontreusement. Ennuyé, mais n'ayant pas le choix, le roi accepte l'invitation. Les dragons, pense-t-il, ne tarderont pas à venir.

Dans une heure ou deux, il faut que Choiseul ou Bouillé soit là. Louis XVI pénètre donc tranquillement dans la maison, coiffé de sa fausse perruque, et son premier acte royal consiste à demander une bouteille de vin et un morceau de fromage. Est-ce le roi ? Est-ce la reine ? murmurent, inquiets et irrités, les paysans et les vieilles femmes accourus. Car une petite ville française, à cette époque, est si loin de la cour, de la grande cour invisible, que jamais aucun de ces hommes n'a vu le roi autrement que sur les monnaies, et qu'il faut dépêcher un messager auprès d'un noble de l'endroit pour que celui-ci vienne enfin constater si ce voyageur inconnu n'est vraiment que le laquais de la baronne de Korff ou s'il est réellement Louis XVI, le roi très chrétien de France et de Navarre.

CHAPITRE XXVIII

LA NUIT À VARENNES

Ce 21 juin 1791, Marie-Antoinette, alors dans sa trente-sixième année et reine de France depuis dix-sept ans, pénètre pour la première fois dans la maison d'un petit-bourgeois français. C'est l'unique intermède de sa vie entre les palais et les prisons. Il faut passer tout d'abord par la boutique de l'épicier qui sent l'huile rance, le saucisson séché et les fortes épices. Le roi, ou plutôt l'inconnu à fausse perruque, et la gouvernante de la soi-disant baronne de Korff montent l'un derrière l'autre au premier étage par un escalier étroit qui craque sous leurs pas ; deux pièces : une salle à manger et une chambre à coucher, basses, pauvres et sales. Deux paysans armés de fourches se placent immédiatement devant la porte, garde d'un nouveau genre et bien différente de l'éclatante garde du corps de Versailles. Tous les huit, le roi, la reine. Madame Élisabeth, les deux enfants, la gouvernante, les deux femmes de chambre sont là, assis ou debout, dans cet espace réduit. On couche les enfants qui tombent de sommeil et ils s'endorment aussitôt sous la surveillance de Mme de Tourzel. La reine s'est assise sur une chaise et a baissé sa voilette ; personne ne pourra se vanter d'avoir vu sa colère et son amertume. Seul le roi, tout de suite à l'aise, se met tranquillement à table et se taille de bons morceaux de fromage. Personne ne parle.

Soudain on entend des sabots de chevaux dans la rue ; en même temps jaillit un cri sauvage poussé par des milliers de poitrines : « Les hussards ! Les hussards ! » Choiseul, lui aussi trompé par de fausses nouvelles, est enfin arrivé ; il se fraye un chemin au moyen de quelques coups de sabre et rassemble ses soldats autour de la maison. Les braves hussards allemands, qui ne savent pas de quoi il s'agit, ne comprennent pas sa harangue, ils n'ont saisi que deux mots prononcés en allemand, « le roi et la reine ». Toutefois ils obéissent et foncent brutalement sur la foule, ce qui dégage un instant la voiture.

Le duc de Choiseul monte l'escalier en hâte et fait une proposition : il est prêt à mettre sept chevaux à la disposition des souverains. Le roi, la reine et leur suite les enfourcheront rapidement et quitteront la ville, au milieu de ses troupes, avant que la garde nationale des environs ne se soit rassemblée. Puis l'officier s'incline et dit : « Sire, j'attends les ordres de Votre Majesté. » Mais donner des ordres, prendre des décisions rapides n'a jamais été l'affaire de Louis XVI. Il discute et veut savoir si Choiseul peut lui assurer qu'en procédant ainsi aucune balle n'atteindra sa femme, sa sœur ou un de ses enfants. Il demande s'il ne vaudrait pas mieux réunir d'abord les dragons disséminés dans les auberges. Des minutes précieuses s'écoulent durant ces pourparlers. Assise sur les sièges de paille de la petite pièce obscure, la famille royale attend, l'ancien régime attend, tergiverse et discute. Mais la Révolution, qui est jeune, n'attend pas. Réveillées par le tocsin les milices arrivent des villages, la garde nationale est au complet, on a descendu le vieux canon des remparts, on a barricadé les rues. Les cavaliers qui traînaient à droite et à gauche depuis vingt-quatre heures, sans raison, acceptent volontiers le vin qu'on leur offre et fraternisent avec la population. Les rues, de plus en plus, se remplissent de monde. Comme si le pressentiment que l'on va au-devant d'heures décisives agitait le peuple dans son inconscient, paysans, villageois, bergers et ouvriers se lèvent et marchent sur Varennes ; de vieilles femmes, poussées par la curiosité, prennent leurs béquilles pour aller voir le roi et, maintenant que celui-ci est obligé de se démasquer, ils sont tous décidés à ne pas le laisser sortir de leurs murs. Toute tentative pour relayer les chevaux est arrêtée. « À Paris, ou nous le fusillons dans sa voiture ! », crient des voix sauvages au postillon. Soudain, le tocsin se remet à sonner. Nouvelle alerte au milieu de cette nuit dramatique : une voiture arrive, deux des commissaires que l'Assemblée a envoyés au hasard dans toutes les directions pour arrêter le roi ont réussi à trouver sa trace. Une joie sans bornes acclame les messagers du pouvoir public. Varennes maintenant est déchargée de sa responsabilité ; boulangers, cordonniers, tailleurs ou bouchers de la pauvre petite ville n'ont plus à décider du sort du monde : les envoyés de l'Assemblée nationale, la seule autorité que le peuple reconnaisse, sont là. C'est en triomphe que l'on conduit les deux commissaires à la maison du brave épicier Sauce, où l'on monte aussitôt chez le roi.

Entre-temps la terrible nuit peu à peu a pris fin, il est six heures et demie du matin. L'un des deux délégués, Romeuf, pâle, mal à l'aise, s'acquitte à contrecœur de sa mission. En qualité d'officier adjoint de La Fayette, il a souvent monté la garde aux Tuileries auprès de la reine, et celle-ci, qui traitait tous ses subordonnés avec une bienveillante cordialité, était animée des meilleurs sentiments à son égard ; elle lui a souvent parlé, presque avec amitié, et le roi également ; tout au fond de lui-même, cet ancien officier de La Fayette n'a qu'un désir : les sauver tous deux. Mais la fatalité, invisiblement dressée contre le roi, a voulu qu'on adjoignît à Romeuf dans sa mission un compagnon très ambitieux et sincèrement révolutionnaire du nom de Bayon. À peine Romeuf est-il sur la piste du roi qu'il essaie de ralentir sa course pour lui laisser une avance ; mais Bayon, surveillant implacable, le harcèle. C'est donc honteux et craintif qu'il tend à présent à la reine le décret fatal de l'Assemblée qui ordonne d'arrêter la famille royale. Marie-Antoinette ne peut cacher sa surprise : « Quoi, Monsieur, c'est vous ! Ah ! je ne l'aurais pas cru ! » Dans son embarras, Romeuf balbutie que tout Paris est en émoi, que l'intérêt de l'État exige que le roi revienne. La reine perd patience et tourne le dos aux délégués, elle ne voit dans ce verbiage confus que mauvais présages. Le roi enfin demande le décret et lit qu'il est relevé de ses fonctions par l'Assemblée nationale, et que chaque courrier qui rencontrera la famille royale a ordre de l'empêcher, par tous les moyens, de continuer son voyage. Les mots : fuite, arrestation, emprisonnement sont, il est vrai, habilement évités. Ce qui n'empêche que par ce décret l'Assemblée déclare que le roi n'est pas libre, mais qu'il est soumis à sa volonté. Louis lui-même, malgré sa lenteur d'esprit, saisit ce changement historique.

Mais il ne se défend pas. « Il n'y a plus de roi en France », dit-il de sa voix endormie, comme si la chose le regardait à peine, et, distrait, il pose le papier sur le lit où dorment ses enfants épuisés. Mais Marie-Antoinette se redresse soudain. Quand sa fierté est en jeu, son honneur menacé, cette femme, qui a été petite dans les petites choses et futile dans les choses futiles, a des sursauts de dignité. Elle s'empare du décret de l'Assemblée nationale qui se permet de disposer d'elle et de sa famille, le froisse et le jette dédaigneusement par terre en disant : « Je ne veux pas qu'il souille mes enfants. »

Les commissaires frémissent devant cette provocation. Pour éviter une scène, Choiseul se dépêche de ramasser le papier. Tous, dans la pièce, sont également embarrassés, le roi est étonné de l'audace de sa femme ; les deux envoyés se sentent dans une situation difficile ; Louis XVI fait alors une proposition, en apparence résignée, mais en réalité astucieuse. Qu'on le laisse se reposer ici pendant deux ou trois heures, ensuite il reprendra le chemin de Paris ; les délégués devraient se rendre compte de l'état de fatigue des enfants ; après deux journées et deux nuits si terribles on avait bien besoin d'un peu de repos. Romeuf comprend immédiatement ce que veut le roi. Dans deux heures toute la cavalerie de Bouillé sera là, avec l'infanterie et des canons derrière elle. Comme, au fond, il désire le sauver, il ne fait aucune objection : il n'a été chargé, après tout, que d'arrêter le voyage. C'est ce qu'il a fait. Mais l'autre commissaire, Bayon, s'aperçoit vite de ce petit jeu, et décide de répondre à la ruse par la ruse. Il acquiesce en apparence, descend nonchalamment dans la rue et, quand la foule agitée l'entoure et lui demande ce qui a été décidé, il soupire hypocritement : « Ils ne veulent pas partir... Bouillé approche, ils l'attendent. » Ces quelques mots versent de l'huile sur le feu. Non, pas de ça ! On ne les trompera pas : « A Paris ! À Paris ! » Le bruit fait vibrer les fenêtres, les magistrats municipaux, et surtout le malheureux épicier Sauce, insistent désespérément auprès du roi pour qu'il parte, car ils ne pourraient plus, autrement, garantir sa sécurité. Les hussards sont empêtrés dans la foule ou ont déjà passé du côté du peuple, le carrosse est traîné en triomphe devant l'épicerie et aussitôt attelé, afin de couper court à tout atermoiement. Et c'est maintenant une comédie humiliante qui se déroule, il s'agit de gagner un peu de temps. Les hussards de Bouillé doivent être tout près, une seule minute peut sauver la royauté ; il faut donc, en recourant à tous les moyens, même les plus indignes, retarder le départ pour Paris. Marie-Antoinette, elle-même, est forcée d'implorer, pour la première fois de sa vie elle demande une faveur. Elle s'adresse à la femme de l'épicier et la supplie de lui venir en aide. Mais cette pauvre femme craint pour son mari. Les larmes aux yeux elle regrette d'être obligée de refuser l'hospitalité à un roi, à une reine de France, mais elle a, elle aussi, des enfants, et son mari le paierait de sa tête ; elle ne se trompait pas dans ses appréhensions, car il en a coûté la vie au malheureux épicier d'avoir, en cette nuit, aidé le roi à brûler quelques papiers secrets. Le roi et la reine trouvent les plus misérables excuses pour s'attarder, mais le temps passe et les hussards de Bouillé ne se montrent pas. Tout est prêt lorsque Louis XVI — il est tombé bien bas pour en arriver à jouer pareille comédie ! — déclare qu'il désire manger un morceau. Peut-on refuser un modeste repas à un roi ? Non. Et l'on se hâte de lui apporter ce qu'il veut. Louis XVI grignote vaguement, Marie-Antoinette repousse son assiette avec dédain. Il n'y a plus d'excuse à présent. Mais voici un nouvel incident, le dernier, la famille est prête à descendre, lorsqu'une des femmes de chambre, Mme Neuveville, tombe à terre en simulant des convulsions. Marie-Antoinette déclare immédiatement avec autorité qu'elle ne l'abandonnera pas, qu'elle ne s'en ira pas avant qu'on ait été chercher un médecin. Mais le médecin — tout Varennes est sur pied — arrive lui aussi plus vite que les troupes de Bouillé. Il donne à la simulatrice quelques gouttes qui la calmeront ; impossible maintenant de prolonger cette triste comédie. Le roi soupire et, le premier, il descend l'étroit escalier. Les lèvres serrées, Marie-Antoinette le suit au bras du duc de Choiseul. Elle prévoit ce qui les attend tous durant ce retour. Mais au milieu de ses propres soucis elle pense encore à l'ami ; son premier mot à l'arrivée de Choiseul a été : « Croyez-vous que Fersen se soit sauvé ? » Avec un homme véritable à ses côtés, ce voyage infernal ne lui eût point fait peur ; mais il est difficile, quand on est entouré de gens faibles et sans volonté, de conserver tout son courage.

La famille royale monte en voiture. Ils ne désespèrent pas encore de voir arriver Bouillé et ses hussards. Mais rien. Rien que le vacarme de la foule autour d'eux. Enfin le grand carrosse s'ébranle. Six mille hommes l'entourent, et la fureur et la crainte se transforment alors en cris de triomphe. Au milieu des chants révolutionnaires, escorté par l'armée populaire, le malheureux navire de la monarchie quitte l'écueil où il a échoué.

Vingt minutes plus tard seulement — on voit encore monter en colonnes dans le ciel pesant les nuages de poussière que le carrosse a laissés derrière lui — arrivent au galop par l'autre bout de la ville des escadrons de cavalerie. Ils sont là, enfin, les hussards de Bouillé vainement attendus. Que le roi eût tenu une demi-heure de plus, son armée l'aurait enlevé au nez des insurgés, et ceux qui se réjouissent actuellement seraient rentrés chez eux consternés. Mais quand Bouillé apprend que le roi découragé a cédé, il se retire avec ses troupes. À quoi bon encore d'inutiles massacres ? Il sait, lui aussi, que la faiblesse du monarque a décidé du sort de la monarchie, que Louis XVI n'est plus roi, ni Marie-Antoinette reine de France.

CHAPITRE XXIX

LE RETOUR

Un bateau avance plus vite quand la mer est calme que lorsqu'elle est en furie. Le carrosse avait fait le voyage de Paris à Varennes en vingt heures ; le retour va durer trois jours. Goutte à goutte, jusqu'à la lie, le roi et la reine boiront le calice de l'humiliation. Éreintés par deux nuits d'insomnie, n'ayant pas changé de vêtements depuis leur départ — la chemise du roi est tellement maculée de sueur qu'il est obligé d'en emprunter une à un soldat —, ils sont là, tassés à six dans ce carrosse, véritable fournaise. Sans pitié, le soleil de juin darde ses rayons sur le toit déjà brûlant de la voiture, l'air a un goût de poussière incandescente ; une foule toujours plus grande escorte en ricanant les vaincus. Des mots injurieux parviennent aux voyageurs, chacun veut savourer la honte des prisonniers. Le voyage de Versailles aux Tuileries était quelque chose de paradisiaque à côté de celui-ci. Il est donc préférable de fermer les glaces et de baisser les rideaux, de cuire à petit feu et de souffrir de la soif dans ce four ambulant, que de subir les regards sarcastiques du dehors et d'essuyer les injures de tous ces gens. Déjà les visages des malheureux voyageurs sont enduits d'une poudre grise, la fatigue et la poussière ont rougi leurs yeux, mais on ne leur permet pas de garder les stores baissés, car à tous les arrêts un petit maire quelconque se croit obligé de tenir une harangue au roi, qui chaque fois doit assurer que son intention n'était pas de quitter la France. Dans ces moments-là c'est la reine qui garde le mieux sa dignité. Lorsque à un relais on leur apporte enfin de quoi se sustenter et qu'ils baissent les stores pour calmer leur faim en paix, la foule hurle et demande qu'on lève les rideaux. Déjà Madame Élisabeth va céder, mais la reine refuse énergiquement. Très calme, elle laisse les gens crier et tempêter, et c'est seulement un quart d'heure plus tard, lorsqu'elle n'a plus l'air d'obéir à un ordre, qu'elle remonte elle-même les stores, jette les os de poulets par la portière et dit avec fermeté : « Il faut avoir du caractère jusqu'au bout. »

Enfin une lueur d'espoir : on se reposera le soir à Châlons. Les citoyens attendent là-bas derrière l'arc de triomphe en pierre, qui — ironie de l'Histoire — a été érigé il y a vingt et un ans pour Marie-Antoinette, lorsque, dans un somptueux carrosse vitré, acclamée par le peuple, elle arrivait d'Autriche à la rencontre de son futur époux ; sur le fronton ces mots sont gravés : Perstet œterna ut amor. « Que ce monument soit éternel comme notre amour. » Mais l'amour est plus éphémère que le vrai marbre et la pierre taillée. Cela semble un rêve à Marie-Antoinette que la noblesse en costume de parade l'ait accueillie un jour sous cet arc, que la route ait été semée de lumières et de monde, et que le vin ait coulé des fontaines en son honneur. Elle n'est reçue maintenant qu'avec une froide politesse, compatissante tout au plus, mais qui lui semble délicieuse après toutes ces bruyantes clameurs de haine. On peut dormir, changer d'habits ; mais le lendemain matin il faut reprendre le calvaire, et le soleil continue à darder ses rayons brûlants. Plus on approche de Paris, plus la population se montre haineuse ; quand par exemple le roi demande une éponge mouillée pour essuyer son visage sale et poussiéreux, un fonctionnaire lui répond en ricanant : « Voilà ce qu'on gagne à voyager. » Lorsque la reine, après une courte halte, remonte dans le carrosse, elle entend la voix sifflante d'une femme crier méchamment derrière elle : « Allez, ma petite, on vous en fera voir bien d'autres. » Un noble, qui la salue, est jeté à bas de son cheval et tué à coups de pistolet et de couteau. Maintenant seulement la reine et le roi comprennent que Paris n'est pas seul à être tombé dans « l'erreur » de la Révolution, que les nouvelles semailles ont levé et mûri dans tous les champs du royaume ; mais peut-être n'ont-ils plus la force de bien s'en rendre compte : la fatigue les a peu à peu complètement insensibilisés. Ils sont là, dans la voiture, exténués et déjà indifférents au sort qui les attend lorsque, enfin, enfin, des courriers arrivent annonçant que trois membres de l'Assemblée nationale viennent au-devant du roi et de la reine pour les protéger. À présent leur vie est sauve, mais c'est tout.

La voiture s'arrête au milieu de la grand-route : les trois délégués, Maubourg un royaliste, Barnave l'avocat bourgeois, Pétion le jacobin, s'avancent à leur rencontre. La reine ouvre elle-même la portière : « Ah ! Messieurs, dit-elle nerveusement, leur tendant rapidement la main à chacun, qu'aucun malheur n'arrive ! que les gens qui nous ont accompagnés ne soient pas victimes ! qu'on n'attente pas à leurs jours ! » Son tact infaillible dans les grandes circonstances lui a tout de suite fait dire ce qu'il fallait : ce n'est pas pour elle qu'une reine doit demander protection, mais uniquement pour ceux qui l'ont servie avec fidélité.

L'énergique noblesse de Marie-Antoinette désarme immédiatement les délégués qui avaient tout d'abord pensé adopter une attitude protectrice ; même Pétion, le jacobin, avouera malgré lui, dans ses notes, que les fermes paroles de la reine l'avaient fortement ému. Sur-le-champ il ordonne aux manifestants de se taire et propose au roi de placer à côté de lui deux des délégués de l'Assemblée qui, par leur présence dans le carrosse, protégeraient la famille royale contre tout danger. Mme de Tourzel et Madame Élisabeth monteraient dans la seconde voiture. Mais le roi réplique qu'il y aurait moyen en s'arrangeant de rester tous dans le carrosse, qu'il suffirait de se serrer un peu. On s'installe donc en hâte de la manière suivante : Barnave s'assied entre le roi et la reine, qui prend le dauphin sur ses genoux. Pétion se place entre Mme de Tourzel et Madame Élisabeth, qui tient la princesse sur elle. Huit personnes au lieu de six, les représentants de la monarchie et ceux du peuple sont à présent tassés dans la même voiture jambe contre jambe ; on peut dire que jamais la famille royale et les députés de l'Assemblée ne furent aussi près les uns des autres qu'en ces heures-là.

Ce qui se passe dans cette voiture est tout aussi naturel qu'inattendu. D'abord une certaine hostilité règne de part et d'autre, entre les cinq membres de la famille royale et les deux membres de l'Assemblée nationale, entre les prisonniers et leurs geôliers. Les deux partis sont fermement décidés à conserver leur autorité respective. Justement parce qu'elle est protégée par les « factieux » et livrée à leur merci, Marie-Antoinette évite obstinément de les regarder et n'ouvre pas la bouche. Il ne faut pas leur laisser supposer qu'elle sollicite leur faveur. Les délégués, de leur côté, ne veulent à aucun prix que l'on confonde la politesse avec l'obséquiosité : il s'agit, durant ce trajet, de montrer au roi que des hommes libres et incorruptibles portent le front plus haut que de serviles courtisans. Il est donc indispensable de garder ses distances.

Dans cette disposition d'esprit, Pétion, le jacobin, passe même ouvertement à l'attaque. Dès le début il tient à donner une petite leçon à la reine, qui est la plus fière, afin de lui faire perdre sa contenance. Il sait très bien, déclare-t-il, que la famille royale est montée non loin du palais dans un fiacre ordinaire, qui était conduit par un Suédois du nom de... un Suédois du nom de... Pétion hésite, s'arrête comme s'il ne pouvait plus se souvenir, et demande à la reine de l'aider. C'est un coup de stylet empoisonné qu'il porte à Marie-Antoinette en la questionnant sur son amant en présence du roi. Mais celle-ci pare énergiquement le coup : « Je ne suis pas dans l'usage de savoir le nom des cochers de remise. » Cette escarmouche ne fait qu'accroître l'hostilité. Un léger incident détend alors l'atmosphère. Le jeune prince est descendu des genoux de sa mère. Les deux inconnus occupent beaucoup son attention. De ses petits doigts il saisit un bouton de cuivre de l'habit de gala de Barnave et épelle péniblement l'inscription qui s'y trouve : « Vivre libre ou mourir. » Les deux commissaires s'amusent évidemment à la vue du futur roi de France apprenant de cette manière les maximes fondamentales de la Révolution. Une conversation s'engage peu à peu. Et il arrive cette chose singulière que Pétion, nouveau Balaam, parti avec l'intention de maudire, est amené à bénir. Les deux partis commencent à se trouver beaucoup plus sympathiques qu'ils ne le pensaient de loin. Pétion, petit-bourgeois et jacobin, Barnave, jeune avocat de province, s'étaient représenté les « tyrans » dans leur vie privée comme des êtres inabordables, gonflés d'orgueil, stupides et insolents ; ils étaient convaincus que les nuages d'encens de la cour étouffaient chez eux toute humanité. À présent les voici tout étonnés, le jacobin et le révolutionnaire bourgeois, du naturel des sœurs de la famille royale. Même Pétion, qui voulait faire son petit Caton, est obligé d'avouer :

 

J'aperçus un air de simplicité et de famille qui me plut ; il n'y avait plus de représentation royale, il existait une aisance et une bonhomie domestiques : la reine appelait Madame Élisabeth ma petite sœur, Madame Élisabeth lui répondait de même. Madame Élisabeth appelait le roi mon frère, la reine faisait danser le prince sur ses genoux. Madame, quoique plus réservée, jouait avec son frère ; le roi regardait tout cela avec un air assez satisfait, quoique peu ému et peu sensible.

 

Les deux révolutionnaires constatent avec étonnement que les enfants royaux s'amusent tout à fait comme les leurs chez eux ; ils se sentent même gênés d'être vêtus avec beaucoup plus d'élégance que le roi de France, qui porte du linge sale. Les rapports tendus du début se relâchent peu à peu : quand le roi boit, il offre poliment son propre verre à Pétion, et lorsque le dauphin demande à satisfaire un petit besoin, et que le roi de France et de Navarre lui-même déboutonne la culotte de l'enfant et lui tient le vase en argent, ce fait apparaît au jacobin comme un événement surnaturel. Ces « tyrans » sont en somme des gens comme nous, reconnaît, surpris, le farouche révolutionnaire. Et la reine est tout aussi étonnée. Ces « scélérats », ces « monstres » de l'Assemblée nationale sont, à vrai dire, des gens assez aimables et polis ! Ils ne sont pas du tout altérés de sang, ni mal élevés, et surtout, ils ne sont pas bêtes ; au contraire, leur conversation est même beaucoup plus intelligente que celle du comte d'Artois et de ses compagnons. Il n'y a pas trois heures qu'ils voyagent ensemble, que déjà les deux clans, qui voulaient se montrer durs et arrogants l'un à l'égard de l'autre — changement singulier et pourtant profondément humain —, cherchent réciproquement à se séduire. La reine met la conversation sur le terrain politique, afin de prouver aux deux révolutionnaires que dans son milieu on n'était pas aussi borné et aussi malintentionné que voulait bien le croire le peuple, induit en erreur par de mauvais journaux. Les deux délégués, de leur côté, s'appliquent à démontrer à la reine qu'elle ne devait pas confondre les intentions de l'Assemblée nationale avec les vociférations du sieur Marat ; et lorsqu'on en vient à parler de la république, Pétion lui-même devient évasif. Bientôt il apparaît — expérience vieille comme le monde — que l'air de la cour trouble jusqu'aux révolutionnaires les plus farouches, et rien ne prouve plus drôlement que les notes de Pétion à quelle extravagance le contact des rois peut mener un homme vaniteux. Après trois nuits angoissantes, trois jours de voyage par une chaleur mortelle, dans une inconfortable voiture, après les émotions et les humiliations subies, il est tout naturel que les femmes et les enfants soient fatigués. Involontairement, Madame Élisabeth, en s'endormant, s'appuie sur son voisin Pétion. Ce vaniteux imbécile s'emballe aussitôt et se persuade qu'il a fait une conquête galante. Et il écrit dans son rapport ces lignes qui, pendant des siècles, livreront le pauvre homme au ridicule :

 

Madame Élisabeth me fixait avec des yeux attendris, avec cet air de langueur que le malheur donne et qui inspire un assez vif intérêt. Nos yeux se rencontraient quelquefois avec une espèce d'intelligence et d'attraction, « la nuit se fermait », la lune commençait à répandre cette clarté douce. Madame Élisabeth prit Madame sur ses genoux, elle la plaça ensuite moitié sur son genou, moitié sur le mien... Madame s'endormit, j'allongeai mon bras. Madame Élisabeth allongea le sien sur le mien. Nos bras étaient enlacés, le mien touchait sous son aisselle. Je sentais des mouvements qui se précipitaient, une chaleur qui traversait ses vêtements ; les regards de Madame Élisabeth me semblaient plus touchants. J'apercevais un certain abandon dans son maintien, ses yeux étaient humides, la mélancolie se mêlait à une espèce de volupté. Je puis me tromper, on peut facilement confondre la sensibilité du malheur avec la sensibilité du plaisir ; mais je pense que si nous eussions été seuls, que si, comme par enchantement, tout le monde eût disparu, elle se serait laissé aller dans mes bras et se serait abandonnée aux mouvements de la nature.

 

Le charme pernicieux de la majesté royale agit sur Barnave beaucoup plus gravement que sur « le beau Pétion » et sa rêverie érotique. Tout jeune avocat venu de province à Paris, ce révolutionnaire idéaliste est tout ébloui de voir une reine, la reine de France, se faire modestement expliquer par lui les idées fondamentales de la Révolution et celles de ses camarades de club. Quelle occasion, se dit-il malgré lui, d'imposer à la souveraine le respect et la considération des saints principes, de la gagner peut-être à l'idée constitutionnelle. Le jeune et ardent avocat parle et s'écoute parler, et voici que — il ne s'en serait jamais douté — cette femme soi-disant superficielle (Dieu sait si on l'a calomniée !) écoute, intéressée et attentive, et combien ses objections sont intelligentes ! Avec son amabilité autrichienne, son apparente bonne volonté à comprendre les idées de Barnave, Marie-Antoinette captive tout à fait cet homme naïf et crédule. Combien on a été injuste envers cette noble femme, combien on a mal agi à son égard ! se dit-il, surpris. Elle a pourtant les meilleures intentions, et, s'il se trouvait quelqu'un pour la guider discrètement, tout pourrait aller pour le mieux en France ! La reine ne lui laisse aucun doute sur son désir de rencontrer un pareil conseiller ni sur la reconnaissance qu'elle lui témoignerait si, à l'avenir, il voulait bien se charger de remédier à son inexpérience. Barnave se dit déjà que ce sera là dorénavant sa tâche : d'une part faire connaître à cette femme qu'il ne croyait pas si intelligente les désirs réels du peuple, et d'autre part convaincre l'Assemblée nationale de la pureté des intentions démocratiques de la reine. Et lorsqu'on s'arrête à Meaux, Marie-Antoinette réussit si bien à prendre Barnave dans ses filets, au cours de longs entretiens qu'ils ont ensemble au palais épiscopal, que l'envoyé de l'Assemblée nationale se met à sa disposition pour n'importe quel service ; c'est ainsi que secrètement — personne ne se serait attendu à pareil dénouement — la reine revient de son voyage à Varennes avec un succès politique considérable. Alors que les autres ne font que manger et transpirer, sont fatigués et épuisés, elle remporte, elle, dans cette prison roulante, une dernière victoire pour la cause royale.

Le troisième et dernier jour du voyage est le plus épouvantable. Le ciel aussi est pour la nation et contre le roi. Sans pitié le soleil, du matin au soir, chauffe ce four à quatre roues ; pas un nuage ne met une minute d'ombre sur le carrosse brûlant. Enfin le cortège s'arrête aux portes de Paris, mais comme il faut que l'immense foule, accourue pour assister au retour du roi, y trouve son compte, les souverains ne rentreront pas directement dans leur palais par la porte Saint-Denis ; on leur imposera un énorme détour par les interminables boulevards. Aucun cri ne s'élève sur le trajet en leur honneur, aucune injure non plus ; des affiches livrent au mépris public tous ceux qui salueront le roi et menacent de la bastonnade ceux qui insulteront les prisonniers de la nation. Cependant des acclamations sans fin accueillent la voiture qui suit celle du roi, c'est là que se tient, gonflé d'orgueil, l'homme à qui le peuple doit ce triomphe, Drouet, le maître de poste, le hardi chasseur dont la ruse et l'énergie sont venues à bout du gibier royal.

La fin du voyage, les quelques mètres qui séparent la voiture de l'entrée des Tuileries, est l'instant le plus dangereux. La famille royale est protégée par les députés, mais comme le peuple a besoin de victimes, qu'il veut à tout prix satisfaire sa colère, il tombe sur les trois innocents gardes du corps qui ont prêté la main à « l'enlèvement » du roi. Ils sont bientôt arrachés de leur siège, et il semble, un instant, que la reine va voir encore des têtes sanglantes tournoyer au bout de piques ; mais la garde nationale intervient et dégage les abords avec ses baïonnettes. Alors seulement on ouvre la porte du carrosse ; sale et suant à grosses gouttes, le roi, de son pas pesant, descend de voiture le premier, la reine est derrière lui. Aussitôt une rumeur menaçante s'élève contre l'« Autrichienne » qui traverse rapidement, suivie de ses enfants, l'étroit espace qui sépare la voiture de l'entrée du palais ; le cruel voyage est terminé.

À l'intérieur, les laquais attendent solennellement alignés : la table est mise comme d'habitude, l'ordre hiérarchique est respecté ; en rentrant chez elle la famille royale peut croire que tout ce qui vient de se passer n'a été qu'un rêve. Mais en réalité ces cinq jours ont bien plus ébranlé les fondations de la monarchie que des années de réformes, car des prisonniers ne sont plus des souverains. Le roi est encore descendu d'un degré, et la Révolution est montée d'autant.

Mais cet homme fatigué ne semble guère s'en émouvoir. Indifférent à tout, il l'est aussi à son propre sort. D'une main imperturbable, il se contente de noter dans son journal : « Départ de Meaux à six heures et demie. Arrivée à Paris à huit heures sans s'arrêter. » C'est tout ce qu'un Louis XVI trouve à dire sur la plus profonde humiliation de sa vie. Et Pétion rapporte également : « Il était tout aussi flegme, tout aussi tranquille que si rien n'eût été... Il semblait que le roi revenait d'une partie de chasse. »

Cependant Marie-Antoinette, elle, sait que tout est perdu. Toute l'horreur de ce voyage inutile a dû être pour son orgueil une secousse presque mortelle. Mais, vraiment femme et profondément amoureuse, avec tout l'attachement d'une dernière et tardive passion, au milieu même de cet enfer, elle ne pense qu'à celui qui s'en est échappé ; elle craint que Fersen, son seul ami, ne s'inquiète trop à son sujet. Sous la menace des plus horribles dangers, ce qui la tourmente le plus dans sa souffrance, c'est sa compassion à lui, son inquiétude à lui : « Rassurez-vous sur nous », écrit-elle rapidement sur une feuille, « nous vivons ». Et le lendemain, avec plus d'insistance et plus d'amour (les passages vraiment intimes ont été effacés par le descendant de Fersen, mais on sent malgré tout dans la vibration des mots le souffle de la tendresse) :

 

J'existe... que j'ai été inquiète de vous et que je vous plains de tout ce que vous souffrez de n'avoir point de nos nouvelles ! Le ciel permettra-t-il que celles-ci vous arrivent ? Ne m'écrivez pas, car ce serait nous exposer, et surtout ne revenez pas ici sous aucun prétexte. On sait que c'est vous qui nous avez sortis d'ici, tout serait perdu si vous paraissiez. Nous sommes gardés à vue jour et nuit, cela m'est égal... Soyez tranquille, il n'arrivera rien. L'Assemblée veut nous traiter avec douceur. Adieu... Je ne pourrai plus vous écrire.

 

Pourtant, elle ne peut supporter de rester sans un mot de Fersen, précisément en des moments comme ceux-ci. Le lendemain encore, elle lui écrit la lettre la plus tendre, la plus ardente, demandant des nouvelles, des paroles rassurantes, de l'amour :

 

Je peux vous dire que je vous aime et n'ai même le temps que de cela. Je me porte bien. Ne soyez pas inquiet de moi. Je voudrais bien vous savoir de même. Écrivez-moi par un chiffre... faites mettre les adresses par votre valet de chambre. Mandez-moi à qui je dois adresser celles que je pourrais vous écrire, car je ne peux plus vivre sans cela. Adieu le plus aimant et le plus aimé des hommes. Je vous embrasse de tout cœur.

 

« Je ne peux plus vivre sans cela » : jamais on n'a entendu un tel cri de passion des lèvres de la reine. Mais combien elle l'est peu encore, reine ! Que ne lui a-t-on pas enlevé de cette puissance d'autrefois ! Seule la femme a gardé ce que personne ne saurait lui ravir : son amour. Et ce sentiment lui donne la force de défendre sa vie avec noblesse et énergie.

CHAPITRE XXX

DUPERIE RÉCIPROQUE

La fuite à Varennes ouvre un nouveau chapitre de l'histoire de la Révolution ; cet événement donne naissance à un nouveau parti, le parti républicain. Jusque-là, jusqu'au 21 juin 1791, l'Assemblée nationale était entièrement royaliste, parce que composée uniquement de nobles et de bourgeois ; mais déjà, en vue des élections à venir, derrière le tiers état bourgeois, un quatrième état s'avance, le prolétariat, la grande masse fougueuse, élémentaire, qui effraie autant la bourgeoisie que celle-ci effrayait le roi. Inquiète et en proie à de tardifs regrets la classe des possédants se rend compte des forces primordiales et démoniaques qu'elle a déchaînées ; aussi voudrait-elle établir rapidement par une Constitution les limites respectives du pouvoir royal et du pouvoir populaire. Pour gagner Louis XVI à ce projet, il est indispensable de le ménager personnellement ; les partis modérés obtiennent donc qu'on ne fasse au roi aucun reproche au sujet de sa fuite ; ils déclarent hypocritement que ce n'est pas de plein gré qu'il a quitté Paris, mais qu'il a été « enlevé ». Et lorsque les jacobins, de leur côté, réclament la destitution du roi et organisent à cet effet une manifestation au Champ-de-Mars, les chefs de la bourgeoisie, Bailly et La Fayette, font, pour la première fois, disperser la foule par la cavalerie et des feux de salve. Mais la reine, étroitement surveillée parles gardes nationaux dans sa propre demeure — depuis la fuite à Varennes il lui est défendu de fermer ses portes à clef —, ne se fait plus aucune illusion sur la valeur réelle de ces tardives mesures de sauvetage. Elle entend trop souvent sous ses fenêtres au lieu de l'ancien cri de « Vive le roi ! », celui nouveau de « Vive la République ! ». Et elle sait que, pour que cette république existe, il faut que le roi, elle et ses enfants périssent tout d'abord.

La vraie fatalité de la nuit de Varennes — ceci aussi la reine ne tarde pas à s'en apercevoir — ne fut pas tant l'échec de leur fuite, que la réussite, au même moment, de celle du frère puîné de Louis, le comte de Provence. À peine à Bruxelles, il secoue la subordination fraternelle, qui lui a pesé si longtemps, et se déclare régent, représentant légitime de la royauté, tant que le vrai roi, Louis XVI, sera prisonnier à Paris, cependant qu'il fait tout, secrètement, pour prolonger le plus possible cette situation.

 

On s'est exprimé ici de la façon la plus inconvenante sur l'arrestation du roi, écrit Fersen de Bruxelles, le comte d'Artois paraissait radieux.

 

Les voici enfin bien en selle, ceux qui pendant si longtemps durent se contenter de chevaucher humblement derrière leur frère ; ils peuvent à présent faire cliqueter leur épée et pousser à la guerre sans aucune retenue ; qu'à cette occasion périssent Louis XVI, Marie-Antoinette et, ils l'espèrent aussi, Louis XVII, tant mieux ! voilà deux marches du trône gravies d'un seul coup, et Monsieur, comte de Provence, pourra enfin s'appeler Louis XVIII. Chose mystérieuse, les princes étrangers sont d'avis que, quel que soit le Louis qui occupe le trône de France, le fait n'a pas d'importance pour l'idée monarchique ; l'essentiel, pour eux, est que le poison républicain, révolutionnaire, soit éliminé d'Europe, que « l'épidémie française » soit étouffée dans l'œuf. Avec un sang-froid sinistre, Gustave III de Suède écrit :

 

Quoique l'intérêt que je prends à la famille royale de France soit très grand, celui que je prends à la cause publique, à l'intérêt particulier de la Suède et à la cause de tous les rois est plus grand encore. Tout cela tient au rétablissement de la monarchie française, et il peut être égal si c'est Louis XVI, Louis XVII ou Charles X qui occupe ce trône, pourvu que le monstre du Manège soit terrassé, et que les principes destructeurs de toute autorité soient détruits avec cette infâme assemblée et le repaire infâme où elle a été créée.

 

On ne saurait s'exprimer plus clairement et plus cyniquement. Pour les monarques seule compte la « cause des monarques », c'est-à-dire le maintien de leur puissance pleine et entière ; « il peut être égal », comme dit Gustave III, que ce soit tel ou tel Louis qui soit assis sur le trône de France. En effet, cela leur est indifférent. Et cette indifférence coûte la vie à Marie-Antoinette et à Louis XVI.

C'est contre ce double danger, intérieur et extérieur, contre le républicanisme dans le pays et l'agitation guerrière des princes aux frontières, que Marie-Antoinette doit lutter en même temps : tâche surhumaine et dont ne peut pas venir à bout une femme faible et isolée. C'est un génie qu'il faudrait ici, à la fois Ulysse et Achille, un homme astucieux et hardi, un nouveau Mirabeau ; mais dans cette grande détresse il ne se présente que de petits auxiliaires, et c'est à eux que la reine a recours. Au retour de Varennes, Marie-Antoinette s'est vite rendu compte de la facilité avec laquelle Barnave, petit avocat de province, qui a le verbe haut à l'Assemblée, se laisse prendre par les paroles flatteuses d'une reine ; elle décide d'exploiter cette faiblesse.

Elle s'adresse donc directement à Barnave et lui dit dans une lettre confidentielle que

 

... depuis son retour de Varennes elle a beaucoup réfléchi à l'intelligence et à l'esprit de celui auquel elle avait tant parlé et qu'elle avait senti tout le profit qu'elle pourrait tirer, en continuant avec lui une espèce de conversation par écrit.

 

Elle l'assure de sa discrétion et qu'il peut compter sur son caractère, toujours prêt à se soumettre aux nécessités quand il s'agit du bien public. Et après cette introduction, elle devient plus précise :

 

On ne peut pas rester comme l'on est ; il est certain qu'il faut faire quelque chose. Mais quoi ? Je l'ignore. C'est à lui que je m'adresse pour le savoir. Il doit avoir vu par nos discussions mêmes, combien j'étais de bonne foi. Je le serai toujours. C'est le seul bien qui nous reste et que jamais on ne pourra m'ôter. Je lui crois le désir du bien ; nous l'avons aussi, et, quoi qu'on dise, nous l'avons toujours eu. Qu'il nous mette donc à même de l'exécuter tous ensemble ; qu'il trouve un moyen de me communiquer ses idées ; j'y répondrai avec franchise sur tout ce que je pourrais faire. Rien ne me coûtera quand j'y verrai réellement le bien général.

 

Barnave montre cette lettre à ses amis qui s'en réjouissent et s'en effraient tout à la fois, mais finissent par décider de se charger dorénavant en commun — Louis XVI ne compte pas ? — de donner secrètement des conseils à la reine. Ils commencent par demander à Marie-Antoinette d'engager les princes à revenir en France, et de pousser son frère, l'empereur, à reconnaître la Constitution française. Docile en apparence, la reine fait siennes toutes ces propositions. Elle adresse à son frère des lettres dictées par ses conseillers et agit conformément à leurs ordres, sauf « sur un point où l'honneur et la reconnaissance sont engagés ». Déjà les nouveaux maîtres de l'heure s'imaginent avoir trouvé en Marie-Antoinette une élève attentive et dévouée.

Mais combien ces braves gens se trompent ! Marie-Antoinette ne songe pas un instant à se livrer à ces factieux, toutes ces négociations ne doivent servir qu'à « temporiser » — comme toujours — jusqu'à ce que son frère ait convoqué ce « Congrès armé » tant souhaité. Comme Pénélope, elle défait la nuit le travail qu'elle a fait le jour avec ses nouveaux amis. Tandis qu'elle expédie docilement les lettres dictées à son frère, l'empereur Léopold, elle mande à Mercy :

 

Je vous ai écrit le 29 une lettre que vous jugerez aisément n'être pas de mon style. J'ai cru devoir céder aux désirs des chefs de parti ici, qui m'ont donné eux-mêmes le projet de la lettre. J'en ai écrit une autre à l'empereur hier 30 ; j'en serais humiliée si je n'espérais pas que mon frère jugera que dans ma position je suis obligée de faire et d'écrire tout ce qu'on exige de moi.

 

Elle souligne qu'« il est essentiel que l'Empereur soit bien persuadé qu'il n'y a pas là un mot qui soit d'elle ni de sa manière de voir les choses ». Ce qui ne l'empêche pas malgré cette perfidie de « rendre justice » à ses conseillers et d'écrire :

 

Quoiqu'ils tiennent toujours à leurs opinions, je n'ai jamais vu en eux que grande franchise, de la force et une véritable envie de remettre de l'ordre et par conséquent l'autorité royale.

 

Elle refuse cependant de les suivre sincèrement, car « quelques bonnes intentions qu'ils montrent, leurs idées sont exagérées et ne peuvent jamais nous convenir ».

Il est inquiétant, le double jeu dans lequel s'engage ainsi Marie-Antoinette, et il n'est pas très honorable pour elle, car pour la première fois depuis qu'elle s'occupe de politique, et parce qu'elle s'en occupe, elle est forcée de mentir, et elle le fait avec la plus extrême témérité. Tandis qu'elle assure hypocritement à ses auxiliaires n'avoir aucune arrière-pensée, elle écrit en même temps à Fersen :

 

Rassurez-vous, je ne me laisse pas aller aux enragés, et si j'en vois et si j'ai des relations avec quelques-uns d'eux, ce n'est que pour m'en servir, et ils me font tous trop horreur pour jamais me laisser aller à eux.

 

Au fond, elle se rend parfaitement compte de l'indignité de cette imposture à l'égard de gens sincères qui, à cause d'elle, laisseront leur tête sur l'échafaud ; elle a nettement le sentiment de sa faute, mais elle accuse résolument l'époque et les circonstances de la contraindre à ce rôle misérable.

 

Quelquefois je ne m'entends pas moi-même, écrit-elle à Fersen, et je suis obligée de réfléchir pour voir si c'est bien moi qui parle ; mais que voulez-vous ? tout cela est nécessaire, et croyez que nous serions plus bas encore que nous sommes, si je n'avais pris ce parti tout de suite ; au moins gagnerons-nous du temps par là, et c'est tout ce qu'il faut. Quel bonheur si je puis un jour redevenir assez moi-même pour prouver à tous ces gueux que je n'étais pas leur dupe !

 

Son indomptable fierté ne rêve que d'une chose : redevenir libre, ne plus être forcée de s'occuper de politique et de diplomatie, ne plus être obligée de mentir. Et parce qu'elle est persuadée qu'en tant que reine Dieu lui a donné le droit de jouir d'une liberté illimitée, elle croit pouvoir tromper indignement tous ceux qui veulent limiter cette liberté.

Mais la reine n'est pas la seule à tricher, dans cette crise décisive ; tous ceux qui participent au grand jeu de la politique trichent — et rarement l'on a vu l'immoralité de la diplomatie secrète apparaître avec plus de relief que dans les innombrables correspondances des gouvernements, princes, ministres et ambassadeurs de l'époque. Tous travaillent sournoisement contre tous et chacun uniquement pour son intérêt particulier. Louis XVI trompe l'Assemblée nationale, qui, de son côté, attend seulement que l'idée républicaine ait suffisamment pénétré les masses pour détrôner le roi. Les constitutionnels affichent devant Marie-Antoinette une puissance qu'ils ne possèdent plus depuis longtemps, cependant que celle-ci les dupe, avec le plus grand mépris, en négociant à leur insu avec son frère Léopold. Celui-ci berne sa sœur, car il est décidé, au fond, à ne pas exposer un soldat, à ne pas engager un sou pour sa cause — il est d'ailleurs en train de négocier avec la Russie et la Prusse en vue d'un second partage de la Pologne. Mais tandis que, de Berlin, le roi de Prusse discute avec lui au sujet du « Congrès armé » contre la France, l'ambassadeur prussien à Paris finance les Jacobins et dîne avec Pétion. De leur côté les princes émigrés poussent à la guerre, non certes pour conserver le trône à leur frère Louis XVI, mais pour s'y asseoir le plus vite possible, et au centre de toutes ces luttes, de toutes ces ambitions, gesticule le Don Quichotte de la royauté, Gustave de Suède, que tout cela ne regarde vraiment pas, mais qui voudrait jouer au Gustave-Adolphe, sauveur de l'Europe. Le duc de Brunswick, qui doit commander l'armée de la coalition contre la France, négocie en même temps avec les Girondins, qui lui offrent le trône de France ; Danton, également, mène un double jeu, ainsi que Dumouriez. Les princes sont aussi peu d'accord que les révolutionnaires, le frère trompe la sœur, le roi son peuple, l'Assemblée le roi, les monarques se bernent réciproquement, tous se mentent les uns aux autres, afin de gagner du temps pour leur propre cause. Chacun voudrait tirer avantage du désordre et ne fait qu'augmenter par ses menaces l'insécurité générale. Personne ne voudrait se brûler les doigts, mais tout le monde joue avec le feu ; empereurs, rois, princes et révolutionnaires créent, par leurs perpétuelles négociations et leurs éternels jeux de dupes, une atmosphère de méfiance (semblable à celle qui empoisonne le monde actuel) et finissent par entraîner, sans le vouloir en somme, vingt-cinq millions d'hommes dans la catastrophe d'une guerre de vingt-cinq ans.

Cependant, sans se soucier de ces menées, le temps court à vive allure ; le rythme de la Révolution ne saurait s'adapter à la « temporisation » de la vieille diplomatie. Il s'agit de prendre une décision. L'Assemblée nationale enfin a établi un projet de Constitution et l'a soumis à Louis XVI. Il faut donner une réponse. Marie-Antoinette sait que cette « monstrueuse » Constitution — ainsi qu'elle l'écrit à l'impératrice Catherine de Russie — « signifie une mort morale, qui est mille fois pire que la mort physique qui délivre de tous les maux », elle sait aussi qu'à Coblence et dans les cours on en considérera l'acceptation comme une lâcheté, peut-être même comme une lâcheté personnelle, mais la puissance royale est déjà tombée si bas que la reine elle-même se voit obligée de conseiller la soumission.

 

Nous avons trop prouvé, par le voyage que nous avons entrepris il y a deux mois, écrit-elle, que nous ne calculons pas nos personnes quand il s'agit du bien général... Il est impossible, vu la position ici, que le Roi refuse son acceptation. Croyez que la chose doit être vraie, puisque je le dis. Vous connaissez assez mon caractère pour croire qu'il se porterait plutôt à une chose noble et pleine de courage ; mais il n'en existe point à courir un danger plus que certain.

 

Mais à l'instant même où la capitulation est sur le point d'être signée, Marie-Antoinette informe ses intimes que le roi, au fond, ne songe pas du tout — qui trompe est trompé à son tour — à tenir sa parole à l'égard du peuple.

 

Quant à l'acceptation, il est impossible que tout être pensant ne voie pas que, quelque chose qu'on fasse, nous ne sommes pas libres. Mais il est essentiel que nous ne donnions pas de soupçon sur cela aux monstres qui nous entourent... En tout état de cause, les puissances étrangères peuvent seules nous sauver. L'armée est perdue, l'argent n'existe plus : aucun lien, aucun frein ne peut retenir la populace armée de toute part. Les chefs mêmes de la Révolution, quand ils veulent parler d'ordre, ne sont plus écoutés. Voilà l'état déplorable où nous nous trouvons. Ajoutez à cela que nous n'avons pas un ami, que tout le monde nous trahit : les uns par haine, les autres par faiblesse ou ambition. Enfin je suis réduite à craindre le jour où on aura l'air de nous donner une sorte de liberté. Au moins, dans l'état de nullité où nous sommes, nous n'avons rien à nous reprocher.

 

Et avec une merveilleuse franchise elle continue :

 

Vous voyez mon âme tout entière dans cette lettre. Je peux me tromper ; mais c'est le seul moyen que je vois encore pour pouvoir aller. J'ai écouté autant que je le peux des gens des deux côtés, et c'est de tous leurs avis que je me suis formé le mien. Je ne sais pas s'il sera suivi. Vous connaissiez la personne à laquelle j'ai affaire ; au moment où on la croit persuadée, un mot, un raisonnement la fait changer sans qu'elle s'en doute. C'est aussi pour cela que mille choses ne sont point à entreprendre. Enfin, quoi qu'il arrive, conservez-moi votre amitié et votre attachement. J'en ai bien besoin, et croyez que, quel que soit le malheur qui me poursuit, je peux céder aux circonstances, mais jamais je ne consentirai à rien d'indigne de moi. C'est dans le malheur qu'on sent davantage ce qu'on est. Mon sang coule dans les veines de mon fils, et j'espère qu'un jour il se montrera digne fils de Marie-Thérèse.

 

Voilà de grandes et émouvantes paroles, mais elles ne cachent pas la honte intérieure qu'éprouve cette femme, d'intention droite, à jouer ce jeu de dupes qui lui est imposé. Elle sait, au plus profond de son cœur, qu'elle agit moins royalement, par cette conduite malhonnête, que si elle renonçait au trône de son plein gré. Mais il n'y a plus le choix.

 

Refuser eût été plus noble, écrit-elle à son cher Fersen, mais cela était impossible dans les circonstances où nous sommes. J'aurais voulu que l'acceptation fût plus simple et plus courte ; mais c'est le malheur de n'être entourés que de scélérats ; encore je vous assure que c'est le moins mauvais projet qui a passé. Les folies des princes et des émigrants nous ont aussi forcés dans nos démarches ; il était essentiel, en acceptant, d'ôter tout doute que ce n'était pas de bonne foi.

 

Par cette adhésion apparente, déloyale et par conséquent impolitique, la famille royale a gagné un peu de temps, c'est là tout le profit — profit cruel, comme il apparaîtra bientôt — de ce double jeu. Tous, à présent, respirent et font mine de croire à leurs mensonges réciproques. La nuée orageuse se déchire en l'espace d'une seconde et se dissipe. Le soleil de la faveur populaire luit encore une fois trompeusement sur la tête des Bourbons. Aussitôt après la déclaration du roi, le 13 septembre, qu'il prêterait serment de fidélité à la Constitution le lendemain devant l'Assemblée, les gardes attachés à la surveillance du palais sont retirés et les jardins des Tuileries ouverts au public. La captivité a pris fin et — ainsi que la plupart le croient trop vite — la Révolution aussi. Pour la première fois, depuis des semaines et des mois, mais aussi pour la dernière, Marie-Antoinette entend, poussé par des milliers de voix, le cri déjà tout à fait oublié de : « Vive le roi ! Vive la reine ! »

Mais il y a beau temps que tout, amis et ennemis, en deçà et au-delà des frontières, conspire à sa perte prochaine.

CHAPITRE XXXI

LA DERNIÈRE APPARITION DE L'AMI

Les heures vraiment tragiques de la fin de Marie-Antoinette ne furent pas celles des grands orages, mais au contraire celles des beaux jours trompeurs qui apparaissent entre-temps. Si la Révolution s'était précipitée comme une avalanche, écrasant d'un seul coup la monarchie, si elle s'était accomplie brusquement sans donner le temps de réfléchir, d'espérer, de résister, elle n'eût pas été aussi terrible pour les nerfs de la reine que cette lente agonie. Mais sans cesse de soudaines accalmies se produisent entre deux tempêtes : cinq fois, dix fois au cours de la Révolution le roi et la reine peuvent croire que la paix est définitivement rétablie, la lutte terminée. Malheureusement pour eux, la Révolution est comme la mer une force de la nature ; la marée montante ne couvre pas la terre d'un seul bond, la vague au contraire se retire après chaque élan vigoureux, en apparence épuisée, mais en réalité afin de reprendre sa marche envahissante. Et jamais ceux qu'elle menace ne savent si la dernière vague ne sera suivie d'une autre plus forte, plus dangereuse.

La Constitution une fois acceptée, la crise paraît surmontée. La Révolution est légalisée, la révolte cristallisée. Pendant quelques jours, quelques semaines, on ressent un bien-être illusoire, on est envahi par une fallacieuse euphorie ; la joie emplit les rues et l'enthousiasme l'Assemblée, des tonnerres d'applaudissements ébranlent les théâtres. Mais il y a longtemps que Marie-Antoinette a perdu la confiance naïve et spontanée de sa jeunesse :

 

Qu'il est triste, dit-elle à la gouvernante de ses enfants en rentrant de la ville illuminée, que quelque chose d'aussi beau ne laisse dans nos cœurs qu'un sentiment de tristesse et d'inquiétude !

 

Non, elle a été trop souvent déçue, elle ne veut plus se laisser aller à aucune illusion.

 

Tout est assez tranquille pour le moment, en apparence, écrit-elle à Fersen, l'ami de son cœur, mais cette tranquillité ne tient qu'à un fil et le peuple est toujours comme il était, prêt à faire des horreurs ; on nous dit qu'il est pour nous ; je n'en crois rien, au moins pour moi. Je sais le prix qu'il faut mettre à tout cela ; la plupart du temps cela est payé, et il ne nous aime qu'autant que nous faisons ce qu'il veut. Il est impossible d'aller longtemps comme cela ; il n'y a pas plus de sûreté à Paris qu'auparavant, et peut-être moins encore, car on s'accoutume à nous voir avilis.

 

En effet, la nouvelle Assemblée nationale est, de l'avis de la reine, « mille fois plus mauvaise que l'autre », et un de ses premiers décrets est d'enlever au roi le titre de « Majesté ». Au bout de quelques semaines la direction est passée aux mains des Girondins, dont les sympathies vont ouvertement à la république. L'arc-en-ciel sacré de la réconciliation disparaît rapidement derrière les nouveaux nuages qui s'amassent. La lutte recommence.

Si leur situation a empiré si vite ce n'est pas à la Révolution que le roi et la reine doivent l'attribuer, mais, en premier lieu, à leur propre famille. Le comte de Provence et le comte d'Artois ont établi leur quartier général à Coblence, et de là ils mènent contre les Tuileries une guerre ouverte. Le fait que le roi dans sa détresse a accepté la Constitution leur est une excellente occasion d'accuser Louis XVI et Marie-Antoinette de lâcheté — par l'intermédiaire de journalistes à leur solde — et de se faire passer, eux qui sont à l'abri, pour les seuls vrais et dignes défenseurs de l'idée monarchique : que ce soit aux dépens de la vie de leur frère, peu leur chaut. C'est en vain que Louis XVI supplie ses frères, qu'il leur ordonne même de revenir pour écarter la méfiance justifiée du peuple. Ces usurpateurs prétendent perfidement que ce n'est pas là la volonté personnelle du roi prisonnier, et ils restent à Coblence où ils continuent à faire les matamores. Marie-Antoinette frémit de rage devant la lâcheté des émigrés, « cette vilaine race d'hommes, qui se disent attachés et qui ne nous ont fait que du mal ». Elle accuse ouvertement les parents de son mari, seule « leur conduite les a entraînés dans la position où ils sont ».

 

Mais que voulez-vous ? écrit-elle irritée, le ton et la manie est, pour ne pas faire nos volontés, de dire que nous ne sommes pas libres (ce qui est bien vrai), mais que, par conséquent, nous ne pouvons pas dire ce que nous pensons et qu'il faut agir à l'inverse.

 

Elle supplie en vain l'empereur de « contenir les princes et Français qui sont dehors » ; mais le comte de Provence devance les courriers, fait passer les ordres de la reine pour des ordres « forcés » et rencontre l'approbation de tous les partisans de la guerre. Gustave de Suède renvoie, sans l'ouvrir, la lettre dans laquelle Louis XVI lui annonce l'acceptation de la Constitution. Catherine de Russie raille Marie-Antoinette avec plus de mépris encore, lui disant qu'il est triste de n'avoir plus d'autre espoir qu'un chapelet. Son frère de Vienne laisse passer des semaines avant de lui donner une réponse entortillée ; au fond toutes les puissances attendent l'occasion qui leur permettra de tirer un profit quelconque du désordre français. Personne n'offre d'aide réelle au roi et à la reine, ne leur fait de proposition nette et ne s'inquiète sincèrement de leurs volontés et de leurs désirs : avec toujours plus d'acharnement, chacun continue à jouer son double jeu aux dépens des malheureux captifs.

Mais que veut, que désire Marie-Antoinette ? La Révolution française qui, comme presque tout mouvement politique, suppose chez l'adversaire des projets profonds et mystérieux, croit que la reine et le « comité autrichien » préparent aux Tuileries une immense croisade contre le peuple français, ce que d'ailleurs bien des historiens ont répété. En réalité Marie-Antoinette, diplomate par désespoir, n'a jamais eu d'idée nette, de plan réel. Avec un remarquable esprit de sacrifice, un zèle surprenant, elle écrit et envoie des lettres dans toutes les directions, rédige des mémoires et des propositions, discute et négocie, mais plus elle écrit, moins en somme on comprend ses idées politiques. Elle rêve vaguement d'un congrès armé des puissances, de demi-mesures, qui intimideraient les révolutionnaires, sans toutefois être des défis au sentiment national français ; mais elle ne sait pas très bien elle-même ce qu'elle veut ; elle n'agit pas, elle ne pense pas avec logique ; ses mouvements brusques et ses cris font penser à celui qui se noie et qui, en se débattant, s'enfonce toujours plus profondément. Tantôt elle déclare que la seule voie possible pour elle est de gagner la confiance du peuple, et, dans un même souffle, dans la même lettre, elle écrit : « Il n'y a plus de moyen de conciliation. » Elle ne veut pas la guerre, car elle prévoit très justement et très nettement ce qui se passera :

 

D'un côté nous serons obligés de marcher contre eux, et cela ne se peut autrement, et de l'autre nous serons encore soupçonnés ici d'être de mauvaise foi et d'accord avec eux.

 

Et quelques jours plus tard elle écrit :

 

Il n'y a que la force armée qui puisse tout réparer, et, sans aucun secours étranger, nous ne ferons rien.

 

D'une part elle excite son frère, l'empereur, pour « qu'il sente donc une fois ses propres injures », et ajoute :

 

Il n'y a plus à s'inquiéter pour notre sûreté ; c'est ce pays-ci qui provoque la guerre.

 

Et par ailleurs elle l'empêche d'agir en déclarant : « Une attaque du dehors nous coûterait la vie. » Finalement personne ne comprend plus rien à ses intentions. Les chancelleries, qui ne songent pas à gaspiller leur argent dans un congrès armé et qui, si elles jettent aux frontières de coûteuses armées, veulent au moins avoir une guerre véritable, avec annexions et réparations, haussent les épaules à l'idée qu'on pourrait attendre d'elles d'entretenir des soldats sur le pied de guerre rien que « pour le roi de France ».

 

Que faut-il penser, écrit Catherine de Russie, de gens qui négocient tout le temps de deux manières dont l'une est opposée de l'autre ?

 

Et même le très dévoué Fersen, qui croit cependant connaître les pensées les plus secrètes de Marie-Antoinette, finit par ne plus savoir ce que veut réellement la reine, si c'est la guerre ou la paix, si, dans son for intérieur, elle est réconciliée avec la Constitution ou si elle ne fait que berner les constitutionnels, si c'est la Révolution qu'elle trompe ou les princes ; et pourtant, en vérité, la pauvre femme ne veut qu'une chose : vivre et ne plus subir d'humiliations. Elle souffre plus qu'ils ne l'imaginent tous de ce double jeu si contraire à sa nature loyale. Et le dégoût de ce rôle forcé s'exhale parfois en un cri profondément humain :

 

Je ne sais quelle contenance faire ni quel ton prendre ; tout le monde m'accuse de dissimulation, de fausseté, et personne ne peut croire — avec raison — que mon frère s'intéresse assez peu de l'affreuse position de sa sœur pour l'exposer sans cesse sans lui rien dire. Oui, il m'expose, et mille fois plus que s'il agissait ; la haine, la méfiance, l'insolence sont les trois mobiles qui font agir dans ce moment ce pays-ci. Ils sont insolents par excès de peur, et parce que, en même temps, ils croient qu'on ne fera rien au-dehors... Il n'y a rien de pis que de rester comme nous sommes ; il n'y a plus aucun secours à attendre du temps et de l'intérieur.

 

Un seul finit par comprendre que toutes ces hésitations, tous ces ordres et contrordres ne sont que les signes d'un embarras désespéré, et que cette femme ne peut pas se sauver seule. Il sait qu'elle n'a personne à ses côtés, car Louis XVI, du fait de son indécision, ne compte pas. Et sa belle-sœur, Madame Élisabeth, n'est pas l'amie adorable, dévouée et divine dont parle la légende royaliste :

 

Ma sœur est tellement indiscrète, entourée d'intrigants, et surtout dominée par ses frères au-dehors, qu'il n'y a pas moyen de se parler, ou il faudrait quereller tout le jour.

 

Et plus énergiquement, plus brutalement encore, avec une franchise qui jaillit du plus profond d'elle-même, elle déclare :

 

C'est un enfer que notre intérieur ; il n'y a pas moyen d'y rien dire, avec les meilleures intentions du monde.

 

Fersen, au loin, sent de plus en plus nettement qu'une seule personne pourrait maintenant lui porter secours, quelqu'un qui aurait sa confiance et qui ne serait ni son mari, ni son frère, ni aucun de ses parents, mais lui-même. Quelques semaines auparavant elle lui a envoyé secrètement par le comte Esterhazy un message d'amour, sacré :

 

Si vous lui écrivez, dites-lui que bien des lieues et bien des pays ne peuvent jamais séparer les cœurs. Je sens cette vérité chaque jour davantage.

 

Et, une autre fois encore, elle s'écrie :

 

Je ne sais où il est ; c'est un supplice affreux de n'avoir aucunes nouvelles et de ne savoir même pas où habitent les gens qu'on aime.

 

Ces dernières et ardentes paroles d'amour étaient accompagnées d'un présent, un petit anneau en or, sur lequel étaient gravées trois fleurs de lys avec cette inscription : « Lâche, qui les quitte. » Cette bague, écrit Marie-Antoinette à Esterhazy, elle l'a fait faire à la mesure de son propre doigt, elle l'a portée pendant deux jours avant de l'envoyer, afin que la chaleur de son sang pénètre dans l'or froid. Fersen porte la bague de l'aimée, et cette bague avec son inscription devient un appel quotidien à sa conscience, une invitation à tout oser pour cette femme ; devant le violent accent de désespoir qui éclate dans ses lettres, devant le trouble farouche de celle qui se voit délaissée de tous, il se sent poussé à un acte héroïque : puisque par lettre il leur est impossible de s'expliquer à fond, Fersen décide de se rendre auprès de Marie-Antoinette, d'accourir à Paris où il est hors la loi et où une mort certaine l'attend s'il se montre.

Marie-Antoinette prend peur à cette nouvelle. Non, elle n'accepte pas ce sacrifice vraiment trop grand. L'aimant profondément elle préfère la vie de son ami à la sienne, elle la préfère aussi à l'apaisement et au bonheur ineffable que lui procurerait cependant sa présence. Aussi lui répond-elle hâtivement le 7 décembre :

 

Il est absolument impossible que vous veniez ici dans ce moment : ce serait risquer notre bonheur ; et quand je le dis, on peut m'en croire, car j'ai un extrême désir de vous voir.

 

Mais Fersen ne renonce pas à son idée. Il veut à tout prix « la tirer de l'état où elle est ». Il a élaboré avec le roi de Suède un nouveau projet de fuite et son cœur lui dit combien la reine, malgré sa résistance, languit après lui, et combien, après toutes ces correspondances secrètes, un entretien libre et sans entrave soulagerait l'âme de cette femme complètement isolée. Au début de février Fersen décide de ne pas attendre plus longtemps et de se rendre en France.

Cette résolution équivaut à un véritable suicide. Il y a cent probabilités contre une qu'il ne reviendra pas de ce voyage, car en France aucune tête n'est plus mise à prix que la sienne. Aucun nom n'a été prononcé davantage et avec plus de haine : son signalement est entre toutes les mains ; qu'une seule personne, en route ou à Paris, le reconnaisse, et son corps roulera en lambeaux sur le pavé. Pourtant Fersen — et son héroïsme s'en trouve mille fois accru — ne veut pas venir à Paris pour s'y terrer, mais au contraire pour se rendre directement au lieu inaccessible, aux Tuileries, gardées jour et nuit par douze cents gardes nationaux, et où chaque serviteur, chaque femme de chambre, chaque cocher le connaît personnellement. Mais cette fois où jamais l'occasion est donnée à ce gentilhomme de prouver la vérité de son serment d'amour : « Je ne vis que pour vous servir. » Le 11 février il met ce serment à exécution en s'engageant dans une des entreprises les plus hardies de l'histoire de la Révolution. Déguisé sous une perruque, muni d'un faux passeport où il a imité avec audace l'indispensable signature du roi de Suède, Fersen voyage accompagné uniquement de son officier d'ordonnance pour le valet de qui il passe. Ils sont soi-disant en mission diplomatique et se rendent à Lisbonne. Par miracle, ni les papiers ni les personnes ne sont examinés attentivement et il arrive à Paris sans encombre le 13 février, à cinq heures et demie du soir. Bien qu'il y possède une amie sûre, ou plutôt une maîtresse prête à risquer sa vie pour le cacher, Fersen, en descendant de diligence, se dirige tout droit vers les Tuileries. Pendant les mois d'hiver la nuit tombe vite, elle prend l'audacieux sous son amicale protection. La porte secrète dont il possède encore la clef n'est heureusement pas gardée. Fersen entre : après huit mois de cruel éloignement, d'événements indicibles — tout un monde s'est transformé —, l'amant retrouve l'aimée, Fersen est pour la dernière fois auprès de Marie-Antoinette.

 

Il existe au sujet de cette mémorable visite deux notes de la main de Fersen qui diffèrent sensiblement, l'une officielle, l'autre intime ; et leur différence précisément nous renseigne merveilleusement sur la véritable nature des rapports qui unissaient le gentilhomme suédois et Marie-Antoinette. Dans la lettre officielle il mande à son souverain qu'il est arrivé à Paris le 13 février à six heures du soir et qu'il a vu leurs Majestés et parlé avec elles le soir même, et une seconde fois le lendemain soir. Mais cette note destinée au roi de Suède, que Fersen sait très bavard et à qui il ne veut pas confier l'honneur de Marie-Antoinette, est démentie par une autre mention significative de son Journal intime.

 

Allé chez elle, passé par mon chemin ordinaire, peur des gard. nat, son logement à merveille.

 

Il dit bien « chez elle » et non « chez eux ». Suivent encore dans le Journal deux mots biffés à l'encre par la main pudibonde du fameux descendant. Mais on a réussi, heureusement, à les mettre au jour, et ces deux mots, lourds de sens, sont : « Resté là. »

Mots qui éclairent tout à fait la situation : Fersen n'a donc pas été reçu ce soir-là par les deux majestés, comme il l'a laissé croire au roi de Suède, mais par Marie-Antoinette seule, et — il n'y a aucun doute — il a passé la nuit dans les appartements de la reine. Un départ, un retour et un second départ nocturnes eussent multiplié le danger d'une façon absurde, car dans le couloir les gardes nationaux patrouillaient jour et nuit. Or, les appartements de Marie-Antoinette au rez-de-chaussée ne comportaient, on le sait, qu'une chambre à coucher et un minuscule cabinet de toilette : il n'y a donc qu'une explication possible, pénible sans doute aux défenseurs de la vertu, c'est que Fersen est resté la nuit et le jour suivant jusqu'à minuit dans la chambre à coucher de la reine, la seule pièce de tout le château qui fût à l'abri de la surveillance des gardes nationaux et des regards des domestiques.

Ces heures de tête-à-tête, Fersen, qui a toujours su merveilleusement se taire, les passe sous silence, même dans son Journal intime. Certes, il ne saurait être interdit à personne de croire que cette nuit fut consacrée exclusivement à l'adoration romantique et aux conversations politiques. Mais pour celui qui sent avec son cœur et ses sens, qui croit à la puissance du sang comme à une loi éternelle, il est certain que, même si Fersen n'avait pas été depuis longtemps l'amant de Marie-Antoinette, il le serait devenu dans cette dernière et fatale nuit, obtenue au prix du plus beau courage humain.

La première nuit appartint toute aux amants, seul le lendemain soir fut consacré à la politique. À six heures, vingt-quatre heures exactement après l'arrivée de Fersen, l'époux discret pénètre dans l'appartement de la reine pour s'entretenir avec l'héroïque messager. Le projet de fuite soumis par Fersen, Louis XVI le rejette, d'abord parce qu'il ne le croit pas pratiquement réalisable et ensuite parce qu'il a promis publiquement à l'Assemblée de rester à Paris et qu'il ne veut pas être parjure. (Fersen, plein de respect, note dans son Journal : « Car il était un honnête homme. ») D'homme à homme, en toute confiance, le roi explique ensuite sa situation :

 

Nous sommes entre nous, dit-il, et nous pouvons parler, je sais qu'on me taxe de faiblesse et d'irrésolution, mais personne ne s'est jamais trouvé dans ma position, je sais que j'ai manqué le moment (de la fuite), c'était le 14 juillet, et depuis je ne l'ai pas retrouvé. J'ai été abandonné par tout le monde.

 

La reine et lui ont perdu tout espoir de se sauver eux-mêmes. Que les puissances fassent tout ce qui est en leur pouvoir, sans s'occuper de leurs personnes. Et qu'elles ne s'étonnent pas s'il donne ici son consentement à bien des choses ; leur position actuelle les oblige parfois à faire ce qui n'est pas selon leur cœur. Ils ne peuvent de leur côté que gagner du temps, le salut doit venir du dehors.

Fersen reste au palais jusqu'à minuit. Tout ce qu'il avait à dire a été dit. Voici maintenant le moment le plus dur de ces trente heures : il faut se séparer. Fersen et la reine ne veulent pas le croire, mais tous deux le pressentent d'une façon qui ne trompe pas : jamais plus ils ne se reverront ! Pour consoler l'amie ébranlée, il lui promet de revenir dès que cela sera possible, et il sent, heureux, combien sa présence l'a calmée. La reine reconduit Fersen jusqu'à la porte par le couloir sombre et heureusement désert. Ils ne se sont pas encore dit adieu, ils n'ont pas encore échangé les derniers embrassements que déjà on entend s'approcher des pas inconnus : vite, la vie de Fersen est en danger ! Enveloppé dans son manteau, la perruque bien enfoncée sur la tête, il se glisse dehors ; Marie-Antoinette rentre furtivement dans sa chambre : les amants se sont vus pour la dernière fois.

CHAPITRE XXXII

LE REFUGE DANS LA GUERRE

Remède vieux comme le monde : quand les États et les gouvernements ne peuvent plus se rendre maîtres des crises intérieures, ils cherchent une diversion à l'extérieur ; conformément à cette loi éternelle, les porte-parole de la Révolution réclament depuis des mois, pour échapper à la guerre civile presque inévitable, la guerre avec l'Autriche. En acceptant la Constitution, Louis XVI a, il est vrai, limité son autorité, mais il a voulu l'assurer. À présent la Révolution — les esprits candides comme La Fayette le croyaient vraiment — allait prendre fin pour toujours. Mais le parti des Girondins, qui mène la nouvelle Assemblée, est républicain de cœur. Il veut supprimer la royauté, et il n'y a pas de meilleur moyen pour cela qu'une guerre, qui mettra infailliblement la famille royale en conflit avec la nation, car les deux bruyants frères du roi se trouvent à l'avant-garde des armées étrangères, et les états-majors ennemis sont soumis au frère de la reine.

Marie-Antoinette sait qu'une guerre, loin d'être utile à sa cause, ne pourrait que lui nuire. Quel qu'en soit le dénouement, il ne peut être qu'à son désavantage. Si les armées de la Révolution remportent la victoire sur les émigrés, les empereurs et les rois, il est certain que la France ne continuera pas à supporter un « tyran ». Si d'autre part les troupes françaises sont battues par les parents du roi et de la reine, le peuple parisien excité ou monté par des gens intéressés en rendra responsables les prisonniers des Tuileries. Si la France est victorieuse, ils perdront le trône, si ce sont les puissances étrangères, ils perdront la vie. C'est pourquoi Marie-Antoinette, dans de nombreuses lettres, a toujours conjuré les émigrés et son frère Léopold de se tenir tranquilles ; et celui-ci, prudent, hésitant, froid calculateur et, dans le fond, ennemi de la guerre, a en effet refusé d'écouter le cliquetis des sabres princiers et des émigrés, en même temps qu'il évitait tout ce qui eût pu passer pour une provocation.

Mais il y a longtemps que la bonne étoile de Marie-Antoinette s'est obscurcie. Tout ce que le sort réserve en fait de surprises se retourne contre elle. C'est juste à ce moment-là, le 1er mars, que la maladie enlève subitement son frère Léopold, le mainteneur de la paix, et que quinze jours plus tard la balle d'un conspirateur tue le meilleur défenseur de l'idée royaliste en Europe, Gustave de Suède. La guerre est devenue inévitable, car le successeur de Gustave ni ne se soucie plus de la cause monarchique, et François II ne se préoccupe pas de sa tante, mais uniquement de ses propres intérêts. Chez cet empereur de vingt-quatre ans, borné, froid, complètement insensible, dans l'âme de qui ne luit pas la moindre étincelle de l'esprit de Marie-Thérèse, Marie-Antoinette ne rencontre ni compréhension ni volonté de comprendre. Il reçoit ses messagers avec froideur, ses lettres avec indifférence ; que sa parente se trouve enfermée dans le plus épouvantable des dilemmes, que les mesures qu'il prend mettent la vie de la reine en danger, peu lui importe. Il ne voit que l'occasion d'augmenter sa puissance et oppose à tous les désirs de l'Assemblée nationale un refus cassant et blessant.

Les Girondins ont à présent le dessus. Le 20 avril, après une longue résistance, et, dit-on, les larmes aux yeux, Louis XVI se voit contraint de déclarer la guerre au « roi de Hongrie ». Les armées se mettent en marche, le destin suit son cours.

De quel côté est le cœur de la reine dans cette guerre ? Est-il avec son ancienne ou sa nouvelle patrie ? Avec les armées françaises ou les armées étrangères ? Les historiens royalistes, ses défenseurs et panégyristes sans réserve, ont tourné craintivement autour de cette question capitale et sont même allés jusqu'à falsifier des passages entiers de Mémoires et de lettres pour masquer le fait, clair et évident, que dans cette guerre Marie-Antoinette a souhaité de toute son âme le triomphe des princes alliés et la défaite des armées françaises. Il est manifeste que c'est dans ce sens-là quelle a pris position ; taire le fait, c'est commettre un faux. Le nier, c'est mentir. Car, mieux encore : Marie-Antoinette, qui se sent reine avant tout, et reine de France en second lieu seulement, ne se contente pas d'être contre ceux qui ont réduit sa puissance royale et pour ceux qui veulent la fortifier du point de vue monarchique, elle fait même tout ce qu'elle peut pour hâter la défaite française et amener la victoire de l'étranger. « Dieu veuille qu'un jour toutes les provocations qui nous sont venues de ce pays soient vengées », écrit-elle à Fersen ; et, quoiqu'elle ait oublié sa langue maternelle depuis longtemps et qu'elle soit obligée de se faire traduire toutes les lettres allemandes, elle écrit : « Je me sens plus que jamais enorgueillie d'être née Allemande. » Quatre jours avant que la guerre ne soit déclarée elle transmet — ou plutôt elle trahit — le plan de campagne des armées révolutionnaires, dans la mesure où elle en est informée, à l'ambassadeur autrichien. Son attitude est tout à fait claire : pour Marie-Antoinette les drapeaux autrichien et prussien sont les drapeaux amis, le drapeau tricolore de la France est la bannière de l'ennemi.

C'est là, sans aucun doute — le mot monte spontanément aux lèvres —, une trahison ouverte et les tribunaux de tous les pays qualifieraient aujourd'hui cette attitude de criminelle. Mais il ne faut pas oublier que l'idée de nation, l'idée de patrie, n'existait pas encore au XVIIIe siècle ; la Révolution française seulement commence à lui donner corps en Europe. Le XVIIIe, dans les idées duquel Marie-Antoinette est fermement ancrée, ne connaît pas encore d'autre point de vue que le point de vue purement dynastique ; le pays appartient au roi, le droit est là où est le roi : qui se bat pour le roi et la royauté lutte infailliblement pour la bonne cause. Celui qui se dresse contre la royauté est un rebelle, un révolté, même s'il défend son propre pays. Du fait de l'état embryonnaire de l'idée de patrie, il arrive d'ailleurs dans cette guerre cette chose surprenante, que de l'autre côté de la frontière française les meilleurs d'entre les Allemands adoptent une attitude sentimentale antipatriotique : Klopstock, Schiller, Fichte, Hölderlin, souhaitent, par amour de l'idée de liberté, la défaite des troupes allemandes, qui ne sont pas encore des troupes nationales, mais l'armée du despotisme. Ils se réjouissent de la retraite des forces prussiennes, tandis qu'en France le roi et la reine saluent la défaite de leurs propres troupes comme une victoire personnelle. De part et d'autre il n'est pas question des intérêts du pays, on se bat pour une idée, celle de dynastie ou celle de liberté. Et rien ne caractérise mieux la différence de conception entre l'ancien et le nouveau siècle que ce fait : un mois avant la déclaration de guerre le duc de Brunswick se demandait encore sérieusement s'il ne vaudrait pas mieux prendre le commandement des armées françaises plutôt que celui des armées allemandes ! On le voit, l'idée de patrie et de nation n'est pas encore bien claire en 1791 ; c'est cette guerre seulement qui, en donnant naissance aux armées nationales, à la conscience nationale et par là aux guerres fratricides entre peuples, va créer le patriotisme et le léguer au siècle suivant.

On n'a, à Paris, ni la preuve que Marie-Antoinette désire la victoire des puissances étrangères ni celle de sa trahison. Mais si le peuple, en tant que masse, ne pense jamais logiquement et avec suite, il a, malgré tout, un flair plus élémentaire, plus animal que l'individu ; au lieu d'agir avec réflexion, il agit avec instinct, et celui-ci est presque toujours infaillible. Dès le commencement le peuple sent dans l'atmosphère l'hostilité des Tuileries ; sans points de repère apparents, il flaire la trahison militaire effective de Marie-Antoinette envers son armée et sa cause ; et, à cent pas du château royal, à l'Assemblée nationale, un des Girondins, Vergniaud, lance cette accusation :

 

De cette tribune où je vous parle, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le Roi que la Constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner et préparent les manœuvres qui doivent nous livrer à la maison d'Autriche. Je vois les fenêtres du palais où l'on trame la contre-révolution, où l'on combine les moyens de nous replonger dans les horreurs de l'esclavage.

 

Et afin qu'on sache que Marie-Antoinette est la véritable instigatrice de ces conspirations, il ajoute, menaçant :

 

Que tous ceux qui l'habitent sachent que notre Constitution n'accorde l'inviolabilité qu'au Roi. Qu'ils sachent que la loi y atteindra sans distinction les coupables, et qu'il n'y aura pas une seule tête, convaincue d'être criminelle, qui puisse échapper au glaive.

 

La Révolution commence à comprendre qu'elle ne peut battre l'ennemi extérieur qu'en se débarrassant également de l'ennemi intérieur. Pour qu'elle puisse gagner cette grande partie devant le monde, il faut que l'influence que subit le roi chez lui soit annihilée. Tous les vrais révolutionnaires à présent poussent énergiquement à la lutte. De nouveau les journaux sont à l'avant-garde et réclament la destitution du roi. Pour réveiller la vieille haine, on distribue dans les rues de nouvelles éditions du fameux pamphlet : La Vie scandaleuse de Marie-Antoinette. À l'Assemblée nationale on présente des motions dans l'espoir d'amener le roi à user de son droit de veto ; on insiste sur la nécessité d'expulser les prêtres non assermentés, car on sait que le roi, en tant que catholique pratiquant, ne pourra jamais y consentir, bref on cherche à provoquer la rupture officielle. Louis XVI, en effet, se rebiffe pour la première fois et oppose son veto. Aussi longtemps que le roi a été fort, il n'a usé d'aucun de ses droits ; maintenant à deux doigts de la fin, ce malheureux homme essaie, au moment le plus tragique, de faire preuve de courage. Mais le peuple n'est plus disposé à admettre les objections de cette marionnette. Ce veto doit être le dernier mot d'opposition du roi à son peuple.

Pour donner une bonne leçon au roi, et plus encore à l'indomptable et orgueilleuse Autrichienne, les Jacobins, troupe d'assaut de la Révolution, choisissent un jour symbolique, le 20 juin. C'est le 20 juin, il y a trois ans, que les représentants du peuple se sont réunis pour la première fois dans la salle du Jeu de Paume et qu'ils y ont juré solennellement de ne pas céder à la force des baïonnettes et de ne pas se séparer avant d'avoir donné une Constitution à la France. C'est le 20 juin également, il y a un an, que le roi, déguisé en laquais, s'est glissé nuitamment hors de son palais par l'escalier de service pour échapper à la dictature du peuple. En ce jour anniversaire, il lui sera rappelé à jamais qu'il n'est rien, et que le peuple est tout. On prépare méthodiquement l'assaut des Tuileries, comme on avait préparé celui de Versailles en 1789. Mais trois ans auparavant c'était secrètement et illégalement encore, dans la nuit, qu'il avait fallu lever l'armée des amazones ; aujourd'hui c'est en plein jour, au son du tocsin, sous les yeux de la municipalité, que, bannières déployées et commandés par le brasseur Santerre, s'avancent quinze mille hommes, à qui l'Assemblée nationale ouvre les portes, cependant que le maire Pétion, chargé en réalité de maintenir l'ordre, fait celui qui ne voit et n'entend rien, afin que soit complète l'humiliation du roi.

La colonne révolutionnaire se déploie d'abord comme un cortège ordinaire devant le siège de l'Assemblée nationale. En rangs serrés et au chant du Ça ira ! les quinze mille hommes, portant de grandes pancartes sur lesquelles on lit : « A bas le veto ! » et « La liberté ou la mort ! », défilent devant le manège où se tient l'Assemblée ; à trois heures et demie, tout semble terminé. Mais c'est alors seulement que commence la véritable manifestation, car, au lieu de se retirer paisiblement, l'énorme masse populaire se précipite, comme guidée par une main invisible, vers l'entrée du palais. Les gardes nationaux et les gendarmes sont là, baïonnette au canon, mais la cour, indécise comme toujours, n'ayant donné aucun ordre, alors que ce qui arrive était pourtant facile à prévoir, les soldats n'opposent aucune résistance, et, d'une seule coulée, le peuple entre par l'étroit entonnoir de la porte. La pression de cette foule est si forte que les manifestants sont comme portés jusqu'au premier étage. Il n'y a plus moyen de les arrêter à présent, ils enfoncent les portes, brisent les serrures, et, avant qu'on ait pu prendre la moindre mesure de protection, les premiers assaillants se trouvent déjà devant le roi, qu'un groupe de gardes nationaux ne peut qu'imparfaitement préserver du pire. Et voici Louis XVI obligé de passer la revue de son peuple insurgé dans sa propre demeure ; seul son flegme imperturbable évite un choc violent. Il répond avec une patience polie à toutes les provocations et se coiffe docilement du bonnet rouge de l'un des sans-culottes. Pendant trois heures et demie, par une chaleur torride, il supporte sans révolte ni protestation la curiosité et l'ironie de ces hôtes hostiles.

En même temps un autre groupe d'insurgés a pénétré dans les appartements de la reine ; l'horrible scène du 5 octobre à Versailles semble vouloir se répéter. Mais comme la reine est plus exposée que le roi, les officiers se sont dépêchés d'appeler des soldats ; ils ont poussé Marie-Antoinette dans un coin et glissé une table devant elle pour la mettre à l'abri tout au moins des brutalités ; en outre trois rangs de gardes nationaux sont alignés devant cette table. Les hommes et les femmes entrés en trombe ne peuvent atteindre Marie-Antoinette, mais ils l'approchent suffisamment pour pouvoir examiner le « monstre » d'une façon provocante, ils s'avancent assez près pour qu'elle entende distinctement leurs menaces et leurs injures. Santerre, dont le but est d'humilier la reine le plus possible, mais qui s'efforce d'éviter de réels actes de violence, ordonne aux grenadiers de s'écarter, pour que la volonté du peuple s'accomplisse et pour que celui-ci puisse contempler sa victime, la reine vaincue ; en même temps, il cherche à rassurer Marie-Antoinette : « Madame, vous êtes trompée ; le peuple ne vous veut pas de mal. Si vous vouliez, il n'y en aurait pas un d'eux qui ne vous aimât autant que cet enfant » (et il montre le dauphin qui, effrayé et tremblant, se blottit contre sa mère). « Au reste n'ayez pas peur, on ne vous fera pas de mal. » Mais comme toujours, quand un des « factieux » offre sa protection à la reine, l'orgueil de celle-ci se cabre. « Je ne suis ni trompée ni égarée, et je n'ai pas peur, répond-elle durement, on ne craint jamais rien, lorsqu'on est avec de braves gens. » Froide et fière, la reine tient tête aux regards les plus hostiles et aux apostrophes les plus effrontées. Toutefois quand on veut l'obliger à mettre le bonnet rouge sur la tête de son enfant, elle se détourne et dit aux officiers : « C'est trop fort aussi, cela va au-delà de toute patience humaine. » Mais elle tient bon, sans trahir la moindre peur ou le moindre manque d'assurance. Lorsqu'elle n'est vraiment plus en danger le maire Pétion se montre et engage les assaillants à rentrer chez eux, « pour ne pas donner occasion d'incriminer leurs intentions respectables ». Mais il se fait tard avant que le palais ne soit évacué, et c'est alors seulement que la reine, la femme humiliée, se rend compte avec douleur de son impuissance totale. Elle sait à présent que tout est perdu. « J'existe encore, mais c'est un miracle », écrit-elle en hâte à son confident, Hans Axel de Fersen. « La journée du 20 a été affreuse. »

CHAPITRE XXXIII

LES DERNIERS CRIS

Depuis qu'elle a senti passer sur son visage le souffle de la haine, depuis qu'elle a vu les piques de la Révolution dans sa propre chambre et qu'elle a constaté l'impuissance de l'Assemblée et la malveillance du maire de Paris, Marie-Antoinette sait qu'elle et sa famille sont irrémédiablement perdues, sans un secours rapide du dehors. Seule une prompte victoire des Prussiens et des Autrichiens pourrait encore les sauver. Il est vrai que maintenant même, à la dernière heure, des amis, anciens et nouveaux, s'occupent activement d'une nouvelle fuite. Le général La Fayette propose d'enlever le roi et sa famille à la tête d'une division de cavalerie, le 14 juillet, au milieu des cérémonies du Champ-de-Mars, et de les conduire hors de la ville sabre au clair. Mais Marie-Antoinette, qui continue à voir en La Fayette l'auteur de tous les maux, aime mieux périr que de confier ses enfants, son mari et sa propre personne à cet homme par trop irréfléchi.

Pour des raisons plus nobles elle refuse également la proposition de la landgrave de Hesse-Darmstadt de l'enlever seule du palais, comme étant la plus menacée.

 

Non, ma princesse, répond Marie-Antoinette, en sentant tout le prix de vos offres, je ne puis les accepter. Je suis vouée pour la vie à mes devoirs et aux personnes chères dont je partage les malheurs et qui, quoi qu'on en dise, méritent tout intérêt par le courage avec lequel elles soutiennent leur position... Puisse un jour tout ce que nous faisons et souffrons rendre heureux nos enfants ; c'est le seul vœu que je me permette. Adieu ma princesse. Ils m'ont tout ôté, hors mon cœur, qui me restera toujours pour vous aimer, n'en doutez jamais ; c'est le seul malheur que je ne saurais supporter.

C'est là une des premières lettres que Marie-Antoinette n'écrit plus pour elle, mais pour la postérité. Au fond, elle sait déjà que le malheur ne peut plus être conjuré et elle ne pense plus qu'à remplir le dernier de ses devoirs : mourir dignement et la tête haute. Peut-être souhaite-t-elle déjà, inconsciemment, une mort rapide et héroïque, au lieu de ce lent enlisement, de cette chute d'heure en heure plus profonde. Le 14 juillet lorsque — pour la dernière fois — elle doit assister au Champ-de-Mars à la commémoration de la prise de la Bastille, elle refuse de mettre sous ses vêtements une cotte de mailles ainsi que le fait par prudence son mari. La nuit elle couche seule, bien qu'une fois un personnage suspect se soit introduit dans sa chambre. Elle ne quitte plus le palais, car il y a longtemps qu'elle ne peut plus sortir dans son jardin sans entendre le peuple chanter :

 

Madame veto avait promis,

De faire égorger tout Paris.

 

Elle ne dort plus ; chaque fois qu'une cloche sonne, on redoute au château que ce ne soit le signal d'alarme de l'assaut définitif des Tuileries décidé depuis longtemps. La cour, qui est renseignée journellement, presque à toute heure, par des courriers et des espions, sur les sections des faubourgs et les clubs secrets, sait que l'exécution du dernier acte de violence des Jacobins n'est plus qu'une question de jours, et ce n'est d'ailleurs pas un secret que trahissent ces espions. Car, d'une voix toujours plus retentissante, les journaux de Marat et d'Hébert réclament la destitution. Seul un miracle — Marie-Antoinette en est convaincue — ou une avance rapide et écrasante des armées étrangères pourrait apporter le salut.

Le tourment, l'effroi, la terreur de ces jours d'expectative angoissante et de suprême attente se reflètent dans les lettres de la reine à son ami le plus fidèle. Ce ne sont plus des lettres, à vrai dire, mais des cris, des appels angoissés, vibrants, passionnés, à la fois confus et perçants, comme ceux d'un être traqué et étranglé. Ce n'est qu'avec une extrême prudence, et par d'audacieux moyens, qu'on peut encore faire sortir en cachette des nouvelles des Tuileries, car la domesticité n'est plus sûre, il y a des espions devant les fenêtres et derrière les portes. Les lettres de Marie-Antoinette, cachées dans des boîtes de chocolat, sous la doublure des chapeaux, chiffrées et écrites à l'encre sympathique, sont conçues de telle façon qu'en cas de découverte elles paraissent tout à fait inoffensives. Elles ne parlent en apparence que de choses tout à fait générales, d'affaires imaginaires ; ce que la reine veut vraiment dire est presque toujours exprimé à la troisième personne et, de plus, chiffré. Ces appels de détresse se suivent maintenant de plus en plus rapidement ; avant le 20 juin la reine écrit :

 

Vos amis croient le rétablissement de leur fortune impossible, ou au moins très éloigné. Donnez-leur, si vous le pouvez, quelque consolation à cet égard ; ils en ont besoin ; leur situation devient tous les jours plus affreuse.

 

Le 23 juin l'avertissement se fait plus pressant :

 

Votre ami est dans le plus grand danger. Sa maladie fait des progrès effrayants. Les médecins n'y connaissent plus rien. Si vous voulez le voir, dépêchez-vous. Faites part de sa malheureuse situation à ses parents.

 

La fièvre monte toujours plus :

 

Il faut une crise prompte pour le tirer d'affaire, et elle ne s'annonce point encore ; cela nous désespère. Faites part de sa situation aux personnes qui ont des affaires avec lui, afin qu'elles prennent leurs précautions, le temps presse... (26 juin.)

 

Au milieu de ses cris d'alarme la pauvre femme, sensible comme toutes les amoureuses, s'effraie parfois en pensant à l'inquiétude qu'elle peut causer à l'être qui lui est cher ; même au plus fort de sa détresse Marie-Antoinette, avant de songer à son propre sort, pense aux tourments que vont causer à l'aimé ses appels désespérés :

 

Notre position est affreuse ; mais ne vous inquiétez pas trop ; je sens du courage, et j'ai en moi quelque chose qui me dit que nous serons bientôt heureux et sauvés. Cette seule idée me soutient... Adieu ! Quand pourrons-nous nous revoir tranquillement ? (3 juillet.)

 

Elle écrit encore :

 

Ne vous tourmentez pas trop sur mon compte. Croyez que le courage impose toujours... Adieu. Hâtez, si vous pouvez, les secours qu'on nous promet pour notre délivrance... Ménagez-vous pour nous, et ne vous inquiétez pas sur nous.

 

Les lettres se suivent alors précipitamment :

 

Demain il arrive huit cents hommes de Marseille. On dit que dans huit jours le rassemblement sera assez fort pour l'exécution de ce projet (21 juillet).

 

Et trois jours plus tard :

 

Dites donc à M. de Mercy que les jours du Roi et de la Reine sont dans le plus grand danger ; qu'un délai d'un jour peut produire des malheurs incalculables... la troupe des assassins grossit sans cesse.

 

Et l'ultime lettre du 1er août, qui est en même temps la dernière que Fersen reçoit de la reine, décrit avec la lucidité du désespoir tout le danger :

 

La vie du Roi est évidemment menacée depuis longtemps ainsi que celle de la Reine. L'arrivée d'environ six cents Marseillais et d'une quantité d'autres députés de tous les clubs des Jacobins augmente bien nos inquiétudes, malheureusement trop fondées. On prend des précautions de toutes espèces pour la sûreté de Leurs Majestés, mais les assassins rôdent continuellement autour du château ; on excite le peuple ; dans une partie de la garde nationale, il y a mauvaise volonté, et dans l'autre faiblesse et lâcheté... Pour le moment, il faut songer à éviter les poignards, et à déjouer les conspirateurs qui fourmillent autour du trône prêt à disparaître. Depuis longtemps les factieux ne prennent plus la peine de cacher le projet d'anéantir la famille royale. Dans les deux dernières assemblées nocturnes, on ne différait que sur les moyens à employer. Vous avez pu juger par une précédente lettre combien il est intéressant de gagner vingt-quatre heures ; je ne ferai que vous le répéter aujourd'hui, en ajoutant que, si on n'arrive pas, il n'y a que la Providence qui puisse sauver le Roi et sa famille.

 

L'amant reçoit ces lettres à Bruxelles ; on imagine avec quel désespoir ! Du matin au soir il lutte contre la lenteur, l'indécision des rois, des chefs d'armée, des ambassadeurs ; il écrit lettre sur lettre, fait démarche sur démarche, et pousse, avec une énergie décuplée par l'impatience, à une rapide action militaire. Mais le duc de Brunswick est un soldat de l'ancienne école qui se croit obligé de calculer des mois à l'avance le jour du déclenchement de l'offensive. Il prépare ses armées lentement, minutieusement, systématiquement, selon l'art de la guerre, depuis longtemps dépassé, appris chez Frédéric II ; et avec l'éternel orgueil des généraux, il ne se laisse pas détourner d'un pouce de ses plans de mobilisation écrits, ni par les politiciens ni par d'autres. Il déclare ne pouvoir franchir la frontière avant la mi-août, mais il promet — la promenade militaire a toujours été le rêve des généraux — de pousser alors d'un trait jusqu'à Paris.

Mais Fersen que bouleversent les cris de détresse venus des Tuileries sait qu'on n'a plus le temps d'attendre jusque-là. Il faut faire immédiatement quelque chose pour sauver la reine. Et, dans le trouble de sa passion, l'ami accomplit exactement ce qui va perdre l'aimée. C'est la mesure qui doit arrêter l'assaut des Tuileries qui justement le précipite. Depuis longtemps, Marie-Antoinette demandait aux alliés de rédiger un manifeste. Son raisonnement — très juste — était qu'il fallait essayer, dans ce manifeste, de séparer nettement la cause des républicains, des Jacobins, de celle de la nation française, d'encourager ainsi les éléments bien-pensants (à son point de vue) et de faire peur aux « gueux ». Elle souhaitait avant tout qu'on ne s'y mêlât pas des affaires intérieures de la France et qu'on « évitât de trop parler du roi, de trop faire sentir qu'on cherchait à le soutenir ». Elle rêvait d'un manifeste qui serait à la fois une déclaration d'amitié au peuple français et une menace aux terroristes. Mais, la mort dans l'âme, le malheureux Fersen, qui sait qu'il se passera encore une éternité avant que l'on puisse compter sur une aide militaire effective des alliés, demande que ce manifeste soit conçu dans les termes les plus durs ; il en écrit lui-même un projet, le fait remettre par un ami, et par malheur c'est justement celui-là qui est accepté ! Le fameux manifeste des alliés aux troupes françaises est si impérieux qu'on pourrait croire les années du duc de Brunswick déjà victorieuses et aux portes de Paris ; il contient tout ce que la reine, en connaissance de cause, voulait éviter. Il y est parlé constamment de la personne sacrée du roi très chrétien, l'Assemblée nationale y est accusée de s'être injustement emparée des rênes du pouvoir, les soldats français y sont invités à se soumettre immédiatement au roi, leur souverain légitime, et la ville de Paris est menacée, au cas où les Tuileries seraient prises d'assaut, d'une « vengeance exemplaire et à jamais mémorable », d'exécutions militaires et de destruction totale : un général pusillanime exprime ici, avant le premier coup de fusil, les pensées d'un Tamerlan.

Le résultat de cette menace est terrible. Même ceux qui jusqu'ici ont été de loyaux défenseurs du roi deviennent subitement des républicains, en apprenant combien leur souverain est cher aux ennemis de la France, et en s'apercevant qu'une victoire des troupes étrangères anéantirait toutes les conquêtes de la Révolution, rendrait inutile la prise de la Bastille, vain le serment du Jeu de Paume et nul ce qu'avaient juré au Champ-de-Mars des centaines de milliers de Français. Cette absurde menace sortie de la main de Fersen, de la main de l'aimé, est une bombe qui fait exploser la colère de vingt millions d'hommes.

Le texte du malheureux manifeste du duc de Brunswick est révélé à Paris au cours des derniers jours de juillet. La menace des alliés de raser Paris si l'on assaillait les Tuileries est considérée par le peuple comme un véritable défi, une provocation à l'attaque. On se prépare immédiatement, et si les hostilités ne commencent pas tout de suite, c'est parce qu'on attend encore les troupes d'élite, les six cents républicains de Marseille. Le 6 août ils arrivent, ces hommes fougueux et énergiques, hâlés par le soleil du Midi, ils marchent au rythme d'un nouveau chant, dont les accents en quelques semaines entraîneront tout le pays, La Marseillaise, l'hymne de la Révolution, inspiré en un jour béni à un officier tout à fait inconnu. Tout est prêt à présent pour donner le coup de grâce à la monarchie vermoulue. L'attaque peut commencer : « Allons, enfants de la patrie... »