- D'accord.

- Tu vas lui signifier une accusation ?

Je pose la question à Skipper. Nous attendons dans un cabinet de consultation. Patton et Russo sont enfermés dans une autre pièce depuis une heure. Roosevelt boit un café. Marcus Banks est là, lui aussi. Il boit un Sprite en silence. Bill McNulty est plongé dans les pages sportives du Chronick.

- De quoi veux-tu qu'on l'accuse ? demande Skipper. Le fait de garer sa voiture au Golden G‚te Bridge n'est pas un délit.

Ce n'est pas non plus un délit, que je sache, de manquer un rendez-vous pour signer un acte de vente. Et tout le monde a le droit d'aller aux Bahamas.

- Et le meurtre, ce n'est pas un délit ?

Roosevelt lève la tête :

- Et le meurtre, Skipper ? répète-t-il.

- Il n'y a pas le moindre indice pour l'accuser !

- Faux, dis-je. Il était présent sur les lieux. Il a monté un simulacre de suicide. Il s'est enfui à l'étranger. Il a voyagé sous une fausse identité. que te faut-il de plus ?

- Un mobile ! rétorque Skipper.

- Il ne voulait pas que cette vente se fasse. Il a fallu qu'il crée une diversion pour jouer les filles de l'air.

Skipper n'est pas convaincu :

- S'il ne voulait plus vendre, il lui suffisait de dire non. Il n'avait pas besoin de tuer deux personnes pour ça. D'ailleurs, il n'y a pas la moindre preuve qu'il se soit servi de l'arme. On peut prouver qu'il était sur les lieux, mais rien ne permet de dire qu'il a tiré.

Je cherche quelque chose à répondre. Mais Skipper a sans doute raison. Il n'y a pas d'indice matériel pour accuser Russo.

Je me tourne vers Roosevelt :

- Je veux qu'il vienne témoigner, j'en ai besoin. Vous ne pouvez pas lui permettre de filer à l'étranger une nouvelle fois.

Je le ferai comparaître lundi.

On frappe à la porte. Un type en uniforme vient chercher l'inspecteur Johnson. Patton et Russo veulent le voir.

- Mike, dit Roosevelt, attendez-moi ici. Je vais les prévenir que vous voulez leur parler.

- Je comprends.

Je me retrouve seul, en pleine nuit, dans ce minuscule cabinet de consultation à l'atmosphère confinée. On a baissé les lumières. Le palais de justice, à cette heure, est plongé dans un énorme silence. Les effets combinés de la fatigue et du décalage horaire m'ont mis dans un état second, quelque part entre la veille et le sommeil.

Mes pensées commencent à divaguer. Je vois le visage de Gr‚ce. que fais-je ici, dans cette nuit ? Je devrais être auprès d'elle.

J'entends des pas dans le corridor et je vois passer un policier en tenue. Je pense à mon père. Si fier de son uniforme. Si fier d'être celui qui donnait la chasse aux méchants. Un bon flic.

Conscient de travailler pour la bonne cause. Cinq ans déjà qu'il est parti, et on a du mal à le croire. Il n'aura pas eu beaucoup de temps pour connaître Gr‚ce, sa première petite-fille. Lui qui en était si fier. Et elle ne se souviendra pas de lui. Par moments, je me dis que je ne l'ai pas vraiment connu. Et à d'autres moments, que je le connaissais trop bien. Bon père, mais un peu distant. Je pense à mon frère Tommy, qui est parti à la guerre pour lui faire plaisir. Et à Pète, qui s'est fait flic pour l'épater. Et je pense à moi aussi, brièvement. Moi qui suis devenu avocat contre son avis. Et je pense à ma súur, Mary, qui le suppliait de prendre une retraite anticipée parce qu'elle n'en pouvait plus de se faire du souci pour lui.

Je pense à ma mère, qui a élevé quatre enfants sur ce salaire de policier. Elle ne se couchait pas, le soir, pour attendre son retour. Elle ne pouvait pas dormir tant qu'elle n'avait pas entendu claquer la portière de sa voiture. Elle comptait les jours qui le séparaient de la retraite. Et elle a d˚ le soigner après qu'on lui eut découvert un cancer, à peine quelques semaines plus tard. Cinq ans à s'occuper de lui, à souffrir avec lui. Elle n'a jamais cessé de se faire du souci pour chacun d'entre nous.

Et elle vit désormais la moitié du temps dans un monde obscur et confus qu'elle ne comprend pas et que je ne peux pas imaginer.

Je pense à Rosie, la seule fille que j'aie vraiment aimée. ¿ ce moment o˘ nous avons compris tous les deux que nous étions totalement incapables de vivre ensemble. Je revis la séparation, et la douleur de la séparation. Je me demande si je retrouverai jamais un amour comme celui-ci. Je ne veux plus jamais connaître cette souffrance.

"

Je suis inquiet pour Gr‚ce. Je me demande o˘ elle sera dans dix ans. Dans vingt ans.

Je pense à JoÎl, mon ami, mon client. ¿ son mariage qui bat de l'aile. ¿ ses rapports avec son père, si différents de ceux que j'avais avec le mien. Je me demande s'il pourra effacer un jour le mal qu'on lui a fait - et celui qu'il s'est fait à lui-même.

Je pense à nos circonstances aggravantes. C'est la fatigue peut-

être, ou le stress, ou les deux, mais je m'aperçois soudain que je pleure. Et je me demande si tout ça vaut le coup d'être vécu.

- Mike ?

Roosevelt est sur le seuil de la pièce, les mains enfoncées dans les poches.

- Euh ? Excusez-moi, Roosevelt. J'ai d˚ m'assoupir...

- Patton et Russo veulent te parler.

- Vous allez l'arrêter ?

- Non.

- Il témoignera ?

- Je crois que oui.

- Gardez tout ça pour vous, Roosevelt.

- Oui. (Il se tait quelques secondes.) Je ne peux pas garantir que le procureur en fera autant.

- Je comprends.

Silence. Je le regarde :

- Roosevelt ?

- Oui?

- Merci.

" Avez-vous fait bon voyage ? "

"¿ la surprise générale, le financier Vincent Russo a été retrouvé aux Bahamas. Il doit comparaître aujourd'hui comme témoin au procès de JoÎl Mark Friedman. "

KCBS News Radio. Lundi 13 avril. 6 heures 30.

Le lundi matin, sur Bryant Avenue, la circulation est épouvantable. Et devant le palais de justice les caméras de télévision font une double haie. La nouvelle de la résurrection de Vince Russo s'est répandue comme une traînée de poudre. On se bouscule sur les bancs du public.

- La défense appelle Vincent Russo Junior !

Le juge Chen regarde Russo qui s'avance à petits pas dans son complet bleu marine. On lui fait prêter serment. Il s'assoit.

Il est en nage. Il vide nerveusement son gobelet d'eau. Je sens d'ici l'odeur de son after-shave. Le diamant de sa chevalière étincelle. Ses boutons de manchette en or font penser à des balles de golf.

- Nous nous demandions si nous vous verrions, Mr. Russo, dit le juge Chen.

Il regarde la pendule.

- Je n'étais pas en ville.

Elle se tourne vers moi :

- Vous pouvez commencer, Mr. Daley.

- Puis-je me rapprocher du témoin, Votre Honneur ?

Je tiens à l'avoir en face de moi.

- Oui, Mr. Daley.

Je boutonne ma veste et m'éloigne du lutrin pour me rapprocher de Russo. Je me campe devant lui, légèrement tourné vers les jurés pour que ceux-ci voient bien son visage et le mien.

- Mr. Russo, vous étiez bien dans les bureaux de Simpson & G‚tes le 30 décembre au soir ?

Ses yeux vont et viennent derrière la fente étroite des paupières.

- Oui.

- Et la signature définitive de l'acte de vente était bien fixée au lendemain matin 31 décembre ?

- Objection, Votre Honneur ! Ces questions induisent leur réponse.

Bien s˚r. Contre-attaquons :

- Je demande l'autorisation de traiter ce témoin comme un témoin à charge.

- Entendu, Mr. Daley.

- Merci, Votre honneur.

On a le droit de poser des questions qui induisent leur réponse à un témoin à charge.

- Et la vente ne s'est finalement pas faite, n'est-ce pas, Mr. Russo ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Parce que je ne l'ai pas voulu. Je n'ai pas voulu que la Continental Capital Corporation s'empare de la compagnie de mon père. L'accepter aurait été faire insulte à sa mémoire. (Il me lance un regard furieux.) Cette vente ne s'est pas faite parce que j'ai dit que je n'en voulais pas.

- Et alors, Mr. Russo, qu'avez-vous fait ce matin-là, au lieu de venir signer ?

- J'ai décidé de prendre des vacances. Je reviens des Bahamas.

Je regarde les jurés avec un sourire moqueur.

- Avez-vous fait bon voyage ?

Skipper se lève, mais ne dit rien.

- Oui, tout s'est bien passé, répond Russo. Jusqu'au moment o˘ vous êtes arrivé pour me demander avec beaucoup d'insistance de revenir à San Francisco.

Il a pris un air de martyr.

Très bien, mon salaud.

- Parlons maintenant de cette soirée du 30 décembre, Mr. Russo.

- Comme vous voudrez, Mr. Daley.

- Les négociations se sont prolongées assez tard, je crois ?

- Oui.

- Plus précisément, jusqu'aux environs de vingt et une heures ?

- C'est cela.

Il se donne des airs nonchalants.

- Puis vous êtes sorti pour dîner avec Mr. Holmes ?

- Oui. Nous sommes allés au Tadich grill. Je vous le recommande.

- Et vous êtes revenus au bureau vers vingt-trois heures trente ?

- Oui.

- Et vers minuit et demi, tout était terminé ?

- Oui. Tout.

Il prend une gorgée d'eau.

- Et vous avez eu une discussion avec Mr. Holmes à ce moment-là, n'est-ce pas ?

- Oui.

- De quoi avez-vous parlé avec Mr. Holmes ?

- D'un tas de choses. De nos projets pour le réveillon du lendemain. De nos enfants. De son dernier divorce.

- Avez-vous parlé de l'affaire en cours ?

Il tourne un peu la tête.

- Oui. Je lui ai dit que je n'avais pas l'intention de conclure.

J'avais décidé de garder ma compagnie ou de tenter un dépôt de bilan.

- Ou de filer aux Bahamas. Comment Mr. Holmes a-t-il réagi ?

- Il était très contrarié. Il m'a dit que je ferais mieux de vendre. Et que si cette vente n'avait pas lieu, Simpson & G‚tes ne pourrait pas éviter la faillite. (Il sourit.) Mais pour réussir en affaires, évidemment, on ne peut pas se demander sans cesse si les avocats qu'on emploie auront de quoi régler leurs factures.

Pour réussir ou pour se planter, comme tu l'as fait, mon vieux Vince.

- Vous saviez, Mr. Russo, qu'il y avait une très grosse prime à la clé pour Mr.Holmes ?

- Oui. Trois millions.

Une ébauche de sourire relève les coins de sa bouche.

- Et vous saviez aussi, bien s˚r, que si l'affaire capotait Mr. Holmes perdait cette prime ?

- Comme je viens de vous le dire, on ne peut pas passer sa vie à se faire du souci pour ses avocats.

Certes.

- Mr. Russo, Mr. Holmes vous a-t-il paru bouleversé quand vous lui avez annoncé que vous ne vouliez plus vendre ?

- Objection ! …tat d'esprit !

- Votre Honneur, je demande simplement au témoin une observation sur l'apparence de Mr. Holmes.

- Objection rejetée.

- Oui, il était très contrarié. Sonné, même, si vous voyez ce que je veux dire.

Je vois ce que tu veux dire.

- Son divorce y était-il pour quelque chose ?

- Non.

Merde. J'ai perdu une bonne occasion de me taire. Mais Russo continue :

- Ce qui l'embêtait beaucoup plus, en fait, c'était que sa petite amie l'ait laissé tomber.

Oh!

- Vraiment ? S'agissait-il de Ms. Diana Kennedy ?

Il a un petit rire :

- Non, Mr. Daley. Pas du tout. Il avait rompu depuis un certain temps avec Ms. Kennedy. C'était déjà une vieille histoire.

Il regarde les jurés :

- Il était malheureux parce que sa nouvelle petite amie l'avait laissé tomber.

J'interroge désespérément Rosie du regard. Je vais être obligé

de violer la règle fondamentale du contre-interrogatoire, qui interdit de poser une question dont on ignore la réponse.

- Mr. Russo, connaissez-vous le nom de cette personne ?

- Non. Il n'a pas voulu me le dire. Il en parlait comme de son petit secret. Il m'a assuré que nous la connaissions, et qu'il nous dirait de qui il s'agissait le moment venu.

- Mr. Russo, Mr. Holmes a-t-il montré d'autres signes d'affolement ou de contrariété au cours de cette soirée ?

- Objection ! …tat d'esprit !

- Objection rejetée.

- Mr. Daley, dit Russo, vous voulez savoir s'il pensait au suicide ?

- En un mot, oui.

- Eh bien, en un mot, peut-être. Il était bouleversé à l'idée de tout l'argent qu'il allait perdre. Il était bouleversé par le départ de sa petite amie. Mais tout de même pas à ce point.

- Mr. Russo, à quelle heure avez-vous quitté le bureau de Mr. Holmes ?

- Vers une heure du matin.

- Avez-vous vu Diana Kennedy avant de partir ?

- Non.

- Et Mr. Holmes était encore en vie quand vous êtes reparti ?

- Tout à fait.

- Alors, Mr. Russo, pendant que nous y sommes, n'auriez-

vous pas, par hasard, tué Mr. Robert Holmes et Ms. Diana Kennedy ?

- Bien s˚r que non ! quand j'ai quitté Bob, il était bien vivant. Et je n'ai pas vu Diana.

- Et vous n'avez pas vu quelqu'un d'autre les tuer ?

- Non.

- Avez-vous entendu des coups de feu ?

- Non.

- ¿ quelle heure êtes-vous sorti de l'immeuble ?

- Vers une heure quarante-cinq.

- Et vous avez ensuite abandonné votre voiture au Golden G‚te Bridge, n'est-ce pas ?

- J'avais l'intention de revenir la chercher le lendemain.

J'étais trop fatigué pour conduire.

- Vous avez laissé votre portefeuille dans la voiture, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Et vos clés.

- Je les y ai oubliées également.

- Et vous avez décidé de partir à l'étranger.

- Ce n'est pas un crime de prendre des vacances, Mr. Daley.

- Non, Mr. Russo. O˘ êtes-vous allé ?

- D'abord, en Nouvelle-Zélande. Puis en ThaÔlande et en Grèce. Et enfin, aux Bahamas.

- O˘ vous êtes descendu dans un hôtel de luxe sous un nom d'emprunt.

- Oui. Je voyage toujours sous un nom d'emprunt. Je n'aime pas attirer l'attention. Les Américains fortunés sont souvent pris pour cibles à l'étranger.

- Mr. Russo, vous rendez-vous compte que n'importe quelle personne douée de bon sens pourrait interpréter votre comportement comme celui d'un homme aux abois qui s'enfuit après un crime ?

- Objection !

- Objection retenue.

- Allons, Mr. Russo. Jouons cartes sur table. Dites-nous la vérité, aujourd'hui, pour une fois. Vous avez tué Bob Holmes et Diana Kennedy, n'est-ce pas ?

Il secoue la tête :

- Non!

- Et vous vous êtes enfui à l'étranger.

- Non!

- Et vous êtes allé chercher aux Bahamas l'argent que vous y aviez planqué.

- C'est faux !

- Votre Honneur, interrompt Skipper, ce harcèlement est-il vraiment nécessaire ?

- Votre Honneur, cet homme ment. Il est évident pour tous ceux qui se trouvent dans cette salle que Mr. Russo a tué

Mr. Holmes et Ms. Kennedy avant de prendre la fuite en quit-

tant le pays.

- Objection, Votre Honneur ! Mr. Daley passe les bornes !

- Objection retenue. Le jury ne tiendra pas compte de la dernière remarque de Mr. Daley. (Le juge me lance un regard noir.) Veuillez vous approcher, tous les deux.

Nous nous approchons. Elle couvre son micro de la main.

- Mr. Daley, dit-elle sèchement, si vous cherchez une annulation de procédure, vous serez déçu. Et maintenant, finissez-en avec ce témoignage.

Nous reprenons nos places. Le juge Chen me regarde :

- Vous avez encore des questions pour ce témoin, Mr. Daley ?

Je regarde Rosie, qui ferme les yeux.

- Non, j'ai terminé, Votre Honneur.

Elle se tourne vers Skipper :

- Un contre-interrogatoire, Mr. G‚tes ?

- Non, Votre Honneur.

Elle abat son marteau :

- Dix minutes de pause.

JoÎl n'est pas très content de la façon dont j'ai interrogé

Russo.

- Je croyais que tu allais le coincer, dit-il.

- Et qu'il allait craquer, et tout avouer à la barre ?

- Peut-être.

- On n'est pas à la télé, ici ! (Je me reprends.) Désolé. J'ai tenté le coup. Il fallait bien essayer, mais on ne pouvait pas croire sérieusement que Russo ferait autre chose que mentir. Il était mieux préparé que je ne le pensais. Et plus solide, aussi.

- Je veux témoigner, dit JoÎl, d'un ton décidé.

- On verra ça quand Patton sera passé.

" que fait l'associé directeur général, Mr. Patton ? "

" Le directeur associé d'un grand cabinet d'affaires est comme le président d'une multinationale.

Toute grande entreprise a besoin d'un patron.

De quelqu'un qui ait une vision globale et prospective. "

Arthur Patton. San Francisco Légal Journal.

Lundi 13 avril.

- Vous êtes l'associé directeur général du cabinet Simpson

& G‚tes, n'est-ce pas ?

- Oui.

Après le déjeuner, Arthur Patton s'est calé sur le siège en bois, inconfortable, du box des témoins. Il a soigné sa tenue, aujourd'hui. Les bretelles sont restées dans leur tiroir. Il a le menton qui tremble. Ses sourcils forment une barre rectiligne au-dessus des fines lunettes à monture d'acier posées sur un appendice nasal bourgeonnant.

- que fait l'associé directeur général, Mr. Patton ?

Il fronce ses lèvres minces et sèches.

- L'associé directeur général d'un important cabinet d'affaires est comme le président d'une multinationale. Toute grande entreprise a besoin d'un patron. De quelqu'un qui ait une vision globale et prospective.

- Votre vision globale et prospective, apparemment, a conduit le cabinet au dépôt de bilan, Mr. Patton.

- Il s'agit d'une mesure conservatoire. Le cabinet poursuit ses activités pendant que nous régularisons la situation vis-à-vis de nos créanciers.

Je remarque la mine sceptique du comptable. Il est temps de parler d'un sujet qui n'a pas de secret pour Art : l'argent.

- Mr. Patton, vous savez, bien s˚r, que le cabinet avait souscrit une assurance homme-clé pour Mr. Holmes ?

- Oui.

- Et que la prime, en cas de décès de Mr. Holmes, s'élevait à vingt millions de dollars ?

- Je le savais, bien s˚r.

Je me tourne vers les jurés :

- Et vous saviez, bien s˚r, que le contrat comportait une clause dite clause de suicide ?

Délicat. Reconnaître qu'il n'ignorait pas cette clause, c'est reconnaître que le cabinet Simpson & G‚tes empochera vingt millions de dollars s'il peut nous convaincre que JoÎl a tué Bob et Diana. Son témoignage y perdra en crédibilité. Mais s'il déclare qu'il ignorait cette clause, j'aurai le plaisir de lui reprocher publiquement de ne pas avoir lu le contrat d'assurance avec toute l'attention nécessaire, ce qui n'est pas très glorieux pour un juriste et un responsable d'entreprise de son envergure.

Finalement, il ne s'en sort pas trop mal :

- Mr. Daley, cette clause figure traditionnellement dans toutes les polices d'assurance sur la vie. Il est évident que je n'y ai pas prêté une attention particulière. J'étais beaucoup plus préoccupé par la perte de Mr. Holmes. Il va nous manquer, certes, et sa collaboration aussi. Mais nous sommes un important cabinet, avec de nombreux associés de talent.

Et voilà.

«a n'a pas très bien marché. Passons à autre chose.

- Mr. Patton, vous voyez régulièrement Elisabeth Holmes, n'est-ce pas ?

- Nous sommes amis.

- Peut-on dire que vous êtes plus que de simples amis ?

- Objection ! On n'a pas à parler ici des fréquentations de Mr. Patton !

- Au contraire, Votre Honneur, il nous faut absolument en parler.

- Objection rejetée.

- Mr. Patton, est-il vrai que vous êtes aujourd'hui " ensemble ", Mrs. Holmes et vous ?

- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

- Je crois que vous entretenez avec Mrs. Holmes une relation amoureuse. Vrai ou faux ?

- Faux. Nous sommes de bons amis, c'est tout.

Il a rougi. Je continue, d'un ton posé :

- Mr. Patton, je suis en mesure de prouver que Mrs. Holmes et vous avez passé plus d'une nuit ensemble au cours de ces derniers mois. Et je peux fournir des photographies qui vous montrent tous les deux sur une plage du Mexique. (Là, il n'est pas content du tout.) Je vous le demande une nouvelle fois, Mr. Patton. Y a-t-il oui ou non entre Mrs. Holmes et vous une relation amoureuse ?

- D'accord, nous avons une relation amoureuse. Et alors ?

Nous avons été mariés.

- Et quand cette relation amoureuse a-t-elle débuté ?

Il détourne le regard.

- Il y a deux mois.

J'espérais qu'il dirait deux ans. Je me rapproche de lui :

- Mr. Patton, saviez-vous que Mr. Holmes avait souscrit une assurance vie de cinq millions de dollars ?

- Oui.

- Et saviez-vous que Mrs. Holmes en était la bénéficiaire désignée ?

- Oui.

- L'agent d'assurances de Simpson & G‚tes est bien Mr. Perry Guilford, votre ex-beau-frère ?

- Oui.

- Et il était bien, par ailleurs, l'agent d'assurance de Mr. Holmes ?

- Oui.

- Mr. Patton, est-il exact que votre ex-beau-frère vous a dit que Mr. Holmes voulait modifier son contrat d'assurance après sa séparation d'avec Mrs. Holmes ? Et que Mrs. Holmes, votre tendre amie, n'en serait plus la bénéficiaire ?

- Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez, Mr. Daley.

Bien s˚r. Je n'en doute pas une seconde. Poursuivons :

- Vous êtes ami avec Charles Stern, votre associé, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Saviez-vous que Mr. Holmes avait demandé à Mr. Stern de rédiger un codicille à son testament ?

Il ne cherche pas à nier :

- Oui.

- Et vous saviez, n'est-ce pas, qu'après avoir demandé le divorce, Mrs. Holmes devait être rayée de la liste des bénéficiaires ?

Il ôte ses lunettes avant de répondre :

- Cette fois encore, Mr. Daley, vos déductions sont des plus surprenantes. J'ignorais totalement la teneur de ce testament jusqu'à la mort de Mr. Holmes. Cela ne me regardait pas. Et si vous voulez dire par là que j'avais un mobile financier pour assassiner Mr. Holmes, vous êtes fou.

- C'est exactement ce que je veux dire, Mr. Patton. En cas de suicide de Mr. Holmes, Simpson & G‚tes perd vingt millions de dollars. Et vous devenez à jamais, dans le milieu judiciaire, l'homme qui a présidé à la déconfiture de ce qui fut un jour le plus important et le plus prospère cabinet d'affaires juridique de toute la côte Ouest.

- Objection ! Mr. Daley anticipe sur sa plaidoirie finale.

- Objection retenue.

- Mr. Patton, combien touchera le cabinet si Mr. Friedman est déclaré coupable de ce meurtre ?

- Objection ! La question est insidieuse !

- Objection retenue.

Je reformule ma question, et il répond :

- Vingt millions de dollars.

- Et combien Mrs. Holmes, votre tendre amie, devait-elle toucher d'après le testament que son époux s'apprêtait à modifier juste avant sa mort ?

- Objection !

- Objection rejetée.

- Cinq millions de dollars.

- Et combien Mrs. Holmes, devait-elle toucher gr‚ce à l'assurance vie souscrite par son époux et que celui-ci s'apprêtait à

modifier juste avant sa mort ?

- Cinq millions de dollars.

- On peut donc dire, Mr. Patton, que vous aviez trente millions de raisons de souhaiter la mort de Mr. Holmes ? ¿ condition qu'il s'agisse d'un meurtre et non d'un suicide ?

- Objection ! question insidieuse !

- Objection retenue.

- Allons, Mr. Patton. Vous aviez plus de mobiles qu'il n'en fallait. Une occasion de sauver l'agence. Une occasion de rendre service à votre tendre amie. Vous seriez devenu un héros. que pouviez-vous rêver de mieux ?

- Votre Honneur ! hurle Skipper.

- Objection retenue.

Patton écume.

- Espèce de petit salaud, je te traînerai en justice pour diffamation ! Ces accusations mensongères, dénuées de tout fondement...

- Votre Honneur, dis-je calmement, pourriez-vous rappeler au témoin qu'il est ici pour répondre à des questions et non pour faire des discours ?

Elle frappe du marteau pour ramener le silence et se tourne vers lui :

- Mr. Patton ! S'il vous plaît.

Il parvient à éructer :

- Oui, Votre Honneur.

- Mr. Patton, dis-je sans le regarder, quels étaient vos rap-

ports avec Diana Kennedy ?

- Ms. Kennedy était une associée parmi d'autres, dit-il.

- Etait-elle une bonne avocate ?

- Oui. Elle était très appréciée pour ses talents d'avocate.

- Et pour ses talents au lit, était-elle appréciée, Mr. Patton ?

- Objection !

- Objection retenue. S'il vous plaît, Mr. Daley.

- Je vais poser ma question différemment. Est-il exact, Mr. Patton, que vous trouviez Ms. Kennedy très attirante ?

- Tout le monde, à l'agence, vous répondrait certainement que Ms. Kennedy était, en effet, quelqu'un de très attirant.

- Est-il exact que vous lui avez, à plusieurs reprises, proposé

de sortir avec vous ?

- Non. Cela n'aurait pas été convenable.

- Vraiment, Mr. Patton ? Votre collègue, Mr. Holmes, ne semble pas s'être embarrassé de ces considérations morales.

- Je n'avais pas à connaître la vie privée de Bob.

- Mais elle vous plaisait énormément, n'est-ce pas ?

- Elle était pour moi une collègue de travail, un point c'est tout.

Voyez-vous ça !

- Mr. Patton, est-il exact que vous lui avez proposé de coucher avec vous, l'an passé, lors du séminaire du cabinet à Silverado ?

Skipper bondit :

- Votre Honneur, pour l'amour du ciel !

- Votre Honneur, dis-je. Nous sommes au cúur du sujet.

- Objection rejetée. que le témoin réponde.

- Non, dit Patton. Je n'ai rien fait de tel.

- Est-il exact qu'elle est partie parce que vous ne vouliez pas la laisser tranquille ?

- Non. C'est absolument faux.

- Est-il exact que vous l'avez suivie jusqu'à sa chambre et que vous vous êtes jeté sur elle ?

- Non !

- Mr. Patton, est-il exact que le cabinet a d˚ payer plusieurs millions de dollars à des collaboratrices et à des associées qui vous accusaient de harcèlement sexuel ?

Il me jette un regard furieux. Puis il se tourne vers Skipper comme pour l'appeler au secours.

- Vrai ou faux, Mr. Patton ?

- Il est exact, dit-il entre ses dents, que le cabinet a réglé

certaines affaires à l'amiable pour mettre fin à des accusations dont j'étais l'objet. Ces accusations étaient sans fondement, mais nous avons toujours jugé préférable d'éviter la publicité et les dépenses d'un procès.

Très bien. Je jette un coup d'úil à l'employée du téléphone.

Puis je regarde Patton bien en face :

- Est-il exact que Ms. Kennedy avait porté plainte contre vous pour harcèlement sexuel ? Et que vous étiez en train de négocier avec elle le versement d'une somme substantielle en échange du retrait de sa plainte ?

- Non.

- Et qu'elle vous avait menacé de révéler l'affaire à la presse si vous refusiez de vous plier à ses exigences ?

- Non.

- Mr. Patton, si vous ne vous décidez pas à dire la vérité, je ferai venir à la barre des témoins qui la diront pour vous.

Il répond, en s'adressant directement aux jurés :

- Les accusations de Mr. Daley ne reposent sur aucune réalité.

- Mr. Patton, est-il exact que vous avez tué Diana Kennedy parce qu'elle menaçait de rendre publiques les affaires de harcèlement sexuel que vous êtes jusqu'ici parvenu à étouffer ? Et que vous avez tué Bob Holmes parce qu'il vous menaçait de vous renvoyer du cabinet en raison de ces incartades à répétition ? Et aussi pour permettre à Simpson & G‚tes, et à votre ex-épouse et désormais maîtresse Elisabeth Holmes, d'empocher l'argent de l'assurance ?

- Non, Mr. Daley ! C'est faux !

Il regarde les jurés. Je regarde Rosie. Elle ferme les yeux.

Je lève les yeux au ciel et pousse un profond soupir.

- Pas d'autres questions, Votre Honneur.

"Je compte sur elle pour démolir calmement les principaux témoins de l'accusation. "

" La défense mène une rude bataille. Mr. Daley ne s'en est pas trop mal tiré jusqu'ici. "

Morton Goldberg, chroniqueur judiciaire.

NewsCenter 4. Mardi 14 avril.

- Fontaine, Doris, Charlotte.

- quels étaient vos rapports avec Robert Holmes ?

- J'étais sa secrétaire.

Il est dix heures et demie du matin. Doris a adopté la tenue de la parfaite maîtresse d'école : robe bleu marine ornée d'une petite broche, maquillage discret. Une mince chaîne en or retient ses lunettes autour de son cou. J'attends d'elle qu'elle incarne la voix de la raison. qu'elle démolisse calmement les principaux témoins de l'accusation. Je veux que Skipper ait l'air d'un imbécile et d'un cuistre s'il se risque à l'interrompre.

- Ms. Fontaine, depuis combien de temps occupiez-vous ce poste auprès de Mr. Holmes ?

Elle sourit poliment. C'est parfait, Doris.

- Vingt-deux ans. Depuis le jour de son arrivée au cabinet.

- Je vois. Vous deviez être très proches ?

Skipper fait mine de se lever, puis se ravise. Bonne idée. Il est trop tôt pour se montrer combatif.

- En effet. Nous avons vécu beaucoup de choses ensemble.

- On ne voit pas souvent une telle fidélité, n'est-ce pas ?

Je me rappelle que je ne dois pas insister trop lourdement, et j'enchaîne sans lui laisser le temps de répondre :

- Pouvez-vous nous dire o˘ vous étiez

le 30 décembre ?

- Bien s˚r. Je me trouvais dans les bureaux de Simpson & G‚tes, pour assister Mr. Holmes qui devait conclure une importante transaction.

- Combien de personnes travaillaient à cette transaction ?

Elle hoche la tête à plusieurs reprises, comme si elle comptait.

- Environ une cinquantaine.

- ¿ quelle heure êtes-vous rentrée chez vous ?

- Vers huit heures. Nous avions ce soir-là une réception pour le départ de Mr. G‚tes. (Elle regarde Skipper.) J'y suis restée quelques minutes. Je suis arrivée chez moi vers neuf heures.

Elle a le ton juste. J'ai l'impression que les jurés la trouvent sympathique.

- Mr. Holmes vous a-t-il paru de bonne humeur ce soir-là ?

Skipper se lève :

- Objection, Votre Honneur ! Etat d'esprit.

- Votre Honneur, dis-je, je ne demande pas un avis médical.

Je demande à Ms. Fontaine, qui a passé de nombreuses années auprès de Mr. Holmes, comment elle l'a vu ce soir-là.

Le juge Chen sourit à Doris :

- Objection rejetée.

Doris dit que Bob lui a paru très énervé. Les choses ne se passaient pas bien :

- Nous n'étions pas certains que Mr. Russo nous permettrait de conclure cette vente, explique-t-elle. Mr. Holmes craignait de voir sa prime lui échapper. On peut le comprendre, n'est-ce pas ?

Skipper pourrait objecter : un témoin ne doit pas poser de question. Il choisit sagement de s'abstenir.

- Ms. Fontaine, Mr. Holmes avait-il d'autres raisons d'être de mauvaise humeur ?

- Oui. Sa femme était venue lui présenter sa demande de divorce.

- Connaissez-vous les raisons de cet échec conjugal ?

- Mr. Holmes voyait une autre personne. Mrs. Holmes l'avait chassé de chez elle.

- Savez-vous qui était cette autre personne ?

- C'était Diana Kennedy.

- Vous nous dites que Mr. Holmes était surpris et affolé.

Mais n'aurait-il pas d˚ s'y attendre ? Il avait une liaison avec une autre femme, et son épouse l'avait chassé. Comment se fait-il qu'il ait été surpris en recevant cette demande de divorce, des mains de Mrs. Holmes en personne ?

- Il avait tenté de se réconcilier avec sa femme après que Ms. Kennedy lui eut annoncé sa décision de mettre fin à leur liaison.

- Ms. Kennedy avait donc rompu ?

- Oui. Et brutalement, dirai-je.

Je la trouve encore meilleure qu'aux répétitions.

- Et ainsi, après l'annonce de cette rupture par Ms. Kennedy, il a tenté de se réconcilier avec son épouse, Elisabeth ?

- Oui. Mais sans succès. ¿ la fin du mois de décembre, le détective privé engagé par Mrs. Holmes l'a surpris en compagnie d'une autre personne.

- Ce n'était pas Ms. Kennedy ?

- Non. C'était quelqu'un d'autre. Et c'est alors que Mrs. Holmes a décidé de demander le divorce.

Une demi-heure plus tard, nous en sommes toujours à discuter de la vie amoureuse de Bob Holmes.

- Ms. Fontaine, êtes-vous certaine que Mr. Holmes et Ms. Kennedy avaient cessé toute relation à la date du 30 décembre ?

- Oui, Mr. Daley. J'ai toujours été au courant des aventures de Mr. Holmes. Il me demandait parfois de l'aider à les dissimuler.

- Vous voulez dire qu'il vous demandait de mentir pour que Mrs. Holmes n'en sache rien ?

- Oui, répond-elle calmement.

- Savez-vous qui était la nouvelle personne qu'il fréquentait à la fin du mois de décembre ?

- Il n'a jamais prononcé son nom. Il m'avait dit que je le saurais le moment venu.

- Vous croyez que c'était Diana Kennedy ?

- Non.

Je marque une pause avant de poursuivre :

- Le Dr Kathy Chandler ?

- Je n'en sais rien.

- Passons à autre chose. Saviez-vous que JoÎl Friedman et Diana Kennedy avaient eu une brève liaison à l'automne de l'année dernière ?

- Non.

- On a dit que Mr. Friedman et Ms. Kennedy étaient encore amants à la fin du mois de décembre. Le saviez-vous ?

- Non.

- On a dit également que ce 30 décembre, Ms. Kennedy était venue annoncer à Mr. Friedman qu'elle avait renoué avec Bob Holmes. Le saviez-vous ?

- Non.

- Ms. Fontaine, seriez-vous surprise d'apprendre que, comme plusieurs témoins l'ont laissé entendre, Mr. Friedman a tué Mr. Holmes parce que Ms. Kennedy avait rompu avec lui pour renouer avec Mr. Holmes, et qu'il était jaloux ?

- Objection ! Spéculation.

- Objection rejetée.

Doris arrange ses cheveux avant de répondre :

- Oui, Mr. Daley, j'en serais surprise. Ms. Kennedy avait mis fin à sa liaison avec Mr. Holmes. JoÎl Friedman n'avait aucune raison d'être jaloux. Combien de fois devraije le répéter ? Diana avait rompu avec Bob au début du mois de décembre.

- Merci, Ms. Fontaine.

- Ms. Fontaine, dis-je, un peu plus tard, parlons maintenant de cette affaire Russo.

Elle confirme les réticences de Russo à vendre la compagnie créée par son père :

- On se demandait si cette vente se ferait vraiment. Finalement, elle ne s'est pas faite, et Mr. Russo a disparu.

- Mr. Russo était-il dans un grand état de nervosité, le 30 décembre au soir ?

- Objection ! …tat d'esprit.

- Objection retenue.

- Depuis combien de temps connaissez-vous Mr. Russo ?

- Dix ans, à peu près.

- Le voyait-on souvent dans les bureaux de Simpson & G‚tes ?

- Oui. Il venait au moins deux fois par semaine.

- Le connaissant comme vous le connaissiez pour l'avoir vu de façon régulière pendant ces dix années, avez-vous décelé

chez Mr. Russo des signes d'affolement ce 30 décembre au soir ?

Skipper fait mine de se lever, mais McNulty l'arrête.

- Oui, répond Doris. Il était très malheureux à l'idée de vendre sa compagnie.

- Je vois. Pouvez-vous nous décrire son comportement au cours de cette soirée ?

- Déconcertant ¿ un moment, je l'ai vu sortir de la salle de réunion en claquant la porte et en criant à l'adresse de Mr. Holmes. Il était furieux parce qu'on venait de lui dire que le prix d'achat de sa compagnie avait été diminué de quarante millions de dollars.

Pas de réaction dans le jury.

- Peut-on dire que Mr. Russo était ce soir-là dans un état d'émotion extrême ?

- Oui.

Rosie me fait un signe de tête. Il est temps de passer à autre chose. Le juge Chen me demande pendant combien de temps j'ai encore l'intention d'interroger Doris. Je réponds une ou deux heures. Elle décide de suspendre l'audience pour le déjeuner.

Rosie, Doris, JoÎl et moi nous faisons apporter des sandwiches dans le cabinet de consultation.

- Jusqu'ici, tout va bien, dit Rosie. Tu as rendu plausible l'hypothèse du suicide. Tu as semé le doute sur celle de la crise de jalousie. Et tu as montré que Russo avait un mobile.

Elle se tourne vers Doris :

- Vous avez été formidable.

Doris hausse les épaules :

- Attendons la suite. Tant que c'est Mike qui interroge, ce n'est pas difficile.

Elle a raison.

- Nous en avons encore pour une heure, Doris. J'ai besoin de vous pour régler son compte à un dernier dragon. Laissez-vous guider et contentez-vous de réponses brèves. Comme nous en avons convenu.

- Comptez sur moi.

- Tu as des nouvelles de Pète ? demande Rosie.

- J'ai eu Rolanda au téléphone. Pète a appelé pour dire que le banquier refusait de livrer les noms des bénéficiaires des revenus et des ayants droit du Fonds caritatif international. Wendy va prendre contact avec un juge.

- quand vais-je témoigner ? demande JoÎl.

- On discutera de ça plus tard. Si tout se passe bien aujourd'hui, on n'aura pas besoin de toi.

- Mais j'y tiens ! insiste JoÎl.

Et je ne peux que répéter :

- On verra plus tard.

L'audience reprend à une heure de l'après-midi.

- Ms. Fontaine, dis-je, connaissez-vous Mr. Arthur Patton ?

- Oui. C'est l'associé gérant de l'agence Simpson & G‚tes.

Je le connais depuis des années.

- tes-vous au courant de l'incident survenu entre Mr. Patton et Ms. Kennedy, en octobre dernier, au Country Club de Silverado ?

- Oui.

- Comment l'avez-vous su ?

- Cet incident a fait l'objet d'une enquête interne.

- Et vous avez été informée de cette enquête ?

- C'est mon patron, Mr. Holmes, qui en a été chargé. Il m'a parlé de l'enquête, et m'a appris que Mr. Friedman avait été

interrogé.

- Je vois. Pourquoi n'en avez-vous rien dit aux policiers qui ont recueilli votre déposition après la mort de Mr. Holmes et de Ms. Kennedy ?

- Ils ne m'ont pas interrogée là-dessus. Et je n'ai pas jugé

utile de leur en parler. C'était une affaire interne et confidentielle.

- Pouvez-vous nous éclairer plus précisément sur l'objet de cette enquête ?

Skipper se lève :

- Objection, Votre Honneur ! Tout témoignage de Ms. Fontaine sur le contenu de cette enquête relèverait d'un inadmissible ouÔ-dire.

L'objection est juridiquement fondée. Je jette un coup d'úil aux jurés. L'employée du téléphone paraît troublée.

- Votre Honneur, dis-je, plutôt que de débattre du bien-fondé de cette objection, je préfère aborder la question sous un autre angle. Nous souhaitons verser au dossier en tant que pièce à conviction un rapport daté du 15 décembre dernier et rédigé

par Mr. Holmes à l'intention du comité exécutif de Simpson & G‚tes.

Rosie fait passer des copies du rapport à Skipper et au juge, et j'enchaîne :

- Ceci est le rapport officiel de la commission d'enquête spéciale nommée par le comité exécutif de Simpson & G‚tes à

la suite de ce qui a été appelé " l'incident de Silverado ".

Skipper a bondi sur ses pieds :

- Objection, Votre Honneur ! Il s'agit là d'un document interne et strictement confidentiel. Nous n'avons aucune preuve de son authenticité. Et la défense ne nous l'a pas communiqué.

- Nous avons transmis ce document à l'accusation depuis plusieurs semaines, Votre Honneur.

Je m'abstiens de préciser qu'il se trouvait dans l'une des dix-huit boîtes de dossiers financiers de Simpson & G‚tes que nous leur avons transmis sans la moindre intention de nous en servir.

Skipper jette un regard furieux à McNulty. quelqu'un, chez eux, a manqué de vigilance.

Et je poursuis :

- D'ailleurs, si Mr. G‚tes doute de l'authenticité de ce document, je suis prêt à appeler Mr. Stern et le chef du service du personnel de l'agence, qui en ont tous deux reçu un exemplaire. Et si Mr. G‚tes était lui-même autorisé à témoigner, il ne manquerait pas, j'en suis certain, de nous dire qu'il en a reçu un également.

Le juge Chen abat son marteau :

- que l'huissier fasse sortir le jury. Je veux voir tous les avocats dans mon cabinet. Immédiatement.

Nous nous retrouvons dans le cabinet du juge. Skipper prend des mines effarées :

- ¿ quoi jouez-vous ? Pourquoi ce coup tordu maintenant ?

Ce n'est pas exactement le ton à employer dans ce genre d'endroit. Le juge Chen l'interrompt :

- Du calme, Mr. G‚tes. Voyons ce document.

Elle chausse ses lunettes. Skipper, McNulty, Rosie et moi attendons en silence. Elle parcourt le texte, puis le lit attentivement.

- Mr. Daley, dit-elle, comment vous êtes-vous procuré ceci ?

- Je le tiens de Ms. Fontaine.

- Je vois. Comment savez-vous s'il s'agit d'un document authentique ?

- C'est elle qui l'a tapé. Elle peut l'attester sous serment.

- Votre Honneur..., commence Skipper.

Elle le coupe :

- Taisez-vous, Mr. G‚tes. Vous aurez la parole ensuite.

Elle se replonge dans le texte, se tourne à nouveau vers lui :

- Mr. G‚tes, je trouve convaincants les arguments de Mr. Daley. Avez-vous quelque chose à dire ?

Il consulte McNulty du regard avant de répondre :

- Rien ne permet de prouver l'authenticité de ce document.

Il peut avoir été forgé avec le traitement de texte de Doris Fon-

taine. Il ne porte aucune signature. Nous n'en avons pas l'original. Avant de ruiner la carrière d'Arthur Patton, vous devriez réfléchir aux conséquences.

Je me lève en prenant appui des deux mains sur le bureau :

- Votre Honneur, s'il m'accuse de forger des preuves, il est fou. Doris Fontaine est prête à déclarer sous serment qu'il s'agit d'un document authentique. Je suis prêt à déclarer sous serment que nous l'avons obtenu par des voies légales. Si je mens, vous pouvez immédiatement me faire rayer du barreau. Je suis prêt à citer comme témoins tous ceux qui ont eu connaissance de ce rapport. Si vous y tenez, je peux témoigner moi-même.

Notre requête est légitime et cette pièce à conviction est indiscutable. Et si Skipper persiste à en douter, qu'il le démontre aux jurés. ¿ eux de dire si nous sommes des faussaires ou non. C'est un risque qui ne nous fait pas peur.

- Votre Honneur, avec tout le respect que je porte à

Mr. Daley et à sa qualité d'avocat...

Elle l'arrête d'un geste :

- Mr. G‚tes, avez-vous déjà vu ce document ?

Il fait un effort pour avaler sa salive, regarde McNulty qui fronce les sourcils.

- Je ne m'en souviens pas ! dit-il d'une voix forte.

Le juge Chen secoue la tête :

- J'en ai assez entendu. L'objection est rejetée. Ce document est versé au dossier comme pièce à conviction. Vous pouvez tous sortir.

La couleuvre avalée, Skipper n'a plus qu'à ronger son frein pendant le reste de l'après-midi tandis que je décortique le rapport avec Doris pour démolir tranquillement ce qu'il reste de la réputation d'Arthur Patton. On apprend ainsi que Diana avait dénoncé le comportement de Patton au chef du service des res-sources humaines du cabinet, en menaçant de porter plainte pour harcèlement sexuel. D'après les témoins cités dans le rapport, Patton lui avait fait des avances au cours d'une fête impro-visée dans sa chambre du Country Club de Silverado. Elle l'avait repoussé et avait rejoint sa propre chambre. L'ayant suivie, il l'avait renversée sur le lit en essayant d'étouffer ses appels au secours. Diana était parvenue à se dégager en lui envoyant un coup de genou dans les parties, avant de courir se réfugier dans la chambre de JoÎl. quelques minutes plus tard, Patton était venu frapper à la porte de JoÎl et avait trouvé Diana dans la chambre de celui-ci.

Interrogé par les membres de la commission d'enquête, Patton avait soutenu qu'il s'agissait d'un malentendu.

On lisait également dans le rapport que Patton avait déjà fait l'objet de quatre plaintes pour harcèlement sexuel et que le cabinet avait, chaque fois, négocié un règlement à l'amiable pour éviter la comparution devant un tribunal. Chaque fois, Patton plaidait le malentendu.

Les membres de la commission d'enquête lui avaient ordonné

de suivre un traitement, en assortissant cette injonction d'une amende de cent mille dollars. On lui avait également retiré des points d'ancienneté, et prévenu qu'une nouvelle récidive entraî-nerait son renvoi.

- Ms. Fontaine, dis-je, l'affaire a-t-elle eu des suites, après ce rapport ?

- La veille de NoÎl, Ms. Kennedy a remis sa démission à

Mr. Holmes. Elle avait accepté un emploi à San Diego et voulait prendre un nouveau départ.

Je fais enregistrer la lettre de démission comme pièce à

conviction.

- Y avait-il un rapport entre cette démission et ses démêlés avec Mr. Patton ?

- En donnant sa démission, elle a informé Mr. Holmes et Mr. Patton de son intention de prendre un avocat et d'attaquer le cabinet et Mr. Patton pour harcèlement sexuel. Mr. Holmes m'a dit qu'il allait entamer une procédure de licenciement pour renvoyer Mr. Patton.

- Ms. Kennedy a-t-elle porté plainte devant la justice, de son côté ?

- Non, Mr. Daley, elle est morte sans en avoir eu le temps.

- Ms. Fontaine, seriez-vous surprise d'apprendre que Mr. Patton a déclaré, dans son témoignage, n'avoir jamais fait la moindre avance à Ms. Kennedy ?

- Oh, oui !

- Vous ne croyez pas que Mr. Patton disait la vérité, Ms. Fontaine ?

- Non. Mr. Patton est un menteur.

- Je n'ai pas d'autres questions.

Skipper pose quelques questions à Doris, mais son contre-interrogatoire est de pure forme. Au moment o˘ elle se rassoit, je fais passer un mot à Rosie : " «a suffit ? " Elle se penche et me murmure à l'oreille :

- Je crois que oui.

Ce soir-là, chez le rabbin Friedman, nous débattons pendant deux heures d'un éventuel témoignage de JoÎl. Le bon sens veut qu'on ne laisse pas son client témoigner, sauf absolue nécessité. Un bon procureur peut en un tournemain mettre en pièce la défense d'un accusé. Et dans une affaire comme la nôtre, o˘ le débat porte sur des éléments circonstanciels plus que sur des preuves matérielles, le comportement de JoÎl à la barre peut se révéler lourd de conséquences.

- Mike, dit-il, je ne veux pas me cacher derrière mon avocat.

- C'est trop risqué. Skipper est capable de te piéger.

- Je prends mes risques. Je ne passerai pas le reste de mon existence à me demander si je n'aurais pas mieux fait de témoigner. Je veux que les jurés entendent ma version.

- Allons nous coucher, JoÎl. Et nous prendrons une décision demain matin.

Je passe le reste de la soirée à interroger mes plus fidèles conseillers. Je suis tenté, pour ma part, d'appeler JoÎl à la barre en me limitant à un petit nombre de questions. Rosie est farou-chement contre. Et elle sent mieux les choses que moi. Randy Long, qui fut mon mentor à l'Assistance judiciaire, me dit qu'il serait plutôt partisan de suivre l'usage dicté par le bon sens.

Vers vingt-trois heures trente, je compose un dernier numéro :

- Mort ? C'est Mike.

- Tiens ! Un revenant !

- quel effet ça fait, d'être une vedette de la télé ?

- Ce n'est pas du tout ce qu'on imagine. Je suis obligé de me lever aux aurores pour les infos du matin.

- La gloire a aussi son prix.

- C'est pire que de travailler pour gagner sa pitance. quelles nouvelles ?

Je marque une pause.

- Je voudrais entendre votre avis.

- Je suis tout oreilles.

- Pensez-vous que je devrais appeler JoÎl à la barre, demain ?

Silence. Je l'imagine en robe de chambre, un cigare entre les doigts.

- Pas facile, comme question.

- Je le sais bien.

J'entends son souffle d'asthmatique à l'autre bout du fil.

- Si on s'en tient au simple bon sens, la réponse est non.

- «a aussi, je le sais.

Nouveau silence. Puis :

- Moi, je le ferais venir. Et repartir le plus vite possible. En limitant les questions. qu'il vienne dire une bonne fois qu'il n'est pas coupable, et qu'il disparaisse aussitôt.

- Merci, Mort. Je vous regarderai demain matin à la télé.

" Sois bref, et n'en fais pas trop. "

" Résolu à tenter ce que les observateurs décri-vent comme un coup de poker désespéré, JoÎl

Mark Friedman doit aujourd'hui venir à la barre pour plaider sa propre défense. Michael Daley mériterait d'être poursuivi pour faute professionnelle. "

Morgan Henderson, chroniqueur judiciaire.

NewsCenter 4. Mercredi 15 avril.

- Tu es prêt, JoÎl ?

C'est le matin. Il va et vient dans le petit cabinet de consultation.

- Oui. Je suis prêt.

- Tu n'es pas obligé de le faire, tu sais.

- Je le sais.

- Et tu as bien compris mes réserves ?

question traditionnelle de l'avocat à son client.

- Oui. On ne va pas recommencer pour la énième fois. Je vais témoigner. C'est mavie.

Ou ton enterrement.

- Très bien. Tu peux compter sur moi quoi qu'il arrive.

Il regarde fixement le mur devant lui :

- Je savais que tu allais dire ça.

- Sois bref, et n'en fais pas trop. Comme on l'a répété. Je ne veux pas que tu restes plus de cinq minutes à la barre. Skipper ne peut te contre-interroger que sur ce que tu auras dit. Je ne veux pas qu'on remette tout sur le tapis. Tu leur dis à tous que tu es innocent, et tu te rassois. Compris ?

- Compris.

Un brouhaha emplit la salle d'audience. On se presse sur les bancs du public. Naomi est assise au premier rang, juste derrière nous, entre le rabbin Friedman et sa femme.

Skipper a donné des invitations à trois gros bienfaiteurs du parti républicain. L'échotier du Chronicle est là. C'est l'événement le plus médiatisé depuis le match qui a vu, en janvier dernier, l'équipe des Niners se faire éliminer du championnat.

Nous nous levons à l'entrée du juge Chen. Harriet Hill ouvre la porte aux jurés.

- Mr. Daley, dit le juge Chen, ce sera votre dernier témoin ?

- Oui, Votre Honneur. La défense appelle JoÎl Friedman.

JoÎl a bien l'air d'un avocat. Il n'avait pas autant de cheveux gris il y a quatre mois. Les traits sont tirés, mais le regard clair.

Après tout ce temps, il va enfin dire sa version des choses. Je lui ai déconseillé de boire de l'eau s'il n'en avait pas vraiment besoin. C'est un geste qui trahit trop souvent l'inquiétude.

- Mr. Friedman, vous étiez bien aux côtés de Mr. Holmes, ce 30 décembre, pour l'assister dans la vente du conglomérat Russo ?

J'aime bien commencer par une question facile, dont la réponse va de soi.

- Oui, Mr. Daley.

Je lui demande de résumer le contenu de la transaction. Nous parlons de son dîner au Harrington en compagnie de Diana.

Elle est partie, dit-il, parce qu'ils s'étaient disputés à propos de son travail sur le contrat de vente. Puis il est retourné au bureau tandis que Diana rentrait chez elle.

- qu'avez-vous fait en rentrant au bureau ?

- J'ai mis de l'ordre dans les derniers documents dont nous avions besoin pour conclure la vente. Vers minuit et demi, ils étaient tous paraphés. Je suis allé trouver Mr. Holmes. Je lui ai expliqué que les instructions pour le dépôt fiduciaire sur lesquelles travaillait Ms. Kennedy n'étaient pas encore rédigées et que j'allais m'y atteler. Mr. Holmes était engagé dans une discussion très vive avec Mr. Russo. Mr. Holmes m'a demandé d'appeler Ms. Kennedy pour qu'elle revienne, au bureau.

- C'est donc cet appel qui a été enregistré sur le répondeur téléphonique de Ms. Kennedy ?

- Oui.

Je marque une pause, puis :

- Avez-vous vu Ms. Kennedy quand elle est revenue de chez elle?

- Non.

- Mr. Kim, le gardien, a déclaré qu'il vous avait entendu vous disputer avec Mr. Holmes vers une heure du matin, le 31 décembre. Vous en souvenez-vous ?

- Oui. Mr. Kim nous a entendu parler de certaines questions concernant ma carrière.

- quelles questions ?

- On m'avait informé la veille que je n'accéderais pas au statut d'associé.

- Et vous en étiez contrarié ?

- Oui.

- Et vous l'avez dit à Mr. Holmes ?

- Oui.

- Et qu'a-t-il répondu ?

- Objection ! OuÔ-dire.

- Objection retenue.

Je continue :

- Posons la question autrement. Ce 31 décembre au soir, vous a-t-on dit que vous accéderiez l'an prochain au statut d'associé ?

Skipper se lève. Il se demande quelle objection formuler.

Avant qu'il ait ouvert la bouche, JoÎl répond :

- Oui. On m'a promis que je passerais associé l'année prochaine.

- Et Mr. Holmes vous a donné l'assurance qu'il vous soutien-drait, alors, pour assurer votre élection ?

- Objection ! OuÔ-dire !

Le juge Chen semble perplexe :

- Je laisse passer pour cette fois, Mr. Daley. Mais je vous demande de ne pas insister.

- Oui, il a promis de me soutenir, dit JoÎl.

- Mr. Friedman, dis-je, pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé, le lendemain matin ?

JoÎl raconte comment Chuckles et lui sont allés chercher les clés du bureau Bob chez la secrétaire. En entrant, dit-il, il a été

pris de nausée et il s'est précipité aux toilettes pour vomir. De retour dans le bureau, il a ramassé le revolver et retiré les trois balles qui restaient dans le chargeur.

- Je connaissais cette arme pour m'en être servi au stand de tir, explique-t-il. Elle était sensible et dangereuse. Je l'ai déchargée pour éviter que quelqu'un ne se blesse. Cela m'a paru, sur le moment, la première chose à faire.

- Pouvez-vous nous dire quels étaient vos rapports avec Diana Kennedy ?

- Oui. Nous étions des collègues de travail. Et aussi des amis.

(Il se tait un instant. La suite s'annonce plus difficile.) Et, pen-

dant un court laps de temps, nous avons été amants. Je n'en suis pas fier.

- Combien de temps a duré votre liaison avec Ms. Kennedy ?

- Une nuit, au mois d'octobre de l'année dernière. (Il regarde Naomi.) J'en suis honteux. Vis-à-vis des miens comme vis-à-vis de moi-même. (Son regret paraît sincère.) Je te demande pardon, Naomi.

- JoÎl, dis-je, d'un ton calme, saviez-vous qu'elle était enceinte ?

Sa voix n'est plus qu'un murmure :

- Oui, je le savais. Elle me l'avait dit au début du mois de décembre.

- Et vous saviez que vous étiez le père de cet enfant à

naître ?

- Non. Elle m'avait dit que ce n'était pas moi le père. Je crois qu'elle se trompait.

- Saviez-vous qu'elle avait décidé d'aller vivre à San Diego ?

- Je l'ignorais jusqu'à cette soirée du 30 décembre.

- quand vous l'a-t-elle dit ?

- Au Harrington, pendant le dîner.

Soyons prudent, maintenant :

- Vous savez, JoÎl, que certaines personnes risquent de penser que vous vous êtes disputés au Harrington, ce soir-là, au sujet de cet enfant et de la décision de Ms. Kennedy de quitter San Francisco. On peut imaginer qu'elle avait décidé de rompre tout en exigeant de vous une aide pour élever cet enfant. Est-ce vraiment ce qui s'est passé ce soir-là au Harrington, JoÎl ?

Il écoute avec gravité et répond d'un ton assuré :

- Non, Mr. Daley. Pas du tout. Nous avons eu, Diana et moi, un différend à propos de son travail. Notre liaison, si on peut appeler cela une liaison, était terminée depuis longtemps à cette date.

- Une dernière question. Jouons cartes sur table, JoÎl. Avez-vous tué Robert Holmes et Diana Kennedy ?

Il répond en détachant bien ses mots :

- Non, Mr. Daley. Je n'ai pas fait cela.

Je regarde l'employée du téléphone. Aucune réaction visible.

- Je n'ai pas d'autres questions.

Skipper n'y tient plus.

- Mr. Friedman, vous rappelez-vous la conversation que vous avez eue le 8 janvier dernier avec l'inspecteur Roosevelt Johnson ?

- Objection, Votre Honneur. Mr. G‚tes essaie d'introduire des éléments à charge qui n'ont pas fait l'objet d'un examen direct.

- Il y a un lien entre ces éléments et je le démontrerai, proteste Skipper.

Le juge Chen fait une grimace :

- J'y compte, Mr. G‚tes, et sans délai. Objection rejetée.

- Merci, dit Skipper. (Il se tourne vers JoÎl.) Vous rappelez-

vous cette conversation avec l'inspecteur Johnson ?

- J'ai eu de nombreuses conversations avec l'inspecteur Johnson.

Doucement, JoÎl. Ne fais pas le malin. Contente-toi de répondre aux questions.

- Eh bien, Mr. Friedman, permettez que je vous rafraîchisse la mémoire. D'après le procès-verbal établi par l'inspecteur Johnson, vous avez eu une conversation avec lui au palais de justice. Vous en souvenez-vous ?

- Oui.

- Et vous souvenez-vous qu'à cette occasion l'inspecteur Johnson vous a demandé si vous aviez eu des rapports sexuels avec Ms. Kennedy ?

- Oui, je me souviens qu'il me l'a demandé.

- Et que lui avez-vous répondu ?

JoÎl me regarde avant de répondre :

- Je lui ai répondu que nous n'avions jamais eu de rapports sexuels.

Skipper est satisfait :

- Et nous avons appris par la suite qu'elle était enceinte et que vous étiez le père de l'enfant à naître, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Ainsi, Mr. Friedman, vous avez menti à l'inspecteur Johnson, n'est-ce pas ?

Il ne servirait à rien d'objecter.

- Oui, répond JoÎl calmement, en baissant les yeux. J'ai menti.

- Combien de fois encore avez-vous menti, Mr. Friedman ?

- Objection !

- Objection retenue.

Je souffre en silence pendant les trois quarts d'heure qui suivent, tandis que Skipper poursuit son contre-interrogatoire. Il fait reconnaître à JoÎl que la dispute au Harrington a été violente. que le message adressé à Bob par le courrier vocal avait un ton menaçant. qu'il n'a pas parlé aux policiers de son appel téléphonique à Diana avant que ceux-ci ne le confrontent à l'enregistrement. Je lance des objections toutes les trois ou quatre questions, pour casser le rythme de Skipper. Tout en parlant, Skipper va et vient à grands pas, comme à la parade. Les jurés retiennent leur souffle. Naomi fixe le sol à ses pieds. Le rabbin est immobile, les mains croisées sur ses genoux. Je n'en finis pas de me demander si j'ai eu raison ou tort d'appeler JoÎl à la barre.

JoÎl reconnaît qu'il a eu une brève liaison avec Diana. Son explication est crédible. quand on est fils de rabbin et père, soi-même, de deux gamins, il n'est pas facile d'avouer qu'on a commis un adultère. Puis il décrit les rapports mêlés d'amitié et de haine qu'il entretenait avec Bob.

Après une interminable série de questions, Skipper vient se camper devant JoÎl et lui lance :

- Mr. Friedman, si nous nous décidions maintenant, comme l'a dit si éloquemment Mr. Daley, à jouer cartes sur table ? ¿

reconnaître ce qui s'est réellement passé ce soir du 30 décembre ? Nous nous sentirions tous mieux, ensuite.

Nous y voici. Tiens bon, JoÎl.

- Mr. Friedman, continue Skipper, ce qui s'est réellement passé ce soir-là, c'est que Diana Kennedy vous a laissé tomber.

Elle vous a dit, pendant le dîner au Harrington, qu'elle ne voulait plus vous voir. Et qu'elle voulait renouer avec Bob Holmes.

Ce n'est pas cela, la vérité, Mr. Friedman ?

- Ce n'est pas vrai, répond JoÎl d'un ton ferme en regardant Skipper dans les yeux.

- Ensuite, poursuit Skipper, vous êtes revenu au cabinet et vous avez eu une violente altercation avec Bob Holmes. Oh, c'était peut-être, au départ, un problème professionnel, mais vous en êtes venus très vite à parler de Diana Kennedy. Il s'est avéré qu'elle vous menait tous les deux en bateau. qu'elle couchait avec Mr. Holmes.

- Ce n'est pas vrai non plus, dit JoÎl.

Il lance un bref regard en direction de la mère de Diana.

- Allons, Mr. Friedman ! Nous vous avons vu mentir quand les choses devenaient trop difficiles à expliquer. Vous avez fait revenir Diana Kennedy au bureau sous un prétexte, et vous les avez tués tous les deux avec le revolver de Mr. Holmes. Puis vous avez tenté de maquiller le crime en suicide. Mais vous avez commis quelques maladresses. Vous avez laissé vos empreintes sur le clavier d'ordinateur. Et vous ne vous êtes pas rendu compte que votre appel à Ms. Kennedy avait été enregistré.

N'est-ce pas cela, la vérité, Mr. Friedman ?

- Non, Mr. G‚tes, ce n'est pas la vérité.

- C'est vous qui les avez tués, n'est-ce pas, Mr. Friedman ?

Allons ! Vous vous sentirez mieux quand vous serez libéré de ce poids qui pèse sur votre conscience !

JoÎl prend une profonde inspiration :

- Ce n'est pas vrai. Je n'ai pas tué Bob Holmes et Diana Kennedy.

- Là, vous mentez à nouveau, n'est-ce pas, Mr. Friedman ?

Je bondis :

- Objection, Votre Honneur !

- Objection retenue.

- Pas d'autres questions.

Mon contre-interrogatoire est bref. Je veux laisser au jury l'impression d'un JoÎl calme et maître de lui. Je lui fais répéter une nouvelle fois qu'il n'a pas tué Bob et Diana. Puis je me rassois, le silence revenu.

¿ onze heures et demie, le juge Chen se tourne vers moi :

- Avez-vous d'autres témoins à appeler, Mr. Daley ?

- Non, Votre Honneur. C'est terminé pour la défense.

- Nous entendrons les conclusions après le déjeuner, et les plaidoiries demain matin. L'audience est suspendue.

Elle abat son marteau.

Ce soir-là, je regarde CNBC dans le living-room de Rosie.

- Je ne parviens pas à comprendre pourquoi Daley l'a fait venir à la barre, entonne Marcia Clark.

- Une terrible erreur, répond en écho Morgan Henderson, qui a renoncé au confortable studio de NewsCenter 4 pour se produire sur CNBC.

- Je me serais mieux débrouillé tout seul, dis-je à Rosie. Je n'aurais jamais d˚ faire ça. C'était trop risqué.

- Il s'en est bien tiré. Et il a dit ce qu'il avait sur le cúur.

C'est bien.

- Je ne crois pas qu'il aura convaincu les jurés.

- Difficile à dire, avec ceux-là... Je ne sais pas.

- Tu veux écouter encore une fois ma plaidoirie ?

- Bien s˚r.

Le lendemain, je me livre avec Skipper à ce qu'on pourrait appeler un corps à corps judiciaire. Les commentateurs y ver-ront un affrontement classique entre le procureur charismati-que et l'avocat de la défense pétri d'éloquence. Skipper va déclamer pendant près de deux heures. Il frappe du poing sur le lutrin. Arpente la salle comme une gazelle. Pointe un doigt accusateur sur JoÎl en décrivant chaque pièce à conviction. Ses gesticulations sont efficaces. Les jurés suivent le moindre de ses mouvements.

Je parle pendant moins d'une heure. Je m'efforce de garder un ton mesuré. Comme je ne suis pas capable des mêmes effets thé‚traux, je cherche à attirer la sympathie. La salle d'audience n'est plus qu'une image floue sur laquelle flottent les visages des jurés. ¿ mon tour, je fais l'inventaire des pièces à conviction et des charges qui pèsent contre JoÎl. Et je m'efforce de les détruire les unes après les autres. Je demande aux jurés de croire que Bob a tué Diana et s'est ensuite suicidé. Je leur rappelle que quelqu'un a pu entrer dans les bureaux de Simpson

& G‚tes en empruntant l'escalier ou le monte-charge sans être vu de quiconque et sans que son passage soit enregistré par les caméras de surveillance. Je leur dis pour finir que s'ils pensent toujours qu'on a tué Bob, JoÎl n'est pas, et de loin, le coupable le plus plausible. Et, poursuivant sur ma lancée je leur l‚che, s˚r de moi, les noms de Vince Russo, Chuckles Stern et, surtout, Art Patton. Je leur rappelle que ce dernier avait au moins trente millions de raisons de tuer Bob.

¿ midi moins le quart, je les remercie de leur attention et leur dis que la vie de JoÎl est entre leurs mains.

Au bout du compte, je ne suis pas certain qu'une affaire se gagne au moment de la plaidoirie finale. Si le jury n'est pas disposé à voter en votre faveur, il n'y a sans doute plus grand-chose à espérer. Nous prenons un déjeuner rapide et le juge Chen donne ses dernières instructions aux jurés. Il est quatorze heures quand elle abat son marteau et les envoie dans leur salle de délibérations.

Le procès a duré quatre semaines, et ce qui va se passer maintenant ne dépend pas de moi.

"Je suis allé trop loin, je le sais. "

" Nous sommes très satisfaits de nos conclusions.

Nous faisons confiance au jugement des jurés et nous ne doutons pas que Mr. Friedman sera

acquitté. "

Avocat de la défense Michael Daley.

En direct sur Channel 4. Jeudi 16 avril.

- Je me suis planté, Rosie. J'ai raté mon coup. Je suis allé

trop loin. Je le sais.

Nous rentrons au bureau après les plaidoiries. Rosie est au volant.

- Calme-toi, Mike. Tu exagères. Tu as été excellent.

Je cherche désespérément des raisons de me rassurer, de croire que je n'ai pas perdu notre affaire. Certains avocats sortent de leur plaidoirie finale persuadés qu'ils ont été assez bons pour convaincre le pape de se convertir au judaÔsme. Moi, je pense à tout ce que j'aurais d˚ dire autrement, et à tout ce que je n'ai pas dit.

- Reconnais que j'en ai un peu trop fait, tout de même ?

Une pluie fine s'est mise à tomber.

- Tu as été excellent, répète Rosie. Ils t'écoutaient et ils t'ap-prouvaient. Je l'ai senti.

- J'espère que tu ne te trompes pas. On ne sait jamais, avec les jurés.

- «a, c'est vrai.

Nous trouvons une place devant mon bureau. Les petits fourgons des télévisions sont garés tout le long de Mission Street. Je connais presque tous les journalistes par leur nom. Nous nous frayons un passage. Je l‚che les platitudes d'usage à propos de la solidité de notre dossier.

A l'intérieur, Rolanda me tend une liasse de messages téléphoniques. Je les parcours rapidement. L'un d'eux retient mon attention.

- Rosie, dis-je, j'ai un ou deux coups de fil à donner.

Je compose le 1 809, et les sept chiffres suivants. On n'a pas besoin de faire le 011 de l'international pour appeler les Bahamas. Une voix me répond, à l'autre bout du fil, avec un impeccable accent britannique. Je reconnais Duncan Burton, le concierge du Graycliff.

- Ms. Hogan est déjà partie pour l'aéroport. Voici un numéro pour la joindre.

C'est le numéro du portable de Wendy.

La liaison est des plus mauvaises et c'est à peine si je l'entends.

- C'est Mike. O˘ es-tu ?

- ¿ O'Hare. On vient d'arriver des Bahamas. On a un vol pour San Francisco dans quelques minutes. Comment ça se passe ?

- C'est passé. Le jury délibère.

- Tu devrais revenir aux Bahamas quand tu auras un peu plus de temps.

- Peut-être, le jour o˘ j'aurai un gros paquet de fric à

planquer.

Un silence, puis :

- J'ai une bonne nouvelle, et une mauvaise. La bonne, c'est qu'on a enfin réussi à faire parler Trevor Smith. On sait à qui allait l'argent du Fonds caritatif international. Et la mauvaise nouvelle, c'est que ça ne te servira pas à grand-chose. Si tu voulais un joker, il faudra le chercher ailleurs.

- Dis toujours. qui étaient les heureux bénéficiaires ?

- Les enfants de Bob.

- C'est tout ?

- Non. Il y avait quelqu'un d'autre. Une certaine Jenny Fontaine.

- Vraiment ? «a n'a rien d'étonnant. J'ai toujours pensé que Bob avait un faible pour Jenny.

- C'était aussi une façon de remercier Doris pour ses bons et loyaux services.

- Sans doute. Il y avait trois parts égales ?

- Jenny touchait un tiers de l'argent. Les enfants de Bob se partageaient le reste.

- Intéressant.

- Oui. Tu crois que ça peut te servir à quelque chose, Mike ?

- J'en doute. Il est trop tard pour en faire état. Et de toute façon, je ne vois pas comment Jenny ou les enfants de Bob seraient pour quelque chose dans son assassinat.

- C'est vrai.

Silence désappointé à l'autre bout du fil.

- Tu sais, Wendy, je ne pensais pas que tu allais régler cette affaire. Mais tu nous as donné un bon coup de main - d'accord ?

- Oui. Sans doute.

- quand seras-tu chez toi ?

- Ce soir.

Je regarde la rue à travers les barreaux de ma fenêtre. Rosie entre au moment o˘ je raccroche.

- Wendy a du nouveau ? demande-t-elle.

- Comment as-tu deviné que c'était Wendy ?

- ¿ ton air.

- quel air ?

- Ton air de dire " si seulement elle pouvait comprendre à

quel point j'en pince pour elle ".

- «a se voit tant que ça ?

- Eh-eh.

- Tu n'es pas jalouse, tout de même ?

- Mais non.

Elle ment. C'est ce que je pense, en tout cas.

- De toute façon, ça n'aboutira jamais.

Elle sourit :

- Je ne me laisserais peut-être pas piquer mon mec sans combattre.

quelques minutes plus tard, j'allume la télé. Sur NewsCenter 4, Morgan Henderson et Mort Goldberg se demandent si j'ai eu raison ou tort d'appeler JoÎl à la barre. Ils ont déjà proclamé

Skipper vainqueur aux points après les plaidoiries. Henderson explique au monde que j'ai bousillé la défense de JoÎl et que je suis tout juste bon à jeter aux cochons :

- Il n'aurait jamais d˚ le laisser témoigner, et JoÎl Friedman aurait mieux fait de prendre un autre avocat.

- Ne t'en fais pas, dit Rosie. Les seules personnes dont l'opinion a désormais de l'importance sont enfermées à double tour dans leur salle de délibérations. Et elles ne parlent à personne

- seulement entre elles.

- Merci. J'espère que tu as raison.

A quatre heures de l'après-midi, Rolanda entre dans mon bureau :

- Ils viennent d'appeler. Le jury a fini de délibérer.

" Vous avez la parole. "

" L'affaire est complexe. Le jury va délibérer pendant plusieurs jours, peut-être une semaine. "

Morgan Henderson, chroniqueur judiciaire.

NewsCenter 4. Jeudi 16 avril.

- Ils ont fait vite, remarque Rosie.

Le jury est resté moins de deux heures dans la salle de délibérations.

- Je n'aime pas ça, dis-je par superstition plus que par conviction.

Je connais des avocats qui ne changent plus de chaussettes jusqu'au retour des jurés. Chez moi, la superstition est plus simple. Je ne prédis jamais une issue favorable. Ni défavorable, d'ailleurs.

- On ne sait jamais, avec les jurys, dit Rosie.

Je me tourne vers Rolanda :

- C'est annoncé pour quelle heure ?

- Cinq heures. Ils veulent laisser à tout le monde le temps de revenir.

- J'appelle JoÎl.

- Alors, Rosita, qu'en penses-tu ?

C'est plus fort que moi. Nous sommes dans sa voiture, en route pour le palais de justice. A la radio, un journaliste annonce solennellement qu'il sera donné lecture du verdict à

dix-sept heures.

- Je ne peux pas faire de pronostic. «a me touche de trop près.

- Comme moi.

Je regarde passer un magasin d'accessoires automobiles et des échoppes de prêteurs sur gages.

- Je sais que je regretterai de l'avoir dit, mais, vraiment, je ne vois pas comment ils pourraient voter la culpabilité.

Même les plus superstitieux ont leurs moments de faiblesse.

Et des moments o˘ ils veulent espérer à tout prix, peut-être.

- Les jurys sont bizarres, dit-elle. On ne sait jamais sur quoi ils se décident. J'en ai vu un voter l'acquittement parce que la façon de s'habiller du procureur avait déplu. Dans notre cas, ces gens-là sont capables de déclarer JoÎl coupable parce qu'il est avocat. Ou parce qu'ils n'aiment pas les hommes qui trompent leur femme. On ne peut jamais savoir.

Une douzaine de petits fourgons blancs des stations de télévision sont garés pare-chocs contre pare-chocs devant la grande entrée du palais de justice. Et une bonne vingtaine de reporters ont pris position sur les marches, avec leurs équipes respectives, pour filmer en direct. Le gros camion qui assure les liaisons par satellite est arrêté sur Bryant Avenue. On m'a dit que l'un des prêteurs sur gages du voisinage louait sa boutique mille dollars la journée à une station de télé par c‚ble.

La meute nous entoure, Rosie et moi, au moment o˘ nous nous apprêtons à franchir le cordon de policiers qui protège l'entrée.

- Mr. Daley, quel est votre pronostic ?

- Mr. Daley, vous ne trouvez pas que la délibération du jury a été très brève ?

- Mr. Daley, avez-vous l'intention de faire appel ?

- Mr. Daley, estimez-vous que votre client a reçu un traitement équitable ?

- Mr. Daley ? Mr. Daley ? Mr. Daley ?

Nous pénétrons dans le b‚timent en jouant des coudes. JoÎl et Naomi attendent avec le rabbin Friedman et sa femme de l'autre côté des portiques de sécurité. Naomi m'embrasse.

- Nous y voilà, dit-elle.

Le rabbin Friedman et moi nous serrons la main, mais sans un mot. Nous prenons l'ascenseur. Il semble plus lent que jamais.

Nous arrivons groupés devant la salle d'audience.

- …coutez, dis-je. quoi qu'il arrive, nous devons nous abstenir aujourd'hui de tout commentaire. Nous aurons tout le temps, après, de parler aux journalistes.

Comme nous franchissons le seuil, Rosie me prend le bras et tourne la tête vers le corridor :

- Tu vois ce que je vois, Mike ?

Je me retourne à mon tour et vois Skipper et sa suite. McNasty est avec lui. quelques journalistes de presse écrite les accompagnent. Mais aussi Charles Stern et Art Patton. que font-ils là, tous les deux ? Ils sont venus soutenir leur ancien associé, je suppose. Je leur trouve un air sinistre et je sens une boule se former dans mon estomac.

- qu'est-ce que tu dis de ça ? chuchote Rosie.

- C'est le bouquet !

Skipper m'aperçoit et me salue d'un signe de tête. L'huissier nous conduit à nos places. Naomi et les Friedman s'assoient au premier rang du public.

- Mike, dit JoÎl, nous y voilà... Alors ?

- Ils n'ont pas mis longtemps à se décider. En général, c'est bon signe. Rappelle-toi, pour O.J. Simpson. Le jury n'a délibéré

que quelques heures.

- Et il a pris la mauvaise décision.

Je ne réponds pas. Il insiste :

- qu'est-ce que tu penses, au fond de toi ?

Je le regarde dans les yeux :

- Non coupable.

A quoi bon lui dire la vérité ? Je ne sais plus moi-même ce que je pense.

Nous nous asseyons. L'artiste de prétoire est déjà à sa place, crayon en main. Puis nous nous relevons à l'arrivée du juge Chen. Elle demande à Harriet Hill d'appeler le jury. Le temps s'étire.

JoÎl regarde entrer les jurés. Eux ne le regardent pas. Ce n'est pas bon signe. Les Friedman se tiennent la main. Rosie est parfaitement immobile. Je suis content qu'elle soit là. J'ai l'estomac à l'envers.

Le juge Chen se tourne vers le jury :

- Le jury est-il parvenu à un verdict, Madam'Foreperson ?

L'employée du téléphone se lève :

- Oui, Votre Honneur.

Nous assistons au cérémonial de passation du papier de l'employée du téléphone à Harriet Hill et de Harriet Hill au juge.

Le juge lit le verdict. Elle reste impassible, indéchiffrable.

- Accusé, levez-vous, je vous prie.

JoÎl, Rosie et moi nous levons d'un même mouvement. Tout comme Skipper. McNulty reste assis. Du coin de l'úil, je vois Naomi et les Friedman. Ils ferment les yeux.

Nous y voilà.

Le juge Chen se tourne vers le jury :

- Vous avez la parole.

Je m'entends respirer.

L'employée du téléphone prend une profonde inspiration et dit, sans la moindre trace d'émotion :

- Non coupable.

Derrière moi, le vacarme se déchaîne. Les journalistes foncent vers la sortie. JoÎl se laisse retomber sur son siège. Le juge Chen frappe du marteau et dit :

- Le jury peut disposer. Je demande à l'huissier de libérer immédiatement Mr. Friedman. L'audience est levée.

JoÎl se tourne vers moi, l'air stupéfait :

- J'ai bien entendu ?

- Oui. Tu peux maintenant rentrer chez toi, JoÎl.

quand un client est acquitté, l'avocat de la défense voit soudain les choses de très loin. Nous nous livrons, JoÎl, Rosie, Naomi et moi, à ce que Gr‚ce appellerait un c‚lin à quatre.

Naomi sanglote. Puis JoÎl enjambe la barrière et se jette dans les bras de ses parents.

Les journalistes ont déjà quitté la salle d'audience. ¿ mon tour, je serre Rosie dans mes bras. Je parviens à articuler " merci ", et c'est à peine si je vois les larmes dans ses yeux. Je sens les miennes. Puis j'entreprends de rassembler mes papiers, et je dis :

- J'ai l'impression qu'il vient de se passer quelque chose ?

- Tu as gagné, Mike !

Skipper s'approche à grandes enjambées, un sourire à trois millions de dollars plaqué sur son visage. Il me serre vigoureusement la main :

- Joli travail, maître.

- Oui. Merci, Skipper.

On se revoit et on se fait une bouffe.

Il se tourne et lance à la cantonade :

- Nous sommes déçus, bien s˚r. Mais nous croyons en nos institutions et nous devons accepter le verdict du jury. Je donnerai une conférence de presse à mon bureau dans vingt minutes.

Je coupe le son.

En me retournant, je vois Bill McNulty qui secoue la tête, assis à la table de l'accusation. Il n'a pas bougé. Il regarde droit devant lui et répète sans s'arrêter : " Bon Dieu de bordel de merde. "

Mon dernier aveu

" Nous avons toujours foi en l'institution de la justice. "

Skipper G‚tes répondant

en direct à Larry King.

Jeudi 16 avril.

Pas de repos du guerrier ni d'invitation à Disneyland pour les avocats victorieux. quelques-uns ont l'honneur d'être interviewés par Larry King. Certains signent des contrats avec des éditeurs. Mais ils sont la plupart du temps l'objet du mépris universel, tenus pour responsables de la dégradation du système judiciaire et, par extension, des valeurs morales de la société.

Je semble faire partie de ceux-là. Comme nous quittons le palais de justice dans la voiture de Rosie pour une petite fête chez JoÎl, les fins stratèges d'arrière-garde me traitent déjà de paria social à l'abri de leur micro. " Stupéfiant dénouement du procès de la décennie, avec l'acquittement de JoÎl Mark Friedman, accusé d'un double meurtre. Le procureur Prentice G‚tes a fait part de sa déception après le verdict, tout en déclarant qu'il acceptait la décision de la justice. Michael Daley, l'avocat de Friedman, s'est déclaré satisfait et n'a pas fait d'autre commentaire. ¿ dix-huit heures dix, d'autres informations sur KCBS. "

Rosie éteint la radio.

- «a suffit, dit-elle. Cette affaire entrera dans les manuels comme un exemple des dysfonctionnements du système judiciaire.

- Et de l'american way oflife. ¿ vrai dire, Rosie, je ne suis pas certain qu'on s'en souviendra encore d'ici un jour ou deux.

- Tu as sans doute raison. ¿ propos, tu as eu des commentaires du juge ?

- Nous avons échangé quelques mots, avec Skipper, après la lecture du verdict. Elle a dit que c'était le plus répugnant débal-lage auquel elle ait jamais assisté dans une salle d'audience. Elle n'a pas l'air d'aimer beaucoup les avocats qui dissimulent des preuves et ramènent des témoins d'entre les morts. Pour elle, c'est une offense aux bonnes manières.

Je souris :

- Elle a dit aussi qu'elle espérait ne jamais nous revoir.

- Tu vas bientôt manquer de juges, Mike.

Elle sourit à son tour :

- En fait, je trouve qu'elle a bien fait son boulot.

- Je suis d'accord avec toi. Cette femme-là a de l'avenir.

- Tu as parlé aux jurés ?

Le procès achevé, les avocats sont autorisés à communiquer avec les jurés et à leur demander les raisons de leur verdict.

- Rapidement. Ils ont pensé que c'était un suicide. Ils n'ont pas accepté la version de Beckert d'après laquelle Bob avait été

assommé d'abord et tué ensuite.

- qu'ont-ils pensé de Skipper ?

- Ils l'ont trouvé arrogant. Et ils m'ont trouvé pleurnichard.

- C'est assez bien vu. Et JoÎl ?

- Là, c'est intéressant. Ce qui les a impressionnés, c'est qu'il ait eu le courage de venir à la barre. Même s'ils n'ont pas cru un mot de ce qu'il leur disait.

- Pourquoi?

Je lui fais un clin d'úil :

- C'est un avocat.

- Je vois ! (Elle glousse.) Et Skipper ? Et McNasty ? Ils t'ont parlé ?

- Pas beaucoup, après notre discussion avec les jurés. Skipper s'extasiait sur la beauté et la sagesse de la justice criminelle.

McNasty ne faisait que répéter qu'il n'arrivait pas à y croire.

- quel joyeux drille !

- Tu sais, c'est peut-être un grincheux, mais c'est un grincheux honnête.

- Tu ne vas tout de même pas t'attendrir sur les procureurs en prenant de l'‚ge ?

- Je préférerai toujours cent Bill McNasty à un seul Skipper G‚tes.

Nous roulons en silence jusqu'à la maison de JoÎl. C'est, en sens inverse, la route que j'ai suivie pour foncer comme un malade vers le palais de justice le soir o˘ on l'a arrêté. C'était il y a quatre mois. Il me semble que c'était il y a des années.

Nous trouvons une place pour nous garer juste devant la maison de JoÎl. Un soir de semaine... C'est à des signes comme celui-ci que l'on comprend qu'on est sous une bonne étoile. Il fait doux, et le soleil n'est pas encore couché. C'est peut-être la fin de l'hiver qui s'annonce.

Les fourgons des stations de télé sont partout dans la rue et dans les allées. Les voisins vont être furieux. Rosie me pousse vers Rita Roberts :

- Vas-y, dis quelque chose de gentil pour JoÎl et pour ta foi retrouvée dans l'institution de la justice criminelle.

Rita me brandit son micro au visage et me demande ce que je ressens. J'aligne un chapelet de banalités sur ma satisfaction de voir que justice a été rendue et que le système de la justice criminelle a bien fonctionné. Avec, pour couronner le tout, un petit speech sur ma fierté d'être avocat. Je n'oublie pas la traditionnelle remontrance à la presse pour sa propension à se sub-stituer à la justice à travers ses médias. Je demande aux journalistes de respecter la vie privée de JoÎl et Naomi et de les laisser prendre un nouveau départ. Rita ponctue mes propos de hochements de tête solennels. Rosie me prend par le bras et nous fonçons tête baissée vers la porte.

La fête bat déjà son plein. JoÎl me donne une joyeuse acco-lade et me met un verre de bière dans la main. Naomi m'embrasse. Alan et Stephen arrivent en courant dans le corridor.

Alan me saute dans les bras. Doris s'approche avec une coupe de Champagne et nous trinquons. Les propriétaires du delicates-sen Senson, sur Geary Street, fréquentent la synagogue du rabbin Friedman. Ils ont fait livrer de grands plateaux de corned-beef, de pastrami et de viande froide. Naomi me tend un sandwich, que je dévore. Pour la première fois depuis des semaines, j'ai faim.

J'aperçois ma mère dans le living-room. Ses yeux brillent.

- Je suis fÔère de toi, Michael.

Je suis heureux qu'elle soit dans un bonjour.

- Merci, M'man. Venant de toi, ça me fait tellement plaisir !

On se bouscule - on doit être une trentaine - dans le living-room de JoÎl et de Naomi pour suivre le journal du soir à la télé. Des applaudissements éclatent à l'annonce du verdict. Je me sens bizarre en me voyant à l'écran.

- quelle sale gueule tu as, Mike ! s'écrie Rosie.

…clat de rire général.

Je me vois en train de parler à Rita Roberts. Puis au journaliste de Channel 5, un Vietnamien terriblement sérieux. Les présentateurs de Channel 5, eux, plaisantent en disant que je dois passer une sacrée bonne soirée. Je me regarde successivement sur trois chaînes différentes. Puis je tombe sur Mort aux prises avec Skipper sur Channel 4.

- Alors, Mr. G‚tes, vous vous sentez comme Marcia Clark au soir du verdict ?

- Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, Mr. Goldberg.

Nous sommes déçus par ce verdict, mais nous respectons le fonctionnement de la justice et l'institution du jury.

Mort fait les yeux blancs. Je le regarde échanger quelques balles avec Skipper, puis, fuyant le tohu-bohu qui règne dans le living-room, je vais sur la véranda arrière de la maison, o˘ je retrouve JoÎl en train de savourer une bière.

- On prend le frais, JoÎl ?

- Oui. (Un silence.) ¿ propos, merci pour tout. Je ne sais pas si je m'en serais sorti, sans toi.

- Il n'y a pas de quoi. Tu t'en serais sorti de toute façon.

Il n'a pas l'air convaincu.

Je regarde le petit patio. Les plates-bandes sont à l'abandon.

- JoÎl, si ça ne te fait rien, je voudrais te demander quelque chose. D'homme à homme, d'avocat à client, et ça restera entre nous.

Il boit une gorgée de bière.

- Vas-y.

- Tu n'es pas obligé de me répondre.

Il hoche la tête.

- Voici ma question : est-ce que justice a été faite aujourd'hui ?

Il boit à nouveau, longuement. Me regarde droit dans les yeux, sans ciller.

- Oui, justice a été faite aujourd'hui.

- C'est bien ce que je pensais. Je voulais seulement m'en assurer.

Je reste silencieux un moment, puis je demande :

- Comment ça se passe, avec Naomi ?

- Chaque chose en son temps, Mike.

- Vous devriez peut-être voir quelqu'un, un conseiller.

- C'est sans doute une bonne idée.

- J'en connais qui pourraient vous aider.

- J'avais pensé à notre Dr Kathy Chandler... Non, je plaisante ! Laisse-moi quelques jours, et je t'appellerai.

Je me demande s'il le fera. Je respire une grande bouffée d'air anormalement doux pour la saison.

- Tu sais ce que tu vas faire, maintenant ?

- Je n'y ai pas beaucoup réfléchi. J'avais trop de choses à

penser par ailleurs. Je me verrais bien enseigner pendant quelque temps.

- «a t'irait bien.

- Peut-être. Naomi pense que je devrais écrire un livre.

- Vraiment ? Un bouquin de droit ?

- Non. J'ai toujours eu envie d'écrire un roman. Un sus-pense judiciaire, à la John Grisham.

J'éclate de rire :

- Laisse tomber ! C'est plus difficile qu'on ne le croit. Et je ne connais pas un seul avocat qui ne soit pas en train d'écrire un roman. Le filon est épuisé !

Il sourit :

- Tu dois avoir raison. Et toi, avec Rosie ? Vous allez tellement bien ensemble, vous deux. Vous avez plus l'air d'un couple que la plupart des gens mariés. Pourquoi ne faites-vous pas un nouvel essai ?

question à cent mille dollars. Il n'y a pas de bonne réponse.

- On en parle de temps en temps. Je crois que c'est finalement assez clair pour elle comme pour moi. On travaille formidablement bien en équipe. On s'aime beaucoup. On est toujours contents d'être ensemble.

Et Dieu sait si, au lit, c'est mieux que bien.

Il m'interrompt :

- Et après tout ça, il y a un grand " mais ", n'est-ce pas ?

- Oui. Tu n'as jamais rencontré de ces gens adorables, sympathiques au possible, qui deviennent insupportables quand ils se mettent en ménage avec quelqu'un ?

- Oui.

- Eh bien, c'est notre cas, à Rosie et à moi. On est tous les deux très gentils et on s'entend très bien. Mais dès qu'on essaie de vivre ensemble, c'est fini. Je ne peux pas expliquer ça. Il y a une incompatibilité fondamentale. Et chacun le reproche à l'autre. Elle est près de ses sous. Moi, je me fiche de l'argent. J'aime l'ordre. Elle pas. Avec elle, tout est toujours programmé. Avec moi, c'est le contraire. On s'exaspère mutuellement.

- Au fond, le statu quo est peut-être la moins mauvaise des solutions ?

- Je le crois. Mais un de ces jours elle va trouver un type qui lui plaira et je serai jaloux pour de bon.

- Ce n'est peut-être pas tout de suite. On ne sait jamais. Les gens changent.

Le rabbin et sa femme nous rejoignent sur la véranda. Ils serrent JoÎl dans leurs bras. Puis, à mon grand étonnement, ils en font autant avec moi.

- Michael, dit le rabbin, merci pour tout.

Il se tait quelques secondes, s'éclaircit la gorge, et reprend :

- Je vous ai sous-estimé et je vous en demande pardon. Vous êtes un bon avocat.

- Je suis heureux que tout se soit bien passé, Mr. Friedman.

Nous repartons ensemble vers le living-room.

¿ dix-neuf heures trente, Wendy et Pète font leur entrée, salués par de nouvelles acclamations. Ils ont l'air épuisés. Wendy fonce droit sur moi et m'embrasse :

- Tu as gagné, Mike !

- On a gagné, Wendy. Et on n'y serait pas arrivés sans toi.

Pète rayonne :

- Mon salaud ! On a entendu la nouvelle à la radio pendant le trajet en taxi.

- Vous vous y êtes pris comment pour faire parler ce fichu banquier ?

- Pète s'est montré très persuasif, explique Wendy, mais il ne lui a pas fait de mal. Il s'est contenté de le tenir la tête en bas, par les chevilles, à la fenêtre de son bureau. Le bureau est au dixième étage.

Je la regarde. Elle ment bien.

- C'est une blague, n'est-ce pas ?

Elle sourit :

- Mais oui, c'est une blague !

- En fait, dit Pète, c'est Wendy qui a eu la bonne idée.

- Oh ! Tu n'as tout de même pas couché avec lui, Wendy ?

- Bien s˚r que non, Mike. C'est trop vulgaire. J'emploie des méthodes plus raffinées.

- C'est-à-dire ?...

- Je lui ai proposé de coucher avec lui.

- Vraiment ?

Elle rit :

- Non. C'est Pète qui a fait ce qu'il fallait.

Pète sourit :

- Les banquiers ont horreur de souffrir.

Ah.

- Tu lui as fait du mal, alors ?

- Si peu. Pas même une fracture.

Seigneur.

Wendy est aux anges :

- Et ce n'est pas tout, Mike. Devine un peu ? On a passé

beaucoup de temps ensemble, Pète et moi, depuis deux mois.

Et on a décidé de se marier !

Bon Dieu. Merde. Formidable. Comment dire à une femme que son go˚t, en matière d'hommes, laisse beaucoup à désirer ?

Comment dire à mon frère que j'avais moi aussi et bien avant lui des vues sur Wendy ? Je les connais trop bien tous les deux.

Je me sens trop proche d'eux. Je connais leurs faiblesses. ¿ quoi bon en parler maintenant. Wendy me montre la bague de fian-

çailles achetée à Nassau.

- C'est formidable, dis-je. Je suis très heureux pour vous.

Puis je lève la main et crie à tue-tête que Pète et Wendy ont quelque chose à dire. Wendy exhibe sa bague dans un vacarme de cris de joie et d'applaudissements. J'aperçois ma mère dans un coin de la pièce. Elle est rayonnante.

¿ vingt heures quinze, je suis à nouveau sur la véranda. Le soleil s'est couché et un petit vent frais commence à souffler.

Après deux bières et une coupe de Champagne, je me sens d'humeur plus gaie. Doris s'approche, un sourire aux lèvres :

- Salut, Mikey. Vous avez fait un sacré boulot. J'étais certaine que ça marcherait.

- Sans vous, Doris, je n'y serais jamais arrivé. Comme toujours.

- Vous êtes un super-avocat.

- Merci. Alors, vous allez venir travailler avec moi, maintenant?

- Il faudra que j'y réfléchisse.

- J'aurai peut-être les moyens de vous embaucher.

- Je vous donnerai ma réponse.

Nous regardons le ciel nocturne.

- Doris, je voudrais vous demander quelque chose.

- Tout ce que vous voudrez, Mikey. C'est votre soirée.

- Vous ne m'en voudrez pas, n'est-ce pas ?

- Mais non.

- Bien. Il y a une ou deux choses que je n'ai toujours pas comprises. Vous pourrez peut-être m'aider à reconstituer le puzzle.

Elle vide sa coupe de Champagne.

- Peut-être.

- D'abord, pouvez-vous m'expliquer comment vous avez fait pour remonter dans les bureaux après avoir présenté votre carte de sécurité au scanner et vous être assurée que la caméra de surveillance vous avait filmée en train de sortir ?

Silence. Elle pose sa fl˚te à Champagne sur la balustrade, et dit:

- Je ne sais pas de quoi vous parlez.

Je ne réponds pas. Je sens mes m‚choires qui se contractent.

J'attends.

Au bout d'un moment, elle ne supporte plus ce silence. Elle reprend la fl˚te à Champagne, la fait tourner entre ses doigts.

- Je pourrais mentir à n'importe qui, Mikey, sauf à vous.

Vous avez tout deviné, n'est-ce pas ?

- Je crois bien que oui.

- A quel moment ?

- Pas plus tard que cet après-midi. quand j'ai appris que Jenny était bénéficiaire du Fonds caritatif international. Bob s'apprêtait à en modifier les statuts. J'ai compris qu'il y avait un gros enjeu financier pour Jenny dans cette affaire. Et que vous aviez un mobile.

- Vous allez me dénoncer ?

Je respire un grand coup. Je la revois le jour o˘ elle est venue me donner le chèque de cent dollars qui est maintenant encadré au mur de mon bureau.

- Non, Doris. C'est impossible. Je suis votre avocat et vous êtes ma cliente. Tout ce que nous disons est couvert par le secret professionnel.

Elle se tait. Je la regarde bien en face et j'ajoute :

- Je n'en suis pas ravi pour autant.

Elle s'efforce de retenir ses larmes.

- Bien, dit-elle dans un murmure.

J'ai la gorge nouée. Je fais un effort pour avaler ma salive.

- Vous avez tué deux personnes, Doris.

- Je le sais.

Les larmes ruissellent sur ses joues.

Nous restons plusieurs minutes sans rien dire, à regarder les arbres qui dressent leurs silhouettes noires derrière la maison de JoÎl. Je pense à Jenny, la fille de Doris. Je pense à Diana Kennedy et à sa mère. Bon Dieu ! Me voici à côté d'une femme qui a assassiné deux personnes, et dans l'incapacité de faire quoi que ce soit.

La douleur au creux de mon estomac est une vraie torture.

Je n'arrive pas à prononcer un mot. Je ne peux pas m'empêcher de penser à la mère de Diana. Et à JoÎl. Et à Naomi et à leurs enfants. Ces vies meurtries à jamais. Je parviens enfin à parler :

- Mais vous avez fait accuser JoÎl. Un innocent. Comment avez-vous pu ?

Elle fait une grimace :

- Je ne l'ai pas fait exprès. Je ne m'en suis même pas rendu compte sur le moment. Les choses n'auraient pas d˚ se passer comme ça.

J'attends.

- J'avais un plan tellement parfait, Mike. J'avais étudié toute une documentation sur les techniques d'investigation, et j'avais tout organisé avec soin. J'avais tout prévu pour faire croire à un suicide. Les empreintes de Bob sur le revolver. Un tir à bout portant, pour laisser des résidus de poudre sur sa main et sur sa chemise et une marque au point d'impact. Le message d'adieu sur son ordinateur. Je n'avais rien laissé au hasard. Et ça aurait marché, s'il n'y avait pas eu JoÎl. Je ne pouvais pas prévoir toutes ces choses insensées qui allaient orienter les soupçons sur lui.

C'est vrai.

- Mais vous étiez prête à g‚cher toute son existence pour quelque chose qu'il n'avait pas fait.

- Je le sais bien. Et j'en suis malade, croyez-le. Mais j'étais prise au piège. Bon sang, s'il n'avait pas fait l'idiot ce soir-là

en appelant Diana, il est probable qu'on ne l'aurait même pas inquiété ! Puis il a fallu qu'il ramasse ce maudit revolver -

comment pouvais-je prévoir que quelqu'un commettrait une telle idiotie ?

Elle n'a pas tort. Je la crois, même, quand elle dit qu'elle en est malade. Mais ça ne change rien, et je ne parviens toujours pas à comprendre.

Elle me regarde, honteuse.

- Comprenez-moi, dit-elle. Je voulais qu'on prenne ce meurtre pour un suicide. J'avais tout organisé pour ça. Et même avec l'arrivée surprise de Diana, ça aurait pu marcher si JoÎl ne s'en était pas mêlé. C'était tellement classique, comme scénario. Bob et elle couchaient ensemble et elle ne voulait plus de lui. Il avait de bonnes raisons de la tuer et de se donner la mort ensuite.

- Ils couchaient ensemble ?

- ¿ un certain moment. Mais elle l'avait laissé tomber.

Il faut que je revienne en arrière. J'ai le comment - en partie, du moins - mais il me manque le pourquoi. Cette histoire ne tient pas debout. Bob avait beau être un crétin et un salopard, Doris le supportait depuis vingt-deux ans. que s'est-il passé, au nom du ciel, pour qu'elle en vienne à projeter ce meurtre - ce meurtre de sang-froid ? Ce n'est pas comme si elle avait obéi à une impulsion. Elle s'est organisée comme pour une action militaire, se préparant par des lectures, mettant toutes les chances de son côté. Rien ne pourra atténuer l'atrocité

de ces deux meurtres délibérés, mais je sens que ce serait mieux si au moins je pouvais comprendre.

Il faudra du temps. Je sais que Jenny est au centre de tout ça, mais j'attendrai. Mieux vaut commencer par le déroulement des faits.

- Vous y pensiez depuis longtemps ?

- Depuis des mois. Je ne saurais dire précisément quand l'idée a pris corps, mais je savais depuis des mois que je le ferais, que je devais le faire.

- Et ce soir-là, quand Beth a apporté sa demande de divorce à Bob, vous avez pensé que le moment était venu ? Vous avez compris qu'il risquait de modifier son testament ? Et peut-être de rayer Jenny de la liste des bénéficiaires du Fonds ?

- Oui.

Elle pleure.

Bon, j'ai maintenant le quand. Voyons ce qu'il nous manque du comment :

- Comment êtes-vous remontée dans les bureaux ?

Cette fois, elle me le dit :

- Par le monte-charge. Là, il n'y a pas de caméra de surveillance. Après m'être assurée que tout le monde m'avait vue partir à huit heures du soir, je suis descendue aux Catacombes et j'ai pris le monte-charge jusqu'au quarante-neuvième étage, qui est actuellement en chantier. Là, j'ai attendu jusqu'à une heure du matin. Je pensais qu'à ce moment, tous les autres seraient partis.

- Comment saviez-vous que Bob serait encore là ?

- Je n'en savais rien - mais j'ai tenté ma chance en me disant qu'il resterait peut-être pour s'occuper de la vente du conglomérat Russo. Et que s'il y avait quelqu'un avec lui, je n'aurais qu'à rentrer chez moi sans rien faire.

- Et ensuite, une fois dans le bureau de Bob ?

- Je lui ai dit que j'étais revenue pour m'occuper de ses factures. J'ai commencé par lui masser la nuque, comme j'ai -

j'avais - l'habitude de le faire. Puis je l'ai assommé avec l'un des serre-livres qui se trouvent sur une étagère derrière son fauteuil. Vous savez, ces gros blocs en Plexiglas décorés des plateaux de la justice avec l'inscription : "Justice, Egalité et Miséricorde. " J'avais mis des gants pour ne pas laisser d'empreintes. quand je l'ai frappé, il s'est affalé dans son fauteuil et il n'a plus bougé. Ensuite, je lui ai mis le revolver dans la main et j'ai appliqué le canon sur sa tempe, et au moment o˘ j'allais presser la détente...

- Diana est entrée.

Je vois ses épaules s'affaisser.

- Diana est entrée et elle a tout fait rater. Elle s'est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Tout s'est passé très vite -je n'ai même pas pris le temps de réfléchir. J'ai visé et j'ai tiré. Puis je me suis retournée vers Bob et je l'ai fait se tirer une balle dans la tête.

Les corps ensanglantés dont j'ai vu les photographies m'appa-raissent en un éclair. Je secoue la tête, pour chasser ces images.

Doris est si tendue, elle-même, qu'elle a du mal à parler :

- Je tremblais de tous mes membres. Je n'arrivais pas à

contrôler mes gestes. Le revolver a failli m'échapper des mains quand j'ai pressé son doigt sur la détente. J'aurais voulu y laisser une empreinte bien nette, mais je n'ai pas pu. J'étais trop bouleversée à cause de Diana. Je voulais essayer à nouveau de mettre une empreinte avec le doigt de Bob, mais j'avais d'autres priorités - taper le message avec mes gants, nettoyer le serre-livres pour effacer toute trace de sang... et j'ai oublié.

L'empreinte brouillée sur la détente... J'ai le comment, maintenant, à une chose près : le clavier d'ordinateur, cette pièce à

conviction qui désignait JoÎl comme l'auteur du message.

- Et le clavier d'ordinateur ? C'était celui de Bob ?

- Comment le saurais-je ? Je suppose que oui. Je ne vois pas comment il aurait pu en être autrement.

- Comment l'a-t-on échangé avec celui de JoÎl, alors ?

Elle n'en sait rien. Mais Art Patton et Charles Stern avaient une forte envie de charger JoÎl, et même de le faire avouer avant que l'affaire ne passe devant le tribunal.

- C'est peut-être Charles qui a échangé les deux claviers ou a chargé quelqu'un de le faire, suggère-t-elle.

- Vous-même, vous n'y avez pas touché ?

- Je vous le jure, Mike.

- Vous avez bien failli réussir votre coup, dis-je. S'il n'y avait pas eu JoÎl...

- Oui. Sans lui, on aurait cru à un meurtre suivi d'un suicide. Et c'était ce que je voulais : un verdict de suicide.

Elle se tait un instant avant de répéter, avec une violence qui me fait sursauter :

- Un suicide, voilà ce que je voulais !

Oui, bien s˚r. Un suicide aurait mis fin à l'affaire, alors qu'un dossier ouvert pour meurtre n'est pas refermé tant que le meurtre n'a pas été élucidé. Et alors ? Doris avait échappé à tout soupçon. JoÎl, seul, avait fait les frais de ce ratage. Elle ne risquait rien. Pourquoi cette fixation sur le suicide ? J'étais dans le brouillard.

- Doris, dis-je, qu'est-ce que ça peut faire, désormais ? Bien s˚r, le meurtre reste la cause officielle de ces deux décès, ce qui signifie qu'on peut à tout moment relancer l'enquête, mais je ne pense pas que vous soyez menacée. Je vous ai dit que tout ce que nous disions restait protégé par le secret.

- Je le sais bien ! (Elle semble agacée.) Mais vous ne comprenez pas. Si je tenais tant à un verdict de suicide, ce n'était pas pour me couvrir moi-même.

Je la regarde sans rien dire. Je vois de la fureur dans ses yeux.

- Vous ne comprenez donc pas, Mike ? L'assurance sur la vie souscrite par l'agence ? La clause de suicide ? Je souhaitais la mort de Bob - et comment ! - mais je voulais aussi la mort de cette sale boîte. qu'il n'en reste plus rien !

Je suis stupéfait. Sa voix charrie du venin. Non, je ne comprends pas. Certes, Bob l'a traitée comme un chien pendant des années. Et il y avait Jenny à protéger. Mais de là à tuer deux personnes et à faire couler le cabinet parce qu'elle le détestait...

«a ne tient pas debout. Je m'entends demander, d'une voix à

peine audible :

- Pourquoi, Doris ?

- Parce que je les hais, tous tant qu'ils sont ! Ces salauds !

Je savais qu'ils avaient de gros problèmes. Je voulais être certaine qu'ils ne s'en sortiraient pas. Je ne voulais pas qu'ils récupèrent les vingt millions de l'assurance. J'espère qu'ils finiront tous à

la soupe populaire avant de br˚ler en enfer !

Je cherche obstinément une apparence de logique dans tout ça. En vain. Je lui dis que ses vúux concernant le cabinet ont de bonnes chances d'être exaucés après le verdict que nous venons d'obtenir. ¿ en croire Skipper, Art Patton aurait dit qu'ils allaient fermer boutique à cause du trop grand nombre d'associés qu'ils venaient de perdre - mais ils gardent un espoir de toucher l'argent de l'assurance, puisque, comme je le rappelle à Doris, la cause officielle du décès de Bob reste le meurtre.

Elle lève les mains :

- Les choses ne sont pas si simples, Mike. Les poules auront des dents qu'ils seront toujours en train de batailler avec la compagnie d'assurances pour avoir leur argent.

Je renonce à argumenter :

- Doris, je ne comprends toujours pas. Pourquoi les haÔssez-vous à ce point ? Même Bob... vous l'avez supporté et vous avez encaissé toutes ses saloperies sans mot dire pendant plus de vingt ans. Je sais très bien comment il vous traitait, mais tout de même, un meurtre ? Et de sang-froid ? Même s'il s'agissait de préserver les intérêts de Jenny, comment pouvez-vous justifier ça?

- Oh, Mike, dit-elle doucement, comme à bout de forces. Je ne l'ai pas fait pour l'argent. Vous me connaissez assez pour le croire. Je l'ai fait pour Jenny.

- Jenny ?

Elle prend une profonde inspiration.

- Bob en avait fait sa maîtresse, Mike.

Grands dieux. Un homme marié, deux fois plus ‚gé qu'elle.

La fille de sa secrétaire. Je savais que Bob était un salopard. Mais pas à ce point. Et pourtant, je continue à me demander : Pourquoi un meurtre ?

- Je l'ai supplié d'arrêter. (Elle pleure.) Je n'ai cessé de le supplier, et il a refusé. (Les sanglots la secouent, si violents que j'ai du mal à comprendre ce qu'elle dit.) Oh, Mike, je n'avais pas le choix, vous comprenez ? C'était son père.

Bon Dieu de Bon Dieu ! Je demande :

- Il le savait ?

- Bien s˚r ! Depuis toujours ! C'est pour cette raison qu'il voulait lui laisser tout cet argent.

- Et Jenny?

- Non. Je ne le lui ai jamais dit. J'ai estimé qu'elle n'avait pas à le savoir. (Elle essaie de se calmer, de reprendre sa respiration.) Je lui ai demandé d'arrêter, et il n'a pas voulu. Il était fou d'elle. Il ne voulait même pas reconnaître que ce qu'il faisait était mal. Je suis allée trouver Arthur Patton. Il a refusé de me croire. Il m'a dit que je délirais. J'étais tellement hors de moi que je l'ai menacé. Je l'ai prévenu que j'en savais assez pour couler le cabinet définitivement, et que j'étais prête à dire tout ce que je savais... et il m'a ri au nez, Mike ! Comme si j'étais de la crotte ! Il m'a promis de me démolir !

Elle me regarde d'un air implorant :

- que fallait-il que je fasse ? qu'aurais-je pu faire d'autre ?

Comment agiriez-vous, vous-même, si une chose pareille arrivait à Gr‚ce ? J'ai fait ce que j'avais à faire, et je le referais s'il le fallait. Il y a vingt ans, j'ai commis une erreur en couchant avec Bob. ¿ dater de ce jour, j'ai été sa chose. Je ne voulais pas de ça pour Jenny.

Je comprends que Jenny était cette nouvelle petite amie dont parlait Bob, celle que le détective privé d'Elisabeth Holmes avait aperçue à l'hôtel Fairmont. Je connais le pourquoi, maintenant, et j'ai le cúur au bord des lèvres. Nous regardons la cour tandis que des voix joyeuses s'élèvent derrière nous.

- Vous allez me dénoncer ? demande-t-elle.

¿ vrai dire, je suis prêt à déchirer ma carte du barreau de Californie et à tout laisser tomber. Mais je n'en ferai rien.

- Non. Vous êtes ma cliente. Je ne peux pas faire ça.

- Merci, Mike.

Seigneur.

- ¿ quoi penses-tu, Mike ?

Il est onze heures. Je suis rentré à Larkspur avec Rosie et nous buvons du Champagne sur sa véranda. Naomi nous a mis une bouteille dans les mains au moment o˘ nous prenions congé.

Je regarde la pleine lune.

- ¿ rien, Rosie.

- Menteur.

- Bah... je ne sais pas. Il y a des moments o˘ le système judiciaire vous vide jusqu'à la moelle. Et d'autres o˘ il vous emmerde, tout simplement.

Elle me sourit :

- Tu n'as pas de quoi te frapper pour cette fois. Ton client est libre. Il n'a rien fait, et il est de retour chez lui avec ses enfants. O˘ est le problème ?

- Nulle part, je suppose. Je finirai sans doute avec ma photo sur une boîte de céréales, comme j'en rêve depuis si longtemps.

J'obtiens un petit rire.

- N'empêche. Je sens bien que tu n'es pas content.

- C'est la lassitude.

- Pourquoi faut-il toujours que tu te tracasses ? Cette fois, le système a donné un bon résultat. Ce n'est pas si mal. Une fois sur deux il donne un mauvais résultat, punit les bons et libère les méchants. On ne fait pas du patinage artistique. On n'est pas jugé sur le style. Ton client a eu ce qu'il méritait. Alors, une fois au moins dans ton existence, prends ce qu'on te donne et profites-en !

- D'accord Rosie, mais seulement pour ce soir. Demain je me retrouverai tel que je suis vraiment, je recommencerai à me sentir coupable et à me torturer.

- Banco ! (Elle boit son Champagne.) Mais tu ne me dis pas tout, n'est-ce pas ?

Je reste silencieux.

- Il n'était pas coupable, n'est-ce pas ?

- Il n'était pas coupable. Un point, c'est tout.

- Ce n'était pas un suicide ?

- Je ne dirai rien.

- Comment faudra-t-il s'y prendre pour que tu craches le morceau ?

- Je ne parlerai pas.

- Je suis capable de persuasion.

- Je le sais.

- Voyons... Je voudrais que tu deviennes associé de mon cabinet.

- «a me paraît une assez bonne idée. Je vais demander à

mon conseil d'en discuter avec le tien, et on pourra fixer une réunion pour négocier les conditions.

Notre accord de divorce pourrait servir de modèle à un contrat d'association.

- Très bien. Ah, pendant que j'y pense. La question matri-moniale n'est pas à prendre en compte dans cette négociation.

- Bien entendu.

- Maintenant que nous sommes associés, tout ce que tu me diras restera strictement entre nous et ne franchira pas les murs de notre cabinet.

- Notre cabinet. Je trouve que ça sonne bien.

- Je savais que ça te plairait. C'est ce qu'on aurait d˚ faire dès le début.

- Je le sais.

- Alors, ce petit secret ?

Eh bien, voilà, Rosie. Mon ancienne secrétaire - celle que j'essayais de convaincre de venir travailler avec moi - a froidement assassiné

deux personnes, et elle va s'en tirer sans être inquiétée. Elle avait sans doute une bonne raison de tuer Bob, mais elle a aussi tué Diana simplement parce que celle-ci est arrivée au mauvais moment au mauvais endroit. Mais ne t'inquiète pas : elle n'a tué personne d'autre au cours des quatre derniers mois et elle m'a promis -juré craché - qu'elle ne le ferait plus.

Mais ce morceau-là, il faudra plus qu'une offre d'association pour me le faire cracher.

Rosie verse dans mon verre le reste de Champagne, et insiste :

- Eh bien, à quoi pense-tu ?

- Pour un peu, dis-je, je croirais que tu cherches à me saouler pour faire de moi ce que tu veux.

- Tu peux le dire.

Ses grands yeux sombres reflètent le clair de lune. Je fais glisser l'élastique qui retient ses cheveux en queue de cheval. Je l'attire contre moi et murmure à son oreille :

- O˘ est Gr‚ce ?

Elle m'embrasse sur la bouche, avec douceur :

- Chez sa grand-mère.

Je sens son souffle tiède, parfumé au Champagne.

- Je vois. (Je souris.) Eh bien, tu disais il y a un instant que pour ce soir je devais prendre ce qu'on me donnait et en profiter.

Elle secoue sa chevelure :

- Tu as gagné ta grosse affaire, mais pour le voyage à Disneyland, il faudra attendre un peu. (Elle commence à déboutonner ma chemise.) Allons, Mike, à quoi pensais-tu ?

- Là ? ¿ l'instant ? (Je glisse mes mains sur sa nuque.) ¿ tout autre chose.

Remerciements

Pendant la journée, je suis avocat d'affaires. Après avoir décidé

d'écrire un livre relatant un procès pour meurtre, je me suis très vite rendu compte que j'aurais grand besoin d'aide. J'ai la grande chance de connaître beaucoup de gens formidables, généreux, qui m'ont aidé dans cette t‚che. Je vous demande donc un peu de patience, car je veux tous les remercier :

D'abord ma fantastique éditrice, Ann Harris, ainsi qu'Irwyn Apple-baum, Nita Taublib et toute l'équipe de Bantam. Gr‚ce à vos efforts bienveillants et à votre dévouement, ce livre est bien meilleur que ne l'annonçait le premier jet qui a atterri unjour dans vos boîtes aux lettres.

Margret McBride, la meilleure des agents littéraires, et l'état-major de Margret McBdide Agency : Kros Sauer, Donna DeGutis et Sangeeta Mehta. Merci pour tout le mal que vous vous êtes donné. Vous m'avez beaucoup facilité les choses. Vous êtes les meilleurs. Avec une mention spéciale pour Chris Neils, mon collègue, qui m'a présenté à Margret.

Mes talentueux et généreux professeurs d'écriture, Katherine V.

Forrest et Michael Nava. Sans vous, ce livre n'aurait jamais vu le jour.

Les écrivains membres de l'Every Other Thursday Night Writer's Group : Bonnie DeClark, Geriy Klor, Peggy Stiefvater, Kris Branden-burger, Anne Maczulak, Liz Hartka et Janet Wallace. Merci pour vos judicieux commentaires. J'attends de voir très bientôt vos livres dans les librairies.

L'avocat David Nickerson, qui m'a aidé à comprendre les tenants et les aboutissants de la procédure en matière de justice criminelle.

Si vous avez un jour des probèmes de cet ordre-là, David est l'homme qu'il vous faut.

Le sergent inspecteur Thomas Eisenmann, de la police de San Francisco, qui m'a aidé pour tout ce qui concernait les méthodes et les règlements de la police. Si Tom vous arrête unjour, même David ne pourra pas vous faire rel‚cher.

Le Dr Gary Goldstein et le Dr Dan Scodary, qui m'ont appris sur l'anatomie du cerveau humain plus de choses que je ne voulais ou ne me croyais capable d'en savoir. Si vous tombez un jour malade de ce côté-là, vous pouvez compter sur eux.

Mes amis et collègues du cabinet Sheppard, Mullin, Richter & Ham-pton, qui ont soutenu mes efforts littéraires et sont allés jusqu'à assou-plir de temps en temps les horaires stricts de notre travail au cabinet pour me permettre de respecter les délais vis-à-vis de mes éditeurs. Je suis fier de travailler avec vous et heureux de vous avoir pour amis. A l'inverse des avocats dépeints dans ce livre, vous incarnez ce qu'il y a de plus estimable dans cette profession si souvent décriée. Je remercie tout particulièrement, et du fond du cúur, Randy Short, Bon Thomp-son, Joan Story, Lori Wider, Becky Hlebasko, Donna Andrews, Phil Atkins-Pattenson, Julie Ebert, Geri Freeman, Jim Hodge, Kristenjen-sen, Tom Counts, Ted Lindquist, Bill Manierre, Betsy McDaniel, John Murphy, Tom Nevins, John Pernick, Joe Petrillo, Maria Pracher, Ted Russell, Rick Runkel, Ron Rylan, John Sears, Mark Slater, Bill Wyatt, Bob Zuber, Aline Pearl, Terry Meeker, Kathleen Shugar, Sue Lenzi, Nancy Posadas Donna Luksan. Sans oublier Cheryl Holmes, ma secrétaire qui a lu chaque mot de ce livre, m'a aidé dans mes repérages de lieux à San Francisco et m'a supporté jour après jour.

Mes amis qui ont lu les versions successives du manuscrit. La liste en est longue et (pour employer un mot qui nous est cher, à nous autres, avocats) non exhaustive : Rex Beach, Jerry et Dena Wald, Gary et Maria Goldstein, Ron et Betsy Rooth, Alvin et Charlene Saper, Angela Nagy, Polly Dinkel et David Baer, Jean Ryan, Sally Rau, Bill Mandel, Dave et Evie Duncan, Jill Hutchinson et Chuck Odenthal, Tom Bearrows et Holly Hirsch, David et Petrita Lipkin, Pamela Swartz, Cori Stockman, Allan Zackler, Ted George, Nevins McBride et Al et Marcia Shainsky. Un remerciement tout particulier ira à Maurice Ash, qui a passé pendant deux ans le plus clair de son temps à mes côtés sur le ferry de Larkspur pendant que je tapais sur le clavier de mon ordinateur, et à Sandy, sa femme, pour le soutien précieux qu'elle m'a apporté.

Charlotte, Ben et Michelle Siegel, Ilene Garber, Jan Harris, Matz Sandler, Scot et Michelle Harris, Cathy et Richard Falco et Julie Harris. Dans le contexte familial.

Enfin, Linda, la merveilleuse, la belle, l'épouse, l'‚me súur, l'amour de ma vie et ma meilleure amie, qui me rappelle chaque jour que tout est possible du moment que l'on croit en soi-même.

Linda, je t'aime depuis toujours et pour toujours. Et merci de m'avoir offert cet ordinateur.

Et pour finir les deux trésors, mes fils jumeaux, Alan et Stephen, qui se sont montrés si compréhensifs quand papa veillait jusqu'à des heures impossibles et passait des vacances à travailler sur son livre.

Vous faites de chaque jour un jour de fête. Et merci de m'avoir laissé l'ordinateur.

Cet ouvrage a été réalisé par Nord Compo

et achevé d'imprimer par la

SOCI…T… NOUVELLE F1RM1N-DIDOT

Mesnil-sur-l 'Estrée

pour le compte des …ditions Albin Michel

en septembre 2000

Imprimé en France

Dépôt légal : octobre 2000

N∞ d'édition : 19130-N∞ d'impression : 52405