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Tandis que nous arrivions gare de Lyon, je m’interrogeais. Paris est occupé, peut-être mon appartement de l’avenue Rachel l’est-il encore par Simone et son colonel. Que vais-je faire ?

En débarquant, ma surprise fut grande. Jamais l’ex-capitale ne m’avait paru plus vide, plus calme. Aussitôt, je m’y trouvai aussi bien qu’à Genève ou à Bellac, en harmonie avec l’apparente sérénité des lieux. En marchant, j’écoutais résonner mon pas. Je me disais : la guerre a de bons côtés quand même. Normalement, j’aurais dû penser à mes compatriotes prisonniers, à ceux qui avaient faim et froid. Mais qui pensait à moi ? Qui même, de loin, se demandait avec angoisse où j’étais, ce que je devenais ? Je suis rentré à pied, lentement. La nuit tombe tard en été. Si j’avais pu siffler, je l’aurais fait, pas fort ni gaiement, bien sûr, mais doucement pour m’obliger à la désinvolture.

J’étais déjà bien engagé sur le boulevard Beaumarchais lorsque je me suis aperçu que j’avais oublié ma valise en cuir roux et mon sac de sport assorti. Fallait-il que je fasse demi-tour ? Non, mes bagages ne contenaient rien qui puisse me manquer. Rien à quoi je tienne vraiment. Mon chandail beige, éventuellement.

Tout en continuant ma route je tâtais machinalement la poche intérieure de ma veste en toile pour me rassurer. C’est là que je rangeais mon journal Dubonnet… ma mémoire en morceaux. Le sentir là sur ma poitrine suffisait à me tenir chaud. Je me suis mis à marcher plus vite. Il me restait la place de la République à traverser, le boulevard de Magenta et celui de Clichy à remonter.

Je fus saisi d’une forte émotion en croisant une colonne de soldats alignés botte à botte, pareils à ceux que Drieu m’avait fait acclamer à Berlin. Je prenais du plaisir, je ne le cache pas, à me sentir libre dans une ville occupée. Il était près de vingt heures, heure allemande. Cela non plus ne me dérangeait pas.

Même en temps ordinaire, Pélagie Pontin n’éclairait sa loge qu’à la nuit tombée. J’aurais dû m’en souvenir. Cela m’aurait évité d’avoir peur à l’idée qu’elle puisse ne pas être là. Grosse et rassurante comme avant la guerre, prête à s’occuper de moi. Un instant j’ai envisagé sa mort avec effroi. Et mes clefs ? Si elle est morte, où a-t-elle pu mettre mes clefs ?

J’ai bien laissé passer trois minutes avant de frapper aux carreaux.

Penchée sur la T.S.F., Pélagie écoutait une chanson triste que diffusait Radio-Paris. J’ai pu en apprécier les dernières mesures, quand elle m’a ouvert enfin, après avoir soulevé un coin de son rideau.

Elle ne m’attendait pas. Cela n’aurait pas dû m’étonner. Personne ne m’attendait jamais.

— Ah ! c’est vous ! on se verra demain, me dit-elle, y’a Léo Marjane qui chante dans le poste…

— Ne vous dérangez surtout pas pour moi, lui dis-je, tandis qu’elle recherchait mon trousseau de clefs dans un pot à tabac qui avait appartenu à son père.

J’étais vraiment malheureux qu’elle ne m’invitât pas à bavarder avec elle. J’avais tant de choses à lui raconter. J’aurais volontiers écouté moi aussi Léo Marjane qui chantait si bien l’amour. Après l’éditorial de Jean Hérold-Paquis, je me serais confié à Pélagie. Elle se serait émue en apprenant que mon cousin François faisait presque partie du gouvernement.

— Par les temps qui courent, m’aurait-elle dit, ça peut servir.

Nous aurions parlé de la guerre bien évidemment, et des cartes d’alimentation et des Juifs…

Je n’aurais pas oublié de lui demander de surveiller mon courrier.

— J’attends une lettre importante en provenance de l’étranger… des nouvelles de maman. Elle aurait compris mon impatience et cela m’aurait fait du bien de la lui faire partager. Si elle avait insisté pour en savoir plus, je lui aurais dit simplement :

— Maman est une femme qui occupe de hautes fonctions en Argentine, elle va probablement m’appeler auprès d’elle.

Pélagie en aurait eu le souffle coupé et je serais monté me coucher calmement. Confiant dans mon étoile.

J’ai ouvert largement la fenêtre de ma chambre. Sur le cimetière Montmartre, le soir descendait comme d’habitude. Je me suis laissé tomber sur mon lit tout habillé. D’un café de la rue Caulaincourt, parvenaient jusqu’à moi des éclats de rire bavarois, et des gloussements de femmes qu’on chahute vulgairement. Cette fête à la bière et au sperme m’a distrait un long moment. Je me souviens m’être fait cette réflexion : elles ne s’ennuient pas les garces… Et l’avoir regrettée aussitôt en songeant que j’aurais pu être le fils de l’une de ces femmes. Eh oui, me suis-je dit : toutes les femmes du monde sont ta mère. Même quand elles jouissent de manière indécente.

Ce genre de pensées m’empêchait de bander aussi tranquillement que les jeunes de mon âge.

Fâché après moi, je me suis relevé fermer la fenêtre pour m’obliger à dormir. Pour ne plus penser.

J’avais beau me tourner dans tous les sens, mettre ma tête sous l’oreiller, je m’épuisais. L’esprit constamment dérangé par des souvenirs, des visages, des questions.

Qui m’aime ?

Valentine et François m’aiment bien, je crois…

Mais qui m’aime absolument ? Au point de se traîner à mes pieds, de me regarder dormir, de s’émouvoir, en offrant sa joue à mon souffle. Qui m’aime pour rien, sans attendre rien de moi, qui m’aime pour le sang qui coule dans mes veines ?

Qui m’aime comme on aime un fils, qui m’aime comme on aime un homme pour son sexe et ses bras ?… Qui m’a aimé ? Qui m’aime et qui m’aimera ?

J’ai fermé les yeux, pour retrouver les fantômes qui peuplaient ma solitude. La voix nostalgique de Léo Marjane et l’accueil pressé de Pélagie Pontin n’étaient pas innocents du cafard qui m’agitait l’âme. Qui m’aime ? Réponse : personne…

Je ne pouvais plus guère espérer qu’un facteur. J’ai dû finir par trouver un coin de drap frais et m’abandonner au sommeil.

Quand on a frappé à ma porte, je finissais un rêve tumultueux que je ne peux pas dire avec certitude.

Mettons que j’étais guitariste de l’orchestre du dancing d’un palace argentin. Les autorités civiles et militaires de l’endroit y donnaient un bal élégant. Mes doigts frôlaient des cordes qui refusaient de céder. Déguisé, je transpirais dans un costume blanc piqué, aux épaules et aux plis du pantalon, de perles jaunes et vertes. Pour ne pas avoir affaire à la police qui me guettait, je réussissais à improviser de mémoire les accords de La Cumparsita…

On a frappé encore. Animé par un vieux réflexe bourgeois, j’ai enfilé un slip avant d’aller ouvrir. C’était Pélagie Pontin qui me portait des fruits et des yaourts. J’ai remarqué immédiatement sa permanente.

— J’ai été au coiffeur pour vous, me dit-elle, c’est que je suis quand même contente de vous revoir.

— Moi aussi Pélagie.

Elle était là devant moi grosse et rassurante. Comme avant, comme toujours.

J’avais eu tort de me choquer la veille au soir. Elle voulait sans doute se faire belle pour nos retrouvailles.

Peut-être qu’elle m’aimait un peu et, qui sait, peut-être avait-elle envie de coucher avec moi ?

Cette deuxième hypothèse m’a d’abord amusé. J’eus ensuite honte de l’avoir envisagée. C’était une journée qui commençait bien. Le soleil éclaboussait le marbre gris et noir des tombes des familles riches.

Je n’avais plus qu’à m’organiser une vie. Il faut que je sois tout à fait sincère, ce ne fut pas facile.

Je ne voyais pas très bien ce que je pouvais devenir. En ordonnant les livres et les vieux journaux entassés au pied de mon bureau, je me souvenais avec émotion au temps pas si lointain où je prétendais naturellement aux titres de comte et de poète.

J’avais une fâcheuse tendance à me pencher sur moi avec complaisance.

Dans la loge de Pélagie rien n’avait changé. Rien n’avait bougé. La photo de Jean Gabin était toujours à la même place, un peu décolorée, c’est tout.

Sur la table cirée à damier rouge et blanc des mouches s’épuisaient.

C’était l’été. C’était la guerre.

— Faudrait être patient, me dit Pélagie. Le courrier marche très mal ! Les locataires se plaignent mais vous savez par les temps qui courent…

Elle disait : « Par les temps qui courent », avec résignation, l’air de dire : « Que voulez-vous que j’y fasse ? »

Je prenais un certain plaisir à l’entendre raisonner simplement.

— Les enterrements ne sont plus ce qu’ils étaient. Il ne fait pas bon mourir aujourd’hui. Vous savez par les temps qui courent ! Les familles sont dispersées. Chacun pense d’abord à soi… Alors les pauvres morts !

Généralement, j’acquiesçais à tous ses propos, soit d’un hochement de tête, soit d’un « eh oui, hélas ! » qui se voulait compatissant.

En l’écoutant, il m’arrivait parfois de réfléchir tristement à sa mort. Elle ne semblait pas y songer. Celle des autres la préoccupait trop.

À part moi, je me demandais qui suivrait sa dépouille mortelle ? J’avais pris la décision de rentrer d’Argentine si j’étais prévenu à temps.

L’âme vague, je feuilletais machinalement des magazines féminins d’avant la guerre. Elle s’en servait l’hiver pour allumer son poêle à charbon.

Je m’intéressais longuement aux diverses publicités de maquillage et de produits d’entretien, les échos futiles aussi attiraient mon attention. Les journaux démodés ont une saveur que n’ont pas ceux du jour. Ils sont moins dérangeants. Leur lecture est significative. Elle remet les événements à leur juste place.

Pélagie m’entretenait gravement de problèmes sans importance auxquels j’accordais un intérêt soutenu. Elle occupait de son mieux le vide qui m’entourait. Nous nous tenions compagnie mutuellement. Je n’avais qu’elle. Elle n’avait que moi.

Le commissaire de police du IXe arrondissement m’avait délivré un permis de circuler la nuit. En toutes circonstances, je trouvais le moyen de m’arranger avec les autorités. J’avais une manière un peu supérieure mais courtoise de m’adresser aux représentants de la loi. Ce qui me permettait d’obtenir comme un dû des avantages auxquels je n’avais pas plus droit qu’un autre. Un héritage de feu M. le comte, sans doute.

Je prenais un vif plaisir à m’attarder certains soirs au « Paradise », 16 rue Fontaine, à deux pas de chez moi. Je m’y rendais à pied, généralement vers onze heures. C’était un cabaret scintillant. Fréquenté par des gaillards de l’armée allemande en goguette. Ils ne doivent pas s’en souvenir sans nostalgie. Pensez, ils avaient vingt ans pour la plupart !

Je m’asseyais sur un haut tabouret recouvert de cuir noir, au bout du bar, assez près de la scène, et placé de telle sorte que rien de ce qui se passait dans la salle ne m’échappait.

J’apercevais même entre deux pans de rideaux rouge et or l’agitation qui régnait en coulisse. Je voyais des filles l’air mauvais se crêper les cheveux quelques secondes avant d’apparaître souriantes à un public en uniforme.

Les jambes croisées sur mon tabouret, un whisky à la main, j’entrevoyais l’envers du décor. Ces artistes à deux sous qui défilaient le ventre nu, comme elles étaient belles et misérables ! On pouvait leur pincer les fesses pour un bouchon supplémentaire.

À l’aube, elles rendaient au lavabo des flots de champagne qu’elles avaient ingurgités pour faire plaisir à la direction. J’aimais particulièrement ce tableau intitulé Un après-midi au harem ; les jeunes Munichois s’étouffaient d’excitation aux évocations lascives d’une créature prénommée Jeannine qui me réserva ses faveurs plusieurs semaines durant.

Je lui donnais quelques billets pour qu’elle dépose ses voiles lentement sur une chaise prévue à cet effet, au pied de mon lit.

Elle le faisait de bonne grâce sans palabre inutile.

Nous n’échangions que peu de mots. Je savais par la barmaid du « Paradise » que son mari était prisonnier. Elle ne le trompait pas. Elle m’accordait une représentation privée. C’est tout.

Nous faisions l’amour assez simplement. Après quoi elle rentrait chez elle. Je préfère dormir seul.

J’ai fini par me lasser de ce rituel, un peu monotone à la longue. J’ai espacé mes visites au « Paradise » pour que Jeannine m’oublie plus facilement. Elle commençait à s’attacher à moi.

Pélagie, qui ne la connaissait pas mais se doutait bien que je recevais la nuit, manifestait un certain agacement. Elle était sûrement un peu jalouse des femmes qui s’attardaient trop longtemps dans ma vie.

— À propos, me dit-elle, alors que j’étais occupé à consulter mon carnet d’adresses, vous savez ? Votre Simone… la chanteuse qui habitait chez vous avant-guerre, je l’ai entendue à la radio.

— Ah bon !

— Oh j’ai bien reconnu sa voix. C’était Simone Lenoir qu’ils ont dit… La nouvelle vedette de charme. Pensez si ça m’a fait plaisir. Son colonel allemand a dû l’aider. Mais elle est méritante quand même.

Je n’ai pas cherché à la revoir. J’ai seulement tendu l’oreille aux programmes de Radio-Paris.

Pélagie se désolait de ne pas pouvoir faire le ménage dans tous les coins de mon appartement. Il y régnait un désordre au milieu duquel je me retrouvais parfaitement. Il me protégeait.

Je n’avais pas jugé utile de défaire ma valise récupérée à la consigne de la gare de Lyon, ni même d’aller à Bellac reprendre ma voiture.

Je me croyais en résidence provisoire à Paris. Tous mes amis l’avaient quitté ; sans Cocteau et sans Berl la rue de Montpensier était vide. Sans Valentine je retardais le moment où je devais passer avenue de Ségur.

C’est dans un café de la rue du Bac où je rédigeais des cartes postales que je suis tombé sur Drieu, lui-même penché sur un dactylogramme qu’il corrigeait au crayon noir.

J’ai remarqué qu’il n’avait pas le visage gai. Peut-être était-ce dû seulement au texte qui l’absorbait ? Quand il a relevé la tête, nos regards se sont croisés. J’ai esquissé un salut en me déplaçant vers lui.

Il fut très étonné de me retrouver là. Je le surprenais. Il a marqué sa page avant de refermer son manuscrit. En rangeant son crayon dans la poche intérieure de son costume en toile de couleur sable, il m’a indiqué une chaise devant le guéridon de marbre où il se tenait assis. Il faisait chaud. J’ai bu la bière qu’il m’a offerte en souvenir de Berlin.

Il m’a dit : « Je sais que ton cousin François est à Vichy… » Je lui ai répondu que j’étais précisément en train de lui écrire.

Nous n’avons pas évoqué la guerre. Une main sur le front, il m’a demandé où j’en étais avec les femmes.

Sans attendre ma réponse, il m’a assuré qu’elles ne pouvaient plus rien pour lui. Je l’avais connu moins pessimiste à ce sujet.

Il était assez beau. Sensuel.

Il s’est forcé à me sourire en cherchant de la monnaie.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Partir.

— Ne te trompe pas de route.

Je n’ai pas interprété cette recommandation autrement que comme un conseil paternel. Je pourrais en déduire qu’il s’adressait à lui plus qu’à moi. Mais non, ce serait trop simple.

J’ai posté mes cartes boulevard Saint-Germain. Une pour François, une pour Lisette, une autre pour ma tante Mathilde.

Drieu s’est dirigé vers la N.R.F., moi j’ai marché dans le quartier pour trouver une botte d’anémones.

Les choses auraient pu continuer d’aller ainsi, si j’avais su qu’il n’y a rien à attendre de réconfortant d’un ambassadeur argentin, même dévoué.

La lettre est arrivée un matin comme un autre dans une enveloppe grise plutôt élégante. Je l’ai ouverte lentement, avec précaution, pour ne pas l’abîmer. J’ai lu :

« Son Excellence M. Antonio Lopez Arrega, ambassadeur d’Argentine à Vichy, est désolé de ne pouvoir donner de suite heureuse à la demande de recherches que vous avez effectuée auprès de ses services.

Le boulevard du Général Gomez Pardo indiqué comme étant l’adresse de madame votre mère n’existe pas à Buenos Aires. Après enquête, il semble que M. Carlos Gardel n’ait jamais été marié. Peut-être s’agit-il d’un homonyme, mais rien ne permet de l’affirmer.

Nous vous retournons sous ce pli la lettre cachetée que vous nous aviez confiée.

Des précisions s’avèrent nécessaires. Avec mes regrets, veuillez croire etc. »

Pélagie n’avait pas remarqué le facteur. Je n’ai donc pas été obligé de lui donner des explications. Je n’avais plus envie de mentir.

Je suis sorti. À la gare de l’Est, j’ai noté les horaires et les jours des trains pour Mâcon. J’eus envie brusquement d’aller arpenter mes vignes dans ce Beaujolais qui peut-être n’existait pas non plus. Voir mûrir mes raisins. C’était déjà un but.

Avant de partir, c’est le vent sans doute qui m’a poussé avenue de Ségur.

Le camion de déménagement était presque plein. Le décor de mon enfance s’y trouvait entassé méthodiquement.

Valentine avait dû donner des ordres précis. Le gros déménageur qui consultait sa liste n’avait rien oublié.

Je me suis présenté à lui, pas tellement sûr de moi, comme étant le petit-fils de la maison. Ça n’a pas eu l’air de l’intéresser énormément.

— Parfait, m’a-t-il dit sans s’émouvoir, mais vous voyez, j’ai fini. Je vais maintenant – il a sorti un prospectus chiffonné de sa poche – Villa des Roses à Senlis. Mais vous le savez non ?

En dissimulant ma stupeur, je lui ai souhaité bon voyage. Il m’a tendu la main poliment.

— Au fait, il y a un mot sur le bureau, il fait partie des choses que je n’emmène pas. C’est sûrement pour vous.

— Sûrement, merci.

« Tout s’est décidé si vite que je n’ai pas pu te prévenir. Viens me voir. Je t’attends. Il faudra bien qu’on se parle. Je t’embrasse. » C’était signé : ta grand-mère.

Ce que Valentine n’avait pas eu le courage de m’avouer de vive voix, je l’ai lu à la date du 16 octobre 1927 sur le journal intime de mon grand-père. Elle l’avait ouvert à la bonne page.

« Ce matin, j’ai reconnu un enfant qui n’est pas de moi. C’est un garçon qui me ressemble un peu. C’est curieux mais c’est comme ça. Son père, un fier soldat je suppose, ne sera pas identifié. Il fait la guerre quelque part dans les tranchées. Au nom de la patrie il lui sera beaucoup pardonné. Quant à sa mère, je l’ai honorée dans le temps. C’est une belle de nuit qui aime trop la danse. Elle veut faire une carrière en Amérique du Sud. Il va me falloir une femme pour la remplacer. »

Je n’ai pas eu besoin d’aller plus avant dans ma lecture. J’avais presque tout compris.

Dans un train qui me conduisait à Mâcon, sur un dépliant publicitaire, en marge d’un texte ennuyeux qui vantait les mérites de produits agricoles, je me suis résumé en quelques lignes volontairement sèches, exemptes de toute sensiblerie, comme s’il s’était agi d’un étranger. C’est un début intéressant qui n’a pas de suite.

Je suis, paraît-il, le fils d’un héros et d’une danseuse de tango, c’est feu le comte, mon grand-père, mort lui aussi pour la France, qui me l’a dit. Je n’ai pas d’autres preuves. Ma fiche d’état civil établit que j’aurai bientôt vingt-quatre ans. Est-ce tellement certain ? Les employés de mairie ne sont pas infaillibles. J’ai été élevé par une fausse grand-mère, de cela je suis sûr. Gentille mais fausse. Ce n’est pas sa faute. Pas la mienne non plus.

J’ai grandi dans un appartement bourgeois du VIIe arrondissement de Paris, qui sentait le renfermé depuis la Révolution. J’ai sauté sur les genoux d’écrivains renommés. J’ai connu des chanteuses. Mes copains d’enfance n’allaient pas à l’école, ils m’ont appris beaucoup de choses que je n’ai pas bien retenues, mais pas à jouer au football ni aux billes. Ils étaient trop célèbres et trop pressés pour n’être qu’à moi. Certains m’ont prêté leur intelligence, d’autres leur cœur. Ce n’est pas si mal, mais c’est tout.

Je n’appartiens à personne et personne ne m’appartient. Même François, auquel je suis très attaché, ne remplace pas à lui seul les grands absents de ma jeunesse.

J’ai une voiture rouge. Assez d’argent pour n’avoir pas besoin d’en gagner. Je commence des livres que je ne termine jamais ; j’écris des lettres qui n’arrivent pas. Je sodomise des demoiselles pour qu’elles ne me voient pas rougir de honte. Je ne peux pas faire l’amour aux femmes que j’admire ou que j’aime, et les femmes qui m’aiment s’accaparent le rôle que j’ai réservé ad vitam aeternam à une autre.

J’ai rencontré un fou qui se prenait pour moi. J’ai fréquenté une folle qui se prenait pour un roi. Je suis mort discrètement, le jour de ma naissance. Personne ne peut croire cela.