- Et maintenant, la question principale : tu crois qu'il couchait avec Diana ?

¿ ce petit jeu, plus les questions sont difficiles, plus on gagne gros. J'ai donc intérêt à répondre.

- Je ne le crois pas. Il l'aurait dit à Naomi.

Elle me jette un regard cynique et me mordille l'oreille gauche.

- Au fond, dis-je, je n'en suis pas si s˚r.

L'expert et la criminaliste

" Il faut être curieux pour exercer le métier d'expert médico-légal. Les clients ne vous disent jamais rien. "

Roderick Beckert, directeur du service médicolégal de San Francisco. San Francisco Chronicle.

Jeudi 15 janvier.

- Merci de me recevoir, Dr Beckert. Je sais que vous êtes très occupé.

¿ onze heures, le lendemain matin, je rencontre le Dr Roderick Beckert, directeur du service médico-légal de la ville et du comté de San Francisco, dans son petit bureau au premier étage du palais de justice. Soixante-deux ans, trapu, cr‚ne chauve et lunettes à monture noire, il est le doyen des experts médico-légaux. Et il le sait. Et il vous le rappellera au besoin. Je ne me permettrais jamais de l'appeler autrement que Dr Beckert. C'est vrai que, de son côté, il ne m'appelle pas Mike. Il est à son poste depuis trente ans. Son manuel sur les procédures d'autopsie criminelle fait autorité. Il est très fort dans sa partie.

- «a me fait plaisir de vous revoir, Mr. Daley, ment-il, aimablement.

Une odeur de produits antiseptiques flotte dans le bureau impeccablement rangé. Un ordre méticuleux règne sur les rayonnages o˘ s'alignent des ouvrages d'anatomie et de pathologie. Il y a aussi des photos joliment encadrées de son épouse, de ses deux grands enfants et de ses trois petits-enfants. Dans un angle de la pièce, un squelette me sourit. Je me suis toujours demandé de quoi parlaient, à table, les experts médicaux-légaux.

Ses lunettes sont perchées sur ses épais sourcils. Ses grosses lèvres se plissent sous une barbe brune semée de poils blancs.

Il porte sous sa blouse blanche une cravate à motifs cachemire.

Une veste en tweed est pendue à une patère.

- que puis-je faire pour vous, Mr. Daley ?

La voix bien cadencée offre un parfait mélange d'autorité

et de sympathie, avec une touche d'accent new-yorkais qui fait merveille dans les prétoires. Je suis certain que son cours d'anatomie à l'Université de San Francisco est un modèle du genre.

- Dr Beckert, comme vous le savez, je représente JoÎl Friedman.

- Bien s˚r, Mr. Daley.

- Je me disais que nous pourrions peut-être examiner ensemble vos rapports des autopsies de Robert Holmes et Diana Kennedy. Et que vous pourriez peut-être nous aider à mieux comprendre ce qui s'est passé.

Sa lèvre inférieure s'avance en une mimique moqueuse :

- Mr. Daley, je sais déjà très exactement ce qui s'est passé.

C'est dans mon rapport.

Et d'ajouter, sans grand enthousiasme :

- Je suis tout prêt à en discuter avec vous.

Nous nous observons mutuellement. Il parle sans malice. Il sait très bien que je suis ici pour chercher des faiblesses dans son rapport. Autant prendre un billet de loterie, j'aurais plus de chances de gagner quelque chose.

- Par o˘ voulez-vous commencer, Mr. Daley ?

- J'aimerais que vous m'expliquiez comment vous avez déterminé l'heure de la mort.

Il feuillette le rapport. C'est du cinéma. Il est capable de réciter par cúur tous ceux qu'il a rédigés depuis vingt ans.

- Pour l'un comme pour l'autre, je situe la mort entre une heure et quatre heures du matin.

- J'aimerais savoir comment vous y parvenez.

Je joue de mon mieux les innocents. En fait, je le sais déjà. Et il sait que je le sais. Je veux tout de même l'entendre de sa bouche. Ce sera, en avant-première, son témoignage au procès.

- Nous nous basons sur différents facteurs, explique-t-il.

D'abord, la température du corps, qui baisse d'environ un degré

et demi par heure après la mort. Ensuite, la p‚leur. quand on meurt, la pression sanguine tombe à zéro et le corps commence à se décolorer. Nous pouvons évaluer le moment de la mort d'après le degré de décoloration. Puis nous examinons le contenu de l'estomac. Nous notons l'état d'avancement du processus digestif. On sait que Mr. Holmes et Ms. Kennedy ont dîné

tous deux vers dix heures. Il restait des aliments non digérés dans leur estomac. Mr. Holmes avait mangé des rouleaux au crabe. Ms. Kennedy, un peu de cheeseburger. Bien entendu, il y a un tas d'autres tests.

Je prends des airs de lycéen plein de zèle :

- Et d'après ces constatations, vous avez conclu que la mort était intervenue entre une heure et quatre heures du matin ?

- Oui. Nous indiquons toujours une plage de trois heures.

- Avez-vous trouvé des traces d'alcool dans leur organisme ?

- Oui. Mr. Holmes avait bu deux verres de vin au dîner.

Ms. Kennedy une petite quantité d'alcool fort plus tard dans la soirée.

Je suis certain qu'il pourrait me dire à quelle sauce ils ont mangé leur salade. Je demande :

- Pourrions-nous jeter un coup d'úil aux clichés ?

- Mais oui.

On commence par Diana. Il me montre des photos de son cadavre dénudé étendu sur la table d'autopsie. J'ai déjà vu des centaines d'images comme celles-ci. Je me félicite tout de même de ne pas m'être chargé l'estomac au petit déjeuner.

- Ms. Kennedy, explique Beckert, est morte en quelques secondes. La première balle a percé son artère pulmonaire droite et a pénétré dans le tissu spongieux du poumon, provo-quant une hémorragie interne. La deuxième balle est entrée dans le ventricule gauche du cúur.

Il sort d'une enveloppe en papier kraft trois clichés agrandis de ce qui me paraît être la tête de Bob, et les fixe sur son tableau d'affichage. Puis il prend un stylo en or dont il se sert comme d'une baguette :

- La balle est entrée par l'os pariétal droit, juste au-dessus de la tempe. Elle est ressortie par le pariétal gauche, au-dessus de l'oreille. La trajectoire était légèrement ascendante.

Voilà qui pourrait conforter notre thèse du suicide. Bob était droitier.

- ¿ quelle distance de sa tête se trouvait le canon de l'arme au moment du tir ?

- Les contusions en étoile visibles dans la peau indiquent que le canon était en contact avec celle-ci. J'ai trouvé des traces de poudre et des br˚lures à proximité. Autrement dit, le canon était appuyé contre la tête.

Il parle avec calme et détachement. Il ne réciterait pas autrement des résultats de base-ball. Il montre maintenant la partie droite de la photo :

- Là, vous avez la moitié gauche de la tête, ou plutôt, dirais-je, ce qu'il en reste. La balle, en ressortant, y a fait de gros dég‚ts.

C'est le moins qu'on puisse dire. Je distingue l'oreille gauche, mais au-dessus le reste du cr‚ne n'est plus reconnaissable.

- Avez-vous trouvé des traces de poudre sur ses mains ?

On en trouve en général, ainsi que d'autres produits chimiques, sur la main de celui qui a tiré. Je connais déjà la réponse.

- Oui. Sur sa main droite et sur son avant bras.

Un autre argument en faveur du suicide. Beckert regarde les clichés. Je réfléchis brièvement, et décide de pousser un peu plus loin :

- Docteur, votre rapport fait état d'une éventuelle marque de coup sur le cr‚ne. qu'est-ce qui vous a amené à cette conclusion?

- Il y avait une marque de coup, Mr. Daley, dit-il avec force.

Il ramène ses lunettes sur ses yeux pour regarder de près, et pointe son stylo sur une zone située trois ou quatre centimètres au-dessus de l'oreille gauche de Bob :

- Vous voyez, là ?

- Je n'en jurerais pas.

Je ne joue pas la comédie. Je n'ai pas la moindre idée de ce que je suis censé voir.

La pointe du stylo vient se poser au-dessus du bord de la plaie causée par la balle à sa sortie. «a me rappelle les premières échographies de Gr‚ce pendant la grossesse de Rosie. J'avais l'impression de subir un examen chez l'ophtalmo. Le spécialiste distinguait une tête, une colonne vertébrale et divers organes.

Rosie et moi opinions du bonnet, sans rien voir du tout.

- Désolé. Je ne vois pas très bien ce que vous montrez.

- Regardez de plus près. Ce n'est pas facile, sur les photos.

Je ne te le fais pas dire, mon vieux.

- Là, dit-il, en répétant son geste. Pour quelqu'un d'expérimenté comme moi, c'est clair comme le jour.

Je ne vois toujours rien. Mais c'est vrai, je ne suis pas quelqu'un d'expérimenté.

- Il est possible que la marque ait été plus importante, mais en partie oblitérée par la plaie qui se trouve à côté. Ce qu'il en reste fait à peu près six millimètres de diamètre. C'est un petit hématome.

Les gens pensent que les experts ont un langage codé. Hématome est le nom que donnent les médecins à une bosse contenant du sang. C'est difficile à voir sur un cliché qui ne rend pas le relief. Il me semble que j'aperçois quelque chose, mais je n'en suis pas certain.

- Comment savez-vous que ça ne fait pas simplement partie de la plaie causée par la sortie de la balle ?

Il pointe le stylo au bord de la plaie :

- Elle s'arrête ici. La marque de coup est une lésion tout à

fait distincte.

- Je comprends. Et comment a-t-elle été faite ?

- Sans doute avec quelque chose de dur, un objet contondant.

Je regarde à nouveau le cliché :

- Pourriez-vous dire la taille ou la forme de cet objet, docteur ?

- Non. Disons qu'il était assez lourd pour laisser un impact.

Il n'y avait pas de traces de peinture ou de métal sur le cr‚ne, comme chez les gens qui sont heurtés par une voiture.

- Il ne pourrait pas s'agir d'une blessure ancienne ? Il s'était peut-être cogné la tête quelques jours auparavant ?

- Non. La blessure était récente. On le voit mal sur la photo, mais si vous aviez le corps devant vous, vous verriez que la bosse commençait tout juste à se former. Et elle a, bien s˚r, cessé de grossir dès que le cúur s'est arrêté. En outre, s'il avait été frappé

après le coup de feu, il n'y aurait pas eu d'hématome puisque le sang n'aurait pas afflué dans la bosse.

Dommage.

- Docteur, pouvez-vous dire s'il était conscient ou inconscient quand le coup de feu est parti ?

- Probablement inconscient.

Deux fois dommage. D'un autre côté, ils s'efforceront peut-

être de convaincre le jury que quelqu'un a frappé Bob à la tête, alors que les traces de poudre sur sa main montrent qu'il tenait lui-même le revolver...

- Une dernière question. tes-vous absolument certain qu'on l'a frappé à la tête ?

Il se caresse la barbe avant de répondre :

- Pour le médecin que je suis, la réponse est oui.

Sandra Wilson est la meilleure technicienne de la police de San Francisco. Elle collecte des indices sur les scènes de crime.

Noire, proche de la quarantaine, s'exprimant toujours avec clarté, elle est peut-être le meilleur des témoins à charge qui se puisse trouver - l'autorité alliée à la raison.

En quittant le Dr Beckert je suis monté jusqu'au premier étage, o˘ Sandra partage un petit bureau avec un criminaliste.

L'ordre qu'elle fait régner autour d'elle en dit long sur son caractère méticuleux. Les stylos et les trombones sont impeccablement rangés devant une petite photographie de son mari. Il y a aussi celle d'un très jeune enfant, posée sur le capot de l'ordinateur. Rien aux murs, hormis son diplôme de l'Université

de Californie. Le brun de sa peau et le noir de ses cheveux font ressortir l'éclat de son regard. Ses tenues sont simples et pratiques et elle ne porte pas de bijoux. Son mari est policier.

Ils ne roulent pas sur l'or.

Elle sourit :

- Si mon patron apprend que je fraternise avec l'ennemi, ça ira très mal pour moi.

- Je ne le dirai pas.

Je l'aime bien. J'aime son côté direct.

- Parfait. Mais j'ai du travail. que voulez-vous savoir ?

- C'est toujours la même chose. Avez-vous trouvé des indices susceptibles de disculper mon client ?

Elle se met à rire :

- Ma foi ! On a plutôt de quoi vous envoyer au tapis !

Elle prend un épais dossier contenant les photos de la scène de crime :

- Holmes était par terre derrière son bureau, Diana Kennedy près de la porte. Ils ont tous deux été déclarés morts à

huit heures vingt du matin. L'arme se trouvait sur le bureau.

Votre client a déclaré qu'il l'avait ramassée par terre et déchargée.

Elle jette un coup d'úil à ses notes avant de poursuivre :

- On a relevé des empreintes digitales de Friedman sur le revolver, sur les douilles et sur les balles non tirées. Et aussi sur le clavier de l'ordinateur, sur la poignée de la porte, et sur le bureau.

- Nous savons qu'il était là.

- Sans aucun doute.

- Vous avez quelque chose pour m'aider à prouver que ce n'est pas lui qui a tiré ?

Elle me tend la photo d'un croquis montrant avec précision o˘ se trouvaient les empreintes de JoÎl sur le revolver - c'est quelque chose qu'elle n'est pas censée faire.

- Voyez vous-même, dit-elle.

J'examine le croquis.

- Avez-vous trouvé, aussi, des empreintes appartenant à Bob sur le revolver ?

- Plusieurs. Mais seulement sur la crosse.

- Rien sur la détente ?

- Une seulement, mais trop brouillée pour qu'on l'identifie.

Je fourre le croquis dans ma poche. Je veux savoir ce qu'en pensera Pète.

- Vous avez examiné les mains ou les vêtements de JoÎl pour y rechercher des traces de poudre ?

- Non. Il n'était pas suspect à ce moment-là. Et le temps qu'il le devienne, il s'était douché et ses vêtements étaient passés à la machine. Trop tard pour trouver quoi que ce soit.

- Autrement dit, on ne pouvait plus rien prouver à ce moment-là ?

Elle reconnaît que c'est vrai.

- Vous savez, Sandra, que je me servirai de ça à l'audience préliminaire.

- Je sais, je sais. Vous faites votre travail.

- Et l'arme ? que pouvez-vous m'en dire ?

- C'est un Smith & Wesson de calibre .38. Les balles ont été examinées au laboratoire. L'analyse des projections de sang montre que Holmes était assis quand le coup est parti.

- Et le clavier de l'ordinateur ? Skipper pense que c'est JoÎl qui a tapé le message signé de Bob pour annoncer son suicide.

- J'espère que vous n'allez pas nous sortir des arguments à

la noix sur notre façon de travailler ?

Les avocats de la défense prétendent souvent que les policiers ont dénaturé des indices en les manipulant, ou même qu'ils les ont semés eux-mêmes sur la scène de crime.

- J'ai mieux à faire que de m'attaquer à vos méthodes. Mais je suis curieux, tout de même. Vous avez relevé les empreintes de JoÎl sur toutes les touches alphabétiques ?

Elle consulte ses notes, fronce les sourcils :

- Oui.

Je me promets de vérifier que les vingt-six lettres de l'alphabet figurent dans le message envoyé par Bob. La chose paraît improbable.

- Et les touches numériques ? Et les touches de fonction ?

- Nous avons relevé les empreintes de votre client sur toutes les touches numériques et sur trois touches de fonction.

Bizarre. Les avocats utilisent le clavier pour envoyer des e-mails et de temps à autre pour du traitement de texte. Ils se servent rarement des touches numériques ou des touches de fonction.

- Il y avait aussi des empreintes appartenant à Bob sur ce clavier ?

Elle fronce à nouveau les sourcils :

- Non.

Bizarre, bizarre.

- Je vois. Parlez-moi maintenant des enregistrements.

- Le message vocal adressé par Friedman à Holmes a été

enregistré à minuit trente. Nous avons vérifié la machine et nous sommes certains de l'heure. Nous ferons témoigner un expert s'il le faut.

Batailler sur l'heure d'émission de ce message serait probablement inutile.

- Et le coup de téléphone à Diana ?

- D'après la compagnie du téléphone, il a eu lieu à partir de minuit cinquante et une, et il a duré une minute et trente-quatre secondes. Nous avons pris la bande dans le répondeur-enregistreur de Diana Kennedy.

- Vous êtes certaine de l'heure ?

- Oui. Nous avons vérifié la bonne marche de l'appareil. Et n'essayez pas de dire que les enregistrements ont été truqués, Mike. Ils ne l'ont pas été.

- Vous ne me facilitez pas les choses.

Elle n'a plus du tout l'air de plaisanter :

- C'est une grosse affaire, Mike. On a reçu des instructions d'en haut - pas de faux pas. C'est pour ça qu'on a fait appel à

moi. C'est pour ça que l'autopsie a été confiée à Rod Beckert.

C'est pour ça que Roosevelt est chargé de l'enquête. Ils ont tenu à mettre leur meilleure équipe sur ce coup-là. Si Skipper perd son affaire, ce ne sera pas à cause de nous.

Formidable.

- Sandra, vous voyez autre chose qui pourrait m'être utile ?

- Je vais vous envoyer des copies des enregistrements des caméras de surveillance.

- Pas d'autres empreintes ?

- On en a trouvé appartenant à tout le monde - depuis ses associés jusqu'à sa secrétaire. Et celles de Russo, sur le bureau.

Et même l'une des vôtres, sur ce même bureau, Mike. (Elle sourit.) Il va falloir qu'on vous ait à l'úil.

Je regarde la photo de son fils.

- Rod Beckert semble croire qu'on a frappé Bob à la tête avec un objet contondant. Avez-vous trouvé du sang ou des cheveux sur quelque chose dans le bureau, quelque chose qui aurait servi à le frapper ? Un livre, une agrafeuse ?

- Non.

Voilà qui est bon pour notre thèse du suicide. Je la remercie de m'avoir sacrifié un peu de son temps. Au procès, elle va nous assassiner.

" Personne ne veut parler. "

" Pas de commentaires chez Simpson & G‚tes sur le cas de Mr. Friedman. Nous faisons confiance aux institutions et nous sommes certains que la justice fera son travail. "

Arthur Patton.

Gazette Judiciaire de San Francisco.

Vendredi 16 janvier.

- Mr. Patton va vous recevoir, Mr. Daley.

¿ neuf heures, le lendemain matin, je me retrouve en territoire connu - le hall d'accueil de Simpson & G‚tes.

La secrétaire me fait entrer dans le bureau d'angle aux allures de musée que Patton occupe au quarante-sixième étage.

Comme toujours chez les stars de la profession, on n'y voit pas le moindre dossier. Il a ses esclaves pour faire le travail. Un épais tapis d'Orient met en valeur le mobilier de style Louis-quelque-chose. Plusieurs sculptures modernes sont disposées sur une console. Les murs sont tapissés de clichés montrant Patton en compagnie de politiciens locaux. Il se lève pour m'accueillir.

Chuckles est assis dans l'un des fauteuils capitonnés. Il ne se lève pas.

Patton est tout sourires et l‚che, d'entrée, un gros mensonge :

- quel plaisir de vous revoir !

Il ne se rassoit pas. Je comprends le message. Ceci est une courte visite.

- Je ne m'attendais pas à ce que vous convoquiez le comité

exécutif en mon honneur, dis-je, avec un regard en coin vers Chuckles.

Mais c'est Patton le porte-parole, ce qui n'a rien pour m'étonner.

- Après votre appel, nous nous sommes dit qu'il valait mieux être ensemble pour vous recevoir. Mais nous sommes tous débordés.

Il jette un coup d'úil en direction de Chuckles avant de poursuivre :

- Ecoutez, je sais que vous voulez parler de JoÎl. C'est une affaire très grave. Une véritable tragédie. (Hochement de tête solennel.) Nous avons remis nos témoignages à la police. Nous avons accordé un congé administratif à JoÎl et nous laissons maintenant la justice suivre son cours. C'est tout ce que nous pouvons faire.

Bien joué, bien dit. Et, à l'évidence, soigneusement répété. Je décide d'attaquer sans plus attendre :

- D'après les rapports de police, vous étiez au bureau ce soir-là. Je voudrais savoir à quelle heure vous êtes reparti.

- Si vous voulez insinuer que quelqu'un, dans cette pièce, pourrait être impliqué, vous faites fausse route.

- Je n'insinue rien du tout. J'essaye simplement d'assembler les pièces du puzzle pour comprendre ce qui s'est passé.

Il sait que je mens. Mais il est obligé de répondre, s'il ne veut pas avoir l'air d'esquiver.

- Je suis reparti à une heure et demie du matin. Charles m'a suivi un peu plus tard. Nous avions à travailler sur les prévisions budgétaires. Nous n'avons ni l'un ni l'autre entendu quoi que ce soit.

Ils peuvent donc se fournir mutuellement un alibi. Très commode.

- Merci. Je suis certain que les caméras de surveillance confirmeront vos dires.

Ils échangent un bref regard. Poursuivons :

- quelqu'un a déclaré que JoÎl avait une liaison avec Diana.

C'est ce que m'ont dit les policiers chargés de l'enquête.

- Je n'en sais strictement rien. Et si je le savais, c'est aux enquêteurs que je le dirais, pas à vous.

- J'espérais que vous me confirmeriez l'avoir dit à la police.

- Nous avons dit à la police, et à elle seule, ce que nous avions à dire.

Il fait quelques pas vers la porte pour m'inviter à sortir. Je ne bouge pas, et j'insiste :

- Je sais que vous avez dit à la police que JoÎl et Diana couchaient ensemble.

- Nous avons dit à la police ce que nous avions à dire, répète-t-il, d'un ton détaché.

Essayons un autre angle d'attaque :

- Est-il exact que le cabinet n'a pas pu rembourser son crédit d'équipement auprès de la First Bank ?

Je veux leur faire croire que j'en sais beaucoup plus qu'en réalité. Patton prend l'offensive :

- La santé financière du cabinet est excellente. Si j'étais à

votre place, je ne préparerais pas la défense de mon client en nous harcelant.

- Je peux exiger par voie de justice d'avoir accès aux comptes'si vous refusez de répondre à mes questions.

- Cet entretien est terminé, Mike.

Plus tard dans la matinée, je constate que les choses ne s'arrangent pas. Jeff Tucker, trente-cinq ans environ, est fondé de pouvoir de la First Bank mais a commencé sa carrière chez Simpson & G‚tes. Il est parti à la First Bank il y a deux ans parce qu'il n'était pas passé associé, après que Bob Holmes l'eut littéralement poignardé dans le dos à cette occasion. Il ne l'a toujours pas digéré. Il travaille dans un bureau de trois mètres sur trois à la lumière d'une minuscule fenêtre au troisième étage d'un immeuble des années soixante-dix, du côté sud de Market Street. Au milieu des années quatre-vingt, la First Bank tenait le haut du pavé. Mais au tournant de la décennie le marché de l'immobilier s'est effondré et la First Bank avec lui. Son prési-

dent a été traduit en justice pour faux en écritures et un conglomérat japonais a racheté l'affaire. Afin de réduire ses co˚ts, la banque a abandonné les magnifiques locaux qui abritaient son siège pour s'installer au quarantième étage d'une tour du Four Embarcadère Center, à la place d'une compagnie d'assurances aujourd'hui disparue.

Il est midi moins le quart et Jeff voudrait bien aller déjeuner.

Il me fixe à travers des lentilles oculaires qui n'ont pas l'air de lui faciliter la vue :

- Je ne sais rien qui puisse t'être utile, dit-il.

Une tactique comme une autre. Dans le doute, on essaie de couper court.

- J'ai cru comprendre que Simpson & G‚tes avait quelques difficultés financières.

Il gratte son cr‚ne guetté par la calvitie :

- Tu sais bien que je ne suis pas autorisé à donner des informations sur nos clients.

- Attention, je suis un ancien associé de Simpson & G‚tes.

Si le cabinet coule, on fera sans doute appel à moi pour aider à le renflouer. Tu peux donc me considérer moi aussi comme l'un de tes clients. Si tu le préfères, je peux revenir avec un mandat. Mais j'aimerais autant éviter d'en arriver là.

C'est un peu gros, à vrai dire. C'est pourtant souvent la manière forte qui marche le mieux avec des types comme Jeff.

Il réfléchit. J'ai l'impression qu'il fait du calcul mental.

- qu'as-tu besoin de savoir, au juste ?

- Je veux savoir si le cabinet a des difficultés financières.

- Oui.

- Est-il exact qu'il n'a pas pu rembourser le prêt d'équipement consenti par la banque ?

Il serre un peu plus les lèvres :

- Oui.

- quel était le montant de ce prêt ?

- D'environ vingt millions.

- Vous avez fait une saisie ?

- Pas encore. Mes supérieurs ont estimé qu'une telle saisie, tout de suite après le drame qui vient de se produire, serait mauvaise pour notre image.

- Je vois.

- Nous leur avons donc accordé un délai.

On ne voit pas ça tous les jours de la part d'une banque.

- Vraiment ? quel délai ?

- Soixante jours. S'ils ne trouvent pas ces vingt millions d'ici la fin février, nous saisirons. Ce qui mettra sans doute le cabinet en faillite.

Intéressant.

Il se lève :

- Je t'en ai déjà dit plus que je ne le devrais. Je suis en retard pour le déjeuner.

¿ midi, je mange au McDonald's de Fine Street tout en discu-

tant avec Rosie, mon portable à l'oreille :

- Tu as réussi à joindre Beth Holmes ?

- Oui. Mais elle ne dit pas grand-chose. Elle prétend tout ignorer de la situation financière et des investissements de son défunt mari. Et elle n'en sait pas plus sur son testament ni sur son assurance vie.

- Très bien.

- Devine qui est l'exécuteur testamentaire ?

Facile.

- Charles Stern.

- Eh, oui. Comment le savais-tu ?

- Il fait ça pour tout le monde, au cabinet. Les morts se plaisent beaucoup en sa compagnie.

Elle rit.

- Comment s'est passé ton rendez-vous avec tes anciens collègues ?

- Mal. Personne ne veut parler. C'est le mur du silence.

- «a n'a rien d'étonnant. Excuse-moi, il faut que je me dépêche.

¿ une heure de l'après-midi, j'admire la vue sur le Golden G‚te Bridge depuis le trente-huitième étage de la Transamerica Pyramid. Jack Frazier, fringant responsable des fusions et des acquisitions à la Continental Capital Corporation, occupe un bureau d'angle beaucoup trop vaste pour ses trente-deux printemps. Grand et blond, l'úil vague, il semble déplacé derrière sa grande table en acajou. On peine à croire que ce type a convaincu ses patrons, dans le Connecticut, de débourser neuf cent millions de dollars pour la compagnie de Vince Russo.

D'après JoÎl, il fait partie de cette génération de gestionnaires diplômés des grandes universités qui sont arrivés juste au bon moment sur le marché du travail. Au prochain tournant de l'économie, il se retrouvera au volant d'un taxi.

Sans me laisser le temps de m'asseoir, Frazier lance de derrière son bureau :

- La Continental Capital Corporation n'a aucun commentaire à faire sur les circonstances de la disparition de Mr. Holmes et de Ms. Kennedy.

L'avocat qui le suit partout comme son ombre, un quinquagénaire falot du nom de Martin Glass, prend la relève :

- Mr. Daley, nous avons confié nos témoignages à la police.

Nous n'avons rien de plus à dire pour le moment.

Il retire ses lunettes aux verres épais dépourvus de monture et les pose sur le bureau de Frazier. Une façon de dire que s'il ne tenait qu'à lui, on en resterait là. C'est toujours incroyable de voir à quel point les gens se referment et deviennent muets comme des carpes dès qu'apparaît un avocat de la défense.

Il est temps de jouer les éléphants dans le magasin de porcelaines :

- Je n'en ai pas pour très longtemps, dis-je. J'essaie seulement de comprendre ce qui s'est passé au cours de cette soirée.

¿ quelle heure êtes-vous partis, tous les deux ?

C'est Glass qui répond :

- Vous le trouverez dans le rapport de police. Je suis parti quelques minutes avant dix heures. Jack est parti vers une heure quarante-cinq du matin.

Ils ont accordé leurs violons.

- O˘ habitez-vous l'un et l'autre ?

¿ nouveau, Glass :

- J'habite à Seacliff. Jack, à Russian Hill.

- Je vois.

Je sais que les enregistrements des caméras de sécurité me permettront de vérifier ces informations. Très bien. Voyons maintenant si je peux en savoir un peu plus :

- Comment se passait la négociation pour la signature de la vente ?

Ils échangent un coup d'úil.

- Bien, dit Glass.

Bonne réponse. Elle ne nous apprend rien.

- Vous étiez près de conclure ?

- Oui, dit Glass. Tous les papiers étaient paraphés.

- que s'est-il passé le lendemain matin ?

- J'ai reçu un appel de votre client. Il m'a appris ce qui était arrivé.

Je réfléchis quelques secondes avant de poursuivre :

- Il paraît qu'on avait fixé une forte indemnité en cas de dédit ?

Glass ouvre la bouche pour répondre, mais Frazier est plus rapide :

- En effet.

Je note que Frazier peut se montrer impulsif. S'il était aussi malin que tout le monde semble le penser chez CGC, il aurait mieux fait de tenir sa langue.

- Elle était de combien ?

- C'est confidentiel, se h‚te de répondre Glass.

- Me permettrez-vous de penser que cette indemnité était d'un montant assez élevé pour que vous n'ayez pas envie de la payer ?

Frazier sourit et dit :

- On n'a jamais envie de payer une indemnité de dédit, Mr. Daley.

- Je ne vois pas en quoi ceci concerne votre client, intervient Glass.

- J'essaie simplement de comprendre ce qui se passait.

Et si ton client avait un mobile.

- Mr. Daley, dit Glass. Nous vous avons dit tout ce que nous savons. Je suis désolé. J'aime bien JoÎl Friedman. J'espère qu'il n'est pas coupable. Et s'il l'est, bien s˚r, je suis certain qu'il aura ce qu'il mérite.

¿ quatorze heures, je pénètre dans le bureau sans fenêtre d'Ed Ehrlich, avocat de la ville, au quatrième étage d'un immeu-

ble des années cinquante non loin du Moscone Convention Center. On ne pourra pas reprocher à la municipalité de gaspil-ler l'argent des contribuables dans des locaux luxueux. Mais Ehrlich, avec son regard d'oiseau de proie, semble très à l'aise derrière son bureau métallique. Ici, il n'y a pas d'art sur les murs.

- On m'attend à l'Agence pour le développement, dit-il. Si on se voyait plus tard ?

- Bien s˚r. Vous permettez tout de même que je vous pose rapidement deux ou trois questions avant que vous partiez ?

- Vite, alors.

- Jusqu'à quelle heure êtes-vous resté dans les locaux de Simpson & G‚tes ce soir-là ?

- Je suis rentré chez moi vers vingt-deux heures.

- La vente était-elle près de se conclure ?

- Autant que je sache, oui. Il avait reçu l'approbation du comité directeur de CGC. Tout dépendait de Vince Russo.

- Les gens de la mairie en étaient satisfaits ?

Il regarde ses murs nus :

- Pour l'essentiel, oui. Certaines personnes ont exprimé des inquiétudes sur le financement de notre prêt. Mais ça ne m'a pas paru fondamental.

- quand Dan Morris est-il reparti ?

J'aperçois dans son regard une lueur d'exaspération qu'il s'empresse de cacher. Apparemment, Ed et le conseiller politique du maire ne sont pas les meilleurs amis du monde.

- Je n'en sais rien.

- Pourquoi était-il resté ?

- Pour faire ce qu'il fait toujours - ses relations publiques.

Il voulait lécher les bottes des gens de la CGC. C'est le genre de type qui essaye toujours de se faire valoir.

- Vous n'avez rien vu de bizarre, ce soir-là, rien qui ait attiré

vos soupçons ?

- Non. Ce sont toujours les mêmes débats juridiques à la con.

Il détourne le regard :

- Je dois y aller, maintenant.

¿ quatorze heures trente, je remonte Montgomery Street à

pied tout en discutant avec Pète sur mon portable :

- Tu as trouvé quelque chose ?

- Eh bien, oui. Je me suis occupé de Vince Russo. Il est exact qu'il n'est pas rentré au Ritz cette nuit-là. Le flic qui a retrouvé

sa voiture près du Golden G‚te Bridge n'a vu personne. La voiture était immatriculée au nom d'une société à responsabilité

limitée, Camelot Investments, qui appartient à deux trusts domi-ciliés aux Bahamas. L'un est le Fonds caritatif international.

L'autre, le Fonds humanitaire. Je vais me renseigner là-dessus.

- Continue à chercher, Pète.

Je ne suis guère plus avancé, à trois heures de l'après-midi, au moment o˘ je m'assois dans le bureau de Dan Morris.

Comme on pouvait s'y attendre, le bureau du conseiller politique est un mausolée au héros qu'il préfère entre tous - lui-même. Deux murs sont couverts de photographies de Dan souriant en compagnie de notables locaux dont il a orchestré l'ascension politique. Sur un troisième mur s'étalent les affiches encadrées de ses candidats aux élections. Le Caméléon : c'est ainsi qu'on appelle ce rouquin ventripotent dans les milieux politiques de San Francisco, en hommage à sa capacité de travailler pour des candidats de tous bords dès l'instant qu'ils disposent des quatre cent mille dollars qu'il leur demande pour une campagne. Humainement, ce n'est pas quelqu'un de très bien, mais ses candidats gagnent. Il vient de lancer la campagne d'Edward Cross, candidat républicain au Sénat, et celle de Lès-lie Sherman, candidat démocrate au Congrès.

¿ trois heures et demie, je suis toujours dans son bureau à le regarder travailler. Il n'a pas l‚ché le téléphone depuis mon arrivée. Au cours des quinze dernières minutes, il a collecté

environ cent mille dollars pour Cross et cinquante mille pour Sherman. Il couvre le récepteur de sa main et articule muettement : " Excusez-moi. " Puis, du pouce et de l'index écartés de deux centimètres, il m'indique qu'il n'en a plus que pour une minute.

Il est quinze heures quarante quand il raccroche enfin.

- On passe son temps à collecter des fonds, quelle galère !

s'exclame-t-il.

- Je comprends.

Ne te crois pas obligé de t'excuser, mon gars.

- Je suis vraiment navré pour vous, mais je suis attendu chez le maire dans dix minutes.

- Peut-on se voir demain ?

Il enfile déjà son manteau :

- Je vous appellerai. Je prends un avion pour LA. en tout début de matinée.

- On ne peut pas discuter une minute ?

- Il n'est pas question que je fasse attendre le maire. Je vous appellerai.

Et le voilà parti.

¿ seize heures trente, je pousse la porte du Harrington, dans Front Street. Il fait toujours sombre à l'intérieur de ce vieux pub aux murs recouverts de boiseries, désormais coincé entre de hautes tours de bureaux. Je tenais à y être avant que la foule des dîneurs ne commence à l'envahir.

Rick Cinelli m'accueille. Ce grand brun au teint oliv‚tre, à la voix rauque et aux manières discrètes, tient le Harrington depuis une bonne vingtaine d'années. Il pourrait concourir pour le fauteuil de maire. Je me juche sur un tabouret devant le comptoir et il me sert un Anchor Steam.

- «a fait une paye qu'on ne vous avait plus vu, Mike.

- J'avais du boulot, Rick.

Je bois quelques gorgées de bière.

- Vous savez que j'ai quitté Simpson & G‚tes ?

- Je l'ai entendu dire.

Il s'éloigne vers le fond de la salle pour servir un client, puis revient :

- quelle horreur, cette histoire de Bob et Diana, dit-il. On m'a dit que vous étiez l'avocat de JoÎl.

- Oui.

Je laisse passer quelques secondes avant d'enchaîner :

- C'est d'ailleurs pour ça que je suis ici. Je sais que JoÎl et Diana sont venus dîner ce soir-là. Les flics vous ont interrogé.

Il fait oui de la tête.

- Je peux vous poser deux ou trois questions ?

- Allez-y. Je n'ai rien à cacher.

- Vous avez dit aux policiers, paraît-il, que JoÎl et Diana s'étaient disputés pendant ce repas.

- C'est exact. Ils avaient à peine passé leur commande que ça a commencé. «a a duré une minute et demie.

- Pas plus ?

- Pas plus.

Venons-en au plus important :

- Vous savez sur quoi portait cette dispute ?

- Non. (Il hausse les épaules.) J'avais beaucoup de travail.

Ils s'étaient mis dans un coin de la salle. Du moment que les gens règlent leurs consommations, je leur fiche la paix. Sinon, je ne serais pas ici depuis aussi longtemps.

Je m'attendais à cette réponse.

- Vous ne pourriez pas dire s'ils parlaient de leur travail ou d'autre chose ?

- Non.

- Vous n'avez pas entendu un mot, une bribe de phrase ?

Il fixe un point invisible à l'autre extrémité de la salle :

- Il lui a dit : " Tu me le paieras. " Il l'a dit deux fois et je l'ai très bien entendu. C'est tout.

Parfait. Je règle ma bière et le remercie. Il promet de m'appeler s'il entend parler de quoi que ce soit.

- Mr. Kim, puis-je vous parler un instant ?

Je m'approche d'Homer Kim, jeune vigile coréen en faction devant l'entrée du personnel de la Bank of America. Il est cinq heures de l'après-midi et l'équipe de nuit va prendre son service. Je me présente et lui tends ma carte de visite. Il a l'air de se méfier.

- J'aimerais vous poser quelques questions.

Il me jette un regard craintif et répond dans son mauvais anglais :

- Je veux pas être en retard.

- «a ne prendra qu'une minute.

- D'accord.

Je lui explique que je suis l'avocat de JoÎl. Il a un mouvement de recul. J'enchaîne :

- Vous avez bien dit à la police que Mr. Friedman et Mr. Holmes avaient eu une dispute ce soir-là ?

Son regard évite le mien.

- Oui, dit-il. Mr. Friedman était très en colère contre Mr. Holmes.

Il fait mine de s'éloigner.

- Vous savez pourquoi ?

Il détourne carrément la tête :

- Non.

- qu'a dit Mr. Friedman à Mr. Holmes ?

Il hésite, hausse les épaules :

- Je sais pas. Je suis entré dans le bureau. Mr. Friedman était en train de crier après Mr. Holmes.

- Mr. Kim, savez-vous pourquoi il lui criait après ?

- Je sais pas. Je vais être en retard.

- Vous n'avez pas entendu ce qu'il disait ?

- Non. Je veux pas être en retard.

Il me bouscule presque dans sa h‚te. Un bon procureur lui fera dire tout ce qu'il voudra.

¿ dix-huit heures, je suis à mon bureau avec Rosie quand Pète appelle :

- Alors ? Vous avez trouvé quelque chose ?

Je branche le haut-parleur et réponds en regardant Rosie :

- Rien de bien utile.

- Moi non plus, dit Rosie.

- Et toi, Pète ?

- J'ai fait surveiller ton ami Arthur Patton, hier soir. (¿ sa voix, je sais qu'il sourit.) Tu avais raison, au sujet de son divorce.

Ils sont séparés depuis deux mois, sa femme et lui, et il a pris un appartement sur Russian Hill. Vers vingt heures, il est sorti pour une visite de condoléances à la veuve Holmes.

Il fait une pause pour ménager ses effets. Je regarde Rosie.

- Il n'en est reparti que ce matin à sept heures.

Si je dois me remarier un jour, j'attendrai que Pète ne soit plus de ce monde.

¿ sept heures du soir, le lundi, Rosie, Mort et moi-même retrouvons JoÎl et son père dans la salle à manger de ce dernier.

L'audience préliminaire est pour le lendemain matin à dix heures, avec dépôt des motions à neuf heures.

Le rabbin Friedman n'est pas content :

- D'après vous, donc, vous ne pensez pas être en mesure de contrer l'accusation, demain ?

- J'en ai peur, Mr. Friedman. Ils ont sans doute assez d'éléments pour aller au procès.

Mort opine de la tête :

- Rabbin, dit-il calmement, ceci ne veut pas dire que leur dossier est solide, mais seulement qu'il est suffisant pour aller au procès.

Le rabbin Friedman ne semble pas satisfait de la réponse.

JoÎl est tendu :

- que comptez-vous faire, alors ? Capituler ?

- Non, dis-je. Nous allons contrer leurs témoins. Ils n'auront pas la t‚che facile. Mais nous éviterons d'en dire trop. Il ne faut rien l‚cher qui puisse être utilisé contre nous au procès.

- Vous allez envoyer au panier ces prétendus aveux, n'est-ce pas ?

- Oui. C'est la première chose à faire. Nous avons rendez-vous dans le cabinet du juge avant l'ouverture de l'audience pour que cette pièce soit retirée du dossier. S'il refuse, nous présenterons une requête en annulation. Je ne veux plus en entendre parler.

Le rabbin secoue la tête. JoÎl se tourne vers lui :

- Ils font tout ce qu'ils peuvent, papa. Il arrive que la justice ait des ratés. Et elle n'est jamais très rapide.

Merci, JoÎl. C'est toujours agréable d'être défendu par son client. Les choses se passent mieux, en général, quand c'est l'inverse.

Rosie rompt le silence :

- Vous ne croyez pas que nous aurions intérêt à demander un changement de juridiction ? Les médias font un tel raffut sur cette affaire qu'on aura du mal à trouver un jury vierge de toute opinion.

Nous avons déjà évoqué cette éventualité entre nous. La défense demande souvent à ce qu'un procès se plaide devant une juridiction très éloignée, pour éviter que les jurés potentiels ne soient influencés par la presse.

Mort répond le premier :

- Moi, j'estime qu'il vaut mieux rester ici. San Francisco est une ville libérale. S'agissant d'une affaire de meurtre, je préfère me battre ici que dans n'importe quel coin de la Californie.

Rosie approuve d'un hochement de tête :

- Je suis d'accord avec vous. Je ne me risquerais pas à plaider cette affaire devant des jurés de Bakersfield ou d'Orange County. ¿ San Francisco, c'est jouable.

- Donc, on reste ici ? demande JoÎl.

- Oui.

- Nous avons autre chose à voir ensemble, dit Rosie. S'il doit y avoir procès, nous devons nous mettre d'accord sur le calendrier. Il va falloir préparer des témoins, trouver des experts, discuter avec des spécialistes. «a peut demander du temps.

Elle se tourne vers JoÎl :

- Je suppose que tu ne demanderas pas l'application de la règle des soixante jours.

- Je n'ai jamais vu un seul de mes clients la demander, renchérit Mort.

JoÎl lève le menton et nous regarde :

- Justement. Je n'ai pas de temps à perdre.

- JoÎl, dis-je, on pourrait peut-être en discuter ?

- Autant que vous voudrez, mais ça n'y changera rien. Je ne demanderai pas de délai. C'est toute mon existence qu'on a foutue en l'air alors que je n'ai rien fait. Ma réputation est salie.

Ma femme et mes enfants vivent un cauchemar. Je suis très bien chez mes parents, mais je veux rentrer chez moi. L'affaire n'est pas compliquée. Je n'ai rien fait, point. Je ne vais pas laisser un an à Skipper pour préparer ce procès. Je veux qu'il ait lieu le plus vite possible. Demain, tu diras au juge que je ne demande pas de dérogation à la règle.

-JoÎl...

Il m'interrompt :

- Non. C'est moi le client. C'est moi qui décide. Et je n'ai pas de temps à perdre.

L'audience préliminaire

" NewsCenter 4 a appris de source s˚re que JoÎl Mark Friedman avait avoué le meurtre de

ses deux collègues de travail. Le juge Kenneth Brown préside l'audience préliminaire ce matin à dix heures. "

Rita Roberts. Flash d'information.

NewsCenter 4. Mardi 20 janvier.

- Votre Honneur, commence Mort, nous avons trois importantes questions à vous soumettre.

Il est neuf heures, ce matin du 20 janvier et nous sommes, Rosie, Mort et moi, assis dans le cabinet du juge Kenneth Brown. Skipper et McNulty sont là aussi. Le bureau de Brown est encombré de dossiers et de répertoires juridiques. Sur une tablette trône une photo de lui serrant la main du gouverneur.

Le juge Brown approche de la soixantaine. Silhouette dégin-gandée, petits yeux qui vous fixent à travers la fente des paupières au-dessus de la barbe poivre et sel. C'est un ancien procureur et un allié politique du maire. Il vise une nomination à la cour fédérale. En attendant, il lui faut écouter des conclusions et présider des audiences préliminaires en cour municipale. Contrairement au juge Levin, Brown consulte de temps à

autre les lois californiennes et tout le monde pense qu'il ira loin. On dit aussi qu'aucun procureur n'a jamais trouvé gr‚ce à

ses yeux. Il leur voue à tous la même haine.

- quel est le problème, Mr. Goldberg ?

Le ton est strictement professionnel.

C'est Mort, ce matin, qui présente les conclusions. Ce sera son grand moment. S'il ne parvient pas à convaincre le juge Brown, son camarade de poker, qu'il faut retirer ces faux aveux du dossier, nous serons dans le pétrin. Si le fait de l'avoir avec nous doit nous servir à quelque chose, c'est maintenant. Mort se révèle d'ailleurs, d'entrée, excellent :

- Premièrement, l'inspecteur Marcus a prétendu que Mr. Friedman avait avoué. Il n'a pas avoué. Deuxièmement, Mr. Friedman n'a pas été informé de ses droits avant cet interrogatoire. ¿ supposer même qu'il ait avoué - ce qu'il n'a pas fait -, ces aveux seraient irrecevables. Troisièmement, le cabinet de Mr. G‚tes a informé la presse de ces prétendus aveux. Avant même d'être constitué, l'éventuel jury est déjà

influencé. Nous ne pouvons que réclamer l'annulation de la procédure.

Il ne l'obtiendra jamais. Il n'y a pas la moindre chance.

- Votre Honneur..., commence Skipper.

Le juge ne le laisse pas aller plus loin :

- Mr. G‚tes, je vous préviendrai quand ce sera à votre tour de parler.

- Oui, Votre Honneur, répond Skipper avec un hochement de tête respectueux.

Le juge se tourne vers Mort :

- Voyons les choses point par point. J'ai lu vos conclusions.

Je ne suis pas en mesure de déterminer ce qui a été dit lors de cet interrogatoire. Conformément à la procédure, je dois laisser l'inspecteur Banks témoigner de ce qu'il a entendu... sauf à être persuadé qu'il a commis un parjure.

Sourire de Skipper.

- Mais, Votre Honneur..., intervient Mort.

Brown lève la main. Mort reste la bouche ouverte.

- Par contre, reprend le juge, vos autres observations sont nettement plus sérieuses.

Le sourire de Skipper disparaît. Le juge pointe son stylo sur lui:

- Mr. G‚tes, le prévenu a-t-il été d˚ment informé de ses droits avant que l'interrogatoire ne débute ?

Skipper regarde McNulty avant de répondre :

- Non, Votre Honneur. Il n'a pas été informé de ses droits parce qu'il n'était pas encore suspect.

McNulty opine du chef.

Brown fronce les sourcils :

- Combien de temps a duré l'interrogatoire de Mr. Friedman ?

Skipper s'éclaircit la voix et l‚che, dans un murmure :

- ¿ peu près deux heures, Votre Honneur.

- Excusez-moi, Mr. G‚tes, mais je ne vous entends pas.

Plus fort, cette fois :

- ¿ peu près deux heures, Votre Honneur.

¿ moi d'intervenir :

- En réalité, l'interrogatoire a duré quatre heures. Et ce dont nous parlons s'est produit tout à la fin.

- Je vois, dit Brown.

Il se tourne vers Skipper :

- Est-ce le prévenu qui a spontanément donné cette information, ou est-ce l'inspecteur Banks qui lui a demandé s'il avait commis le double meurtre ?

Silence. Skipper regarde McNulty, puis :

- Je crois que le prévenu a répondu à une question.

- Mr. G‚tes, dit Brown, nous devrions peut-être inviter l'inspecteur Banks, pour qu'il nous dise exactement comment les choses se sont passées ?

- Excellente idée, Votre Honneur.

Le juge Brown demande à son assesseur d'aller chercher Banks, qui arrive, s˚r de lui, un instant plus tard. Il est très chic dans son complet gris à veste croisée. De gros boutons de manchettes en or brillent à ses poignets. Je me demande comment il fait pour s'offrir des tenues pareilles avec le salaire qu'il touche. Il s'assoit dans l'unique fauteuil vide.

- Inspecteur Banks, commence le juge, on nous dit que vous avez interrogé Mr. Friedman ?

- Oui, Votre Honneur.

- Et que vers la fin de cet interrogatoire, il aurait, d'après vous, avoué les meurtres de Robert Holmes et de Diana Kennedy ?

Il n'a pas l'ombre d'une hésitation :

- Oui, Votre Honneur. C'est exact.

- Cet interrogatoire était-il enregistré ?

- Oui, Votre Honneur.

- Et ces aveux figurent sur l'enregistrement ?

Une brève hésitation, cette fois :

- Ma foi, non, Votre Honneur.

Le juge Brown ouvre de grands yeux :

- Pourquoi non ?

- Avec mon collègue, l'inspecteur Johnson, nous avions théoriquement achevé cet interrogatoire et débranché le magnétophone.

- Et après que vous ayez débranché ce magnétophone, Mr. Friedman a avoué ?

- Oui.

Brown frappe le bureau de son stylo :

- quelle coÔncidence ! O˘ était l'inspecteur Johnson, quand Mr. Friedman a, d'après vous, avoué ?

- Il avait quitté la pièce.

- Et pourquoi donc ?

- Pour aller chercher un verre d'eau à Mr. Friedman.

- Donc, l'inspecteur Johnson n'a pas entendu les aveux en question ?

- Non.

- quelqu'un d'autre les a entendus ?

- Non.

- Votre Honneur...

Il m'arrête :

- Ce sera à votre tour dans un instant, Mr. Daley. Inspecteur Banks, vous travaillez depuis longtemps dans la police ?

- Trente ans.

- Combien de suspects de meurtre avez-vous interrogé

depuis trente ans ?

Banks réfléchit :

- Des centaines. Peut-être des milliers, Votre Honneur.

Cette fois, c'est un doigt menaçant que le juge pointe sur lui :

- Et avez-vous jamais entendu parler de l'obligation d'informer de ses droits la personne qu'on interroge ?

Banks fait un effort pour déglutir avant de répondre :

- Oui, Votre Honneur.

- Inspecteur Banks, voici mon problème. Nous comprenons que vous n'avez pas informé Mr. Friedman de ses droits avant de le soumettre à votre interrogatoire. Est-ce exact ?

Banks regarde Skipper, très vite, avant de répondre :

- C'est exact.

Sa franchise m'impressionne. Il aurait pu mentir, dire qu'il avait bel et bien informé JoÎl de ses droits. Et soutenir sa parole contre celle de JoÎl.

- Puis-je vous demander pourquoi vous ne l'avez pas fait ?

- Il n'était pas suspect au moment de l'interrogatoire, répond Banks.

- Je vois. (Il a ses lunettes à la main et il les pointe sur Banks.) Inspecteur, Mr. Friedman a-t-il donné spontanément cette information, ou a-t-il répondu à une question ?

- Je crois bien qu'il a répondu à une question.

- Et quelle était votre question ?

Banks regarde le juge bien en face :

- Je lui ai demandé si c'était lui qui avait fait le coup.

- Vous lui avez demandé si c'était lui qui avait fait le coup ?

- Oui, Votre Honneur.

- Mais il n'était pas suspect ?

- Non, Votre Honneur.

- Et comment a-t-il répondu ?

- Il a répondu par l'affirmative.

- L'affirmative ?

- Oui.

- En d'autres termes, il vous a dit " oui " ?

- C'est exact.

Mort demande à parler :

- Votre Honneur, en réalité, Mr. Friedman n'a pas dit oui.

Il a répondu : " C'est ça ! " de façon ironique. Il se moquait.

Brown se retourne vers Banks :

- C'est le souvenir que vous avez de cette conversation, Mr. Banks ?

- Non, Votre Honneur. J'ai très clairement demandé à

Mr. Friedman si c'était lui qui avait fait le coup et il m'a répondu de façon affirmative.

Tu danses bien, Marcus. Mais pas assez bien tout de même.

Je m'en mêle :

- Votre Honneur, Mr. Banks n'a pas répondu à votre question.

Je me tourne vers Banks :

- Est-il exact, Mr. Banks, qu'en réponse à votre question, Mr. Friedman a répondu en prononçant de façon ironique les mots " C'est ça " ?

- Ce n'est pas ce dont je me souviens.

McNulty vient à sa rescousse :

- Votre Honneur, même si l'inspecteur Banks a demandé

au prévenu s'il avait commis les actes en question, il n'avait pas à l'informer de ses droits puisque le prévenu n'était pas suspect à ce moment.

Brown semble agacé :

- Franchement, Mr. McNulty, il me paraît difficile de soutenir que Mr. Friedman n'était pas suspect alors que Mr. Banks lui demandait si c'était lui qui avait commis ces meurtres.

Il se retourne vers Banks :

- S'il n'était pas suspect, inspecteur, pourquoi le lui demander ?

Je cherche une occasion d'intervenir pour reprendre mon argumentation sur le fait que JoÎl n'a pas avoué du tout. Je jette un coup d'úil à Rosie. Celui qu'elle me renvoie signifie : " Tais-toi. " Mort ne quitte pas le juge des yeux.

Banks hausse les épaules :

- Je ne sais pas trop, Votre Honneur. Je crois que c'était par curiosité, simplement.

Le juge Banks regarde Skipper :

- Mr. G‚tes, pouvons-nous considérer que vous disposez de suffisamment d'éléments, aujourd'hui, sans avoir recours à ces prétendus aveux ?

Skipper hésite. Il faut, bien s˚r, répondre oui. Enfin, il se décide :

- Oui, Votre Honneur. Mais il serait vraiment utile de conserver ces aveux dans le dossier.

- L'inspecteur Banks n'avait qu'à respecter la loi, rétorque sèchement le juge.

Il regarde Banks :

- Nous acceptons les conclusions de la défense. Les prétendus aveux du prévenu sont retirés du dossier. Je ne veux plus en entendre parler aujourd'hui, dans le cadre de cette audience préliminaire.

Il se tourne vers Skipper :

- Mr. G‚tes, vous auriez mieux fait de vous préparer à cette éventualité.

- Nous sommes prêts, Votre Honneur, dit Skipper en fusil-lant Banks du regard.

La première manche aux gentils.

Mort n'a pas bronché. Le cheval de retour ne craint pas la mitraille. Et il repart à l'attaque :

- Votre Honneur, nous avons un autre problème à vous soumettre. Ces faux aveux ont été divulgués dans la presse. Nous avons déjà été interrogés à ce sujet par plusieurs journalistes de la télévision. Et j'ai vu tout cela aux informations de ce matin.

Les futurs jurés sont déjà sous influence. Je suis dans l'obligation de vous demander le rejet de l'accusation.

On peut toujours demander.

Un sourire presque imperceptible se dessine sur les lèvres du juge.

- Si c'était une conclusion pour faire rejeter l'accusation, Mr. Goldberg, elle n'est pas acceptée. C'était de bonne guerre, toutefois.

Skipper a l'air content. Le juge continue :

- J'ordonne à Mr. G‚tes de rédiger une déclaration affir-mant qu'il n'y a pas eu d'aveux. J'en approuverai le contenu.

Elle devra m'être remise d'ici quatorze heures.

Skipper n'a plus l'air content du tout :

- Je n'apprécie pas l'insinuation d'après laquelle cette fuite aurait été organisée par mon cabinet.

Brown lui fait face, mais son regard semble le traverser :

- Mr. G‚tes, je veux cette déclaration écrite sur mon bureau avant quatorze heures. Dans le cas contraire, je vous poursui-vrais pour outrage à magistrat. Est-ce clair ?

- Oui, Votre Honneur.

- Bien.

- Votre Honneur, dit Mort, j'estime que Mr. G‚tes doit être sanctionné pour cette fuite irresponsable.

Cette fois, l'éléphant fonce tête baissée dans le magasin de porcelaines. Je regarde Rosie. Elle réprime un sourire.

- Votre Honneur, se plaint Skipper, nous n'avons rien donné à la presse.

Mort se tourne vers lui :

- Ah, ce serait donc nous, d'après vous ?

Le juge Brown frappe le bureau de son stylo :

- Mes enfants, je vous en prie ! Parce que nous devons tous collaborer, je ne sanctionnerai personne pour le moment.

- Votre Honneur, dis-je, je voudrais vous demander une ordonnance pour interdire que des fuites comme celle-ci se reproduisent.

Il fusille Skipper du regard :

- Je ferai mieux, Mr. Daley. Entendez ceci comme une ordonnance : je vous interdis à tous de communiquer avec la presse. Compris ?

Hochement de tête général.

- Bien. Si quelqu'un contrevient à cette ordonnance, je le ferai incarcérer pour outrage à magistrat. Et pour un bon bout de temps. Compris ?

Nouveau hochement de tête. On se croirait à l'école maternelle. Au coup de sonnette, nous devrons tous sortir pour la suspension d'audience.

- ¿ tout à l'heure pour l'audience, dit Brown.

- Excellent boulot, Mort.

JoÎl, Rosie et moi sommes assis dans un petit cabinet de consultation voisin de la salle d'audience du juge Brown.

- C'est un bon résultat, dit Mort. On n'a rien obtenu, mais on s'est débarrassés de ces aveux.

- que peut-on en attendre pour la suite ? demande JoÎl.

- Ce qu'il y a de bien, dis-je, c'est qu'ils vont être obligés d'en dire plus sur ce qu'ils ont dans leur dossier.

- Vous pourrez obtenir le rejet de l'accusation ?

Rosie, Mort et moi échangeons un regard.

- «a ne s'annonce pas bien, dis-je. Ils n'ont pas grand-chose comme munitions. Ta présence sur les lieux. Les empreintes sur l'arme et sur le clavier d'ordinateur. Les enregistrements au téléphone. Mais c'est sans doute suffisant pour obtenir un procès.

- Mais tout ça, on peut l'expliquer !

C'est comme s'il plaidait sa cause pour nous.

- Je le sais. Mais nous ne voulons pas dévoiler notre défense trop tôt.

- Autrement dit, je suis bon pour le procès.

- «a m'en a tout l'air.

Il ne dit plus rien, se contentant de lever les yeux au ciel.

- Levez-vous !

Le juge Brown fait son entrée dans sa petite salle d'audience pleine à craquer et prend sa place entre la Bannière étoilée et le drapeau de la Californie. Les journalistes occupent les bancs du jury. Il ne reste que quelques places pour les habitués. JoÎl est assis à la table de la défense, entre Rosie et moi. Mort est à

l'extrémité de la table. Le rabbin Friedman, au premier rang, nous regarde en silence. La mère de JoÎl est restée à la maison pour garder les enfants.

L'affaire est appelée et Skipper et moi déclinons notre identité pour le procès-verbal. Le juge Brown lit l'acte d'accusation et annonce que le prévenu a décidé de plaider non coupable.

Il nous rappelle que ceci est une audience préliminaire destinée à déterminer si l'accusation dispose d'éléments à charge suffisants pour traduire le prévenu devant une cour de justice criminelle. Skipper récapitule les charges dans une courte introduction. Je fais moi-même une déclaration encore plus courte pour dire que le dossier de l'accusation présente en réalité de trop graves lacunes pour justifier un procès. Le juge Brown ordonne à Skipper d'appeler son premier témoin.

- Veuillez indiquer votre nom et votre profession, dit Skipper.

- Dr Roderick Beckert, médecin légiste en chef de la ville et du comté de San Francisco.

- Depuis combien de temps exercez-vous ces fonctions ?

- Depuis trente ans.

Skipper se lance dans l'énumération des états de service de Beckert. …tudes supérieures à Harvard. Diplôme de médecine de Stanford. Je l'interromps pour dire que la défense reconnaît la compétence du témoin. Skipper est déçu. Il arrivait juste au moment o˘ Beckert remettait les tables de la loi sur le mont SinaÔ.

Skipper tend à Beckert un exemplaire de son rapport. Le médecin légiste y jette un rapide coup d'úil. Son témoignage est bref. Il confirme les blessures par balle ayant entraîné la mort de Bob et de Diana. Skipper se rassoit. Il n'a pas abattu plus de cartes qu'il n'en fallait pour cette audience préliminaire.

McNulty lui a bien fait répéter son rôle.

C'est maintenant à moi d'interroger le témoin :

- Dr Beckert, vous écrivez dans votre rapport qu'il se pourrait que les blessures de Mr. Holmes aient été auto-infligées.

- En effet.

La question suivante doit être formulée avec prudence :

- Dr Beckert, il est donc possible que la victime ait tiré ellemême les balles qui l'ont tuée ?

- Oui, mais...

Je ne le laisse pas continuer :

- Merci, docteur. Vous avez répondu à ma question. Je n'en ai pas d'autres.

Au tour de Sandra Wilson. Skipper lui fait rapidement décliner son identité et son curriculum vitae. …tudes supérieures et diplômes de l'Université de Californie. Dix-neuf années d'ancienneté dans la police de San Francisco. J'aurais l'air d'un rus-tre si je me risquais à l'interrompre.

Elle expose calmement les éléments matériels. Pour parler comme les chroniqueurs sportifs, rien de l'arrêtera. On peut tout au plus tenter de la contenir. Skipper lui fait, au passage, décrire ses méthodes d'investigation. Il est clair que le revolver et les autres pièces ont été manipulés et examinés dans un respect scrupuleux des procédures réglementaires. Elle décrit les empreintes sur l'arme et sur le clavier d'ordinateur. Ce sont très clairement celles de JoÎl. Puis viennent la bande enregistrée sur le répondeur téléphonique de Diana et le message de JoÎl adressé à Bob par le courrier vocal. JoÎl se penche vers moi et demande si on peut faire quelque chose. Je réponds par un haussement d'épaules. Skipper se rassoit. Il n'a sans doute pas besoin d'appeler d'autres témoins.

¿ moi :

- Ms. Wilson, avez-vous examiné les mains du prévenu, ou ses vêtements, pour y chercher des traces de poudre ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Il n'était pas suspect au moment o˘ nous avons examiné

la scène de crime. quand il l'est devenu, plusieurs jours après, ses mains et ses vêtements avaient été lavés et les tests n'auraient rien donné.

- Donc, vous ne pouvez pas prouver qu'il a tiré avec cette arme ?

- Ses empreintes se trouvaient dessus, Mr. Daley.

- Je comprends. Mais vous ne pouvez pas démontrer qu'il a tiré.

- C'est exact.

- Une dernière question, Ms. Wilson. Avez-vous relevé des empreintes de Mr. Friedman sur la détente ?

Je suis certain qu'elle s'y attendait. Elle reste un court instant silencieuse avant de répondre :

- Il y avait des empreintes brouillées sur la détente, Mr. Daley. Il nous a été impossible de les identifier.

- Donc, vous ne pouvez pas démontrer de façon définitive que Mr. Friedman a pressé la détente ?

- Nous n'avons pas pu identifier les empreintes sur la détente, Mr. Daley, répète-t-elle.

Je discute un moment avec le juge pour lui faire admettre que le témoin ne répond pas clairement. Et il finit par reconnaître que les éléments matériels qui viennent d'être exposés ne permettent pas de conclure que JoÎl a effectivement pressé la détente.

- Pas d'autres questions, dis-je.

C'est toujours utile d'avoir un ex-flic comme Pète dans son équipe. Il remarque des choses.

Roosevelt s'avance face à la cour. Il confirme le fait que JoÎl a admis sa présence dans les bureaux de Simpson & G‚tes le soir du crime. Il décrit la scène dans le bureau de Bob. Il produit des copies des relevés d'appels téléphoniques sur lesquels figure l'appel à Diana depuis le bureau de JoÎl. Son témoignage est factuel. Et totalement véridique. Je sens l'influence de McNulty.

Il estime qu'il n'est pas nécessaire de trop en dire pour aller au procès. Je cherche des points d'attaque et n'en trouve pas.

Réservons-nous pour la suite. Je renonce au contre-interrogatoire du témoin.

Skipper expédie avec autorité les deux témoignages suivants.

Rick Cinelli raconte en termes simples et directs la dispute au Harrington, et Homer Kim, plus fébrile, évoque les éclats de voix dans le bureau de Bob. Au cours de leur contre-interrogatoire, je leur fais admettre à tous deux qu'ils ignorent sur quoi portaient ces disputes. Je fais dire à Cinelli que JoÎl et Diana parlaient peut-être de leur travail. De Kim, je ne peux rien tirer de plus.

Au moment o˘ je pense que Skipper a terminé, il appelle Art Patton. Le silence se fait dans la salle tandis que Sa Majesté

l'…norme s'avance d'un pas décidé.

- Mr. Patton, étiez-vous présent au séminaire de Simpson & G‚tes en octobre dernier ?

- Oui.

Le ton est mesuré.

- Et lors de ce séminaire, avez-vous eu l'occasion de voir le prévenu et Ms. Kennedy ?

- Oui. Je les ai vus à de nombreuses reprises.

- Je voudrais parler avec vous de l'une de ces occasions.

Avez-vous vu le prévenu et Ms. Kennedy vers trois heures du matin, le samedi 25 octobre ?

- Oui.

- Et pouvez-vous nous dire dans quelles circonstances ?

Je me lève :

- Objection, Votre Honneur ! Je ne vois pas le rapport !

- Objection rejetée.

Patton essaie de paraître sincère :

- J'ai entendu des bruits en provenance de la chambre de Mr. Friedman. Comme j'étais inquiet, je suis allé frapper à sa porte. Mr. Friedman a ouvert. Je lui ai demandé si tout allait bien, et il m'a répondu oui. J'ai alors aperçu Ms. Kennedy dans le lit de Mr. Friedman. Elle n'avait pas l'air d'être habillée.

On entend un raclement de pieds au fond de la salle. Je regarde Naomi, qui baisse les yeux.

- Et qu'en avez-vous conclu, Mr. Patton ?

- Objection ! dis-je. Le témoin n'a pas à supposer !

- Objection retenue.

- Je vais reformuler ma question, dit Skipper. Avez-vous vu Mr. Friedman et Ms. Kennedy avoir un rapport physique dans cette chambre ce jour-là ?

- Objection !

- Objection rejetée.

Patton se donne des airs embarrassés. Il se tourne vers le juge:

- Il est gênant de parler de la vie personnelle de collaborateurs de notre agence.

Baratin.

- Je vais devoir vous demander de répondre à la question, Mr. Patton.

Patton pousse un soupir mélodramatique :

- Il semblait qu'ils étaient dans le même lit l'instant précédent.

- Pas d'autre question.

Bien joué, Skipper. Pas facile de remettre cette pendule-là à

l'heure. En me levant, je jette un coup d'úil à Naomi. Elle garde les yeux baissés. Le rabbin fronce les sourcils.

- Mr. Patton, Mr. Friedman vous a-t-il laissé entrer dans cette chambre ?

Il me fixe à travers ses petits verres ronds :

- Non. Je suis resté devant la porte.

- Comment avait-il ouvert cette porte ?

Il réfléchit quelques secondes :

- ¿ demi, peut-être.

- Vraiment. Trente, voire quarante ou quarante-cinq centimètres, Mr. Patton ?

- C'est ce que je dirais.

- Je crains que vous n'ayez pas très bien pu voir la chambre de Mr. Friedman par cette ouverture de quelques dizaines de centimètres.

- Je la voyais presque entièrement.

- Et pendant combien de temps la porte est-elle restée à

demi ouverte ?

- Une minute, environ.

- Et que portait Mr. Friedman ?

- Je ne m'en souviens pas bien. Un chandail et un pantalon de survêtement, je crois.

- La chambre était-elle éclairée ?

Il se renfrogne :

- Non.

- Mr. Patton, avez-vous vu Mr. Friedman et Ms. Kennedy au lit ensemble ce soir-là ?

Il fait une moue :

- Non.

- Avez-vous vu Mr. Friedman toucher Ms. Kennedy ?

- Non.

- Ms. Kennedy était-elle sous les draps ?

- Oui. Le drap était tiré sur elle.

- Je vois. Mais vous venez de déclarer que Ms. Kennedy semblait nue ?

- Oui. De là o˘ je me trouvais, elle semblait nue.

- Mais vous venez de dire qu'elle était sous le drap ?

- Je la voyais tout de même.

- Mais elle aurait pu avoir sur elle des vêtements, un pyjama ou un sweat-shirt, n'est-ce pas ?

- Je suppose que c'est possible.

- Et vous regardiez à travers une porte à demi ouverte dans une chambre qui n'était pas éclairée ?

- Oui.

Et maintenant, l'estocade :

- Mr. Patton, avez-vous vraiment vu Mr. Friedman et Ms.

Kennedy au lit ensemble ce soir-là ?

- Non.

- Avez-vous constaté un contact physique entre eux ce soir-là?

Skipper se lève :

- Cette question a déjà été posée et le témoin y a répondu, Votre Honneur !

- Objection rejetée.

- Non, répond Patton. Je ne peux pas affirmer qu'ils ont eu un contact physique ce soir-là.

Jusqu'ici, c'est parfait. Nous allons voir maintenant si Skipper est vigilant.

- Mr. Patton, est-il exact qu'une petite fête a eu lieu ce même soir dans votre propre chambre ?

- Je ne m'en souviens pas.

Skipper, réveille-toi ! Il est temps de faire objection. Je continue :

- Mr. Patton, j'étais là moi aussi ce soir-là. Je peux produire une copie de l'invitation à cette petite fête.

C'est gentil de la part de Skipper de me laisser témoigner. Il aurait pu bondir et devrait être en train de hurler. J'aperçois McNulty qui lui chuchote frénétiquement à l'oreille.

- Oui, Mr. Daley, répond Patton. Il y a eu une petite fête dans ma chambre ce soir-là.

- Bien. Et Ms. Kennedy y était ?

- Oui.

- Mr. Patton, Ms. Kennedy n'est-elle pas partie ensuite parce qu'elle était furieuse ?

- Je ne m'en souviens pas.

- Permettez que je vous rafraîchisse la mémoire. N'est-elle pas partie furieuse parce que vous lui aviez proposé de coucher avec vous ?

Rugissement de la salle. Brown abat son marteau. Le rabbin Friedman se penche pour dire quelque chose à Naomi.

- Objection, Votre Honneur ! Ces allégations sont sans fondement.

Tiens, le voici qui se réveille !

- Objection rejetée.

Patton sourit :

- Je ne vois absolument pas de quoi vous voulez parler.

- N'est-il pas vrai, Mr. Patton, que vous avez suivi Ms. Kennedy jusqu'à sa chambre quand elle a eu repoussé vos avances ?

Skipper bondit :

- Objection, Votre Honneur ! Le témoin a répondu qu'il ne savait rien de cet incident, à supposer qu'il se soit produit.

- Rejeté.

- N'est-il pas vrai, Mr. Patton, que vous avez agressé Ms. Kennedy, et qu'elle est allée chez Mr. Friedman pour se mettre sous sa protection ? Et n'est-il pas vrai que vous vous êtes rendu à

votre tour chez Mr. Friedman pour pouvoir dire à tout le monde que vous aviez vu Mr. Friedman et Ms. Kennedy ensemble au cas o˘ cette dernière vous accuserait ensuite de harcèlement sexuel ?

Skipper, la face congestionnée, hurle son objection. Avant que le juge ait répondu, Patton se lève en criant :

- C'est un mensonge !

Le juge Brown frappe du marteau sur le petit socle en bois.

Je regarde Naomi, qui me répond par un hochement de tête approbateur. Patton reprend contenance et se rassoit.

Le juge Brown me regarde :

- Objection acceptée, dit-il d'un ton mesuré.

- Pas d'autre question, Votre Honneur.

Si JoÎl doit aller au procès, Simpson & G‚tes ira avec lui.

Après quelques brefs arguments en guise de conclusion, Skipper demande la tenue d'un procès.

- Mr. Daley, dit le juge Brown, je présume que vous allez présenter une requête pour changer de juridiction.

- Non, Votre Honneur. Nous nous trouvons très bien ici, à

San Francisco.

Il est surpris :

- Et votre client va demander un délai par dérogation aux soixante jours réglementaires ?

Je réponds sans hésitation :

- Non, Votre Honneur, mon client ne veut pas de délai.

Nous voulons que ce procès ait lieu le plus vite possible. Dans soixante jours, et plus tôt si on le peut.

Je ne sais lequel, de Skipper ou du juge, paraît le plus abasourdi. Skipper se lève et dit :

- Votre Honneur, le cabinet du procureur a un calendrier terriblement chargé. Il est hautement inusité qu'un prévenu refuse tout délai devant un procès d'une telle complexité. Hautement inusité.

Je reprends la balle au bond :

- Votre Honneur, l'affaire est simple. Mon client a droit, de part la loi, à un procès dans les soixante jours. Nous accepterons la première date disponible. Si Mr. G‚tes insiste pour retarder la procédure de cette accusation inconsistante, nous demandons à

ce que Mr. Friedman soit relaxé et son nom immédiatement blanchi de tout soupçon. Mr.Gates vient à peine de prendre ses fonctions de procureur. Son calendrier ne peut pas être chargé

à ce point.

quelques petits rires dans le public.

Le juge Brown me lance un regard sceptique :

- Mr. Daley, vous êtes certain de ce que vous voulez ?

Non, je pense que mon client a perdu la boule.

- Oui, Votre Honneur. Nous ne voulons pas de délai.

- Très bien.

Il consulte son agenda, échange quelques mots avec l'assistant avant de reprendre :

- Je fixe donc le procès au 16 mars, devant la cour supérieure du juge Shirley Chen.

Je fronce les sourcils. Brown me regarde :

- Un problème, Mr. Daley ?

- Aucun problème, Votre Honneur.

Le juge Chen a été nommé récemment à la cour supérieure.

Elle a, elle aussi, été procureur et présidera ainsi pour la première fois un procès criminel. Une autre mauvaise pioche pour nous.

- Bien. Les propositions et requêtes avant jugement devront être déposées le 9 mars au plus tard.

Il abat son marteau :

- Nous avons terminé.

Le film X

" Nous n'avons pas l'intention de transiger. "

Skipper G‚tes, NewsCenter 4,

informations de la mi-journée.

Mercredi 21 janvier.

…teignez les lumières ! Le film va commencer !

Le lendemain, nous nous retrouvons à six heures du soir dans le living-room du rabbin Friedman. Nous devons visionner les bandes enregistrées par les caméras de surveillance au cours de la nuit o˘ se sont produits ce que nous appelons entre nous

" les événements ". Conformément à sa promesse, Sandra Wilson nous a remis six heures d'enregistrement. L'image est de mauvaise qualité, d'une définition grossière. Nous pouvons, heureusement, user à notre guise de la commande "Avance rapide ". Tout bien considéré, je préférerais être chez JoÎl pour regarder Le Roi Lion avec les gamins.

JoÎl tripote les boutons du magnétoscope. Assis face à la télé

dans un siège à haut dossier d'allure très inconfortable, son père boit un Sprite. Rosie et moi sommes côte à côte sur le canapé, nos calepins sur nos genoux. Mort a tiré son fauteuil tout près de l'écran. Il n'a pas l'intention de prendre des notes. Il nous rappelle qu'il est très myope. Comme la mère de JoÎl est une fois encore préposée à la garde des enfants, Naomi vient se joindre à nous. Elle s'assoit par terre, en tailleur, devant la télé. Je ne l'ai pas revue et ne lui ai pas parlé depuis l'audience de la veille. Elle semble assez bien tenir le coup. Modeste concession au caractère convivial de cette séance de visionnage, elle a préparé un plat de pop-corn.

Pète, debout derrière le canapé, consulte la liste de toutes les personnes qui sont entrées et sorties de l'immeuble en utilisant leur carte magnétique au cours de la nuit du 31 décembre. Il a sur une autre liste les noms de ceux qui sont passés en signant de leur main. Il s'agit de comparer ces listes, de confirmer les heures de passage des uns et des autres, et de repérer d'éven-tuelles contradictions entre les listes et les informations données par les enregistrements.

Le soir, dans l'immeuble de la Bank of America, la circulation des piétons est canalisée vers une porte de sortie dans le hall du rez-de-chaussée et vers l'escalator qui conduit au garage. Dans le hall, deux caméras sont placées de part et d'autre du comptoir des gardiens. Six autres caméras filment les six arrivées d'as-censeurs. Il existe un monte-charge qui s'arrête à tous les étages, mais on n'y entre qu'avec une clé. Il y a aussi les escaliers, bien s˚r, mais les portes d'accès, au rez-de-chaussée, sont fermées à

clé. D'autres caméras sont placées à l'entrée et à la sortie du garage. Il ne serait pas facile de quitter l'immeuble sans être repéré. C'est du moins ce qu'on nous a dit.

En interrogeant les gardiens, Pète a découvert qu'il n'y avait pas de caméras dans les ascenseurs ni dans les escaliers. Trop co˚teux. Hormis quelques actes de vandalisme, il se passe rarement des choses graves dans les ascenseurs. Et personne n'em-prunte les escaliers.

JoÎl presse le bouton. L'image en noir et blanc est de la même qualité que celle des vidéos qu'on voit couramment dans des émissions de télévision comme " Avis de Recherche ". Un comp-teur affiche l'heure et le métrage en bas à gauche. Les caméras sont fixes. J'ai l'impression que nous sommes réunis pour regarder par un trou de serrure.

Pète joue les maîtres de cérémonie. C'est un exercice qu'il a maintes fois pratiqué :

- La bande démarre à huit heures, annonce-t-il. ¿ huit heures onze, vous allez voir Doris Fontaine qui s'en va.

Et voici Doris qui glisse sa carte magnétique dans la machine placée sur le comptoir des gardiens - il est huit heures onze minutes et quatorze secondes.

Pète nous lance un regard du genre : "Je vous l'avais bien dit ", et poursuit :

- ¿ vingt heures trente-sept, c'est Mike qui s'en va.

Je me vois sortant de l'immeuble à vingt heures trente-sept. Il est frappant de constater à quel point n'importe qui a l'air d'un criminel sur ce genre d'enregistrement.

- Je suppose, lance Mort dans le silence, que ceci nous autorise à écarter Mike de la liste des suspects ?

Le rabbin Friedman le gratifie d'un coup d'úil furibard. Le sourire de Mort disparaît.

Rien de surprenant sur les deux premières heures de bande.

¿ vingt heures trente, la plupart des gens présents à la réception de Skipper sont repartis. Les vacataires qui travaillent à la saisie des documents et au traitement de texte arrivent à neuf heures.

Skipper, le maire et leurs suites respectives s'en vont à vingt et une heures quinze. Tout se passe donc comme je m'y attendais jusqu'ici.

A vingt et une heures trente, ceux qui travaillaient sur le contrat Russo commencent à sortir pour aller dîner. Je prends des notes. Je veux confirmer l'emploi du temps donné par JoÎl.

Jack Frazier et Dan Morris repartent à vingt et une heures trente-deux, suivis de très près par Bob Holmes et Vince Russo.

¿ vingt et une heures quarante-huit, ce sont JoÎl et Diana. Martin Glass, l'avocat de Frazier, et Ed Ehrlich, avocat de la municipalité, s'en vont à vingt-deux heures.

Pète nous rappelle que Frazier et Morris sont allés à l'Aqua, Holmes et Russo au Tadich, et JoÎl et Diana au Harrington.

Glass et Ehrlich sont rentrés chez eux. Il ajoute qu'il a vérifié

toutes ces déclarations auprès de témoins oculaires, et que tout le monde avait dit vrai.

JoÎl charge la deuxième cassette. Pas grand-chose de vingt-deux heures à vingt-trois heures quinze, sinon le retour de JoÎl à vingt-deux heures vingt-cinq. ¿ vingt-trois heures quinze, les autres dîneurs commencent à rentrer. Holmes et Russo à vingt-trois heures seize. Ce n'est pas facile à dire, mais j'ai l'impression que Vince titube. ¿ vingt-trois heures dix-huit, retour de Frazier et Morris. Personne n'a l'air très frais après ce dîner. Les bandes sont cohérentes avec les listes fournies par les gardiens.

Il est plus de vingt et une heures quand JoÎl lance la troisième bande, qui devrait courir de minuit à deux heures du matin.

Première surprise à minuit vingt : Pète jette un coup d'úil incrédule à sa liste.

- Il n'y est pas, dit-il à mi-voix, tandis que nous suivons la silhouette en contre jour de Skipper passant devant le comptoir des gardes pour se diriger vers les ascenseurs.

Je demande à JoÎl de revenir en arrière pour repasser la séquence. Le ralenti ne sert pas que pour les matches de foot.

- Regardez ! dis-je. Il est passé devant le comptoir, mais il n'a pas mis sa carte dans la machine. Il n'est pas sur la liste parce que les gardes l'ont laissé faire.

- Il ne devrait pas se permettre ça, dit Pète.

- «a arrive tout le temps. Je suis entré un nombre incalculable de fois, après les heures d'ouverture, sans qu'on me demande quoi que ce soit. Il suffit de connaître les gardes.

Pète secoue la tête. Le flic qui sommeille toujours en lui est contrarié.

- Mais Skipper ? qu'est-ce qu'il fichait là ? demande Rosie.

- Je n'en sais rien, dis-je. Mais on le saura.

Je me retourne vers Pète :

- Tu l'as sur le relevé des sorties ?

Il consulte ses papiers.

- Non. Pour les gardiens, c'est comme s'il n'avait pas été là.

- Ou bien il est ressorti comme il était entré, sans passer sa carte dans la machine, ou bien il n'est pas parti de la nuit.

Plus personne n'est entré ni sorti jusqu'à une heure du matin.

Nous approchons maintenant des moments décisifs, et le silence s'est fait dans le living-room du rabbin Friedman. Tous les regards sont concentrés sur l'image en noir et blanc. Personne n'a touché au pop-corn de Naomi.

¿ une heure dix, on voit la mince silhouette de Diana Kennedy qui entre d'un pas vif. Elle ne porte qu'un léger survêtement. quinze secondes plus tard, elle salue d'un geste de la main le gardien qui la laisse passer devant le comptoir sans qu'elle glisse sa carte dans la machine. Les gérants de l'immeuble vont faire une crise d'apoplexie s'ils regardent cette bande.

Une heure trente du matin. Skipper passe à son tour, sans se presser, devant le comptoir des gardiens. Nous regardons une deuxième fois la séquence. Mon cúur bat à tout rompre. J'espère le voir éclaboussé de sang. Il n'en est rien, évidemment. Et même si c'était le cas, on aurait du mal à le voir en noir et blanc. Il salue le gardien de la main, mais ne sort pas sa carte magnétique. Voici la confirmation que Skipper se trouvait dans l'immeuble après le retour de Diana. Je griffonne quelques mots pour ne pas oublier d'aller voir combien de temps met l'ascenseur pour descendre du quarante-septième étage au hall d'entrée. Skipper était peut-être là au moment o˘ Diana est morte.

Non que j'aie l'intention de l'accuser de quoi que ce soit - pas encore. Mais je veux me laisser toutes les options. De toute façon, il va devoir s'expliquer là-dessus.

¿ une heure trente, Patton pousse son ventre, son menton et ses sourcils proéminents à travers le hall, passe devant le gardien et fait glisser sa carte dans la fente de la machine. Bien que la bande soit muette, il est clair que Patton engueule le gardien.

Même au milieu de la nuit, Art trouve un prétexte pour s'en prendre à quelqu'un qu'il connaît à peine. Cinq minutes plus tard, Dan Morris et Jack Frazier ressortent ensemble. Ils discutent en marchant, et la discussion paraît amicale. Curieux assemblage : le conseiller politique et le banquier. Je note men-

talement de me renseigner là-dessus.

Vince Russo sort de sa démarche mal assurée dans le sillage de Morris et Frazier. Il regarde le gardien d'un air renfrogné

et se dirige tant bien que mal vers l'escalator qui descend au garage.

Et c'est Charles Stern qui ferme la marche en arrivant à deux heures cinq. Il donne, comme toujours, l'impression de porter le poids du monde sur ses épaules. Et il a encore plus mauvaise mine en noir et blanc qu'en couleurs, même si la différence n'est pas très grande.

Nous faisons défiler rapidement les deux heures suivantes.

Hormis les gens de la saisie et du traitement de texte, qui travaillent la nuit, personne n'arrive ni ne repart. Il est vingt-trois heures quinze quand JoÎl éteint le magnétoscope tandis que Pète rallume la lumière. Naomi nous rapporte des boissons fraîches de la cuisine. Mort file au petit coin, en s'excusant, pour la septième fois de la soirée. Il est sorti à deux reprises sur la véranda pour allumer un cigare.

- C'est tout? demande le rabbin Friedman à JoÎl.

JoÎl est en train de rembobiner.

- C'est tout.

- Avant que tout le monde rentre chez soi, dis-je, parlons un peu de ce qu'il y a sur ces bandes.

Mort était déjà sur le seuil. Rosie n'a pas bougé du canapé.

- Pourquoi, Mike ? demande le rabbin Friedman. Vous avez vu quelque chose qui pourrait nous être utile ?

Je consulte mes notes :

- Beaucoup de choses ! (Plus important encore, je n'y ai rien vu qui puisse nous desservir.) D'abord, nous pouvons maintenant situer tout le monde par rapport à la scène du crime et nous savons à quelle heure les uns et les autres sont partis. Ils étaient tous dans les locaux après que Diana fut revenue de chez elle. Même Skipper était là.

- En quoi cela nous aide-t-il ? demande le rabbin Friedman.

Cela ne prouve pas que l'un d'entre eux ait fait quoi que ce soit. Et cela ne disculpe pas JoÎl.

- Rabbin, intervient Mort, c'est toujours bon de pouvoir dire qu'il y avait trois personnes dans les parages. «a vous ouvre des possibilités. C'est une occasion pour le jury de faire porter la faute à quelqu'un d'autre. Surtout quand le quelqu'un en question n'est pas particulièrement sympathique.

JoÎl n'apprécie guère :

- Je croyais que notre défense s'appuierait sur la thèse du suicide ?

- C'est bien le cas, dis-je. Seulement, Rod Beckert va dire, dans son témoignage, que Bob a été assommé avant qu'on l'abatte. Nous aurons nos propres experts pour le contrer. Mais nous voulons aussi laisser toutes les options ouvertes - autrement dit, nous devons identifier autant de suspects potentiels que nous le pourrons. Ce soir, nous avons repéré un tas de gens présents dans l'immeuble au bon moment - Vince Russo, Jack Frazier, Dan Morris, Arthur Patton et Charles Stern, d'après ce que j'ai relevé.

- Sans oublier Skipper, fait observer Rosie. Il était encore là

quand Diana est revenue.

- Je dois le voir de bonne heure demain matin. Je lui demanderai ce qu'il faisait là à une heure du matin. Le distingué procureur de la ville et du district de San Francisco figurera en premier sur notre liste de témoins.

La loi, en Californie, nous fait obligation de fournir une liste de témoins possibles. On s'expose à des problèmes si on prétend appeler quelqu'un qui n'y figure pas. Mais on ne risque pas grand-chose à y inscrire quelqu'un qu'on n'appellera pas au moment du procès. Les procureurs et les avocats de la défense jouent à toutes sortes de jeux avec leurs listes. Si je voulais y échapper, je devrais inscrire sur la nôtre tous les noms de l'an-nuaire téléphonique de San Francisco.

Mort sourit :

- Voilà qui me plaît.

Rosie est plus réaliste :

- On ne lui permettra jamais de témoigner.

- Je sais, rétorque Mort. Mais ça les occupera.

Comme nous commençons à rassembler nos affaires, JoÎl regarde le sac de Macy's dans lequel j'ai apporté les cassettes.

- Il reste une bande, dit-il.

Merde. Je suis crevé.

Le rabbin Friedman essuie ses verres de lunettes :

- Il est affreusement tard. Cela ne peut pas attendre ?

Je regarde JoÎl :

- ¿ toi de décider. Je peux revenir dans la matinée.

- Tu dois aller voir Skipper. Il vaut mieux visionner cette bande ce soir et voir si elle contient quelque chose.

Nous reprenons nos sièges pendant que JoÎl remet le magnétoscope en marche. Pète est surpris :

- D'après le récapitulatif, nous avons déjà vu toutes les bandes.

Nous laissons la lumière. Il est près de minuit.

La bande démarre. Elle ne provient pas d'une caméra de surveillance. On voit d'abord l'écran noir. Puis on entend une musique connue, très mal enregistrée. Je me rends compte que c'est la musique de la série télévisée L.A. Law. Après une dizaine de secondes apparaît un générique de style amateur. S…MINAIRE

SIMPSON & GATES - SF. LAW. La musique continue et la caméra montre le hall d'entrée du siège de Simpson & G‚tes. L'image a un très gros grain. quelqu'un a vraiment filmé comme un cochon avec une caméra tenue à la main. On voit les avocats de Simpson

& G‚tes arrivant dans le hall d'entrée. Bob Holmes fait la gueule. Diana Kennedy sourit. Art Patton fronce les sourcils.

Charles Stern dit quelque chose que je ne comprends pas.

Au bout de quelques minutes, la scène se déplace au Country Club de Silverado. Après les complets trois-pièces, les avocats de Simpson & G‚tes sont maintenant en chemisettes et pantalons militaires. On nous en montre quelques-uns qui se dirigent vers le terrain de golf. D'autres qui jouent au tennis. Une belle et grande et heureuse famille.

- que signifie tout cela ? demande le rabbin Friedman.

- Cette bande a été enregistrée pendant le séminaire de l'automne dernier, dit JoÎl. que fait-elle là ?

- Je ne peux pas croire que Sandra nous l'ait donnée par erreur en même temps que les autres, dis-je.

Pète fouille dans ses papiers. Il trouve un mot de Sandra disant que le paquet comprend une bande particulière en plus de celles des caméras de surveillance.

Après quelques minutes avec des yuppies richement fringués en train de s'escrimer sur les courts de tennis, une nouvelle séquence montre une piscine dans le complexe de loisirs de Silverado. Je reconnais Arthur Patton affalé dans un grand fauteuil.

- La baleine blanche ! lance Rosie.

- Excusez-la, dis-je.

Avec toujours, en fond sonore, la musique de L.A. Law, on passe à un dîner dans la grande salle à manger. C'est le congrès des blazers bleu marine. Plan rapide d'une piste de danse. J'ai le temps d'apercevoir Diana dansant avec Art Patton.

Nous voici dans le bar qui donne sur le terrain de golf. La caméra balaie la salle bourrée de monde. Je me vois, assis à côté

de Wendy Hogan, à une petite table d'angle. Bob Holmes et Skipper sont près de la porte. Ils ont autour d'eux les meilleurs producteurs de vins du monde, et ils boivent des martinis. Art Patton est assis au comptoir, à côté de Diana. Il boit un Manhat-tan. Il y a deux verres vides devant lui.

La caméra se déplace vers la gauche et s'arrête sur Diana, qui lui adresse un clin d'úil. Elle se lève et part en titubant vers la porte. Patton la suit. Elle lui lance un regard méprisant et lui dit quelque chose. Ils continuent vers la porte. Au moment o˘

elle passe devant la table de JoÎl, elle regarde une seconde la caméra en levant les sourcils, s'assoit d'un bond sur les genoux de JoÎl, lui prend le visage à deux mains et l'embrasse fougueu-sement sur la bouche. Puis elle se retourne pour agiter la main en direction de la caméra, et sort. Patton la suit. La caméra revient sur JoÎl, qui sourit d'un air penaud. Il dit quelques mots qui sont couverts par le thème de L.A. Law. L'enregistrement s'interrompt brusquement.

Un silence de plomb règne dans le living-room du rabbin Friedman. Je jette un coup d'úil à JoÎl. Il a fermé les yeux. Il est écarlate. Le rabbin Friedman ne dit rien, ne bouge pas, les mains croisées sur ses genoux. Rosie regarde fixement l'écran vide. Pète examine son bloc-notes. Mort regarde l'heure à sa montre. Naomi n'a pas quitté JoÎl des yeux.

- Eh bien, dis-je, il est peut-être temps d'aller se coucher.

- C'est sans doute une bonne idée, murmure JoÎl, d'une voix à peine audible.

Je fais un arrêt chez Rosie sur le chemin qui me ramène chez moi. Je bois un Dr Pepper sans sucre. Elle mord dans une carotte.

- quel sera l'effet de la scène filmée dans le bar, d'après toi ? demande-t-elle.

- Désastreux.

- Les bandes des caméras de surveillance sont bien. On voit au moins qu'il y avait un tas de gens quand ça s'est passé.

- Oui.

- Tu n'as pas l'air très convaincu ?

- Cette scène dans le bar est catastrophique. Tu imagines ce que'vont penser les jurés ? Nous avions une bonne défense avec JoÎl, ce brave père de famille à l'ancienne injustement accusé.

Et voilà qu'ils vont nous servir cette vidéo bien croustillante montrant une jolie fille qui se jette sur lui. De là à penser que JoÎl était un cavaleur, il n'y aura qu'un pas, vite franchi. Les jurés n'aiment pas les menteurs. Et ils n'aiment pas du tout, mais alors pas du tout, les types qui trompent leur femme !

Elle mord dans son sandwich au thon :

- Tu ne crois pas que tu exagères ? «a ne prouve pas qu'il était un cavaleur.

Je broie une chips d'un coup de dents :

- Sans doute. Mais ça ne me plaît pas.

- On pourra peut-être faire retirer la pièce du dossier. Cette bande a subi un sacré montage, tu sais.

- On essaiera. On verra bien ce que dira le juge.

- Tu crois qu'il couchait avec Diana ?

- Je ne le crois pas. Il y a quinze jours, j'aurais dit non, mais je n'en suis plus aussi s˚r.

Je la regarde au fond des yeux - ses yeux si noirs. Nous ne nous sommes jamais trompés, Rosie et moi. Notre rupture est venue d'une incompatibilité fondamentale, que nous nous reprochions mutuellement.

- Et toi, Rosita, qu'en penses-tu ? Tu as toujours senti ces choses-là.

- Je ne parierais pas notre compte d'épargne, si on en avait un.

Elle réfléchit, cherche quelque chose de positif à dire :

- On tient tout de même le bon bout, avec les autres bandes.

Tu crois que Skipper est impliqué ?

- Difficile à dire. Je ne vois pas quel aurait pu être son mobile. Mais il est difficile à cerner. Je n'en sais rien, vraiment.

Elle m'embrasse sur la joue, s'éloigne pour déposer son assiette dans l'évier :

- Eh bien, il va falloir lui poser la question tout à l'heure.

" qu'est-ce que tu fichais là, Skipper ?

" Le district attorney Prentice G‚tes, interrogé

dans notre journal d'information locale, a

déclaré qu'il détenait des preuves nouvelles et accablantes en vue du procès de JoÎl Mark Friedman, auteur supposé d'un double meurtre. "

KCBS News Radio. Jeudi 22 janvier.

Dix heures vingt, le lendemain matin - un jeudi. Après m'avoir fait poireauter un quart d'heure dans le hall d'entrée fraîchement redécoré, Skipper m'accorde une audience. Il a convoqué son fidèle compagnon, Bill McNulty. Pour faire bon poids de mon côté, j'ai amené Mort, qui jouera les " méchants flics ".

- Mais qu'est-ce que tu fichais là, Skipper ?

Mon approche manque quelque peu de finesse.

Skipper tripote son Mont Blanc à sept cents dollars. Il semble en très grande forme aujourd'hui. Il a convoqué une conférence de presse à onze heures. Faites donner les projecteurs !

McNasty a laissé sa veste dans son bureau. Il porte une cravate à petits pois sur une chemise bleu p‚le. Deux stylos-billes dépas-sent de la poche de sa chemise. On voit tout de suite pourquoi Skipper l'a enfoncé à l'élection du procureur.

Skipper arbore un large sourire. Ses yeux bleus étincellent. Il renverse la tête en arrière et rit à gorge déployée :

- Si je comprends bien, tu as regardé les bandes que je t'ai fait envoyer par Sandra ?

- J'espère que tu ne verras pas d'inconvénient à nous dire ce que tu faisais au bureau cette nuit-là ?

- Oh, rien d'extraordinaire. Je suis allé chercher certains papiers dont j'avais besoin pour un rendez-vous le lendemain matin.

- C'est tout ? gronde Mort, un peu trop fort.

- C'est tout.

- Vous ne pouvez vraiment pas faire mieux ? insiste Mort.

C'est complètement nul, ça, comme explication, Skipper !

Skipper ignore la remarque.

Je respire un grand coup :

- Il ne t'est pas venu à l'idée que tu devrais peut-être signaler à la police ta présence sur les lieux à une heure du matin ?

- Je l'ai fait.

- Ah, bon ? Et comment expliquer qu'on ne trouve pas la moindre trace de cette déclaration dans les rapports de police ?

- Je n'en sais rien. C'est aux flics qu'il faut le demander. Le fait que je sois venu récupérer ma serviette ne me paraît pas un événement de première grandeur.

Il charrie.

- Vous accusez un homme d'avoir commis un double meurtre. Vous décidez de l'envoyer devant les juges..., reprend Mort.

- que voulez-vous de plus ? intervient McNulty. Il a fait sa déclaration à la police. Il n'a rien vu ce soir-là. Il est arrivé à son bureau à minuit quarante-six, a pris sa serviette et est reparti.

Mort bondit :

- Bill, dit-il d'un ton condescendant, les enregistrements des caméras de surveillance montrent qu'il est resté près d'une heure. qu'est-ce qu'il fichait là, Bon Dieu ? tes-vous prêt à

témoigner pour lui au procès ?

- Ne soyez pas ridicule. Il préparait son rendez-vous du lendemain.

Mort le foudroie du regard. Bien cadré, il peut encore être très efficace. Il pointe son doigt épais sur Skipper :

- Vous pouvez vous y préparer, car vous serez le premier sur notre liste de témoins ! Vous étiez là cette nuit-là, et vous aurez à vous en expliquer ! Devant la cour ! Et les jurés ! Afin que tous vous entendent !

Il a presque craché les derniers mots.

…change de regards entre Skipper et McNulty.

- Mort, répond Skipper, en détachant chaque syllabe, allez-y, inscrivez-moi sur votre liste. Le juge Chen ne me permettra jamais de témoigner. Et si elle l'acceptait, je lui dirais exactement ce que je viens de vous dire. Je suis venu récupérer ma serviette. Je n'ai rien vu. Un point, c'est tout.

- Tu as bien fait d'apprendre ta leçon, dis-je, car tu vas devoir expliquer au juge Chen pourquoi tu ne peux pas témoigner.

Je me tourne vers McNulty :

- Vous me décevez, Bill. (J'ai pris ma plus belle voix de maître d'école.) Je vous croyais plus malin.

McNulty se frotte les yeux. Il voudrait bien être plus malin, mais il ne le peut pas. Il obéit à son patron, c'est tout.

Skipper, conciliant, dégage en touche :

- Je ne crois pas que nous réglerons cette question aujourd'hui.

Jejette un coup d'úil à Mort. Il fulmine. quand son humeur s'y prête, un quart d'heure par semaine à peu près, il est encore capable de sacrés numéros.

- Alors, enchaîne Skipper, vous avez vu cette petite vidéo tournée pendant le séminaire ? (Clin d'úil.) Pas mal, hein, la scène o˘ Diana roule un gros patin à JoÎl ?

- Nul et non avenu, dis-je. Elle était saoule et elle faisait n'importe quoi.

- Ah, bon ?

- Comment vous êtes-vous procuré cette vidéo ?

- L'un de tes anciens associés nous l'a apportée.

Je réfléchis une seconde.

- qui?

- Hutch. C'est lui qui filmait, ce jour-là.

Merde. Mon ex-associé Brent Hutchinson, dit " Hutch ", remarquable par sa crinière blonde, ses dents à la blancheur éclatante et son insondable connerie. Il a la maturité d'un étudiant de deuxième année à l'Université de Californie du Sud.

Après avoir été neuf ans le toutou d'Art Patton, il est parvenu, l'année dernière, à décrocher son statut d'associé. Il n'a pas grand-chose d'un avocat, mais il ferait un formidable animateur de jeux télévisés. On espère que les progrès de la médecine et de la chirurgie permettront un jour de détacher ses lèvres du cul de Patton. Ajoutons que Hutch, entre autres traits de caractère, a tendance à se prendre pour Cecil B. De Mille. Il passe son temps à vous coller sa caméra de malheur sous le nez.

- On aurait d˚ lui confisquer sa caméra, dis-je.

Skipper est ravi :

- J'ai trouvé que la musique de L.A. Law faisait très bien, en fond sonore.

- Le juge Chen n'acceptera pas cette bande, gronde Mort.

Elle a été montée et remontée cent fois. Elle ne prouve rien du tout. C'est de la merde !

McNulty se tourne vers lui, les m‚choires contractées :

- Nous la joindrons au dossier et elle sera acceptée.

- C'est ce qu'on verra ! rugit Mort.

McNulty se tourne vers moi :

- ¿ propos de bandes. Vous n'avez pas encore tout vu, car nous n'avions pas eu le temps de tout faire copier. On peut vous en montrer une autre, si on arrive à faire marcher le magnétoscope de Skipper.

Skipper presse un bouton derrière son bureau et un pan de mur pivote en face de lui, révélant un écran de soixante-douze centimètres. Je suis certain que Skipper est le seul procureur de toute la Californie à posséder un mur pivotant.

- Impressionnant, dis-je. qu'est-ce qu'on joue, aujourd'hui ? Douze hommes en colère ?

- Le Séminaire, suite, répond Skipper. Vous allez voir, c'est de mieux en mieux.

Super. Une autre perle sortie de la précieuse vidéothèque de Brent Hutchinson.

Skipper baisse les lumières. Encore un truc qu'on ne doit pas trouver chez beaucoup de ses collègues : des lumières tamisées.

Revoilà la musique exaspérante de L.A. Law. Nous sommes au bord d'une piscine, à côté des courts de tennis du complexe hôtelier de Silverado. Personne dans l'eau. Tout autour, des fauteuils vides.

La caméra pivote pour cadrer un bassin d'eau chaude voisin de la piscine. Il y a deux personnes dedans - un homme et une femme. La musique continue. On est encore assez loin.

Zoom sur le bassin. Diana nous tourne le dos, mais je la reconnais à sa coupe de cheveux très mode. Elle porte un bikini string. La caméra s'approche encore, et je vois que le haut est dégrafé.

- Je ne m'étais jamais rendu compte à ce point que Hutch était un voyeur, dis-je, sans m'adresser à quiconque en particulier.

Skipper lève la main, sans quitter l'écran des yeux. McNulty se tourne vers moi. J'ai l'impression qu'il essaie de me sourire

- un acte contre-nature, de sa part.

Le cameraman se déplace vers la gauche, mais l'objectif reste braqué sur Diana. On voit maintenant son profil. Puis la caméra recule, prend du champ, et je me rends compte que non seulement elle est dans l'eau avec un homme, mais qu'elle est en train de l'embrasser. Le cameraman poursuit son mouvement circulaire vers la gauche. Il fait un gros plan sur Diana. Puis sur l'homme qu'elle embrasse.

C'est JoÎl.

McNulty arrête le magnétoscope. Skipper remonte les lumières. Il est triomphant :

- Tu es toujours aussi certain que ces deux-là ne s'en-voyaient pas en l'air ensemble ?

Je ne réponds pas.

- Autre chose, Mike, dit-il. Nous avons décidé de plaider la préméditation. Et de réclamer la peine capitale.

Nous repartons en voiture vers le centre. Mort est en verve. Il est aussi très content de pouvoir rallumer son cigare.

- Dans toute affaire, dit-il, il y a un moment o˘ on sait si on va perdre ou gagner. Je crois qu'aujourd'hui, nous sommes arrivés à un moment important.

Je ne suis pas d'humeur à jouer aux devinettes :

- Lequel, Mort ?

- Celui o˘ je suis à peu près certain que nous sommes dans la merde, et jusqu'au cou.

Et voilà.

- Il a un enregistrement de Diana et toi, à Silverado, en train de vous embrasser dans le bassin d'eau chaude.

Cet après-midi-là, je retrouve JoÎl chez le Rabbin Friedman.

Il est temps de parler un peu des choses de la vie. Par chance, son père est sorti pour célébrer des obsèques, et sa mère fait des courses. J'ajoute, le plus calmement possible, que l'accusation a décidé de réclamer la peine capitale - la mort.

- Merde, l‚che-t-il, à mi-voix.

- T'ai-je précisé qu'elle avait dénoué le haut de son bikini ?

- Non. Tu ne l'as pas précisé.

- Il est grand temps d'en finir avec ces petits jeux, JoÎl. Des surprises comme celle-ci, nous ne pouvons plus en encaisser. Ils vont pouvoir ouvrir une sacrée brèche dans notre défense si tu ne te décides pas à me dire la vérité.

Il ne cède pas :

- Ce n'était rien du tout. Elle a eu envie de batifoler dans l'eau chaude. On s'est un peu laissés aller.

«a sonne faux.

- Si tu as caché certains faits, c'est le moment ou jamais de me le dire. Les choses ne vont pas s'arranger d'elles-mêmes. Ils vont produire cette vidéo au procès. Dis-moi la vérité. Il faut que je sache ce qui s'est passé.

Il me regarde bien en face, et il crie :

- que veux-tu que je te dise ? On s'est laissés aller. C'est tout ! Je le reconnais. D'accord ? Diana et moi nous sommes embrassés dans le bassin d'eau chaude. Voilà ! Tu es content avec ça ?

- Naomi le sait ?

- Non.

Je réfléchis.

- Tu ferais mieux de lui en parler. «a sortira forcément. Il est préférable qu'elle l'apprenne de toi.

- Je le sais bien.

Il se passe quelque chose. Je demande :

- qu'y a-t-il, JoÎl ?

- Naomi m'a dit qu'elle voulait emmener les garçons chez sa mère, à Los Angeles, pour y attendre la fin du procès.

Mauvaise nouvelle.

- On a besoin d'elle ici. Il ne faut pas qu'elle ait l'air de te laisser tomber.

Je sais ce qu'on ressent quand un couple se défait. Après ma rupture avec Rosie, j'ai eu pendant des mois une douleur insupportable au creux de l'estomac. Je ne pouvais plus manger. Ni dormir. Je m'en voulais. Elle s'en voulait. Nous étions l'un et l'autre dans un état épouvantable. Et je n'étais pas à la veille d'être jugé pour meurtre quand ça m'est arrivé.

- Tu ne pourrais pas discuter un peu avec elle ?

- Je vais essayer, dit-il dans un murmure.

- Bien. Et maintenant, dis-moi exactement ce qui se passait entre Diana et toi à cette époque-là.

Il est au bord des larmes. Il me supplie de le croire. Mon cúur, mes tripes me disent qu'il est sincère. Ma tête me dit qu'il est un fieffé menteur.

"J'ai besoin de votre aide, Doris. "

" Nous sommes enchantés des progrès réalisés jusqu'à présent dans cette affaire. Et très

confiants. "

Skipper G‚tes. NewsCenter 4. 16 février.

- Mon Dieu, Mikey, vous ne perdez pas beaucoup de temps à mettre de l'ordre, n'est-ce pas ?

Doris sourit. Trois semaines plus tard, ce 16 février à dix heures du matin, elle est revenue me rendre visite à mon bureau.

Il n'y a pas grand-chose de nouveau depuis la première fois, hormis les casiers à dossiers et tout ce qui concerne l'affaire de JoÎl.

- J'arrose scrupuleusement votre plante.

- Vous faites bien.

Elle me donne une bourrade. Elle est bronzée et je ne l'avais pas vue aussi détendue depuis bien longtemps. Elle fronce le nez :

- Le plat du jour doit être du poulet kungpao.

Elle a sans doute raison.

- Alors, ces vacances ?

- Magnifiques. J'adore les Bahamas. Depuis des années que j'y vais, j'y connais un tas de gens. Bob travaillait avec quelques banquiers, là-bas. Ils m'ont chouchoutée.

- Et comment va Jenny ?

- «a va. (Haussement d'épaules.) C'est le dernier semestre.

Le stress...

Nous bavardons. Elle me montre des photos de son séjour aux Bahamas. Puis elle reprend son sérieux :

- Pourquoi m'avez-vous demandé de venir ?

Je la regarde dans les yeux :

- Nous nous préparons au procès de JoÎl. «a ne se passe pas très bien. (Je respire un grand coup.) J'ai besoin de votre aide, Doris.

- Je m'en doutais. «a va vous co˚ter cher.

- Combien ?

- Au moins une, voire deux tasses de café. Peut-être même un déjeuner.

- J'en parlerai à notre comité exécutif. Nous verrons si c'est possible.

- Si vous voulez comprendre Bob, dit Doris en buvant une gorgée de café, il vous faut remonter à ses débuts au cabinet.

Les choses étaient différentes, alors. La firme était plus petite.

(Elle cligne des yeux.) La profession était beaucoup moins compliquée qu'aujourd'hui.

Son regard se fait vague. Ah, le bon vieux temps.

Puis elle continue :

- On a embauché Bob à sa sortie d'Harvard pour qu'il travaille avec Leland Simpson, comme on le fait toujours chez Simpson & G‚tes. J'étais la secrétaire de Leland, à l'époque.

- Comment était-il ?

- Un gentleman, même si certains le voyaient comme un individu cupide et un vrai fils de... ce que vous voudrez.

Je n'ai pas connu Leland. C'était, à ce qu'on m'en a dit, l'élé-gant rejeton de l'une des plus riches familles de la ville. Selon qui vous en parle, il a pu être également raciste, sexiste et antisémite.

Elle continue :

- Leland aurait voulu prendre Bob sous son aile, mais Bob ne s'est pas laissé faire. Il croyait tout savoir. Il m'a dit, le jour de son arrivée, qu'avant cinq ans il serait le patron de cette boîte. Leland l'a remis à sa place. Il me disait souvent : " Celui-là, il faut le faire redescendre d'un ou deux crans. "

- Bob était marié ?

- Oui. Pour la première fois, avec sa petite amie de jeunesse, Sue, qui attendait son fils aîné, Robert III. Le mariage n'a duré

qu'un ou deux ans. ¿ la naissance du bébé, ils étaient déjà séparés. Elle l'a laissé et elle est retournée vivre à Wilkes-Barre. Le bruit a couru qu'elle avait fini en hôpital psychiatrique.

Si travailler avec Bob était dur, j'imagine ce que vivre avec lui devait être.

- Vous vous rappelez si ce divorce l'a affecté d'une manière ou d'une autre ?

- Pas vraiment. Il disait qu'il allait coucher avec tout ce que Bay Area comptait de célibataires. Il n'y avait pas le sida, en ce temps-là.

Il inaugurait, apparemment, un mode de conduite qui serait le sien pour le reste de son existence.

- «a ne se passait pas très bien pour lui au cabinet, poursuit Doris. Disons-le franchement, il était paresseux. Sa carrière a stagné pendant quelques années. ¿ un certain moment, on a pensé lui demander de partir. Puis il a épousé Elisabeth Sutro, dont le père était juge et président de la Cour supérieure de San Francisco. Il a été introduit dans les cercles les plus huppés de la ville. Leland s'est dit qu'on avait peut-être intérêt à le garder.

- On ne se met pas à dos le juge qui préside la Cour supérieure.

- On peut dire ça, Mike.

J'ai du mal à imaginer Bob Holmes en cravate noire faisant des ronds de jambe du côté de Pacific Heights.

Elle regarde ma plante verte.

- C'est alors que Bob s'est lié avec Vincent Russo Senior, qui était le plus gros client de Leland. Médecin à Hillsborough, le père Russo avait gagné beaucoup d'argent qu'il avait investi dans l'immobilier. Il avait fini, d'ailleurs, par abandonner la médecine pour se consacrer à la gestion de ses biens. ¿ en croire Leland, Vince Russo Senior a anticipé pendant trente ans sur toutes les tendances du marché de l'immobilier. Il a pratiquement inventé la vente immobilière par franchise, à son époque. Et il a amassé une fortune.

- que son fils a dilapidée.

Elle en sait beaucoup plus que je ne le pensais sur les affaires de Russo.

- On peut le dire, répond-elle.

- Mais comment Bob s'est-il lié avec le père Russo ?

Elle a un petit rire :

- Il a su être au bon endroit au bon moment. Vince Russo employait deux avocats à temps complet, Ron Dawson et Joan Russell. Dawson était un honnête juriste, mais sans plus. Joan Russell était vraiment intelligente, et c'était aussi une bête de travail. quand elle s'est trouvée enceinte, elle a pris un congé

de six mois. Russo père a alors demandé à Leland de lui prêter un avocat jusqu'à son retour.

- Et Leland lui a envoyé Bob ?

- Exactement. Il était si content de ne plus l'avoir dans les pattes ! Bob n'y est pas resté six mois, mais trois ans. Il passait son temps à faire du lèche-bottes à Russo et à Dawson, qui l'ado-raient.

Peu après le retour de Bob au cabinet, Leland avait eu une attaque et était mort. ¿ partir de là, Bob avait été le seul avocat du cabinet en contact étroit avec Russo et Dawson.

- En voilà un qui n'a pas manqué de piston, dis-je.

Elle joue avec la fine chaîne en or qui retient ses lunettes :

- Je n'oublierai jamais les obsèques de Leland. Bob m'a prise à part pour me dire qu'il " tenait le cabinet par les poils du cul ". (Elle pose des guillemets imaginaires d'un geste rapide des deux mains.) Il m'a promis de me protéger si je marchais avec lui. J'ai trouvé ça dégo˚tant. (Elle fronce les sourcils.) Il est allé voir ailleurs et quelques cabinets lui ont fait des offres.

Il a dit à Art que si on ne le prenait pas comme associé il partait chez Petit & Martin avec les affaires de Russo. Ils se sont écrasés et l'ont élu associé dès l'année suivante. On lui a donné un grand bureau et une secrétaire particulière - moi. Et à peu près tout ce qu'il demandait.

- Un monstre était né.

- On peut le dire.

Il est midi et nous faisons une pause au restaurant chinois. Je mords dans un rouleau de printemps. Doris chipote une salade au crabe. Je demande :

- que s'est-il passé entre Bob et sa deuxième femme, Elisabeth Sutro ?

- Leur mariage a duré presque cinq ans. Il paraissait heureux. Elle était ravissante, et avait beaucoup d'argent. Ils ont eu trois garçons et ont acheté une grande maison sur Broadway. Ils avaient un tas de domestiques et tout. Il gagnait des fortunes au cabinet.

- Donc, il était bel et bien devenu le patron, à trente-cinq ans ?

- Oui. Mais les premières années, il se comportait surtout en entrepreneur. Il avait institué les contrôles financiers. On a ouvert les bureaux à l'étranger. Puis il s'est mis à énerver tout le monde. Les anciens lui en voulaient parce qu'il les tannait pour qu'ils apportent toujours plus d'affaires au cabinet. Les jeunes associés pensaient qu'il trichait avec le système de compensation. Il exigeait de plus en plus d'argent d'année en année. Et chaque année, on le lui donnait. Il brimait les collaborateurs qui ne lui plaisaient pas. Il leur supprimait des points.

Certains étaient virés.

J'ai l'impression de connaître ce scénario.

Elle boit une petite gorgée de thé avant de continuer :

- Les choses se sont g‚tées pendant son second divorce. Il avait fait vúu d'abstinence pour un an. Il a tenu environ une semaine. Puis il s'est trouvé une nouvelle petite amie.

L'épouse numéro trois allait être Elisabeth Jorgensen, animatrice des week-ends sur Channel 4. ¿ l'agence, on l'appelait Elisabeth Il. Au bout d'un an, elle laisserait tomber Bob pour le présentateur de la météo du week-end.

Il est presque une heure de l'après-midi. Le serveur nous apporte des g‚teaux secs. Nous arrivons à l'épouse numéro quatre, Elisabeth Ryan, ou Elisabeth III, avocate et redoutable chica-nière du cabinet Andersen. Elle a toujours été polie avec moi, mais je ne m'y serais pas frotté.

- Vous saviez que Beth avait été mariée à Arthur Patton ?

demande Doris.

- Pas du tout.

- Art n'a pas apprécié de la voir épouser Bob.

quelle surprise !

- C'est à partir de ce moment qu'Art n'a plus voulu épouser que des potiches ?

Elle ne daigne pas répondre à la question, mais poursuit :

- Bob et Beth se sont mariés il y a cinq ans. Ils ont eu trois enfants. Bob, bien entendu, a continué à courir à gauche et à

droite.

Un homme occupé, ce Bob. Et fidèle à lui-même, reconnaissons-lui ça. Une espèce de chien toujours en chaleur, mais sans le charme.

- Il y a deux ans à peu près, Beth lui a dit qu'elle en avait assez. qu'elle voulait divorcer, et qu'elle prendrait jusqu'au dernier cent auquel elle aurait droit. Après cet avertissement, il s'est bien tenu pendant six mois.

Un nouveau record.

Doris demande de l'eau au serveur, et enchaîne :

- C'est alors qu'il a fait la connaissance de Diana. Il est tombé fou amoureux d'elle.

Il nous aura fallu trois heures, mais nous voici au cúur du problème.

- Mike, demande-t-elle, calmement, je vais devoir témoigner au procès ?

Et comment ! ¿ condition, évidemment, que ce témoignage nous serve.

- J'espère que non, Doris. Mais si ça doit aider JoÎl, nous n'aurons pas le choix. Je vais essayer de vous laisser en dehors de tout ça, mais ce ne sera peut-être pas facile.

Elle me jette un regard entendu :

- Je m'attendais à ce genre de réponse.

- Je sais que vous étiez très proches, Bob et vous. Mais je manque de temps, et je manque de pistes. Il faut me dire ce que vous savez. Je vous promets de faire tout mon possible pour ne pas vous mettre en avant.

- D'accord, Mikey. (Elle prend une profonde inspiration.) Bob et Diana ont eu une liaison torride. Il lui faisait porter des fleurs. Ils se retrouvaient dans des hôtels pendant la journée. Ils s'arrangeaient pour partir ensemble en voyage d'affaires.

Je ne la quitte pas des yeux :

- Cette liaison a duré combien de temps ?

- Jusqu'au début du mois de décembre, quand Beth s'en est aperçue. Mais ils se voyaient depuis un an. Il semble miraculeux que Beth n'en ait rien su plus tôt. Au cabinet, tout le monde était au courant.

Tout le monde, sauf moi, bien entendu.

- Je crois qu'elle l'a fait suivre par un détective privé. Il a surpris Bob et Diana au lit. Beth a annoncé qu'elle demandait le divorce. J'étais présente le soir o˘ elle est venue le trouver pour ça. Il l'a suppliée de lui laisser encore une chance. Et il a rompu avec Diana.

- Et?

- La tentative de repl‚trage, à l'évidence, s'est soldée par un échec.

Et Beth, finalement, est venue présenter sa demande de divorce à Bob. Je réclame l'addition.

- Doris, vous saviez que Diana était enceinte ?

Elle évite mon regard :

- Oui, je le savais.

- De qui, à votre avis ? Vous avez la moindre idée là-dessus ?

- Je n'en sais rien.

- Doris, dis-je lentement, vous croyez que ça pourrait être JoÎl?

- Allons, Mike. Vous connaissez JoÎl. Jamais de la vie !

Il est deux heures de l'après-midi quand nous rentrons à mon bureau. Doris ne semble pas fatiguée. J'ai d'autres questions pour elle :

- Comment était Vince Russo, le fils ?

- Un porc. Un sexiste. Un petit branleur imbu de lui-même.

- N'en jetez plus, Doris. Dites-moi simplement ce que vous pensez.

Elle ne sourit pas :

- C'était vraiment un sauvage. Il traitait tout le monde comme de la... Il trompait ses femmes. Il trichait avec ses parte-naires en affaires. Il a eu de la chance de ne pas finir en prison.

- Bob et lui étaient amis ?

- Façon de parler. Bob se prétendait l'ami de tous ses clients, du moment qu'ils le payaient bien. En réalité il détestait Vince, mais Vince ne s'en doutait pas.

- Ils se comportaient comme des amis ?

- Ma foi, ils ont fait un certain nombre de voyages d'affaires en Extrême-Orient ensemble. Et si vous estimez que le fait d'écumer ensemble des bars de ThaÔlande à la recherche de petites vierges de moins de treize ans fait de vous des amis, la réponse est oui.

- Vous croyez qu'il est encore vivant ?

- Je n'en serais pas surprise.

Changeons de sujet :

- Vous savez si Bob avait rédigé un testament ?

Elle hoche la tête, gênée :

- Oui. C'est moi qui l'ai tapé. Je préférerais ne pas en parler.

C'est privé.

- Je comprends. Mais ça ne tardera pas à être public. Nous gagnerions beaucoup de temps si vous pouviez m'en dire un peu plus.

- que voulez-vous savoir ?

- qui en sont les bénéficiaires ?

Elle se tait un instant. Après avoir protégé vingt années durant tous les secrets de Bob, il ne lui est pas facile de révéler les termes du plus personnel des documents.

- Un tiers pour Beth, un tiers pour les garçons et un tiers à

des úuvres caritatives.

Voilà qui paraît simple.

- Vous savez s'il avait l'intention de revenir là-dessus ?

Elle m'observe.

- C'est possible. La veille de sa mort, il m'en a demandé

une copie. Il ne me l'aurait pas demandée s'il n'avait rien voulu changer.

- Il avait beaucoup d'argent ?

- Il me semble que oui, mais je ne pourrais pas l'affirmer.

Il a toujours été très discret sur sa propre situation financière.

Ce qui n'a rien d'étonnant.

- Vous connaissez les úuvres de bienfaisance auxquelles il destinait cette donation ?

- Le Fonds caritatif international, aux Bahamas. Il leur donnait de grosses sommes, depuis des années.

Tiens, j'ai déjà entendu ce nom-là.

- Vous savez ce que fait ce Fonds caritatif international ?

- Pas très bien.

- Vous savez comment on peut joindre ces gens-là ?

- Je connais un banquier aux Bahamas qui s'occupe de tout.

Je vais vous donner son numéro de téléphone.

Je me dis qu'il est temps de suivre mon intuition. Pète va recevoir une mission prioritaire : trouver ce qui se cache derrière ce machin.

La veuve éplorée

" Mon époux aurait été touché par l'immense élan d'affection qui s'est manifesté à sa mort. "

Elisabeth Holmes.

Interview. NewsCenter 4.

Mardi 17 février.

- Je suis triste pour vous après ce qui est arrivé, Beth. Et je sais bien que tout ce que je pourrais dire n'y changerait rien.

Le lendemain matin, je suis assis dans un living-room digne du ch‚teau de Versailles, au rez-de-chaussée de la demeure qu'habitaient Bob et Elisabeth Holmes à Presidio Terrace. Je sais bien qu'à San Francisco, de nos jours, on n'a plus rien avec trois millions de dollars, mais ce quartier-là, c'est tout de même quelque chose. Les maisons construites au début du siècle sont occupées par une femme sénateur des Etats-Unis et son banquier de mari, quelques présidents de grandes entreprises et quelques membres de la fine aristocratie san-franciscaine.

- Merci, dit-elle, avec enthousiasme, en allumant une cigarette. Mais ne vous croyez pas obligé d'en rajouter. Tout le monde sait que je lui avais apporté ma demande en divorce, ce soir-là.

«a fait plaisir de voir que le chagrin ne l'étouffe pas.

La quarantaine passée depuis peu, elle a les cheveux d'un blond-blanc pas du tout naturel, le nez légèrement abîmé, les hanches et, me semble-t-il, les seins déjà rectifiés à plusieurs reprises par le bistouri du chirurgien. Si toutes ces réparations l‚chaient en même temps, elle aurait tout d'une chambre à air abandonnée au bord de l'autoroute. Mais comme avocate spécialisée dans les affaires commerciales, elle est une négociatrice hors pair. Elle me rappelle son ex-mari, Arthur Patton, le charme et le bagout en moins.

- Je sais que ce n'est pas facile, dis-je, mais je me suis dit que vous pourriez peut-être nous aider à comprendre ce qui s'est passé cette nuit-là.

Elle me décoche un sourire entendu :

- Je trouve la version de Skipper beaucoup plus convaincante que la vôtre.

Au moins, on part à égalité.