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C’était au temps de ma splendeur.

Ceux qui m’ont bien connu à cette époque vous le diront, j’avais tout pour être heureux. J’étais un beau garçon, élégant, un rien dandy même. Certaines photos, parues dans des magazines d’autrefois où l’on m’aperçoit parmi les invités d’un cocktail ou d’un vernissage, en témoignent encore. Je plaisais aux femmes, aux hommes aussi, d’ailleurs.

On m’accueillait volontiers dans les endroits à la mode. Ma jeunesse et mon insolence faisaient merveille dans les salons.

Je racontais partout que ma mère gouvernait l’Argentine sous le nom d’Evita Perón. On me croyait sur parole.

On me croit toujours sur parole. Surtout lorsque je mens. Je dois avouer que je trouve cela assez plaisant. La plupart des gens n’aiment pas la vérité. Je les comprends. Elle est ennuyeuse. Mes rapports avec elle n’ont jamais été très bons.

C’est vrai, j’ai la mémoire désordonnée mais je n’autorise personne à venir y mettre de l’ordre. Je m’arrange très bien ainsi.

Je n’ai plus vingt ans, et si cela intéresse, je peux vous parler de mon grand-père, celui qui était antidreyfusard et néanmoins ami avec Zola, et qui me disait toujours : « Méfie-toi du progrès, des curés et des femmes. »

Je peux aussi vous raconter comment j’ai découvert l’amour, sous Mlle Anita, dans un clandé de banlieue, un après-midi à cinq heures, parce que mon grand-père en avait décidé ainsi…

— Anita, ma fille, voilà la relève, lui avait-il dit en me présentant. C’est un enfant, à toi d’en faire un homme.

— Comptez sur moi, monsieur le comte.

Mon grand-père était comte, et ça lui suffisait. Moi, j’ai cru longtemps que c’était un métier.

— Allez, va petit, va.

Il a bu du champagne en m’attendant. Je n’ai pas été long.

C’est loin tout ça… Fréhel était belle, et, rue Boissy-d’Anglas, Cocteau baladait Radiguet, Pierre Drieu La Rochelle s’abîmait le cœur, déjà, et Picasso n’était pas mort, pas riche, et pas communiste.

— Moi, déclarait-il, moi Pablo, je veux faire des enfants et des tableaux, mais pas avec le même pinceau.

Ça faisait rire la grosse Andrée, sa maîtresse d’alors.

— Et toi, mon Jean, qu’elle disait à Cocteau en s’écroulant sur ses genoux, tu me le feras voir ton pinceau !

Et Jean disait oui. Il disait toujours oui, Jean.

C’est pas comme mon grand-père qui disait toujours non.

— Ce sont les femmes qui ont le devoir de dire oui, avait-il coutume de répéter.

— Oui, répondait sa seconde épouse, qui n’avait pas l’esprit de contradiction.

Elle était jeune encore, Valentine, quand mon grand-père l’a conduite à la mairie.

Ce mariage fit quelque peu scandale dans la bourgeoisie du VIIe arrondissement. Il choqua les amis politiques de mon grand-père. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’il leur lança sa célèbre formule : « La droite, oui, mais la droite libérale. » Personne, avant lui, n’avait songé à accorder ces deux mots.

Un sacré bonhomme, le comte. J’aurais voulu lui ressembler.

Devenue comtesse, Valentine s’efforça rapidement d’apaiser la rumeur publique. Elle remonta ses cheveux en un chignon convenable, elle rangea sa poitrine sous des corsages de drap fin, sans fantaisie, elle apprit à servir le porto et à s’intéresser aux conversations des dames, après dîner.

En revanche, elle s’habitua moins facilement à m’entendre l’appeler grand-mère.

Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait vraiment vu enfant. D’ailleurs, ai-je été enfant ? C’est probable, me dit-on. Il n’empêche que je me méfie : tant de gens parlent sans savoir !

J’ai beau me pencher sur un éventuel berceau, je n’entends pas : « C’est tout le portrait de son père, vous ne trouvez pas ? Il est très éveillé pour son âge… »

Non, décidément le parfum du talc anglais ne me rappelle rien. Il m’est sans doute arrivé de trébucher, je veux bien l’admettre, mais cela ne m’avance pas à grand-chose de le savoir.

Valentine m’a donné la main quand je marchais tout seul. Elle n’était pas ma grand-mère, je n’étais pas son petit-fils. Il ne faut pas demander l’impossible !

Tous les 14 juillet, le comte se mettait du coton dans les oreilles. De cela, je me souviens parfaitement. La gaieté populaire l’indignait. Il condamnait l’esprit de jouissance qui nous a fait tant de mal.

Valentine m’emmenait faire le tour de Barbizon en fête. Une voilette noire sur les yeux, en deuil de sa jeunesse inachevée, elle avait fière allure dans son nouveau rôle. Les républicains, pas rancuniers, lui donnaient du « bonjour, madame la comtesse » long comme un bras d’honneur.

C’est vrai qu’elle était belle encore, et je sais des « sans-culottes » qui n’ont pas craché sur sa fleur de lys fraîchement éclose.

Comment lui en vouloir ? Son mari lui disait toujours : « Une femme doit dire oui… toujours. »

Mon père, j’en ai eu un, n’était pas revenu de Verdun. Ma mère était partie pour Buenos Aires, avec le fils d’un négociant en vins et liqueurs.

Arrivée à destination, elle le plaqua pour tomber dans les bras d’un dictateur nommé Carlos Gardel.

« J’apprends l’amour, l’espagnol et le tango. Je vous tiendrai au courant », écrivait-elle à mon grand-père.

— Mon pauvre enfant, ta mère est folle. Son mari, ton père, mon fils, est mort dans la boue, pour cette foutue république et elle danse le tango dans les bouges, à l’étranger, avec un marchand de gomina.

C’était trop beau !

Je crois bien qu’il mentait, mon grand-père, pour ne pas m’attrister.

C’était un brave. Il m’avait dit : « Tu n’iras pas à l’école laïque, chez ces gens-là, on déforme l’histoire de France. Tu n’iras pas non plus chez les curés, chez ces gens-là, il n’y a pas d’hommes. » Voilà pourquoi j’ai appris à lire et à écrire avec Maurice Sachs, penché sur mon épaule.

Ce nom ne dit plus rien à personne, aujourd’hui.

À la suite d’une affreuse campagne de calomnies, il y a bien des années, il a disparu.

Généralement, on le croit mort. Je dirai comment plus tard.

Il venait trois fois par semaine, avenue de Ségur, où nous habitions, mes grands-parents et moi.

Il n’arrivait jamais à l’heure. Je le revois : une figure rose, une longue écharpe vert pâle autour du cou ; il avait l’air d’une glace fraise et pistache, en train de fondre.

— Pardon, comtesse, pardon, murmurait-il à Valentine en lui baisant les doigts.

— Vous êtes un papillon, Maurice… Vous finirez en poussière.

Il avait du langage et de la repartie, mon professeur.

Il entrait dans ma chambre en déclamant le poème que Cocteau ou Max Jacob avait écrit la veille. Je n’y comprenais rien. Lui non plus, peut-être.

— Je t’aime, comme le fils que je n’aurais jamais, me disait-il quand il était fier de moi. Et lorsque je lui demandais pourquoi, ça le faisait pleurer.

— Je t’expliquerais plus tard, me répondait-il, plus tard, quand tu seras grand.

Je le trouvais bizarre, parfois, quand je le voyais chiffonner nerveusement son écharpe vert pâle. Ce n’était pas une personne ordinaire, monsieur Maurice. Il me tapotait la joue affectueusement et m’achetait, rue des Rosiers, des gâteaux à la cannelle.

À Barbizon, il ne venait ni le samedi, ni le dimanche. À Barbizon, j’écoutais mon grand-père. Sa voix résonnait bien dans la salle à manger du manoir qui sentait l’encaustique et la mort.

Il s’installait à un bout de la table, moi à l’autre.

— Ouvre grandes tes oreilles, et plonge tes yeux dans les miens.

Pour moi tout seul, il arrangeait l’histoire de France, à sa convenance.

J’apprenais bien mes leçons. J’ai même failli faire s’étouffer Édouard Herriot en lui récitant la préférée de mon grand-père.

Elle commençait ainsi : « 1789 est une mauvaise année pour notre beau pays. »

Le maire de Lyon avait bien connu Valentine, du temps qu’elle n’était pas comtesse. Quand on l’appelait Vava.

— Cet enfant finira mal, lui dit-il.

Sa prédiction m’intrigua d’autant plus que mon grand-père prétendait, lui aussi, que je finirais mal ou sur les planches, ce qui pour lui revenait au même.

Il m’avait surpris debout sur le bureau de ma chambre, drapé dans les châles de la comtesse, imitant Sarah Bernhardt.

C’est de ma grand-mère que je tiens ce goût du spectacle.

Elle avait beaucoup fréquenté les théâtreuses. La grande Réjane la tutoyait. Mme Sarah venait parfois prendre le thé avenue de Ségur.

Poudrée comme du pain blanc, elle entrait à pas lents. Des pas réguliers d’impératrice. Légèrement voûtée, l’air accablé par la gloire. Les bras tendus en avant, prête à s’abandonner, étonnée que la bonne n’ait pas songé à frapper les trois coups, elle s’affalait sur un fauteuil et attendait qu’on l’applaudisse.

J’applaudissais donc.

Valentine me chassait de derrière le piano où je me tenais caché.

Mon grand-père n’en finissait pas d’écrire des Mémoires qu’il n’a jamais terminés.

Le dernier vendredi de chaque mois, il s’en allait faire la lecture à son ami Maurras.

— Lui seul peut comprendre, disait-il.

Moi, Maurras, je ne l’ai vu qu’une fois. Un dimanche, à Barbizon.

Valentine m’avait prévenu :

— C’est un grand homme qui vient nous visiter aujourd’hui. Tâche d’être attentif et intelligent.

Je ne l’ai pas trouvé si grand que cela. Il était accompagné d’un drôle de monsieur Gris qui toussait timidement.

— Vous avez le regard d’un prince, mon garçon, m’a-t-il dit.

Le drôle de monsieur Gris approuvait de la tête. Vingt ans plus tard, à Vichy, il ne m’a pas reconnu. Peut-être avais-je perdu mon regard de prince ?

Ce n’est pas sans une certaine fierté que je me souviens du théâtre de ma jeunesse. Il est peuplé de gens riches et célèbres, que je croyais être nés pour rire et pour chanter, pour amuser le monde ou pour le gouverner.

Lorsque j’ai compris que tous n’étaient pas heureux, j’ai dit ma déception à Cocteau, qui m’a répondu en se moquant de moi :

« Il vaut mieux être riche, célèbre et pas heureux, que pauvre, inconnu et malheureux. »

Eh oui, Cocteau aussi disait des bêtises…

Je l’ai rencontré un mardi, dans les années 1920 et quelque chose. Avec mon grand-père, nous étions allés chercher Valentine, qui était l’invitée de Paul Poiret aux déjeuners qu’il donnait, le mardi de treize heures à quinze heures trente précises.

Dans un cadre vieillot et parfumé comme une salle de bains d’actrice, le pacha du chiffon recevait des dames légères et des duchesses, des intellectuels de droite et des danseuses, Gabriele d’Annunzio et Harry Pilcer.

Son épouse l’avait quitté. Pour se venger, il maltraitait les femmes du monde, qui adoraient cela. Il les habillait comme des clowns de luxe en leur récitant des fables de La Fontaine.

Les Américains pillaient ses modèles. La chanteuse Lucienne Boyer les portait avec la grâce innocente des filles du peuple.

En sortant de chez Poiret, ce mardi-là, ma grand-mère était trop primesautière, de l’avis de son mari.

— Vous ne trouvez pas que le porto va bien à madame la comtesse ? lui demanda Cocteau, caressant.

— Non, il ne vous réussit d’ailleurs pas mieux.

Le comte aimait les hommes sérieux. Il ne pouvait pas s’entendre avec Jean.

Offensé, le poète abandonna la comtesse à la scène de ménage qu’il venait de provoquer.

Le mardi suivant, Valentine était malgré tout à l’heure au déjeuner de Poiret. Elle avait réussi à convaincre mon grand-père qu’elle mourrait neurasthénique s’il la privait de ses rendez-vous hebdomadaires chez le maître du falbala.

— Frivole, vous êtes frivole, comme une gamine, et je me demande parfois si vous êtes digne d’être ma femme !

Exprimée sur un ton sentencieux mais non dénué de tendresse, cette phrase n’inquiétait pas Valentine. Elle l’avait entendue cent fois sans broncher. À peine baissait-elle la tête pour la forme. Elle savait bien qu’il faut toujours laisser aux hommes l’illusion du pouvoir.

« Méfie-toi du progrès, des curés et des femmes. »

Mon grand-père avait raison !

J’aimais beaucoup l’éblouissant Paris de l’après-guerre, tel que me le racontait mon cousin François.

Pendant près d’une année, il a habité chez nous, avenue de Ségur. Mon grand-père était aussi le sien.

François était de quinze ans mon aîné. Il aimait la vie, les femmes et la politique.

Il était beau (nous étions beaux, dans la famille), arriviste aussi, non, ambitieux plutôt.

C’était un fils de paysan, solide et décidé. On aurait dit qu’il restait encore un peu de boue limousine collée sous ses mocassins cirés.

Il débarquait de Bellac, sa ville natale.

Sa mère, Mathilde, fille du comte, notre grand-père, ne l’avait pas laissé monter dans la capitale sans réticence. Elle voulait qu’il soit notaire, au pays de M. Giraudoux.

Son père, conseiller municipal, venait de mourir d’un « arrêt du cœur ».

François me fait rêver comme personne. La nuit, j’attends qu’il rentre. Il vient s’asseoir au pied de mon lit. Fasciné, je l’écoute me parler de ces endroits mystérieux, où, tapis dans l’ombre de deux lampes posées sur un bar, des hommes et des femmes se frôlent et s’épient.

— À chaque bouchon de champagne qui saute, me dit François, c’est un bouton de braguette en moins.

Il me dit cela quand j’ai grandi, quand j’ai compris que les histoires d’amour ça commence et ça finit toujours pareil.

Il va chez Fysher, le cabaret de la rue d’Antin, où il faut être vu absolument. Il sait que sa réussite dépend peut-être d’une coupe offerte à la délicieuse, mais plus très jeune, épouse d’un chef de cabinet en mission à l’étranger.

— La fin justifie les moyens. Tous les Rastignac savent cela.

Il en sait des choses François !

Chez Fysher, Georges Van Parys accompagne au piano Mlle Gaby Montbreuse qui relève ses jupes et chante des refrains bêtes comme ses pieds.

Il y a aussi la blême Yvonne George qui fait pleurer le prince de Galles, en interprétant des mélos où il est question des malheurs des filles à marins dans les ports de l’Atlantique.

— Devine qui j’ai connu ce soir ? Émilienne d’Alençon. Elle m’a même passé le bras autour du cou dans un moment d’abandon. Dire que nos pères étaient fous d’elle !

François avait un irrésistible besoin de séduire. Il était amoureux de Lucienne Boyer.

— Un sourire d’elle et je suis capable du pire.

L-u-c-i-e-n-n-e B-o-y-e-r, ces treize lettres mises bout à bout forment le premier nom majuscule d’une longue liste : celle de ma mélancolie personnelle.

Mon cousin dut attendre quinze ans avant de voir venir à lui l’objet de sa passion dévorante. Entre-temps, Lucienne s’était épanouie sur toutes les scènes du monde.

L’Amérique lui rendait des honneurs, réservés d’habitude aux chefs d’État.

Mais à Vichy, ce jour-là, elle n’avait pas d’autre souci que de faire libérer son mari, le chanteur Jacques Pills, prisonnier des Allemands.

François fit le nécessaire. Mais il n’osa pas lui avouer qu’il s’était battu pour ses yeux bleus un soir, rue d’Antin, avec l’homme qui la séquestrait.

Au lieu de terminer son droit, mon cousin perdait la tête pour une chanteuse, s’enthousiasmait pour Briand, et honorait une femme de ministre. Il entrait et sortait, avenue de Ségur à n’importe quelle heure de la nuit, insouciant des convenances bourgeoises.

— Je me vois obligé de te rappeler que mon appartement n’est ni un moulin à vent, ni un hôtel lui disait mon grand-père. Tu es le fils de ma fille, d’accord, mais n’en abuse pas.

François surveillait ses horaires, pendant deux jours, et reprenait ses habitudes.

— Ça sent la monarchie qui se décompose, ici, clamait-il en arpentant le long couloir qui conduisait à nos chambres.

Un matin qu’il se sentait de taille à affronter les foudres du comte, il entonna une vibrante Marseillaise.

Cette fois, c’en fut trop. La reconnaissance du sang a des limites.

Malgré l’intervention de Valentine, François se retrouva dehors.

J’en ai voulu à mon grand-père. Je lui ai même reproché de n’avoir pas de cœur.

Certain de l’avoir fâché, j’attendais sa réaction, mon regard planté dans le sien, comme il convient de le faire dans ce genre de circonstance.

Imprévisible, il s’est penché vers moi pour m’embrasser le front. Il m’aimait.

— Tu viens de me faire de la peine, petit.

Sa voix s’était faite douce. Tremblante même.

L’instant avait quelques chose de solennel. Il ne me restait plus qu’à pleurer. Il ne m’en laissa pas le temps. Se reprenant brusquement, il prit mon menton dans sa main et me déclara tout net :

— François ne se lave pas les cheveux assez souvent, tu comprends !

Non, je ne comprenais pas. J’ai pourtant dû me contenter de cette explication.

Je me suis ennuyé longtemps de François.

On peut s’étonner que je mentionne précisément un 14 décembre. Il fut celui de mon premier pantalon. Mais ce genre de précision n’intéresse, généralement, que très peu de monde. On est si blasé de nos jours ! Même si j’ajoute que ce 14 décembre-là marque aussi la date anniversaire de la mort de Radiguet, je trouverai toujours un imbécile pour me ricaner au nez qu’il ne voit pas le rapport.

Heureusement, je ne me laisse pas influencer. Je note la coïncidence, c’est tout.

Pour l’occasion, Maurice Sachs s’était provisoirement réconcilié avec Cocteau. Veufs, en commun, ils se devaient d’aller ensemble se recueillir sur la tombe de leur cher disparu, foudroyé en pleine jeunesse par une douzaine d’huîtres.

Mon pantalon, Valentine m’avait emmené le choisir sous les arcades de la rue de Rivoli.

Dans l’arrière-boutique du marchand, la T.S.F. en sourdine diffusait une chanson gaie à la gloire d’un légume bien tendre qu’on mange avec les doigts.

Elle m’avait plu.

L’après-midi, je l’ai reprise en chœur avec Dranem.

— Si tu me promets de ne rien répéter à ton grand-père, nous irons l’entendre à Bobino, m’avait dit Valentine.

J’avais promis.

Précédant une mode qui devait faire fureur, c’est ce même 14 décembre que ma grand-mère décida de se faire couper les cheveux.

— Vous êtes sûre que monsieur le comte appréciera ? lui demanda le jeune homme qui, ciseaux en main, s’apprêtait à attaquer son abondante chevelure.

— Monsieur le comte a sans doute d’autres préoccupations !

Et le jeune homme de s’exécuter.

Il avait tout ce qu’il faut pour devenir un grand coiffeur. Presque toutes ses phrases commençaient par : « J’ai entendu dire que… Il paraît que… »

Même l’Élysée n’avait pas de secret pour lui.

— Il paraît que le Président reçoit beaucoup en privé. Tenez, je sais qu’une danseuse du Casino et son partenaire vont souvent lui rendre visite.

Après un silence lourd de sous-entendus, il ajouta :

— Et savez-vous ce que l’on raconte, comtesse ? Celui des deux qui reste le plus tard n’est pas celle qu’on pourrait croire !

L’anecdote devait ravir le comte qui traînait Henri III comme un boulet.

Aussitôt rentrée, Valentine se précipita dans le bureau de son mari, et grâce à Gaston Doumergue, le consola de ce roi encombrant.

Tout à sa stupeur, mon grand-père ne prit pas le temps de se scandaliser, comme prévu, de la coupe de cheveux provocante de sa femme.

Il téléphona à Maurras pour l’informer des vices de la république.

Le soir, à table, c’est tout juste s’il ne se tapait pas les cuisses, lui d’ordinaire si réservé.

— Il en fait de belles leur Gastounet… Gastounet ! Ce surnom lui va comme un gant.

Il fut gai ce 14 décembre-là !

Empiétant sur les cours d’histoire du comte c’est finalement Maurice Sachs qui m’entretint de Henri III.

J’ai découvert la vie au milieu d’un monde d’adultes, de vieillards même, attentifs d’abord à leurs problèmes et à leurs joies.

Je n’ai pas promené de bateau sur le bassin des Tuileries.

Je n’ai pas non plus écorché mes genoux sur le gravillon des squares publics.

J’écoutais aux portes.

Je lisais en cachette le courrier de mon grand-père.

Je me mêlais insidieusement de ce qui ne me regardait pas.

Je peux traverser le jardin du Luxembourg sans m’émouvoir, mais je ne m’en vante pas. Il m’arrive encore de le regretter.

J’ai su dire « Bonjour monsieur le ministre », avant même d’avoir prononcé « maman ». Ce simple mot me dérange. L’écrire me gêne.

Lorsque j’ai voulu savoir comment on fait les enfants Maurice Sachs a éludé ma question :

— C’est très compliqué ! Le mieux est de ne pas en faire, m’a-t-il affirmé, péremptoire.

Qu’il soit remercié ici de m’avoir épargné l’histoire du chou et de la rose, très en vogue à cette époque.

Valentine m’avait demandé de l’appeler Mamie. Était-ce de la pudeur ou de la coquetterie ? Ma mémoire est pleine de points d’interrogation.

— Nous allons déjeuner avec un poète. Écoute bien ce qu’il dira, cet homme parle comme un livre.

Voilà qui n’est pas fait pour me séduire d’autant que mon professeur qui, lui aussi parle comme un livre, m’ennuie à me réciter des vers.

À l’hôtel de Paris, Max Jacob nous attend.

Moi qui crois que les poètes sont blonds, qu’ils ont les mains fines et le regard vague, je suis déçu.

Je me glisse sur la banquette, boudeur.

Ce qui m’étonne, c’est d’entendre les maîtres d’hôtel et les serveurs l’appeler « monsieur le préfet ».

— Monsieur le préfet reprendra bien un peu de sauce béarnaise ?

— Merci mon ami, merci.

Réponse banale pour un poète.

Il parle, parfois la bouche pleine, de Montmartre et de sa rue Gabrielle, de Lucie Delarue-Mardrus, une poétesse de sa connaissance.

Il dit :

— Jean est inconsolable.

Il m’interroge :

— Et toi, mon garçon, que feras-tu plus tard ?

Valentine, aussi surprise que moi, s’attend au pire.

— Poète, je serai poète comme vous, monsieur le préfet.

Je réponds cela pour qu’il soit content.

— C’est une mauvaise idée… une très mauvaise idée. Les poètes sont des pauvres gens bien obligés de se faire inviter à déjeuner par les dames.

Je suis vexé et décide qu’il ne sert à rien d’être aimable.

Valentine s’esclaffe et réclame l’addition.

Dans le taxi qui nous ramène avenue de Ségur, je lui demande pourquoi on dit « monsieur le préfet » à un poète. Elle rit.

Je déteste et les poètes et les préfets.

Sur les cartes postales ocre de ce temps-là, que vous regardez parfois en rangeant vos tiroirs, le petit garçon en col marin, les chaussettes bien tendues, poussant un cerceau de bois blanc, sachez-le ce n’est pas moi… J’ai d’autres clichés à vous proposer. Celui-là par exemple : Deauville 1925. Encore bien fréquenté. Les planches balayées par le vent du Nord, un peu frais pour la saison, mais tellement vivifiant pour les bronches. L’automobile du comte garée devant l’hôtel Normandy. Et moi quelque part dans les parages.

C’est Lucien, le fils de notre concierge, qui nous conduisait à Deauville, quatre fois l’an.

Lucien était un petit gars plein de bonne volonté. Il faisait la fierté de sa mère, une brave femme, toujours prête à rendre service. Mécanicien la semaine, c’était un honneur pour lui que de coiffer la casquette bleu marine que mon grand-père lui avait imposée.

C’était une récompense pour moi que de monter à côté de lui.

Cela n’avait pas l’air de le gêner d’être pauvre. Je lui parlais gentiment. Valentine aussi.

Il voulait faire un beau mariage avec une fille de famille. Il ne savait pas que sa casquette compromettait ses chances.

Tandis que le comte se risquait à la roulette, Valentine m’entraînait sur les planches (parmi les dames qui retiennent leurs chapeaux). On mangeait des gaufres au sucre. Je me lavais les mains dans la mer.

En nous attendant, Lucien organisait sa nuit.

Je partageais sa chambre, à l’hôtel Normandy.

— Cela fera moins de frais, et tu ne seras pas seul, avait décidé mon grand-père.

Je n’y voyais pas d’inconvénient. Je trouvais bien de m’endormir en interrogeant Lucien sur l’amour et les femmes.

J’étais réveillé, quelquefois, par des soupirs aigus, des murmures étouffés sous les draps. Je retenais ma respiration.

Lorsque je lui demandais des explications, Lucien me persuadait que j’avais rêvé.

C’est vrai, j’avais beaucoup d’imagination.

Pour se rendre intéressant, un jour, il m’a juré que les soupirs appartenaient à l’une des Dolly Sisters, et que, par bonté d’âme, il avait laissé l’autre dans les bras musclés de Douglas Fairbanks, l’acteur de cinéma.

Je ne l’ai pas cru.

Et moi, me croira-t-on si je raconte que Pola Négri a glissé ses doigts blancs dans mes cheveux blonds, au cours d’une réception chez la duchesse de Guermantes ?

Si je dis qu’elle était belle comme un orage, triste aussi comme un dimanche de novembre, on blaguera mes emportements de jeune homme. Rien de plus. Et pourtant je la revois la « Du Barry d’Hollywood » (c’est ainsi que les journalistes l’avaient baptisée), une fleur de gardénia piquée sur son tailleur noir.

Elle refusait de guérir de la chaude blessure que Rudolf Valentino lui avait laissée au cœur.

— J’ai voulu regarder l’amour au fond des yeux, et j’y ai trouvé le visage de la mort, disait-elle.

Elle n’était pas simple.

En me couvant du regard, elle pleurait intérieurement l’auteur de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme.

Je pourrais parler, à ce propos, de mon irrésistible pouvoir de séduction. Vous remarquerez que je ne le fais pas. Je dis seulement : Pola Négri a glissé ses doigts blancs dans mes cheveux blonds. Ça ne l’engageait pas beaucoup, j’en conviens.

Et, d’ailleurs, cette duchesse de Guermantes, était-ce vraiment la duchesse de Guermantes ?

Pola Négri fut-elle vraiment la maîtresse de Lénine ?

On peut douter de tout.

Maurice Sachs, lui, ne doutait de rien. Il m’avait dit :

— Tout ce qu’on invente est vrai.

Je refusai donc de rédiger la composition française qu’il me proposa : Valentine tombe amoureuse du jeune facteur. Un matin, elle part avec lui…

Cette idée grossière ne m’inspirait pas. Lui la trouvait amusante.

— Il faut avoir l’audace d’affronter le mensonge de face. La vérité se cache derrière, me dit-il.

M. Maurice avait toujours une citation en réserve.

J’en conclus que, dans la vie, je devais m’attendre à tout, y compris à voir un matin ma grand-mère s’en aller, sans remords, avec le facteur.

— L’avenir de cet enfant, y avez-vous songé, Valentine ?

L’avenir, on ne s’en préoccupe pas à treize ans. Savoir d’où je venais m’importait davantage. Selon mon habitude, j’avais l’oreille collée à la porte entrebâillée du bureau de mon grand-père.

Pour certaines décisions me concernant, il convoquait sa femme afin de prendre son avis. Comme il n’en tenait aucun compte, j’avais de sérieuses raisons de m’inquiéter.

— Rien ne presse, il est jeune encore.

— Lui, oui, mais moi, il y a longtemps que je ne le suis plus ; mon devoir est de lui indiquer le chemin à suivre.

L’heure était grave. Je comprenais bien que mon sort pouvait dépendre de cette entrevue.

Valentine s’enhardit :

— Je sais son désir. Il a dit à Max Jacob : « Je veux être poète, comme vous. »

— Et vous avez l’air de trouver cela plaisant ! hurla mon grand-père. Poète ? Mais qu’est-ce que cela veut dire, poète ?

J’avais abandonné ce projet depuis plusieurs mois en pensant que le mieux serait d’être comte tout simplement.

Mais je jugeais plus prudent de ne pas me manifester d’autant que je me trouvais en situation irrégulière.

— Si je ne prends pas en main sa destinée nous courons à la catastrophe… Aujourd’hui poète, demain si vous le ramenez chez Mlle Sorel, il décidera sûrement de devenir comédien, pourquoi pas, et après-demain, si le malheur veut qu’il croise un maquereau, me voilà déshonoré.

L’expression « croiser un maquereau » ne me parut pas très claire.

Valentine ne pouvait plus rien pour moi.

Discrètement, elle quitta le bureau de son mari, de la même façon, je regagnai ma chambre.

Le verdict est tombé le soir, au cours du dîner :

— J’ai beaucoup réfléchi, mon fils, tu seras militaire, c’est ce qui peut t’arriver de mieux. J’en parlerai à Maurice, il m’approuvera sûrement. C’est un homme de bon sens, lui.

Ce n’était pas très bon signe, quand mon grand-père se référait à Maurice.

Le comte brandit à tout instant L’Action française comme une menace, mais finalement, je le répète, c’est un bon comte, de cette bonne vieille droite libérale qu’il inventa – je l’ai dit – pour sa commodité.

Je grandis heureux. J’embête la bonne, comme le font les gosses de riches. Elle me traite de voyou.

Mauvaise tête, mais gentil au fond, je ne la dénonce pas. François me l’a interdit.

Mon cousin s’était approprié un bureau vide au Quai d’Orsay. Paré du titre d’attaché d’ambassade, il s’était risqué de nouveau avenue de Ségur. Il obtint sans mal le pardon qu’il venait chercher et l’autorisation de m’emmener pour la journée.

— C’est un miracle de la diplomatie, me dit-il.

J’étais persuadé, pour ma part, que ses cheveux propres et bien coiffés n’y étaient pas pour rien.

À peine arrivé sur le Champ-de-Mars, François m’assura que j’étais mal élevé, que la comtesse me couvait comme une poule mouillée, que je ne savais rien de la vraie vie et que M. Sachs était une pédale.

Là-dessus, il m’entraîna au Vel’ d’Hiv’, où, dans une odeur de frites, de sueur et de bière, le peuple de Paris se défoulait au son de l’accordéon.

— Écoute battre le cœur de la France, me dit-il. Écoute-le vibrer et mets le tien à l’unisson. Il n’y a pas de place, ici, pour les petits-fils de comte.

Abasourdi de musique et de cris, j’écarquillais les yeux.

Sur une piste ronde, en forme de cuvette, des hommes coursaient à vélo. La foule en fête ne dissimulait pas sa joie.

Sur les gradins, des ouvriers en bras de chemise embrassaient goulûment des filles en jupes à fleurs.

Je découvrais, ravi, ceux dont mon grand-père me dira avec dédain : « Ils sont les fils de Léon Jouhaux. »

François, qui les aimait, voulait leur rester fidèle. Avec eux, il acclama Léon Blum et Maurice Thorez mais, quelques années plus tard, entonna Maréchal, nous voilà ! aussi fort qu’il avait chanté L’Internationale.

Lorsque mon grand-père constata que je ne savais pas faire une addition, il insulta la bonne, comme si c’était sa faute, et s’en prit à Valentine qui plaida non coupable en s’abritant derrière Maurice Sachs.

Le doux jeune homme qui me servait de maître n’avait pas de passion particulière pour les mathématiques. Aussi m’enseignait-il assez mal ce qu’il appelait la science des fous.

À mon grand-père qui s’indignait, il disait pour sa défense :

— Je trouve inutile d’ennuyer cet enfant avec les chiffres, puisque la chance l’a installé dans un monde où l’on ne compte pas.

— Sachs, vous êtes idiot, ou vous vous moquez de moi. Vous devriez savoir que ce sont surtout les gosses de riches qui doivent apprendre à calculer. Pour avoir négligé cette évidence, vous faites de mon petit-fils un candidat à la soupe populaire.

Afin de m’éviter pareille destinée, il me trouva un remède.

Trois jours plus tard, une vieille demoiselle aux dents jaunes, catholique pour tout arranger, débarquait dans ma vie avec la ferme intention de me mettre au pas et à la table de multiplication.

C’est à la Cour des comptes que mon grand-père l’avait dénichée. Chaque après-midi, pendant des mois, elle m’infligea des chiffres sans parvenir à me convaincre tout à fait que un et un font deux.

Elle m’appelait monsieur. Cela seulement me plaisait.

Elle me disait :

— Les poètes ne sont pas des gens sérieux ; les écrivains ne sont pas vraiment normaux…

Et des tas de choses du même genre, que d’ailleurs Maurice Sachs démentait formellement.

Je suivais tant bien que mal les raisonnements contraires de mes professeurs qui s’efforçaient de me rendre intelligent.

— Je suis payée pour cela, me répétait sans cesse la demoiselle aux dents jaunes.

Ce qui ne me donnait pas envie de l’écouter pour autant. La seule chose qu’elle m’a certainement inspirée, c’est l’horreur des demoiselles.

Plusieurs mois dans un cours privé pour les cancres de bonne famille, du côté de Saint-Cloud, et l’année du bac à Jeanson ne m’ont pas réconcilié avec les études.

« On naît intelligent. On n’apprend pas à le devenir », m’avait juré Drieu La Rochelle.

Convaincu qu’il avait raison, j’ai refermé mes livres, la conscience tranquille.

Pour le comte, mon avenir restait un sujet de préoccupation que ne partageait pas Valentine.

Comme François, elle pensait que je me débrouillerais. Une voyante le lui avait, paraît-il, confirmé.

— Vous êtes vraiment très optimiste, ma chère. À vous entendre, tout est simple.

— À vous entendre, mon ami, répliquait Valentine, tout est compliqué…

À les entendre tous les deux se disputer toujours, depuis mon plus jeune âge, je ne pouvais pas imaginer d’autres formes à l’amour. Mon grand-père trouvait sans doute un peu ridicule de dire « je t’aime ». Pudeur oblige : il disait plutôt « merde » et Valentine comprenait très bien.

Selon que le temps était sec ou humide le comte souffrait de ses jambes. Avec une évidente fierté la bonne décrétait, dans le ciel du soir, les douleurs possibles, le lendemain, pour son maître.

Quand il avait mal, Valentine savait être une infirmière attentive et dévouée. Pour rien au monde, elle n’aurait laissé à quiconque le soin de veiller sur son mari. Aux moindres maux, il s’en remettait à elle, et l’étrange complicité qui les unissait intriguait le voisinage.

— Pensez, disait la concierge, elle pourrait être sa fille !

Mon grand-père faisait à Valentine l’honneur de la considérer comme sa maîtresse. Elle ne pouvait pas s’en plaindre !

Il bougonnait sans cesse, mais la laissait se déguiser pour inspirer Jean-Gabriel Domergue auquel elle avait commandé son portrait.

Elle occupait ses loisirs de comtesse au gré de sa fantaisie.

Elle profitait de son titre et des relations de son mari pour se faire ouvrir les portes les mieux fermées de Paris.

À l’aise partout, plutôt enjouée de nature, elle n’avait pas sa pareille pour animer les salons.

À la jeune amie d’un ministre de l’Éducation nationale qui me trouvait mal élevé – et le clamait trop fort – elle retourna un seau à glace sur la tête. Quelle joie !

— Il leur fallait un sujet de conversation à ces gens ; ils l’ont maintenant, déclara-t-elle tranquillement à notre hôte médusée.

Comment pouvais-je avoir envie de m’abandonner aux mathématiques, avec une demoiselle aux dents jaunes, alors que dans le sillage de Valentine j’apprenais la vie ?

Sachs m’avait appris à lire. Mon grand-père à écouter.

Je peux dire sans me vanter que je n’étais pas bête. Les grandes personnes ne se méfiaient pas de moi. Elles avaient tort. On ne se méfie pas assez des enfants. Je ne crois pas à leur innocence. Je suis sans doute sévère mais je sais de quoi je parle.

Ai-je vraiment cru au père Noël ? Cela m’étonnerait fort. Ou alors, je faisais semblant. Décevoir ne me plaît pas.

Mon cousin François m’avait prévenu : « Dieu n’existe pas, c’est une invention de Claudel ! »

Mon grand-père le pensait également. De ce côté-là donc, pas de problème. Avec leur bénédiction, j’ai moins fréquenté les églises que les bordels. Les messes que célébrait Ginou, rue de Châteaudun, éveillent en moi, aujourd’hui encore, des souvenirs frémissants…

Mon côté bourgeois, pas vraiment sorti des jupons de la comtesse, plaisait beaucoup à ces dames peintes de la tête aux pieds, aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Ginette, surnommée Ginou, avait mis au point une méthode de séduction qui parvenait à enhardir ses clients les plus timides.

Affublée de quatre ou cinq jupes superposées un peu plus courtes l’une que l’autre, de talons hauts vernis rouge, d’un corsage de soie muni de vingt-sept boutons (je les ai comptés), castagnettes en main, elle improvisait un turbulent flamenco qu’elle ne consentait à interrompre qu’une fois nue.

Le grand art consistait à la déshabiller sans défaillir prématurément.

Je ne parvenais pas toujours à contrôler ma fougue, aussi me jugeait-elle sévèrement. « En amour, bébé, me disait-elle, il faut savoir être gourmet. Tu te goinfres avec les hors-d’œuvre et tu n’es plus capable, après, d’apprécier le plat de résistance. »

L’habitude aidant, il m’est arrivé, quelquefois de goûter au plat de résistance. C’était, je dois le dire, de la haute gastronomie, assortie d’une leçon de gymnastique parfaitement au point.

Ginou ne désespérait pas de réussir à former le syndicat des pensionnaires de maisons closes. Quand un député lui tombait sous les draps, elle n’hésitait pas à l’entretenir de ses projets.

— Dans ma chambre, me disait-elle, ils sont tous d’accord avec moi. Une fois revenus dans la leur, ils oublient ce qu’ils m’ont promis. Ah ! les salauds !

Elle était superbement vulgaire !

Seules les femmes vulgaires m’attirent. Vous savez, celles qui laissent l’empreinte de leur rouge à lèvres sur des cigarettes blondes qu’elles dégustent comme un sexe. Les autres ressemblent à ma mère. Celle que je reconnaîtrais sûrement si je la rencontrais par hasard.

Ginou inventait pour moi des complications à l’amour. Je l’aimais bien mais elle était quand même trop menteuse à mon goût.

Je ne suis plus retourné la voir à partir du jour où elle m’a dit « T’es tout le portrait de ta mère, toi. »

Elle était encore allongée sur le lit défait, les jambes écartées, les cheveux éparpillés.

Je finissais d’enfiler mon pantalon. Elle me dévisageait tendrement. J’ai eu honte tout à coup. Pris en faute, je l’ai regardée méchamment comme un homme regarde une femme après l’avoir soumise parce qu’il lui en veut d’en savoir trop.

Ginou a compris qu’elle m’avait fâché en voulant être gentille.

Et d’abord comment pouvait-elle savoir que je ressemblais à ma mère ?

— J’ai dit cela, comme ça, histoire de causer… pas pour te faire de la peine.

Pour bien lui montrer que je ne croyais pas un mot de son allusion j’ai même ajouté :« Ma mère est une personne importante en Amérique du Sud et elle emmerde les putes ! »

J’ai l’âge de Roméo. Sachs m’explique ce qu’est une pédale. J’ai déjà ma petite idée là-dessus.

À Jeanson, le soir après l’étude, un pion me parle de Rimbaud. Ça commence par « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », etc.

Ce pion-là m’aime bien. Il a remarqué que Cocteau vient parfois m’attendre au coin de la rue de Longchamp et de la rue de Passy. Il me paye des limonades et je lui raconte tout. Ça le fait rire.

À propos de mon pion, il s’exclame :

— Ah ? le bel alibi littéraire ! Il ira loin ce jeune homme si on ne l’arrête pas avant pour détournement de mineur !

Le comte ne surveillait plus beaucoup mes horaires et je pouvais m’attarder rue Vignon, où Cocteau venait d’aménager son nouvel appartement avec des meubles de jardin et un pupitre d’écolier, sur lequel il corrigeait mes devoirs de français. J’étais, rue Vignon, le spectateur d’un ballet conduit le plus souvent par Diaghilev.

J’écoutais, sans broncher, des garçons de Châteauroux lire à haute voix des poèmes interminables sur la mort.

J’étais assez content.

Valentine était enchantée de me voir nager comme un poisson dans l’eau, au milieu de cette cour des miracles, hantée de faux poètes et de grands esprits, d’intellectuels et d’imbéciles, de visionnaires et de mythomanes, de pauvres riches et de pédés.

— Si tu n’es pas dupe, me disait-elle, tout va bien.

Je ne l’étais pas et mon cousin François s’inquiétait à tort. J’avais droit, régulièrement, à des évidences de ce genre :

« C’est en forgeant qu’on devient forgeron. »

« Ce n’est pas le canotier qui a fait Maurice Chevalier, mais Maurice Chevalier qui a fait le canotier. »

Quant à mon grand-père, il prenait ses désirs pour des ordres. Il me voyait déjà maréchal de France.

François me croyait mal parti pour honorer les dames comme il convient.

C’était vrai. Les dames n’encombraient pas la vie des messieurs que je fréquentais. J’étais trop blond, j’avais les yeux trop bleus. Je n’aimais pas le sport, et la môme Moineau m’avait fait sauter sur ses genoux. Autant de handicaps que j’ai pourtant surmontés sans peine.

« Comme quoi, disait Lucien, le fils de la concierge, avec un bon sens renversant, quand on est un homme, on est un homme… »

J’étais un homme et, contrairement à lui, pas plus fier pour cela. Je rêvais même de pouvoir me maquiller outrageusement, avec du gris et du vert sur les paupières, du rose et du blanc sur les joues. Du noir sur les sourcils, et beaucoup de rouge sur la bouche.

Que ce plaisir soit réservé aux femmes me paraît être un privilège scandaleux. La fascination qu’exercent sur moi les putes et les actrices tient essentiellement à leur maquillage.

Je n’oublierai jamais mes premiers pas dans les coulisses du Casino de Paris où j’accompagnais François qui s’y trouvait à l’aise. Les danseuses ne s’embarrassaient pas de moralité et levaient la jambe sans se faire prier pour mon futur diplomate de cousin.

Tandis qu’il entamait ses pourparlers, tel un passager clandestin je rôdais dans les coins sombres et poussiéreux du bateau de la rue de Clichy. Je ne prêtais guère d’attention aux seins et aux fesses qui couraient se rhabiller, je n’avais d’yeux que pour les yeux charbonneux de leurs propriétaires. Dans les loges étroites et surchauffées, je m’enivrais de l’odeur des fonds de teint qui se diluaient sous la lumière crue des ampoules électriques. Je faisais crisser sous mes doigts les strass multicolores collés un à un sur des chiffons pour reine d’un soir. Je considérais religieusement des bijoux de pacotille. Je humais avec volupté des courants d’air parfumés au 5 de Chanel.

À la sauvette, je caressais les plumes d’autruche.

— Qu’est-ce que tu fous là ? me demandait François.

Le nez dans les cintres, j’accrochais mes rêves à du carton-pâte.

Je me cachais pour apercevoir la Miss au bras de son boy le plus musclé.

Étincelantes étaient mes nuits. Celles de mon cousin aussi, mais pas pour les mêmes raisons.

On a la réputation qu’on mérite. Celle que François s’était faite parmi les filles du Casino se situait au-dessous de la ceinture et il s’en contentait. Il avait, pour la circonstance, une devise pratique : « Prendre l’amour du bon côté ». Et surtout ne pas confondre « bagatelle et affaire de cœur ».

La Miss ne pouvait pas ne pas le remarquer.

— On en raconte de belles sur vous, lui lança-t-elle un soir en sortant de scène.

— Sur vous aussi, mademoiselle, lui répliqua-t-il goguenard.

— Alors ça m’intéresse, dit la Miss, en priant François, d’un clin d’œil complice, de la suivre dans sa loge. Ce qu’il fit.

— Je la connais, me chuchota une jalouse que François avait déjà conduite au septième ciel, la vieille veut tous les essayer, mais je suis sûre qu’elle ne peut plus.

C’était une calomnie. Le pompier de service me l’a confirmé.

À une heure du matin, je me retrouvais écroulé au fond d’une énorme voiture blanche, pleine de boys endormis, que la Miss conduisait à tombeau ouvert.

Installé à son côté, François somnolait.

Moi, je pensais : pour une vieille qui ne peut plus, c’est pas mal. Elle enterrera toutes ses girls, l’une après l’autre.

— Ça va, môme ? me disait-elle. On va se baigner, hein !

Aux aurores, triomphalement, Mlle Mistinguett entrait dans l’eau glacée de la côte normande, sans égard pour les rhumatismes imaginaires que lui prêtaient ses rivales. François a-t-il été à la hauteur de sa réputation ? Il aimait les femmes, pas les mangeuses d’hommes.

Valentine prenait des rides au cœur et au front.

Elle embellissait.

Je ne me décidais pas à plaquer mon enfance.

Je m’éloignais parfois de l’avenue de Ségur, mais j’y revenais toujours.

Un jour que je sortais, blessé, d’une aventure poético-sentimentale, Valentine qui me devinait bien m’a dit :

— Il faut te faire une raison mon garçon, le bonheur ne se conjugue pas qu’au passé…

Je ne voulais pas l’admettre. J’allais le vérifier souvent.

Sur l’instant, j’ai cru qu’elle venait de se disputer avec le comte, ce qui d’habitude n’avait pas pour effet de la rendre morose. Mais, non, peut-être, après tout, était-elle devenue vraiment grand-mère, brusquement. Elle n’avait pas cinquante ans.

Si j’avais osé, je l’aurais appelée grand-mère. Elle ne me l’aurait pas reproché. Et cela m’aurait fait tellement plaisir.

J’ai écrit un poème larmoyant, sur la fragilité des roses.

J’avais aperçu Emmanuel Berl chez la duchesse de Guermantes. Je l’avais retrouvé deux ou trois fois, rue Vignon, où il venait visiter Cocteau. Un beau jour, Sachs, que je barbais, m’a confié à lui. C’était une bonne idée. Je fus séduit aussitôt.

Berl m’emmena au Louvre plusieurs jeudis de suite, pour me familiariser avec l’art. Je n’ignorais pas qu’il savait tout ; aussi je m’étonnais de le voir m’écouter attentivement.

— La communication existe, me disait-il, puisque je peux acheter un journal…

Pour lui prouver le contraire, Proust lui avait lancé ses pantoufles à la figure. Il riait en s’en souvenant.

Je m’essoufflais à le suivre, tandis qu’il reprenait tranquillement une conversation interrompue la veille ou une semaine auparavant. Il ressemblait à mon grand-père jeune. Comme lui, il se méfiait du progrès. Il écrivait dans ses journaux : est-ce qu’on veut la guerre, oui ou non ? Lui ne la voulait pas. Il aimait Breton, Herriot et Mandel.

Il allait se marier pour la troisième fois avec une chanteuse.

Devant la Joconde, il m’affirmait, péremptoire : « Tout va mal, tout va très mal, tout ira de plus en plus mal ». Cet incorrigible pessimiste trouvait malgré tout des raisons d’espérer.

Au sourire bête de Mona Lisa, Maurice Sachs préférait déjà la moustache d’Hitler. Il rêvait d’accorder ses pas à ceux, cadencés, des enfants d’Adolf. Il deviendra la muse de quelques-uns.

Il était allé repérer, à la périphérie de Hambourg, la cave qui devait d’abord lui servir de salle de classe, et un peu plus tard de tombe.

Pionnier du rapprochement franco-allemand, il mourra comme une folle, en chantant Tannhäuser, sodomisé par une quinzaine de blonds poètes casqués aux frais du IIIe Reich.

Voilà la vérité. Voilà la fin sublime de mon professeur.

Je venais d’avoir dix-sept ans.

J’avais une haute idée de moi-même et des loisirs. J’allais avec Lucien voir des films de Chariot. Il hurlait de rire. J’étais consterné.

Lucien, mon premier copain… Tout nous séparait. Il aimait les chats, les pucelles et Tino Rossi.

Il était fils de concierge. J’étais petit-fils de comte…

— Vraiment pas de quoi se vanter ! me disait François, qui n’était pas, comme moi, naïvement pendu à son arbre généalogique.

C’est peu de dire que je n’avais pas de problèmes d’argent. Valentine y veillait attentivement.

J’allais rater mon bac et je me demandais comment échapper à l’École de guerre.

Démodé déjà ; je collais mes cheveux, façon Rudolph Valentino. Je m’achetais des chaussures italiennes et des disques de Lys Gauty.

Ce matin-là, comme je sortais, mon grand-père me demanda de le déposer en taxi, rue du Boccador. Il ne quittait son bureau qu’en de rares occasions. J’aurais dû m’étonner.

En le voyant s’éloigner d’un pas pressé, sévère et digne, beau comme un comte, je n’ai pas imaginé qu’il s’en allait défendre ses idées.

Nous étions le 6 février 1934.

Il croyait avoir mis un point provisoire à ses Mémoires.

C’était un point final.

Heureusement il m’avait embrassé.

Tandis que Paris se couvrait de honte et de sang, je baladais ma jeunesse quelque part loin du pont de la Concorde sur lequel, à la tête d’une meute de vieillards séniles, mon grand-père est mort pour faire plaisir à M. Maurras qui lui, dormait.

Lorsque je suis rentré tard, cette nuit-là, Valentine était veuve et moi orphelin. Une fois de plus.

Elle pleurait doucement dans les bras de la bonne qui disait, comme toujours : « C’est de la faute du gouvernement. »

J’étais anéanti par mon premier désespoir d’homme. Peu m’importait de savoir qui avait raison ou tort.

Je suis allé prévenir François, qui se réjouissait que la république ne soit pas tombée.

Il ne savait pas encore à quel prix !

Je l’ai trouvé trinquant avec ses amis à la santé de Camille Chautemps.

Sans ménagement je lui ai jeté l’affreuse nouvelle à la figure. Pour m’en débarrasser un peu, pour l’obliger à partager une douleur trop lourde pour moi.

— C’est une mort grandiose qui lui ressemble bien, me dit-il en maîtrisant sa colère et son chagrin mêlés.

Il me tenait par les épaules solidement planté devant lui. Impuissant je subissais sa force. Sa sérénité m’apaisa.

La nuit fut longue. Valentine avait vingt ans de bonheur à réviser. Elle me disait seulement :

— Il t’aimait beaucoup, tu sais !

Oui, je le savais, mais j’aurais voulu en savoir plus.

La concierge faisait du café frais.

François faisait face aux circonstances.

Pendant deux jours, je suis resté enfermé dans ma chambre. Je n’ai pas eu le courage de veiller le comte, ni même d’aller l’embrasser une dernière fois.

J’ai étrenné un costume noir tout neuf. Valentine a remis sa voilette. François nous donnait le bras.

Nous n’étions pas nombreux derrière le corbillard. Lucien et sa mère avaient vraiment de la peine.

La demoiselle aux dents jaunes et notre bonne fermaient la marche.

Comme d’habitude, Sachs est arrivé en retard au cimetière.

— C’est un héros qui s’en va, a-t-il dit à la comtesse.

Piteuse consolation. Ils furent quinze à mourir pour la même cause imbécile.

Maurras, Pujo et Daudet avaient d’autres chats à honorer de leurs présences. Ce jour-là, ils enterraient un héros du 6 février, plus représentatif.

Le géant de mon enfance faisait un bien petit mort pour l’histoire. Trois lignes dans L’Action française.

François s’est installé avenue de Ségur. Sa présence nous rassura. Il fut parfait.

Sans rancune, Valentine, qui n’entendait rien à la politique, laissa venir à elle les républicains maudits par feu M. le comte.

Ils étaient les amis de François. Ils devinrent les siens et les miens.

Je m’efforçais, plus particulièrement, de témoigner ma vive sympathie au chef de cabinet du ministre de la Guerre. C’était un gros homme au teint couperosé, qui faisait du bruit en mangeant sa soupe.

— Mieux vaut faire envie que pitié. Pas vrai, pote, me disait-il en m’envoyant de grandes tapes dans le dos.

Il venait dîner le quatrième mercredi de chaque mois.

Valentine s’amusait à l’entendre contrefaire la voix de Raimu.

Moi, j’avais décidé de le trouver drôle, quoi qu’il fasse. Il l’était souvent. J’avais compris qu’en applaudissant à tous ses propos, j’obtiendrais sans difficulté ma réforme militaire. Je n’avais jamais sérieusement envisagé de faire carrière dans l’armée, ni même d’accomplir mon devoir national.

Je trouvais le drapeau français très joli, mais pas au point d’aller mourir pour lui.

Pour la forme, j’ai prétexté une insuffisance cardiaque fantaisiste.

— Tu ne manques pas de culot, m’a dit François qui suivait mes manœuvres depuis plusieurs semaines.

J’entretenais mon amitié avec le chef de cabinet, à grand renfort de rasades d’eau-de-vie de prune, en provenance directe du Limousin, cher à mon cousin.

Je lui donnais du « monsieur le ministre » à tour de bras. Cela me flattait autant que lui.

Le ministre, en titre à l’époque, c’était le vainqueur de Verdun, sous les ordres duquel mon père était tombé.

Mon chef de cabinet s’est d’abord fait prier.

— Pote, m’a-t-il dit, le maréchal a besoin de petits Français comme toi, et tu n’as pas à t’inquiéter, il n’y a aucun risque de guerre.

— Raison de plus, ai-je répondu pas convaincu.

Je doutais de sa clairvoyance. À l’écouter tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il était parfait dans le genre : « Hitler, connais pas, et Waterloo, belle victoire… »

J’ai fini par le persuader que le maréchal pouvait se passer de moi.

Un médecin commandant, qui ne voulait pas compromettre son avancement, m’a réformé définitivement. Le comte n’aurait pas été fier de moi.

J’étais quand même soulagé et, gratitude oblige, je n’ai pas cessé pour autant d’être aimable avec mon protecteur.

Valentine lui a tricoté des chaussettes.

François m’a appris que j’étais propriétaire d’un vignoble dans le Beaujolais.

Mon grand-père avait laissé un testament. Tout allait bien. Je ne serais pas pauvre. Je pouvais retourner tranquille au « Bœuf sur le Toit », installé nouvellement avenue Pierre-1er-de-Serbie, où Cocteau m’attendait en écrivant sur un coin de table Anna la bonne pour Marianne Oswald, qui jurait tous les matins qu’elle se suiciderait le soir même.

Des vignobles dans le Beaujolais ! Je n’en avais jamais entendu parler.

François m’avait dit que ça faisait pas mal d’argent. C’était le principal…

Le comte était prévoyant. Il m’avait laissé les moyens d’être détestable.

François, lui, n’avait hérité de rien. Alors il faisait des discours sur les pauvres ouvriers qui ont des fins de mois difficiles.

J’aimais aller l’écouter. Ça me faisait rire.

— J’ai été bien, me demandait-il en descendant les escaliers bancals d’estrades improvisées.

— Magnifique, que je lui répondais quand j’étais de bonne humeur… mais tu aurais dû pleurer à la fin.

Il se mettait en colère.

« Petit con, tu n’es vraiment qu’un petit con… »

Ça se terminait toujours comme ça.

Quand Valentine avait du vague à l’âme, je l’emmenais déjeuner chez Lipp. On me prenait pour son gigolo.

Je portais des boutons de manchettes en or, que Jean m’avait offerts pour mon anniversaire.

Dans le monde que j’abordais avec le détachement hautain des jeunes gens bien nés, je ne pouvais pas ne pas rencontrer Gide. Il revenait toujours de quelque part, et le plus souvent de Tunisie. La première fois que je l’ai vu, c’était chez Cocteau où je débarquais fréquemment à l’improviste. Jean m’a présenté à lui comme un enfant terrible.

Le bon maître m’a d’abord salué distraitement. J’étais trop vieux pour lui, mais il n’a pas cessé de me dévisager tout en poursuivant sa conversation avec un homme que je ne connaissais pas.

— Paul, croyez-moi, disait-il, la vérité sort de la bouche des télégraphistes.

Le Paul en question, qui portait (je l’ai su plus tard) le beau nom de Vaillant-Couturier, écoutait gravement.

Jean qui s’étouffait pour ne pas éclater de rire m’a entraîné discrètement dans la cuisine.

— Voilà deux heures que cela dure, me dit-il, son cours sur la vérité est un mensonge de femme du monde.

Imperturbable, le directeur de l’Humanité, qui n’était pas idiot, concluait poliment :

— Oui, sans doute la vérité sort-elle de la bouche des télégraphistes.

Gide se leva, remit son chapeau rond et me dit cette phrase inoubliable : « Au revoir, enfant terrible ».

Vaillant-Couturier l’aida à enfiler son manteau. Puis il rentra chez lui écrire à la page 237 de son journal : « Cocteau ne sera jamais sérieux. Il s’est moqué de moi pour séduire un jeune homme ».

Ce même jour, j’ai rompu avec la fille d’un épicier de luxe, prénommée Geneviève, parce qu’elle me demandait si je l’aimais. Question que je jugeais saugrenue. J’ai donc pris la porte sans répondre. Elle a beaucoup pleuré. L’honnêteté m’oblige à avouer que je ne l’aimais pas.

François, à qui je racontais tout, m’a dit :

— Tu n’aimes pas les femmes !

Il se trompait, et, malgré mes fréquentations, j’étais au-dessus de tout soupçon. Je ne les aimais pas comme lui, voilà tout.

Valentine ne chantait plus depuis longtemps. Aussi, je fus très surpris d’être réveillé tôt pour moi (un matin vers dix heures) par le son de sa voix. Elle fredonnait sur un air de tango :

Allez Vava, remets-nous ça
Encore un verre, et ça ira
Vas-y Vava, n’hésite pas
Remets-nous ça…

Cela ne faisait pas très comtesse en deuil.

Elle y mettait du cœur et de la mélancolie.

Selon mon habitude, je prenais mon petit déjeuner sur un vieux tabouret de bois, installé au bout de la table de la cuisine.

Je n’aimais pas parler en me levant. Valentine le savait, aussi attendait-elle que je sois réveillé tout à fait pour s’entretenir avec moi. Le plus souvent la conversation tournait autour de « feu M. le comte ».

— Un jour je te dirai tout, m’avait-elle promis…

Ce matin-là, j’ai compris, en la regardant, que j’allais avoir droit à une révélation. Je m’attendais à tout sauf à ça :

— Il faut que tu le saches, me dit-elle, je ne veux pas laisser à d’autres le plaisir de te l’apprendre, j’étais pute à Senlis quand ton grand-père m’a rencontrée…

C’était au temps du président Fallières, une main sur le cœur, une main sur les fesses. On l’appelait Vava, ma grand-mère. Pute à Senlis ! Et après ? Il en fallait beaucoup pour me surprendre. Je suis né dans un milieu où l’on ne s’étonne pas facilement.

Devant ma belle tranquillité, Valentine, rassurée, n’éprouva pas le besoin de se justifier. J’avais pour principe de ne pas me poser de questions inutiles. Ce matin-là, j’étais pressé de régler mes problèmes sexuels. Lucien m’avait promis une solution-miracle, sur le coup de midi au Plaza.

Je m’éclipsais donc, non sans avoir assuré Valentine de ma tendre affection. Elle pouvait remettre un peu de rose à ses joues, et des couleurs à son corsage. Ce qu’elle fit le jour même.

J’avais les idées plus larges que le cœur et je trouvais plutôt plaisant d’avoir une grand-mère de rechange, selon l’heure ou la circonstance.

Je savais bien que les femmes du monde ne sont pas toujours respectables et que la vertu ne s’achète pas au prix d’une couronne de fleurs d’oranger.

J’avais déjà fréquenté suffisamment de lits pour savoir qu’il n’y a pas forcément de différence entre une pute et une comtesse.

François était d’accord avec moi. Il avait dans ce domaine une expérience que Don Juan pouvait lui envier.

Après avoir vérifié les dires de Lucien entre les quatre murs d’une chambre de luxe, au Plaza, j’allai retrouver mon nouveau socialiste de cousin au siège de son parti, cité Malesherbes. Il venait d’obtenir, de Paul Faure lui-même, l’investiture qu’il visait pour les prochaines élections législatives.

Il rentrait de Limoges où il s’était couvert de gloire en prenant le tête d’une bagarre contre les Croix de Feu. Aussi ne m’écouta-t-il que distraitement.

Déridé par le Komintern, Maurice Thorez lançait à Léon Blum et à ses amis des œillades qui annonçaient le Front populaire.

François, bien décidé à se laisser séduire, faisait le beau devant les communistes qu’il avait tort de confondre avec des filles de joie.

En attendant qu’il finisse d’évoquer ses barricades limousines devant une assemblée de vieux militants, qui en avaient vu d’autres depuis le Congrès de Tours, je parcourais la page des faits divers du Populaire de la veille. Il y était question, sur trois colonnes, du mystérieux assassinat d’un certain Louis Leplée, dont on ne savait rien ou presque sinon qu’il venait de découvrir, rue Troyon, celle qui allait devenir la plus grande chanteuse du monde, sous le nom d’Édith Piaf.

Ce M. Leplée, qui préférait les marins aux sirènes, paya de sa vie une bordée à voile et à vapeur qui s’acheva dans le sang.

Il était vêtu seulement d’une combinaison un peu fripée et d’une perruque en paille de riz, son maquillage commençait de se décomposer quand les flics l’avaient découvert mort, jeté sur un sofa, comme une vieille poupée qui fait peur aux enfants.

La goualeuse qui n’était encore que la « môme Piaf » fut soupçonnée à tort, et lancée du même coup.

Le soir même, j’entraînais François l’applaudir au « Gemy’s », rue Pierre-Charron.

— Pas mal, mais elle imite Marie Dubas, me dit-il, laconique. Il avait la tête ailleurs.

Il se souciait, ce soir-là, à peu près autant des chanteuses que de sa première chemise.

Je lui parlais de Senlis pour savoir s’il savait. Il me répondit : « Dommage que les femmes ne votent pas ».

Il était déjà installé dans le siège de député que les électeurs de la Haute-Vienne allaient lui offrir cinq mois plus tard.

Il pensait à sa carrière et à la France peut-être aussi. J’avais, pour ma part, des problèmes d’emploi du temps pour le lendemain, partagé que j’étais entre mon coiffeur et Drieu La Rochelle qui m’avait promis de me raconter Nuremberg d’où il revenait illuminé, la croix gammée en bandoulière.

Je n’ai pas hésité, Drieu avait des certitudes lyriques. Mes cheveux blonds et mes yeux bleus me qualifiaient pour être son interlocuteur privilégié ; il me trouvait intelligent. C’était suffisant pour que je l’aime. Je le voyais souvent.

François me reprochait « cette amitié encombrante dans la famille d’un député socialiste ».

Moi qui n’étais ni socialiste, ni communiste, ni juif, ni franc-maçon, ni fasciste, ni rien, moi qui n’étais rien que moi, je m’en foutais éperdument.

Tout allait bien. J’avais du temps à perdre et des vignobles dans le Beaujolais.

Je comptais sur François pour surveiller mes récoltes et vendre mon vin.