CHAPITRE PREMIER
ON MARIE UNE ENFANT
Pendant des siècles, sur d'innombrables champs de bataille allemands, italiens et flamands, les Habsbourgs et les Bourbons se sont disputé jusqu'à épuisement l'hégémonie de l'Europe. Enfin, les vieux rivaux reconnaissent que leur jalousie insatiable n'a fait que frayer la voie à d'autres maisons régnantes ; déjà, de l'île anglaise, un peuple hérétique tend la main vers l'empire du monde ; déjà la marche protestante de Brandebourg devient un puissant royaume ; déjà la Russie à demi païenne s'apprête à étendre sa sphère à l'infini : ne vaudrait-il pas mieux faire la paix, finissent par se demander — trop tard, comme toujours — les souverains et leurs diplomates, que de renouveler sans cesse le jeu fatal de la guerre, pour le grand profit de mécréants et de parvenus ? Choiseul, ministre de Louis XV, Kaunitz, conseiller de Marie-Thérèse, concluent une alliance ; et afin qu'elle s'avère durable et ne soit pas un simple temps d'arrêt entre deux guerres, ils proposent d'unir, par les liens du sang, la dynastie des Bourbons à celle des Habsbourgs. La maison de Habsbourg n'a jamais manqué de princesses à marier ; et en ce moment, précisément, elles sont nombreuses et de tous les âges. Les ministres envisagent d'abord d'unir Louis XV, bien qu'il soit grand-père, et en dépit de ses mœurs plus que douteuses, à une princesse habsbourgeoise ; mais le roi très chrétien se réfugie vivement du lit de la Pompadour dans celui de la du Barry. D'autre part, l'empereur Joseph, deux fois veuf, ne manifeste guère le désir de se laisser marier à l'une des trois filles de Louis XV qui ne sont plus toutes jeunes. Il reste donc une troisième combinaison, la plus naturelle, l'union du dauphin adolescent, petit-fils de Louis XV et futur héritier de la couronne de France, à une fille de Marie-Thérèse. En 1766, Marie-Antoinette, âgée alors de onze ans, peut déjà faire l'objet d'un projet sérieux ; le 24 mai de cette année-là, l'ambassadeur d'Autriche mande expressément à l'impératrice : « Le roi s'est expliqué de façon que votre majesté peut regarder le projet comme décidé et assuré. » Mais les diplomates ne seraient pas diplomates s'ils ne mettaient pas leur point d'honneur à rendre difficiles les choses simples, et surtout à retarder savamment toute affaire importante. Des intrigues de cour sont menées des deux côtés, une année passe, une deuxième, une troisième, et Marie-Thérèse, méfiante, non sans raison, craint que pour finir son incommode voisin, Frédéric de Prusse, « le monstre » comme elle l'appelle dans sa franche indignation, n'entrave aussi ce plan, si décisif pour la puissance de l'Autriche, par un de ses artifices machiavéliques ; elle met donc en jeu toute son amabilité, sa passion et sa ruse pour que la cour de France ne puisse pas retirer la promesse à demi donnée. Avec l'obstination inlassable d'une entremetteuse professionnelle, la patience tenace et inflexible dont elle a seule le secret, elle ne cesse pas de faire valoir à Paris les qualités de la princesse ; elle inonde les ambassadeurs de civilités et de présents pour qu'ils rapportent enfin de Versailles une demande en mariage définitive ; plus impératrice que mère, songeant davantage à accroître la puissance de sa maison qu'au bonheur de son enfant, son ambassadeur a beau l'informer que « la nature semble avoir refusé tous dons à Monsieur le Dauphin, que par sa contenance et ses propos ce prince n'annonce qu'un sens très borné, beaucoup de disgrâce et nulle sensibilité », rien ne peut la retenir. D'ailleurs une archiduchesse a-t-elle besoin d'être heureuse, ne suffit-il pas qu'elle devienne reine ? Mais plus Marie-Thérèse met d'ardeur à obtenir un engagement formel, plus Louis XV, en bon psychologue, se réserve ; pendant trois ans il se fait envoyer des portraits et des rapports sur la petite archiduchesse et se déclare en principe favorable au projet de mariage ; mais il ne fait pas la demande tant attendue et ne s'engage pas.
Le gage innocent de cette importante affaire d'État, la petite Toinette, âgée de douze ans, est une gamine délicate, gracieuse, svelte et indéniablement jolie, qui, pendant ce temps, joue et folâtre en compagnie de ses sœurs, frères et amies, dans les salons et les jardins de Schoenbrunn, avec toute l'ardeur de son tempérament ; elle ne songe guère aux études, aux livres et à l'instruction. Grâce à sa gentillesse naturelle et à son entrain primesautier, elle s'y prend si adroitement avec les abbés et les gouvernantes chargés de l'éduquer qu'elle réussit à se soustraire à toutes les heures d'études. Un jour, Marie-Thérèse, à qui les multiples affaires d'État n'ont jamais permis de se soucier sérieusement d'un seul de ses nombreux enfants, s'aperçoit avec effroi que la future reine de France, à l'âge de treize ans, ne sait écrire correctement ni le français ni l'allemand, qu'elle ne possède même pas les connaissances les plus superficielles en histoire et que son instruction générale laisse entièrement à désirer ; pour la musique il n'en va pas beaucoup mieux, bien qu'elle ait comme professeur de piano Gluck lui-même. Au dernier moment, il faut rattraper le temps perdu, faire de l'espiègle et paresseuse Toinette une personne instruite. Ce qui importe le plus pour une future reine de France c'est de savoir danser convenablement et parler le français avec un bon accent ; dans ce but, Marie-Thérèse engage d'urgence le grand maître de danse Noverre et deux acteurs d'une troupe française en tournée à Vienne, l'un pour la prononciation, l’autre pour le chant. Mais à peine l'ambassadeur de France en a-t-il fait part à la cour des Bourbons, qu'un avertissement indigne arrive de Versailles : une future reine de France ne peut pas avoir des cabotins pour éducateurs ! On engage en hâte de nouvelles négociations diplomatiques, car la cour de Versailles considère déjà l'éducation de la future fiancée du dauphin comme une affaire la concernant ; après de longs pourparlers on délègue à Vienne comme précepteur, sur la recommandation de l'évêque d'Orléans, un certain abbé Vermond ; par lui nous possédons les premiers rapports sérieux sur l'archiduchesse alors âgée de treize ans. Il la trouve délicieuse et sympathique :
Elle a, écrit-il, une figure charmante, elle réunit toutes les grâces du maintien, et si, comme on doit l'espérer, elle grandit un peu, elle aura tous les agréments qu'on peut désirer d'une princesse. Son caractère, son cœur sont excellents.
Le brave abbé s'exprime beaucoup plus prudemment sur les connaissances réelles et sur l'application de son élève. Espiègle, inattentive, pétulante et vive, la petite Marie-Antoinette, en dépit de sa grande facilité de compréhension, n'a jamais manifesté le moindre désir de s'occuper d'une chose sérieuse.
Elle a, dit-il, plus d'esprit qu'on ne lui en a cru pendant longtemps. Malheureusement, cet esprit n'a été accoutumé à aucune contention jusqu'à douze ans. Un peu de paresse et beaucoup de légèreté m'ont rendu son instruction plus difficile. J'ai commencé pendant six semaines par des principes de belles-lettres. Elle m'entendait bien lorsque je lui présentais des idées toutes éclaircies ; son jugement était presque toujours juste, mais je ne pouvais l'accoutumer à approfondir un objet quoique je sentisse qu'elle en était capable. J'ai cru qu'on ne pouvait appliquer son esprit qu'en l'amusant.
C'est à peu près dans les mêmes termes que tous les hommes d'État, dix et vingt ans plus tard, se plaindront de cette paresse de la pensée malgré une grande intelligence, de cette fuite ennuyée devant tout entretien sérieux ; déjà chez l'adolescente de treize ans se manifeste clairement le défaut d'une nature qui pourrait tout et ne veut vraiment rien. Mais à la cour de France, depuis le règne des maîtresses, la tenue d'une femme est plus appréciée que sa valeur réelle ; Marie-Antoinette est jolie, décorative, elle a bon caractère, cela suffit. Enfin, en 1769, Louis XV adresse à Marie-Thérèse la missive qu'elle attend fiévreusement depuis si longtemps ; le roi y demande solennellement la main de la jeune princesse pour son petit-fils, le futur Louis XVI, et propose comme date du mariage les fêtes de Pâques de l'année suivante. Marie-Thérèse accepte, comblée ; après de longues années de soucis, cette femme, tragique et résignée, peut vivre encore de belles heures. La paix de l'empire, et en même temps de l'Europe, lui paraît désormais assurée ; aussitôt des courriers et des estafettes annoncent officiellement à toutes les cours que, d'ennemis, Habsbourgs et Bourbons sont à jamais devenus alliés par le sang. Bella gerant alii, tu, felix Austria, nube ; une fois de plus, la vieille devise des Habsbourgs se trouve confirmée.
La tâche des diplomates est heureusement achevée. Mais on s'aperçoit à présent que c'était là la partie la plus facile de la besogne. Persuader les Habsbourgs et les Bourbons de la nécessité d'une entente, réconcilier Louis XV et Marie-Thérèse, quel jeu d'enfants à côté des difficultés insoupçonnées que l'on va rencontrer pour mettre d'accord, à l'occasion d'une solennité aussi représentative, le cérémonial des cours et des maisons de France et d'Autriche ! Il est vrai que des deux côtés les maîtres de cérémonies et autres représentants du formalisme disposent d'une année entière pour rédiger toutes les clauses du protocole, terriblement important, des solennités nuptiales ; mais qu'est-ce que douze mois pour ces chinois de l'étiquette ! Un héritier du trône de France épouse une archiduchesse autrichienne : quelles questions bouleversantes de préséance soulève cette affaire ! Avec quelle attention il faut en examiner tous les détails, que d'irrémédiables faux pas il s'agit d'éviter en se livrant à l'étude de documents séculaires ! Jour et nuit, à Schoenbrunn et à Versailles, les gardiens sacrés des us et coutumes méditent, enfiévrés ; jour et nuit les ambassadeurs discutent de chaque invitation, des courriers spéciaux galopent d'un pays à l'autre avec des propositions et des contre-propositions, car on se rend compte de l'épouvantable catastrophe (pire que sept guerres) qui pourrait s'ensuivre au cas où seraient violées les préséances entre les maisons souveraines ! Au cours d'innombrables conférences des deux côtés du Rhin on pèse et discute d'épineuses et doctorales questions, comme celles-ci par exemple : quel nom sera cité le premier dans le contrat de mariage, celui de l'impératrice d'Autriche ou du roi de France ? qui apposera le premier sa signature ? quels présents seront offerts ? quelle dot sera stipulée ? qui accompagnera la fiancée ? qui la recevra ? combien de gentilshommes, de dames d'honneur, d'officiers, de gardes, de premières et de deuxièmes caméristes, de coiffeurs, de confesseurs, de médecins, de scribes, de secrétaires et de lingères doivent faire partie du cortège nuptial d'une archiduchesse d'Autriche jusqu'à la frontière, et, ensuite, d'une héritière du trône de France de la frontière jusqu'à Versailles ? Tandis que les perruques d'en deçà et d'au-delà du Rhin sont encore loin d'être d'accord sur les grandes lignes des questions essentielles, dames et gentilshommes des deux cours, de leur côté, se disputent déjà entre eux farouchement, comme s'il s'agissait des clefs du paradis, l'honneur d'accompagner ou de recevoir le cortège nuptial, chacun défendant ses prétentions armé de codes et de parchemins ; et bien que les maîtres de cérémonies travaillent comme des galériens, ils ne viennent pas à bout, en l'espace d'une bonne année, de toutes ces questions capitales de préséance et de protocole : au dernier moment, par exemple, on biffe du programme la représentation de la noblesse alsacienne pour « éviter les questions d'étiquette compliquées qu'on n'a plus le temps de régler ». Et si un ordre royal n'avait pas fixé à l'avance de date précise, gardiens français et autrichiens du cérémonial ne seraient même pas d'accord aujourd'hui encore sur la forme « exacte » du mariage ; et il n'y aurait pas eu de Marie-Antoinette, ni peut-être de Révolution française !
Des deux côtés, bien qu'en France comme en Autriche les économies soient terriblement nécessaires, on déploie la plus grande pompe et le dernier faste. Les Habsbourgs ne veulent pas être surpassés par les Bourbons, ni les Bourbons par les Habsbourgs. Le palais de l'ambassade de France à Vienne est jugé trop petit pour les quinze cents invités ; des centaines d'ouvriers construisent en hâte des annexes, tandis qu'à Versailles, au même moment, on aménage spécialement pour la noce une salle de spectacle. Ici et là-bas une ère bénie s'ouvre pour les fournisseurs de la cour, tailleurs, joailliers, fabricants de carrosses. Rien que pour aller au-devant de la princesse, Louis XV commande au fournisseur de la cour, Francien, deux carrosses d'une magnificence inouïe, en bois précieux, avec vitres étincelantes, l'intérieur capitonné de velours, l'extérieur somptueusement décoré, surmontés de couronnes, et, en dépit de cet apparat, d'une souplesse admirable et de la plus grande légèreté.
Pour le dauphin et la cour royale on exécute des habits de parade, couverts de pierreries ; le gros Pitt, le plus beau diamant de l'époque, ornera le chapeau de Louis XV, et Marie-Thérèse prépare non moins luxueusement le trousseau de sa fille : dentelles de Malines tissées tout exprès, fine toile, soie et parures ne sont pas épargnées. Enfin l'ambassadeur Durfort, qui vient demander au nom du dauphin la main de Marie-Antoinette, arrive à Vienne. Vision splendide pour les Viennois, amateurs passionnés de spectacles : quarante-huit carrosses à six chevaux, parmi lesquels les deux merveilles vitrées citées plus haut, roulent lentement et solennellement à travers les rues pavoisées conduisant à la Hofburg ; les livrées des cent dix-sept laquais et gardes du corps qui accompagnent l'ambassadeur ont coûté à elles seules cent sept mille ducats, le cortège pas moins de trois cent cinquante mille. À partir de ce moment les fêtes se suivent : demande publique en mariage, renonciation solennelle de Marie-Antoinette devant l'Évangile, le crucifix et les cierges allumés, à ses droits autrichiens, congratulations de la cour, de l'Université, parade de l'armée, « théâtre paré », réception au Belvédère suivie d'un bal auquel participent trois mille personnes, nouvelle réception et souper pour quinze cents invités au palais Liechtenstein, et enfin, le 19 avril, mariage par procuration à l'église Saint-Augustin, où l'archiduc Ferdinand représente le dauphin. Encore un souper de famille intime et, le 21, adieux solennels, dernière étreinte. Alors dans le carrosse du roi de France, entre une double haie respectueuse, Marie-Antoinette, ex-archiduchesse d'Autriche, roule au-devant de son destin.
Marie-Thérèse a vu partir sa fille avec peine. Pendant des années et des années cette femme, lasse et vieillissante, avait souhaité ce mariage qu'elle considérait comme un bonheur suprême pour la maison de Habsbourg, et cependant, au dernier moment, le destin désiré par elle-même pour sa fille lui inspire de l'inquiétude. Si l'on étudie avec soin sa vie, ses lettres, on voit que cette souveraine tragique, le seul grand souverain de la maison d'Autriche, ne porte plus depuis longtemps la couronne que comme un fardeau. Avec une peine infinie, par des guerres continuelles, elle a maintenu l'unité de l'empire, formé par une suite d'alliances et dans un certain sens artificiel, contre la Prusse et la Turquie, l'Orient et l'Occident ; mais maintenant précisément qu'il paraît consolidé, elle perd courage. Cette femme vénérable est saisie de l'extraordinaire pressentiment qu'après elle l'empire auquel elle a donné toute sa force et toute son énergie sera partagé et morcelé ; politicienne clairvoyante, presque voyante, elle sait combien est peu solide cet amalgame de nations, composé par le hasard, et que son existence ne peut être prolongée qu'à force de prudence, de réserve et d'intelligente passivité. Qui continuera ce qu'elle a entrepris avec tant de soin ? Profondément désillusionnée sur le compte de ses enfants, elle a senti s'éveiller en elle l'esprit de Cassandre ; il leur manque tout ce qui faisait sa propre force et était le fond de sa nature : la longue patience, la ténacité, l'art des projets lents et sûrs, celui aussi de savoir se limiter sagement et parfois renoncer. Mais le sang lorrain de son mari semble avoir répandu dans leurs veines une vague brûlante d'inquiétude ; tous sont prêts à sacrifier des possibilités incalculables au plaisir d'un instant : génération mesquine, légère et sans foi, à la seule recherche du succès éphémère. Son fils et corégent Joseph II, avec l'impatience d'un prince héritier, flatte Frédéric II qui l'a persécutée et raillée toute sa vie ; il courtise Voltaire qu'en pieuse catholique elle hait comme l'antéchrist ; l'archiduchesse Marie-Amélie, qu'elle a également destinée à un trône, à peine mariée à Parme scandalise l'Europe par la légèreté de ses mœurs. Au bout de deux mois, elle a dilapidé les finances, désorganisé le pays et se divertit avec des amants ; son autre enfant, à Naples, elle non plus ne lui fait guère honneur ; aucune de ses filles ne fait preuve de sérieux ni d'austérité morale. L'œuvre prodigieuse de dévouement et d'abnégation à laquelle la grande impératrice a inflexiblement sacrifié toute sa vie privée, toute joie, tout plaisir facile, lui paraît accomplie en vain. Elle se réfugierait volontiers dans un cloître, et seule la crainte, née du juste pressentiment que son fils trop empressé détruirait aussitôt par des mesures irréfléchies tout ce qu'elle a mis debout, fait que cette vieille lutteuse garde le sceptre dont sa main est lasse depuis longtemps.
Bonne psychologue, elle ne se fait pas d'illusions sur sa cadette, Marie-Antoinette ; elle connaît ses qualités — grande bonté de cœur et obligeance, vivacité et gaieté d'esprit, nature franche et humaine — mais elle n'ignore pas non plus ses défauts : manque de maturité, légèreté, étourderie, inconséquence. Pour l'approcher de plus près, pour faire au dernier moment de cette ardente écervelée une reine, elle installe Marie-Antoinette dans sa propre chambre pendant les deux mois qui précèdent le départ : elle cherche, par de longues conversations, à la préparer à sa haute destinée ; et pour gagner le secours du ciel, elle emmène l'enfant en pèlerinage dans les environs de Vienne, à Mariazell. Mais plus l'heure des adieux approche, plus l'impératrice s'inquiète. Une obscure angoisse trouble son cœur, un pressentiment du malheur futur, et elle met en jeu toute sa force pour conjurer les sombres puissances. Avant le départ elle remet à Marie-Antoinette une « règle de conduite » détaillée et fait jurer à l'adolescente évaporée de la relire consciencieusement tous les mois. À part la missive officielle, elle fait parvenir à Louis XV une lettre privée, où elle supplie le vieillard d'avoir de l'indulgence pour la légèreté enfantine de celle qui ne compte que quatorze ans. Mais son inquiétude intérieure ne s'apaise pas. Marie-Antoinette n'est pas encore arrivée à Versailles que déjà elle lui rappelle sa promesse de consulter l'écrit qu'elle lui a remis :
Je vous recommande, ma chère fille, tous les 21, de relire mon papier. Je vous prie, soyez-moi fidèle sur ce point ; je ne crains chez vous que la négligence dans vos prières et vos lectures et la tiédeur et la paresse suivront. Luttez contre... N'oubliez pas une mère qui, quoique éloignée, ne cessera d'être occupée de vous jusqu'à son dernier soupir.
Au milieu des réjouissances célébrant le triomphe de sa fille, Marie-Thérèse se rend à l'église et prie Dieu de détourner le malheur que seule, parmi tous, elle pressent.
Tandis que la gigantesque cavalcade — trois cent quarante chevaux, qui doivent être relayés à chaque station — traverse lentement l'Autriche et la Bavière et, après d'innombrables fêtes et réceptions, s'approche de la frontière française, charpentiers et tapissiers travaillent activement à un édifice singulier sur une île du Rhin, entre Kehl et Strasbourg. Là les grands maîtres de cérémonies de Versailles et de Schoenbrunn ont joué leur principal atout ; après des pourparlers sans fin pour savoir si la remise solennelle de la mariée devait s'accomplir en pays autrichien ou en pays français, un malin parmi eux a trouvé une solution digne de Salomon : on construira un pavillon spécial en bois sur un des petits îlots inhabités du Rhin, entre la France et l'Allemagne, donc une sorte de « no man's land » ; ce sera là une merveille de neutralité ; deux pièces du côté de la rive droite du Rhin, où Marie-Antoinette entrera en archiduchesse, deux pièces du côté de la rive gauche, d'où elle sortira après la cérémonie en dauphine de France, et au milieu la grande salle de la remise solennelle, où l'archiduchesse deviendra définitivement l'héritière du trône. Des tapisseries précieuses du palais épiscopal couvrent les cloisons élevées à la hâte, l'université de Strasbourg prête un baldaquin, la riche bourgeoisie de la ville son plus beau mobilier. Ce sanctuaire d'une splendeur princière est naturellement fermé aux yeux des profanes, mais ici comme partout quelques pièces d'argent rendent les gardiens complaisants ; c'est ainsi que quelques jours avant l'arrivée de Marie-Antoinette plusieurs jeunes étudiants allemands se glissent dans l'édifice à moitié achevé pour satisfaire leur curiosité. L'un d'eux surtout, à la taille élancée, au regard clair et ardent, le nimbe du génie couronnant son front viril, ne peut pas se rassasier de la beauté des Gobelins tissés d'après les cartons de Raphaël ; ils éveillent chez le jeune homme, à qui la cathédrale de Strasbourg vient justement de révéler l'art gothique, le désir ardent de comprendre avec le même amour l'art classique. Enthousiasmé, il explique à ses camarades moins éloquents ce monde de beauté, soudain découvert, des maîtres italiens ; mais tout à coup il s'arrête, se sent mal à l'aise, ses sourcils foncés et épais se froncent, presque avec colère, au-dessus du regard encore enflammé. Car à l'instant seulement il vient de se rendre compte de ce que représentent ces tapisseries : c'est, en effet, une légende convenant aussi peu que possible à une noce : l'histoire de Jason, Médée et Creuse, l'exemple le plus frappant d'un hymen fatal.
Quoi ! s'exclame à haute voix le génial adolescent, sans prêter attention à l'étonnement des assistants, est-il permis de mettre aussi imprudemment sous les yeux d'une jeune reine, dès le premier jour, l'exemple du mariage le plus atroce qui fût jamais consommé ? N'y a-t-il donc point parmi les architectes, décorateurs et tapissiers français, un seul homme qui comprenne que les images ont une signification, qu'elles agissent sur les sens et l'esprit, qu'elles laissent des impressions, qu'elles éveillent des pressentiments ? Ne dirait-on pas que l'on a voulu envoyer au-devant de cette belle dame, que l'on dit être attachée à la vie, le plus hideux des spectres ?
Les amis du bouillant jeune homme réussissent avec peine à le calmer, et il leur faut presque employer la force pour entraîner Goethe — car cet étudiant n'est autre que Goethe — hors de la bâtisse en bois. « L'immense flot de magnificence » du cortège nuptial s'approche, bientôt il inondera d'allégresse et de joyeuses paroles la salle décorée, sans que personne ne soupçonne que quelques heures auparavant le regard pénétrant d'un poète a discerné dans ce tissu multicolore le fil noir de la fatalité.
La remise de Marie-Antoinette doit signifier la séparation de tout ce qui la relie à la maison d'Autriche, personnes et choses ; ici encore, les maîtres de cérémonies ont imaginé un symbole particulier ; non seulement pas une personne de la suite autrichienne n'est autorisée à l'accompagner au-delà de la ligne de démarcation invisible, mais encore l'étiquette exige qu'elle ne garde pas sur elle la moindre chose provenant de son pays, ni souliers, ni bas, ni chemise, ni rubans. À partir du moment où Marie-Antoinette devient dauphine de France, elle ne peut se vêtir que de tissus français. C'est ainsi que l'enfant de quatorze ans est obligée de se dévêtir entièrement devant toute sa suite dans l'antichambre autrichienne ; la nudité de ce tendre corps d'adolescente à peine éclos illumine un instant la pièce obscure ; puis on la revêt d'une chemise de soie française, de jupons de Paris, de bas de Lyon, de souliers du cordonnier de la cour, elle ne peut conserver aucun souvenir, pas même une bague, une croix, le monde de l'étiquette ne croulerait-il pas si elle gardait une seule agrafe ou un ruban qu'elle aimât ? À partir de maintenant, elle ne doit plus voir autour d'elle un seul des visages auxquels elle est habituée depuis des années. Est-ce étonnant si l'adolescente effrayée par toute cette pompe et ces chinoiseries, et si brusquement jetée dans une atmosphère étrangère, fond en larmes comme une enfant ? Mais il s'agit de reprendre immédiatement une tenue convenable, car les transports sentimentaux ne sont pas de mise à un mariage politique ; là-bas, dans l'autre pièce, la suite française attend déjà, et ce serait une honte que d'aller au-devant d'elle les yeux humides et craintive. Le comte Starhemberg, gentilhomme d'honneur, lui tend la main pour l'aider à faire le pas décisif, et vêtue à la française, accompagnée pour la dernière fois de sa suite autrichienne, archiduchesse d'Autriche pendant deux minutes encore, elle entre dans la salle où elle doit être remise à la délégation bourbonienne qui l'attend en grande pompe et grand apparat. L'ambassadeur de Louis XV prononce un discours solennel, lecture est donnée du protocole, puis — tout le monde retient son souffle — voici la grande cérémonie où chaque pas est calculé comme dans un menuet et qui a été apprise et répétée plusieurs fois. La table au milieu de la salle représente symboliquement la frontière. D'un côté les Autrichiens, de l'autre les Français. Tout d'abord le gentilhomme d'honneur autrichien lâche la main de Marie-Antoinette ; le gentilhomme d'honneur français s'en empare et d'un pas solennel fait accomplir lentement le tour de la table à la jeune fille tremblante. Pendant ces minutes exactement comptées la suite autrichienne se retire lentement vers l'entrée et de la même cadence la suite française s'avance vers la future reine, de sorte qu'au moment précis où Marie-Antoinette se trouve avec la cour française, la cour autrichienne a déjà quitté la salle. Cette débauche d'étiquette se déroule en silence, impeccable, grandiose et fantomatique ; mais au dernier instant la fillette intimidée ne peut plus se contenir devant cette glaciale solennité. Et au lieu d'accepter, calme et froide, l'humble révérence de sa nouvelle dame d'honneur, la comtesse de Noailles, elle se jette en sanglotant dans ses bras, comme pour y chercher un refuge : geste d'abandon charmant et attendrissant, que tous les grands coptes du cérémonial, des deux côtés du Rhin, avaient oublié de prescrire. Mais le sentiment ne fait pas partie des logogriphes et usages de cour ; déjà, le carrosse vitré attend au-dehors, les cloches sonnent à la cathédrale de Strasbourg, et les salves d'artillerie retentissent ; au milieu d'un déchaînement d'acclamations Marie-Antoinette quitte pour toujours les rivages insouciants de l'enfance : son destin de femme commence.
L'arrivée de Marie-Antoinette marque une heure de joie inoubliable pour le peuple français qui depuis longtemps a perdu l'habitude des fêtes. Il y a de nombreuses années que Strasbourg n'a plus vu de dauphine, et peut-être n'en a-t-elle jamais vu une aussi adorable que cette jeune fille. La svelte enfant aux cheveux blond cendré, aux yeux bleus et espiègles, rit et sourit du fond de son carrosse vitré aux innombrables Alsaciens et Alsaciennes accourus des villes et villages, dans leur joli costume national, pour acclamer le somptueux cortège. Des centaines d'enfants, de blanc vêtus, précèdent la voiture en jonchant le chemin de fleurs ; un arc de triomphe a été dressé, les portes sont pavoisées, sur la grande place le vin coule de la fontaine, des bœufs entiers rôtissent à la broche, on distribue d'énormes corbeilles de pain aux pauvres. Le soir toutes les maisons sont illuminées, des flammes serpentent autour du clocher et la dentelle rougeâtre de la divine cathédrale en devient transparente. D'innombrables barques et bateaux glissent sur le Rhin, éclairés par des torches aux couleurs diverses et portant des lampions pareils à des oranges de feu ; des boules de verre multicolores, resplendissantes de lumière, scintillent dans les arbres ; et le monogramme entrelacé du dauphin et de la dauphine brille sur l'île, couronnant, au milieu de figures mythologiques, un feu d'artifice grandiose. Jusque fort avant dans la nuit, le peuple aride de spectacles déambule dans les rues et le long du fleuve ; la musique vibre et résonne ; dans des centaines d'endroits garçons et filles dansent joyeusement ; la blonde messagère d'Autriche semble avoir apporté un nouvel âge d'or ; une fois encore le peuple de France, oubliant ses maux et son ressentiment, reprend courage et se laisse aller à un joyeux espoir.
Mais ce tableau magnifique dissimule lui aussi une déchirure secrète ; comme dans le Gobelin de la salle de réception, le destin y a glissé symboliquement un signe de malheur. Lorsque le lendemain avant son départ Marie-Antoinette veut se rendre à la messe, ce n'est pas le vénérable évêque qui l'accueille à l'entrée de la cathédrale, mais son neveu et coadjuteur. L'air un peu efféminé dans sa soutane violette et flottante, ce prêtre mondain prononce une allocution galante et pathétique — ce n'est pas sans raison que l'Académie l'a accepté dans ses rangs — où se détachent ces phrases de courtisan :
Vous allez être parmi nous la vivante image de cette impératrice chérie, depuis longtemps l'admiration de l'Europe comme elle le sera de la postérité. C'est l'âme de Marie-Thérèse qui va s'unir à l'âme des Bourbons.
Après les salutations, le cortège se range respectueusement sous la voûte sombre de la cathédrale ; le coadjuteur conduit la princesse à l'autel et de sa fine main baguée de jeune premier élève l'ostensoir. C'est Louis, prince de Rohan, futur héros tragi-comique de l'affaire du Collier, l'adversaire le plus dangereux de Marie-Antoinette, son ennemi le plus funeste, qui, le premier, lui souhaite la bienvenue en France. Et la main qui maintenant lui donne la bénédiction est la même qui plus tard précipitera dans la boue son honneur et sa couronne.
Marie-Antoinette ne peut pas demeurer longtemps à Strasbourg, dans cette Alsace qui lui est une demi-patrie : quand un roi de France attend, tout retard serait inadmissible. Au milieu d'une mer bruissante d'acclamations, sous les arcs de triomphe et les portes enguirlandées, le cortège nuptial fait enfin route vers son premier but, la forêt de Compiègne, où dans un imposant cortège de voitures la famille royale attend. Courtisans, dames de la cour, officiers, gardes du corps, trompettes, tambours et musiciens, tous vêtus d'habits neufs et étincelants, forment des groupes bariolés ; ce jeu de couleurs flamboyantes donne un éclat particulier à la forêt printanière. À peine les fanfares des deux suites annoncent-elles l'approche du cortège nuptial que Louis XV quitte son carrosse pour recevoir la femme de son petit-fils. Mais déjà, de son pas léger tant admiré, Marie-Antoinette se hâte au-devant de lui et s'agenouille dans la plus gracieuse des révérences (n'oublions pas qu'elle fut l'élève du grand maître de danse Noverre) devant le grand-père de son futur époux. Le roi, bon connaisseur, par son Parc aux Cerfs, de franche chair féminine, fort sensible au charme et à la grâce, se penche avec une tendre satisfaction vers la blonde et appétissante enfant, aide la fiancée de son petit-fils à se relever et l'embrasse sur les joues. Ensuite seulement il lui présente son futur mari, qui, avec ses cinq pieds dix pouces, gauche, embarrassé, compassé, lève enfin ses yeux somnolents de myope et, sans montrer un empressement particulier, baise cérémonieusement sa fiancée sur la joue, conformément à l'étiquette. Dans le carrosse Marie-Antoinette est assise entre le grand-père et le petit-fils, entre Louis XV et le futur Louis XVI. Le vieillard paraît bien tenir le rôle du fiancé, il parle avec animation et fait même un peu la cour à la jeune fille, tandis que l'époux de demain s'ennuie et se tient silencieusement dans son coin. Le soir, lorsque les fiancés, déjà mariés d'ailleurs par procuration, gagnent leur chambre respective, le triste amoureux n'a pas encore dit un seul mot de tendresse à la ravissante ingénue ; et dans son journal intime, comme résumé de cette journée décisive, il écrit sèchement cette unique ligne : « Entrevue avec Madame la Dauphine. »
Trente-six ans plus tard, dans cette même forêt de Compiègne, un autre souverain de France, Napoléon, attendra son épouse, une autre archiduchesse autrichienne, Marie-Louise. Elle ne sera pas aussi charmante, aussi jolie à croquer que Marie-Antoinette, cette Marie-Louise grassouillette, ennuyeuse et calme. Mais l'homme énergique, l'amant tendre et fougueux, prendra immédiatement possession de la femme qui lui est destinée. Le soir même il demande à l'évêque si le mariage de Vienne per procuram lui confère des droits conjugaux, et sans attendre la réponse il en tire les conclusions : le lendemain déjà Napoléon et Marie-Louise déjeunent ensemble au lit. Mais Marie-Antoinette n'a rencontré dans la forêt de Compiègne ni un homme ni un amant : un fiancé officiel tout simplement.
La deuxième et véritable célébration du mariage a lieu le 16 mai à Versailles dans la chapelle de Louis XIV. Une telle affaire de cour et d'État est trop sublime, trop auguste, et en même temps trop intime, trop familière, pour qu'il puisse être permis au peuple d'y assister ou même de faire la haie devant les portes. Seul un sang de la plus pure noblesse confère le droit d'entrée à l'église où, à travers les vitraux multicolores, les rayons du soleil printanier font briller fabuleusement une fois encore, comme le dernier fanal d'un monde qui disparaît, le brocart brodé, le satin miroitant, le faste infini des familles élues. L'archevêque de Reims préside la cérémonie. Il bénit les treize louis d'or et l'anneau nuptial ; le dauphin passe l'alliance à l'annulaire de Marie-Antoinette et lui tend les pièces d'or, puis tous deux s'agenouillent pour recevoir la bénédiction. La messe commence aux sons de l'orgue ; au Pater Noster on tend un baldaquin argenté au-dessus du jeune couple ; alors seulement le roi signe le contrat de mariage, et après lui, selon un ordre hiérarchique soigneusement observé, tous les parents les plus proches. C'est un document prodigieusement long, plusieurs fois plié ; aujourd'hui encore, sur le parchemin jauni, on lit, maladroits et trébuchants, ces quatre mots : Marie-Antoinette-Josepha-Jeanne, péniblement tracés par la petite main de la fillette de quinze ans, et à côté — « mauvais signe », murmure-t-on une fois de plus — une énorme tache d'encre jaillie de sa plume rebelle, et de la sienne seule parmi tous les signataires.
À présent, la cérémonie terminée, le peuple est gracieusement autorisé à participer, lui aussi, à la fête des monarques. Une marée humaine — la moitié des Parisiens ont déserté la capitale — se déverse dans les jardins de Versailles, qui révèlent aujourd'hui au profanum vulgus leurs cascades et leurs jets d'eau, leurs prairies et leurs allées ombragées ; le clou des réjouissances sera le feu d'artifice nocturne, le plus grandiose qu'on aura jamais vu à une cour royale. Mais le ciel prépare un feu d'artifice à sa manière. Dans l'après-midi des nuages noirs s'amoncellent, annonciateurs de malheurs ; bientôt un orage éclate, une averse formidable tombe sur la ville et le peuple privé de son divertissement reflue en désordre vers Paris. Tandis que des milliers de Parisiens grelottants de froid, trempés jusqu'aux os et fouettés par la pluie, fuient tumultueusement dans les rues et que les arbres secoués par la tempête se courbent dans le parc, derrière les vitres de la nouvelle Salle de Spectacle, illuminée de milliers de bougies, le grand repas de noces commence, selon le cérémonial traditionnel que ne peut ébranler aucun ouragan, aucun tremblement de terre : pour la première et dernière fois Louis XV essaye de surpasser la magnificence de son illustre prédécesseur Louis XIV. Six mille invités, l'élite de la noblesse, ont obtenu à grand-peine des cartes d'entrée, non pour prendre place à table, mais uniquement pour regarder respectueusement du haut de la galerie les vingt-deux membres de la maison régnante porter à la bouche cuillers et fourchettes. Pas un de ces six mille « invités » n'ose respirer de peur de troubler la grandeur du spectacle. Cependant, en sourdine, sous les arcades de marbre, un orchestre de quatre-vingts musiciens accompagne le festin princier. Puis, saluée par les gardes françaises, toute la famille royale passe entre la double haie de la noblesse humblement courbée : la solennité officielle est terminée et le royal marié n'a plus d'autre devoir à accomplir que celui de n'importe quel époux. La dauphine à sa droite, le dauphin à sa gauche, le roi conduit les deux enfants (à eux deux ils ont à peine trente ans) dans leur chambre à coucher. L'étiquette pénètre jusque dans la chambre nuptiale, car sinon le roi de France en personne, qui pourrait remettre à l'héritier du trône sa chemise de nuit, et qui pourrait tendre la sienne à la dauphine, sinon la dame du rang le plus élevé et la plus récemment mariée, en l'occurrence la duchesse de Chartres ? Et seul l'archevêque de Reims a le droit de s'approcher du lit qu'il bénit et asperge.
Enfin, la cour quitte la pièce intime ; pour la première fois, Louis et Marie-Antoinette restent seuls et le baldaquin du grand lit se referme sur eux, rideau de brocart d'une tragédie invisible.
CHAPITRE II
SECRET D'ALCÔVE
« Rien », tel est le mot, au double sens très fâcheux, que le jeune époux écrit le lendemain dans son Journal. Ni les cérémonies de la cour ni la bénédiction épiscopale n'ont eu de pouvoir sur un pénible défaut organique dont est affligé le dauphin : matrimonium non consummatum est, le mariage n'a pas été consommé ; il ne le sera pas davantage demain ni au cours des premières années. Marie-Antoinette a trouvé un « nonchalant mari », et l'on croit au début que seules la timidité, l'inexpérience ou une « nature tardive » rendent impuissant le jeune homme de seize ans en face de cette ravissante jeune fille. Surtout ne hâtons rien et n'inquiétons pas l'adolescent arrêté par un obstacle mental, inhibé dirions-nous aujourd'hui, pense la mère expérimentée, qui prie Antoinette de ne pas prendre au tragique la déception conjugale — « point d'humeur là-dessus », écrit-elle en mai 1771 — et recommande à sa fille « caresses, cajolis », mais d'autre part, sans rien exagérer, car « trop d'empressement gâterait le tout ». Mais cette situation se prolonge un an, deux ans, et l'impératrice commence à être inquiète de cette « conduite si étrange » du jeune époux. Impossible de douter de sa bonne volonté, car de mois en mois le dauphin se montre de plus en plus tendre envers sa charmante épouse, et il renouvelle sans cesse ses visites nocturnes, ses tentatives infructueuses, mais quelque « maudit charme », quelque trouble fatal et mystérieux empêche l'ultime et décisive caresse. L'ignorante Antoinette croit que ce n'est que « maladresse et jeunesse » ; la pauvre enfant, dans son inexpérience, conteste même « les mauvais bruits qui courent dans le pays sur l'incapacité de son mari ». La mère, alors, intervient. Elle fait venir le médecin de la cour, van Swieten, et le consulte au sujet de la « froideur extraordinaire du dauphin », il hausse les épaules. Si une jeune fille aussi délicieuse ne réussit pas à exciter le dauphin, tout remède médical restera sans effet. Marie-Thérèse envoie à Paris lettre sur lettre ; finalement Louis XV, qui a une longue expérience et n'est que trop expert en ce domaine, interroge sérieusement son petit-fils ; Lassone, le médecin de la cour, est mis au courant ; le triste héros de cette aventure amoureuse est examiné et il se trouve que l'impuissance du dauphin est déterminée non point par des causes morales, mais par un défaut organique insignifiant.
Les uns disent que le frein comprime tellement le prépuce qu'il ne se relâche pas au moment de l'introduction et lui cause une douleur vive qui oblige Sa Majesté à modérer l'impulsion nécessaire pour l'accomplissement de l'acte. D'autres supposent que ledit prépuce est si adhérent qu'il ne peut se relâcher assez pour permettre la sortie de l'extrémité pénienne ce qui empêche l'érection complète de se produire. (Rapport secret de l'ambassadeur d'Espagne.)
Les consultations se succèdent, il s'agit de savoir si le bistouri du chirurgien doit intervenir « pour lui rendre la voix », comme on chuchote cyniquement dans les antichambres. De son côté, Marie-Antoinette, éclairée entre-temps par ses amies expérimentées, fait tout son possible pour décider son époux au traitement chirurgical. « Je travaille à le déterminer à la petite opération dont on a déjà parlé et que je crois nécessaire », écrit-elle en 1775 à sa mère. Cependant Louis XVI — de dauphin devenu roi, mais au bout de cinq ans pas encore époux —, fidèle à son caractère hésitant, ne peut se décider à un acte énergique. Il recule et temporise, tente et retente, et cette situation horrible, répugnante, ridicule, ces éternels essais et ces éternels échecs durent encore deux ans, à l'humiliation de Marie-Antoinette, à la risée de toute la cour, à la rage de Marie-Thérèse, à la honte de Louis XVI ; sept années épouvantables s'écoulent donc, jusqu'à ce que finalement l'empereur Joseph se rende en personne à Paris pour persuader son peu courageux beau-frère de la nécessité de l'opération. Alors seulement ce triste César de l'amour réussit à franchir heureusement le Rubicon. Mais le domaine psychique qu'il conquiert enfin est déjà dévasté par ces sept années de luttes ridicules, par toutes ces nuits pendant lesquelles Marie-Antoinette a enduré, comme femme et comme épouse, la suprême mortification de son sexe.
N'eût-on pu éviter (se demandera peut-être mainte âme sensible) de toucher à ce mystère délicat et sacré ? N'eût-il point suffi de voiler jusqu'à la rendre obscure la défaillance royale ? N'eût-on pas mieux fait de glisser discrètement sur cette tragédie, en parlant au besoin, à mots couverts, du « bonheur absent de la maternité » ? Tous ces détails intimes sont-ils vraiment indispensables à une étude de caractère ? Ils le sont très certainement, car toutes les tensions, dépendances, sujétions et hostilités qui naissent peu à peu entre le roi et la reine d'une part, les candidats au trône et la cour d'autre part, et qui se répercutent bien loin dans l'Histoire universelle, demeurent incompréhensibles si l'on ne s'attaque pas franchement à leur véritable origine. Plus nombreux qu'on ne veut généralement l'admettre sont les faits historiques qui ont leur point de départ dans l'alcôve sous le baldaquin des couches royales : mais il y a peu de cas où la relation logique entre la cause privée et l'effet politique et historique soit aussi nette que dans cette tragi-comédie intime ; et toute étude psychologique qui reléguerait dans l'ombre un événement que Marie-Antoinette elle-même a qualifié d'« article essentiel » de ses soucis et de ses espoirs manquerait d'honnêteté.
Autre chose encore : dévoile-t-on véritablement un mystère quand on parle sincèrement de la longue impuissance conjugale de Louis XVI ? Certes, non ! Seul le XIXe siècle, avec son moralisme et sa pruderie maladive, a fait un noli me tangere de tout entretien libre sur les choses physiologiques. Mais au XVIIIe siècle, comme aux siècles précédents, l'impuissance ou l'aptitude conjugale d'un roi, la fécondité ou la stérilité d'une reine, étaient considérées non comme affaire privée, mais comme affaire politique et d'État, parce qu'elles décidaient de la succession au trône et par conséquent du destin de tout le pays ; le lit faisait aussi ouvertement partie de l'existence humaine que les fonts baptismaux ou le cercueil. Dans la correspondance de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, qui passait en tout cas par les mains de l'archiviste d'État et du copiste, une impératrice d'Autriche et une reine de France parlent en toute liberté de tous les détails et malheurs de cette singulière vie conjugale. Marie-Thérèse décrit à sa fille avec éloquence les avantages du lit commun et lui donne de petits conseils féminins pour profiter habilement de toute occasion en vue de l'acte charnel ; la fille, à son tour, annonce à sa mère la venue ou le retard de ses menstrues, les échecs de l'époux, les « un petit mieux », et enfin, triomphalement, sa grossesse. Il arrive même une fois que le compositeur d'Iphigénie, Gluck, partant plus tôt que le courrier, est chargé de la transmission de nouvelles de ce genre. Au XVIIIe siècle on voit encore les choses naturelles d'un point de vue tout naturel.
Mais si encore la mère était seule à connaître cette défaite secrète ! En réalité toutes les femmes de chambre en parlent, toutes les dames d'honneur, les gentilshommes et les officiers, les domestiques et les blanchisseuses de la cour de Versailles le savent, et même à sa propre table le roi doit subir plus d'une rude plaisanterie. En outre, comme la descendance d'un Bourbon constitue, quant à la succession au trône, une affaire de haute politique, toutes les cours étrangères s'en occupent de la façon la plus sérieuse. Dans leurs rapports les ambassadeurs de Saxe, de Sardaigne, de Prusse, donnent des explications détaillées sur cette question délicate ; le plus zélé d'entre eux, le comte Aranda, ambassadeur d'Espagne, fait même examiner les draps du lit royal par des domestiques achetés afin d'être le plus exactement possible au courant. Partout, dans toute l'Europe, rois et princes rient et se gaussent en paroles et par lettres de Louis XVI ; non seulement à Versailles, mais dans tout Paris, dans toute la France, l'impuissance du roi est le secret de Polichinelle. On en parle dans la rue, des libelles volent de main en main et, lorsque Maurepas est nommé ministre, ce couplet gaillard circule à l'amusement général :
Maurepas était impuissant.
Le roi l'a rendu plus puissant.
Le ministre reconnaissant
Dit : Pour vous, Sire,
Ce que je désire,
D'en faire autant.
Mais sous un comique apparent se cache une réalité triste et funeste. Car ces sept années de défaillance conjugale ont une influence morale décisive sur le caractère du roi et de la reine et comportent des suites politiques qui resteraient incompréhensibles si l'on ne connaissait pas ces faits : ici le destin d'un couple est lié au destin du monde.
Si l'on ignorait ce vice intime, on ne comprendrait pas, avant tout, l'attitude morale de Louis XVI. Car son habitus reflète, avec une netteté vraiment clinique, tous les indices typiques d'un sentiment d'infériorité né d'une faiblesse physiologique. Il manque à ce « refoulé » la force d'agir dans la vie publique, parce qu'elle lui fait défaut dans la vie privée. Il ne peut s'affirmer, il est incapable de manifester une volonté quelconque, moins encore de l'imposer ; gauche, timide, secrètement honteux, il fuit la société de la cour et surtout celle des femmes, car il sait, brave homme au fond très honnête, que son malheur est connu de tous, et les sourires ironiques et entendus le troublent profondément. Parfois il se fait violence, essaye de se donner une certaine autorité, une apparence virile. Mais alors il dépasse le but, devient brusque, grossier et brutal — fuite typique dans un geste de violence factice dont personne n'est dupe. Jamais il ne réussit à se montrer libre, naturel, sûr de lui, ni surtout majestueux. Incapable de virilité dans le privé, il lui est impossible en public de se comporter en roi.
Le fait que ses goûts personnels sont pourtant des plus mâles, la chasse et le travail physique (il s'est installé une forge et aujourd'hui encore on en peut voir le tour), n'est nullement en opposition avec ce tableau clinique ; au contraire, il ne fait que le confirmer. Qui ne se sent pas un homme en effet aime inconsciemment à le paraître, et qui sait sa faiblesse intime fait volontiers étalage de force ; lorsque pendant des heures sur son cheval écumant il poursuit le sanglier et galope à travers les bois, lorsqu'il épuise ses muscles sur l'enclume, le sentiment d'une vigueur purement physique compense heureusement celui de sa faiblesse cachée : un mauvais serviteur de Vénus est heureux de se donner des airs de Vulcain. Mais dès que Louis revêt l'uniforme de gala et paraît au milieu des courtisans, il se rend compte que cette force-là toute musculaire n'est pas la véritable, et le voilà immédiatement gêné. On le voit rarement rire, rarement satisfait et vraiment heureux.
C'est dans ses rapports moraux avec sa femme que se manifeste le plus gravement, au point de vue psychologique, ce sentiment secret de sa faiblesse. La conduite de Marie-Antoinette, sur beaucoup de points, répugne à son goût personnel. Il n'aime point la société qu'elle fréquente ; le perpétuel tourbillon de ses divertissements bruyants l'irrite ainsi que sa dissipation et sa frivolité qui n'ont rien de royal. Un homme véritable aurait vite remédié à tout cela. Mais lui, comment pourrait-il jouer au seigneur et maître devant une femme qui toutes les nuits assiste à sa confusion, constate son impuissance, ses échecs ? Louis XVI, époux impuissant, est sans aucune défense contre sa femme ; et plus cette situation gênante se prolonge, plus il tombe pitoyablement sous sa dépendance, plus il devient son esclave. Elle peut exiger de lui ce qu'elle veut, il est toujours prêt à racheter par une faiblesse sans borne la faute dont il se sent secrètement coupable. Intervenir impérieusement dans la vie de sa femme, empêcher ses folies manifestes ? Il n'en a pas la force, laquelle, au fond, n'est que l'expression morale de la puissance physique. Les ministres, l'impératrice-mère, la cour entière, voient avec désespoir, du fait de cette impuissance tragique, tout le pouvoir passer et s'émietter follement entre les mains d'une jeune évaporée. Mais, une fois fixées, les forces d'un ménage, on le sait par expérience, ne varient plus et chaque époux conserve la sienne. Aussi, lorsque Louis XVI deviendra un époux réel, un père de famille, il restera, lui qui devrait être le maître de la France, le serviteur docile de Marie-Antoinette, uniquement parce qu'il ne sut pas être à temps son mari.
Non moins fatale est l'influence de la défaillance intime de Louis XVI sur le développement moral de Marie-Antoinette. Suivant la loi des sexes, le même trouble provoque chez la femme et chez l'homme des phénomènes totalement opposés. Quand la vigueur sexuelle d'un homme est soumise à des perturbations on voit apparaître chez lui une certaine gêne, un manque de confiance en soi ; quand une femme s'abandonne sans résultat il se produit inévitablement chez elle une agitation, une surexcitation, un déchaînement nerveux. Marie-Antoinette, elle, est une nature tout à fait normale, très féminine, très tendre, destinée à une nombreuse maternité, n'aspirant vraisemblablement qu'à se soumettre à un homme véritable. Mais la fatalité veut que cette femme désireuse et capable d'aimer fasse un mariage anormal, tombe sur un homme qui n'en est pas un. Il est vrai qu'au moment de son union elle n'a que quinze ans, que le déséquilibre sexuel de son mari ne devrait pas encore peser sur elle ; qui oserait soutenir qu'il est contraire à la nature qu'une jeune fille reste vierge jusqu'à sa vingt-deuxième année ! Mais ce qui provoque, dans ce cas particulier, l'ébranlement et la surexcitation dangereuse de ses nerfs, c'est que l'époux, qui lui a été imposé par la raison d'État, ne lui laisse pas passer ces sept années dans une chasteté entière, c'est que chaque nuit, ce lourdaud, cet empoté s'essaye en vain et sans cesse sur son jeune corps. Pendant des années sa sexualité est ainsi infructueusement excitée, d'une façon humiliante et offensante qui ne l'affranchit point de sa virginité. Il n'est donc pas nécessaire d'être neurologue pour affirmer que son funeste énervement, son éternelle agitation, sa constante insatisfaction, sa course effrénée aux plaisirs, sont les conséquences typiques d'une perpétuelle excitation sexuelle inassouvie. Parce qu'elle n'a jamais été émue et apaisée au plus profond d'elle-même, cette femme, inconquise encore après sept ans de mariage, a toujours besoin de mouvement et de bruit autour d'elle. Ce qui au début n'était que joyeux enfantillage est peu à peu devenu une soif de plaisirs, nerveuse et maladive, qui scandalise toute la cour et que Marie-Thérèse et tous les amis cherchent en vain à combattre. Alors que chez le roi une virilité entravée trouve un dérivatif dans le rude travail de forgeron, dans la passion de la chasse et la fatigue musculaire, chez la reine le sentiment, dirigé sur une voie fausse et sans emploi, se réfugie en de tendres amitiés féminines, en coquetteries avec de jeunes gentilshommes, en amour de la toilette et autres satisfactions insuffisantes pour son tempérament. Des nuits entières elle fuit le lit conjugal, lieu douloureux de son humiliation, et, tandis que son triste mari se repose des fatigues de la chasse en dormant à poings fermés, elle va traîner jusqu'à quatre ou cinq heures du matin dans des redoutes d'opéra, des salles de jeu, des soupers, en compagnie douteuse, s'excitant au contact de passions étrangères, reine indigne, parce que tombée sur un époux impuissant. Mais certains moments de violente mélancolie révèlent que cette frivolité, au fond, est sans joie, qu'elle n'est que le contrecoup d'une déception intérieure. Qu'on pense surtout à ce qu'elle écrit à sa mère, à ce cri du cœur, quand sa parente, la Duchesse de Chartres, accouche d'un enfant mort-né : « Quoique cela soit terrible, je voudrais pourtant en être là. » Mettre au monde un enfant, fût-il mort. Sortir de cet état malheureux et indigne, être enfin comme toutes les autres, et non plus vierge après sept ans de mariage. Qui ne voit pas un désespoir féminin, derrière cette rage de plaisir, ne peut ni expliquer ni concevoir la transformation extraordinaire qui s'opère dès que Marie-Antoinette devient enfin épouse et mère. Aussitôt ses nerfs se calment sensiblement, une autre Marie-Antoinette apparaît : celle de la seconde moitié de sa vie, volontaire, audacieuse, maîtresse d'elle-même. Mais ce changement vient trop tard. Dans le mariage comme dans l'enfance les premiers événements sont décisifs. Et les années ne peuvent pas réparer la moindre déchirure dans le tissu extrêmement fin et hypersensible de l'âme. Les blessures du sentiment, les plus profondes, les moins visibles, ne connaissent pas de guérison complète.
Pourtant tout cela ne serait qu'une tragédie intime, un malheur comme il s'en produit quotidiennement derrière les portes verrouillées et les rideaux d'alcôve, si, dans le cas qui nous occupe, les conséquences funestes d'une impuissance conjugale ne devaient pas franchir de beaucoup le cadre de la vie privée. Ici le mari et la femme sont roi et reine, ils se trouvent inévitablement devant le miroir déformant de l'attention publique ; ce qui pour d'autres reste secret, alimente, dans leur cas, la critique et les bavardages. Une cour aussi méchante que celle de Versailles ne se contente pas, bien entendu, de constater la mauvaise fortune avec regret, mais cherche sans cesse à savoir quelles compensations érotiques peut s'accorder Marie-Antoinette. Elle voit une charmante femme, consciente de ce qu'elle est, coquette, d'un tempérament débordant, chez qui bout un sang jeune, et elle sait sur quel lamentable bonnet de nuit cette amante divine est tombée ; désormais une seule chose intéresse cette bande d'oisifs et de bavards : avec qui trompe-t-elle son mari ? Justement parce qu'il n'y a rien à dire de précis, l'honneur de la reine est l'objet de commérages frivoles. Une promenade à cheval avec un Lauzun ou un Coigny suffit pour qu'on fasse de celui-ci ou de celui-là son amant ; une sortie matinale dans le parc avec des dames d'honneur et des gentilshommes fait parler d'orgies inouïes. La cour entière s'occupe continuellement de la vie amoureuse de la reine déçue ; les cancans deviennent des chansons, des pamphlets, des vers pornographiques. Ce sont d'abord les dames qui, derrière leur éventail, se passent ces couplets érotiques, puis ils s'envolent au-dehors avec insolence, sont imprimés et répandus dans le peuple. Lorsque la propagande révolutionnaire débutera, les journalistes jacobins n'auront pas à chercher longtemps les arguments qui leur permettront de dépeindre Marie-Antoinette comme un modèle de débauche, comme une criminelle éhontée ; le procureur général n'aura qu'à puiser dans cette boîte de Pandore des calomnies galantes pour pousser la petite tête sous la guillotine.
Ici donc, par-delà le destin, la maladresse, le malheur privé, les suites d'une misère conjugale pénètrent dans le domaine de l'Histoire universelle : la destruction de l'autorité royale, en vérité, n'a pas commencé avec la prise de la Bastille, mais à Versailles. Car ce n'est pas par hasard que la nouvelle de l'impuissance sexuelle du roi et les mensonges malveillants sur l'insatisfaction sexuelle de la reine, partis du château de Versailles, parviennent si vite à la connaissance de la nation entière ; il y a là au contraire des raisons secrètes d'ordre politique et familial. En effet, au palais, quatre ou cinq personnes, les plus proches parents du roi, ont un intérêt personnel à ce que la déception de Marie-Antoinette se prolonge. Ce sont avant tout ses deux frères, trop heureux de voir que le ridicule défaut physiologique de Louis XVI et sa crainte du chirurgien ne font pas que détruire sa vie conjugale, mais encore bouleversent la succession normale au trône de France ; il y a là pour eux une chance inattendue de parvenir à la royauté. Le frère puîné de Louis XVI, le comte de Provence, le futur Louis XVIII — il atteignit son but, Dieu sait par quels chemins tortueux ! — n'a jamais pu se résigner à n'être que le second, à se tenir toute sa vie derrière le trône au lieu de porter lui-même la couronne ; l'absence d'un héritier direct ferait de lui le régent, sinon le successeur du roi, et c'est à peine s'il peut maîtriser son impatience ; mais comme il est aussi un mari douteux et n'a pas d'enfants, le deuxième frère de Louis XVI, le comte d'Artois, tire à son tour profit de l'absence de descendants chez ses aînés, car elle fait de ses fils les héritiers légitimes du trône. Les comtes de Provence et d'Artois savourent donc comme un bonheur ce qui fait le malheur de Marie-Antoinette, et plus cette situation affreuse dure, plus ils se sentent sûrs de voir aboutir leurs espoirs, pour lors prématurés. De là cette haine effrénée et sans bornes lorsque, la septième année de leur mariage, Louis XVI enfin devenu viril, les rapports conjugaux du roi et de la reine sont tout à fait normaux. Le comte de Provence n'a jamais pardonné à Marie-Antoinette ce coup terrible qui anéantit tous ses espoirs ; ce qui n'a pu lui revenir par la voie légitime, il tâche maintenant de l'obtenir par des moyens hypocrites ; depuis que Louis XVI est père, son frère et ses parents sont devenus ses adversaires les plus dangereux. La Révolution a eu de bons auxiliaires à la cour, des mains princières lui ont ouvert les portes et tendu les meilleures armes ; ce simple épisode d'alcôve a désorganisé et ébranlé du dedans l'autorité plus que tous les événements du dehors. C'est presque toujours un destin secret qui règle le sort des choses visibles et publiques ; presque tous les événements mondiaux sont le reflet de conflits intimes. Un des grands secrets de l'Histoire est de donner à des faits infimes des conséquences incalculables ; et ce n'était pas la dernière fois que l'anomalie sexuelle passagère d'un individu devait ébranler le monde entier : l'impuissance d'Alexandre de Serbie, son assujettissement sexuel à la reine Draga Mašin, son initiatrice, leur assassinat, l'avènement des Karageorgevitch, la brouille avec l'Autriche et la guerre mondiale sont également des faits qui s'enchaînent avec une logique inexorable. Car l'Histoire se sert de fils d'araignée pour tisser le solide réseau de la destinée ; dans son mécanisme merveilleusement agencé la plus petite impulsion déclenche les forces les plus formidables ; ainsi, dans la vie de Marie-Antoinette, les frivolités prennent une importance capitale, les événements apparemment ridicules des premières nuits, des premières années conjugales, façonnent non seulement son caractère, mais déterminent l'évolution de l'univers.
Mais que ces nuages qui s'amassent, menaçants, sont loin encore ! Que toutes ces conséquences et ces enchevêtrements demeurent éloignés de l'esprit léger de l'enfant de quinze ans, qui plaisante sans appréhension avec son compagnon maladroit, et qui croit, en son petit cœur allègre, les yeux clairs et curieux, souriants et gais, monter les marches d'un trône — quand au bout il y a l'échafaud ! Mais les dieux ne font point de signes et n'envoient pas d'avertissements à ceux qu'ils ont voués d'avance à un mauvais sort. Ils les laissent suivre leur voie, sans crainte ni pressentiment, et leur destin, du fond d'eux-mêmes, s'avance à leur rencontre.
CHAPITRE III
LES DÉBUTS À VERSAILLES
Aujourd'hui encore Versailles s'affirme comme le symbole le plus grandiose et le plus provocant de l'autocratie ; sans la moindre nécessité apparente, un immense château s'élève à cinq lieues de la capitale, en pleine campagne ; ses centaines de fenêtres, donnant sur des canaux ingénieusement construits et des jardins tracés et taillés avec art, s'ouvrent sur l'espace. Aucun fleuve favorable au commerce ne coule ici, ni voies ni routes ne s'y croisent ; purement accidentel, caprice « pétrifié » d'un grand seigneur, ce palais dresse sa splendeur, folle et inouïe, devant le regard étonné.
Mais c'est précisément cela que Louis XIV souhaitait dans sa volonté césarienne : satisfaire son penchant au culte du moi, lui élever un autel éblouissant. Despote, autocrate résolu, il avait triomphalement imposé son désir de centralisation au pays divisé, prescrit l'ordre à l'État, les mœurs à la société, l'étiquette à la cour, l'unité à la religion, la pureté au langage. Cette volonté d'unification partait de sa personne, et c'est à sa personne que devait en revenir toute la gloire : le lieu où je suis est le centre de la France, le nombril du monde ; pour illustrer son absolutisme, le Roi-Soleil transfère délibérément son palais loin de Paris. En établissant sa résidence tout à fait à l'écart, il montre qu'un roi de France n'a pas besoin de la ville, des citoyens, de la masse comme soutien ou cadre de son pouvoir. Il lui suffit d'étendre le bras et d'ordonner pour que, aussitôt, à la place des marais et des sables, surgissent jardins et bois, grottes et cascades, et se dresse le plus beau et le plus imposant des palais ; ici, en ce point de l'univers arbitrairement choisi par le despote, se lève et se couche le soleil de son État. Versailles est construit pour prouver à la France que le roi est tout et le peuple rien.
Mais la force créatrice ne reste attachée qu'à celui qu'elle veut combler ; la couronne seule est héréditaire, il n'en est pas de même de la puissance et de la majesté. Louis XV et Louis XVI, héritiers de l'immense palais et d'un État assis sur de vastes bases, sont des âmes étroites, faibles ou jouisseuses, rien moins que créatrices. Extérieurement, tout sous leur règne demeure intact : les frontières, la langue, les coutumes, la religion, l'armée ; la main énergique de Louis XIV a laissé sur les formes de toutes choses de trop fortes empreintes pour qu'elles aient pu s'effacer en cent ans, mais bientôt il manque à ces formes le contenu, la matière brûlante de l'élan créateur. Sous Louis XV, le tableau de Versailles reste ce qu'il était sous son prédécesseur, mais sa signification n'est plus la même : trois ou quatre mille serviteurs en livrées magnifiques grouillent encore dans les cours et les couloirs, il y a toujours deux mille chevaux dans les écuries, l'appareil artificiel de l'étiquette fonctionne encore, dans ses charnières bien huilées, à tous les bals, réceptions, redoutes et mascarades ; dames et gentilshommes paradent comme jadis en habits somptueux, en toilettes de satin et de brocart garnies de pierres précieuses, dans la galerie des Glaces et les appartements scintillants de dorures ; et cette cour reste la plus célèbre, la plus raffinée et la plus cultivée de l'Europe d'alors. Mais ce qui jadis était la vivante expression du pouvoir n'est plus depuis longtemps que frivolité, mouvement dépourvu de sens et d'âme. C'est encore un Louis qui est roi, certes, mais il n'a rien d'un souverain, ce n'est qu'un piteux esclave des femmes, dépourvu d'intérêt ; lui aussi réunit à la cour évêques, ministres, maréchaux, architectes, poètes, musiciens, mais pas plus qu'il n'est un Louis XIV, ce ne sont des Bossuet, des Turenne, des Richelieu, des Mansart, des Colbert, des Racine et des Corneille ; c'est une bande d'intrigants, de gens souples et avides de places, qui ne veulent que jouir au lieu de créer, que profiter en parasites de ce qui existe au lieu d'insuffler aux choses la vie et l'énergie. Dans cette serre de marbre, projets audacieux, réformes décisives, œuvres poétiques n'éclosent plus ; seules les plantes marécageuses de l'intrigue et de la galanterie s'y épanouissent orgueilleusement. Ce ne sont plus les hauts faits qui l'emportent, mais la cabale, ce n'est plus le mérite qui compte, mais la protection ; c'est celui qui se courbe le plus au lever de la Pompadour ou de la du Barry qui parvient le plus haut ; la parole prime l'action, l'apparence la réalité. Ces hommes, enfermés dans un cadre étroit, ne jouent plus qu'entre eux et pour eux-mêmes, avec beaucoup de grâce et sans aucun but, leurs rôles de foi, de prêtre, de maréchal ; tous ont oublié la France, la réalité, ils ne pensent qu'à eux-mêmes, à leur carrière, à leurs plaisirs. Versailles, conçu par Louis XIV comme le Forum maximum de l'Europe, devient sous Louis XV un simple théâtre d'amateurs, le plus artistique et le plus coûteux, il est vrai, que le monde ait jamais connu.
Sur cette scène grandiose voici qu'apparaît pour la première fois, du pas hésitant de la débutante, une jeune fille de quinze ans. Elle commence tout d'abord par un petit rôle d'essai : celui de dauphine. Mais le très noble public sait qu'à cette petite archiduchesse blonde d'Autriche est réservé pour plus tard le rôle de vedette à Versailles, celui de reine, et c'est pourquoi dès son arrivée tous les regards la fixent avec curiosité. La première impression est excellente : depuis longtemps on n'y a point vu figurer une aussi charmante personne, à la silhouette délicieusement svelte, comme moulée dans du biscuit de Sèvres, au teint de porcelaine peinte, aux yeux bleus éveillés, à la bouche espiègle et vive qui sait faire une moue adorable ou rire de la manière la plus enfantine. Un maintien irréprochable : un pas ailé plein de grâce, ravissant quand elle danse, mais en même temps — on n'est pas en vain fille d'impératrice — une façon assurée de passer, droite et fière, dans la Galerie des Glaces et de saluer avec aisance à droite et à gauche. Avec un dépit mal dissimulé, les dames qui ont encore le droit, en l'absence d'une prima donna, de jouer le premier rôle reconnaissent dans cette fillette aux épaules étroites, et pas encore tout à fait formée, la rivale victorieuse de demain. Il y a quand même une faute de tenue que la cour sévère enregistre unanimement : l'enfant de quinze ans a l'étonnante prétention d'aller et venir librement, sans manière aucune, dans ces salles sacrées, au lieu d'observer la raideur prescrite ; étourdie de nature, la petite Marie-Antoinette tourbillonne, jupes au vent, en jouant avec les frères cadets de son mari ; elle ne peut pas encore s'habituer à la triste retenue, à la réserve glaciale sans cesse exigée de l'épouse d'un prince royal. Aux grandes occasions elle sait se conduire irréprochablement car elle a été élevée suivant l'étiquette espagnole et habsbourgeoise tout aussi pompeuse. Mais à la Hofburg et à Schoenbrunn on ne se tenait aussi solennellement qu'aux événements extraordinaires, on ne sortait le cérémonial qu'aux réceptions, comme un habit de gala, pour s'en débarrasser ensuite, avec un soupir de soulagement, dès que les heiduques avaient refermé la porte derrière les visiteurs. Alors on se relâchait, on devenait simple et familier, les enfants pouvaient s'ébattre joyeusement et follement ; à Schoenbrunn, on se servait de l'étiquette, mais on ne la servait pas en esclaves comme une divinité. En revanche, ici, à cette cour précieuse et surannée, on ne vit pas pour vivre, mais uniquement pour représenter, et plus le rang d'un personnage est élevé, plus celui-ci a de prescriptions à suivre. Donc pour l'amour de Dieu, pas de geste spontané ; il ne faut pas être naturel, à aucun prix, ce serait là un irréparable manquement aux usages. Du matin au soir, du soir au matin, de la tenue, encore de la tenue et toujours de la tenue, sans quoi l'impitoyable public de courtisans, dont la seule raison est de vivre dans et pour ce théâtre, commence à murmurer. Ni comme dauphine ni comme reine Marie-Antoinette n'a jamais voulu comprendre cette odieuse sévérité, ce sacro-saint cérémonial de Versailles ; elle ne conçoit pas l'importance terrible que tout le monde accorde à un signe de tête, à une question de préséance, et jamais elle ne le concevra. D'une nature obstinée, mutine et avant tout profondément sincère, elle hait toute espèce de restriction ; en véritable Autrichienne elle veut se laisser aller, vivre à sa guise et ne pas subir continuellement ces grands airs, cette insupportable suffisance. De même qu'en Autriche elle s'était dérobée à l'étude, elle cherche maintenant toutes les occasions d'échapper à sa sévère dame d'honneur, Mme de Noailles, qu'elle surnomme, railleuse, « Mme Étiquette » ; inconsciemment cette enfant vendue trop tôt, à des fins politiques, souhaite la seule chose dont on la prive dans le luxe de sa situation : quelques vraies années d'enfance.
Mais une dauphine ne peut ni ne doit plus être une enfant : tout se ligue pour lui rappeler l'obligation où elle est de rester inébranlable et digne. La partie principale de son éducation échoit, en même temps qu'à la dame d'honneur, une dévote, à Mesdames, filles de Louis XV, trois vieilles filles méchantes et bigotes, dont la plus mauvaise langue n'oserait suspecter la vertu : Madame Adélaïde, Madame Victoire, Madame Sophie ; ces trois Parques s'occupent, avec une apparente bienveillance, de Marie-Antoinette négligée par son époux ; dans leur repaire elle est initiée à toute la stratégie de la petite guerre de cour, elle y doit apprendre l'art de la médisance, de l'intrigue souterraine, la technique des coups d'épingle. Au début ce nouvel enseignement amuse la petite Marie-Antoinette qui manque d'expérience ; elle répète innocemment les « bons mots » salés qu'on lui apprend, mais au fond ces malices répugnent à sa franchise innée, à sa nature droite et spontanée. Malheureusement pour elle, Marie-Antoinette n'a jamais appris à feindre, à dissimuler ses sentiments, haine ou inclination ; aussi grâce à son juste instinct se libère-t-elle bientôt de la tutelle des tantes. La comtesse de Noailles, elle non plus, n'a guère de chance avec son élève ; le tempérament indomptable de l'adolescente de quinze ou seize ans se révolte sans cesse contre la « mesure », contre l'emploi du temps toujours réglé et lié à un paragraphe. Mais elle ne peut rien y changer. Elle décrit ainsi sa journée :
... je me lève à 10 heures ou à 9 heures et demie et m'ayant habillée je dis mes prières du matin, ensuite je déjeune et de là je vais chez mes tantes où je trouve ordinairement le roi. Cela dure jusqu'à 10 heures et demie, ensuite à 11 heures je vais me coiffer. À midi on appelle la chambre et là tout le monde peut entrer, ce qui n'est point des communes gens. Je mets mon rouge et lave mes mains devant tout le monde, ensuite les hommes sortent et les dames restent et je m'habille devant elles. À midi est la messe ; si le roi est à Versailles, je vais avec lui et mon mari et mes tantes à la messe ; s'il n'y est pas, je vais seule avec Monsieur le Dauphin, mais toujours à la même heure. Après la messe, nous dînons à nous deux devant tout le monde, mais cela est fini à une heure et demie, car nous mangeons fort vite tous deux. De là, je vais chez Monsieur le Dauphin et s'il a affaires, je reviens chez moi, je lis, j'écris ou je travaille, car je fais une veste pour le roi, qui n'avance guère, mais j'espère qu'avec la grâce de Dieu elle sera finie dans quelques années. À 3 heures, je vais encore chez mes tantes où le roi vient à cette heure-là ; à 4 heures vient l'abbé chez moi, à 5 heures tous les jours le maître de clavecin ou à chanter jusqu'à 6 heures. À 6 heures et demie je vais presque toujours chez mes tantes, quand je ne vais point promener ; il faut savoir que mon mari va presque toujours avec moi chez mes tantes. À 7 heures on joue jusqu'à 9 heures, mais quand il fait beau, je m'en vais promener et alors il n'y a point de jeu chez moi, mais chez mes tantes. À 9 heures, nous soupons et quand le roi n'y est point, mes tantes viennent souper chez nous, mais quand le roi y est, nous allons après souper chez elles, nous attendons le roi qui vient ordinairement à 10 heures trois quarts, mais moi en attendant je me place sur un grand canapé et dors jusqu'à l'arrivée du roi, mais quand il n'y est pas, nous allons nous coucher à 11 heures. Voilà toute notre journée.
Cet emploi du temps ne laisse guère de marge pour les divertissements, et c'est cela pourtant que réclame son cœur impatient. Son jeune sang bouillonnant veut se dépenser, elle a envie de jouer, de rire, de folâtrer, mais aussitôt « Madame Étiquette » lève un doigt sévère et déclare que ceci et cela, et en somme tout ce que désire Marie-Antoinette est inconciliable avec la tenue d'une dauphine. L'abbé Vermond, ancien professeur, maintenant confesseur et lecteur de la princesse, tombe plus mal encore avec elle. En vérité, Marie-Antoinette aurait terriblement à apprendre, car son instruction est très au-dessous de la moyenne : à quinze ans, elle a presque oublié l'allemand, elle est bien loin de connaître entièrement le français, son écriture est d'une gaucherie pitoyable, son style est plein d'énormités et de fautes d'orthographe ; elle a encore besoin que l'indulgent abbé lui écrive un brouillon de ses lettres. En outre, il doit lui faire la lecture tous les jours pendant une heure et la pousser à lire elle-même, car Marie-Thérèse, presque dans chaque lettre, lui pose des questions à ce sujet. Elle a beaucoup de peine à croire que sa Toinette, ainsi qu'on le lui fait savoir, lit et écrit réellement chaque après-midi.
Cherche à tapisser ton cerveau de bonne lecture, lui écrit-elle, elle t'est plus nécessaire qu'à d'autres. J'attends depuis deux mois la liste de l'Abbé et je crains que tu ne t'en sois point occupée, et que les chevaux et les ânes aient pris le temps destiné aux livres. Ne néglige pas cette occupation en hiver, puisque tu n'en possèdes encore entièrement aucune autre, ni musique, ni dessin, ni danse, ni peinture, ni autres beaux-arts.
Malheureusement la méfiance de Marie-Thérèse est justifiée, car la petite Toinette, avec naïveté et adresse à la fois, sait si bien embobeliner l'abbé Vermond — on ne peut pourtant pas contraindre ou punir une dauphine ! — que l'heure de lecture devient toujours une heure de causerie ; elle n'apprend pour ainsi dire rien, et sa mère, malgré tous ses conseils pressants, ne peut pas arriver à la faire travailler sérieusement. Un mariage forcé et trop précoce a entravé ici une saine et droite évolution. Femme de par son titre, mais en réalité toujours enfant, d'une part Marie-Antoinette doit déjà observer une attitude conforme à son rang et à sa dignité, cependant que d'autre part il faut qu'elle apprenne comme une écolière les premiers éléments d'une éducation primaire ; tantôt on la traite en grande dame, tantôt on la gronde comme une petite fille ; sa dame d'honneur exige d'elle de la tenue, ses tantes des intrigues, sa mère de l'instruction ; mais son cœur ne veut rien qu'être jeune et vivre, et ces contrastes entre l'âge et la situation, entre son propre désir et la volonté des autres, font naître chez cette nature tout à fait droite l'inquiétude effrénée et la soif impatiente de liberté qui plus tard auront une influence si néfaste sur son destin.
Marie-Thérèse se rend compte de la grave et périlleuse situation de sa fille à la cour du roi de France ; elle sait aussi que cette créature est beaucoup trop jeune, trop frivole, trop légère pour pouvoir éviter d'instinct tous les pièges des intrigues, toutes les embûches de la politique de palais. Elle a donc placé auprès de Marie-Antoinette, en qualité de fidèle serviteur, le meilleur d'entre ses diplomates, le comte Mercy.
Je crains, lui écrit-elle avec une merveilleuse franchise, la jeunesse de ma fille, le trop de flatterie, et sa paresse et aucun goût pour s'appliquer. Je vous recommande de veiller là-dessus, ayant toute ma confiance en vous, qu'elle ne tombe en de mauvaises mains.
L'impératrice n'aurait pu faire un choix meilleur. Belge de naissance, mais totalement dévoué à sa souveraine, homme de cœur sans être courtisan, réservé sans raideur, lucide sans prétendre au génie, ce célibataire riche et dénué d'ambition, qui ne désire rien d'autre dans la vie que servir sa souveraine d'une manière parfaite, s'acquitte de cette mission tutélaire avec une fidélité touchante et tout le tact imaginable. Apparemment ambassadeur de l'impératrice à la cour de Versailles, il n'est en réalité que l'œil, l'oreille, la main secourable de la mère ; grâce à ses rapports exacts, Marie-Thérèse peut, de Schoenbrunn, observer sa fille comme dans un télescope. Elle sait chaque mot que prononce Marie-Antoinette, chaque livre qu'elle lit, ou plutôt qu'elle ne lit pas, elle connaît chaque robe qu'elle revêt, elle apprend comment elle passe ou gaspille chaque journée, à qui elle parle, quelles fautes elle commet, car Mercy, avec beaucoup d'habileté, a resserré le réseau autour de sa protégée. C'est ainsi qu'il écrit à Marie-Thérèse :
Je me suis assuré de trois personnes du service en sous-ordre de Madame l'Archiduchesse ; je suis informé jour par jour des conversations de l'Archiduchesse avec l'abbé de Vermond, auquel elle ne cache rien ; j'apprends par la marquise de Durfort jusqu'au moindre propos de ce qui se dit chez Mesdames, et j'ai plus de monde et de moyens encore à savoir ce qui se passe chez le Roi, quand Madame la Dauphine s'y trouve. À cela je joins encore mes propres observations, de façon qu'il n'est pas d'heure dans la journée de laquelle je ne sois en état de rendre compte sur ce que Madame l'Archiduchesse peut avoir dit ou fait ou entendu... et j'ai donné à mes recherches toute cette étendue, parce que je sens combien le repos de Votre Majesté y est intéressé.
Ce loyal et dévoué serviteur rapporte avec une entière exactitude, sans le moindre ménagement, ce qu'il entend et épie. Des courriers spéciaux — les vols postaux réciproques représentant à cette époque l'art principal de la diplomatie — transmettent ces rapports intimes destinés exclusivement à Marie-Thérèse, et que l'empereur Joseph et le chancelier d'État ne peuvent pas lire, grâce aux enveloppes fermées portant la suscription tibi soli. Parfois, il est vrai, l'innocente Marie-Antoinette s'étonne de la promptitude et de l'exactitude avec lesquelles on est renseigné à Schoenbrunn sur les moindres détails de son existence, mais jamais elle ne soupçonne que ce monsieur aux cheveux grisonnants, si amical et si paternel, est l'espion intime de sa mère, et que les lettres exhortantes et mystérieusement omniscientes de l'impératrice sont demandées et inspirées par Mercy lui-même. Car il n'a pas d'autre moyen que l'autorité maternelle pour agir sur l'indomptable enfant. Comme ambassadeur d'une cour étrangère, bien qu'amie, il ne lui est pas permis de donner à la dauphine des règles de conduite morale, il n'a pas à vouloir éduquer ou influencer une future reine de France. En conséquence, chaque fois qu'il veut obtenir quelque chose, il demande une de ces lettres affectueusement sévères que Marie-Antoinette reçoit et ouvre avec un battement de cœur. Cette enfant frivole, qui n'est soumise à aucune autre personne sur terre, éprouve toujours une crainte sacrée quand sa mère lui parle, ne fût-ce que par écrit ; alors elle incline humblement la tête même sous le blâme le plus dur.
Affectueuse, cordiale et ennemie de la réflexion, l'enfant qu'est Marie-Antoinette n'a vraiment aucune antipathie pour tous ces gens qui l'entourent. Elle aime bien son grand-papa par alliance, Louis XV, qui la dorlote, elle s'entend passablement avec Mesdames et « Madame Étiquette », elle a une grande confiance en son bon confesseur Vermond et une affection respectueuse et candide pour le calme et cordial ami de sa mère, l'ambassadeur Mercy. Mais tous sont de vieilles personnes sérieuses, graves, mesurées, cérémonieuses, tandis qu'elle, avec ses quinze ans, il lui faudrait quelqu'un de son âge avec qui elle pourrait s'amuser gaiement, ingénument, en toute tranquillité ; elle voudrait des compagnons de jeux et non pas seulement des maîtres, des surveillants et des gens qui la réprimandent ; sa jeunesse a soif de jeunesse. Mais avec qui être gaie, avec qui jouer, dans cette froide maison de marbre cruelle et solennelle ? Au fond, le compagnon de jeu qui lui conviendrait le mieux quant à l'âge se trouve auprès d'elle : c'est son propre époux, qui n'a qu'un an de plus. Mais ce garçon grognon, timide et souvent même grossier par timidité, ce lourdaud évite toute familiarité avec sa jeune femme ; lui non plus d'ailleurs n'a jamais manifesté le moindre désir d'être marié si tôt et il se passe un certain temps avant qu'il ne se décide à être quelque peu poli envers cette fillette étrangère. Il ne reste donc que les frères cadets de son mari, les comtes de Provence et d'Artois, âgés de treize et quatorze ans ; avec eux Marie-Antoinette s'amuse parfois comme une enfant, ils s'empruntent des costumes et font secrètement du théâtre, mais il faut que tout soit promptement caché dès qu'approche « Madame Étiquette » : une dauphine ne doit pas être prise en train de jouer ! Pourtant cette enfant pétulante a besoin de se divertir, d'aimer quelque chose ; un jour, elle demande à l'ambassadeur qu'on lui envoie de Vienne « un chien Mops », un autre jour, la sévère gouvernante s'aperçoit — horreur ! — que la future reine de France a fait monter dans sa chambre les deux petits enfants d'une domestique et qu'elle se traîne et s'ébat par terre avec eux sans se soucier de ses beaux habits. De la première à la dernière heure, l'être libre et naturel qu'il y a en Marie-Antoinette lutte contre tout l'artificiel de ce milieu devenu le sien par le mariage, contre le pathétique précieux de ces jupes à paniers et de cette tenue corsetée. La Viennoise légère et jouisseuse s'est toujours sentie étrangère dans le solennel palais de Versailles.
CHAPITRE IV
LA LUTTE POUR UN MOT
« Ne te mêle pas de politique, ne t'occupe pas des affaires des autres », répète dès le début Marie-Thérèse à sa fille — avertissement au fond superflu, car rien n'importe à Marie-Antoinette que son amusement. Tout ce qui exige un examen approfondi ou une attention soutenue ennuie indiciblement cette jeune femme éprise d'elle-même, et c'est véritablement malgré elle si, au cours des premières années, elle est entraînée dans cette misérable petite guerre d'intrigues qui remplace à la cour de Louis XV la haute politique de son prédécesseur. Dès son arrivée elle trouve Versailles divisé en deux clans. La reine est morte depuis longtemps ; légitimement, donc, le premier rôle féminin à la cour, avec toutes les prérogatives qu'il comporte, revient aux trois filles du roi. Mais maladroites, stupides et mesquines, ces trois bigotes intrigantes ne savent profiter de leur situation que pour se tenir au premier rang à la messe et avoir le pas aux réceptions. Vieilles filles ennuyeuses et désagréables, elles n'ont aucun ascendant sur le roi, qui ne recherche que son plaisir, et jusque dans la sensualité la plus grossière ; aussi, comme elles sont sans pouvoir, sans influence, comme elles ne distribuent pas de places, aucun courtisan, même petit, ne brigue leurs faveurs, et tout l'éclat, tout l'honneur va à celle qui n'a rien de commun avec l'honneur, à la dernière maîtresse du roi, à Mme du Barry. Issue de la lie du peuple, d'un passé obscur, et même, si l'on veut donner créance aux bruits qui courent, parvenue dans la chambre à coucher royale après avoir passé par une maison publique, elle a obtenu de la faiblesse de son amant, afin d'avoir un semblant de droit d'accès à la cour, un époux nanti d'un titre de noblesse, le comte du Barry, mari extrêmement complaisant qui disparaît immédiatement et à jamais le jour même de la signature du mariage. Toujours est-il que ce nom a fait admettre à Versailles l'ex-fille des rues. Pour la deuxième fois une farce honteuse et ridicule s'est déroulée aux yeux de toute l'Europe : un roi très chrétien s'est fait présenter officiellement à la cour, comme étant une dame noble de lui inconnue, sa propre favorite bien connue de tous comme telle. Légitimée par cette réception, la concubine du roi habite le grand palais ; trois pièces seulement la séparent des filles scandalisées et sa chambre communique avec les appartements royaux par un escalier construit tout exprès. Avec son corps expert et celui, encore novice, de jolies filles obligeantes qu'elle amène au vieux libertin, elle tient Louis XV complètement sous sa dépendance : pour obtenir la faveur du roi il faut passer par son salon. Bien entendu, puisqu'elle a le pouvoir en main, tous les courtisans se pressent autour d'elle, les ambassadeurs de tous les souverains attendent, pleins de respect, dans son antichambre, rois et princes lui envoient des cadeaux ; elle peut destituer les ministres, distribuer des charges, se faire construire des châteaux, disposer du trésor royal ; de lourds colliers de diamants scintillent sur sa gorge voluptueuse, des bagues énormes brillent à ses doigts, baisés avec ferveur par toutes les Éminences, tous les princes et tous les solliciteurs, et un diadème invisible resplendit dans sa brune et luxuriante chevelure.
Le soleil de la grâce royale illumine cette souveraine de l'alcôve, toutes les flatteries, tous les hommages vont à cette favorite effrontée qui se pavane à Versailles plus insolemment que jamais reine ne le fit. Pendant ce temps, à l'arrière-plan, dans les chambres du fond, revêches, les filles du roi geignent et gémissent en voyant cette fille insolente couvrir de honte la cour entière, rendre leur père ridicule, le gouvernement impuissant et toute vie de famille chrétienne impossible. De toute la haine née d'une vertu dont on ne peut pas leur faire un mérite, leur bien unique d'ailleurs, car elles n'ont ni esprit, ni charme, ni dignité, ces trois vieilles filles détestent la catin babylonienne qui remplace leur mère à la cour et y jouit des honneurs dus à une reine. Aussi ne pensent-elles, du matin au soir, qu'à la railler, la mépriser et lui nuire.
C'est alors, heureux hasard, qu'apparaît à Versailles cette petite archiduchesse étrangère, Marie-Antoinette, âgée de quinze ans seulement, mais devenue de droit, en sa qualité de future reine, la première femme de la cour ; se servir d'elle contre la du Barry est une tâche qui sourit à Mesdames, et dès le début elles s'appliquent à y dresser cette fillette inconsciente et légère. Il faut la mettre en avant pendant qu'elles resteront dans l'obscurité. Il faut qu'elle les aide à terrasser la bête impure. Elles feignent donc d'attirer tendrement la petite princesse dans leur cercle. Quelques semaines plus tard, Marie-Antoinette, sans le savoir, est au cœur d'une lutte acharnée.
À son arrivée, Marie-Antoinette ne connaissait ni l'existence ni la situation singulière de cette Mme du Barry : à la cour austère de Marie-Thérèse, l'idée d'une maîtresse était chose totalement inconnue. Ce n'est qu'au premier souper qu'elle voit parmi les autres dames de la cour une personne à la gorge opulente, brillamment vêtue, couverte de bijoux magnifiques, qui lui lance des regards curieux, et qu'elle entend appeler « comtesse », Mme la comtesse du Barry. Mais les tantes, qui s'occupent avec sollicitude de l'enfant sans expérience, l'éclairent à fond sur ce sujet et cela, intentionnellement, car peu de temps après son arrivée Marie-Antoinette parle déjà à sa mère de cette « sotte et impertinente créature ». Bruyamment, étourdiment, elle répète toutes les remarques méchantes et perfides que ses chères tantes lui ont soufflées ; puis tout à coup la cour qui s'ennuie et qui est toujours avide de plaisirs semblables y trouve un fol amusement ; car Marie-Antoinette s'est maintenant mis dans la tête — ses tantes ont tout fait pour cela — de blesser au plus profond d'elle-même cette intruse, cette effrontée, qui fait la roue comme un paon à la cour royale, en lui marquant la plus grande indifférence. D'après la loi d'airain de l'étiquette, une dame de rang inférieur n'a pas le droit d'adresser la parole à une dame de rang supérieur ; elle doit toujours attendre avec respect que cette dernière lui parle. Comme on le sait, en l'absence d'une reine, la dauphine occupe le rang le plus élevé, et Marie-Antoinette décide d'user largement du droit que lui confère cette situation. Froide, souriante et provocante, elle fait attendre la comtesse du Barry ; pendant des semaines et des mois elle la laisse languir avec impatience dans l'attente d'un seul mot d'elle. Naturellement, les railleurs et les courtisans s'en aperçoivent bientôt ; ce duel leur procure une joie ineffable ; toute la cour se chauffe agréablement au feu attisé avec soin par Mesdames. Chacun observe avec intérêt la du Barry, qui, assise parmi les dames de la cour, voit avec une fureur mal contenue l'impertinente « petite rousse » parler gaiement (exprès peut-être) à tout le monde ; devant elle seulement Marie-Antoinette pince régulièrement sa lèvre habsbourgeoise légèrement saillante, ne dit pas un mot et regarde pour ainsi dire à travers la comtesse, étincelante de diamants, comme si elle était devant une cloison vitrée.
La du Barry, au fond, n'est pas méchante. En vraie femme du peuple, elle a toutes les qualités des classes inférieures, on trouve chez elle une certaine bienveillance de parvenue, elle est enjouée et amicale avec tous ceux qui ont de bonnes intentions à son égard. Par vanité, elle est facilement complaisante envers qui la flatte ; généreuse avec nonchalance, elle donne volontiers à qui lui demande ; ce n'est en rien une femme mauvaise ou jalouse. Mais précisément parce qu'elle est montée des bas-fonds avec une aussi vertigineuse rapidité, elle ne se contente pas de l'ambiance du pouvoir, elle veut y goûter matériellement et ostensiblement, jouir avec orgueil et vanité d'honneurs qui ne lui reviennent pas, et surtout qu'on lui en reconnaisse le droit. Elle veut être assise au premier rang des dames de la cour, porter les plus beaux diamants, les plus magnifiques toilettes, posséder la plus belle voiture, les meilleurs chevaux. Tout cela elle l'obtient aisément de l'homme faible qui lui est asservi et ne lui refuse rien. Mais — tragi-comédie de tout pouvoir illégitime, et qui a lieu même avec un Napoléon — son ultime, sa suprême ambition est d'être reconnue par le pouvoir légitime. Ainsi, la comtesse du Barry, bien qu'adulée par tous les princes, gâtée par tous les courtisans, ayant vu tous ses désirs réalisés, en a encore un : elle veut que la première femme de la cour lui accorde sa considération, que l'archiduchesse habsbourgeoise se montre accueillante et amicale à son égard. Mais non seulement cette « petite rousse » (c'est ainsi que dans sa fureur impuissante elle appelle Marie-Antoinette), cette petite oie de seize ans qui ne sait même pas encore parler convenablement le français et qui échoue si pitoyablement en ménage, cette vierge malgré soi lui fait toujours la moue et l'humilie devant toute la cour, mais encore elle ose ouvertement et impudemment se moquer d'elle, la femme la plus puissante de Versailles. Non, cela, elle ne l'admettra pas.
Dans cette homérique querelle de préséance, le droit, selon la lettre, est incontestablement du côté de Marie-Antoinette. Elle n'est pas obligée de parler à cette « dame », qui, en sa qualité de comtesse, est infiniment au-dessous de l'héritière du trône, même si elle étale sur sa poitrine pour sept millions de diamants. Mais la du Barry a derrière elle le pouvoir effectif : elle tient le roi dans sa main. Déjà près du dernier degré de la déchéance morale, totalement indifférent à l'égard de l'État, de sa famille, de ses sujets, du monde, cynique avec hauteur — après moi le déluge ! — Louis XV ne veut plus que sa tranquillité et son plaisir. Il laisse les choses aller leur train, ne se soucie pas des mœurs de la cour, sachant fort bien qu'il devrait alors donner l'exemple. Il en a assez de gouverner ; il veut vivre ses dernières années rien que pour lui-même : tout peut s'écrouler autour de lui et derrière lui ! C'est pourquoi cette guerre féminine soudaine trouble fâcheusement sa quiétude. D'accord avec ses principes épicuriens, il préférerait ne pas s'en mêler. Mais la du Barry lui casse journellement les oreilles en lui répétant qu'elle ne se laissera pas humilier par cette petite, qu'elle ne permettra pas qu'on la ridiculise ainsi devant toute la cour, qu'il doit la protéger, défendre son honneur à elle et, en même temps le sien. À la longue, Louis XV en a assez de ses scènes et de ses larmes ; il fait mander la dame d'honneur de Marie-Antoinette, Mme de Noailles, pour que l'on sache enfin qui commande. D'abord, il ne dit que des amabilités sur l'épouse de son petit-fils. Mais peu à peu il glisse dans la conversation toutes sortes de remarques, il trouve que la dauphine se permet de parler un peu trop librement de ce qu'elle voit et qu'il serait bon d'attirer son attention sur le fait qu'une telle conduite peut produire de mauvais effets dans le cercle intime de la famille. La dame d'honneur transmet immédiatement comme on le désirait cet avertissement à Marie-Antoinette, celle-ci en fait part à ses tantes et à Vermond, ce dernier, finalement, le communique à l'ambassadeur d'Autriche, Mercy, qui en est, bien entendu, épouvanté — alliance, l'alliance ! — et qui relate toute l'affaire, par courrier spécial, à l'impératrice.
Situation épineuse pour la pieuse, la bigote Marie-Thérèse ! Elle qui, à Vienne, avec sa fameuse commission des mœurs, fait impitoyablement fouetter et mettre en maison de correction les « dames » du genre de la du Barry, devra-t-elle ordonner à sa fille d'être polie envers une pareille créature ? Mais, d'autre part, peut-elle prendre parti contre le roi ? La mère, l'austère catholique et la politicienne qui sont en elle se trouvent jetées dans le plus pénible des conflits. Bref, la vieille et fine diplomate se tire d'embarras en remettant toute l'affaire entre les mains de la chancellerie. Elle n'écrit pas elle-même à sa fille, mais fait rédiger par son ministre Kaunitz un rescrit adressé à Mercy, le chargeant d'exposer à Marie-Antoinette cette « exégèse » politique. De cette façon les dehors sont saufs et la petite sait comment elle doit se conduire, car Kaunitz explique :
Manquer d'égards à des gens que le roi a mis en place ou dans sa société, c'est manquer à lui-même... On ne doit voir dans ces sortes de personnes que la circonstance d'être gens que le souverain a jugés dignes de sa confiance et de ses bontés et on ne doit point se permettre d'examiner si c'est à tort ou à raison : le choix seul du prince doit être respecté.
C'est clair, plus que clair même. Mais Marie-Antoinette est chauffée à blanc par ses tantes. Quand on lui lit la lettre, elle lâche à Mercy, avec sa nonchalance habituelle, un « oui, oui » et un « ça va » négligents, tout en pensant à part soi que cette vieille perruque de Kaunitz peut bien dire et redire tout ce qu'il voudra, mais qu'en ce qui concerne ses affaires privées il n'y a pas de chancelier qui tienne. Depuis qu'elle s'aperçoit combien la « sotte créature » enrage et se tourmente, l'orgueilleuse petite fille prend doublement goût à la chose ; comme si rien ne s'était passé, elle persévère avec une joyeuse cruauté dans son silence ostensible. Tous les jours elle rencontre la favorite à des bals, à des fêtes, au jeu, à la table du roi même, et la voit attendre, regarder de son côté, trembler d'émotion à son approche. Mais elle peut attendre jusqu'au jugement dernier ! Chaque fois que son regard l'effleure par hasard, Marie-Antoinette retrousse dédaigneusement sa lèvre et passe, glaciale, devant elle, sans prononcer le mot attendu et souhaité par la du Barry, le roi, Kaunitz, Mercy, et même, en secret, par Marie-Thérèse.
Désormais la guerre est ouvertement déclarée. Comme à un combat de coqs, les courtisans se groupent autour des deux femmes, qui observent l'une à l'égard de l'autre un silence résolu, la du Barry avec des larmes de fureur impuissante, Marie-Antoinette avec un petit sourire hautain et méprisant. Tous veulent voir et savoir — et vont jusqu'à parier — qui l'emportera des deux souveraines de France, la légitime ou l'illégitime. Depuis des années et des années Versailles n'a pas vu de plus amusant spectacle.
Mais, cette fois, Louis XV commence à se fâcher. Habitué dans son palais à une obéissance byzantine, au moindre battement de cils, accoutumé à voir tout le monde courir servilement selon sa volonté, avant même qu'il ne l'ait clairement exprimée, voici que pour la première fois il sent une résistance, lui, le roi de France très chrétien : une gamine ose dédaigner publiquement ses ordres. Le plus simple, bien entendu, serait de mander cette effrontée et de lui laver énergiquement la tête ; mais au fond de cet homme dépravé et cynique subsiste une dernière pudeur ; il est malgré tout pénible d'ordonner à l'épouse du petit-fils d'adresser la parole à la maîtresse du grand-père. Dans son embarras, Louis XV fait donc exactement ce qu'a fait Marie-Thérèse dans sa perplexité : il transforme l'affaire privée en affaire d'État. À sa surprise, Mercy, l'ambassadeur d'Autriche, est convoqué par le ministère français des Affaires extérieures, et ce non pas dans la salle d'audience, mais dans les appartements de la comtesse du Barry. Le choix singulier du lieu de l'entretien fait qu'il pressent immédiatement certaines choses, et effectivement il ne se trompait pas : à peine a-t-il échangé quelques mots avec le ministre que la comtesse fait son entrée, le salue cordialement et lui raconte en détail combien on est injuste à son égard, en lui prêtant des sentiments hostiles envers la dauphine ; elle est tout au contraire la victime de basses calomnies. Le brave ambassadeur est un peu gêné de devenir, soudain, du représentant de l'impératrice le confident de la du Barry ; il essaie de parler en diplomate, mais voici que s'ouvre sans bruit une porte dérobée et que Louis XV en personne intervient dans l'entretien épineux.
Jusqu'à présent, dit-il à Mercy, vous avez été l'ambassadeur de l'impératrice, mais je vous prie d'être maintenant mon ambassadeur au moins pour quelque temps.
Puis il s'exprime très franchement sur Marie-Antoinette. Il la trouve charmante, mais jeune et impulsive, et avec cela, unie à un époux incapable de la diriger, elle écouté facilement les mauvais conseils de certaines personnes (Louis XV pense à Mesdames, ses propres filles) et se laisse entraîner dans toutes sortes d'intrigues. Il prie donc Mercy d'user de toute son autorité pour que la dauphine change d'attitude. Mercy comprend aussitôt que l'affaire est devenue politique ; il se trouve devant un ordre clair et net qu'il faut exécuter ; le roi exige la capitulation absolue. L'ambassadeur, naturellement, rend aussitôt compte à Vienne de la situation ; pour atténuer ce qu'a de pénible sa mission, il fait quelques retouches indulgentes au portrait de la du Barry qui n'est pas, dit-il, si mauvaise que cela ; ce qu'elle désire n'est au fond qu'une petite chose ; elle voudrait que la dauphine lui adressât une seule fois la parole en public. En même temps, il rend visite à Marie-Antoinette et la prie avec insistance de s'incliner. Il n'hésite même pas à employer les grands moyens. Il va jusqu'à lui faire peur en lui chuchotant que le poison a déjà supprimé plus d'un haut personnage à la cour de France, et, finalement, il lui dépeint avec une particulière éloquence le conflit qui pourrait éclater entre les Bourbons et les Habsbourgs. C'est là son atout le plus puissant : elle seule sera responsable si, par sa conduite, doit tomber en pièces cette alliance, qui est l'œuvre maîtresse de sa mère.
Et en effet, l'artillerie lourde commence à agir : Marie-Antoinette se laisse intimider. Avec des larmes de colère elle promet à l'ambassadeur d'adresser, un jour déterminé, au jeu, la parole à la du Barry. Mercy pousse un soupir de soulagement : Dieu soit loué ! L'alliance est sauve.
Une représentation de gala des plus magnifiques attend maintenant les intimes de la cour. De bouche en bouche on se passe la nouvelle en grand mystère : ce soir la dauphine adressera enfin la parole à la du Barry ! Les coulisses sont disposées avec soin et la scène est réglée à l'avance. Il a été convenu entre l'ambassadeur et Marie-Antoinette que le soir, au cercle, à la fin de la partie, Mercy s'avancera vers la comtesse du Barry et engagera avec elle une petite conversation. Comme par hasard, la dauphine passera près d'eux, s'approchera de l'ambassadeur, le saluera et par la même occasion dira quelques mots à la favorite. Tout est admirablement combiné. Malheureusement, le spectacle échoue, car Mesdames, n'admettant point que leur rivale détestée jouisse de ce succès public, ont décidé de leur côté de faire tomber le rideau avant le duo de réconciliation. Animée des meilleures intentions, Marie-Antoinette se rend le soir au salon ; tout est bien préparé ; Mercy, conformément au programme, fait le premier geste. Il s'approche de Mme du Barry et engage la conversation. Entre-temps, Marie-Antoinette, suivant ce qu'il a été décidé, a commencé le tour du salon. Elle a parlé avec une dame, puis avec la suivante, puis avec la suivante encore, prolongeant peut-être un peu par crainte, énervement ou dépit ce dernier entretien ; il ne reste plus à présent qu'une seule dame entre elle et la du Barry — encore deux minutes, encore une, et elle se trouvera devant Mercy et la favorite. Mais à cet instant décisif Madame Adélaïde, la plus acharnée des trois vieilles filles, exécute son grand coup. Elle s'approche vivement de Marie-Antoinette et lui dit sur un ton autoritaire : « Il est temps de s'en aller, partons ; nous irons attendre le roi chez ma sœur Victoire. » Marie-Antoinette surprise, effrayée, perd courage ; peureuse comme elle l'est, elle n'ose pas dire non et n'a pas, d'autre part, la présence d'esprit d'adresser en hâte à la du Barry, qui attend, quelques mots indifférents. Elle rougit, se trouble, s'enfuit presque et le mot désiré, commandé, obtenu par la voie diplomatique, concerté à quatre, n'est pas prononcé. Tout le monde est sidéré. La scène a été montée en vain ; au lieu d'une réconciliation on n'a abouti qu'à une nouvelle humiliation. Les malveillants, à la cour, se frottent les mains ; partout, jusqu'à l'office, on se raconte en riant sous cape comment la du Barry a vainement attendu. Mais la comtesse écume, et, ce qui est plus grave, Louis XV entre dans une franche colère. « Hé bien, Monsieur de Mercy, dit-il courroucé à l'ambassadeur, vos avis ne fructifient guère ; il faudra que je vienne à votre secours ! »
Le roi de France est furieux et menace, Mme du Barry rage dans ses appartements, l'alliance franco-autrichienne vacille, la paix de l'Europe est en danger. Immédiatement l'ambassadeur annonce à Vienne la mauvaise tournure de l'affaire. Il est temps que l'impératrice entre en jeu. Il faut qu'elle intervienne personnellement, car elle seule peut quelque chose sur cette enfant têtue et irréfléchie. Marie-Thérèse est extrêmement effrayée par ces événements. En envoyant sa fille en France elle avait honnêtement l'intention de lui éviter le triste métier de la politique, et elle écrivait alors à son ambassadeur :
Je vous avoue franchement que je ne souhaite pas que ma fille gagne une influence décidée dans les affaires. Je n'ai que trop appris, par ma propre expérience, quel fardeau accablant est le gouvernement d'une vaste monarchie. De plus, je connais la jeunesse et la légèreté de ma fille, jointes à son peu de goût pour l'application (et qu'elle ne sait rien), ce qui me ferait d'autant plus craindre pour la réussite dans le gouvernement d'une monarchie aussi délabrée que l'est à présent celle de France ; et si ma fille ne pouvait la relever, ou que l'état de cette monarchie venait encore à empirer de plus en plus, j'aimerais mieux qu'on en inculpât quelque ministre que ma fille... Je ne saurais donc me résoudre à lui parler politique et affaires d'État...
Mais cette fois — fatalité ! — cette vieille femme tragique doit se montrer infidèle à elle-même, car Marie-Thérèse a depuis quelque temps de graves soucis politiques. Une affaire obscure et qui n'est pas précisément propre se trame à Vienne. Il y a des mois déjà que la triste proposition d'un partage de la Pologne a été faite par Frédéric II, qu'elle hait comme l'incarnation de Lucifer sur terre, et par Catherine de Russie, dont elle se méfie profondément ; depuis, l'approbation enthousiaste que cette idée trouve chez Kaunitz et Joseph II trouble sa conscience.
Tout partage, au fond, est injuste et nuisible pour nous, déclare-t-elle. Je ne puis assez regretter cette offre, et dois avouer que j'ai honte de paraître en public.
Elle s'est immédiatement rendu compte de ce que vaut cette idée politique, elle sait que c'est un crime moral, le pillage d'un peuple innocent et sans défense.
De quel droit pouvons-nous piller un innocent que nous nous sommes toujours glorifiés de protéger ? s'écrie-t-elle.
Avec une indignation véritable et profonde elle décline la proposition, indifférente au fait que ses Considérations morales peuvent être prises pour de la faiblesse.
Mieux vaut passer pour faibles que pour déloyaux, dit-elle noblement et intelligemment.
Mais depuis longtemps Marie-Thérèse n'est plus la souveraine absolue. Son fils et corégent Joseph II ne rêve que guerres, expansion de l'empire et réformes, tandis que, pleinement consciente du caractère artificiel et peu solide de l'État autrichien, elle ne pense, elle, qu'à préserver et conserver ; pour contrarier l'influence de sa mère, Joseph II s'engage timidement dans la voie belliqueuse de Frédéric II, qui fut l'ennemi le plus acharné de Marie-Thérèse, cependant que cette femme vieillissante voit avec une profonde consternation Kaunitz, son serviteur le plus fidèle, dont elle a fait la fortune politique, se tourner vers l'étoile naissante de son fils. Lasse, exténuée, déçue dans tous ses espoirs de mère et de souveraine, elle renoncerait volontiers au pouvoir. Mais sa responsabilité l'en empêche, elle pressent avec une lucidité prophétique que l'esprit inquiet et inconstant du brusque réformateur qu'est Joseph II propagera le trouble dans tout cet empire si difficile à gouverner. Aussi cette femme pieuse et profondément loyale lutte-t-elle jusqu'à la dernière heure pour ce qu'elle considère comme le bien suprême : l'honneur.
Je reconnais, écrit-elle, que durant toute ma vie je ne me suis trouvée aussi inquiète. Lorsqu'on a voulu me dépouiller de tous mes pays je me suis appuyée sur mon droit et sur le soutien de Dieu. Mais dans le cas présent, où non seulement le droit n'est point de mon côté, mais où la justice, le droit et l'équité me combattent, je n'ai plus de paix ; il ne me reste que le trouble et les reproches d'un cœur qui ne fut jamais habitué à duper les autres ou lui-même, ou à faire passer la duplicité pour la sincérité. La foi et la fidélité, qui sont cependant le plus précieux joyau de la force véritable d'un monarque contre les autres, sont perdues à jamais.
Mais Frédéric II a une conscience large et il ironise à Berlin :
L'impératrice Catherine et moi sommes deux brigands : mais cette dévote d'impératrice-reine, comment a-t-elle arrangé cela avec son confesseur ?
Il se fait pressant, et Joseph II menace et jure sans cesse qu'une guerre est inévitable si l'Autriche ne se soumet pas. Finalement, l'âme déchirée, le cœur ulcéré, Marie-Thérèse cède les larmes aux yeux :
Je ne suis pas assez forte pour conduire les affaires moi-même, par conséquent je les laisse, bien qu'à mon plus profond chagrin, suivre leur voie, parce que tous les hommes expérimentés et intelligents le conseillent.
Mais au fond de son cœur elle se sait complice et tremble en pensant au jour où le traité secret et ses conséquences seront révélés au monde. Que dira la France ? Verra-t-elle avec indifférence, eu égard à son alliance avec l'Autriche, cette attaque de brigands contre la Pologne, ou combattra-t-elle des prétentions qu'elle-même, Marie-Thérèse, ne considère pas comme légitimes (car l'impératrice biffe, de sa propre main, le mot « légitime » dans le décret d'occupation). Tout dépend de l'attitude plus ou moins cordiale de Louis XV.
C'est alors qu'au milieu de ces soucis, de ce brûlant conflit moral, arrive la lettre d'alarme de Mercy, annonçant que le roi est fort irrité contre Marie-Antoinette, qu'il lui a ouvertement exprimé son mécontentement, et cela juste au moment où, à Vienne, on entortille si bien le naïf ambassadeur de France, le prince de Rohan, qu'entre ses parties de chasse et de plaisir il ne voit rien de la question polonaise. Parce que Marie-Antoinette ne veut pas adresser la parole à la du Barry, le partage de la Pologne peut devenir une dangereuse affaire d'État, une guerre même peut en sortir... Marie-Thérèse prend peur. Non, alors qu'à l'âge de cinquante-cinq ans elle doit faire à la raison d'État un sacrifice moral aussi douloureux, sa fille, cette enfant de seize ans, n'a pas à être plus catholique que le pape, plus rigide que sa mère. Une lettre est donc rédigée, plus énergique que jamais, afin de briser une fois pour toutes l'entêtement de la petite. Pas un mot dans cette lettre sur la Pologne, sur la raison d'État, cela va sans dire, mais au contraire (il dut en coûter à la vieille impératrice) toute l'affaire y est ramenée aux proportions d'une bagatelle :
Cette crainte et embarras de parler au roi, le meilleur des pères, écrit-elle, celle de parler aux gens à qui on vous conseille de parler ! Avouez cet embarras, cette crainte de dire seulement le bonjour ; un mot sur un habit, sur une bagatelle vous coûte tant de grimaces, pures grimaces, ou c'est pire. Vous vous êtes donc laissé entraîner dans un tel esclavage que la raison, votre devoir même, n'ont plus la force de vous persuader. Je ne puis plus me taire après la conversation de Mercy, et tout ce qu'il vous a dit que le roi souhaitait et que votre devoir exigeait, vous avez osé lui manquer ; quelle bonne raison pouvez-vous alléguer ? Aucune. Vous ne devez connaître ni voir la du Barry d'un autre œil que d'être une dame admise à la cour et à la société du Roi. Vous êtes la première sujette de lui, vous lui devez obéissance et soumission ; vous devez l'exemple à la cour, aux courtisans, que les volontés de votre maître s'exécutent. Si on exigeait de vous des bassesses, des familiarités, ni moi ni personne ne pourrait vous les conseiller, mais une parole indifférente, de certains regards, non pour la dame, mais pour votre grand-père, votre maître, votre bienfaiteur...
Cette cascade d'arguments pas très sincères brise l'énergie de Marie-Antoinette ; bien qu'obstinée, volontaire, elle n'a jamais osé résister à l'autorité de sa mère. La discipline familiale des Habsbourgs triomphe comme toujours. Pour la forme Marie-Antoinette discute encore :
Je ne dis pas que je ne lui parlerai jamais, mais ne puis convenir de lui parler à jour et heure marquée pour qu'elle le dise d'avance et en fasse triomphe.
Mais en réalité sa résistance intérieure est vaincue et ces mots ne sont qu'une dernière manœuvre couvrant la retraite : la capitulation est déjà signée.
Le 1er janvier 1772 apporte enfin un terme à cette guerre féminine héroï-comique ; c'est le triomphe de Mme du Barry, la soumission de Marie-Antoinette. De nouveau la scène est réglée de façon théâtrale et toute la cour solennellement convoquée en qualité de témoin et de spectatrice. L'heure des congratulations commence. L'une après l'autre, selon leur rang, les dames défilent devant la dauphine ; parmi elles la duchesse d'Aiguillon, épouse du ministre, avec Mme du Barry. La dauphine adresse quelques mots à la duchesse d'Aiguillon, puis elle tourne la tête à peu près dans la direction de Mme du Barry, et dit, non pas à celle-ci, mais de façon que l'on puisse croire, en y mettant de la bonne volonté, que ces paroles lui sont adressées — l'assemblée entière retient son souffle pour ne pas perdre une syllabe — le mot tant désiré, obtenu au prix de tant de luttes, si lourd de conséquences : « Il y a bien du monde aujourd'hui à Versailles. » Marie-Antoinette a proféré neuf mots, neuf exactement, mais c'est là un événement formidable pour la cour, plus important que la conquête d'une province, plus excitant que toutes les réformes dont la nécessité se fait sentir depuis longtemps : enfin la dauphine a parlé à la favorite ! Marie-Antoinette a capitulé ; Mme du Barry a vaincu. À présent tout est rentré dans l'ordre ; le soleil de Versailles brille de tout son éclat. Le roi accueille la dauphine à bras ouverts et l'embrasse tendrement comme une fille retrouvée ; Mercy la remercie avec attendrissement ; la du Barry se pavane dans les salons, Mesdames exaspérées tempêtent ; toute la cour est agitée, du grenier à la cave on raconte et on bavarde ; et tout cela parce que Marie-Antoinette a dit à la du Barry : « Il y a bien du monde aujourd'hui à Versailles. »
Mais ces neuf mots banaux ont un sens plus profond. Ils ont scellé un grave crime politique ; ils ont acheté le consentement tacite de la France au partage de la Pologne. Grâce à ces neuf mots, non seulement la du Barry, mais encore Frédéric II et Catherine ont affirmé leur volonté. Ce n'est pas Marie-Antoinette seule qui a été humiliée, c'est tout un pays.
Marie-Antoinette est vaincue, elle le sait ; son jeune et naïf orgueil, non encore maîtrisé, a reçu un coup terrible. Pour la première fois elle a courbé la tête, mais elle ne la courbera pas une deuxième, sauf devant l'échafaud. À cette occasion on s'aperçoit soudain que cette « bonne et tendre Antoinette » cache une âme fière et inébranlable dès qu'il s'agit de son honneur. Pleine d'amertume, elle dit à Mercy :
J'ai parlé une fois, mais je suis bien décidée à en rester là, et cette femme n'entendra plus le son de ma voix.
Elle montre même nettement à sa mère qu'après cette unique concession on n'a plus de sacrifices à attendre d'elle :
Vous pouvez bien croire que je sacrifie toujours tous mes préjugés et répugnances, tant qu'on ne me proposera rien d'affiché et contre l'honneur.
En vain Marie-Thérèse, indignée de cette première manifestation d'indépendance de son enfant, la sermonne-t-elle vertement :
Vous m'avez fait rire de vous imaginer que moi ou mon ministre pourraient jamais vous donner des conseils contre l'honneur : pas même contre la moindre décence... Votre agitation après ce peu de paroles, le propos de n'en plus y venir, font trembler pour vous.
En vain l'impératrice lui écrit-elle encore :
Il faut que vous lui parliez comme à toute autre dame reçue à la cour. Vous devez cela au roi et à moi.
En vain Mercy et les autres cherchent-ils sans cesse à la persuader qu'elle doit adopter une attitude amicale envers la du Barry et que c'est là le moyen de s'assurer la faveur du roi : tout se brise contre ce jeune orgueil. La petite bouche habsbourgeoise de Marie-Antoinette, qui s'est ouverte une seule fois à contrecœur, reste fermée comme une porte de fer ; aucune menace, aucune séduction ne peut plus la desceller. Elle a dit neuf mots à la du Barry, et jamais cette femme abhorrée n'en entendra un dixième.
Cette fois seulement, ce 1er janvier 1772, Mme du Barry a triomphé de l'archiduchesse d'Autriche, de la dauphine de France ; il n'est pas douteux qu'avec des alliés aussi puissants que Louis XV et Marie-Thérèse la favorite pourrait poursuivre la lutte contre la future reine. Mais il est des combats à la suite desquels le vainqueur, reconnaissant la force de son adversaire, est lui-même effrayé de sa victoire et se demande s'il ne serait pas plus sage d'abandonner volontairement la lutte et de conclure la paix. Mme du Barry ne jouit guère de son triomphe. Au fond, cette créature bonasse et insignifiante n'a jamais nourri d'animosité contre Marie-Antoinette ; mais, gravement blessée dans son orgueil, elle a simplement voulu cette petite satisfaction. Maintenant que ses désirs sont exaucés, cette victoire trop publique l'inquiète et la tourmente. Car elle est quand même assez intelligente pour savoir que tout son pouvoir repose sur des bases instables, sur un vieillard goutteux et décrépit. Qu'une attaque d'apoplexie frappe ce sexagénaire et demain déjà la « petite rousse » peut être reine de France : alors, une lettre de cachet expédiant la favorite à la Bastille est vite signée. C'est pourquoi, aussitôt après son triomphe sur Marie-Antoinette, la du Barry se livre honnêtement et sincèrement aux tentatives de rapprochement les plus énergiques. Elle modère sa bile, dompte son orgueil, continue à assister aux soirées de la dauphine et, bien que celle-ci ne daigne point honorer d'une nouvelle parole, elle ne s'en montre pas le moins du monde irritée ; au contraire, elle ne cesse de faire savoir à Marie-Antoinette par des confidents et des messagers occasionnels qu'elle éprouve à son égard les meilleurs sentiments, elle s'ingénie de cent façons à attirer sur son ancienne rivale les bonnes grâces du roi. Finalement, comme elle n'arrive pas à gagner Marie-Antoinette par ses amabilités, elle recourt au plus audacieux des moyens : elle tente d'acheter sa faveur. On sait à la cour — on ne le sait que trop bien, comme en témoignera plus tard la fameuse affaire du Collier — que Marie-Antoinette aime follement les bijoux. La du Barry pense donc — et, fait caractéristique, le cardinal de Rohan, dix ans plus tard, est exactement guidé par la même idée — qu'il est peut-être possible de la gagner par des cadeaux. Un grand joaillier, le Boehmer de l'affaire du Collier, possède des boucles d'oreilles en diamants évaluées sept cent mille livres. Plus ou moins ouvertement Marie-Antoinette sans doute a déjà dû exprimer son admiration pour ces joyaux, et la du Barry doit avoir appris son envie de les posséder. Car un jour elle lui fait entendre par une dame de la cour que, si vraiment elle désire avoir les fameuses boucles d'oreilles, elle serait volontiers prête à persuader Louis XV de les lui offrir. Mais Marie-Antoinette ne répond pas un seul mot à cette impudente proposition, elle détourne dédaigneusement la tête et continue à ignorer froidement sa rivale ; non, même pas pour toutes les pierres précieuses de la terre, cette Mme du Barry qui l'a publiquement humiliée un jour n'entendra plus de sa bouche une parole. Une fierté et une assurance nouvelles s'annoncent chez la jeune femme de dix-sept ans : elle n'a plus besoin de bijoux dus aux grâces et aux faveurs d'autrui, car déjà le diadème royal jette ses feux au-dessus de son front.
CHAPITRE V
LA CONQUÊTE DE PARIS
Bien qu'à l'écart de la capitale, le palais en est si près que par les nuits obscures on voit distinctement se dessiner sur le ciel, du haut des collines de Versailles le halo brillant des lumières de Paris ; un cabriolet à ressorts fait la route en deux heures, un piéton en cinq. Qu'y a-t-il donc de plus naturel pour l'héritière du trône que d'aller visiter la capitale de son futur royaume deux ou trois jours après son mariage ? Mais le vrai sens du cérémonial ou plutôt son non-sens est justement d'étouffer ou de fausser le naturel sous toutes ses formes. Entre Paris et Versailles se dresse devant Marie-Antoinette une barrière invisible : l'étiquette. Car l'héritier présomptif de la couronne de France ne peut entrer pour la première fois dans la capitale accompagné de son épouse qu'après une annonce solennelle et une autorisation préalable du roi. Mais cette « joyeuse entrée » de Marie-Antoinette, la chère famille cherche à la retarder le plus possible. En dépit de leurs inimitiés mortelles, les vieilles tantes bigotes, ces frères ambitieux que sont les comtes de Provence et d'Artois, la du Barry s'empressent de s'unir pour barrer à la dauphine la route de Paris ; ils ne veulent pas qu'elle jouisse d'un triomphe qui montrerait trop visiblement son rang futur. Chaque semaine, chaque mois, la camarilla invente un nouvel empêchement, trouve une nouvelle objection ; ainsi passent six mois, douze mois, vingt-quatre mois, trente-six mois, et Marie-Antoinette demeure toujours emprisonnée derrière les grilles dorées de Versailles. Enfin, en mai 1773, elle perd patience et passe franchement à l'attaque. Puisque les maîtres de cérémonie, devant son désir, continuent à secouer leurs perruques poudrées, elle se fait annoncer chez Louis XV. Celui-ci ne trouve rien d'inouï à cette demande, et, faible envers toutes les jolies femmes, il accorde facilement son consentement à la charmante épouse de son petit-fils, au grand dam de toute la clique. Il va jusqu'à la laisser choisir elle-même le jour de son entrée solennelle dans la capitale.
Marie-Antoinette choisit le 8 juin. Mais maintenant que le roi a définitivement donné son autorisation, cette jeune espiègle se plaît à jouer secrètement un tour au règlement maudit qui l'a tenue pendant trois ans éloignée de Paris. De même que des fiancés, sans que leurs familles s'en doutent, se livrent parfois, avant la bénédiction nuptiale, aux tendres effusions d'une nuit d'amour, afin d'ajouter à la volupté le charme du fruit défendu, de même Marie-Antoinette, peu de temps avant la « joyeuse entrée », propose à son mari et à son beau-frère d'aller secrètement à Paris. À une heure tardive de la nuit ils font donc atteler les carrosses, gagnent la ville interdite et se rendent, travestis et masqués, au bal de l'Opéra. Mais comme le lendemain ils assistent, très correctement, à la première messe, cette aventure reste ignorée. Il n'y a pas d'esclandre et Marie-Antoinette s'est heureusement vengée, pour la première fois, de l'odieuse étiquette.
L'entrée officielle lui fait une impression d'autant plus vive qu'elle a déjà goûté en secret aux charmes de Paris. Après le roi de France, le roi du ciel, lui aussi, donne d'une façon éclatante son assentiment à la solennité : le 8 juin est une radieuse journée d'été sans nuages, qui attire une foule immense de spectateurs. Toute la route de Versailles à Paris n'est qu'une haie humaine bruissante d'acclamations, fleurie de drapeaux et de guirlandes multicolores. Aux portes de Paris, le maréchal de Brissac, gouverneur de la capitale, attend le carrosse officiel pour présenter avec respect aux conquérants pacifiques la clef de la ville sur un plateau d'argent. Puis viennent les dames de la halle parées de leurs plus beaux atours (c'est bien différemment que plus tard elles accueilleront Marie-Antoinette !) ; elles offrent les primeurs de la saison, fleurs et fruits, et souhaitent longue vie à la dynastie. Au même instant les canons tonnent aux Invalides, à l'Hôtel de Ville et à la Bastille. Le carrosse du dauphin et de la dauphine traverse lentement la ville, longe le quai des tuileries, gagne Notre-Dame ; partout, à la cathédrale, à l'Université, dans les couvents, le futur roi et la future reine sont accueillis par des discours ; ils passent sous un arc de triomphe construit tout exprès, traversent une forêt de drapeaux ; mais l'accueil le plus magnifique leur est fait par le peuple. Des dizaines, des centaines de milliers de personnes affluent de toutes les rues de la ville gigantesque pour voir le dauphin et la dauphine, et la vue de cette jeune femme, ravie et ravissante au-delà de tout ce qu'on espérait, éveille un enthousiasme indicible. On applaudit, on acclame, on gite chapeaux et mouchoirs ; les enfants, les femmes se bousculent pour être plus près ; et lorsque Marie-Antoinette, du balcon des Tuileries, voit les flots délirants de cette immense marée humaine elle s'effraye presque et dit : « Mon Dieu, que de monde ! » Le maréchal de Brissac qui se tient à ses côtés s'incline et répond avec une galanterie toute française : « Madame, n'en déplaise à on Altesse le Dauphin, mais vous voyez ici deux cent mille hommes épris de vous. » L'impression que fait sur Marie-Antoinette cette première rencontre avec le peuple est très forte. De nature peu réfléchie, mais douée d'une vive réceptivité, elle ne comprend les événements que grâce à un contact personnel et direct, il faut qu'elle voie et sente. C'est seulement à la minute où s'élèvent vers elle les drapeaux, les cris, les acclamations, où montent dans sa direction les ondes bruissantes et brûlantes de la foule anonyme qu'elle pressent pour la première fois la grandeur et l'éclat du rang auquel l'a élevée le destin. Jusqu'à présent on l'a appelée à Versailles « Madame la Dauphine », mais ce n'était qu'un titre parmi tant d'autres, un des échelons rigides de l'interminable échelle de la noblesse, un mot vide, une notion inanimée. À présent seulement, Marie-Antoinette saisit le sens ardent et la fière promesse de ces mots : « Héritière du trône de France. » Bouleversée, elle écrit à sa mère :
J'ai eu mardi dernier une fête que je n'oublierai de ma vie ; nous avons fait notre entrée à Paris. Pour les honneurs nous avons reçu tous ceux qu'on a pu imaginer, mais tout cela, quoique fort bien, n'est pas ce qui m'a touchée le plus, mais c'est la tendresse et l'empressement de ce pauvre peuple, qui, malgré les impôts dont il est accablé, était transporté de joie de nous voir. Lorsque nous avons été nous promener aux Tuileries, il y avait une si grande foule que nous avons été trois quarts d'heure sans pouvoir ni avancer ni reculer... Au retour de la promenade, nous sommes montés sur une terrasse découverte et y sommes restés une demi-heure. Je ne puis vous dire, ma chère maman, les transports de joie, d'affection, qu'on nous a témoignés dans ce moment. Avant de nous retirer, nous avons salué avec la main le peuple, ce qui a fait grand plaisir. Qu'on est heureux dans notre état de gagner l'amitié de tout un peuple à si bon marché ! Il n'y a pourtant rien de si précieux ; je l'ai bien senti et ne l'oublierai jamais.
Ce sont les premières paroles vraiment personnelles que l'on trouve dans les lettres de Marie-Antoinette à sa mère. La belle émotion provoquée par cet amour populaire immérité, et pourtant si ardemment offert, éveille en elle un sentiment généreux et reconnaissant. Mais si Marie-Antoinette s'émeut vite, elle oublie tout aussi vite. Après quelques visites à Paris, elle accepte déjà cette allégresse comme un hommage qui va de soi, dû à son rang et à sa situation, et s'en réjouit avec l'insouciance enfantine qui lui fait accepter nonchalamment tous les cadeaux de la vie. C'est pour elle quelque chose de merveilleux que d'être acclamée par cette foule ardente, aimée par ce peuple inconnu : désormais elle jouit de l'amour de ces vingt millions d'hommes comme s'il lui revenait de droit, sans se douter qu'un droit comporte des devoirs et que l'amour le plus pur finit par se lasser quand il n'est pas réciproque.
Dès son premier voyage, Marie-Antoinette a conquis Paris. Mais en même temps Paris, de son côté, a conquis Marie-Antoinette. À partir de ce jour, elle est fascinée par la ville. Souvent, et bientôt trop souvent, elle se rend à la capitale, inépuisable en séductions et en divertissements : tantôt le jour, en grande pompe, avec toutes ses dames d'honneur, tantôt la nuit avec une petite suite intime pour aller au bal ou au théâtre, ou se livrer incognito à des plaisirs plus ou moins innocents. Maintenant que la voici soustraite à la vie de la cour, uniforme et réglée comme un calendrier, l'adolescente indisciplinée se rend compte de l'ennui hideux que dégage l'immense bâtisse en pierre et en marbre de Versailles, avec ses révérences et ses cabales, la raideur de ses solennités, et ces tantes insupportables, qui toujours morigènent, grognent, critiquent et en compagnie de qui elle doit le matin aller à la messe, et le soir tricoter. Cette existence de cour sans gaieté ni liberté, ces attitudes horriblement maniérées, cet éternel menuet de figures figées, aux mouvements mesurés, cette épouvante constante du moindre faux pas, tout cela lui paraît artificiel, fantomatique, à côté de la vie large et libre de Paris. Elle croit s'être échappée d'une serre et vivre au grand air. Ici, dans le chaos de la ville géante, on peut plonger et disparaître, se soustraire à l'impitoyable horaire des gestes quotidiens et jouer avec le hasard, jouir et vivre sa propre vie, tandis que là-bas on n'existe que pour la galerie. Désormais, deux ou trois nuits par semaine, régulièrement, un carrosse emporte à Paris des femmes joyeuses et parées qui ne rentreront qu'à l'aube.
Mais que voit Marie-Antoinette des choses de Paris ? Les premières fois, par curiosité, elle visite toutes sortes de monuments, les musées, les grands Magasins, elle se rend à des fêtes populaires et même, une fois, à une exposition de tableaux. Cela lui suffit, son besoin de s'instruire est satisfait pour les vingt années qui vont suivre... Tout son temps, elle consacre exclusivement aux lieux d'amusement, elle va avec régularité à l'Opéra, à la Comédie-Française, à la Comédie-Italienne, aux bals, aux redoutes, dans les salles de jeu, c'est-à-dire qu'elle ne fréquente que le « Paris at night », le « Paris city of pleasures » des riches Américaines d'aujourd'hui. Ce sont les bals de l'Opéra qui l'attirent le plus, car la liberté que confère le masque est la seule qui soit tolérée à cette femme prisonnière de son rang. Le loup sur les yeux elle peut se permettre des plaisanteries qui seraient impossibles à Madame la dauphine. On peut engager une conversation enjouée avec des gentilshommes, pendant que l'époux terne et incapable est au lit ; on peut librement aborder un jeune et charmant comte suédois qui s'appelle Fersen et causer avec lui, protégée par le masque, jusqu'à ce que les dames d'honneur s'approchent pour vous reconduire ; on peut danser, détendre jusqu'à la lassitude un corps souple et ardent ; on peut même rire sans souci ; ah ! oui, à Paris on peut s'en donner à cœur joie. Mais jamais, au cours de toutes ces années, elle ne franchit le seuil d'une maison bourgeoise, n'assiste à une séance du Parlement ou de l'Académie, ne visite un marché ou un hôpital, n'essaye d'apprendre quoi que ce soit de la vie quotidienne de son peuple. Toujours, lors de ses escapades parisiennes, Marie-Antoinette reste dans le cercle étroit et scintillant des distractions mondaines et croit avoir amplement suffi aux besoins du « bon peuple » en répondant, avec une souriante nonchalance, à ses bruyants vivats. Cependant la foule continue à former sur son passage une haie enthousiaste, la noblesse et la riche bourgeoisie à l'acclamer quand le soir, au théâtre, elle se montre dans sa loge. Partout et toujours la jeune femme sent qu'on approuve son oisiveté joyeuse, ses éclatantes parties de plaisir : le soir, quand elle fait son entrée dans la ville et que les gens fatigués reviennent de leur travail, le matin, à six heures, quand le « peuple » retourne à sa besogne et qu'elle rentre à Versailles. Est-ce donc mal que de s'abandonner au plaisir et à la joie de vivre ? Dans l'étourderie de sa folle jeunesse, Marie-Antoinette s'imagine que le monde entier est content et sans souci parce qu'elle-même est heureuse et insouciante. Mais tout en croyant, dans sa candeur, narguer la cour et se rendre populaire à Paris par ses folies, elle passe en réalité dans son luxueux carrosse à ressorts, pendant vingt années, devant le vrai peuple et le vrai Paris, sans jamais les voir.
L'impression profonde qu'a faite sur Marie-Antoinette l'accueil parisien a changé quelque chose en elle. L'admiration renforce toujours l'assurance. Une jeune femme à qui des milliers d'hommes ont confirmé qu'elle est belle embellit encore dans la certitude de sa beauté ; il en va ainsi de cette fillette intimidée qui, jusqu'ici, s'était toujours sentie étrangère et inutile à Versailles. Voici qu'un jeune orgueil étonné efface dans ses manières toute hésitation et toute peur ; l'adolescente de quinze ans, surveillée et chaperonnée par ses tantes, un ambassadeur et un confesseur, qui se glissait craintivement dans les salons et s'inclinait devant chaque dame d'honneur, n'est plus. Subitement Marie-Antoinette se raidit intérieurement et adopte ce maintien majestueux que l'on avait si longtemps réclamé d'elle ; droite et fière elle passe, d'un pas ailé et gracieux, à côté de toutes les dames de la cour comme devant des subordonnées. Tout se transforme en elle. La personnalité de la femme commence à se manifester ; l'écriture même change : jusqu'à présent gauche et maladroite, formée d'énormes lettres enfantines, elle se resserre soudain et devient élégante, nerveuse, féminine. Jamais, il est vrai, ce qu'il y a d'impatient, d'irréfléchi, de décousu, d'inconstant en Marie-Antoinette ne disparaîtra tout à fait de cette écriture ; mais en revanche elle exprime déjà une certaine indépendance. Voici cette jeune fille ardente, prête à vivre une vie personnelle, à aimer. Mais comme la politique l'a liée à cet époux sans virilité, et qu'à dix-huit ans elle n'a pas encore découvert son cœur et n'a personne d'autre à aimer, elle s'éprend d'elle-même. Le doux poison de la flatterie circule, brûlant, dans ses veines. Plus on l'admire, plus elle désire être admirée : avant même d'être souveraine, elle veut que son charme de femme lui assujettisse la cour, la ville et le royaume. Toute force qui devient consciente sent la nécessité de s'éprouver.
La première fois que la jeune femme essaie d'imposer ainsi sa volonté, le motif heureusement — exceptionnellement, serait-on tenté de dire — est bon. Gluck a terminé son Iphigénie et voudrait la faire représenter à Paris. Pour la cour de Vienne, très éprise de musique, son succès est une affaire d'honneur, et Marie-Thérèse, Kaunitz, Joseph II attendent de la dauphine qu'elle lui fraie la voie. Or, le don de discernement de Marie-Antoinette dans le domaine de l'art, qu'il s'agisse de musique, de peinture, ou de littérature, n'est guère remarquable. Elle a un certain goût naturel, mais, au lieu de juger par elle-même, elle suit docilement, avec une curiosité négligente, toute mode nouvelle, et si elle s'enthousiasme pour tout ce qu'a accepté le « monde » son ardeur n'est que passagère. Pour que sa compréhension soit plus profonde, il manque à Marie-Antoinette, qui ne lit jamais un livre jusqu'au bout et s'entend à éviter toute conversation sérieuse, les conditions indispensables du vrai discernement : la gravité, la ferveur, la volonté et la réflexion. L'art n'a jamais été pour elle qu'un ornement de la vie, un divertissement parmi tant d'autres ; elle ne connaît que la jouissance artistique facile, donc fausse. La musique, elle l'a négligée comme toute chose, et les leçons de Gluck à Vienne ne l'ont pas menée loin ; elle a fait du clavecin en dilettante, comme elle jouait la comédie ou chantait en société. Saisir et pressentir ce qu'il y a de nouveau et de grandiose dans l'Iphigénie, celle qui n'a même pas distingué à Paris son compatriote Mozart en est, bien entendu, complètement incapable. Mais Marie-Thérèse lui a particulièrement recommandé Gluck, et elle éprouve une réelle sympathie pour ce gros homme jovial et soi-disant terrible ; en outre, elle veut profiter de l'occasion pour montrer son pouvoir, précisément parce que les Opéras français et italien de Paris s'opposent au « barbare » en recourant aux intrigues les plus perfides. Elle obtient aussitôt qu'on reçoive l'opéra que Messieurs les musiciens de la cour ont déclaré « injouable » et que l'on commence sans retard les répétitions. Gluck, homme intraitable, colérique, possédé de l'intransigeance fanatique du grand artiste, ne lui facilite pas la tâche. Aux répétitions, il tance si vertement des chanteuses adulées qu'elles courent en larmes se plaindre à leurs amants princiers ; il harcèle sans pitié des musiciens, inaccoutumés à tant de précision, et gouverne à l'Opéra en tyran ; derrière les portes closes on entend tonner sa voix puissante et autoritaire, vingt fois il menace de tout abandonner et de retourner à Vienne, et seule la crainte de déplaire à sa royale protectrice empêche un scandale. Enfin la première représentation est fixée au 13 avril 1774 ; la cour commande ses carrosses, retient ses places. Mais voici qu'un chanteur tombe malade et doit être remplacé à la hâte. Gluck s'y oppose et ordonne de retarder la représentation. On le conjure désespérément de céder, car la cour a déjà pris ses dispositions ; pour un chanteur plus ou moins bon, un compositeur — roturier et étranger, par-dessus le marché — n'a pas le droit de bouleverser les dispositions de Leurs Altesses ! Mais lui, têtu comme un paysan, hurle qu'il s'en moque, qu'il préfère jeter au feu sa partition que de voir son opéra mal joué et, furieux, se précipite chez Marie-Antoinette que ce sauvage amuse. Immédiatement, elle prend parti pour le « bon Gluck » ; les carrosses de la cour, au grand dépit des princes, sont décommandés, et la représentation remise au 19. En outre, Marie-Antoinette fait prendre des mesures par le lieutenant de police pour empêcher Leurs Altesses de manifester par des coups de sifflet leur colère à l'égard du musicien mal élevé : énergiquement et publiquement, elle fait de la cause de son compatriote sa propre cause.
La première d'Iphigénie est réellement un triomphe, mais davantage pour Marie-Antoinette que pour Gluck. Les journaux, le public, se montrent plutôt froids ; ils conviennent « qu'il y a de belles choses dans l'opéra d'Iphigénie, et des morceaux sublimes », mais trouvent « qu'il y en a de très médiocres et d'autres très plats ». Car, comme toujours en art, la grande hardiesse est au début rarement comprise des auditeurs ignorants. Mais Marie-Antoinette a amené toute la cour à la représentation ; et son époux lui-même, qui ne sacrifierait pas sa partie de chasse à la musique des sphères, et à qui un cerf abattu importe plus que les neuf muses, est cette fois obligé d'être de la partie. Comme l'atmosphère n'y est pas encore, Marie-Antoinette, de sa loge, applaudit avec ostentation après chaque morceau ; ne fût-ce que par politesse, ses beaux-frères, ses belles-sœurs et toute la cour s'évertuent à la suivre avec zèle. Ainsi, en dépit de toutes les cabales, cette soirée s'affirme un événement musical. Gluck a conquis Paris, Marie-Antoinette a publiquement imposé sa volonté à la cour et à la ville : c'est la première victoire de sa personnalité, la première manifestation de cette jeune femme devant toute la France. Encore quelques semaines, et le titre de reine confirmera une puissance qu'elle a déjà orgueilleusement conquise par sa propre force.
CHAPITRE VI