Skipper a engagé l'un des consultants en jury du procès Simpson, qu'on a déjà vu à diverses reprises sur CNN. Ma propre consultante, Barbara Childs, a été invitée à l'émission de Ted Koppel. J'ai le sentiment que le combat des consultants se dispu-tera à armes égales.
Ce qu'il y a de bien avec la sélection des jurés, c'est qu'elle ennuie à mourir les journalistes. Le juge pose inlassablement les mêmes questions à une quantité de gens. De temps à autre, l'un des avocats se dresse et fait une déclaration pour récuser tel ou tel candidat. Après les préliminaires, le juge Chen demande à Harriet Hill de faire entrer le premier groupe.
Jeudi 19 mars. Trois jours après, nous y sommes encore. La tempête médiatique du premier jour s'est calmée. Les stations continuent à envoyer des équipes pour filmer les débats, mais nous sommes relégués à la troisième page du Chronicle, et quatrième sujet par ordre de passage dans le journal du soir de CNN. Tout le monde reviendra dès que nous aurons achevé la sélection des jurés.
Il nous faut douze jurés titulaires et six remplaçants. Jusqu'ici, nous sommes parvenus à sélectionner neuf titulaires. J'ai plus de mal que Skipper. Lui cherche des gens qui détestent les avo-
cats. Ce qui représente quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population. Il veut des gens qui ont déjà eu affaire à la justice, en ont souffert et saisiront peut-être cette occasion d'exprimer leur rancúur - aux frais de JoÎl. J'essaie d'éviter tous ceux qui ont déjà été arrêtés, qui ont divorcé ou ont fait l'objet de poursuites. Ce qui ne me laisse pas grand monde. Je préférerais être à sa place.
¿ en croire ma consultante, je devrais mettre un maximum de femmes dans le jury, parce qu'elles sont plus larges d'esprit.
Mais d'un autre côté, elles ont tendance à se montrer sévères quand la victime est une femme, et l'accusé un homme. Voilà
pour les statistiques.
¿ trois heures de l'après-midi, ce jeudi, nous avons douze jurés et six remplaçants. Le juge Chen a rondement mené son affaire. Je n'espérais pas finir aussi vite.
Le jury offre un échantillon de population d'une belle diver-sité. Huit femmes et quatre hommes. Deux des femmes sont d'origine asiatique, une troisième est noire. Il y a un homme d'origine asiatique, et un autre issu de l'immigration latino-américaine. Sept sont mariés, et le huitième a divorcé. Deux sont avocats. La Noire est cadre à la compagnie du téléphone. J'ai l'impression qu'elle pourrait être le leader du groupe. J'ai tenté
de la récuser parce qu'elle était divorcée. Le juge Chen a rejeté
mes objections. Il y a encore deux femmes au foyer, un chauffeur d'autobus à la retraite, un programmeur en informatique, un employé d'hôtel et un comptable. Comment ils réagiront, personne ne peut le savoir.
quand le dernier juré a rejoint sa place, le juge Chen consulte sa montre et se tourne vers Skipper :
- Je pense que vous serez prêt demain matin pour votre déclaration préliminaire ?
- Absolument, Votre Honneur.
De retour à mon cabinet ce soir-là, Barbara Childs me félicite pour avoir choisi un formidable jury. Ses paroles sonnent creux.
que pourrait-elle dire d'autre ? Après son départ, je recueille les avis plus réalistes de Mort et de Rosie.
- «a pourrait être pire, laisse tomber Mort.
Rosie est d'accord :
- On a fait de notre mieux. C'est toujours la même putain de loterie.
Elle a raison. Toutes les études qu'on a pu faire et toute la recherche empirique volent en éclats dès qu'on est dans la salle d'audience et qu'on entame le processus de sélection. C'est une impression à laquelle on ne s'habitue jamais. La vie de votre client est entre les mains de douze inconnus. Vous ne pouvez pas savoir si vous avez choisi douze mère Teresa ou douze Jack l'…ventreur. Je demande :
- Lequel est votre préféré ?
- Les deux avocats devraient vous donner un bon coup de main, répond Mort, qui serre son cigare entre ses doigts.
Et il ajoute, avec un haussement d'épaules :
- Difficile de se faire une idée sur les autres.
- J'ai l'impression, dit Rosie, que les deux Asiatiques et le Latino seront consciencieux.
- Il y en a qui ne vous plaisent pas ?
Ils échangent un regard.
- Je n'aime pas beaucoup celle qui travaille pour la compagnie du téléphone, dit Rosie. Elle semble avoir des comptes à
régler.
Mort décapite son cigare d'un coup de dents et dit :
- Elle ne me plaît pas beaucoup, à moi non plus.
¿ onze heures et demie du soir je suis chez moi et je regarde les chroniqueurs judiciaires de CNN décortiquer notre jury. Le groupe des huit " experts ", installés comme d'habitude sur les gradins qui occupent un côté du studio. De là, ils répondent aux questions dont les bombarde la fille toujours mal coiffée et à la voix stridente, et l'avorton aux affreuses lunettes. Leur émission ressemble à ces jeux télévisés qu'on diffuse pour faire patienter les téléspectateurs en attendant un match de foot.
Vous savez que vous êtes à la une de l'actualité quand votre procès a droit à son propre générique image et son. La voix de James Earl Jones nous rappelle que nous sommes en train de regarder " Circonstances aggravantes : le procès du meurtre des avocats ".
Après avoir salué par six voix contre deux la perspicacité de Skipper dans son choix des jurés, les occupants des gradins se tournent vers l'écran de télévision qui trône au centre du studio et un débat passionné s'engage entre eux et une consultante en jury qui semble disposer d'un studio de tournage à domicile. La caméra recule pour élargir le champ, offrant le spectacle bizarre des deux animateurs et du groupe de spécialistes en train de discuter avec la tête de la femme.
- Il est clair que Mr. G‚tes a tiré le meilleur parti de la procédure de sélection, annonce la tête sans corps. Les personnes d'origine asiatique font d'excellents jurés. Elles aiment l'ordre.
De son côté, le juré d'origine latino-américaine a sans doute eu des démêlés avec la justice. Je suis certaine qu'il sera favorable à la défense.
La façon de penser de ces gens-là fait peur. Elle devrait prendre garde à ce qu'elle dit. On a appris à l'audience que le juré
d'origine latino-américaine était vice-président d'une grosse entreprise et habitait dans la partie la plus friquée de Seacliff, quartier chic s'il en fut jamais. Il est aussi l'un des plus généreux commanditaires du parti républicain.
- La Noire, continue la consultante, penchera certainement du côté de la défense. Je suis certaine qu'elle compte parmi ses amis ou les membres de sa famille des gens qui ont eu maille à
partir avec la police. Elle sera sans doute encline à voler au secours de l'accusé.
Je n'en suis pas si s˚r. La Noire est mariée à un policier. Si cette tête sans corps avait suivi les débats avec un peu plus d'attention, elle le saurait.
L'animatrice l'interrompt :
- Vous ne pensez pas que les jurés risquent d'avoir un préjugé défavorable à l'égard de Mr. Friedman parce qu'il est avocat ?
La consultante sourit :
- Certainement. C'est le hic. La plupart des gens pensent qu'on voit tous les jours des avocats coupables de meurtre échapper à la justice !
Elle ponctue sa phrase d'un grand rire.
Tout le monde vote à nouveau avant les publicités. Cette fois, il y a unanimité : le jury se rangera sans aucun doute au côté
de Skipper.
Je passe sur CNBC. Marcia Clark explique la solidité du dossier de l'accusation défendu par Skipper. J'éteins la télé et relis une fois encore ma déclaration préliminaire.
Le vendredi matin arrive et avec lui une pluie battante. Les caméras font la haie sur Bryant Avenue et les marches du palais de justice. Nous nous frayons un chemin à travers la foule jusqu'à la salle d'audience. Devant la porte, les journalistes se pressent autour de Skipper. ¿ peine avons-nous retiré nos imperméables que Harriet Hill fait lever tout le monde. Le juge Chen fonce vers son fauteuil. Elle demande à Harriet Hill de faire entrer les jurés. Elle les accueille chaleureusement et leur annonce qu'ils auront, aujourd'hui, le privilège d'entendre une déclaration préliminaire.
Puis elle se tourne vers Skipper :
- Vous pouvez commencer, Mr. G‚tes.
Il se lève, reboutonne la veste de son complet bleu marine, s'avance d'une démarche lente mais décidée jusqu'au lutrin et pose une liasse de cartes sous la petite lampe. Il ne les consulte pas. La salle est silencieuse. Comme au concert avant que le chef d'orchestre lève sa baguette. Il salue le juge d'un hochement de tête, se tourne vers les jurés, les regarde l'un après l'autre.
- Mesdames, messieurs, la cour, commence-t-il. Je m'appelle Prentice G‚tes. Je suis le procureur de la ville et du district de San Francisco. La question qui nous réunit aujourd'hui et à
laquelle nous allons devoir répondre est grave. C'est une question de vie ou de mort.
Les jurés, mal à l'aise, s'agitent sur leur siège. Le regard de l'employée de la compagnie du téléphone croise celui de Skipper. Le juge Chen observe avec une attention soutenue. Je ne quitte pas les jurés des yeux. JoÎl fait un effort pour avaler sa salive.
Skipper abandonne le lutrin pour s'avancer vers le jury. Ils se jaugent mutuellement. Sortant son stylo en or de la poche de sa veste, il le pointe vers les grandes photographies de Bob et de Diana qu'on a posées sur un chevalet face aux jurés :
- Nous sommes ici aujourd'hui pour ces deux personnes.
Robert Holmes et Diana Kennedy. Je les connaissais l'un et l'autre. C'étaient mes collègues. C'étaient mes amis.
Je pourrais me lever pour objecter qu'il est censé s'en tenir aux faits dans sa déclaration préliminaire. Mais ce genre d'inter-ruption fait mauvais effet. Je me tais.
- Nous sommes ici aujourd'hui pour juger l'homme qui est assis là. (Il pointe le stylo sur JoÎl.) Nous démontrerons, preuves à l'appui, que l'accusé a délibérément et volontairement, avec ruse et préméditation, tué Diana Kennedy et Robert Holmes.
McNulty lui a bien appris sa leçon. Je comprends que Skipper ne désignera jamais JoÎl que comme " l'accusé ". Il est plus facile à un jury de condamner un " accusé " anonyme. Je me promets de l'appeler par son nom.
Skipper brode pendant vingt bonnes minutes sur sa colère et sa déception devant le fait qu'un membre de la profession judiciaire, qui était aussi son collègue, ait pu assassiner deux avocats unanimement respectés. JoÎl regarde fixement devant lui. Skipper pointe l'index de sa main droite vers les deux portraits et tonne :
- Regardez bien ces deux visages et ne les oubliez pas ! Bob Holmes et Diana Kennedy... Ils ne sont plus là pour nous parler.
Nous ne pouvons effacer la souffrance de leurs familles. Mais nous pouvons juger leur assassin. C'est à nous de parler pour eux.
Je me lève, lentement :
- Excusez-moi, Votre Honneur. Mais pourriez-vous rappeler à Mr. G‚tes qu'une déclaration préliminaire doit se limiter aux faits ? Nous aurons tout le temps, à la fin, pour ces arguments-là.
Elle regarde Skipper :
- Mr. G‚tes, tenez-vous en aux faits, s'il vous plaît.
- Oui, Votre Honneur. (Il se tourne vers les jurés.) Mesdames et messieurs, nous allons maintenant vous fournir les preuves irréfutables de la présence de l'accusé sur la scène du crime.
Il va passer trois quarts d'heure à décrire des preuves matérielles. Les jurés écoutent en silence. Il a trouvé son rythme. Il poursuit :
- En outre, nous apporterons la preuve que l'accusé avait une liaison avec Diana Kennedy.
Murmures au fond de la salle. Je jette un coup d'úil à Naomi.
Nos regards se croisent.
- quand leurs relations se sont détériorées et qu'il s'est aperçu que Ms. Kennedy et Mr. Holmes étaient tombés amoureux l'un de l'autre, la fureur s'est emparée de lui. Il en voulait aussi à Mr. Holmes parce qu'il n'avait pas été admis comme associé du cabinet Simpson & G‚tes. (Il s'éclaircit la voix.) Rendez-vous compte : il a tué un être humain parce qu'on n'avait pas voulu de lui comme associé !
Le rabbin Friedman baisse la tête. JoÎl reste impassible.
- Finalement, continue Skipper, je me rends compte que nombre de gens ne portent pas dans leur cúur les membres des professions judiciaires. (Hochements de tête sur les bancs des jurés.) Mais je tiens à vous dire une chose. Ceci n'est pas le procès de ces professions. C'est le procès de l'accusé. Je suis là pour vous apporter les preuves qui vous permettront de le condamner. Ce que je vais faire.
" Vous allez entendre aujourd'hui Mr. Daley, l'avocat de la défense. Il est là pour semer le doute et la confusion dans vos esprits. Je n'accuse ni ne critique Mr. Daley. Mais le système est ainsi fait.
Ce n'est pas tout à fait vrai. Il est bel et bien en train de m'accuser et de me critiquer. Il continue :
- Je fais appel à votre bon sens. (Il montre les photos de Bob et de Diana.) Et je veux, surtout, que vous gardiez ces visages à
l'esprit. J'ai besoin de votre aide pour que justice soit rendue à
Bob et à Diana.
Il regarde chacun des jurés dans les yeux. En passant devant le chevalet, il fait une pause pour regarder Bob et Diana. Puis il déboutonne sa veste et se rassoit.
Le juge Chen se tourne vers moi :
- Mr. Daley, souhaitez-vous faire votre déclaration préliminaire aujourd'hui ?
Nous avons la possibilité d'attendre, pour faire cette déclaration, que l'accusation ait présenté son dossier. Dans ce cas, je pourrais remanier mon texte en fonction des questions soulevées par Skipper. Mais il peut alors se passer plusieurs semaines avant que les jurés m'entendent dire quelque chose de substantiel. Nous sommes donc convenus que si Skipper démarrait très fort, je ferais aujourd'hui cette déclaration préliminaire. Je regarde brièvement Rosie et Mort. Tous deux me répondent par un hochement de tête.
- Votre Honneur, dis-je, nous ferons notre déclaration préliminaire aujourd'hui.
Je me lève et reboutonne ma veste. Puis je me dirige vers les jurés et les regarde droit dans les yeux, l'un après l'autre. Je m'approche jusqu'à toucher la barrière qui nous sépare. J'aime commencer tout près d'eux. Ce que je fais, calmement, sur le ton de la conversation :
- Je m'appelle Michael Daley. Je représente JoÎl Friedman, injustement accusé d'un terrible crime qu'il n'a pas commis.
Skipper pourrait bondir sur ses pieds et interpeller le juge Chen pour que je m'en tienne aux faits. McNulty, heureusement, lui a dit de se tenir tranquille. Je vais donc en profiter pendant que c'est possible.
- JoÎl Friedman est un honnête homme, un travailleur acharné, marié à une femme merveilleuse et père de deux enfants. Il a vu sa vie bouleversée pour la seule raison qu'il se trouvait à son bureau pour les besoins de son métier la nuit o˘
deux personnes sont mortes. Mettez-vous un instant à la place d'un homme que la police vient arrêter chez lui devant sa femme, ses parents et ses enfants. que diriez-vous à votre femme ? que diriez-vous à vos parents ? (Je marque une pause.) que diriez-vous à vos enfants ?
" Voilà pourquoi nous sommes ici. Mr. G‚tes a tout à fait raison de dire qu'il s'agit d'une affaire grave. Et il n'y a pas la moindre exagération à dire qu'il s'agit d'une affaire de vie ou de mort. J'ai besoin de votre aide. J'ai besoin que vous compreniez ce qui s'est passé. J'ai besoin que vous passiez au crible les éléments à charge afin que nous parvenions à la vérité - ensemble. Pour soutenir son accusation, Mr. G‚tes est tenu de fournir des preuves qui ne laissent aucune place au doute. La t‚che n'est pas facile. (Je marque une pause.) quand vous l'aurez entendu, vous conclurez, tout simplement, qu'il ne le peut pas.
J'ai l'impression que le comptable approuve vaguement.
- On va vous dire que JoÎl Friedman était au bureau cette nuit-là. qu'il a téléphoné à Diana Kennedy pour lui demander d'y revenir. On va vous dire qu'il a, par le courrier vocal, adressé un message à Bob Holmes sur un ton furieux. Tout cela est exact.
Je décris les empreintes sur le revolver. J'explique que JoÎl les y a laissées en déchargeant l'arme. Et qu'elles ne prouvent en aucune façon qu'il a pressé la détente. Et je poursuis :
- Mr. G‚tes va tenter de prouver que JoÎl Friedman et Diana Kennedy entretenaient une liaison. Il dira qu'elle a rompu avec lui et a entamé une idylle avec Mr. Holmes. Il n'y a jamais eu, en réalité, de liaison entre JoÎl Friedman et Diana Kennedy. Il ne s'est rien passé de tel entre ces deux personnes.
Pendant les vingt minutes qui suivent, je m'efforce de jeter le doute sur tous les éléments à charge que s'apprête à produire l'accusation, en faisant largement usage des mots " forcé ", " faible ", et " tiré par les cheveux ". J'ai le sentiment que le jury me suit. Je jette un coup d'úil à Rosie, qui me répond d'un double clignement de paupières. Ce qui signifie, dans notre code, qu'il est temps de conclure. J'enchaîne donc :
- Mesdames et messieurs, j'ai entendu Mr. G‚tes vous dire que j'étais là pour semer le doute et la confusion dans vos esprits. Soyons réalistes. Nous avons tous vu ce qui s'est passé au procès Simpson. Nous savons tous qu'il existe des avocats capables de n'importe quoi pour tirer leur client d'un mauvais pas.
(Je me rapproche d'eux.) Je veux que vous compreniez une chose. Je n'appartiens pas à cette catégorie d'avocats. Je n'essaierai pas de jeter la confusion dans vos esprits. Et je n'essaierai en aucun cas de vous induire en erreur.
¿ vrai dire, je n'hésiterais pas un quart de seconde à jeter la confusion dans leurs esprits et à les induire en erreur si j'y voyais une chance d'aider JoÎl.
- Je tiens à ce que vous ayez l'esprit ouvert pour examiner ces charges. Je sais qu'il existe beaucoup d'animosité à l'égard des avocats. Je vous demande de ne pas vous laisser aller à de tels sentiments au détriment de JoÎl Friedman. Vous n'aurez pas à chercher bien loin pour trouver des affaires dans lesquelles la justice n'a pas été correctement rendue. Dans ce procès, je vous demanderai de m'aider dans mes efforts pour que le système fonctionne convenablement. Et quand nous aurons terminé, vous serez d'accord pour dire avec moi que JoÎl Friedman n'est pas coupable de ces crimes abominables.
Je me rassois. Le juge annonce que les débats sont interrompus pour la durée du week-end.
A neuf heures, ce soir-là, je regarde CNN en compagnie de Rosie. Les experts perchés sur les gradins ont estimé que Skipper avait remporté haut la main cette première manche.
- Daley aurait d˚ attendre que l'accusation ait exposé son dossier pour faire sa déclaration, déclare la femme mal coiffée.
- Non, répond la tête sans corps sur l'écran de télévision.
G‚tes a trop de charisme. Daley, au moins, aura pu s'adresser au jury avant qu'il lui tombe dans les bras.
Le procureur venu du Texas, qui ne se sépare jamais de son Stetson malgré la chaleur qui règne dans le studio, se range au côté de Skipper :
- Ils auraient d˚ essayer de négocier un arrangement, dit-il de sa voix traînante.
Nous passons sur CNBC :
- Si j'étais Daley, dit Marcia Clark, je supplierais l'accusation d'accepter un arrangement.
Merci, Marcia. Rosie éteint la télé. Je la regarde :
- C'était si mauvais que ça ?
- Tu as bien assuré, dit-elle. L'accusation va être obligée d'abattre d'entrée de jeu ses meilleures cartes.
J'espère qu'elle a raison. Mais je ne me sens pas mieux pour autant.
La pose des fondations
" La principale leçon que les procureurs ont retenue du procès Simpson, c'est qu'il faut faire court et y aller doucement pour présenter l'accusation. "
Morgan Henderson, chroniqueur judiciaire.
NewsCenter 4. Lundi 23 mars.
Le soleil fait une courte apparition ce lundi matin, mais à
notre arrivée au palais de justice, quelques minutes plus tard, il pleut à nouveau. Les caméras sont toujours là et nous jouons des coudes pour entrer.
Nous nous asseyons à la table de la défense.
- qui vont-ils appeler en premier, d'après toi ? demande JoÎl.
Le bon sens veut que l'accusation commence par le commencement. Il lui faut d'abord établir que l'accusé était présent sur les lieux. qu'il a été en contact avec l'arme du crime. Et qu'il avait un mobile. Pierre après pierre, elle va b‚tir son dossier. Si toutes les pierres ne tiennent pas ensemble, l'édifice s'écroule et l'accusé est sauvé. C'est aussi simple que ça.
- Ils vont sans doute commencer avec le premier policier arrivé sur les lieux et continuer avec les indices matériels. ¿ ce stade, il leur faut poser les fondations pour asseoir toute leur démonstration.
Harriet Hill demande le silence et fait lever tout le monde.
Le juge Chen entre, s'assoit, abat son marteau. Elle regarde Skipper :
- tes-vous prêt à appeler votre premier témoin ?
- Oui, Votre Honneur.
Harriet Hill fait entrer les jurés.
Skipper rectifie son núud de cravate et lance :
- Le ministère public appelle l'officier Paul Chinn.
Ce n'est pas un mauvais point de départ. Paul Chinn a été le premier policier à arriver sur les lieux.
L'uniforme du jeune flic est fraîchement repassé. Il s'avance face à la cour pour prêter serment. Il est impassible. Les policiers apprennent à rester calmes. Certains y sont plus aptes que d'autres. Mon père détestait aller devant un tribunal.
- Officier Chinn, commence Skipper, vous avez été le premier policier à arriver dans les bureaux de Simpson & G‚tes au matin du 31 décembre ?
- Oui, monsieur, répond-il, avec une certaine précipitation.
J'y suis arrivé à huit heures douze, à la suite d'un appel d'urgence.
Le débit est un peu mécanique, mais le ton direct. Les jurés écoutent toujours attentivement les premiers témoins. Mais ils ne tardent pas à s'ennuyer. Chinn déclare qu'il a été accueilli par Chuckles dans le hall d'entrée. En réponse à ses questions, Chuckles lui a dit que personne n'était en danger. Puis il l'a conduit jusqu'au bureau de Bob Holmes. JoÎl attendait dans le corridor.
Skipper fait un signe de tête à McNulty, qui pose un plan en grand format du bureau de Bob sur le chevalet placé devant les jurés. Skipper demande à Chinn s'il y reconnaît bien la scène du crime. Puis il se tourne vers le juge Chen pour demander que le plan soit annexé au dossier.
Elle me regarde.
- Pas d'objection, Votre Honneur, dis-je.
Je me félicite qu'ils aient opté pour un schéma plutôt que pour des photographies. Mais je ne doute pas que celles-ci viendront plus tard.
- Officier Chinn, reprend Skipper, voulez-vous nous indiquer o˘ se trouvaient les corps ?
Chinn quitte la barre pour s'approcher du plan. Avec son stylo à bille, il montre les endroits o˘ sont tombés Bob et Diana.
Skipper lui fait faire une brève description des lieux. Puis il prend un revolver enveloppé dans du plastique transparent sur la table o˘ sont rangées les pièces à conviction :
- Officier, reconnaissez-vous ceci ?
- Oui. C'est l'arme que j'ai trouvée sur le bureau de Mr. Holmes.
Au moins ne l'a-t-il pas appelée l'arme du crime.
Skipper le prie d'identifier les trois douilles et les trois balles non tirées qui se trouvaient sur le bureau à son arrivée, et demande :
- O˘ étaient ces douilles et ces balles ?
- Sur le bureau.
- Savez-vous comment elles y sont arrivées ?
Je me lève :
- Objection, Votre Honneur ! Cette question ne peut conduire qu'à des spéculations. L'officier Chinn ne sait pas comment ces douilles et ces balles sont arrivées sur le bureau.
- Objection retenue.
Une première objection qui n'est pas rejetée, c'est toujours bon.
- Je vais reformuler ma question, dit Skipper. L'accusé vous a-t-il dit comment les douilles et les balles étaient arrivées sur le bureau ?
- Il m'a déclaré qu'il avait déchargé le revolver après avoir découvert les corps. Il m'a montré les douilles et les balles.
Le ton est mesuré.
Skipper fronce les sourcils. Ce n'est pas la réponse qu'il attendait.
- Avez-vous vu l'accusé décharger cette arme ?
- Non.
Skipper jette un coup d'oeil vers le jury et poursuit :
- L'accusé avait-il une conduite suspecte ?
- Objection ! La question porte sur l'état d'esprit de l'accusé.
Ce n'est pas tout à fait vrai, mais j'essaie, comme je peux, de casser le rythme de Skipper.
- Votre Honneur, dit Skipper, je ne demande pas à l'officier Chinn de lire dans les pensées de l'accusé. Je lui demande simplement de nous faire part de ses observations.
- Objection rejetée.
Chinn regarde JoÎl :
- L'accusé était agité et paraissait très ému.
Skipper est satisfait :
- Avez-vous eu alors des raisons de penser que l'accusé
n'était peut-être pas un simple témoin et qu'il pouvait y avoir un rapport entre sa présence et la mort de Mr. Holmes et de Ms. Kennedy ?
- Objection, Votre Honneur ! Nous repartons dans les spéculations !
- Objection retenue.
Il s'agit de marquer des points pendant que c'est encore possible. Skipper ne se laissera pas faire éternellement.
Il se caresse le menton.
- Officier, après avoir trouvé les corps, l'arme du crime, les balles et les douilles, qu'avez-vous fait ?
- Objection ! Rien n'autorise à parler du revolver comme de l'arme du crime.
- Objection retenue. (Le juge se tourne vers les jurés.) Le jury ne tiendra pas compte de l'expression " arme du crime "
pour désigner ce revolver.
Tu parles ! Skipper reformule la question, en laissant tomber le mot " crime ".
L'officier Chinn déclare qu'il a suivi la procédure réglementaire ; il a sécurisé la scène du crime et a appelé du renfort. Il décrit l'arrivée des policiers et de l'équipe du médecin légiste, suivis par les techniciens de la police scientifique, les photographes et les inspecteurs de la criminelle.
- Pas d'autre question, Votre Honneur.
Pas trop mauvais, comme oral, pour quelqu'un qui s'y essayait pour la première fois. Et pas mauvais non plus pour un jeune flic appelé à jouer sa partie en ouverture de son premier grand procès.
- Officier Chinn, dis-je calmement, en me levant, vous nous avez dit avoir trouvé le revolver, les douilles et les balles non tirées sur le bureau de Mr. Holmes.
- C'est exact.
- Et vous nous avez dit que Mr. Friedman vous avait déclaré
avoir déchargé lui-même ce revolver.
- Oui.
- Vous a-t-il expliqué pourquoi il avait déchargé ce revolver ?
- Il m'a déclaré que c'était par souci de sécurité pour les autres personnes présentes dans les bureaux.
- Je vois. Une intention louable, n'est-ce pas ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection retenue.
Peu importe, j'ai marqué le point.
- Officier, avez-vous vu une raison de douter de la sincérité
de Mr. Friedman lorsqu'il vous a dit qu'il avait déchargé ce revolver ?
Chinn lance un regard embarrassé à Skipper.
- Non...
- Avez-vous remarqué sur ses mains ou sur ses vêtements quelque trace montrant qu'il avait tiré avec ce revolver ?
- Il aurait été difficile de voir une telle trace à l'oeil nu, Mr. Daley.
- Je comprends. Vous n'avez donc rien vu de tel ?
- Non, monsieur.
quand un témoin se met à vous appeler " monsieur ", en général, c'est bon signe.
- Et avez-vous prélevé sur les vêtements de Mr. Friedman des échantillons susceptibles de prouver qu'il avait utilisé cette arme ?
Il se gratte la joue :
- Non, monsieur.
- Vous ne savez donc pas s'il a tiré ou non avec ce revolver ?
Skipper se lève :
- Objection ! Le témoin a déjà répondu à cette question, Votre Honneur.
- Objection retenue. Continuez, Mr. Daley.
Je me demandais jusqu'o˘ elle me laisserait aller.
- Officier, vous venez de déclarer que vous aviez sécurisé la scène.
- En effet.
- Ce qui signifie qu'à partir de ce moment, plus personne ne pouvait quitter les bureaux de Simpson & G‚tes, n'est-ce pas ?
- C'est cela.
- Avez-vous sécurisé les ascenseurs ?
- Oui.
- Et les escaliers ?
- Oui.
Nous sommes maintenant les yeux dans les yeux.
- Vous étiez le seul policier présent à votre arrivée, n'est-ce pas?
- C'est exact.
- Et vous avez pu, à vous seul, sécuriser six ascenseurs et deux escaliers ?
Il semble embarrassé.
- D'autres policiers sont arrivés très vite. Nous avons sécurisé les locaux aussi rapidement que possible.
- Et le monte-charge ?
- Egalement.
- quand ?
Il fait une moue :
- Dès l'arrivée des autres policiers.
- Il se peut donc, officier, qu'un certain nombre de personnes aient quitté les lieux, soit par les ascenseurs, soit par les escaliers, soit par le monte-charge, n'est-ce pas ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
L'officier Chinn a perdu de son assurance :
- Je suppose que c'est possible.
- Officier, depuis combien de temps êtes-vous dans la police ?
Il détourne le regard. Il a l'air de calculer mentalement.
- Trois ans et demi.
- Combien de fois vous est-il arrivé d'être le premier policier présent sur une scène de crime ?
- C'était la deuxième fois.
- Combien de cadavres vous a-t-il été donné de voir en trois ans et demi ?
- Objection ! lance Skipper. Je ne vois pas le rapport !
Le juge Chen semble agacée :
- Objection rejetée.
- J'ai déjà vu trois fois des cadavres, répond Chinn.
Je viens me placer face à lui :
- Officier Chinn, d'après votre expérience, n'est-il pas courant, quand on arrive sur une scène de crime, de trouver des gens très émus ?
- Oui.
- Et n'est-il pas vrai que ceux qui sont le plus émus sont souvent ceux qui ont découvert le cadavre de la victime ?
- Oui, monsieur.
- Ne serait-il pas équitable, dès lors, de dire que la réaction de Mr. Friedman n'avait rien d'inhabituel en de telles circonstances ?
- Oui.
But.
- Encore une chose. A votre arrivée sur les lieux, vous avez été accueilli par Mr. Stern qui vous a dit que personne n'était en danger.
- C'est exact.
- Officier, vous êtes arrivé quelques minutes après que Mr. Stern eut découvert les corps. Comment savait-il s'il n'y avait pas un assassin encore présent dans les bureaux de Simpson & G‚tes ?
Chinn regarde Skipper, puis McNulty.
- Il le pensait, je suppose, parce qu'il avait trouvé l'arme du crime sur le bureau de Mr. Holmes.
- Votre Honneur, je demande à ce que les mots " arme du crime " ne figurent pas dans le témoignage de l'officier Chinn.
- Accordé.
Je reprends :
- Officier Chinn, se pourrait-il que Mr. Stern ait dit qu'il n'y avait plus de danger pour personne parce qu'il savait déjà que Mr. Holmes s'était suicidé ?
- Objection, Votre Honneur ! Spéculation !
- Objection retenue.
- Se pourrait-il que Mr. Stern ait su qu'il n'y avait plus de danger pour personne parce qu'il savait déjà qui était l'assassin ?
Et se pourrait-il qu'il ait été lui-même cet assassin ?
Brouhaha au fond de la salle.
- Objection !
Le juge Chen abat son marteau :
- Objection retenue. (Elle pointe le marteau vers le fond de la salle.) Si d'autres manifestations se produisent, je ferai éva-cuer la salle.
- Je n'ai pas d'autres questions pour ce témoin, Votre Honneur.
- Tu l'as mis en pièces, dit JoÎl.
Nous sommes dans un cabinet de consultation, à côté de la salle d'audience, pour une courte pause après le témoignage de l'officier Chinn.
- C'est un gamin, JoÎl. Il n'était là qu'en lever de rideau.
- N'empêche. Tu l'as amené à se contredire. C'est une bonne chose.
Mort est plus réaliste :
- Excellent, le contre-interrogatoire. Je pense que vous avez fait bonne impression sur les jurés.
- Nous avons encore du pain sur la planche, dit Rosie.
Après la pause, Skipper appelle Sandra Wilson. Elle explique pendant une heure comment elle a, très méticuleusement, recherché tout ce qui pouvait fournir des indices dans le bureau de Bob et dans l'appartement de Diana. Skipper avance pas à
pas. Il veut démontrer au jury que les procédures réglementaires ont été scrupuleusement respectées. Il introduit ainsi les pièces et les éléments à charge sur lesquels il s'appuiera tout au long du procès. Sandra explique comment elle a manipulé et examiné le revolver, les douilles, les balles non tirées. Elle confirme que le revolver a été acheté au nom de Bob. Elle identifie le clavier d'ordinateur. Je l'interromps de temps à autre. Il ne serait pas réaliste de ma part d'espérer marquer des points avec ce témoignage. J'ai passé toutes les pièces en revue avec Pète. Je n'ai pas intérêt à faire le malin avec elle. Je n'aboutirais à rien, sinon à me mettre à dos l'employée du téléphone.
Je limite donc mon contre-interrogatoire à quelques questions de détail, pour la forme.
Après le déjeuner, Skipper fait monter les enjeux. Marcus Banks s'avance la tête haute, s˚r de lui et prêt à en découdre.
Après lui avoir fait prêter serment, Skipper prend une cassette de magnétophone sur la table :
- Inspecteur, reconnaissez-vous ceci ?
Banks hoche la tête, d'un air solennel :
- Oui. C'est la cassette récupérée sur le répondeur téléphonique de Diana Kennedy et sur laquelle figure un message enregistré dans la soirée du 31 décembre . minuit cinquante et une.
- Pouvez-vous décrire le contenu de ce message ?
- Objection, Votre Honneur. L'accusation sollicite ici une preuve par ouÔ-dire.
- Objection rejetée.
Je ne suis pas surpris. Je sais qu'elle va les autoriser à introduire ces enregistrements comme pièces à conviction. Nous avons déjà livré et perdu cette bataille.
- Le message émanait de l'accusé. L'accusé demandait à Ms.
Kennedy de revenir au bureau.
Bonne réponse. Directe. Sans parti pris. J'y décèle l'influence de McNulty. Ils avancent pas à pas, et prudemment. Ils n'ont pas besoin d'effets thé‚traux. Pas pour le moment.
- Inspecteur, ce message révélait-il une agitation ou un état d'excitation particuliers chez Mr. Friedman ?
Je me lève :
- Objection ! Le témoin n'a pas à supputer l'état d'esprit de Mr. Friedman.
- Objection retenue.
Skipper introduit les cassettes comme pièces à conviction. Il demande l'autorisation de les faire écouter aux jurés. Le juge Chen m'interroge du regard.
- Votre Honneur, dis-je, la défense renouvelle son objection quant à l'introduction de ces enregistrements comme pièces à
conviction.
Elle ne nous suivra pas là-dessus. Mais je tiens à ce que notre opposition figure au procès-verbal, dans la perspective d'un éventuel procès en appel. Elle le sait.
- Nous avons déjà examiné ce point, Mr. Daley. Votre objection est rejetée.
- Dans ce cas, Votre Honneur, la défense vous demande de recommander au jury de tenir compte du fait que cet enregistrement lui est présenté hors de son contexte.
- Votre Honneur, intervient Skipper, nous estimons que cet enregistrement parle de lui-même.
Le juge Chen se tourne vers les jurés :
- Mesdames, messieurs, vous allez maintenant entendre l'enregistrement d'une conversation entre Mr. Friedman et Ms.
Kennedy. Vous devrez tenir compte du fait que vous n'avez reçu aucune information sur les circonstances dans lesquelles cet enregistrement a été effectué.
Skipper tend la cassette à McNulty, qui l'introduit dans le magnétophone. La salle se tait. Les regards des jurés convergent sur l'appareil. Les voix courroucées de JoÎl et de Diana réson-nent dans le silence. JoÎl ferme les yeux. Naomi écoute, les lèvres serrées.
Fin de l'enregistrement. Skipper se tourne vers Banks :
- tes-vous en mesure d'identifier ces voix ?
- Objection, Votre Honneur ! L'inspecteur Banks n'est pas qualifié en tant qu'expert dans ce domaine.
- Objection rejetée.
- La voix masculine est celle de l'accusé, dit Banks. La voix féminine est celle de la victime, Ms. Kennedy.
On recommence l'exercice avec le message adressé par JoÎl à Bob par le courrier vocal.
- Inspecteur Banks, demande Skipper, estimez-vous que Mr. Friedman était suffisamment en colère, au moment de ces enregistrements, pour tuer deux personnes ?
- Objection, Votre Honneur. Ce sont là des spéculations sur un état d'esprit !
- Objection retenue. Le jury ne tiendra pas compte de cette question.
Tu parles ! Skipper sourit :
- Pas d'autres questions pour ce témoin, Votre Honneur.
C'est à mon tour :
- Inspecteur Banks, vous étiez présent au moment de ces enregistrements ?
- Bien s˚r que non !
- Alors, vous ne savez pas vraiment pourquoi Mr. Friedman a appelé Ms. Kennedy, n'est-ce pas ?
Il a l'air indigné :
- C'est évident. Il était furieux contre elle.
C'est la réponse que j'attendais.
- Inspecteur, êtes-vous au courant du fait que Ms. Kennedy et Mr. Friedman travaillaient à la conclusion d'une importante transaction ?
- Oui.
- Et qu'ils travaillaient sous une forte pression pour mettre la dernière main aux documents afférents à cette transaction, qui portait sur plusieurs millions de dollars et devait se conclure le lendemain matin ?
- Objection, Votre Honneur ! La question est tendancieuse !
- Objection rejetée.
Ce type de question est accepté lors d'un contre-interrogatoire. C'est sans doute ce que McNulty rappelle, à voix basse, à
Skipper.
- Se pourrait-il que Mr. Friedman ait appelé Ms. Kennedy parce qu'il avait besoin de son aide pour achever la rédaction de ces documents ?
- Je ne le pense pas.
- Mais cela se pourrait, n'est-ce pas ?
- Je ne le pense pas.
Il ne cédera pas. Continuons, donc :
- Inspecteur, parlons maintenant du message adressé par Mr. Friedman à Mr. Holmes. tes-vous au courant du fait que Mr. Friedman avait appris ce soir-là qu'il n'accéderait pas au statut d'associé ?
- Oui.
- Et pensez-vous que Mr. Friedman en était affecté ?
- Oui.
- Si vous aviez travaillé vous-même, huit années durant, dans le but de passer associé, vous l'auriez été aussi, n'est-ce pas ?
Il hausse les épaules.
- Mais vous avez interprété le message de Mr. Friedman à
Mr. Holmes comme une menace.
- Oui. Cela me paraît évident.
- Permettez-moi de vous demander ceci, Mr. Banks : avez-vous déjà travaillé dans un cabinet d'avocats ?
- Non.
- Mais vous avez eu maintes occasions de côtoyer des avocats, n'est-ce pas ?
Il a un sourire ironique :
- Plus souvent qu'à mon go˚t, oui !
- Et vous en connaissez un bout sur leur façon de penser, n'est-ce pas ?
- Objection, Votre Honneur. La question est hors sujet.
- Objection retenue.
Le juge Chen tend les mains devant elle avec un mouvement rotatif, comme un joueur de base-ball qui demande à ses parte-naires d'accélérer le jeu :
- Avançons, Mr. Daley.
- Inspecteur, il arrive, n'est-ce pas, que les avocats disent certaines choses pour faire un effet, ou pour insister sur un point particulier ?
- Oui, Mr. Daley. Comme maintenant, par exemple ?
Touché.
- Exactement. Les avocats prennent parfois des positions extrêmes et purement tactiques dans une négociation, n'est-ce pas ?
- C'est exact.
- Ne croyez-vous pas, inspecteur, que le message adressé par Mr. Friedman à Mr. Holmes relevait d'une telle tactique ?
- Je ne le crois pas.
- Vous ne le croyez pas. Mais cela aurait pu être le cas, n'est-ce pas?
- Je ne le crois pas.
- Allons, inspecteur. Soyez raisonnable !
Skipper se lève et dit, d'un ton assez calme :
- Objection, Votre Honneur. L'inspecteur Banks a déjà
répondu à la question de Mr. Daley.
Et comment !
- Objection retenue.
Je suis allé aussi loin que je le pouvais.
- Pas d'autres questions, Votre Honneur.
JoÎl n'est pas satisfait de la façon dont j'ai conduit le contre-interrogatoire de Banks.
- Bon Dieu, Mike, tu aurais pu l'enfoncer !
Mort vient à mon secours :
- Banks était calé sur ses positions et il n'aurait pas bougé
d'un centimètre. Mike a montré ce qu'il était : un flic borné, et têtu comme une mule.
- Mort devrait peut-être s'occuper de quelques témoins, dit JoÎl, les sourcils froncés.
Mort a l'air content. Je me tourne vers JoÎl :
- Le procureur est toujours à son avantage en début de procès. ¿ nous de démolir leur dossier, petit bout par petit bout.
JoÎl jette une boule de papier froissé dans la corbeille, sans répondre.
"Je suis médecin légiste en chef
de la ville et du comté de San Francisco. "
" Le Dr Beckert a témoigné dans des centaines de procès criminels. Sa déposition constituera certainement un coup très dur porté à la
défense. "
Morgan Henderson, chroniqueur judiciaire.
Newscenter 4. Lundi 23 mars.
¿ trois heures de l'après-midi, Skipper se lève et lance d'une voix claire :
- Le ministère public appelle le Dr Roderick Beckert !
Beckert s'avance d'un pas décidé et salue le juge d'un hochement de tête. La veste en tweed du prof d'université que j'avais vue accrochée à une patère dans son bureau a été remplacée par un complet gris anthracite agrémenté d'une cravate cognac.
Ce Beckert est l'autorité faite homme.
Skipper s'avance à son tour. Il est plein d'égards pour son témoin :
- Puis-je vous demander de décliner votre identité et vos fonctions pour le procès-verbal ?
- Dr Roderick Beckert. (L'ombre d'un sourire. Il ferme les yeux et les rouvre lentement.) Je suis le médecin légiste en chef de la ville et du comté de San Francisco. (Il hoche la tête, comme pour se confirmer à lui-même que c'est bien ce qu'il est.) J'occupe ces fonctions depuis vingt-sept ans.
Skipper lui fait énumérer ses états de service. Je l'interromps très vite pour dire que nul ne met en doute sa compétence. Je ne tiens pas à laisser Skipper agiter les diplômes de son témoin au nez du jury pendant vingt minutes.
- Dr Beckert, dit Skipper, vous avez procédé à l'autopsie des corps de Robert Holmes et de Diana Kennedy le premier janvier de cette année ?
- Oui.
- Auriez-vous l'amabilité de nous exposer les résultats de ces autopsies ?
Beckert lui adresse un sourire poli et se tourne légèrement vers les jurés :
- Bien s˚r, Mr. G‚tes. Bob et Diana sont morts des blessures provoquées par les balles qu'ils ont reçues, le premier dans la tête, la seconde dans la poitrine. La mort est survenue entre une heure et quatre heures du matin. Diana était enceinte de deux mois.
Il s'exprime sur le ton de la conversation, mais avec fermeté.
Je le laisse s'étendre quelques minutes sur la température corpo-relle, la lividité et la décoloration avant de l'interrompre pour dire que nous n'avons rien à redire à ses conclusions dans le laps de temps qu'il a déterminé pour l'heure du décès. Le jury le croit déjà et il est en train de se gagner sa sympathie. Nous n'avons pas intérêt à le laisser pérorer trop longtemps.
Sans plus attendre, McNulty s'avance avec un agrandissement de l'un des clichés que Beckert m'a montrés dans son bureau.
Nous avons vainement tenté d'empêcher qu'il soit montré au procès.
- Docteur, demande Skipper, de quoi s'agit-il ?
- C'est la partie gauche du cr‚ne de Robert Holmes, la victime.
- Docteur, pouvez-vous nous décrire la blessure par balle qui a tué Mr. Holmes ?
- Certainement. La balle est entrée par l'os pariétal droit, juste au-dessus de la tempe. Elle a endommagé le cortex et percé le mésencéphale, ou cerveau moyen, avant de ressortir à
travers le lobe de l'os pariétal gauche, juste au-dessus de l'oreille.
Autrement dit, le revolver a été placé contre la tempe droite de Bob et la balle lui a traversé la tête latéralement, entraînant une mort instantanée.
Un silence total règne dans la salle.
- Docteur, pouvez-vous montrer au jury la blessure causée par la balle à l'endroit o˘ elle est ressortie ?
- Bien s˚r.
Abandonnant la barre des témoins, il se dirige vers le chevalet sur lequel est posée la photographie, sort son stylo et le pointe sur une zone située à l'arrière de l'oreille gauche.
- Dr Beckert, poursuit Skipper, Mr. Holmes portait-il une autre blessure à la tête ?
- Oui, Mr. G‚tes. (Il déplace son stylo au-dessus de l'oreille gauche, tout au bord du point de sortie de la balle.) ¿ cet endroit précis, sur l'os pariétal, se trouve un petit hématome provoqué par un coup.
- Objection, dis-je. Nous ne voyons pas ce dont parle le Dr Beckert.
- Je crains de ne pas le voir non plus, dit le juge Chen. Je vous demanderai, docteur, de nous indiquer plus précisément o˘ se situe cette blessure.
- Certainement, Votre Honneur. (Tirant de sa poche un stylo à pointe feutre, il trace un petit cercle sur la photo.) Là, très précisément, Votre Honneur.
Le juge Chen hoche la tête :
- Je vous remercie, docteur Beckert.
- Docteur, demande Skipper, en regardant la photo, pouvez-vous nous décrire cette blessure de façon plus détaillée ?
- Oui. Mr. Holmes a reçu un coup sur la tête, lequel coup a provoqué un hématome, en d'autres termes une bosse, sur l'os pariétal. Considérant le degré d'enflure de cet hématome et sa fraîcheur, je conclurai que Mr. Holmes a reçu peu avant de mourir un coup porté avec un objet contondant qui lui a fait perdre connaissance. C'est comparable au choc reçu par un joueur de football dans une collision casque contre casque.
- Se peut-il qu'il ait été tué par ce coup ?
- C'est peu probable. Le cr‚ne a reçu un traumatisme, mais insuffisant pour entraîner la mort.
- Pourquoi, d'après vous, se serait-on donné la peine de l'as-sommer avant de l'abattre ?
- Objection, Votre Honneur ! Le Dr Beckert est un médecin légiste, pas un extralucide !
- Objection retenue.
- Je peux formuler autrement la question. Vous êtes-vous demandé, docteur, pourquoi on aurait assommé Mr. Holmes avant de l'abattre, et avez-vous une hypothèse là-dessus ?
- Objection ! On demande au témoin de spéculer.
- Objection retenue.
- Estimez-vous, docteur, que l'assassin a tenté de faire passer ce crime pour un suicide ?
- Objection !
- Objection retenue. (Le juge Chen fusille Skipper du regard.) C'est assez, Mr. G‚tes.
- Je n'ai pas d'autres questions, Votre Honneur.
J'enchaîne immédiatement :
- Dr Beckert, pouvez-vous me montrer à nouveau la blessure causée, selon vous, par un coup sur la tête de Mr. Holmes ?
Il s'approche du chevalet et pointe son stylo sur le petit cercle qu'il vient de tracer :
- C'est là.
- Et vous êtes à cent pour cent certain que cette marque a été causée par quelqu'un qui s'est armé d'un objet contondant, autrement dit d'un objet lourd et dur, pour frapper Mr. Holmes à la tête ?
- Oui. ¿ cent pour cent.
- Et il n'est pas possible, selon vous, que cette blessure ait été provoquée par la balle qui a fracassé une partie du cr‚ne ?
- Non. Je suis formel là-dessus.
- Docteur, avez-vous trouvé quelque trace de l'objet qui, selon vous, a servi à frapper Mr. Holmes ?
- Je ne suis pas certain de vous comprendre.
- Eh bien, docteur, si Mr. Holmes a été frappé avec un objet en bois ou en métal, vous auriez pu retrouver des fragments de bois ou de métal, ou peut-être de peinture, sur cette blessure.
En avez-vous trouvé ?
- Non.
- Pourquoi ?
- Je vous demande pardon ?
- Comment se fait-il qu'on ait frappé Mr. Holmes assez fort pour lui faire perdre connaissance et que vous ne trouviez aucune trace de l'objet avec lequel ce coup a été porté ?
- Objection ! Spéculation!
- Objection rejetée.
Beckert secoue la tête :
- Il a sans doute été frappé avec un objet qui ne laissait pas de traces.
- Je vois. (Un silence.) Vous vous souvenez, docteur, que le corps gisait sur le sol quand on l'a découvert.
- C'est exact.
- Se pourrait-il que le cr‚ne de Mr. Holmes ait heurté le bureau dans sa chute, causant ainsi la blessure dont nous parlons ?
Il fronce les sourcils :
- Non, Mr. Daley.
- Pourquoi ?
Là, je prends un risque.
- Mr. Holmes a eu une mort instantanée. Or, l'hématome était relativement développé. Si sa tête avait heurté le bureau après qu'on l'ait abattu, il n'y aurait pas eu de bosse sur son cr‚ne. (Il explique que les bosses sont formées par le sang qui afflue sur la partie blessée. quand on est mort le cúur cesse de battre et le sang qui ne circule plus ne peut plus former de bosse.) Mr. Daley, poursuit-il, vous pouvez frapper un cadavre autant que vous voudrez, vous ne provoquerez jamais la formation d'une bosse. D'o˘ ma conclusion que Mr. Holmes était encore bien en vie au moment o˘ il a reçu ce coup sur la tête.
J'aurais mieux fait de ne rien demander. Je prends sur la table un exemplaire de son rapport d'autopsie :
- Docteur, vous reconnaissez ce document ?
- Oui. C'est mon rapport d'autopsie.
- Bien. (Je le lui tends.) Vous dictez ces rapports pendant que vous procédez à l'autopsie, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Docteur, voulez-vous, s'il vous plaît, l'ouvrir à la page quatorze ?
Il chausse ses lunettes, feuillette le rapport.
- J'y suis, Mr. Daley.
- C'est bien la description de cette blessure qui figure à la page quatorze, n'est-ce pas, docteur ?
Il la parcourt rapidement.
- Oui, c'est bien cela, Mr. Daley.
- Voulez-vous être assez aimable pour nous lire les quelques lignes que j'ai soulignées ?
- Bien s˚r. " ¿ environ trois centimètres de la plaie causée par la sortie de la balle, il semble y avoir sur l'os pariétal une petite blessure provoquée par un objet contondant. Cette blessure semble relativement récente. "
- Ce sont bien là vos mots exacts, docteur ?
Il me jette un regard sévère :
- Mais oui, Mr. Daley. Ce sont bien là mes mots exacts, tels que je les ai dictés.
- Et pendant que vous dictiez ces mots, vous regardiez le cr‚ne de Mr. Holmes ?
Skipper se lève, puis se rassoit. Il pourrait sans doute lancer une objection, mais il se demande vainement comment la formuler.
- Oui, bien s˚r, je regardais son cr‚ne, répond Beckert, un rien agacé.
- Bien. Ainsi, docteur, en regardant le cr‚ne de Mr. Holmes vous disiez qu'il " semblait " y avoir une " petite blessure ", et qu'elle " semblait " relativement récente. Mais il y a un instant, vous nous avez déclaré que vous étiez à cent pour cent certain qu'il s'agissait d'une blessure provoquée par un objet contondant, et qu'elle était récente. Comment êtes-vous passé de ces suppositions à une absolue certitude ?
Il fait une moue :
- Mr. Daley, voici trente-trois ans que je pratique la médecine légale. Vous avez lu mes observations préliminaires. J'ai examiné le corps de plus près au cours de l'autopsie détaillée à
laquelle j'ai procédé. La taille et la profondeur de cette blessure m'ont amené à conclure, sans équivoque, que Mr. Holmes avait été frappé à la tête.
Je regarde les jurés avant de demander :
- Combien de temps s'est-il écoulé entre le jour o˘ vous avez pratiqué cette autopsie et celui o˘ vous avez rédigé votre rapport définitif ?
- Une semaine, à peu près.
- Et combien de fois avez-vous regardé le corps au cours de cette semaine ?
- Pas une seule fois.
- Pas une seule fois ? Vraiment ? Et pourtant, en l'espace d'une semaine, votre opinion sur cette blessure semble avoir changé ?
- Après un examen d'ensemble de mes observations, j'ai acquis la certitude qu'il y avait bel et bien eu blessure avec un objet contondant.
- Et une telle certitude vient à point nommé pour aider l'accusation, n'est-ce pas ?
Skipper et McNulty se lèvent comme un seul homme :
- Objection ! crie Skipper. C'est un coup bas !
- Objection retenue.
Je me retourne vers Beckert :
- Voudriez-vous maintenant nous lire le passage de votre rapport que j'ai souligné à la page dix-neuf?
Il lit :
- " Des résidus chimiques ont été retrouvés sur la main droite de la victime. "
- quelle sorte de résidus chimiques ?
Il hésite une seconde avant de répondre, lentement :
- De la poudre.
Le juge Chen ouvre de grands yeux.
Je prends un air perplexe :
- De la poudre ? Il y avait de la poudre sur sa main droite ?
- Oui.
- Comment expliquez-vous sa présence ?
Skipper bondit :
- Objection ! Spéculation !
- Objection retenue.
- Je reformule la question. Est-il exact que lorsqu'on tire avec une arme à feu, celle-ci projette des substances chimiques, notamment de la poudre, et qu'on en retrouve la trace sur la main du tireur ?
- Objection, Votre Honneur ! Le Dr Beckert n'est pas un expert en matière d'armes à feu ou de substances chimiques !
- Votre Honneur (j'implore quasiment), le Dr Beckert est l'auteur d'un manuel de médecine légale à l'usage des étudiants. Il est certainement capable de répondre à une question aussi élémentaire.
- Objection rejetée.
Beckert repousse ses lunettes sur le haut de son cr‚ne.
- Oui, Mr. Daley. quand on tire avec une arme à feu, il est possible qu'on ait ensuite des traces de poudre ou d'autres substances chimiques sur la main.
- Et ces traces de poudre sont l'une des premières choses que cherchent les spécialistes de la police scientifique sur les mains de la personne qu'on accuse d'avoir tiré, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Donc, docteur, les traces de poudre que vous avez relevées sur la main de Mr. Holmes permettent de penser que c'est peut-
être lui qui a tiré avec l'arme qui l'a tué ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
- Oui, répond Beckert, à contrecúur. C'est possible. Toutefois...
- ¿ vrai dire, docteur, ces traces de poudre sur la main droite de Mr. Holmes montrent de façon quasi certaine qu'il a bel et bien tiré avec cette arme.
- Objection, Votre Honneur ! Nous sommes toujours dans les spéculations.
- Objection retenue.
- Je n'ai pas d'autre question, Votre Honneur.
Skipper bondit pour interroger à son tour :
- Docteur, d'après vos conclusions, Mr. Holmes avait perdu connaissance lorsqu'il a été abattu ?
- Oui.
- Et comment expliquer, dans ce cas, les traces de poudre sur sa main droite ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
Beckert hoche la tête comme s'il attendait cette question :
- Je pense que Mr. Holmes a d'abord été assommé par un coup violent sur la tête. Je pense qu'on lui a ensuite mis le revolver dans la main droite et qu'on lui a fait presser la détente. Je pense qu'il y a eu une grossière tentative de maquillage du meurtre en suicide.
- Merci, Docteur. Je n'ai pas d'autres questions.
Je bondis à mon tour et je prends mon air le plus incrédule :
- Ainsi, docteur, vous pensez que quelqu'un se serait glissé
derrière Bob Holmes, l'aurait assommé, et, après qu'il eut perdu connaissance, lui aurait mis son propre revolver dans la main pour lui faire se loger une balle dans la tête ? C'est bien là votre témoignage ?
Il hoche la tête :
- Oui, Mr. Daley, dit-il, calmement. C'est bien cela.
- Vous rendez-vous compte qu'il ne se trouvera pas une personne douée de bon sens pour croire à un tel scénario ?
Skipper s'est levé et hurle :
- Objection !
-
retenue ! lance sèchement le juge Chen.
Daley, je ne veux plus de ces excès de langage dans ma salle d'audience. C'est compris ?
Je m'efforce de prendre une mine contrite :
- Oui, Votre Honneur. Pas d'autres questions.
Pierre après pierre
" Les procureurs b‚tissent leur dossier pierre après pierre. "
…mission " La charge de la preuve ".
CNN. Mardi 24 mars.
Le lendemain matin.
- Veuillez décliner votre identité et indiquer votre profession pour le procès-verbal, demande Skipper.
- O'Malley, Edward. Expert en balistique pour la police de San Francisco.
Ed O'Malley, quarante-sept ans, chercheur dans le civil, est le gourou de la police de San Francisco en matière de balistique.
Il officie dans un local hermétiquement clos au sous-sol du palais de justice. Pour les policiers, les gens comme Ed sont des savants. Il détermine avec une précision mathématique l'arme qui a tiré n'importe quelle balle. Il donne une impression de sérieux avec ses minuscules lunettes aux verres sans monture chevauchant un grand nez au-dessus d'une moustache poivre et sel impeccablement taillée. Son rôle dans la pièce sera bref.
Skipper lui fait exposer les grandes lignes de son rapport d'expertise, puis prend le revolver enveloppé dans du plastique et le brandit comme pour présenter à la foule la coupe du Super Bowl1 :
- Mr. O'Malley, reconnaissez-vous ce revolver ?
1. Championnat de base-ball inter-américain (N.d.T.).
- Oui. (Un silence.) C'est l'arme du crime.
Me revoici debout :
- Objection, Votre Honneur. Rien n'autorise Mr. O'Malley à désigner ce revolver comme l'arme du crime.
- Objection retenue, soupire le juge Chen. (On attaque sec, aujourd'hui.) Le jury voudra bien ne pas tenir compte de l'appellation " arme du crime ". (Elle se tourne vers Skipper.) Poursuivez, Mr. G‚tes.
Skipper fait faire à O'Malley une description détaillée du revolver. Celui-ci conclut qu'il s'agit bien de l'arme qui a tiré
les coups de feu fatals. Puis il se rassoit.
Je n'ai pas le moindre doute là-dessus, mais je ne vais pas pour autant me priver d'en semer quelques graines dans l'esprit de l'employée du téléphone. Je me lève :
- Mr. O'Malley, depuis combien de temps faites-vous des expertises balistiques pour la police ?
- Depuis quatorze ans.
- Vous n'avez jamais été suspendu de vos fonctions ?
Skipper bondit :
- Objection, Votre Honneur ! La question est hors sujet !
- Permettez, Votre Honneur. Mr. G‚tes a cité ce témoin en tant qu'expert en balistique. Il est tout à fait pertinent de l'interroger sur ses antécédents.
- Objection rejetée.
O'Malley jette un coup d'oeil à l'horloge avant de répondre :
- J'ai été suspendu une semaine, il y a onze ans.
- Pas d'autres questions, Votre Honneur.
Les jurés n'ont pas à savoir que cette suspension lui a été
infligée pour conduite en état d'ivresse. On pourrait soutenir avec quelque raison que la chose n'a rien à voir avec ses compétences d'expert en balistique. Skipper ne semble pas être au courant. Si c'était le cas, il tenterait peut-être de réhabiliter O'Malley en revenant sur mon contre-interrogatoire. Ou peut-
être y renoncerait-il en se disant que les jurés risquent de juger sévèrement cet expert en balistique qui conduit sous l'emprise de l'alcool. O'Malley se tourne vers Mort et lui jette un regard mauvais. C'est Mort qui a découvert cette histoire de suspension, à l'occasion d'une affaire qu'il a plaidée cinq ans auparavant. Son client a bénéficié d'un non-lieu. Espérons que nous obtiendrons le même résultat.
- Sergent Kathleen Jacobsen. Je travaille depuis vingt-deux ans pour la police scientifique de la ville de San Francisco.
- tes-vous spécialisée dans un domaine particulier ?
demande Skipper.
- Oui. Les empreintes digitales et les traces chimiques.
Grande, les cheveux blancs, proche de la soixantaine, Kathleen Jacobsen est une professionnelle à l'autorité reconnue, et ça se voit. Elle est aussi l'une des premières lesbiennes déclarées à avoir fait carrière dans la police, et elle s'est acquis une renommée nationale dans son domaine d'expertise. Skipper semble décidé à prendre tout son temps pour lui faire réciter son impressionnant curriculum vitae : licence de l'Université de Californie du Sud, maîtrise de l'Université de Berkeley... Je l'arrête : la défense reconnaît sa compétence. Elle confirme son rôle de pilotage du volet scientifique de l'enquête.
Skipper s'approche de la table o˘ sont rangées les pièces à
conviction, prend le revolver et parade devant le jury :
- Connaissez-vous cette arme ?
- Oui. Les balles qui ont tué les victimes, Mr. Holmes et Ms. Kennedy, ont été tirées avec cette arme.
Ce ton autoritaire... un rêve de procureur.
Skipper est content.
- Avez-vous relevé des empreintes digitales sur cette arme ?
- Oui. Celles de l'accusé.
C'est sobre, net et précis.
L'exercice se poursuit à propos du clavier d'ordinateur. Elle confirme la présence des empreintes de JoÎl. Sur un signe de Skipper, McNulty allume le projecteur à diapositives. Le message d'adieu de Bob emplit l'écran.
- Sergent, vous voulez bien nous décrire ce message ?
- Il s'agit d'un e-mail expédié depuis l'ordinateur de Mr. Holmes dans la nuit du 30 au 31 décembre.
Skipper lui demande de lire le message à haute voix. Puis il dit:
- Ce message, d'après vous, sergent, annonçait-il un suicide ?
- Objection ! Ms. Jacobsen est une spécialiste de police scientifique, et non de suicide !
- Objection rejetée.
- Je pense qu'il était rédigé de manière à faire croire à un suicide. Mais il s'agissait, à l'évidence d'une manipulation. Nous avons relevé les empreintes digitales de l'accusé sur le clavier de l'ordinateur. Nous pensons que c'est l'accusé lui-même qui a tapé ce message.
- Dans quelle intention ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection retenue.
- Vous pensez qu'il voulait faire croire au suicide de Mr. Holmes ?
- Objection ! La question est tendancieuse !
- Objection retenue.
- Je n'ai pas d'autres questions, Votre Honneur.
Un point pour l'accusation. McNulty éteint le projecteur.
J'attaque avec prudence :
- Sergent Jacobsen, au nom de qui ce revolver a-t-il été
acheté ?
- Au nom de la victime, Robert Holmes.
- Ainsi, Mr. Holmes avait un revolver chargé dans son bureau la nuit de sa mort ?
Elle opine :
- Il semble, en effet, que Mr. Holmes avait cette nuit-là un revolver chargé dans son bureau.
- Sergent, avez-vous trouvé sur ce revolver d'autres empreintes que celles de Mr. Friedman ?
- Oui. Nous y avons relevé des empreintes brouillées appartenant à la victime, Mr. Holmes.
- Sur quelle partie du revolver avez-vous relevé ces empreintes ?
- Sur la crosse.
- Et pourriez-vous, s'il vous plaît, nous montrer o˘ se trouvaient les empreintes de Mr. Friedman ?
- Je dois consulter mon rapport.
Je fais enregistrer le rapport comme pièce à conviction. Je le lui tends et elle s'y plonge. Elle explique qu'elle a trouvé l'empreinte du pouce, du médium droit, de l'annulaire et du petit doigt de la main droite de JoÎl sur la crosse. Et celle de l'index de sa main droite sur le cylindre.
Je lui tends le revolver dans son emballage plastique :
- Sergent, vous n'avez trouvé aucune empreinte provenant de Mr. Friedman sur la détente ?
Elle regarde Skipper. Puis moi :
- Nous avons relevé sur la détente des empreintes trop brouillées pour être lisibles, Mr. Daley.
- Je comprends. Ainsi, vous n'avez pas été en mesure d'identifier la moindre empreinte appartenant à Mr. Friedman sur la détente de cette arme ?
- C'est exact.
«a va mieux en le disant.
- Se pourrait-il que les empreintes digitales de Mr. Friedman que vous avez relevées sur cette arme y aient été laissées quand Mr. Friedman l'a déchargée, comme il l'a déclaré lui-même à l'officier Chinn ?
Skipper se lève, mais ne dit rien. S'il fait objection, il risque de saper le témoignage de son expert. Car elle est bien son expert. Elle lui lance un regard impuissant.
- Cela se pourrait, dit-elle.
Je marque une pause pour souligner l'importance de sa réponse avant de poursuivre :
- Ainsi, vous avez la preuve que Mr. Friedman a touché ce revolver, mais vous n'avez aucune preuve qu'il a tiré avec ce revolver ?
- Objection, Votre Honneur ! lance Skipper pour tenter d'arrêter l'hémorragie. La question est insidieuse !
- Objection rejetée.
Kathleen Jacobsen me regarde bien en face :
- C'est exact. Je peux dire avec une absolue certitude que Mr. Friedman a tenu le revolver. Je ne peux pas dire avec une absolue certitude qu'il a appuyé sur la détente.
Je vais chercher le clavier d'ordinateur sur la table et lui demande de l'identifier.
- Pouvez-vous nous dire sur quelles touches vous avez relevé
les empreintes de Mr. Friedman ?
- Sur toutes les touches alphabétiques.
Je recule d'un pas :
- Sur toutes ces touches ?
- Oui.
- Et les touches numériques et les touches de fonction ?
- Nous avons relevé ses empreintes sur toutes les touches numériques et sur trois touches de fonction.
Je fais signe à Rosie. Elle allume le projecteur. Le message d'adieu apparaît sur l'écran. Je me tourne vers le témoin :
- Sergent, vous affirmez, Mr. G‚tes et vous-même, que ce message a bel et bien été tapé par Mr. Friedman ?
- En effet. Il y avait des empreintes de l'accusé sur toutes les touches du clavier.
- Je comprends. (Un silence.) Avez-vous également relevé
des empreintes de Mr. Holmes sur ce clavier ?
Elle regarde McNulty, qui hausse les épaules.
- Non.
- Ainsi, il n'y avait pas d'empreintes de Mr. Holmes sur son propre ordinateur. Vous ne trouvez pas cela bizarre ?
- Objection, Votre Honneur ! Spéculation !
- Objection retenue.
- Je reformule. Compte tenu de votre expérience en la matière, sergent, ne vous attendiez-vous pas à trouver les empreintes digitales de Mr. Holmes sur le clavier de son ordinateur ?
Elle fronce les sourcils.
- Sans doute, mais il faut peut-être se rappeler qu'il était avocat, et non secrétaire. (Elle marque une pause.) On peut penser aussi qu'il ne transpirait pas suffisamment pour laisser beaucoup d'empreintes.
Ah.
- Mais vous avez déclaré que vous n'en aviez pas trouvé du tout.
- Objection ! Le témoin a déjà répondu.
- Objection retenue.
Je l'ai dit, c'est ce qui compte.
- Vous avez donc relevé des empreintes de Mr. Friedman sur toutes les touches alphabétiques du clavier. Avez-vous pris la peine de vérifier si le message d'adieu de Mr. Holmes compre-nait toutes les lettres de l'alphabet ?
- Non.
- Puis-je vous demander pourquoi ?
Elle reste silencieuse quelques secondes, en regardant droit devant elle, avant de répondre :
- Nous cherchions ses empreintes digitales. Nous n'avons pas essayé d'analyser le contenu du message.
- Seriez-vous étonnée d'apprendre que ce message ne contenait pas toutes les lettres de l'alphabet ?
Elle regarde Skipper.
- Non, je n'en serais pas étonnée.
- En fait, sergent, si vous lisez attentivement ce message, vous constaterez l'absence des lettres J, K, q, X et Z, de tous les signes de ponctuation à l'exception de la virgule, et de tous les chiffres. Et pourtant, vous avez relevé les empreintes de Mr. Friedman sur toutes les touches du clavier ?
- Oui.
- Comment expliquez-vous cela ?
- Il a peut-être tapé plusieurs messages, ou fait des corrections, ou effacé certaines choses.
Je me rapproche d'elle.
- La vérité, c'est que vous n'en savez rien. La vérité, c'est que vous n'avez pas d'explication. N'est-ce pas ?
- Objection ! La question est insidieuse !
- Objection rejetée.
- En effet, Mr. Daley. Nous ne pouvons pas expliquer pour-
quoi ses empreintes se trouvaient sur toutes les touches alphabétiques du clavier.
On va voir maintenant si Skipper réagit.
- Et si quelqu'un avait interverti les claviers de Mr. Holmes et de Mr. Friedman ? Ne serait-ce pas une explication plausible ?
- Objection, Votre Honneur ! Spéculation !
Le juge Chen me regarde :
- Si vous n'êtes pas en mesure de prouver cette allégation, l'objection est retenue.
- Je retire ma question. (Nous reviendrons là-dessus en temps voulu.) Et je n'en ai pas d'autres pour ce témoin.
Le juge Chen se tourne vers Skipper :
- Et vous, Mr. G‚tes ?
Reprenant le revolver sur la table, il le tend à Kathleen Jacobsen :
- Sergent, voulez-vous nous indiquer encore une fois les endroits o˘ vous avez relevé les empreintes de Mr. Friedman ?
Elle prend le revolver et montre du doigt les différents endroits.
- Pourriez-vous, maintenant, tenir ce revolver de manière à
y laisser des empreintes aux mêmes endroits ?
- Objection, Votre Honneur. Cette démonstration n'a pas de raison d'être.
- Votre Honneur, proteste Skipper, Mr. Daley a demandé
au témoin d'indiquer les emplacements de ces empreintes. Je veux seulement lui faire préciser sa réponse.
- Objection rejetée.
Merde.
Prenant le revolver de la main droite, elle l'applique contre sa paume d'une pression du pouce, du médium, de l'annulaire et du petit doigt. Son index est posé sur le barillet.
- Sergent, reprend Skipper, pouvez-vous, sans bouger le pouce et les autres doigts, placer votre index sur la détente ?
Elle tient le revolver en hauteur pour qu'il soit bien vu des jurés et déplace sans effort son index du barillet sur la détente.
- que concluez-vous de cette démonstration ? demande Skipper.
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
Kathleen Jacobsen hoche la tête d'un air entendu en regardant les jurés :
- J'en conclus que l'accusé a pu laisser les empreintes que j'ai décrites en pressant la détente de cette arme.
- Je n'ai pas d'autres questions.
Je me lève et viens me placer face à elle :
- Vous avez bien déclaré il y a un instant que les empreintes relevées sur la détente étaient brouillées et, partant, illisibles ?
- Oui. Il n'a pas été possible de les identifier.
- Donc, vous ne pouvez pas prouver qu'il a pressé la détente ?
- Objection ! Déjà répondu !
- Objection retenue.
- Je n'ai rien à ajouter.
- Le ministère public appelle Richard Cinelli.
Le patron du restaurant s'avance d'un pas décidé et on lui fait prêter serment. Il rapproche le micro. On sent l'homme habitué à parler aux gens. Il n'a pas encore dit un mot que le contact est déjà établi avec le jury. Skipper entame l'interrogatoire par les questions d'usage, et on en vient aux faits. Cinelli travaillait dans la soirée du 30 décembre. JoÎl et Diana, il le confirme, sont arrivés vers vingt et une heures quarante-cinq.
La salle était pleine de monde. Ils ont pris un verre et commandé leur repas.
- Vers vingt-deux heures, Mr. Friedman et Ms. Kennedy ont eu un différend, dit Cinelli.
- Le mot de dispute serait peut-être plus approprié ? suggère Skipper.
Cinelli hausse les épaules :
- Moi, j'appelle ça un différend.
- Mais on peut aussi dire dispute ?
- C'est possible, répond Cinelli, sans élever la voix. Elle lui a jeté un verre d'eau à la figure et elle est partie.
- Elle semblait très contrariée ?
Il hausse les sourcils :
- …videmment.
- Avez-vous entendu ce qu'ils se disaient ?
- Non. Très peu. Je tiens un restaurant. La discrétion fait partie de mon métier.
- Mais vous avez tout de même entendu certaines choses, n'est-ce pas ?
- Oui. Mr. Friedman a dit à Ms. Kennedy qu'il lui revaudrait ça. Ce sont ses mots exacts : "Je te revaudrai ça. "
- Il l'a donc menacée ?
- Objection, Votre Honneur ! On demande au témoin de juger d'un état d'esprit.
- Objection retenue.
- Pas d'autres questions, Votre Honneur.
Je m'avance vers Cinelli :
- Savez-vous sur quoi portait leur dispute ?
- Non.
- Vous savez qu'ils étaient tous les deux avocats, n'est-ce pas?
- Oui.
- Savez-vous qu'ils travaillaient à ce moment-là à la conclusion d'une importante transaction ?
- Objection ! La question est sans fondement.
- Objection rejetée.
- C'est ce qu'on m'a dit.
- Se pourrait-il que Mr. Friedman et Ms. Kennedy se soient disputés à propos de ce travail en commun ?
Skipper se lève :
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée. Le témoin peut répondre.
Reconnaissons qu'elle nous traite avec équité.
- Oui, Mr. Daley. C'est tout à fait possible.
- Pas d'autres questions.
- Kim, Homer. Agent de sécurité de l'immeuble de la Bank of America.
L'après-midi tire à sa fin. Homer Kim, à la barre des témoins, cache mal son anxiété. On le sent mal à l'aise dans son complet mal coupé mais flambant neuf.
- Mr. Kim, dit Skipper, vous étiez de service cette nuit-là, n'est-ce pas ?
- Oui. En fait, je suis gardien.
La prononciation est correcte, mais le ton hésitant.
Skipper le guide dans son récit. Kim est passé devant le bureau de Robert Holmes aux environs de minuit et demi.
- Y avait-il quelqu'un dans le bureau ? demande Skipper.
- Oui. Mr. Friedman. (Il montre JoÎl du doigt. Un geste raide. On sent que la scène a été répétée.) Mr. Holmes et Mr. Friedman étaient en train de se disputer.
- Ils parlaient fort ?
- Oui. Très fort. Mr. Friedman était très en colère contre Mr. Holmes. Très en colère.
Son regard reste attaché à celui de Skipper.
- Avez-vous entendu ce que Mr. Friedman disait à
Mr. Holmes ?
- Objection ! OuÔ-dire !
Skipper explique qu'il essaie de lui faire expliciter le terme de " colère ".
- Objection rejetée.
Kim porte un gobelet de carton à ses lèvres et boit goul˚ment quelques gorgées d'eau.
- Mr. Friedman disait à Mr. Holmes : " Vous me le paierez. "
Il lève la main, doigt tendu, en un geste thé‚tral.
Skipper a pris un air grave :
- D'après vous, donc, Mr. Friedman menaçait Mr. Holmes ?
- Objection ! Mr. Kim ne saurait témoigner de l'état d'esprit de Mr. Friedman.
- Objection retenue.
- Je n'ai pas d'autres questions.
Je suis déjà face au témoin :
- Mr. Kim, pendant combien de temps avez-vous été en situation d'observer Mr. Friedman ?
Il semble perplexe :
- Depuis deux ans.
- L'avez-vous jamais entendu élever la voix ?
Il regarde Skipper, qui secoue la tête.
- Non.
- Mr. Kim, savez-vous à propos de quoi ils se disputaient ?
Une brève hésitation.
- Non.
- Est-il possible qu'ils se soient disputés à propos de leur travail ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
- Je n'en sais rien, dit Kim.
Le regard qu'il lance à Skipper est un appel à l'aide. Skipper ferme les yeux.
- C'est possible, n'est-ce pas ?
Je vois, du coin de l'úil, Skipper qui hoche la tête.
- Oui, c'est possible.
- Je crois savoir, Mr. Kim, que vous avez eu récemment quelques problèmes d'argent ?
Skipper bondit :
- Objection, Votre Honneur ! La situation pécuniaire de Mr. Kim n'a rien à voir avec ce débat.
- Votre Honneur, dis-je, j'affirme que la situation pécuniaire de Mr. Kim a bel et bien quelque chose à voir avec le sujet qui nous occupe.
Le juge Chen semble troublée.
- Je laisse ceci à votre appréciation, Mr. Daley.
Je me tourne vers Kim :
- Mr. Kim, n'avez-vous pas contracté quelques dettes importantes ces dernières années ?
Il lance un regard désespéré à Skipper avant de répondre :
- Oui.
Il est devenu cramoisi.
- Et n'avez-vous pas, l'an passé, fait une demande d'aide pour surendettement ?
- Oui.
- Est-il exact, également, que vous avez perdu au jeu des sommes considérables ?
Ses épaules s'affaissent. Il hésite :
- Je ne m'en souviens pas.
- Vous avez prêté serment, Mr. Kim. Je peux faire enregistrer votre dossier de surendettement comme pièce à conviction.
(Je me tourne vers le juge.) S'il vous plaît, Votre Honneur, pouvez-vous demander au témoin de répondre ?
- Mr. Kim, dit-elle, je dois vous demander de répondre à la question de Mr. Daley.
Il hausse les épaules :
- Oui. J'ai perdu de l'argent au jeu.
- Mr. Kim, pouvez-vous me confirmer le fait que vous avez reçu un chèque de vingt mille dollars peu après avoir accepté
de témoigner à ce procès ?
Il secoue vigoureusement la tête :
- Non!
Je me retourne vers la table de la défense. Rosie me tend une feuille, et je poursuis :
- Oui ou non, Mr. Kim, un versement de vingt mille dollars a-t-il été fait sur votre compte à la Bank of America le 20 février dernier ?
- Non.
- Mr. Kim. Vous avez prêté serment. Nous pouvons obtenir un mandat pour produire vos relevés de compte.
Il regarde Skipper.
- Oui. J'ai touché une prime.
- Pouvez-vous nous dire qui vous a attribué cette prime ?
Il parcourt la salle d'un regard éperdu.
- Mr. Arthur Patton.
- Mr. Patton ? Le directeur de l'agence Simpson & G‚tes ?
- Oui.
- Et pourquoi Mr. Patton vous a-t-il attribué une prime de vingt mille dollars ?
- Il voulait être certain que je serais disponible pour témoigner à ce procès. Il m'a dit qu'il voulait que l'assassin de Mr. Holmes soit traîné devant le juge.
Il est soudain plus volubile.
- Mr. Kim, permettez-moi de revenir là-dessus. Cette dispute entre Mr. Holmes et Mr. Friedman n'a jamais eu lieu, n'est-ce pas ? Mais on vous a payé pour dire le contraire, n'est-ce pas ?
- Non, enfin, oui. Ils se sont vraiment disputés, et Mr. Friedman était très, très en colère.
- J'en ai fini avec ce témoin, Votre Honneur.
Mes anciens collègues
" Il est malheureux d'avoir à témoigner au procès pour meurtre de notre ancien collègue. "
Arthur Patton. NewsCenter 4. 25 mars.
¿ six heures quarante, le lendemain matin, je regarde le premier journal d'information de Channel 4. Chaque jour à cette heure-là, un certain Morgan Henderson, ancien procureur fédéral très imbu de lui-même qui travaille désormais pour un important cabinet d'avocats de San Francisco, rend compte des débats et annonce le programme de la journée.
- Les heures qui viennent devraient être très intéressantes, dit-il de sa voix monotone. Le district attorney Prentice G‚tes a cité plusieurs des anciens collègues de Mr. Friedman comme témoins à charge. Attendons-nous à des débats animés.
Ce qui m'étonne, c'est qu'il n'annonce pas les paris.
- Stern, Charles. Avocat associé du cabinet Simpson & G‚tes depuis vingt-sept ans.
Chuckles se tient, raide, à la barre des témoins. Il est dix heures quinze.
Skipper a préparé tout le monde. Son monde. Plus de policier incapable d'obtenir des aveux en bonne et due forme, de médecin légiste plein d'arrogance et de lesbienne de la police scientifique réticente à lui fournir les réponses qu'il veut entendre.
Radio Skipper envahit les ondes.
Il interroge Chuckles, sans se presser, et lui fait dérouler son témoignage. Chuckles répond directement à Skipper et ses réponses sont taillées sur mesure. Il ne regarde jamais les jurés, même brièvement. Il confirme sa présence au bureau le soir du drame. Il s'y trouvait, dit-il, pour préparer une réunion avec les associés prévue pour le lendemain matin. Il mentionne la cérémonie de lecture de l'Estimation, mais sans entrer dans les détails.
- Mr. Stern, interroge Skipper, avez-vous pris part ce soir-là
à une réunion avec les associés du cabinet ?
- Oui. (Ses pattes-d'oie se creusent un peu plus.) Nous avions convenu de cette réunion pour discuter de certaines questions concernant les primes des collaborateurs et l'évolution de carrière des associés.
Tel que je le perçois, le " nous " de majesté sied mal à Chuckles. Mais le jury l'entendra peut-être différemment.
- L'accusé était-il présent ?
Il jette un coup d'úil à JoÎl.
- Oui.
- Pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé alors ?
- Nous avons annoncé notre décision de différer d'une année l'accès au statut d'associé. Cette mesure concernait, entre autres, Mr. Friedman. Mr. Friedman s'est mis très en colère. Il était terriblement contrarié que mon collègue, Mr. Holmes, ne l'ait pas prévenu de notre décision. Il nous a fait part de son mécontentement et a quitté la pièce en claquant la porte.
- Avez-vous revu l'accusé plus tard dans la soirée ?
- Oui. Il est venu dans mon bureau. Il a déclaré qu'il allait dire deux mots à Mr. Holmes.
- Il a dit cela sur le ton de la menace ?
- Objection !
- Objection retenue.
- Il vous a paru hors de lui ?
- Objection !
- Objection rejetée.
- Oui, dit Chuckles, en tripotant ses lunettes. Il m'a paru tout à fait hors de lui.
- Au point de tuer quelqu'un ?
Cette fois, je crie :
- Objection, Votre Honneur !
- Objection retenue, répond le juge, d'une voix forte. Elle lance un regard furieux à Skipper :
- Le jury ne tiendra pas compte de cette question.
Skipper prend un air contrit et se retourne vers Chuckles :
- Mr. Stern, vous étiez avec l'accusé, le lendemain matin, quand vous avez découvert les corps de Mr. Holmes et de Ms.
Kennedy, n'est-ce pas ?
- Oui.
Il raconte comment JoÎl et lui ont découvert les corps. Il a ensuite, dit-il, appelé la police, puis il s'est rendu dans la salle o˘ se tenait la réunion des associés.
Skipper prend le revolver sur la table.
- Mr. Stern, reconnaissez-vous cette arme ?
- Oui. Elle appartenait à Bob. Nous l'avons trouvée par terre.
Skipper prend une pause thé‚trale, le menton haut, la tête légèrement renversée en arrière :
- Avez-vous touché ce revolver à un moment ou à un autre, ce matin-là ?
- Non.
- Avez-vous vu l'accusé toucher ce revolver ?
- Non.
JoÎl se penche vers moi et dit à voix basse :
- Il ment.
- Avez-vous vu l'accusé décharger ce revolver? continue Skipper.
- Non.
- Mr. Stern, l'accusé a-t-il pu décharger le revolver pendant que vous ne regardiez pas ?
- C'est très improbable. Nous nous sommes rendus ensemble à la salle de réunion. Nous sommes retournés ensemble au bureau de Bob. Nous étions présents tous les deux à l'arrivée du premier officier de police. S'il a déchargé cette arme, je ne l'ai pas vu.
- Je n'ai pas d'autres questions, Votre Honneur.
Je me lève sans attendre :
- Mr. Stern, vous n'avez pas quitté Mr. Friedman, dites-vous, jusqu'à l'arrivée de la police ?
- Oui.
- Mr. Stern, l'officier Chinn, premier arrivé sur les lieux, a déclaré que vous l'aviez accueilli dans le hall d'entrée.
Il change de position sur son siège et dit, lentement :
- C'est exact.
- Et Mr. Friedman n'était pas avec vous quand vous avez accueilli Mr. Chinn, n'est-ce pas ?
Il boit une gorgée d'eau, s'éclaircit la voix :
- Non.
- Donc, vous ne pouvez pas dire que vous n'avez pas quitté
Mr. Friedman jusqu'à l'arrivée de la police ?
Il regarde l'horloge :
- Sans doute.
- Et il se peut, donc, que Mr. Friedman ait déchargé le revolver pendant que vous alliez à la rencontre de Mr. Chinn, n'est-ce pas ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
Chuckles secoue la tête :
- Je ne suis resté que très peu de temps dans le hall d'entrée avec Mr. Chinn. Je ne vois pas comment Mr. Friedman aurait pu décharger cette arme aussi vite.
Je regarde le revolver :
- Mr. Stern, vous avez servi dans l'armée, n'est-ce pas ?
- Objection ! La question est sans rapport avec le dossier.
- Votre Honneur, Mr. Stern vient d'émettre une opinion sur la rapidité avec laquelle on peut décharger une arme. Ses antécédents militaires et son expérience dans le maniement des armes méritent d'être précisés.
- Objection rejetée.
Chuckles se pince l'arête du nez.
- J'étais dans les Marines.
- Et vous connaissez bien les armes à feu, n'est-ce pas ? Et en particulier ce revolver ?
Il se gratte l'arrière de la tête :
- Oui. J'allais de temps en temps m'exercer au stand de tir avec Mr. Holmes.
- Combien de temps vous fallait-il pour le décharger ?
J'ai appuyé sur le vous.
- quelques secondes.
- Et il vous a fallu plus de quelques secondes pour aller accueillir l'officier Chinn, n'est-ce pas ?
- Oui, dit-il à contrecúur.
- Mr. Stern, vous saviez, n'est-ce pas, que Mr. Holmes gardait un revolver dans son bureau ?
- Oui. Dans un but d'autodéfense, dirai-je.
Bien s˚r.
- Et il le laissait chargé, n'est-ce pas ?
Gros soupir :
- Oui, il le laissait chargé.
- C'est tout, Votre Honneur.
Pendant l'interruption de séance, je demande à JoÎl à quel moment il a déchargé le revolver.
- Tout de suite après que nous sommes entrés dans le bureau, répond-il. Il m'a vu faire. Il ment.
- quelqu'un d'autre t'a vu ?
- Non. Nous n'étions que tous les deux.
- Pourquoi ment-il ?
- Je n'en ai pas la moindre idée. Il a peut-être quelque chose à cacher.
- Le ministère public appelle Arthur Patton, annonce Skipper, d'une voix forte, un peu plus tard dans la matinée.
Patton traverse lourdement la salle d'audience. Il prête serment en souriant aux jurés, se présente comme l'associé directeur général de Simpson & G‚tes et confirme sa présence sur les lieux le soir du 31 décembre.
- Avez-vous vu l'accusé, tard dans la soirée ? demande Skipper.
- Oui. (C'est l'oncle Art qui est avec nous ce matin. Il y a dans son ton un accent de sincérité, un désir de plaire.) Je l'ai vu dans le hall d'accueil vers minuit trente. Il se dirigeait vers le bureau de Bob.
- Pouvez-vous décrire son attitude ?
- Il était furieux. (Il rapporte son bref échange avec JoÎl.
Puis il regarde le jury et fronce les sourcils.) C'est à ce moment qu'il s'en est pris à Bob en criant très fort.
- Savez-vous pourquoi il criait ainsi ?
- Je crois qu'il exprimait son mécontentement après avoir appris qu'il ne passerait pas associé. (Une pause.) Et je crois qu'ils se disputaient aussi à propos de Ms. Kennedy. J'ai entendu son nom à plusieurs reprises.
- Mr. Patton, étiez-vous au séminaire organisé pour le personnel du cabinet au Country Club de Silverado en octobre dernier?
- Oui.
- Et avez-vous vu Mr. Friedman vers trois heures du matin, le samedi 25 octobre ?
- Oui. Dans sa chambre.
- Comment se fait-il que vous l'ayez vu dans sa chambre au milieu de la nuit ?
- Il y avait beaucoup de bruit en provenance de sa chambre.
Je suis allé m'assurer qu'il ne lui était rien arrivé de grave.
Skipper réprime un sourire moqueur :
- Il était seul ?
- Non. Il y avait quelqu'un avec lui.
- Et qui était avec lui dans sa chambre à trois heures du matin ?
- Diana Kennedy.
- Je vous remercie.
¿ moi.
- Mr. Patton, à quelle heure êtes-vous reparti chez vous le 31 décembre ?
- Objection, Votre Honneur. La question est déplacée.
- Objection rejetée.
- Vers une heure trente du matin.
- Et vous aviez entendu, auparavant, une discussion entre Mr. Holmes et Mr. Friedman ?
- Une dispute, plutôt. Elle a duré quelques minutes. J'ai presque tout entendu.
- La porte du bureau de Mr. Holmes était-elle ouverte, ou fermée ?
Il lève les yeux vers le drapeau américain dressé derrière le juge.
- Fermée.
- Vous êtes donc resté derrière la porte pour écouter ce qu'ils se disaient ?
Il siffle un verre d'eau et croque les glaçons.
- Je me tenais prêt à intervenir pour porter secours à mon associé. Mr. Friedman était très en colère.
- Il se pourrait que leur dispute ait porté sur une question concernant leur travail ?
- Je ne le crois pas, l‚che-t-il, dédaigneux.
- Mais vous n'en êtes pas certain.
Il me regarde droit dans les yeux et répond, d'un ton définitif :
- J'en suis certain.
- Si nous parlions maintenant de l'incident qui s'est produit au cours de cette soirée à Silverado ?
Son regard se fait plus vif. Skipper prend des airs agacés.
- Mr. Patton, dis-je, vous avez bien donné une petite fête dans votre chambre, ce soir-là ?
- Oui, fait-il, d'un ton sec.
- Et Ms. Kennedy y assistait, n'est-ce pas ?
- Oui.
Il a détourné les yeux et regarde fixement quelque chose au-delà de mon épaule droite.
- Est-il exact, Mr. Patton, que vous avez fait des avances à
Ms. Kennedy au cours de cette fête ?
Il prend un air indigné :
- Absolument pas.
- ... que vous l'avez suivie jusqu'à sa chambre et vous êtes jeté sur elle ?
Il se redresse sur son siège :
- Non!
On dirait ma fille, quand elle ne veut pas avouer.
- ... et qu'elle s'est précipitée chez Mr. Friedman pour lui demander sa protection ?
Il ferme à demi les yeux derrière ses lunettes et pointe sur moi un doigt menaçant :
- C'est un mensonge !
- C'est ce que nous verrons, Mr. Patton. Je n'ai pas d'autres questions pour le moment.
quelques minutes plus tard, Skipper appelle un autre de ses copains. Brent Hutchinson s'avance à pas furtifs, sa jolie petite gueule fendue d'un sourire obséquieux sous sa crinière blonde.
Chaque fois que je le vois, j'ai envie d'éteindre tout ça d'un bon coup de poing.
- Mr. Hutchinson, commence Skipper, nous nous connaissons depuis pas mal de temps, n'est-ce pas ?
- Nous étions tous deux associés du cabinet Simpson & G‚tes.
Il a tout d'un cocker qui cherche les caresses.
- Mr. Hutchinson, je crois me souvenir qu'on vous a donné
un petit nom, au cabinet ?
- Ceux qui me connaissent m'appellent Hutch.
Ah, le gentil petit scout.
- Vous me permettez de vous appeler Hutch, aujourd'hui ?
- Bien s˚r.
Le sourire s'est élargi d'un cran. Ces démonstrations d'amitié
virile me donnent mal au cúur.
- Dites-moi, Hutch, vous avez bien participé au séminaire du cabinet, à Silverado, en octobre dernier ?
Son regard s'éclaire :
- Oui. Nous nous y retrouvons tous les ans à la même époque. C'est formidable...
- Je le sais. Pouvez-vous nous expliquer un peu en quoi consistent ces séminaires ?
- Objection, Votre Honneur. La question est hors sujet.
Il faut arrêter ces mamours. Hutch a tout pour plaire en tant que témoin - pour qui les aime bêtes et mignons.
- Objection rejetée.
- Il y a des réunions de travail, et des soirées entre amis. On joue au golf et au tennis.
- Vous êtes-vous rendu à l'une de ces soirées au bar de l'hôtel, le vendredi 24 octobre aux environs de vingt et une heures ?
- Oui.
- Et Ms. Diana Kennedy et l'accusé s'y trouvaient également ?
- Oui.
- Pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé au moment o˘
Ms. Kennedy est repartie ?
Il se tourne vers les jurés, franc comme l'or :
- JoÎl était à une table proche de la sortie. Diana était au comptoir. Elle s'est dirigée vers la porte. En passant devant JoÎl, elle s'est arrêtée, s'est penchée et l'a embrassé.
Il sourit. Le gentil Hutch.
- A-t-elle embrassé l'accusé sur la bouche ?
- Oui.
- Fougueusement?
- Objection ! L'accusé ne peut pas juger de l'intensité de ce baiser.
- Objection rejetée.
- «a m'a paru assez fougueux, en effet, dit Hutch.
quelques ricanements sur les bancs du public. Le juge Chen abat son marteau.
- Diriez-vous, Hutch, qu'il s'agissait d'un baiser amoureux ?
- Objection, Votre Honneur. Spéculation.
- Objection retenue.
Clin d'úil complice de Skipper à l'adresse des jurés :
- Avez-vous eu l'impression que l'accusé trouvait agréable d'être embrassé de cette façon ?
- Objection ! …tat d'esprit !
- Votre Honneur, proteste Skipper, je ne demande pas à
Mr. Hutchinson de dire s'il pense que Mr. Friedman a pris plaisir à ce baiser. Je veux simplement qu'il nous décrive la scène.
- Vous avez essayé, Mr. G‚tes, répond-elle, sèchement. Mais l'objection est rejetée. Avançons !
- Hutch, avez-vous vu, le lendemain, l'accusé et Ms. Kennedy ensemble dans un bassin d'eau chaude ?
- Oui.
- Et pourriez-vous nous dire ce qu'ils faisaient ?
- Ils s'embrassaient.
Skipper se tourne vers les jurés. Il ouvre de grands yeux :
- Ils s'embrassaient encore ? Pouvez-vous nous décrire la tenue de Ms. Kennedy ?
- Elle portait un bikini, mais le haut était dégrafé.
Murmures au fond de la salle. Le juge Chen brandit son marteau et le laisse retomber avec fracas.
- Hutch, dit Skipper, c'était un baiser fougueux ?
- Oui.
- Et êtes-vous certain que l'accusé prenait - qu'on me pardonne l'expression - une part active à ce baiser ?
- Absolument.
- Combien de temps cela a-t-il duré ?
- Environ une minute. Puis j'ai jugé préférable de m'éloigner.
Comme c'est délicat.
- Je vois. (Il regarde le jury avant de revenir à Hutch.) Avez-vous vu l'accusé et Ms. Kennedy ensemble à un autre moment au cours de ce séminaire ?
- Oui, plus tard dans la soirée. Je les ai revus tous deux dans le même bassin d'eau chaude. Je suis à peu près s˚r qu'ils étaient nus l'un et l'autre. Mais il faisait nuit, et je retournais à
ma chambre. Cette fois, je ne me suis pas arrêté.
- Je n'ai pas d'autre question.
¿ moi.
- Mr. Hutchinson, voilà pas mal de temps que nous nous connaissons, vous et moi, n'est-ce pas ?
- Oui. (quand il sourit, ses dents étincellent.) Nous avons été associés, nous aussi.
- Et vous avez un autre surnom au sein du cabinet, n'est-ce pas?
Le sourire disparaît.
- Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, Mr. Daley.
- Pour la plupart des gens, vous êtes Hutch. Mais certains vous appellent d'un autre nom, n'est-ce pas ?
Il regarde autour de lui, hésite, se décide à répondre :
- Oui.
- Et quel est cet autre surnom qu'on vous a donné, Mr. Hutchinson ?
- Le Joyeux Fêtard, dit-il, en baissant le ton.
Ma voix s'élève d'une demi-octave :
- Le Joyeux Fêtard ? (Je souris.) Pouvez-vous nous dire pourquoi on vous appelle ainsi ?
Il a un sourire craintif :
- C'est probablement parce que j'aime faire la fête, Mr. Daley.
- Vous faisiez la fête le soir o˘ vous avez vu Ms. Kennedy embrasser Mr. Friedman au bar de l'hôtel ?
- Oui, si on veut.
- Vous aviez bu un verre ou deux ?
- Sans doute.
- Plus, peut-être ? Combien ?
- quelques-uns.
- Plus de deux ?
- Sans doute.
- Plus de trois ?
- Peut-être.
- Assez pour éviter de vous mettre au volant d'une voiture ce soir-là ?
- Oui.
- Ainsi, vous étiez peut-être ivre quand vous avez vu Ms. Kennedy embrasser Mr. Friedman.
- Je ne le crois pas.
- Vous aviez bu au moins quatre verres. Vos souvenirs sont peut-être un peu flous ?
- C'est possible.
- Parlons maintenant du samedi, quand vous avez vu Ms.
Kennedy et Mr. Friedman dans le bassin d'eau chaude. Pouvez-vous nous dire o˘ se trouvait ce bassin ?
- Près de l'une des piscines du complexe.
- Et c'est en passant à côté de ce bassin que vous avez vu Ms. Kennedy embrasser Mr. Friedman ?
- Ce n'est pas tout à fait cela. Je suivais un sentier qui mène au terrain de golf.
- ¿ quelle distance de la piscine passe ce sentier ?
- Je ne le sais pas très bien.
- Donnez-moi un ordre de grandeur, Mr. Hutchinson.
quinze mètres ? Trente mètres ? La longueur d'un terrain de football ?
Il jette un coup d'úil à Skipper.
- Oui, disons, la longueur d'un terrain de football.
- Vraiment ? Et vous avez vu, à quatre-vingts mètres de distance, Mr. Friedman et Ms. Kennedy s'embrasser ?
- Oui.
- Et vous êtes certain que le haut du bikini de Ms. Kennedy était dégrafé ?
- Oui, j'en suis certain.
- Vous devez avoir de très bons yeux, Mr. Hutchinson.
- Objection ! Ceci n'est pas une question, mais une insinuation !
- Le jury ne tiendra pas compte de la remarque de Mr. Daley.
Je n'insiste pas, et je continue :
- Je suppose que vous étiez au même endroit quand vous les avez vus à nouveau dans le bassin d'eau chaude en rejoignant votre chambre, plus tard dans la soirée ?
- Oui, à peu près.
- Je vois. Ainsi, en pleine nuit et à quatre-vingts mètres de distance, vous avez pu reconnaître Ms. Kennedy et Mr. Friedman dans le bassin d'eau chaude. Et voir qu'ils s'embrassaient. Et de surcroît, qu'ils étaient nus. C'est bien cela ?
- Oui.
- Sont-ils sortis du bassin ?
- Non.
- Les jets d'eau fonctionnaient?
- Il me semble que oui.
- Y avait-il des bulles dans le bassin ?
Il a l'air un peu plus vieux, depuis un moment. Je vois se creuser des rides sur son front.
- Probablement.
Je regarde les jurés :
- S'il faisait nuit et s'ils ne sont pas sortis du bassin et si les jets d'eau marchaient et s'il y avait des bulles, comment, diantre, avez-vous fait pour voir qu'ils étaient nus ?
Il respire un grand coup :
- Je l'ai vu, c'est tout.
Il n'en démordra pas.
- Mr. Hutchinson, dis-je, vous vous rendez compte, n'est-ce pas, que ce que vous venez de nous raconter est totalement absurde ?
- Objection !
- Objection retenue.
Je regarde Hutch bien en face :
- Je n'ai pas d'autres questions pour ce témoin aux yeux de lynx. Si j'insistais, il me dirait qu'il les a vus dans un bain d'eau chaude en survolant Silverado à bord d'une montgolfière !
quelques gloussements dans la salle.
Le juge Chen abat son marteau :
- Assez ! Le jury ne tiendra pas compte de la dernière remarque de Mr. Daley.
¿ vingt heures trente, ce soir-là, je retrouve Pète chez ma mère. Ma mère ne va pas très bien. Nous sommes attablés dans la salle à manger. Elle débarrasse l'assiette de Pète et regarde la mienne :
- Tu as laissé des carottes, Tommy. Si tu ne les finis pas, tu n'auras pas de dessert.
- Je vais les finir, m'man. Tout de suite.
Elle disparaît dans la cuisine. Pète hausse les épaules :
- Il suffit d'attendre quelques minutes. De temps en temps, elle repart comme ça dans les années cinquante. Puis elle revient.
- «a s'aggrave, n'est-ce pas ?
- Oui.
- …coute, Pète, si tu as besoin d'un coup de main...
- Pas pour le moment. (Il tousse.) Pas encore. (Il boit un verre d'eau.) Comment ça s'est passé au tribunal, aujourd'hui ?
- Pas très bien.
Il se coupe une tranche de pain. Je finis mes carottes et je demande :
- Toujours rien sur Russo ?
- Sa piste se perd à l'aéroport. Une employée pense lui avoir vendu un billet pour Hong Kong, mais aucun des membres de l'équipage ne l'a reconnu d'après sa photo. S'il se déplace avec un faux passeport, on aura du mal à le retrouver.
- Merde.
- Nous ne sommes peut-être pas les seuls à le chercher. Il avait des associés en Arabie Saoudite. Ils ne sont pas enchantés de sa disparition, et ils le cherchent comme nous.
- Et le banquier des Bahamas ?
- Toujours au KoweÔt. Il y reste plus longtemps que prévu, puisqu'il ne reviendra pas avant deux semaines. Nous irons lui faire une petite visite, Wendy et moi, dès qu'il sera de retour.
- Bien. (Je réfléchis un instant.) Wendy t'aide bien ?
- Oui. Elle est formidable.
Il regarde la photo de Tommy, notre frère mort, dans sa tenue de foot. Tommy avait vingt ans quand le temps s'est arrêté
pour lui.
- Dis-moi, Mike... tu sais si elle sort avec quelqu'un ?
Contrairement à Rosie, qui n'a que trop bien compris l'intérêt que je portais à Wendy, Pète ne se doute de rien. Disons que nous n'avons jamais eu l'occasion d'en parler. Je lui dirais bien qu'il joue perdant car j'ai déjà une sérieuse option, mais je m'entends répondre :
- Je ne le crois pas.
- Mais tu crois que j'aurais mes chances ?
- J'en doute. Elle a déjà divorcé deux fois. En tout cas, il n'y a pas trente-six moyens de le savoir. Essaie, tu verras bien...
Puis je me h‚te de changer de sujet :
- Tu sais si Nick Hanson a du nouveau sur l'inconnue de l'hôtel Fairmont ?
- Il n'a pas pu l'identifier avec certitude. Les employés de l'hôtel non plus.
Toutes nos pistes aboutissent à des impasses.
- Il est certain que ce n'était pas Diana ?
- ¿ peu près. La fille du Fairmont avait les cheveux longs.
C'est le genre de détail qui n'échappe pas à Nick. Il pense qu'il s'agissait peut-être d'une prostituée.
- C'est tout ? Il n'a pas une autre idée ?
- Si. Mais il dit lui-même qu'elle lui paraît trop farfelue pour être vraie.
- Le maire ?
- Non, soyons sérieux. Mais quelqu'un d'encore plus connu.
- Accouche, Pète ! Je suis fatigué.
- Le Dr Kathy Chandler.
Je me laisse retomber sur ma chaise.
- Tu ne dis pas ça sérieusement ? Non ! Ce n'est pas possible !
Il sourit :
- Ne nous pressons pas de conclure. J'ai enquêté sur la dame. C'est une célibataire endurcie. Et tout le contraire d'une Pénélope. Et elle correspond à la description que m'a faite Nick.
- Mais y a-t-il une preuve réelle de sa présence avec Bob ce soir-là ?
- Non. Comme je te le disais, c'est simplement une idée de Nick.
En attendant mieux, l'idée farfelue de Nick thé Dick est la seule piste à laquelle nous puissions nous raccrocher.
Et vous étiez heureuse en ménage
" On s'attend aujourd'hui à un moment d'in-tense émotion avec la venue à la barre de la veuve de Robert Holmes. "
Morgan Henderson, chroniqueur judiciaire.
NewsCenter 4. Jeudi 26 mars.
Le lendemain matin, jeudi, Skipper appelle Beth Holmes à la barre. L'habituel tailleur gris a été remplacé par une robe bleu p‚le ornée d'une petite broche et elle porte une fine chaîne en or au cou. Elle a visiblement, pour l'occasion, troqué son personnage de requin judiciaire contre celui de veuve éplorée.
Skipper a disposé les photographies de Bob et de Diana face au jury. C'est un peu gros comme effet, mais il est décidé à jouer sur la corde sentimentale.
- Depuis combien de temps étiez-vous mariés, Bob et vous ?
L'emploi du prénom ajoute une touche d'humanité.
- Depuis cinq ans et demi.
Skipper lui fait raconter sa rencontre avec Bob, l'arrivée des enfants, les vacances sur la Riviera italienne et l'installation dans la demeure de Presidio Terrace. Une union idyllique entre deux êtres riches et puissants et deux riches et puissants cabinets d'affaires. Elle ne fait aucune allusion à son divorce d'avec Arthur Patton.
Skipper continue, sur un ton plus grave :
- …tiez-vous heureuse en ménage, Mrs. Holmes ?
Son regard se fait lointain :
- Oui. Jusqu'à une période récente, en tout cas.
Skipper hoche la tête d'un air entendu :
- Et que s'est-il passé alors, Mrs. Holmes ?
- Il est devenu de plus en plus distant. J'ai fini par me douter qu'il y avait une autre femme.
- Et c'était bien le cas ? demande Skipper, avec douceur.
- Oui. Il entretenait une liaison avec Diana Kennedy.
Murmures au fond de la salle.
Skipper se rapproche :
- Comment avez-vous découvert cette liaison, Mrs Holmes ?
- J'ai engagé un détective privé. Il les a surpris au lit tous les deux. C'était au début du mois de décembre. (Elle s'exprime d'un ton ferme, la tête haute.) J'ai prévenu Bob que j'étais au courant. Je lui ai dit que je le quitterais s'il ne cessait pas immédiatement toute relation avec cette personne.
- que s'est-il passé alors ?
- Il a rompu avec elle. (Elle ne cache pas son mépris.) Mais quelque temps plus tard, vers la fin du mois, mon détective les a surpris à nouveau. J'ai décidé de mettre fin à notre mariage.
J'étais présente lorsqu'on lui a remis ma demande de divorce.
- Mrs. Holmes, votre mari a-t-il été bouleversé en recevant cette demande ?
- Objection !
- Objection rejetée.
- Il l'a assez bien pris. Il avait déjà divorcé plusieurs fois.
- Pensez-vous qu'il aurait pu en être bouleversé au point de songer au suicide ?
- Objection !
- Objection rejetée.
- Non. Il n'a pas montré la moindre émotion en recevant ces papiers. Je crois qu'il en a été plutôt soulagé.
Je regarde la mère de Diana sur les bancs du public. Elle ferme les yeux.
Skipper a légèrement tressailli. Il n'a pas d'autres questions.
- Mrs. Holmes, dis-je, à quel moment votre mari a-t-il reçu la notification de votre demande de divorce ?
- En fin d'après-midi, vers cinq heures et demie.
- Et qui était présent à ce moment ?
- Une foule de gens, dans la grande salle de réunion de Simpson & G‚tes.
- que faisait votre époux lorsqu'on lui a présenté ces papiers ?
Elle fronce les sourcils :
- Il me semble qu'il était au téléphone.
- N'était-il pas dans une pièce à part, avec son client et un groupe d'avocats ?
- Oui.
- Est-il vrai qu'il a tout juste levé la tête quand vous êtes entrée, accompagnée de votre avocat, parce qu'il était alors en pleines négociations pour conclure une transaction portant sur plusieurs millions de dollars ?
- C'est à peine s'il a eu l'air de me voir, je dois le reconnaître.
- Mais vous ne pensez pas qu'on peut comprendre, compte tenu de ces circonstances, son absence de réaction ?
- Il savait fort bien de quoi il s'agissait.
Je recule d'un pas.
- A-t-il regardé les papiers que votre avocat lui remettait ?
- Oui.
- Pendant combien de temps ?
- Très brièvement.
- Vous voulez dire qu'il y a simplement jeté un coup d'úil ?
- Il savait ce que signifiaient ces papiers.
- Nous dirons donc, Mrs. Holmes, que votre époux n'a pas manifesté d'émotion parce qu'il était avant tout préoccupé par ses négociations et parce qu'il s'attendait à cette demande de divorce de votre part - c'est bien cela ?
Skipper bondit :
- Objection ! Mr. Daley fait les questions et les réponses !
- Objection retenue. Poursuivez, Mr. Daley.
- Mrs. Holmes, votre époux avait-il souscrit une assurance sur la vie ?
- Objection ! Hors sujet !
- Objection rejetée.
Bob, explique-t-elle, avait souscrit une assurance de cinq millions de dollars pour elle et d'un million pour chacun de leurs enfants.
- Avez-vous déjà touché ces primes?
- Non. La compagnie d'assurances étudie le dossier. Avec beaucoup de lenteur.
Je m'en serais douté. Je suis certain que la compagnie espère qu'il s'est agi d'un suicide, ce qui la dispenserait de payer le moindre dollar.
- Avez-vous songé que votre époux pouvait désigner d'autres bénéficiaires de cette assurance en cas de divorce ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
- Bien s˚r, Mr. Daley. Je m'y attendais. (Elle me lance son regard de professionnelle à qui on ne la fait pas.) Et si vous voulez insinuer que j'avais un intérêt quelconque à ce que mon mari meure, vous êtes complètement fou.
J'aperçois du coin de l'úil l'employée du téléphone qui hoche la tête. J'ai lancé le bouchon un peu trop loin. N'oublions pas qu'elle est la veuve éplorée.
- Mrs. Holmes, savez-vous qui sont les bénéficiaires du testament de votre époux ?
- J'hérite un tiers, les enfants un autre tiers, et le reste va à
une úuvre charitable des Bahamas.
- Avez-vous songé qu'il risquait de modifier son testament en cas de divorce ?
- Bien s˚r, Mr. Daley. (Un silence, puis elle ajoute, pour faire bon poids :) Je n'ai nul besoin de cet argent, comme vous le savez.
- Encore une chose. Vous avez déclaré que votre détective avait surpris votre époux et Ms. Kennedy ensemble vers la fin décembre.
- C'est exact.
- O˘?
- ¿ l'hôtel Fairmont.
- Je vois. Et comment votre détective s'y est-il pris ?
- Il surveillait la chambre depuis un immeuble situé sur le trottoir d'en face.
- A-t-il reconnu de façon formelle Diana Kennedy dans la personne qui accompagnait votre époux ?
- Il m'a dit qu'il pensait l'avoir reconnue.
- Mais il n'en était pas certain.
- Il était certain que ce n'était pas moi.
- Je comprends. Il n'en demeure pas moins, Mrs. Holmes, que votre détective n'a pas pu identifier avec certitude la femme qui se trouvait ce jour-là avec votre époux dans une chambre de l'hôtel Fairmont.
- En effet.
- Donc, cette personne n'était peut-être pas Ms. Kennedy ?
- C'est possible. Mais quelle importance, Mr. Daley ?
Merci, Beth.
- Je suis désolé de vous avoir ramenée à ces moments difficiles, Mrs. Holmes. (Et satisfait, aussi : j'ai obtenu ce que j'espé-rais.) Je n'ai pas d'autres questions pour ce témoin.
" Depuis combien de temps
êtes-vous psychothérapeute ? "
" Le Dr Kathy Chandler en personne, la psychothérapeuthe de KTLK doit témoigner demain au procès de JoÎl Mark Friedman. Le Dr Kathy
Chandler vous dira tout à ce sujet au cours de son émission quotidienne, ce soir à partir de dix-neuf heures. "
KTLK Radio. Jeudi 26 mars. 11 h 45.
Il est une heure de l'après-midi et nous nous apprêtons à
pénétrer dans la salle d'audience quand le Dr Kathy Chandler arrive, avec sa suite. Tout ce petit monde se fraie difficilement un chemin, assiégé par les micros et les caméras. Elle est plus grande que la plupart des journalistes qui se pressent autour d'elle. Ses longs cheveux blonds flottent sur ses épaules. Elle s'immobilise face à la meute, passe une main dans ses cheveux et sourit du sourire qui éclate au flanc de tous les autobus de la ville.
- Dr Chandler, de quoi allez-vous parler aujourd'hui ?
- Dr Chandler, croyez-vous au suicide de Robert Holmes ?
- Dr Chandler, Mr. Holmes était-il l'amant de Diana Kennedy ?
- Dr Chandler ? Dr Chandler. Dr Chandler ?
- Désolée, mes amis, susurre-t-elle. Mais je ne veux pas être en retard à l'audience. Et je ne voudrais surtout pas que le juge se mette en colère contre moi. (Grand sourire.) Je vous verrai après.
Et elle entre.
Skipper la présente, lui fait réciter ce qui lui tient lieu de curriculum vitae. Je l'interromps à plusieurs reprises. Cette première corvée expédiée, il pose sa première question :
- Depuis quand connaissiez-vous Robert Holmes ?
Elle sourit :
- J'ai commencé à le soigner en septembre. Le traitement s'est poursuivi pendant environ trois mois.
- Et pourquoi se faisait-il soigner, docteur ?
- C'est que..., minaude-t-elle, je n'ai pas l'habitude de parler en public des problèmes de mes patients.
Battement de paupières.
Skipper affiche un sourire carnivore.
- Je le sais bien. Mais votre témoignage a la plus grande importance. Si vous êtes gênée pour répondre à certaines questions, dites-le-moi, et nous nous en remettrons au juge Chen.
qui se fera un plaisir de te coffrer pour outrage à magistrat.
Et tu auras l'honneur d'être la première personne à animer une émission de radio depuis la nouvelle prison du palais de justice.
Le juge Chen regarde le Dr Kathy Chandler :
- Docteur, dit-elle, d'un ton sec, je vais vous simplifier les choses. Si j'estime que vous n'avez pas à répondre à telle ou telle question, je vous le dirai. Pour l'instant, et sauf avis contraire, j'attends que vous répondiez aux questions de Mr. G‚tes. Me suis-je bien fait comprendre ?
La petite chatte cesse de minauder. Le ton redevient professionnel :
- Parfaitement, Votre Honneur.
- Bien, dit le juge Chen. (Elle se tourne vers Skipper :) S'il vous plaît, Mr. G‚tes, poursuivez.
- Dr Chandler, pourquoi Mr. Holmes a-t-il fait appel à vous ?
- Il avait des difficultés relationnelles.
- quelle sorte de difficultés relationnelles ?
Je donnerais tout ce que je possède pour l'entendre répondre : " Il avait coincé la fermeture …clair de sa braguette. "
- Avec sa femme. Mr. et Mrs. Holmes étaient tous deux très remontés.
- Vous voulez dire, très remontés l'un contre l'autre ?
- Oui. Il y avait beaucoup de tension entre eux parce que Mr. Holmes voyait une autre femme.
- Ah, mon Dieu, dit Skipper d'un ton calme. Savez-vous qui était cette femme ?
Elle pousse un profond soupir :
- Diana Kennedy.
- ¿ votre connaissance, docteur, Mr. Holmes voyait-il toujours Ms. Kennedy quand il a été assassiné ?
- Objection, Votre Honneur ! L'emploi du terme " assassiné " est pernicieux.
- Objection retenue. (Le juge lance un regard sévère à Skipper.) Reformulez, Mr. G‚tes.
- Savez-vous si Mr. Holmes voyait toujours Ms. Kennedy à la date du 31 décembre de l'année dernière ?
- Je ne le pense pas. Il était à peu près s˚r que Mrs. Holmes s'apprêtait à faire une demande de divorce. Il a rompu avec Ms.
Kennedy. Il m'a dit, vers la fin de l'année, qu'il avait rencontré
quelqu'un d'autre. Mais il était très gêné pour en parler.
Je me penche vers JoÎl pour lui demander, à voix basse :
- Tu sais quelque chose à ce sujet ?
Il secoue la tête.
Skipper a eu la même idée :
- A-t-il mentionné le nom de cette autre personne ?
- Non. C'était peut-être Ms. Kennedy. C'était peut-être quelqu'un d'autre. Et, pour parler franchement, c'était peut-être une pure invention de sa part. Mr. Holmes était parfois bien difficile à percer.
Skipper hoche la tête d'un air compréhensif :
- Docteur, pour vous qui le suiviez régulièrement, Mr. Holmes semblait-il désespéré pendant les dernières semaines de sa vie ?
- Objection ! …tat d'esprit.
- Elle était son médecin, Votre Honneur, et ce que je lui demande est un avis strictement médical.
Le juge Chen fronce les sourcils :
- J'autorise le témoin à répondre.
- Non, répond le témoin. Il n'avait pas l'air désespéré. Il était plutôt détendu, même, les dernières fois o˘ je l'ai vu. Je crois qu'il était soulagé d'avoir clarifié la situation avec Mrs. Holmes.
quel baratin !
Skipper se rapproche du Dr Kathy Chandler :
- Avait-il l'air perturbé sur le plan affectif ?
- Certes pas !
- Déprimé ?
- Non.
- Malheureux ?
- Non.
«a suffit !
- Objection, Votre Honneur ! Nous n'allons pas passer l'après-midi à parcourir la gamme des émotions que Mr. Holmes n'a pas laissé paraître !
- Objection retenue. Avançons, Mr. G‚tes.
Il ne cède pas :
- Une dernière question, docteur. Vous a-t-il donné, à un moment ou à un autre, l'impression d'être un homme tenté par le suicide ?
- Absolument pas, ronronne-t-elle, avec un sourire modeste à l'adresse des jurés.
-Pas d'autres questions.
- Dr Chandler, dis-je, permettez-moi de revenir un instant sur vos références professionnelles. Vous êtes diplômée du Southwestern Texas City Collège - c'est bien cela ?
- Oui.
- S'agit-il d'un établissement accrédité ?
- Tout dépend de ce qu'on entend par le terme " accrédité ".
- Je l'emploie dans son sens le plus courant - accrédité
comme le sont, par exemple, les Université de Stanford, de Californie, de Berkeley ou du Colorado. Le Southwestern Texas City Collège est-il accrédité ?
- Pas exactement.
- Et votre doctorat de conseillère familiale vous a été
décerné par la même institution, n'est-ce pas ?
- C'est exact.
- Y avez-vous suivi des cours ?
Elle hésite une seconde avant de répondre :
- Oui.
- Mais il s'agissait essentiellement, si je ne me trompe, de cours par correspondance ?
- Oui.
Et il est probable qu'elle aurait pu obtenir tous les diplômes qu'elle voulait à condition d'y mettre le prix.
- Et vous êtes également diplômée de la Gré‚t Pacific School of Broadcasting ?
- Oui.
- Tout cela n'est pas tout à fait du niveau de Harvard ou Yale, n'est-ce pas ?
- Objection ! La question est insidieuse !
- Objection retenue.
Je change de direction :
- Dr Chandler, depuis combien de temps exercez-vous votre activité de psychothérapeute ?
- Depuis dix-sept ans.
- Je vois. Et depuis combien de temps animez-vous une émission radiophonique ?
- Depuis quatorze ans.
- Et cette émission est l'une des toutes premières pour son taux d'écoute sur son créneau horaire, n'est-ce pas ?
Elle sourit fièrement :
- Oui. Ce qui représente beaucoup d'auditeurs fidèles, et...
Je l'interromps :
- Je n'en doute pas. Je suis certain, aussi, que cette émission vous prend beaucoup de temps ?
- En effet. C'est un travail auquel il faut donner énormément de soi-même.
- Et vous êtes à l'antenne tous les jours... Pendant combien de temps ?
- Trois heures. De dix-neuf heures à vingt-deux heures.
- Vous devez avoir des journées bien remplies ?
Skipper se lève :
- Votre Honneur, je ne comprends pas à quoi riment ces questions.
- Allons, Mr. Daley, dit le juge Chen. Venez-en aux questions qui nous intéressent.
- J'y viens, Votre honneur, j'y viens. (Je me tourne vers notre bonne psychothérapeute :) Avez-vous encore une clientèle particulière ?
1. Broadcasting : radiodiffusion (N.d.T.).
- Oui. Je me verrais mal prodiguer des conseils à l'antenne si je n'avais pas une pratique quotidienne et, disons, normale, à
mon cabinet.
- Je vois. Et combien de patients recevez-vous par jour, en moyenne ?
- Deux ou trois.
- C'est tout ?
- Oui.
- C'est ce que vous appelez " normal " ? Cela représente dix ou quinze patients par semaine. Ce qui revient à travailler un jour sur deux si vous consacrez à chacun une heure de votre temps.
- Comme je vous le disais, Mr. Daley, mon émission me prend beaucoup de temps.
- Et vous écrivez, en plus, des livres dans la collection " Aidez-vous vous-même " ?
- Oui.
- Cette activité-là vous demande-t-elle beaucoup de temps ?
Elle sourit :
- Mon éditeur m'apporte une aide précieuse.
- Vous voulez dire qu'on vous aide à aider les gens à s'aider eux-mêmes ?
- Oui.
Elle ne daigne pas sourire à l'ironie de la question. Je continue donc :
- Peut-on dire que vous consacrez beaucoup moins de temps à recevoir des patients que la plupart de vos collègues ?
Elle se redresse sur son siège :
- Tout le monde ne fait pas de la radio.
Je regarde Rosie. Elle secoue imperceptiblement la tête. Je m'amuse bien à asticoter le Dr Kathy Chandler mais les jurés, malheureusement, n'ont pas l'air de s'y intéresser.
- Docteur, avez-vous déjà eu une liaison avec l'un de vos patients ?
Le masque d'amabilité tombe. Elle soutient mon regard :
- Non. Ce serait contraire à l'éthique de ma profession.
- Pourtant, docteur, n'avez-vous pas fait l'objet, voici quelques années, d'une mesure temporaire d'interdiction d'exercer pour avoir eu des rapports sexuels avec un patient ?
Cette fois, elle sort les griffes.
- Il est vrai, dit-elle, lentement, que l'autorisation d'exercer m'a été retirée. Il n'est pas vrai que j'ai eu des rapports sexuels avec l'un de mes patients. Un malheureux a proféré à mon encontre des accusations insensées. Elles n'ont pas été prouvées.
- Vous avez finalement conclu un arrangement à l'amiable avec ce patient, n'est-ce pas, Dr Chandler ?
- Ceci relève du secret médical.
Je me tourne vers le juge Chen :
- Votre Honneur, je vous prie de demander au témoin de répondre à cette question.
Elle hoche la tête :
- Répondez à la question, Dr Chandler.
D'une main légère, le témoin arrange ses mèches blondes :
- Cette affaire, en effet, s'est réglée à l'amiable. (Elle me fusille du regard.) Pas d'autres questions, Mr. Daley ?
- Votre Honneur, voudriez-vous, s'il vous plaît, rappeler au témoin que c'est aux avocats de poser les questions ?
Le Juge Chen regarde le Dr Kathy Chandler :
- Mr. Daley a raison, Dr Chandler. (Elle se tourne vers moi.) Donc, Mr. Daley, avez-vous d'autres questions pour le Dr Chandler ?
- Oui. (¿ mon tour de la regarder dans les yeux.) Est-il vrai que votre ex-époux était l'un de vos patients ?
Le petit nez se fronce, la voix devient sifflante :
- Oui. C'était un ancien patient.
- Donc, vous n'avez pas dit la vérité en déclarant que vous n'aviez jamais eu de relation personnelle avec un patient ?
Elle est furieuse :
- Il n'était plus mon patient au moment o˘ a débuté cette relation.
Bien entendu. Je m'autorise un petit sourire :
- Une dernière question, docteur. (Je regarde le jury, puis je me retourne vers elle.) Aviez-vous une liaison avec Robert Holmes, Dr Chandler ?
Skipper n'est pas encore debout qu'il hurle déjà son objection :
- Votre Honneur ! Ceci est tout à fait déplacé et insultant à
l'égard du témoin !
- Votre Honneur, dis-je, nous pensons effectivement que le Dr Kathy Chandler, le témoin, avait des relations intimes avec Mr. Holmes. Si la chose est avérée, elle ne peut qu'entacher sa crédibilité. Je vous prie de lui enjoindre de répondre.
Le juge Chen se penche sur son code. Elle se mord la lèvre inférieure.
- Dr Chandler, dit-elle enfin, je dois vous demander de répondre.
- La réponse est non. Je n'ai pas eu de liaison avec Mr. Holmes.
Je décide de jouer mon va-tout :
- Dr Chandler, vous étiez avec Mr. Holmes dans une chambre de l'hôtel Fairmont un jour de décembre de l'année dernière, et nous en avons la preuve. Allez-vous le nier ?
- Objection ! Cette allégation est sans fondement !
- Votre Honneur, nous pouvons citer le détective privé
engagé par Mrs. Holmes. Mais le témoin nous éviterait cette perte de temps en acceptant simplement de répondre à ma question.
Le juge Chen se tourne vers le Dr Kathy Chandler :
- Je dois vous demander de répondre, docteur.
Ses yeux lancent des éclairs.
- Non, Mr. Daley, répond-elle d'une voix calme. Je n'étais pas avec Mr. Holmes.
- Je n'ai pas d'autres questions.
- Mais que signifie tout cela ? demande le père de JoÎl, dans le petit cabinet de consultation o˘ nous nous retrouvons pendant la pause de l'après-midi. quel est l'intérêt d'attaquer comme vous l'avez fait la veuve de Bob Holmes ? Et sa psychothérapeute ? qu'est-ce qui vous a pris d'agir ainsi ?
- Monsieur le rabbin, dis-je, l'accusation a fait venir ces deux témoins pour montrer que Bob était un homme heureux qui n'aurait jamais songé à se suicider. Il s'agit, pour eux, de réduire à néant notre thèse du suicide. Et ils s'y prennent plutôt bien. Voilà pourquoi nous devons attaquer ces témoins. Pour montrer que Beth Holmes ment pour protéger la réputation de son mari. Et montrer que ce Dr Kathy Chandler n'est bonne qu'à faire des bulles dans un micro avec sa psychologie de bazar ! Voilà ce que ça signifie ! Et si vous n'êtes pas content de la façon dont je conduis cette affaire, vous n'avez qu'à prendre un autre avocat pour JoÎl !
Mort intervient :
- Allons, allons, on se calme ! Et tout de suite ! Ne perdons pas notre temps, et ne nous laissons pas détourner de notre objectif. Ce n'était peut-être pas le meilleur contre-interrogatoire de l'histoire de la profession, mais nous devons tenir bon sur nos positions. Ils savent très bien, eux, pourquoi ils ont fait venir ces témoins. Pour étayer le dossier de l'accusation, convaincre les jurés et obtenir une condamnation. Nous sommes là pour les en empêcher. Nous n'allons pas y renoncer sous prétexte que nous risquons de vexer ou de choquer telle ou telle personne.
Rosie lève la main :
- Vous voulez bien me laisser parler une seconde ? dit-elle d'un ton posé. Nous ne pourrons pas démolir d'un coup tous les témoignages. Surtout, ne nous dispersons pas !
JoÎl se lève :
- Et moi, je peux dire quelque chose ? Vu que c'est moi qui risque ma peau dans tout ça, je voudrais bien que vous cessiez vos petites chamailleries. Si vous vous plantez, c'est moi qui irai en taule ! Je ne veux plus entendre de remarques sur la façon de conduire les contre-interrogatoires. Plus de disputes sur la stratégie. Il ne sert à rien de critiquer et de lancer des reproches maintenant, et je ne veux plus qu'il en soit question. que chacun reprenne ses esprits et retourne dans cette salle d'audience pour faire son travail !
Le rabbin Friedman fronce les sourcils sans rien dire. Je regarde ailleurs. Je déteste que le client ait raison.
" Nous avions à travailler
sur une très grosse affaire. "
" Tout le monde, bien s˚r, souhaitait la conclusion de cet accord avec Russo. C'était une bonne chose pour la ville. "
Le maire de San Francisco. Jeudi 26 mars.
Jack Frazier, étoile montante et fierté de la Continental Capital Corporation, arrive à trois heures de l'après-midi à la barre des témoins et s'assoit comme s'il était là pour un conseil d'administration. Il porte l'uniforme traditionnel des hommes d'affaires. Sa chemise est tellement amidonnée qu'elle pourrait traverser toute seule la salle d'audience.
Skipper a revêtu aujourd'hui un complet gris sombre à fines rayures, et de gros boutons de manchette brillent à ses poignets.
- Voulez-vous nous indiquer la raison de votre présence dans les bureaux de Simpson & G‚tes pendant la soirée du 30 décembre ?
Frazier fixe le vide au-delà de l'épaule de Skipper.
- Nous avions à travailler sur une très grosse affaire. Ma compagnie s'apprêtait à acquérir le conglomérat connu sous le nom de Russo International. (Il explique l'affaire pendant quelques minutes.) La signature définitive devait avoir lieu le lendemain matin.
- Et tout était prêt pour cela ?
- Pour autant que je sache, oui. Tous les papiers étaient déjà
paraphés. Tout était prêt.
Skipper s'éclaircit la voix :
- Comment se fait-il que cet accord, finalement, n'ait pas été conclu ?
- La mort tragique de Mr. Holmes et de Ms. Kennedy nous en a empêchés, répond Frazier d'un ton plein de gravité.
- Avez-vous vu Mr. Holmes au cours de cette soirée ?
- Oui.
- …tait-il de bonne humeur ?
- Oui. Il lui tardait de conclure.
- Vous n'avez pas remarqué, chez lui, le moindre signe de panique ou de découragement ?
- Objection ! …tat d'esprit.
- Objection retenue.
- Je pose la question autrement. Mr. Holmes vous a-t-il paru affolé, ce soir-là ?
- Non.
- Je n'ai pas d'autres questions pour ce témoin, Votre Honneur.
Je m'avance vers Frazier :
- Il y avait des problèmes pour conclure cette transaction, n'est-ce pas, Mr. Frazier ?
- Il y a toujours des problèmes dans les transactions de cette importance, répond-il en regardant les jurés.
- C'est vrai. Mais cette fois, il y en avait plus que de cou-tume, non ?
- Pas vraiment.
- Est-il vrai que vous n'étiez pas certain d'avoir l'accord de votre compagnie ?
- Non. J'ai obtenu cet accord.
Frazier regarde Martin Glass, son avocat, qui est assis sur les bancs du public.
- Est-il vrai que votre conseil d'administration s'est réuni d'urgence ce soir-là en se demandant s'il n'allait pas vous refuser son feu vert ?
- Il est exact que le conseil d'administration s'est réuni.
Mais il n'avait aucune intention de me refuser son feu vert.
- Est-il vrai que votre conseil d'administration aurait renoncé à cette acquisition si vous n'aviez pas obtenu au dernier moment un rabais de quarante millions de dollars sur le prix qui vous était demandé ?
- Il est vrai que je suis parvenu à négocier un rabais sur le prix de vente. Je ne peux absolument pas savoir si le conseil d'administration aurait maintenu son accord dans le cas contraire. Je n'assistais pas à cette réunion.
Je ne sais pas pourquoi il résiste. Je veux simplement montrer que Bob avait des raisons d'être stressé. Frazier, lui, semble surtout soucieux de se justifier aux yeux de ses supérieurs.
- Est-il vrai que le vendeur, Mr. Russo, hésitait à conclure ?
Et est-il vrai qu'alors que tous les documents de l'accord étaient déjà prêts et signés, il a dit à tout le monde qu'il ne se déciderait pas avant le lendemain matin ?
Skipper se dresse :
- Objection, Votre Honneur ! Il a déjà été répondu à cette question.
Ils veulent éviter qu'on ne prononce trop souvent le nom de Russo.
- Votre Honneur, dis-je, Mr. Russo était l'acteur principal de cette transaction. Mr. Frazier vient de déclarer que tout avait été fait selon les prévisions. Et pourtant, il paraît établi que Mr. Russo ne souhaitait pas conclure.
Le juge réfléchit un instant avant de répondre :
- Objection rejetée.
Je regarde Bill McNulty. Il fronce les sourcils. Il a saisi l'importance de cette décision : une réponse affirmative de Frazier m'ouvrirait la possibilité de rendre Russo responsable de tout.
Je me retourne vers Frazier :
- Est-il exact que Mr. Russo hésitait à conclure cette transaction ?
Frazier regarde à nouveau Martin Glass.
- Je suis persuadé qu'il voulait conclure.
Je viens me placer face à lui :
- ¿ quelle heure Mr. Russo est-il reparti, ce soir-là ?
- Je n'en sais rien.
- Et savez-vous à quelle heure il est revenu le lendemain matin pour donner sa signature définitive ?
- Il n'est pas revenu. (Un silence.) Il semble avoir disparu depuis.
- Vous a-t-il appelé au téléphone ?
- Non.
- A-t-il laissé un message ?
- Non.
- A-t-il essayé de vous joindre d'une façon ou d'une autre ?
- Objection ! lance Skipper. Tout le monde a compris !
- Objection retenue. Continuez, Mr. Daley.
- ¿ quelle heure avez-vous quitté les bureaux ce soir-là, Mr. Frazier ?
- Vers une heure et demie du matin.
- Mr. Russo s'y trouvait encore quand vous êtes parti ?
- Je crois bien que oui.
- quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
- Vers une heure. Il était avec Mr. Holmes.
- que faisaient-ils ?
- Ils discutaient.
- De quoi ?
- Objection, Votre Honneur. OuÔ-dire.
- Votre Honneur, je ne cherche pas à établir précisément ce qui se disait, ou si ce qui se disait était vrai. Je demande seulement à Mr. Frazier sur quoi portait la discussion.
- Objection rejetée.
- Ils parlaient de l'affaire en cours.
- Se peut-il que Mr. Russo ait dit alors à Mr. Holmes qu'il n'avait pas l'intention de signer ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
Frazier lève les deux mains devant lui :
- C'est possible. Mais je n'en sais rien.
- Et c'est à ce moment-là que vous avez vu Mr. Russo pour la dernière fois ?
- Oui.
Je respire un grand coup :
- Et se pourrait-il, Mr. Frazier, que Mr. Holmes, dans son affolement, se soit donné la mort après que Mr. Russo lui ait annoncé qu'il ne voulait plus conclure cette transaction ?
Le juge Chen regarde Skipper, qui devrait logiquement objecter. La question que je viens de poser est hautement spéculative.
- Ce n'était jamais qu'un contrat de vente, répond Frazier.
Même s'il portait sur des sommes considérables, il ne méritait pas qu'on se suicide.
Bien vu.
- Se pourrait-il que Mr. Russo ait abattu Mr. Holmes et Ms. Kennedy puis se soit enfui, ce qui expliquerait sa disparition ?
- Objection ! glapit Skipper. Nous sommes en pleine spéculation !
Le voilà réveillé, pour le coup.
- Objection retenue.
Je me retourne vers Frazier :
- Est-il vrai que vous ne souhaitiez pas réellement aboutir dans cette affaire ?
Il semble interloqué :
- Bien s˚r que non !
- Ne vous êtes-vous pas rendu compte que vous ne pouviez pas réaliser sur cette transaction le bénéfice que vous en aviez escompté ?
- Non !
Cette fois, il est indigné.
- Est-il vrai, Mr. Frazier, que si vous aviez fait capoter cet accord, vous auriez d˚ payer une indemnité de dédit de cinquante millions de dollars ?
- Objection. La question est hors sujet !
- Objection rejetée.
- Votre Honneur, implore Frazier, les termes de l'accord sont confidentiels.
Elle le regarde comme s'il était transparent.
- Mr. Frazier, dit-elle, vous vouliez nous impressionner, voici un instant, avec l'énormité des sommes enjeu dans cette affaire.
Vous ne pouvez pas soutenir une chose et son contraire. Répondez à la question.
Il serre les m‚choires.
- L'indemnité de dédit était de cinquante millions de dollars, dit-il.
Je jette un coup d'úil en direction du jury.
- Récapitulons, afin que ceci soit clair pour tout le monde, Mr. Frazier. Si vous faisiez capoter cette vente, votre compagnie devait payer cinquante millions de dollars, c'est bien cela ?
Ses épaules s'affaissent.
- Oui.
- Mais si c'était Mr. Russo qui la faisait capoter, vous ne lui deviez rien du tout. Exact ?
- Exact.
- Et cela vous évitait d'acheter une compagnie dont vous ne vouliez pas.
- Nous voulions cette compagnie, Mr. Daley.
- Bien. Restons dans les hypothèses. Vous pouviez épargner un versement de cinquante millions de dollars à votre compagnie et lui éviter d'acheter une compagnie dont elle ne voulait pas si vous trouviez un moyen d'amener Vince Russo à refuser de vendre. C'est bien cela, Mr. Frazier ?
Skipper s'est levé :
- Objection ! Je ne vois pas o˘ est la question là-dedans !
Il a raison. Il n'y en a pas.
- Objection retenue.
- J'en ai terminé avec ce témoin, Votre Honneur.
Le témoin suivant est Ed Ehrlich, du cabinet du maire de San Francisco.
- Mr. Ehrlich, demande Skipper, vous représentiez dans cette affaire la ville de San Francisco, n'est-ce pas ?
Ehrlich jette des regards inquiets à travers ses verres de lunettes.
- Oui.
Un autre membre du cabinet du maire est présent pour s'assurer qu'il ne dit pas de bêtises.
- Et la ville était d'accord pour apporter un financement, n'est-ce pas ?
- Oui.
Bonne réponse. Sois bref. Tiens-t'en aux faits.
- quand avez-vous quitté les bureaux de Simpson & G‚tes, ce soir-là ?
- Vers dix heures.
- Pensiez-vous, alors, que la vente allait se faire ?
- Oui. Tous les documents étaient rédigés.
- Et, à votre connaissance, tout était prêt dans les délais prévus ?
- Oui.
Skipper lui fait dire que Bob était de bonne humeur et avait h‚te de parachever la vente. Puis il se rassoit.
- Mr. Ehrlich, dis-je, le maire a eu quelques sérieuses difficultés avec cette affaire, si je ne me trompe ?
- Certaines inquiétudes se sont exprimées quant à notre capacité de financement.
- Des inquiétudes sérieuses ?
- Non, pas sérieuses, dit-il lentement.
- Vous étiez tout de même décidés à aller jusqu'au bout ?
- Oui.
- Et Mr. Holmes et Mr. Russo également ?
- Oui.
- Et vous saviez que Mr.Russo avait émis de sévères réserves quant à son accord définitif?
- Je savais qu'il y avait quelques problèmes.
- Est-il vrai, Mr. Ehrlich, que le maire vous avait demandé
de tout faire pour que ce projet capote ?
Il regarde le conseiller sur les bancs du public.
- Non.
- Est-il vrai que le maire estimait que la ville ne disposait pas de fonds suffisants pour réaliser cette opération dans les conditions initialement prévues par le contrat de vente ?
- Il y avait effectivement un problème de trésorerie. Mais nous tenions à ce que l'affaire se fasse parce qu'il y avait à la clé
le maintien ou la perte d'un très grand nombre d'emplois.
La, je vais peut-être le coincer.
- Mr. Ehrlich, o˘ la ville pensait-elle trouver l'argent nécessaire ?
- Par des emprunts auprès des banques de San Francisco.
- ¿ quel taux d'intérêt ?
- quatre pour cent.
- Et quel taux entendiez-vous appliquer à l'acheteur ?
- Un pour cent.
- La marge était donc de trois pour cent.
- Exactement.
- Et quel était le montant de l'emprunt ?
- Cent millions de dollars.
- Je vois. Ces trois pour cent revenaient donc à trois millions de dollars par an, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Et combien d'emplois comptiez-vous ainsi sauver pour la ville?
- Environ trois mille.
- Soit, si je compte bien, un millier de dollars par emploi.
Il hoche la tête :
- On peut le dire ainsi.
- Et vous êtes certain que le maire était d'accord ?
Skipper se lève :
- Déjà répondu, Votre Honneur !
- Objection retenue.
- Et vous maintenez que, compte tenu de tout cela, Bob Holmes était de bonne humeur ?
Ehrlich retire ses lunettes, se frotte les yeux.
- Il ne m'a pas paru inquiet.
Ajoutez le représentant de la municipalité à la liste des témoins qui passent pour des idiots.
- Pas d'autres questions.
Le défilé se poursuit. Dan Morris s'avance, souriant et s˚r de lui.
- J'étais présent ce soir-là, dit-il, en réponse à la première question de Skipper. Le maire m'avait demandé de rester jusqu'à la conclusion de la vente. Il tenait à ce qu'elle se fasse.
L'enjeu était de taille.
- A quelle heure êtes-vous reparti, Mr. Morris ?
- ¿ une heure trente-cinq.
Skipper lui fait dire que Bob Holmes et Vince Russo étaient tout près de conclure. Et que tout le monde était très content.
- Avez-vous eu à un moment ou à un autre l'impression que Mr. Holmes ou Mr. Russo ne souhaitaient pas aller jusqu'au bout?
- Non.
- Pas d'autres questions.
¿ mon tour :
- Mr. Morris, est-il vrai que la ville n'avait pas, dans cette affaire, les moyens de ses ambitions ?
Il hausse les épaules :
- Je ne comprends pas la question.
- Est-il vrai que la ville n'avait pas assez d'argent pour financer l'achat de Russo International, et que le maire vous avait donné pour mission, à Mr. Ehrlich et à vous, de torpiller l'accord?
- C'est ridicule. C'était un bon accord pour les deux parties.
- Si c'était un si bon accord pour Vince Russo, pourquoi a-t-il disparu ?
- Objection ! La question est insidieuse !
- Objection retenue.
- Mr. Russo vous a-t-il paru agité ce soir-là, Mr. Morris ?
- Objection ! La question insinue que Mr. Holmes s'est suicidé.
- Objection retenue.
- Je reformule. (Je le regarde droit dans les yeux.) Allons, Mr. Morris. Soyons sérieux. Deux personnes sont mortes et une troisième a disparu. Pourquoi ? Pourquoi y avait-il tant de gens mécontents de cette affaire ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection retenue.
- Vous avez bien une idée là-dessus, Mr. Morris ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection retenue.
Je ne peux rien faire d'autre. J'ai planté quelques graines de doute dans l'esprit des jurés.
- Pas d'autres questions.
"Je suis inspecteur de la police criminelle depuis trente-sept ans. "
" Les préliminaires sont achevés. G‚tes va maintenant appeler à la barre un témoin de poids, l'inspecteur Roosevelt Johnson. "
Morgan Henderson, chroniqueur judiciaire.
NewsCenter 4. Vendredi 27 mars.
Le lendemain matin est un vendredi, et Skipper est en très grande forme. Roosevelt lui répond directement :
- Johnson, Roosevelt. Je suis inspecteur de la police criminelle depuis trente-sept ans.
JoÎl se crispe. Naomi fronce les sourcils. Rosie regarde Roosevelt. Mort observe les jurés.
- Inspecteur Johnson, commence Skipper, pouvez-vous nous dire à quelle heure vous êtes arrivé dans les bureaux de Simpson & G‚tes le 31 décembre au matin ?
- ¿ huit heures trente-sept.
Le ton est ferme. La salle se tait.
- Pouvez-vous nous décrire la scène à votre arrivée ?
La méthode de Skipper est classique. On pose à un témoin du calibre de Roosevelt des questions ouvertes qui lui permettent de réciter son texte comme il l'a appris. ¿ moi de trouver les moyens d'interrompre ce flot bien ordonné.
Roosevelt s'éclaircit la voix, se tourne légèrement vers les jurés. Il ne va pas simplement raconter son histoire. Il va leur raconter son histoire :
- Le cabinet était en état de choc. La nouvelle des assassinats s'était répandue.
Je me lève. Et je m'efforce de prendre un ton respectueux :
- Votre Honneur, rien n'autorise Mr. Johnson à parler d'as-sassinats.
Elle se tourne vers Roosevelt :
- S'il vous plaît, tenez-vous-en aux faits. Nous déterminerons si les décès de Mr. Holmes et de Ms. Kennedy étaient des assassinats.
- Oui, Votre Honneur.
Elle demande aux jurés de ne pas tenir compte du mot " assassinats ". Puis elle me regarde d'un air peiné comme pour dire : " Voilà. Vous êtes content ? "
- Inspecteur, continue Skipper, vous en étiez à ce que vous avez trouvé en arrivant sur les lieux.
Roosevelt reprend le fil de son récit : interrogatoire des policiers qui l'avaient précédé, discussions avec les auxiliaires médicaux et les techniciens du service de médecine légale. Il rappelle que Bob et Diana ont été déclarés morts à huit heures vingt-deux. Il parle de la réunion dans le hall d'entrée. Et conclut, au bout d'une demi-heure :
- Nous savions que l'affaire était grave. Nous tenions à ce que tout se fasse dans les règles.
- Inspecteur Johnson, demande Skipper, comment s'est déroulée la suite de votre enquête ?
- Nous avons interrogé les témoins et rassemblé les pièces à
conviction.
La police, dit-il, a recueilli des déclarations de toutes les personnes présentes au cours de la soirée et de la nuit. Elle a interrogé aussi les hommes du service de sécurité de l'immeuble et placé sous scellés les enregistrements des caméras de surveillance.
- Avez-vous interrogé l'accusé ?
Il retire ses lunettes.
- Oui. Il nous a confirmé sa présence dans les locaux.
- …tait-il suspect à la date du 31 décembre ?
- Non. Nous avons pensé, d'abord, à un meurtre suivi d'un suicide. C'est par la suite que nous nous sommes intéressés de plus près à l'accusé.
Il n'appellera jamais JoÎl par son nom.
- Inspecteur, quand avez-vous conçu vos premiers soupçons à l'égard de l'accusé ?
- En prenant connaissance du rapport du médecin légiste, et après avoir examiné les pièces à conviction.
Skipper réagit aussitôt. Il fait un signe à McNulty :
- Voilà qui nous amène aux charges matérielles.
Rosie se penche à mon oreille :
- On va passer un mauvais quart d'heure.
Elle n'a pas tort.
Skipper prend le revolver et le tend à Roosevelt :
- Reconnaissez-vous cette arme ?
- Oui. Elle a servi à tirer les balles qui ont tué Robert Holmes et Diana Kennedy.
Les deux heures qui suivent passent très lentement. Skipper fait décrire par Roosevelt, en détail, toutes les pièces à conviction. Dix minutes sur l'étude balistique. quinze minutes sur les empreintes digitales. quinze minutes sur le message enregistré
par le répondeur téléphonique de Diana. Dix minutes sur le message adressé à Bob par le courrier vocal. Dix minutes sur les empreintes relevées sur le clavier d'ordinateur. J'objecte fréquemment, férocement, et la plupart du temps futilement. Nous avons un problème fondamental avec ces pièces à conviction.
Toutes désignent JoÎl.
Il est maintenant onze heures et ils continuent à marquer des points. Skipper a le vent en poupe, aujourd'hui. Roosevelt et le jury semblent de vieux amis. Rita Roberts est sur les bancs du public. Le rabbin Friedman regarde droit devant lui. Naomi est impassible. ¿ midi moins le quart, Skipper demande à Roosevelt de conclure.
- Notre conclusion est que l'accusé est l'auteur des coups de feu mortels. qu'il a ensuite tenté, maladroitement, de maquiller son crime en suicide suivi d'un meurtre en tapant un message d'adieu signé Robert Holmes sur l'ordinateur de celui-ci.
Le juge Chen consulte sa montre et dit :
- Il est temps de faire une pause pour déjeuner.
JoÎl ne touche pas à son sandwich.
- On est foutus, Mike, dit-il.
Nous sommes dans le cabinet de consultation attenant à la salle d'audience du juge Chen. Mort mange un sandwich au corned-beef. Rosie boit un Coca sans sucre. Je décapsule une boîte de Dr Pepper allégé. Pour la gastronomie, on attendra que le procès soit terminé.
- On en prend toujours plein la... Figure, quand l'accusation présente son dossier, dit Mort d'un ton paternel.
Et je réponds :
- Attendons le contre-interrogatoire de Roosevelt.
JoÎl n'est pas convaincu. Sans un mot, il roule le sandwich intact dans sa serviette et jette le tout dans la corbeille à papier.
L'après-midi commence tout aussi mal pour nous.
- Inspecteur Johnson, dit Skipper, nous nous sommes longuement demandé ce matin comment Robert Holmes et Diana Kennedy avaient été tués. Nous avons parlé de l'arme du crime.
Nous avons écouté les enregistrements qui accusent. Les empreintes digitales de l'accusé ont été relevées sur le clavier de l'ordinateur qui a servi à taper un prétendu message d'adieu.
«a suffit.
- Objection, Votre Honneur. Mr. G‚tes commence un peu trop tôt sa plaidoirie finale.
- Objection retenue. Mr. G‚tes, avez-vous une question à
poser à Mr. Johnson ?
- Oui, Votre Honneur. (Il reprend sur le même ton, sans s'adresser à quiconque en particulier.) Cet après-midi, nous devons nous demander pourquoi l'accusé a tué Mr. Holmes et Ms. Kennedy.
Je l'interromps à nouveau d'un ton ironique :
- Votre Honneur, dois-je entendre cela comme une question?
- Au fait, Mr. G‚tes ! dit sèchement le juge Chen.
- J'y viens, Votre Honneur. (Il se tourne vers Roosevelt.) Inspecteur Johnson, avez-vous une raison de croire que l'accusé
en voulait à Mr. Holmes et à Ms. Kennedy ?
- Oui.
- Au point de les tuer ?
Je me lève :
- Objection ! L'inspecteur Johnson n'est pas chargé de lire dans la tête des gens !
- Objection retenue. (Elle pointe son marteau sur Skipper.) S'il vous plaît, Mr. G‚tes.
Il ne renonce pas.
"
- Avez-vous une raison de croire que l'accusé en voulait à
Mr. Holmes ?
- Oui.
Skipper lui fait décrire un JoÎl furieux contre Bob.
- Mais pourquoi cette colère contre Mr. Holmes ? demande-t-il.
- Mr. Holmes était son mentor, explique Roosevelt. On l'avait chargé d'annoncer à l'accusé qu'il ne serait pas promu associé cette année. Apparemment, il ne l'avait pas fait.
- Ce qui a amené l'accusé à adresser ce message plein de colère à Mr. Holmes ?
- Objection. …tat d'esprit.
- Objection retenue.
- Je reformule. Pensez-vous que l'accusé a adressé ce message vocal à Mr. Holmes parce que celui-ci avait omis de l'informer du report de son accession au statut d'associé ?
- Objection. Spéculation.
- Objection rejetée.
- Oui, dit Roosevelt. Je crois que l'accusé a adressé ce message à Mr. Holmes parce que celui-ci avait omis de l'informer de cette décision.
JoÎl se penche vers moi et dit à voix basse :
- Tu ne peux pas faire objection là-dessus ? Tu crois que j'aurais tué quelqu'un parce que je ne pouvais pas passer associé ?
Je lui fais signe de se taire :
- Les jurés nous regardent.
Skipper en vient aux soupçons de liaison amoureuse entre JoÎl et Diana :
- Inspecteur, avez-vous connaissance de griefs que l'accusé
aurait pu nourrir à l'égard de Ms. Kennedy ?
- Oui. L'accusé nous a déclaré que Ms. Kennedy n'avait pas achevé à temps la rédaction d'une série de documents concernant un dépôt fiduciaire pour le contrat de vente du conglomérat Russo. Il en était très contrarié, nous a-t-il dit, car il avait d˚
faire lui-même ce travail.
Skipper le regarde, l'air ébahi :
- L'accusé aurait donc tué Mr. Holmes parce qu'il ne l'avait pas promu associé, et Ms Kennedy parce qu'elle avait omis de compléter une pièce du dossier ? Vous ne trouvez pas cela incroyable ?
- Objection ! Spéculation.
- Objection retenue.
- Inspecteur, avez-vous connaissance d'autres raisons susceptibles d'expliquer la colère de l'accusé à l'encontre de Mr. Holmes et de Ms. Kennedy ?
- Nous pensons que l'accusé entretenait une liaison amoureuse avec Ms. Kennedy, liaison à laquelle elle a mis fin pour renouer des liens plus anciens avec Mr. Holmes.
- Objection. Supputation.
- Objection rejetée.
JoÎl regarde droit devant lui. Je jette un coup d'úil vers les bancs du public. Le rabbin Friedman se balance d'avant en arrière. Naomi a les yeux rivés sur la nuque de JoÎl. Ruth Fink se masse le front.
Skipper est content. Après une semaine de débats sur les investigations de la police scientifique, les armes, les empreintes, les rapports d'autopsies, les claviers d'ordinateurs, les répondeurs téléphoniques et les caméras de surveillance, il a enfin quelque chose de croustillant à offrir aux jurés.
- Inspecteur, je veux m'assurer que je vous ai bien compris.
Vous dites que Ms. Kennedy avait - qu'on me pardonne l'expression - laissé tomber l'accusé pour reprendre une relation amoureuse avec Mr. Holmes ?
- Objection. Supputation.
- Objection rejetée.
- Oui.
- Et qu'il a tué Mr. Holmes dans un accès de fureur après que Ms. Kennedy l'eut laissé tomber ?
- Objection ! Spéculation. …tat d'esprit. Supputation.
N'en jetez plus, la cour est pleine.
- Objection retenue. (Le juge Chen lance un regard sévère à Skipper.) Tenez-vous-en aux faits, Mr. G‚tes.
Il ne cille pas. Il en arrive au plus sordide :
- Inspecteur, prenons les choses une à une. De quels éléments disposez-vous pour dire que Mr. Holmes et Ms. Kennedy entretenaient une liaison amoureuse ?
- Le détective engagé par Mrs. Holmes nous l'a confirmé.
Beth, dit-il, a déclaré qu'elle avait découvert l'existence de cette liaison au début du mois de décembre et avait prévenu Bob qu'elle ferait une demande de divorce s'il ne rompait pas immédiatement. Il avait alors mis fin à sa liaison avec Diana.
- Et pourtant, le 30 décembre, Mrs. Holmes faisait remettre sa demande de divorce à son mari.
- Oui. Le détective privé avait dans l'intervalle surpris Mr. Holmes à l'hôtel Fairmont en compagnie d'une femme qui n'était pas Mrs. Holmes.
- A-t-il identifié cette personne ?
- Pas de façon certaine. Il a déclaré qu'il pouvait s'agir de Diana Kennedy. Ce qui a amené Mrs. Holmes à demander le divorce.
Skipper jette un coup d'úil à la pendule.
- Vous avez également découvert, n'est-ce pas, que l'accusé
avait eu une liaison de même nature avec Ms. Kennedy ?
Je regarde Ruth Fink.
- Objection. Supputation.
- Oui. Nous avons interrogé plusieurs des associés de Simpson & G‚tes qui avaient participé au séminaire de l'agence à
Silverado à l'automne dernier.
Il confirme les déclarations de Hutch sur le batifolage dans le bassin d'eau chaude. Et celles de Patton sur la présence de Diana dans la chambre de JoÎl à trois heures du matin.
Naomi regarde à ses pieds. Le contre-interrogatoire promet d'être le plus épouvantable qu'il m'ait jamais été donné de conduire.
- Inspecteur, demande Skipper, si l'accusé et Ms. Kennedy étaient engagés dans une relation amoureuse, pourquoi l'aurait-il tuée ?
- Objection. Spéculation.
- Objection retenue.
- Inspecteur, vous êtes-vous demandé pourquoi l'accusé
aurait tué Ms. Kennedy, et avez-vous une réponse à cette question ?
- Objection. Spéculation.
Le juge Chen jette un coup d'úil à son code.
- Objection rejetée.
Roosevelt retire ses lunettes.
- Nous pensons que Ms. Kennedy était bien la personne qui a accompagné Mr. Holmes dans une chambre de l'hôtel Fairmont. Nous pensons qu'elle avait informé Mr. Holmes de sa rupture avec l'accusé. Et qu'elle avait également informé l'accusé de sa décision de rompre avec lui.
- Objection ! Ces allégations sont sans fondement.
- Objection rejetée.
- Donc, inspecteur, vous pensez que l'accusé était tellement bouleversé par sa rupture avec Ms. Kennedy qu'il a tué Ms. Kennedy et Mr. Holmes dans un accès de jalousie furieuse ?
- Oui.
JoÎl se lève à demi. Je le retiens d'une main ferme et le force à se rasseoir.
- Reste calme, dis-je à voix basse.
Skipper passe le reste de l'après-midi à lancer des balles de fond de court que Roosevelt renvoie chaque fois en marquant le point. Il relate ses interrogatoires de Rick Cinelli et d'Homer Kim. J'objecte fréquemment et, le plus souvent, inutilement.
Skipper fait durer le témoignage de Roosevelt jusqu'à quatre heures et demie.
Le juge Chen regarde l'heure et dit :
- Je crois que nous pouvons nous arrêter jusqu'à lundi.
C'est tout bon pour Skipper. Les jurés auront le week-end pour ressasser les déclarations de Roosevelt.
Le juge Chen me regarde :
- Je présume que vous serez prêt à entamer votre contre-interrogatoire à la reprise d'audience de lundi ?
- Absolument, Votre Honneur.
Elle abat son marteau.
" Le contre-interrogatoire de ma vie. "
"Après le témoignage dévastateur de l'inspecteur Johnson, Michael Daley a intérêt, aujourd'hui, à être au mieux de sa forme. "
Morgan Henderson, chroniqueur judiciaire.
NewsCenter 4. Lundi 30 mars.
Nous passons notre week-end à préparer le contre-interrogatoire de Roosevelt. Mort ne démord pas de son idée : il nous faut maintenant donner aux jurés une raison de penser que ce n'est pas JoÎl mais quelqu'un d'autre qui a fait le coup. Dans cette hypothèse, Vince Russo arrive premier sur notre liste. Au moment de nous quitter, le dimanche soir, Mort résume en quelques mots notre nouvelle ligne de défense : " quand tout le reste a échoué, on tombe sur le dos du mort. "
Le lundi matin arrive très vite. Je regarde le sermon quotidien de Morgan Henderson à la télévision. Il est six heures quarante-cinq. " Voyez-vous, dit-il, ce serait peut-être une bonne idée de confier à Mort Goldberg le contre-interrogatoire de Johnson.
Goldberg a de la bouteille. Il tiendrait mieux le coup que Daley dans une bataille frontale. "
Merci, Morgan.
L'ex-ancien animateur qui se prend maintenant pour un journaliste sérieux fronce le sourcil sous sa crinière blonde gonflée par le brushing :
- qui l'emportera, d'après vous, Morgan ?
- L'accusation a marqué pas mal de points jusqu'à présent, mais on attend le knock-out.
- Alors, votre pronostic ?
- Les choses semblent se passer assez bien pour l'accusation, répond Henderson. Je ne voudrais pas être à la place de Michael Daley, aujourd'hui.
Moi non plus.
Les journalistes s'agglutinent autour de moi à notre arrivée au palais de justice. Ils savent que j'ai une partie déterminante à jouer. Je leur rappelle que je n'ai pas le droit de leur parler de l'affaire. «a ne suffit pas à les calmer. Je débite les habituelles platitudes sur ma foi en la justice de mon pays. Je ne peux pas me permettre de les ignorer. Mais je ne veux rien dire, non plu's, qui puisse m'attirer des ennuis. Le juge regarde la télé, elle aussi.
Chacun a désormais ses habitudes. JoÎl s'assoit entre Rosie et moi. Mort, à l'extrémité de la table. Harriet Hill fait lever tout le monde. Le juge rejoint son fauteuil. On fait entrer les jurés.
On appelle Roosevelt à la barre des témoins.
Le juge lui rappelle qu'il a prêté serment. Puis elle se tourne vers moi :
- C'est à vous, Mr. Daley.
Je me dirige vers le lutrin.
- Bonjour, inspecteur. (Je me tourne vers le juge.) Puis-je m'approcher du témoin ?
Je tiens à me montrer respectueux. Elle me répond d'un hochement de tête. Je m'approche donc de Roosevelt. ¿ ce moment, la bataille est déjà engagée.
- Inspecteur, je voudrais revenir de façon un peu plus détaillée sur certains des points que vous avez évoqués vendredi.
Nous sommes les yeux dans les yeux.
- Comme vous voudrez, Mr. Daley.
Je prends le revolver sur la table, me dirige vers la loge des jurés et lève l'arme, lentement, devant eux. Puis je reviens vers Roosevelt :
"
- Inspecteur, vous avez identifié cette arme comme celle qui a tiré les balles responsables de la mort de Mr. Holmes et de Ms. Kennedy, n'est-ce pas ?
- Oui.
Je la lui tends :
- Et vous avez déclaré qu'on avait relevé sur cette arme les empreintes digitales de JoÎl Friedman ?
- Oui.
- ¿ votre arrivée sur les lieux, l'officier Chinn vous a dit que Mr. Friedman avait, selon ses dires, ramassé le revolver par terre et l'avait désarmé. C'est exact ?
Il marque une pause avant de répondre :
- C'est exact.
- Il est donc possible que Mr. Friedman ait laissé ses empreintes sur le revolver quand il l'a ramassé et l'a désarmé ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
Roosevelt regarde Skipper et secoue la tête.
- Oui, c'est possible.
C'est toujours ça de pris. Je tends la main et il me donne le revolver.
- Inspecteur, avez-vous lu le rapport d'expertise du laboratoire scientifique ?
- Oui.
Je lui rends l'arme :
- Pouvez-vous nous indiquer o˘, précisément, se trouvaient les empreintes digitales de Mr. Friedman ?
Il demande à consulter le rapport. Rosie me le passe, et je le feuillette pour lui. Rosie a marqué la page sur laquelle figure un schéma de Sandra Wilson montrant les emplacements des empreintes sur le revolver. Il repousse ses lunettes sur son front.
Je fais un signe à Rosie, qui allume le projecteur. Le schéma apparaît sur l'écran que j'ai placé face à la salle.
- Inspecteur, c'est ce schéma que vous cherchez ?
- Oui.
- Pouvez-vous nous montrer les endroits o˘ on a relevé les empreintes digitales de Mr. Friedman ?
Il lève le revolver et se livre au même exercice que, la semaine précédente, Kathleen Jacobsen. Il explique que les empreintes du pouce, du médium, de l'annulaire et du petit doigt de JoÎl se trouvaient sur la crosse, et celle de son index sur le barillet.
Il montre au jury la façon dont JoÎl a tenu l'arme.
- Inspecteur, dis-je, pouvez-vous nous montrer comment Mr. Friedman aurait pu tirer avec sa main dans cette position ?
- Il ne le pouvait pas, Mr. Daley. Son doigt n'était pas sur la détente.
- Merci, inspecteur.
- Mais, Mr. Daley...
- Vous avez répondu à ma question, inspecteur. (Je hoche la tête à l'adresse du jury.) Mais soyons clair là-dessus : le fait est que vous n'avez pas trouvé d'empreintes digitales de Mr. Friedman sur la détente - n'est-ce pas ?
- Nous y avons trouvé des empreintes brouillées, impossibles à identifier, Mr. Daley.
- Je comprends. Mais vous n'avez pu identifier à cet endroit précis aucune empreinte de Mr. Friedman ?
- C'est exact.
- On peut donc dire que vous n'avez aucune preuve montrant que MrFriedman a pressé la détente ?
- Nous n'avons aucune empreinte identifiable de Mr. Friedman sur la détente.
Je ne vais pas me lancer dans une bataille de mots. Les jurés ont horreur de ça.
- On peut dire, par contre, que les empreintes de Mr. Friedman, là o˘ on les a relevées, correspondent à la façon dont on tient une telle arme pour la décharger? C'est bien cela, Mr. Johnson ?
- Objection ! La question est sans fondement !
- Objection rejetée. Mr. Johnson est tout à fait qualifié pour dire si l'emplacement des empreintes correspondait au geste de décharger l'arme.
- Mr. Daley, dit Roosevelt, je pense que Mr. Friedman a laissé une empreinte brouillée sur la détente de ce revolver lorsqu'il a tiré. Mais il est vrai aussi que l'emplacement de ses empreintes correspond au geste de décharger cette arme.
Bonne réponse.
- Merci, inspecteur. Vous savez, par ailleurs, que chaque fois qu'on tire avec une arme à feu, cette arme émet un nuage gazeux et des particules de poudre ?
- Oui, Mr. Daley. C'est exact.
Je lui demande si on en a relevé des traces sur les mains de JoÎl ou sur ses vêtements.
Le silence règne dans la salle. Il répond, comme Kathleen Jacobsen avant lui, que la police n'a effectué aucun test sur les mains ou sur les vêtements de JoÎl :
- quand les soupçons se sont portés sur lui, il s'était déjà
douché plusieurs fois et ses vêtements avaient été lavés ou nettoyés à sec. Si bien qu'on n'y aurait pas trouvé de traces de poudre ou d'autres substances chimiques.
- Vous avez donc décidé de ne pas faire de tests parce que vous pensiez qu'ils ne donneraient rien ?
- Objection ! Déjà répondu !
- Objection retenue.
Le point est marqué. J'ajoute tout de même, pour faire bonne mesure :
- Donc, vous ne pouvez pas prouver que Mr. Friedman a touché la détente de ce revolver ?
- Objection !
- Objection rejetée.
- C'est exact, dit-il d'une voix calme.
Le match va se poursuivre pendant le reste de la matinée et dans l'après-midi. Je l'attaque sur la façon dont ont été traitées les pièces à conviction et le message téléphonique. Nous avons une discussion serrée à propos des empreintes relevées sur le clavier d'ordinateur. ¿ trois heures, je dis :
- Inspecteur, avez-vous pensé, sérieusement, à d'autres suspects?
- Oui. Mais ils ont été rapidement écartés, faute d'éléments à charge.
- Par exemple, inspecteur, avez-vous pensé à Vince Russo comme à un suspect possible ?
- Oui, mais brièvement.
- Vous saviez, pourtant, que Mr. Russo se trouvait dans les bureaux de Simpson & G‚tes ce soir-là, et qu'il était très inquiet à l'idée du contrat de vente qu'il devait signer le lendemain ?
- Oui.
- Tellement inquiet qu'il a filé avec sa voiture jusqu'au Golden G‚te Bridge, o˘ le véhicule a été retrouvé, et qu'on ne l'a plus revu depuis ?
- Nous n'ignorons rien de tout cela, Mr. Daley.
- Il s'est peut-être jeté à l'eau, ce soir-là ?
- Nous n'en savons rien, Mr. Daley.
- Mais vous n'y avez vu aucune raison de le suspecter ?
- Objection ! La question est insidieuse !
- Objection retenue.
Continuons à répandre de la fumée :
- Se pourrait-il qu'il ait pris la fuite parce qu'il avait tué
deux personnes ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection retenue.
- Admettrez-vous au moins, inspecteur, que Mr. Russo avait un sérieux mobile pour commettre ce terrible crime ?
- Non.
- Allons, inspecteur ! Mr. Russo ne voulait pas signer cette vente. En tuant Mr. Holmes et Ms. Kennedy, il pouvait faire capoter l'affaire et s'enfuir à l'étranger.
- Mr. Daley, je ne dispose d'aucun élément en faveur d'une telle hypothèse.
- Vous n'avez pas retrouvé son corps, n'est-ce pas, inspecteur?
- Non.
- Et il se pourrait aussi qu'il ait sciemment abandonné sa voiture au Golden G‚te Bridge pour faire croire à un suicide avant de s'enfuir à l'étranger ?
Skipper se lève :
- Objection, Votre Honneur ! Tout ceci n'est que spéculations !
Je ne te le fais pas dire.
- Objection retenue.
- Inspecteur, il est prouvé que Mr. Russo se trouvait ce soir-là dans le bureau de Mr. Holmes, n'est-ce pas ?
Roosevelt lève lentement les yeux vers moi :
- Oui, Mr. Daley. Nous avons relevé ses empreintes sur la table de travail de Mr. Holmes. Mais nous ne savons absolument pas à quelle heure il s'est trouvé dans ce bureau, et nous ne disposons d'aucun indice qui nous autorise à faire de lui un suspect. Ses empreintes n'étaient pas sur l'arme. On n'en a pas relevé près des corps de Mr. Holmes et de Ms. Kennedy. Nous l'avons donc écarté en tant que suspect.
- Vous avez pu établir précisément, gr‚ce aux enregistrements des caméras de surveillance, qui étaient les personnes présentes dans les locaux ce soir-là ?
- Oui.
- Et vous avez pu éliminer un certain nombre de suspects potentiels parce que ces enregistrements montraient qu'ils avaient quitté l'immeuble ?
- C'est exact.
C'est le moment de l‚cher encore un peu de fumée :
- Savez-vous, inspecteur, qu'il est possible de pénétrer dans l'immeuble sans passer devant le poste de garde qui se trouve dans le hall d'entrée ? qu'il suffit pour cela d'emprunter l'escalier ou le monte-charge ?
- L'accès à l'escalier ou au monte-charge se fait par des portes qui sont fermées à clé.
- Je comprends. Mais il n'en est pas moins théoriquement possible d'entrer dans l'immeuble ou d'en ressortir par l'escalier ou par le monte-charge et sans passer devant le poste de garde, n'est-ce pas ?
- Objection ! Sans fondement !
- Objection rejetée.
- En théorie, oui, répond Roosevelt. ¿ condition d'avoir une clé.
- Bien s˚r. Mais si quelqu'un possédait une clé, ou si l'une de ces portes était restée ouverte, il était possible à cette personne de monter jusqu'aux bureaux de Simpson & G‚tes et d'en repartir sans passer devant les gardiens. Exact ?
- Exact.
- Et le fait est qu'il n'y a pas de caméras de surveillance dans l'escalier ni à l'entrée du monte-charge. Exact ?
- Exact.
- quelqu'un a donc pu entrer dans l'immeuble, monter jusqu'aux bureaux par les escaliers ou par le monte-charge, tuer Mr. Holmes et Ms. Kennedy et repartir par le même chemin sans être remarqué ?
- Objection ! Spéculation !
- Objection rejetée.
- Oui, Mr. Daley, répond Roosevelt. C'est théoriquement possible.
Je jette un coup d'úil à Rosie, qui hoche la tête. Il nous reste un point à aborder :
- Inspecteur, nous avons beaucoup entendu parler de la vie privée de JoÎl Friedman et de Diana Kennedy.
- C'est vrai.
- Vous pensez, avez-vous déclaré, qu'ils avaient une liaison, et que Ms. Kennedy a rompu.
- Oui.
- Et vous vous appuyez, pour affirmer cela, sur les témoignages de MM. Patton et Hutchinson.
- Oui.
- Vous savez, toutefois, que Mr. Patton n'a pas vu JoÎl et Diana dans un même lit.
- C'est exact.
- Savez-vous, par ailleurs, que Mr. Patton a vu JoÎl et Diana dans la même chambre tout de suite après s'être lui-même jeté
sur Diana ?
- Objection !
- Objection rejetée.
Roosevelt me regarde bien en face :
- Nous avons longuement interrogé Mr. Patton. Nous n'avons aucune raison de mettre en doute ses déclarations.
- Vous savez également que Mr. Hutchinson prétend les avoir vus ensemble dans un bassin d'eau chaude. Mais il a reconnu qu'il était ivre à ce moment-là. N'avez-vous pas quelques doutes sur la solidité de ce témoignage ?
- Nous n'avons aucune raison de douter de la sincérité de Mr. Hutchinson.
Formidable.
- Inspecteur, dis-je, Mr. Hutchinson nous a déclaré qu'il pensait les avoir vus dans un bassin d'eau chaude alors qu'il se trouvait lui-même à environ quatre-vingts mètres de distance. Il a pu se tromper. Il faisait nuit noire. Il avait beaucoup bu. Hormis ces témoignages hautement discutables de MM. Patton et Hutchinson, vous ne disposez d'aucun élément permettant d'af-firmer l'existence d'une liaison entre JoÎl Friedman et Diana Kennedy - n'est-ce pas ?
Skipper bondit :
- Objection, Votre Honneur ! Spéculation ! Insinuation !
Déjà répondu !
Rien que ça !
- Objection retenue.
- Pas d'autres questions.
Je retourne m'asseoir. La salle est silencieuse. Le juge Chen se tourne vers Skipper :
- Mr. G‚tes, je crois que nous pouvons nous séparer jusqu'à
demain.
Elle abat son marteau.
JoÎl, Rosie, Mort et moi nous retrouvons dans le petit cabinet de consultation habituel.
- Mike, dit Mort, vous avez fait du bon boulot avec ce contre-interrogatoire.
- Merci. Venant d'un pro comme vous, c'est pour moi plus qu'un compliment.
Oh, le petit mensonge.
Rosie a toujours une longueur d'avance :
- Demain, on demande la relaxe.
JoÎl sursaute :
- Vous croyez vraiment qu'on a une chance de l'obtenir ?
Mort fait un grand geste avec son cigare :
- Peut-être. Mike a forcé Johnson à reconnaître qu'ils ne pouvaient pas prouver que vous aviez tiré avec cette arme. Et pour ce qui est du mobile, il a marqué des points importants.
C'est le point faible de l'accusation depuis le début. Ils ne pourront jamais prouver que vous aviez une liaison avec Diana.
- …videmment, puisqu'il n'y en a jamais eu, dit JoÎl.
- J'ai vu obtenir des relaxes pour bien moins que ça, ajoute Mort.
JoÎl a un petit sourire :
- Je préfère ne pas trop y compter.
- Attendons demain, dis-je.
Roosevelt m'attend à côté de ma voiture :
- Tu as fait du bon boulot, aujourd'hui.
Je balance ma mallette dans le coffre arrière.
- Merci, Roosevelt. Et pardon de vous avoir un peu bousculé. Ce n'était pas dirigé contre vous personnellement, bien s˚r.
Il regarde les voitures qui foncent sur la voie rapide.
- Il paraît qu'ils ont trouvé quelque chose. Je ne sais pas ce que c'est. Mais tu vas être prévenu ce soir, et ils le sortiront à
l'audience de demain.
Je reste silencieux quelques secondes avant de demander :
- Vous le croyez innocent, n'est-ce pas, Roosevelt ?
- Il a beaucoup de choses contre lui. Mais il y a aussi de nombreuses lacunes dans le dossier de l'accusation. (Il fait un geste en direction du palais de justice et hausse les épaules.) De toute façon, ce n'est pas à moi de décider.
Une voiture de police vient vers nous sur Bryant Avenue. Un flic en uniforme est au volant. Roosevelt le suit du regard.
- Il faut que j'y aille, dit-il. Je serais dans un sacré pétrin si on me voyait parler avec toi.
- Merci, Roosevelt !
Mais il a tourné les talons et s'éloigne déjà.
Les choses de la vie
" Le procureur Prentice G‚tes déclare qu'il ne lui reste plus, aujourd'hui, qu'un témoin à appeler à la barre. Les observateurs s'attendent à une demande de relaxe de la part des défenseurs de Friedman. "
KCBS News radio.
Lundi 30 mars. 6 heures du matin.
quand je rentre au bureau en cette fin d'après-midi, Rolanda, la secrétaire de Rosie, me tend une grande enveloppe brune.
En principe, elle ne travaille que pour Rosie. Mais depuis le début du procès, elle m'aide.
- Merci d'être encore là à cette heure, Rolanda.
- Vous vous êtes rudement bien tiré de ce contre-interrogatoire, aujourd'hui. Même la salle bonne femme de CNN l'a dit.
Piètre consolation.
- Merci.
Je déchire l'enveloppe et en sors une liasse de feuilles dactylo-graphiées.
- Pas de nouvelles de Skipper ?
- Non, mais McNulty a appelé. Il a dit que c'était important.
Et il a laissé un numéro o˘ le joindre.
Je feuillette le document.
- qu'est-ce que c'est, Mike ?
Je lui tends la page cinq :
- Lisez ça.
Elle lit, à haute voix, en ouvrant de grands yeux :
- L'examen des groupes sanguins et le test d'ADN prouvent que JoÎl Friedman était le père de l'enfant à naître de Diana Kennedy. (Elle reste quelques secondes silencieuse, les yeux rivés au texte.) Merde !
- Oui.
Je crois que Rolanda veut faire son droit quand elle aura bouclé ses trois années d'études pré-universitaires au City Collège.
- J'appelle McNulty. Pouvez-vous joindre Mort et Pète et leur demander de venir ? Rosie va arriver.
- Je peux rester aussi longtemps que vous aurez besoin de moi. «a va, Mike ?
Si on peut dire. Nous avons b‚ti notre défense sur l'affirmation que mon client ne couchait pas avec la victime et n'avait donc aucune raison de la tuer. J'ai probablement jeté assez de doute dans l'esprit des jurés pour obtenir un acquittement. Et je me rends compte maintenant qu'il a sans doute menti depuis le début.
- «a va, dis-je. Mais la soirée risque d'être longue.
- Bill McNulty.
Même sur un portable de quatre sous, sa voix sonne clair.
- Mike Daley.
La mienne rend un son plutôt rauque. J'ai coincé l'appareil contre mon épaule.
- Vous avez reçu les résultats du labo ?
- Oui.
- Nous les verserons au dossier demain.
- Je vais demander au juge de me laisser un peu de temps pour les étudier et les soumettre à un expert.
- Elle n'acceptera pas. Vous avez insisté pour que le procès ait lieu sans délai.
- Si elle refuse, nous ferons appel.
- Nous sommes prêts à prendre ce risque.
J'en ferais autant, à votre place.
- «a ne change rien, Bill. L'homicide n'est toujours pas prouvé et vous ne pouvez pas démontrer qu'il a tiré.
- Nous verrons bien.
Salaud.
Pète arrive le premier. Il entre d'un pas décidé, vêtu d'un jean et d'un blouson de cuir. Il jette un coup d'úil au rapport, et dit :
- J'ai l'impression qu'on a un problème.
- Je ne te le fais pas dire. Tu connais des experts en ADN ?
- Pas vraiment.
- Je vais demander ça à Mort. (Je me frotte les yeux.) On les tenait. On pouvait demander la relaxe !
- J'ai entendu, à la radio, que ton contre-interrogatoire de Johnson avait été excellent.
Il l'a été.
- Rien de nouveau du côté de Vince Russo ?
- Rien. Toutes les pistes qu'on a explorées nous ont menés à des impasses. On est censés le rechercher aux postes frontiè-res. «a ne laisse pas beaucoup d'espoir.
Rosie est déjà là quand Mort arrive. Il est au courant.
- Alors, dit-il, notre client était le père ?
- C'est bien ce qu'il semble, Mort.
Je lui montre le passage du rapport sur le test d'ADN. Il y jette un rapide coup d'úil et dit :
- Vous vous rendez compte, je pense, que nous sommes complètement et définitivement foutus ?
- Merci, Mort, voilà qui va nous aider, rétorque sèchement Rosie. C'est tout ce que vous avez à dire ?
Elle aurait aussi bien pu ajouter : " Crétin. "
- Du calme, Rosie, dit Mort. Je ne suis pas prêt à jeter l'éponge. Il nous reste quelques cartes à abattre.
- Il a raison, dis-je. Dans le doute, il faut revenir aux preuves. Premièrement, si on a un expert assez bon pour contrer Rod Beckert, on pourra plaider le suicide. Et il n'en faut pas plus pour gagner.
Mort sourit :
- Bien. Vous raisonnez à nouveau en avocat.
- Mais notre expert a intérêt à être vraiment bon, dis-je.
- C'est le meilleur. Il est prof à la fac. Et il est aussi mon beau-frère. S'il se plante, je le lui ferai payer pendant les vingt prochaines années ! (Il redevient sérieux.) Attendez de le voir face au tribunal. Il a déjà enfoncé Beckert en d'autres occasions.
Il est capable de recommencer.
Rosie ne dit rien. Elle réfléchit. Je continue :
- Deuxièmement, même si le jury décide qu'il n'y a pas eu suicide, personne ne pourra prouver que JoÎl a tiré. C'est là
qu'est le doute, et qu'on ne pourra pas l'éliminer.
- Voilà un autre argument juridique imparable, approuve Mort.
Rosie ne réagit toujours pas. Je continue :
- Troisièmement, ils ont un vrai problème avec le clavier d'ordinateur. On y a trouvé partout des empreintes de JoÎl.
Mais pas celles de Bob. C'est incompréhensible. Pourquoi, s'il avait voulu simuler un suicide, JoÎl aurait-il mis ses empreintes sur toutes les touches du clavier ?
- quatrièmement, le test de paternité prouve que JoÎl et Diana ont couché ensemble. On va nous dire qu'il l'a tuée parce qu'elle avait rompu pour se remettre avec Bob. Si nous pouvons prouver que Bob et Diana ne se voyaient plus à la fin de l'année, nos adversaires se retrouveront pratiquement sans mobile.
Rosie hausse les épaules :
- C'est toujours difficile d'avancer des preuves négatives, Mike.
- Je le sais bien. Mais il faudra tout de même essayer. (Je regarde Pète.) Tu devines à quoi je pense, Pète ?
- L'inconnue du Fairmont ?
- Exactement. Si nous pouvons prouver que ce n'était pas Diana, nous aurons un bon argument pour dire que Bob et Diana n'avaient pas renoué. C'est peut-être le moment de reprendre contact avec Nick the Dick.
- Il témoignera si on le lui demande, dit Pète. Il sort un nouveau livre bientôt. C'est une bonne occasion pour lui de se faire de la publicité.
Je réfléchis un instant avant de poursuivre :
- Il y a une chose que nous avons laissée de côté, c'est la possibilité que JoÎl ne soit pas le père. Nous pourrions contester les conclusions du rapport. Ces tests sont-ils vraiment fiables ?
Un long silence suit ma question. C'est Rosie qui se décide à
répondre :
- Oui. ¿ quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
- Ce qui signifie sans doute que nous avons quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent contre nous, ajoute Mort. Mais je connais un type, un prof d'université, qui est vraiment très fort dans ce domaine. Je peux lui demander une contre-expertise. «a prendra du temps.
Je les regarde tous les trois :
- quelqu'un d'autre a une idée ?
- Il y a un cinquièmement, dit Mort.
- Un cinquièmement ?
- Oui. L'hypothèse : c'est-quelqu'un-d'autre-qui-a-fait-le-coup.
Il faut trouver ce quelqu'un. Pour laisser un choix au jury.
Il a raison. C'est peut-être notre meilleure chance.
- Vince Russo ferait parfaitement l'affaire, dis-je. Il est mort.
Il ne peut pas se défendre. Et s'il n'était pas l'auteur du double meurtre, pourquoi se serait-il jeté à l'eau du haut du Golden G‚te Bridge ? Arthur Patton ferait un excellent candidat, aussi.
D'abord, parce que c'est un sale con. Et puis, il a couché avec la veuve Holmes. Et il a essayé de sauter Diana. Nous n'aurions pas à prouver quoi que ce soit, il nous suffirait de faire comprendre aux jurés qu'il y a d'autres coupables tout aussi plausibles que JoÎl, sinon plus, et qu'ils peuvent invoquer le doute. Et puis, tiens ! On pourrait leur rappeler que Skipper était là, lui aussi, au moment des faits, et qu'à bien y réfléchir...
- Tu y vas fort, dit Rosie.
- Vous verrez, Rosie, ça marche, lui dit Mort.
Elle n'est pas convaincue. Et je fais toujours confiance à son intuition.
Mort roule un cigare entre ses doigts.
- Alors, dit-il, par quoi on commence ?
- Rosie, j'ai besoin de toi pour préparer la demande de délai qui nous permettra de trouver un expert et de produire nos propres tests. Mort, vous allez appeler votre copain, le prof de fac. Wendy, tu pars aux Bahamas pour voir ce qu'on peut y apprendre en attendant le retour de Trevor Smith. Avant de partir, je veux que tu me prennes un rendez-vous avec Nick Hanson. Et que tu me trouves d'autres témoins susceptibles de nous aider à coincer Art Patton, le moment venu. Et si tu peux en savoir un peu plus sur les antécédents de Vince Russo, ce ne sera pas inutile non plus.
- Tu fais quelque chose, ce soir ? me demande Rosie.
- Je crois qu'il est grand temps pour moi d'avoir une petite discussion avec notre client sur les choses de la vie.
- Il faut qu'on parle.
JoÎl m'accueille à la porte de la maison paternelle. Il est neuf heures du soir. Je fais de mon mieux pour garder un ton calme.
Puis je me rappelle que la dernière fois que nous avons parlé
ensemble, nous avons émis l'espoir d'obtenir une relaxe le lendemain.
- A ta disposition, Mike. (Il sourit.) Bravo pour le contre-interrogatoire de cet après-midi.
- Merci. (J'évite son regard.) Tes parents sont là ?
- Non. Ils avaient un dîner de l'association Amitié avec IsraÎl, ce soir.
Soulagement.
- Très bien. (Nous voici dans le living-room. Je m'assois. La télé est branchée sur CNN.) Il y a du nouveau. C'est grave.
Son sourire disparaît. Ses yeux cherchent les miens. Je le regarde bien en face :
- Je me disais que tout s'était bien passé, aujourd'hui.
Il prend la télécommande et éteint la télé. Je continue :
- Puis on a reçu les résultats des tests sur le bébé de Diana.
Il blêmit :
- Et alors ?
- Je pense que tu sais déjà.
Il ôte ses lunettes, se frotte les yeux et dit d'une voix blanche :
- Il était de moi, n'est-ce pas ?
- Oui.
Il se tord les mains, regarde par la fenêtre. Dans ma famille, une telle annonce aurait été saluée par vingt bonnes minutes d'imprécations homériques suivies d'une demi-heure de débat sur le partage des responsabilités. Mais quand on est fils de rabbin, c'est un luxe qu'on ne peut pas se permettre.
Nous restons un long moment silencieux.
- C'est certain ? demande-t-il, enfin.
- ¿ quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
- C'est ce que je redoutais.
- Tu le savais ?
- Je n'en étais pas s˚r. (Il se gratte le cr‚ne.) Diana m'avait dit que c'était possible.
- Je vois.
Façon de parler.
- que vais-je dire à Naomi ?
La question ne s'adresse à personne en particulier. Sinon à
lui-même.
- La vérité, pour commencer. C'est sans doute préférable.
En m'entendant prononcer ces mots, je suis frappé par la dureté du ton.
Il fait un effort pour avaler sa salive.
- Tu ne comprends pas, dit-il entre ses dents. Bon Dieu, tu ne comprends pas !
Il se lève pour aller dans la cuisine. Je le suis. Il prend un verre dans un placard et y verse de l'eau. Il s'adosse au réfrigérateur et moi au comptoir. Moins de deux mètres nous séparent. Je vois le désespoir dans son regard.
- Explique-moi, alors, dis-je. J'ai besoin de comprendre, si tu veux que je te défende.
- Tu ne peux pas comprendre.
- C'est possible. Mais je peux toujours essayer.
Il serre les paupières pour retenir ses larmes.
- Tu ne peux pas savoir ce que c'est que d'être le fils du rabbin, Mike. C'est comme de vivre dans un aquarium. Tout est démesurément grossi. A l'école, on ne peut pas écoper d'une heure de colle comme n'importe quel gamin qui a fait des bêtises. C'est tout de suite le fils du rabbin qui s'est mal conduit !
Si on n'est pas tiré à quatre épingles pour aller à la synagogue, c'est une honte pour le rabbin et pour toute la communauté !
Les gens remarquent tout !
Il détourne le regard. Il n'a plus grand-chose de commun avec l'homme qui, voici quelques semaines, travaillait à un contrat d'un milliard de dollars.
Je reste silencieux.
- Naomi est plus fragile qu'elle n'en a l'air, dit-il. Elle prend des antidépresseurs. Je ne voulais pas coucher avec Diana, Mike.
C'est arrivé comme ça. Et une seule fois. C'était stupide. Et je traînerai ça toute ma vie !
- JoÎl, dis-je, pour le moment, tu es devant la justice, accusé
de meurtre. C'est à ça que tu dois penser, et non au fait que la communauté risque d'apprendre ce qui s'est passé entre Diana et toi. Il faut que tu en parles dès ce soir à Naomi et à tes parents. Demain, l'accusation va demander à ce que le rapport du laboratoire soit versé au dossier. Je crains de ne pas pouvoir l'empêcher.
- Je suis foutu, dit-il. Complètement foutu.
La tension est trop forte. Il fond en larmes et repose brutalement son verre d'eau sur le comptoir. Je le prends par les épaules. Il pleure à gros sanglots.
- que vais-je lui dire ? répète-t-il à plusieurs reprises.
Et moi, qui ai toujours réponse à tout, je reste muet.
J'entends du bruit dans l'entrée, derrière moi. Et la voix de Mrs. Friedman :
- Il y a quelqu'un ?
Puis celle du rabbin :
- JoÎl, tu n'es pas encore couché ?
L'intéressé a miraculeusement repris contenance. Ses parents nous rejoignent dans la cuisine. Silence.
- que se passe-t-il ? demande la mère de JoÎl.
JoÎl me regarde. Puis il se tourne vers eux :
- Il y a du nouveau. Il faut qu'on parle.
- Comment a-t-il réagi ? demande Rosie, plus tard dans la soirée.
Nous nous sommes installés dans son living-room pour regarder les infos à la télé.
- Pas très bien. Il a craqué. Il a honte. Son mariage se casse la figure.
Elle ferme les yeux. Nous en étions au même point il n'y a pas si longtemps.
- Il a parlé à Naomi ?
- Ils étaient en pleine discussion quand je suis reparti. Et ils pleuraient tous les deux. Elle ne s'est pas mise en colère comme je m'y attendais, pas autant. Je crois qu'elle n'en a plus la force.
Elle avait l'air si triste...
- Et les parents ?
- Il le leur a dit, à eux aussi.
- Comment l'ont-ils pris ?
- StoÔquement. Ils sont comme ça.
- Merde.
- Tu crois que j'aurais d˚ rester, Rosie ?
- Probablement pas. Ce sont des choses qu'il vaut mieux régler entre soi.
- Rends-moi un service, dis-je. Arrête-toi chez Naomi demain matin en venant au tribunal. Je crois qu'elle aura besoin de quelqu'un pour l'aider à tenir le coup. Et il vaut mieux que ce soit toi. D'accord ?
- Bien s˚r.
- Merci.
Elle éteint la télé.
- qu'est-ce que tu prévois, toi, pour l'audience de demain ?
«a, c'est Rosie. Toujours un temps d'avance.
- Il y a deux possibilités. Ou bien on demande un délai et on engage l'expert de Mort pour contester la validité du test de paternité...
- La médecine n'est pas une science exacte.
- Sans doute. Mais les tests en question n'en sont pas loin.
Je suis certain que c'est bien lui le père.
- Et alors ?...
- Et alors, on reconnaît que JoÎl est le père. On joue la vérité, rapidement, sans en faire un opéra.
- Pourquoi ?
- Pour ne pas enquiquiner les jurés avec trois semaines de querelles d'experts sur le manque de fiabilité de tests dont nous savons pertinemment qu'ils sont fiables.
- Pas facile, comme choix. qu'en dit JoÎl ?
- Il veut dire la vérité. Une fois pour toutes.
- Tu crois qu'il a menti sur autre chose ?
- Non.
Je m'abstiens d'ajouter que ce n'est pas une certitude.
- Discutons-en demain avec lui.
Il est une heure du matin, je suis couché mais je ne dors toujours pas quand le téléphone sonne.
- Mike ? C'est Naomi.
Sa voix se brise. Elle vient de pleurer.
- Salut.
- Mike, dit-elle lentement, je ne sais pas quoi faire.
- Tu n'es pas obligée de prendre une décision cette nuit.
- Je le sais. Je n'arrive pas à croire qu'il m'a menti.
Je n'ai rien à répondre.
- On pourrait peut-être en discuter demain matin, Naomi.
Elle respire avec effort.
- Je ne me sens pas d'aller au tribunal, demain. J'aurais trop honte.
Je reste silencieux un instant.
- Je comprends.
- Non, tu ne comprends pas ! dit-elle dans un cri. Vraiment pas !
- Je sais que ça risque d'être dur pour toi. Mais vis-à-vis du jury, il est important que tu sois là.
- Je ne sais pas si je pourrai.
- On verra ça demain. On passera chez toi en y allant.
Cinq minutes plus tard, le téléphone sonne à nouveau.
- Ici le rabbin Friedman. (Il tousse pour s'éclaircir la voix.) C'est très embêtant.
- Oui.
- Ces test sont-ils fiables, Mike ?
- Oui.
- qu'envisagez-vous de faire ?
Je réfléchis avant de répondre :
- Nous allons demander un délai pour permettre à nos experts d'examiner le rapport du laboratoire. Il n'est pas certain que le juge nous l'accorde. Et si ça ne marche pas, nous souffle-rons un peu de fumée au nez des jurés, pour les désorienter.
A peine ai-je prononcé ces mots que je le regrette.
- Vous voulez dire qu'il faut mentir ?
- Non. Mais je suis là pour amener le jury à se prononcer au bénéfice du doute. Si je dois citer un expert et lancer trois semaines de débats sur la validité des tests, je le ferai.
Il tousse à nouveau.
- Tout cela est bien difficile.
- On pourrait peut-être en parler demain matin.
" L'accusation se repose. "
" Le procureur Prentice G‚tes devrait appeler son dernier témoin à la barre aujourd'hui. "
KCBS News Radio.
Mardi 31 mars. 7 heures 40.
¿ sept heures trente, le lendemain matin, j'arrive sous une pluie battante chez le rabbin Friedman. JoÎl et ses parents sont prêts à partir. Pas un mot n'est échangé sur ce qui s'est passé la veille au soir.
- Michael, dit le rabbin Friedman, nous ne voudrions pas être en retard au tribunal.
- Vous permettez que je voie JoÎl seul à seul une minute ?
- Bien s˚r, allez-y.
J'entraîne JoÎl dans la cuisine :
- Comment vas-tu ?
- Aussi bien que possible, les choses étant ce qu'elles sont.
- Et tes parents ?
- Ils en ont ras-le-bol.
- Et?...
- Et ce sont toujours mes parents. Ils se sentent humiliés et ils me tueront sans doute une fois le procès achevé. Mais jusque-là, ils feront bonne figure.
C'est mieux comme ça.
- Et Naomi ?
- Là, c'est plus dur. Elle a dit qu'elle ne viendrait pas au tribunal ce matin. Elle parle de filer chez sa mère en Californie avec les jumeaux et d'y rester jusqu'à la fin du procès.
Nous enfilons nos imperméables. Au moment o˘ le rabbin Friedman pousse la lourde porte de la maison, j'aperçois Naomi et Rosie qui gravissent les marches en s'abritant sous un grand parapluie. Bien qu'il fasse encore nuit et qu'il pleuve au-dehors, Naomi porte des lunettes noires.
- qu'attendez-vous ? demande sèchement Naomi. Il est l'heure de filer au tribunal.
JoÎl s'approche et tend les bras, mais elle le repousse :
- On aura un certain nombre de choses à discuter quand tout sera fini, lui dit-elle.
- Allons-y, c'est l'heure ! répète Rosie.
Je lui prends la main et la serre furtivement dans la mienne tandis que nous descendons les marches pour rejoindre les voitures.
- Votre Honneur, dis-je, l'accusation a décidé de verser de nouvelles pièces au dossier. Nous avons besoin de temps pour les examiner.
Nous sommes dans le cabinet du juge Chen. J'ai réclamé cette réunion dès notre arrivée à l'audience, avant qu'on fasse entrer les jurés.
Le juge Chen n'est pas de très bonne humeur, ce matin. Elle lance un regard sévère à Skipper :
- que signifie cela, Mr. G‚tes ? Il est un peu tard pour produire de nouveaux éléments ?
Il sourit, s˚r de lui, et lui tend le rapport du laboratoire :
- Votre Honneur, nous venons seulement de recevoir ce document. Je l'aurais versé au dossier si je l'avais eu plus tôt, mais la défense a tenu à ce que le procès ait lieu sans délai. (Il s'éclaircit la voix, sans cesser de sourire.) Il ressort de ces examens que l'accusé était le père de l'enfant à naître de Diana Kennedy.
Silence. Elle chausse ses lunettes et se plonge dans le rapport.
- Votre Honneur...
Elle m'arrête d'un geste :
- Laissez-moi lire ceci, Mr. Daley.
Rosie observe en silence. Mort ne quitte pas le juge des yeux.
Skipper et McNulty échangent des regards satisfaits. Je m'attends à les voir s'administrer de grandes claques dans le dos.
Après quelques minutes qui nous paraissent une éternité, le juge pose le rapport.
- Ceci me paraît sérieux, dit-elle. Ces tests sont d'une grande fiabilité.
Skipper approuve bruyamment :
- Tout à fait fiables, Votre Honneur ! Pratiquement à cent pour cent !
- Merci, Mr. G‚tes.
- Votre Honneur, dis-je, nous n'avons reçu ce rapport qu'hier au soir. Nous n'avons pas eu la possibilité de l'étudier avec notre expert. Et moins encore celle de procéder à un test de vérification.
- C'est une opération qui peut prendre des semaines ! proteste Skipper. S'ils voulaient procéder à de telles vérifications, ils n'auraient pas d˚ exiger l'ouverture rapide du procès ! Nous sommes prêts à conclure. Nous n'allons pas attendre pendant six semaines que des experts refassent les tests de recherche en paternité ! Nous n'aurions plus de jury. Et les experts, quels qu'ils soient, reviendraient avec les mêmes résultats.
Le juge me regarde :
- Mr. Daley, vous auriez d˚ présenter cette requête plus tôt.
Elle a raison. J'ai fait une vraie boulette. J'ai cru mon client lorsqu'il me disait qu'il ne s'était rien passé entre Diana Kennedy et lui.
- Au nom de l'équité fondamentale, Votre Honneur, je vous prie de nous accorder au moins quelques semaines pour étudier ce rapport et consulter nos experts.
quand tout le reste a échoué, je sors l'équité fondamentale.
Elle secoue la tête :
- Je ne peux pas conserver ce jury dans la glace pendant un mois.
- Madame le juge, dis-je, si c'est impossible pour quelques semaines, je n'insiste pas. Mais vous devez nous accorder quelques jours.
- Rien ne m'oblige à vous accorder quoi que ce soit.
- Je le sais. Mais c'est tout ce que je demande.
Elle se tourne vers Skipper qui fait des messes basses avec McNulty :
- Mr. G‚tes, nous sommes mardi. J'avais prévu deux jours d'audience cette semaine, et j'ai d'autres choses à faire. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous ajournions le procès jusqu'à
lundi pour laisser à la défense le temps d'examiner ce rapport ?
- Votre Honneur, j'estime qu'il faut en finir. Je ne vois pas l'utilité d'un tel report.
- Mr. G‚tes, la pluie semble vouloir s'arrêter cet après-midi.
que diriez-vous, Mr. McNulty et vous, d'aller frapper quelques balles de golf?
Skipper, cette fois, capte le message.
- Si c'est ainsi que vous l'entendez, Votre Honneur, je crois que nous pouvons effectivement ajourner jusqu'à lundi.
- Voilà qui est décidé, dit-elle.
Skipper et McNulty foncent vers la porte. Pendant que je remets les papiers dans ma mallette, elle me dit d'une voix calme :
- Il vous a menti à propos de Diana, n'est-ce pas ?
Je sursaute.
- Oui.
- Je ne peux pas faire grand-chose de plus, voyez-vous.
- Je le sais bien.
- Mike, dit-elle, je sais que vous étiez prêt à me demander d'invoquer un vice de procédure pour vous permettre de tout reprendre à zéro.
Je ne réponds pas.
Elle me regarde droit dans les yeux :
- Je ne permettrai pas cela. N'essayez pas de me forcer la main là-dessus - compris ?
- Compris.
- Bien. ¿ lundi.
Nous passons le reste de la semaine à essayer de combler quelques-unes des lacunes de notre dossier. Le lundi, l'expert en ADN contacté par Mort nous confirme ce que nous savions tous déjà. Les tests de recherche en paternité ont été effectués par un laboratoire réputé. Sauf à prouver quelque obscure manipulation des résultats, on peut tenir pour acquis que JoÎl était le père. Le vendredi, Pète et Wendy s'envolent pour les Bahamas.
Ce même vendredi, je passe un moment agréable en emme-nant Nick Hanson déjeuner chez Moose, un restaurant chic de North Beach. ¿ quatre-vingts ans passés, c'est toujours un sacré
bonhomme. Il m'assure qu'il serait ravi de témoigner, du moment qu'on le paye à son tarif horaire habituel.
Je passe toute la journée du samedi et une bonne partie du dimanche à travailler avec le Dr Robert Goldstein, notre expert médical, sur son témoignage. Goldstein a une partie importante à jouer puisqu'il devra contrer Rod Beckert. Le dimanche à sept heures du soir, Rosie, Mort et moi nous retrouvons à mon bureau. JoÎl est d'accord pour reconnaître qu'il était le père.
J'appelle Skipper pour le mettre au courant. Il est enchanté.
Dans le quart d'heure qui suit, McNulty nous faxe un projet de déclaration écrite. Nous nous mettons d'accord sur les termes.
Mort examine un magnifique cigare cubain.
- C'est ce que nous pouvions faire de mieux, dit-il. Nous allons maintenant nous débarrasser de cette question le plus vite possible.
Je n'en suis pas si s˚r.
Le dimanche soir, je rentre en voiture avec Rosie. Comme nous franchissons le Golden G‚te Bridge, je lui demande :
- Comment as-tu fait pour convaincre Naomi de venir au tribunal, l'autre jour?
- Elle est plus forte que tu ne le crois. Je lui ai dit que JoÎl et elle avaient quelques sérieux problèmes à régler, mais qu'il valait mieux, pour JoÎl, qu'elle attende la fin du procès.
Elle est maligne, Rosie.
- Tu crois qu'ils tiendront jusque-là ?
- Difficile à dire. Rien ne sera plus pareil pour eux. Il va falloir qu'ils y réfléchissent.
Elle regarde au-dehors et arrange ses cheveux.
J'ai appris qu'il était préférable, parfois, de ne pas poser trop de questions. Nous achevons notre trajet en silence.
Le lundi matin, le juge Chen, dans son cabinet, nous écoute avec une satisfaction visible déclarer que nous acceptons les résultats des tests de recherche en paternité. Nous lui épargnons ainsi deux semaines de débats supplémentaires. Elle demande à Skipper de lire notre déclaration aux jurés dès l'entrée de ceux-ci dans la salle d'audience. Certains paraissent surpris, mais leurs réactions se limitent à quelques haussements de sourcils. Ils commencent à se lasser.
- Mr. G‚tes, dit le juge, souhaitez-vous intervenir ?
- Non, Votre Honneur. (Il se tourne vers le jury.) L'accusation n'a rien à ajouter.
- Très bien. (Elle regarde les jurés.) L'accusation a présenté
son dossier. Nous allons faire une courte pause pendant que les avocats règlent quelques questions juridiques. (Elle adresse un signe de tête à Harriet Hill, qui fait sortir les jurés.) Mr. Daley, vous avez une requête à présenter, je suppose ?
- Oui, Votre Honneur. La défense demande la relaxe pure et simple de l'accusé.
La routine veut qu'après la présentation du dossier d'accusation, la défense demande systématiquement la relaxe.
- Pour quel motif ?
- Les éléments à charge présentés par l'accusation ne permettent pas d'établir la culpabilité au-delà du doute prévu par la loi.
Skipper se lève :
- Objection, Votre Honneur !
- Asseyez-vous, Mr. G‚tes. (Elle se tourne vers moi.) Mr. Daley, votre requête est rejetée. La défense doit être prête à appeler son premier témoin demain matin.
Le brain-trust
" Après deux semaines de témoignages accablants produits par l'accusation, les avocats de Friedman vont maintenant présenter sa défense.
Espérons pour eux qu'ils ont quelques munitions en réserve. "
Morgan Henderson, Chroniqueur judiciaire.
NewsCenter 4. Lundi 6 avril.
- On a des nouvelles de Pète et de Wendy ? demande JoÎl.
Nous sommes réunis, ce lundi après-midi, dans la salle à manger du rabbin Friedman. JoÎl a l'air tendu. Le rabbin est pensif.
Mort tripote un cigare. Rosie boit du thé glacé.
- Le banquier n'est toujours pas revenu de son voyage au KoweÔt, mais Wendy a papoté avec sa secrétaire et a réussi à lui soutirer quelques documents intéressants. Elle doit nous les faxer dans la soirée.
JoÎl se gratte la tête et me regarde :
- Bon. On commence par qui ?
- Par le Dr Goldstein, notre expert médical.
Le rabbin Friedman interroge Mort du regard.
- Il est très fort, dit Mort.
J'explique que j'ai pratiquement passé le week-end avec lui, pour préparer son témoignage :
- S'il parvient à convaincre les jurés que Bob s'est suicidé, nous pourrons tous rentrer chez nous.
- Et s'il n'y parvient pas ? demande JoÎl.
- Nous attaquerons les preuves matérielles. S'il le faut, nous démontrerons au jury que Russo et Patton avaient des mobiles plus sérieux que les tiens, et qu'il leur était plus facile qu'à toi de commettre ces meurtres. Et si les choses ne s'arrangent pas, nous citerons quelques-uns de mes anciens associés et nous essaierons de faire peser les soupçons sur eux.
- Et moi ? demande JoÎl.
- Toi?
- ¿ quel moment vais-je intervenir ?
- On verra. Si ça se passe mal, tu n'interviendras pas.
- Je veux témoigner, Mike. Il le faut !
Cause toujours.
- On en décidera le moment venu.
Notre discussion s'achève une heure plus tard, et je commence à rassembler mes notes. Au moment o˘ Rosie se lève pour enfiler son manteau, Mort s'éclaircit la voix et dit :
- Il y a une chose dont je voudrais vous parler.
- De quoi s'agit-il, Mort ? qu'avons-nous oublié ?
Il se sert un verre d'eau, boit en croquant la glace. Puis il regarde le rabbin Friedman et se tourne vers JoÎl.
- Non, dit-il. Nous n'avons rien oublié. Mais j'ai quelque chose à vous dire.
JoÎl fronce les sourcils. Rosie a l'air interloquée.
Mort nous regarde à tour de rôle :
- J'aurais aimé en discuter en tête à tête avec JoÎl, mais je sens que ce ne sera pas possible. Je vais donc vous expliquer la situation.
D'étonné, le regard de Rosie s'est fait sévère.
- quelle situation, Mort ? demande-t-elle.
- Après avoir pris connaissance des résultats des tests de recherche en paternité, j'ai décidé de parler au procureur.
quoi ? Je me penche par-dessus la table et je dis d'un ton ferme :
- Vous n'aviez pas le droit de faire ça, Mort.
Il lève la main :
- Ecoutez-moi d'abord. Compte tenu de ces résultats j'ai pensé qu'il fallait, dans l'intérêt de JoÎl, sonder le procureur sur un éventuel règlement à l'amiable. (Il regarde JoÎl.) J'estime que nous devons envisager toutes les hypothèses.
Mon cúur cogne dans ma poitrine. Je me retiens pour ne pas lui sauter à la gorge. Les yeux de Rosie lancent des éclairs. Elle est muette, mais ils disent : " Allume cet abruti ! "
Je m'efforce de rester calme :
- Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous alliez voir le procureur ?
Il ne se démonte pas :
- Parce que vous n'auriez pas été d'accord.
- Ce n'est pas vrai. Nous en aurions discuté. Vous auriez demandé son avis à JoÎl. Et ensuite, nous aurions pris une décision.
Il hausse les épaules :
- J'en doute fort.
Pour le coup, je hurle :
- Mais c'est de la connerie ! Il fallait nous en parler !
- Ecoutez, dit-il. J'ai eu une discussion avec Skipper, d'homme à homme. Il sait que son dossier n'est pas très solide et il accepterait que JoÎl plaide coupable d'homicide volontaire.
Ce serait considéré comme un crime passionnel, et il éviterait la peine capitale. Et Skipper serait d'accord pour réclamer une peine relativement légère.
J'observe JoÎl. JoÎl fusille son père du regard. Ils se tournent tous les deux vers moi. C'est JoÎl qui rompt le silence :
- …tant donné que c'est moi qu'on doit juger, mon opinion vous intéressera peut-être...
Mort ne le laisse pas continuer :
- …coute, JoÎl, je sais ce que tu penses. Mais c'est pour ton bien que je l'ai fait. J'estime que tu dois envisager toutes les possibilités.
- Vous me croyez coupable, espèce d'imbécile !
Le rabbin Friedman regarde ailleurs.
- Je n'ai pas dit ça, répond Mort. J'ai estimé, simplement, que tu devais savoir ce qui était possible et ce qui ne l'était pas.
- Comment avez-vous pu imaginer un seul instant que j'ac-cepterais de plaider coupable ?
- Il faut regarder les choses en face. Ils ne manquent pas d'arguments contre toi. Tu as déjà été reconnu coupable de mensonge, et coupable d'adultère. Tu crois que les jurés hésite-ront à franchir le pas pour te déclarer coupable tout court ?
- Vous avez raison, rétorque sèchement JoÎl. J'ai commis l'adultère. Je n'en suis pas fier. J'ai menti. Je n'en suis pas fier non plus. Mais je ne suis pas un assassin. Je n'ai pas tué deux personnes. Si le jury veut me condamner pour un crime que je n'ai pas commis, libre à lui de le faire. Mais je préfère être condamné plutôt que d'avouer alors que je suis innocent. Un point, c'est tout !
Il regarde Mort fixement. Puis il se tourne vers son père, l'air furieux.
- Réfléchis, tout de même, dit Mort.
- C'est tout réfléchi, Mort. La réponse est non !
Mort hoche la tête :
- D'accord. Je comprends.
Il tend la main pour prendre sa serviette.
- Ce n'est pas tout, reprend JoÎl, sans le quitter des yeux.
Nous n'avons plus besoin de votre aide dans cette affaire. Vous êtes révoqué.
Mort lance un regard au rabbin Friedman, qui ferme les yeux.
Puis il se retourne vers JoÎl :
- Je me doutais que tu réagirais de cette façon. (Il ramasse sa serviette.) Bonne chance, JoÎl. Je ne t'en veux pas.
Il hésite un instant, puis :
- Ne me raccompagnez pas.
Nous entendons le bruit de la porte qui se referme sur lui, et je me tourne vers JoÎl :
- C'est bien ce que tu voulais ?
- Oui, dit-il, calmement. Je me sens beaucoup mieux.
Plus tard dans la soirée, je discute stratégie avec Rosie, dans son bureau. Des classeurs, des schémas et des pièces à conviction s'empilent le long du couloir. On se croirait dans les coulis-ses d'un thé‚tre.
- Eh bien, Rosita, dis-je, nous revoilà tous les deux.
- Comme au bon vieux temps... Tu es prêt ?
- Et comment ! On les a amenés exactement là o˘ on le voulait.
Elle sourit :
- Il y a une chose, au moins, dont tu n'as jamais manqué, c'est la confiance en toi !
- J'espère seulement qu'on n'aura pas de nouvelles surprises. (Je réfléchis quelques secondes.) Et je voudrais bien que Pète mette la main sur ce Vince Russo de malheur !
¿ nous !
" C'est maintenant au tour de la défense. "
San Francisco Légal Journal.
Mardi 7 avril.
Il est sept heures, le lendemain matin, quand je frappe à la porte de Rosie.
- Entre un moment, dit-elle. Tu ne vas pas en croire tes yeux ni tes oreilles.
Gr‚ce est attablée dans la cuisine devant un bol de céréales.
Elle est contente de me voir. Je salue la mère de Rosie, qui est venue loger chez sa fille pour s'occuper de Gr‚ce pendant le procès.
Rosie m'entraîne dans le living-room. La télé est branchée sur Channel 4 et Morgan Henderson y va de son laÔus quotidien.
" La défense lance aujourd'hui sa contre-offensive ", dit-il.