— Qu'est-ce qui t'en empêcherait? Pas moi...
Il la dévisagea un moment qui parut une éternité, puis il se redressa et déboucla sa ceinture.
Sitôt protégé, il la posséda. Un feu d'artifice explosa de nouveau dans la tête de Kerri.
Nathan était parfaitement à sa place en elle. Il passa les mains sous ses hanches. Elle se cambra tandis qu'il allait et venait. Cette fois, il ne prit pas son temps, et elle non plus. Ils jouirent vite et fort, basculant ensemble dans un néant extatique.
Leurs corps cédaient à l'épuisement.
Sur le canapé, à peine rhabillés — elle, d'un peignoir, lui, de son pantalon —, ils se regardaient... Voilà, ils étaient à un tournant de leur relation, songea Kerri. Quelque chose allait arriver. Mais quoi? Nathan avait l'air si bizarre, tout à coup.
-
Je vous dois une explication, allez-vous dire, commença-t-il.
Une explication? Pourquoi? Pour avoir fait l'amour? Ne l'avaient-ils pas voulu tous les deux? Ou bien? Et pourquoi ce voussoiement dans un tel moment ?
-
En effet, répliqua-t-elle tout de même à tout hasard.
-
Le premier baiser, commença-t-il. Je ne savais pas quoi en penser. Etait-ce un dédommagement pour l'argent que j'avais donné, ou était-ce un vrai baiser désintéressé? Je ne savais pas trop. Tout ce dont j'étais sûr, c'était que je vous trouvais très séduisante. Et plus je vous connaissais, plus j'avais envie de vous. En fait, je vivais dans cet espoir et je ne pensais qu'à cela.
Certes. Mais Kerri aurait aimé qu'il y mette les formes pour le dire. Qu'il emploie des périphrases, qu'il charge peut-être un tiers de suggérer à demi-mots que Nathan voulait... aimerait, enfin... qu'il... mais qu'il le dise !
-
Je ne comprends rien à ce que vous racontez, assura- t-elle.
-
Le préservatif. Si j'avais un préservatif dans ma poche, c'est parce que je suis d'un naturel optimiste. Pas du tout pour ce que vous croyez. Je n'espérais rien.
-
Oh, c'est tout?Je suis bien aise que vous soyez quelqu'un de prévoyant.
-
Vous n'êtes pas fâchée, au moins?
-
Ai-je l'air fâchée ? Pour me fâcher, il me faudrait rassembler plus d'énergie que je n'en suis capable avant longtemps. Je suis complètement vidée. De toute ma vie, je n'avais vécu pareille expérience.
Un sourire satisfait et heureux comme ont parfois les hommes éclaira le visage de Nathan qui se rapprocha d'elle.
-
C'était bien, susurra-t-il.
-
Est-ce une constatation ou une question?
-
Je sais que c'était bien, affirma-t-il.
Kerri avait juste vécu l'orgasme le plus long de toute l'histoire moderne ! N'aurait-elle pas eu mauvaise grâce à émettre la moindre critique?
-
C'était merveilleux, consentit-elle à dire.
Il encadra son visage de ses deux mains.
-
On pourrait peut-être recommencer, suggéra-t-il alors en l'embrassant.
-
Je ne pense pas que cela soit possible...
En guise de réponse, il se pencha sur un de ses seins et le mordilla. Puis il chemina jusqu’entre ses cuisses, effleura sa peau, sa chair d'une main experte et légère.
Il n'en fallait pas davantage.
Kerri s'offrit.
Chapitre 16
Kerri passait l'aspirateur devant la chambre de Cody. Elle s'essuya les mains sur son jean et entra dans la pièce.
-
Tu vas bien? s'enquit-elle avec un grand sourire. Tu t'amuses bien?
Cody quitta l'écran des yeux, mit son jeu vidéo sur pause et regarda sa mère avant de répondre.
— Tout va bien.
-
Super. Super. J'avais presque envie de préparer des cookies ou quelque chose comme cela. Ça te ferait plaisir?
Cody la dévisagea comme s'il la voyait pour la première fois.
-
Maman, tu as l'air bizarre. Qu'est-ce qui se passe?
-
Quoi ? Comment cela ?
-
Je ne sais pas. Tu viens sans arrêt dans ma chambre et tu me demandes tout le temps si ça va. Qu'est-ce que tu as?
-
Rien. Je vais très bien. Vraiment. Je suis en pleine forme. Et puis je ne viens pas te voir si souvent que ça. Que me racontes-tu ?
-
Depuis que je suis rentré de l'école, ça fait trois fois.
Ah bon ? Le remords peut conduire à de regrettables excès,c'est bien connu. Dommage qu'il ne la pousse pas plus souvent dans le bon sens.
-
Je... Euh... C'est seulement que tu m'as manqué pendant que tu étais chez Brandon, murmura-t-elle, sachant pertinemment qu'elle n'avait pas pensé une seule fois à Cody ces dernières heures.
Elle avait été bien trop occupée à ses ébats sexuels avec Nathan.
-
Retourne à tes jeux. Je te laisse tranquille.
-
D'accord, dit-il d'un ton peu convaincu.
Tandis qu'il reportait toute son attention sur son écran de télé peuplé de créatures extraterrestres, Kerri sortit de sa chambre en se jurant de ne plus faire l'idiote.
Une fois dans la cuisine, elle entreprit de vider le lave- vaisselle. Les tâches domestiques lui changeraient peut-être les idées. Il y avait toujours des milliers de choses à faire dans une maison. Ménage, vaisselle, linge. Elle pourrait changer les draps et...
Kerri ferma les yeux. Il avait suffi qu'elle pense aux draps pour évoquer le canapé sur lequel elle s'était abandonnée dans les bras de Nathan.
Elle se ressaisit et se dirigea vers la fenêtre. Non, elle ne regrettait certainement pas sa relation avec cet homme. Elle l'appréciait et le respectait. Il avait été généreux pour elle et pour Cody. Il était un ami. Il comptait pour elle. Sans compter qu'il lui avait fait ressentir des choses sans commune mesure avec ce qu'elle connaissait jusqu'ici.
L'idée l'effleura que c'était Brian qui remportait la palme du meilleur amant jusqu'à maintenant. En vérité, ils étaient aussi jeunes et inexpérimentés l'un que l'autre. Il n'avait eu qu'une aventure auparavant et elle était vierge. Ils aimaient faire l'amour et, s'ils avaient eu plus de temps, ils seraient devenus experts en la matière. Nathan avait l'avantage du temps et de l'expérience.
Elle ferma les yeux au souvenir de ses mains sur son corps. Comment aurait-elle pu ne pas succomber à ses caresses? Succomber de plaisir, certes. Mais pas seulement. Dans ses bras, elle s'était sentie en sécurité et c'était la première fois depuis bien longtemps. Elle avait eu le sentiment d'avoir trouvé sa place. Comme s'ils étaient destinés l'un à l'autre.
Le problème, c'était qu'elle n'était pas censée avoir une vie personnelle. Cela ne faisait pas partie du contrat. Aussi, après avoir fait l'amour avec Nathan, ne pouvait-elle que s'attendre aux pires catastrophes qui ne manqueraient pas de s'abattre sur elle.
D'un autre côté, la sanction ne tomberait pas nécessairement. La vie réservait des surprises. Mais elle ne pouvait se débarrasser de ce mauvais pressentiment. Elle devait se consacrer à Cody. Elle l'avait toujours accepté, elle en avait même fait sa ligne de conduite. Elle s'était donnée à lui, car elle n'avait personne d'autre. Seulement voilà, maintenant, c'était différent. Elle voulait autre chose en plus.
Elle voulait que son fils aille bien et, pour elle-même, la possibilité d'être heureuse avec un homme. Pas n'importe lequel — c'était Nathan King qu'elle visait.
Lorsqu'elle eut accepté de regarder la vérité en face, elle ne put que constater son impuissance et ravaler son chagrin. Nathan était hors de portée pour elle. Non seulement il était riche et puissant et n'était pas de son monde, mais, en plus, il n'était pas amoureux. Et ne lui avait-il pas dit qu'il s'interdisait de se soucier des autres? Et qu'il était insensible? Elle avait comme l'impression qu'il n'avait pas menti.
Alors, en admettant qu'il lui soit permis de vouloir autre chose en plus, ce n'était pas à Nathan qu'elle devait penser.
Au milieu de son labo, Abram avait les poings serrés et l'air extrêmement tendu. Il ne pouvait détacher ses yeux des résultats chiffrés du rapport qu'il avait en main. La preuve de son échec. Comment ces misérables petits nombres pouvaient-ils revêtir une telle importance ?
— Nous y arriverons la prochaine fois, docteur Wallace, affirma l'une de ses collaboratrices. Nous sommes tout près, toutprès du but. Nous le savons tous. Nous allons recommencer. Changer les dosages.
Elle parlait, parlait, mais Abram ne l'écoutait plus. Il ne voyait que la preuve de son échec et l'image de Kerri Sullivan quand elle avait amené son fils au labo. Si le petit mourait, ce serait sa faute.
Il laissa son assistante qui parlait toujours pour aller dans son bureau dont il ferma la porte avant de se laisser tomber dans son fauteuil.
Il était si sûr de lui, si confiant. Il avait cru dur comme fer qu'ils étaient sur la bonne voie. Tout près de trouver. Et voilà maintenant que tout avait raté.
Linda frappa à la porte.
-
Voici des bordereaux de commande à signer, dit-elle en entrant. Du matériel pour le labo. Je suis vraiment contente que nous ayons obtenu de l'argent pour acquérir ce nouvel...
Sa phrase resta en suspens.
-
Qu'est-ce qui ne va pas? reprit-elle en fronçant les sourcils.
-
Les expériences ont raté. Moi qui étais si confiant. Maintenant, tout est fichu. Et je n'arrête pas de penser à ce gamin. Cody. Je ne vais pas pouvoir le sauver.
Elle vint s'agenouiller devant lui et le réconforta.
-
Allons, ne dis pas cela. Tu n'en sais rien. Tu ne vas pas abandonner. Tu vas reprendre les expériences, changer les données qui peuvent l'être, améliorer ce qui est possible.
Comme elle est belle ! pensa-t-il en plongeant son regard dans ses magnifiques yeux bleus qui le dévisageaient avec une totale dévotion.
-
J'ai tout perdu, répliqua-t-il.
-
Ne dis pas de bêtises ! Tu n'as pas le droit d'abandonner. Nous avons déjà vécu des moments aussi difficiles et nous nous en sommes sortis.
-
Je ne vais pas abandonner, dit-il en hochant la tête. Jamais je n'abandonnerai. Je sais qu'il faut du temps, mais l'idée de ce gosse me poursuit. Je dois le sauver. Je me suis engagé à essayer. Mais cela suffira-t-il? Le temps joue contre moi.
-
Et aussi contre Cody.
Il prit la main que Linda avait posée sur sa jambe et regarda ses longs doigts et ses ongles peints en rose vif. Ridicule à souhait ! Songea-t-il, en convenant toutefois que ça lui allait plutôt bien.
-
Ils me parlent maintenant. Tu te rends compte? Les gens me parlent, en ville. Je sais que c'est à cause du labo. Les emplois et tout ce qui s'ensuit. Si je me plante, c'est tout cela qui va en pâtir.
Libérant sa main de celle d'Abram, Linda se releva.
-
Premièrement, tu ne vas pas te planter, comme tu dis. Je refuse d'y croire. Deuxièmement, ils t'ont toujours parlé en ville. Simplement, tu ne t'en es jamais aperçu. Tu étais bien trop occupé à te lamenter sur ton sort.
Il se leva à son tour et la regarda droit dans les yeux.
-
C'est ce que tu penses de moi?
-
Plus maintenant.
-
Mais avant?
Elle haussa les épaules.
-
Tu étais dépressif.
-
Mais alors, pourquoi restais-tu ?
-
Où aurais-je pu aller?
Cela faisait presque vingt ans qu'elle était à ses côtés. Mais ce n'était guère que depuis ces derniers mois qu'il avait fini par s'en apercevoir. Il sentit l'émotion l'envahir et c'était si étrange pour lui qu'il en fut terrifié. Il aurait voulu la serrer fort dans ses bras et l'empêcher de s'échapper. Il aurait voulu la supplier de rester. Il aurait voulu qu'elle lui redise combien elle croyait en lui, car cette foi le revivifiait.
-
Ne m'abandonne pas, murmura-t-il. Je t'en prie, ne m'abandonne pas.
Sa voix était rauque et il serrait les poings pour lutter contre son envie de l'attirer contre lui.
-
Abram, je ne t'ai pas abandonné jusqu'ici, répliqua-t-elle en souriant. Pourquoi le ferais-je maintenant?
L'émotion lui nouait la gorge.
-
Tu es trop bonne pour moi.
-
C'est vrai. Tu ne m'apprécies pas à ma juste valeur. Toi, le savant toujours dans les nuages, qui ne penses qu'à ses chers travaux.
-
Pas toujours, protesta-t-il en effleurant la joue de Linda d'une timide caresse. Je ne me suis pas occupé de toi. Pas comme je l'aurais dû. Tu ne comptais pas pour moi. Tu aurais pu partir mille fois. Personne ne te l'aurait reproché.
-
Où aurais-je pu aller? répéta-t-elle une nouvelle fois.
Il avait fallu un éclair de lucidité pour qu'il réalise de quellefaçon il avait vécu dans l'obscurité.
-
Mon ex-épouse se plaignait de ce que je lui préférais mon travail. Elle disait que je ne remarquerais même pas son départ. Elle avait raison. Avec toi, c'est différent. Je suis incapable de survivre sans toi. Je suis un égoïste qui ne s'intéresse qu'à ce qu'il fait. Tu n'as aucune raison de me ménager, Linda. Je l'accepte. Mais je t'aime, Linda. Je crois même que je t'ai toujours aimée.
Il se tut un instant et fit de la main un geste d'impuissance avant de reprendre :
-
Je me demande pourquoi je te dis cela maintenant, alors que je viens d'échouer. Je suis fou.
-
Mais non, assura-t-elle.
Et, joignant le geste à la parole, elle se haussa sur la pointe des pieds et pressa sa bouche sur la sienne en ajoutant :
-
Aujourd'hui est un jour merveilleux. Et puis je t'aime, Abram. Cesse de te morfondre. Tu es brillant et j'ai entière confiance en toi.
Elle l'aimait donc? Mais pourquoi? A quelle suite logique d'événements ou à quels méandres hasardeux du destin devait-il pareille chance?
Il se sentit soudain ragaillardi et fourmillant d'idées. En une fraction de seconde, surgirent mille possibilités là où il ne voyait précédemment que l'échec.
-
Elle a raison, se dit-il à lui-même en pensant à ce que Linda venait de lui dire. Si on change les dosages, ça peut tout faire basculer. Je retourne au labo.
Sur le point de partir, il eut un instant d'hésitation et se retourna vers Linda :
-
Que veux-tu que je te dise de plus? Veux-tu que je reste? lui demanda-t-il.
-
Je veux que tu fasses un miracle, répondit-elle avec un grand sourire qui illumina la pièce et donna des ailes au vieux cœur rabougri.
-
Cela ne me plaît pas par ici, marmonna Kerri entre les dents à Nathan qui l'accompagnait dans le quartier commerçant de Nordstrom. C'est franchement moche. Vulgaire, même.
Il lui prit la main et la tira à sa suite.
-
Nous allons dans une boutique de haute couture. Tu verras, ça ne sera pas vulgaire.
-
Cela ne changera rien, dit-elle en dégageant sa main et en s'arrêtant au beau milieu de l'allée. Je ne me sens pas à l'aise.
-
Pourquoi?
-
Parce que.
Kerri enrageait de devoir s'incliner devant Nathan, qui la regardait, imperturbable. Il avait des pouvoirs qu'elle n'avait pas et qu'elle n'aurait jamais.
-
Tu m'achètes des robes, grommela-t-elle d'une voix sourde.
-
Je t'ai demandé de m'accompagner à un gala de bien- faisances. Une manifestation en tenue de soirée. Je sais que ton niveau de vie ne te permet pas de supporter des frais de garde-robe de ce genre. Mon objectif, c'est que tu remplisses ton contrat sans devoir assumer des dépenses inconsidérées.
Voilà qu'il parlait comme un comptable maintenant, se dit-elle en soupirant. N'empêche qu'il avait raison. Jamais elle n'aurait pu s'offrir une robe convenable. C'était irréfutable, mais cela ne lui plaisait pas pour autant.
Ce qu'elle détestait le plus, c'était peut-être qu'on lui rappelle qu'il y avait trop de différences entre eux. Quand ils étaient seuls, tous les deux, c'était facile de faire comme s'ils avaient des choses en commun. Mais ici... ce n'était pas pareil. Comment jouer ce jeu dans une boutique élégante, au milieu d'articles luxueux? C'était la première fois qu'elle mettait les pieds chez un grand couturier, mais elle avait bien l'impression que la moindre robe coûtait beaucoup plus que son loyer mensuel. Pour le même prix, elle pourrait au moins s'acheter une nouvelle voiture.
-
Je connais un ou deux magasins de déstockage, marmonna-t-elle. On aurait aussi pu aller dans un dépôt-vente.
Il leva les yeux au ciel.
-
Je vois. Ce n'est pas ton style.
-
Non, ce n'est pas mon style.
-
Allez, viens. Nous avons un rendez-vous.
Elle le regarda, interloquée.
-
Un rendez-vous ?
-
Oui, expliqua-t-il en lui reprenant la main. Avec une des conseillères de la boutique. Elle t'aidera à coordonner la pochette, les chaussures et tout ce qui va avec.
Kerri n'avait jamais eu de rendez-vous avec une conseillère pour faire ses courses. Au pire allait-elle à 5 heures du matin chez Target le lendemain de Thanksgiving pour acheter quelques articles en soldes pour le Noël de Cody. Mais jamais, au grand jamais, elle ne s'était fait aider par une conseillère.
En l'occurrence, la conseillère en question était une grande beauté diaphane d'une quarantaine d'années qui se prénommait Antonia. Elle était raffinée, élégante et parlait avec un léger accent étranger. Immédiatement Kerri se dit qu'elle aurait aimé être à sa place.
Antonia se présenta, serra les mains, puis recula pour jauger Kerri qui dut serrer les lèvres pour s'empêcher de s'excuser pour son jean et son T-shirt élimés.
Soit Antonia était habituée aux clientes mal habillées, soit elle était trop polie pour avoir l'air de le remarquer. En tout cas, elle adressa son plus beau sourire à Kerri et lui déclara :
-
J'ai l'habitude de ce genre de réception.
Puis elle poursuivit avec une petite moue dédaigneuse :
-
Robes et bijoux très coûteux, mais pas vraiment de bon goût, vous voyez ce que je veux dire ? Vous avez un très joli visage et une silhouette merveilleuse. Vous serez la déesse de la soirée. Tout le monde voudra savoir qui vous êtes. Je vous prédis une excellente soirée. Qu'en pensez-vous ?
-
Que je serais bien étonnée de vous voir réussir ce challenge.
-
J'ai des atouts en main pour y arriver, rétorqua Antonia en riant. Votre charme naturel et la carte de crédit de M. King me faciliteront la tâche. Suivez-moi par ici. J'ai mis de côté quelques robes susceptibles de vous plaire. Vous pourrez les essayer et voir comment elles vous vont. Cela me donnera des indications utiles.
Nathan se rapprocha de Kerri tandis qu'ils se dirigeaient tous les trois vers le salon d'essayage et il lui glissa à l'oreille :
-
C'est une fine mouche. Elle nous a bien mis chacun à notre place.
-
Oui, mais au moins, toi, tu vaux par ton succès en affaires. Moi, je n'ai rien qu'un charme naturel.
-
C'est justement cela que j'ai toujours admiré en toi, répliqua-t-il avec un grand sourire.
-
Méfie-toi, mon charme naturel cache des muscles de fer et je sais envoyer un coup de poing. En moins de trois secondes je peux t'envoyer à terre, plié en deux sous la douleur, le souffle coupé.
— Ce serait méchant de ta part!
Ils se défiaient du regard en souriant. Au-delà de la plaisanterie, Kerri put lire dans les yeux de Nathan, où elle plongeait avec délice, quelque chose qu'elle se plut à qualifier d'affection à son égard. Elle savait qu'il l'appréciait, aussi ne s'avançait-elle pas inconsidérément en le pensant. En revanche, ce qu'elle ne savait pas, c'était comment il l'aimait. Etait-ce de l'amitié ou plus?
Oh, et puis quelle importance? A moins que... Tout bien pesé, cela en avait, de l'importance. Beaucoup, même. Elle voulait que Nathan l'apprécie, qu'il l'aime. Mais pourquoi? N'était-il pas un moyen d'arriver à ses fins? Au moins, à une certaine époque.
Kerri sentit la panique croître en elle, jusqu'à lui peser sur l'estomac et lui serrer la poitrine.
« N'y pense pas », s'ordonna-t-elle. Ce n'était pas le moment. Ils étaient dans une boutique pour acheter des vêtements. Elle devait se concentrer. Plus tard, à la maison, elle aurait tout loisir de ruminer ses angoisses dans son coin. Ce soir, elle devait assurer et se montrer à la hauteur pour ne pas risquer la moindre humiliation. Ou, du moins, faire en sorte de passer outre.
-
Monsieur King, vous pouvez disposer du Wall Street Journal, ainsi que de la télécommande, dit Antonia en indiquant le fauteuil de cuir et le poste de télévision à écran plasma.
-
Souhaitez-vous un café ou quelque chose à manger? proposa-t-elle.
-
Non, merci, répondit Nathan avec un signe de tête.
-
N'hésitez pas à me le dire si vous changez d'avis.
-
Je n'y manquerai pas.
Kerri se rapprocha de lui et lui glissa à l'oreille :
-
Ce n'est pas comme cela dans les magasins discount. Cela dit, on y a toujours la possibilité d'aller au rayon électronique et de jouer avec les consoles de démonstration.
-
Merci de me le rappeler. En attendant, cesse de tergiverser et va choisir ta robe, dit-il en la repoussant.
-
A vos ordres, chef!
Elle suivit Antonia qui la conduisit dans le salon d'essayage. Un grand salon comme elle n'en avait jamais vu. Une psyché à trois faces occupait l'un des murs. Une causeuse était disposée dans un des coins de la pièce et cinq robes étaient suspendues à un porte-manteau.
Kerri ne sut dire quelle robe était la plus belle. Il y en avait une bleu nuit, avec un bustier et une jupe drapée, et aussi une robe fourreau rose pâle, dont le haut était orné d'un merveilleux travail de dentelles et de broderies, et dont le bas se terminait en godets évasés. Une petite noire qui ne payait pas de mine, mais qui révéla un décolleté plongeant dans le dos vertigineux lorsque Antonia la retourna.
-
Je n'ai pas de soutien-gorge qui convienne pour ces robes, s'inquiéta Kerri.
-
Ce n'est pas un problème. Une vendeuse de notre rayon lingerie va vous présenter un choix de sous-vêtements. Tout sera parfait.
Hum! Que tout soit parfait, Kerri n'en doutait pas. En revanche, ce qu'elle craignait, c'était de ne pas être à la hauteur. Mais elle se garda de le dire.
Vingt minutes plus tard, on avait jaugé, mesuré, évalué sa poitrine, laissant Kerri ébahie devant un tel branle-bas de combat. Au final, on lui apporta un assortiment de soutien-gorge dont chaque pièce correspondait à un modèle de robe précis.
Entre-temps, ses derniers sursauts de pudeur s'étaient évanouis. Il n'y avait rien de tel que de voir une petite dame à la soixantaine bien sonnée scruter ses seins l'un après l'autre pour oublier toute honte de se montrer nue devant un étranger.
Antonia décrocha une longue robe à fleurs du portant et la présenta à Kerri.
-
Nous allons commencer par celle-ci, dit-elle. L'imprimé est un peu voyant, mais votre stature vous permet de porter ce genre de chose.
-
Comme si j'avais besoin de me faire remarquer un peu plus, marmonna Kerri en enfilant la robe par le bas.
Antonia fit glisser la fermeture de côté et bouffer la jupe d'une chiquenaude. Puis elle s'écarta pour juger de l'effet.
-
Il y aurait quelques retouches à faire, dit-elle d'un ton pensif, comme si elle se parlait à elle-même. Les bretelles vont bien, mais je n'aime pas le tombé du devant.
Elle se rapprocha de Kerri et commença à faire quelques pinces ici et là. Kerri ne bougeait pas, attendant le résultat. Quand elle eut fini, Antonia recula et lui demanda :
-
Qu'en pensez-vous ?
-
J'en pense que je n'aime pas du tout cette robe. Je préférerais une couleur plus franche.
Pour être honnête, Kerri aurait presque souhaité s'entendre dire qu'elle avait tort. Mais Antonia se contenta de hocher la tête.
-
Dans ce cas, voyons ce que je peux vous proposer.
Après en avoir éliminé trois autres, Kerri porta son choixsur la robe bustier bleu nuit qu'elle enfila avec l'aide d'Antonia pour le dos. Il y avait une fermeture Eclair et une multitude de petits crochets. Le bustier très ajusté mettait tellement en valeur sa poitrine qu'elle en devenait provocante. Ce n'était sûrement pas pour rien que le soutien-gorge sur mesure coûtait si cher !
Antonia posa sur la moquette une paire de sandales à talons aiguilles.
-
Essayez-les. Avec une robe longue, il faut trouver le bon équilibre entre l'ourlet et la hauteur de la chaussure.
Kerri glissa ses pieds dans les chaussures et se regarda dans la glace. Le miroir lui renvoya l'image d'une femme grande, mince et, certes, élégante — mais elle songea aussi qu'il ne lui manquait plus que des bijoux un peu voyants et un chihuaha dans les bras pour avoir l'air d'une de ces people et autres fashionistas qu'on voyait dans la presse.
-
Cela me plaît, dit-elle.
-
Vous avez raison, acquiesça Antonia en faisant bouffer ses cheveux. Il faudrait juste un peu de volume. Comme cela. Simple et sophistiqué à la fois. Des bijoux, et c'est bon. Venez. Vous pouvez montrer à M. King.
Etait-ce une invitation ou un ordre? Kerri n'était pas bien sûre, mais elle sortit tout de même du salon d'essayage pour retrouver Nathan dans l'antichambre où il l'attendait.
Il leva les yeux de son journal, le posa à côté de lui et se leva à son arrivée.
-
Ouah! s'exclama-t-il.
-
Mais encore ?
-
Tu es superbe. La robe n'est pas mal non plus.
-
Les compliments font toujours plaisir à entendre, dit-elle en riant.
Elle tourna lentement sur elle-même pour se faire admirer.
-
J'adore cette robe. Je l'adore comme il n'est pas permis.
-
Dois-je en être jaloux?
-
Bien sûr. Ce n'est pas toi qui me rends si belle.
-
Et tu peux danser?
Sans même lui donner le temps de répondre, il posa une main sur sa taille, saisit ses doigts de l'autre et l'entraîna sur un rythme qu'il était le seul à entendre.
Kerri rit aux éclats quand il la renversa et, soudain, se raidit en retenant son souffle.
Là, au plus profond d'elle, cette sensation étrange, comme une contraction. Un signal pour la prévenir d'un danger, d'un grand danger. Et, comme l'argument selon lequel il n'était pas la bonne personne à aimer ne lui semblait pas convaincant, il lui revint à l'esprit que ses états d'âme amoureux n'étaient pas seuls enjeu. Il y avait aussi la vie de son fils.
Elle s'écarta de Nathan.
-
Ainsi, elle te plaît? demanda-t-elle en évitant son regard. Je n'ai pas osé demander son prix. Je crois que je préfère ne pas le savoir. Il va aussi me falloir des chaussures. Je pourrais certainement en trouver dans un dépôt-vente.
Il resta à la dévisager sans rien dire un long moment, comme s'il lisait dans ses pensées. Comme s'il comprenait qu'il y avait des choix à faire et que, lorsque c'était la vie de son fils l'enjeu, il n'y avait pas à hésiter.
-
Si ces chaussures te plaisent, prenons-les, déclara-t-il enfin. Mais tu peux aussi en essayer d'autres, si tu veux.
-
Non. Celles-ci me vont très bien.
Elle avança la main vers lui puis, interrompant son mouvement, elle la laissa retomber en disant :
-
La robe est magnifique. Merci.
-
Je t'en prie.
-
Je ne sais pas si j'aurai jamais l'occasion de la remettre. Ce n'est pas exactement le style des soirées habillées de Songwood.
-
Tu en trouveras bien l'emploi.
Ils n'étaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre, mais elle sentit distinctement qu'il s'éloignait d'elle. Il voulait se préserver. Il la connaissait suffisamment pour savoir ce qui n'allait pas et, de son côté, elle le connaissait suffisamment pour savoir qu'il n'allait pas en son sens. Il était persuadé qu'elle se punissait elle-même et lui, par-dessus le marché, pour quelque chose dont ni l'un ni l'autre n'avait le contrôle.
Elle voulait s'expliquer, mais de quoi? Leur position à chacun était claire.
-
Merci, murmura-t-elle encore.
-
Tu auras un souvenir de moi.
-
Je suis désolée, dit-elle en se mordant la lèvre inférieure.
-
On ne peut pas changer de conviction intime comme cela, surtout si on n'en a pas envie.
Sur ce, Kerri s'en retourna dans le salon d'essayage où elle attendit qu'Antonia revienne l'aider à enlever sa robe. Comme elle se regardait dans le miroir, elle se demanda pourquoi son image était floue. Et elle vit les larmes couler sur ses joues.
Comme c'était étrange. Il y avait des années qu'elle n'avait pas versé de larmes sur son propre sort. Jusqu'ici, c'était Cody qui la faisait pleurer. Et jusqu'ici, elle n'avait pas eu d'autres pertes à déplorer.
Arrivé devant l'immeuble, Nathan se figea sur place, les yeux rivés sur la porte. Il n'y avait pas de concierge, pas même de code d'accès. N'importe qui pouvait entrer. Et pourtant, il se sentait aussi éloigné de l'appartement de Frankie que si des milliers de kilomètres l'en avaient séparé. En fait, il se sentait aussi à des milliers d'années-lumière de Frankie.
Il était partagé. D'un côté, il se disait qu'il n'avait aucune raison de lui parler car, tout en ne sachant pas exactement ce qu'elle allait lui dire, il devinait aisément le message qu'elle voulait faire passer. D'un autre côté, il se sentait obligé de tendre la main, d'essayer... de quoi? De renouer? Etait-ce possible? Ne lui rendait-il pas service en se tenant éloigné ?
Allons, du courage! s'ordonna-t-il avant de traverser la rue et d'entrer dans l'immeuble. Il monta l'escalier jusqu'au premier étage, à droite, et frappa à la porte.
Elle ouvrit la porte sans demander qui c'était. A la vue de son frère, elle resta figée de surprise sur le pas de la porte.
-
Bonjour, Frankie, la salua-t-il. Comment vas-tu ?
Elle était en piteux état. Les yeux hagards, la mine défaite,les cheveux filasse, elle flottait dans ses vêtements dépareillés et trop grands. Où était la jolie petite sœur d'autrefois ? Et elle, quelle image avait-elle gardée de lui ? Certainement pas celle d'un frère à la hauteur.
-
Va-t'en, grommela-t-elle en s'agrippant si fort au chambranle de la porte que ses doigts devinrent tout blancs. Va-t'en.
-
Je voudrais te parler, répliqua-t-il.
-
Je l'aurais parié. Tu veux me faire changer d'avis. Ha! Jamais, tu m'entends ! Tu n'y arriveras pas. Je vais témoigner à l'audience. Tu le sais? J'ai envoyé un courrier et ils ont été d'accord. J'ai tant de choses à dire. Des informations précises, des chiffres, des photos de poissons et d'animaux en train de mourir. Je ne parlerai pas des plantes, car tout le monde s'en fiche ou à peu près. Mais je parlerai de tout ce qui a des poils ou des grands yeux. On me verra à la télé. Je t'ai bien eu, Nathan.
-
C'est cela que tu voulais, n'est-ce pas? Est-ce que cela arrangera les choses ?
-
En tout cas, ça ne les rendra pas pires qu'elles ne sont. Je te hais, Nathan. Je te hais. Est-ce que tu m'entends ?
Oui, il l'entendait et les mots résonnaient si tristement qu'il souffrait pour elle — pour tous les deux. N'était-elle pas sa sœur? Ne lui devait-il pas assistance? Pourtant il l'avait abandonnée et elle ne le lui pardonnerait jamais. Beau joueur, il ne se le pardonnait pas non plus.
-
Je suis désolé, lui dit-il. Je suis désolé de ne pas avoir été là. Je n'étais qu'un gamin et je ne...
-
J'étais plus jeune que toi! hurla-t-elle. J'étais plus jeune, Nathan, et tu m'as laissée seule. Avec lui. Chaque jour, c'était pire. Je t'ai supplié de revenir à la maison. Mais tu ne l'as pas fait. Tu étais parti et j'étais seule.
Elle essuya les larmes qui remplissaient ses yeux.
-
Alors, maintenant, tu vas payer. Je vais te détruire, lui annonça-t-elle en recouvrant le sourire. Je suis ta sœur et je pense que les gens vont trouver cela vraiment étonnant que je sois contre ton projet de tours. Les gens ne t'aiment pas, Nathan. Tu ne t'es pas fait beaucoup d'amis. Tu es trop riche, trop parvenu. Tu es un salaud et les gens préfèrent les lasers comme moi.
Elle tremblait en parlant et une lueur de folie brillait dans ses yeux.
-
Je me fiche des tours, rétorqua-t-il. C'est pour toi que je m'inquiète. Tu as besoin qu'on t'aide.
-
C'est ce que tu voudrais, hein? M'enfermer. Te débarrasser du problème que je te pose en m'éliminant. Tu n'es pas près d'y arriver.
-
Je ne veux pas t'enfermer. Je veux que les choses aillent mieux.
-
Tu ne peux pas! hurla-t-elle encore. Ils sont morts. Morts. Morts.
Elle blêmit et poursuivit en baissant le ton.
-
Je te briserai. C'est tout ce qui compte pour moi. Va-t'en.
Sur ce, elle claqua la porte et mit le verrou. Depuis le hall d'entrée, il entendit sa sœur compter jusqu'à quatre, puis recommencer encore et encore. Il eut mal pour elle et dans une certaine mesure pour lui aussi. Ne l'avait-il pas froidement laissée tomber, sans imaginer un instant l'importance que son abandon aurait par la suite?
Elle avait raison. Il n'avait eu qu'une envie, c'était de s'échapper. Il avait ignoré ses appels au secours car il était jeune, égoïste et ambitieux. Maintenant, ils en payaient tous les deux le prix.
— T'ai-je vraiment fait ça? demanda-t-il tout haut.
Le hall était vide. Il n'y avait plus personne pour répondre mais cela n'avait pas d'importance. Il connaissait déjà la réponse.
Oui. Il lui avait bien fait cela.
Chapitre 17
C'était la première fois que Kerri assistait à une présentation publique de projet devant une commission et elle espérait bien que ce serait la dernière. Le jury siégeait derrière une table placée sur une estrade au pied de laquelle se trouvait encore un certain nombre de personnes. Le tout devant une salle bondée, essentiellement d'opposants et de représentants de la presse.
On l'avait installée dans un coin, avec pour mission de servir de renfort s'il en était besoin et sinon de ne pas se faire remarquer. Etaient-ce deux objectifs bien conciliables? Kerri n'en était pas sûre. Néanmoins, elle ferait de son mieux.
Elle essaya de calmer ses crampes d'estomac et son mal de ventre d'une pression de la main. De là où elle était assise, elle voyait Nathan. Il paraissait calme, comme si la réunion n'avait pas eu d'importance. Et pourtant... elle, elle savait qu'il y avait un milliard de dollars enjeu.
Les orateurs s'étaient succédé, certains à charge, d'autres à décharge. On entendit un certain nombre de points négatifs quant à l'impact des tours. Mais, globalement, il y en eut plus de positifs. Pourtant Kerri ne se sentait pas tranquille. Surtout depuis qu'elle avait lu dans le Seattle Times de ce matin que la propre sœur de Nathan viendrait apporter la contradiction.
Elle voulut se persuader que ce n'était pas grave. Que FrancésKing faisait partie d'un groupe marginal d'écolos et que personne n'accorderait crédit à ses allégations. Malgré tout, Kerri était bien consciente que, si un membre de la famille s'exprimait contre les tours, cela ferait mauvais effet, qu'on en pense ce qu'on veuille.
Elle poussa un grand soupir et s'efforça de se détendre. Advienne que pourra. Après tout, cela ne la concernait pas et Nathan s'attendait à ce genre de problèmes. Il s'y était préparé. II...
Une jeune femme toute menue venait de se lever et s'approchait du banc du témoin. Elle avait les cheveux bruns et le teint pâle. Sa façon de se mouvoir était étrange, difficile à décrire. A la fois empruntée et saccadée, à moins que...
Lorsqu'elle vit la ressemblance entre cette jeune femme d'une trentaine d'années et l'homme qu'il lui avait été donné de connaître, disons même, de bien connaître, Kerri se redressa sur son siège.
-
Nous y voilà, se dit-elle tout bas.
Si elle avait pu, elle aurait fait une prière, mais elle réservait les manifestations de sa foi pour Cody. Elle croisa tout de même les doigts et fit le vœu que tout aille pour le mieux.
-
Déclinez votre identité, je vous prie, demanda le greffier.
-
Frances King.
-
Mademoiselle King, vous avez souhaité vous entretenir avec nous au sujet du permis de construire que M. King sollicite pour construire deux tours au bord du chenal, rappela un des membres de la commission. Vous avez le même nom de famille, ajouta-il d'un air étonné.
-
C'est mon frère.
-
Je vois. Et vous êtes opposée aux tours.
-
Complètement, répondit Frankie, comme l'appelait son frère.
Elle se mit à fourrager dans son gros sac et en extirpa quelques papiers avant de poursuivre.
— Je ne nie pas aux gens le droit de gagner leur vie comme ils l'entendent, mais, franchement, je ne vois pas pourquoi nous laisserions faire cette monstruosité qui ne sert qu'à satisfaire l'ego surdimensionné de Nathan King. Les projets immobiliers devraient s'adapter aux gens et à leur culture. Ils devraient servir aux gens du coin. Par exemple, regardez le centre de Seattle. Il y a des auditoriums et des espaces ouverts. Des restaurants, des salles de spectacle et du théâtre de rue. Et il n'est pas nécessaire d'aimer le poisson pour aller passer l'après-midi au marché de Pike Place. En revanche, les habitants de Seattle n'auront pas leur place dans le projet de M. King. Sauf ceux qui auront assez de millions de dollars dans leur tirelire pour se le permettre.
Elle se tut un instant, le temps de boire de l'eau à la bouteille dont elle s'était munie. Puis elle reprit son discours.
-
Mon frère ne se soucie pas des gens ordinaires. Il ne porte attention qu'à ceux qui ont les moyens de payer ce qu'il propose. Croyez-moi, personne d'entre nous ne pourra jamais s'offrir le luxe de vivre dans ses tours. En tout cas, certainement pas moi. J'ai un petit logement d'une pièce, tout près d'un des immeubles dont il est propriétaire par ailleurs. Eh bien, je ne vois pas beaucoup de soleil par mes fenêtres.
Au ton de Frankie et à l'ébauche de sourire qui éclaira ses lèvres, Kerri sentit redoubler ses crampes d'estomac et son mal de ventre.
-
Mais il y a plus grave que le problème des appartements de luxe avec vue sur la mer pour les riches, poursuivit Frankie. Ce sont des centaines d'espèces animales présentes sur le site du chenal qui seront mises en danger. Des centaines qui disparaîtront à coup sûr, si le projet se réalise. Et ce ne seront pas seulement ces micro-organismes monocellulaires presque invisibles à l'œil nu, mais aussi des oiseaux et des animaux superbes. Ces créatures ont le même droit de vivre que nous. Et autant de droit à la protection. De toute sa vie, mon frère ne s'est préoccupé que de lui. Jamais des autres. Ce n'est pas bien. Il faut que quelqu'un l'arrête. Moi, je ne peux pas. J'espère que vous le ferez.
Kerri s'efforça de contenir sa colère lorsque Frankie se tut. Puis elle la regarda se lever et, soudain, tout bascula dans sa tête. Elle ne pensa plus à cet air bizarre et mal attifé qu'elle lui trouvait au début. Cette femme avait défendu son point de vue avec éloquence et conviction et Kerri se rangeait à ses arguments, alors qu'elle était censée appartenir à l'équipe de Nathan.
Plus tard, lorsque tout le monde se fut exprimé, la séance fut close et le jury se retira pour délibérer. Kerri sortit de l'immeuble et regagna la limousine de Nathan où elle s'installa en attendant ce dernier. Ils avaient prévu qu'il la rejoindrait dès qu'il en aurait fini avec la presse et qu'ils iraient ensuite dîner au restaurant. Mais serait-il encore d'humeur à manger?
Près de quarante minutes s'écoulèrent avant qu'il ne puisse revenir à sa voiture.
-
Désolé, s'excusa-t-il en s'asseyant à côté de Kerri tandis que Tim s'installait au volant. Je ne voulais pas te faire attendre si longtemps.
-
Ce n'est pas grave, le rassura-t-elle. Comment vas-tu?
-
Vidé, soupira-t-il en desserrant sa cravate. Ce n'était ni un bon projet ni le bon moment.
-
Tu crois que tu ne vas pas obtenir les permis d'urbanisme dont tu as besoin ?
— Et toi ? demanda-t-il en la fixant dans les yeux.
-
Ta sœur a été très convaincante.
-
Elle a toujours su trouver les mots. Même avant que la situation ne devienne infernale.
-
Souviens-toi que Jason parlait de l'éventualité de faire appel. Si tu ne gagnes pas maintenant, ce sera pour plus tard.
-
Je ne ferai pas appel, déclara-t-il, laissant Kerri abasourdie.
Que devait-elle en penser? Que dire à cela? Elle savait combien ces tours comptaient pour lui, combien elles étaient chargées de symboles. Et s'ils avaient un contrat tous les deux, c'était à cause d'elles.
-
Ne dis pas de bêtises, répliqua-t-elle. Tu peux gagner. Je t'aiderai. Je peux faire des tas de choses. J'en suis certaine. Nous allons mettre un plan sur pied.
Cette fois-ci, il se débarrassa de sa cravate et la fourra dans sa poche.
-
Je te remercie beaucoup pour ton enthousiasme, mais à quoi bon? C'est fini.
-
Mais pas du tout. Tu ne renonces jamais. Tu le sais! C'est d'ailleurs l'une des raisons de ta réussite. Tu ne peux pas renoncer. Combien d'argent as-tu déjà investi dans ce projet? Sérieusement, te vois-tu laisser tomber tout ça?
-
Oui.
Si Nathan lui avait soudain déclaré qu'il avait décidé de changer de sexe, elle n'aurait sans doute pas été plus surprise.
-
Je ne te crois pas, affirma-t-elle.
Il tendit la main vers la carafe de scotch et saisit un verre.
-
Tu veux un verre? proposa-t-il.
-
Non, merci, répondit-elle.
Il se servit une bonne rasade et l'avala d'un trait.
-
Je ne contesterai pas la décision. Cela n'aurait pas de sens. C'est une affaire d'argent et je gagne toujours dans les affaires d'argent.
Il se tut, jeta un coup d'œil dans sa direction et poursuivit.
-
Au fond de moi, j'ai acquis une certitude. Ce n'est pas mon nom sur un building qui prouvera quoi que ce soit. Alors, je me retire.
Comment? Lui qui ne pensait qu'à ça et qui était si sûr de lui. Et puis n'avaient-ils pas un contrat tous les deux? Un
contrat dont la raison d'être était justement la réalisation de ces fameuses tours. Qu'est-ce qui avait bien pu... ?
-
Est-ce à cause de Frankie? demanda-t-elle avec insistance. Est-ce que cela a quelque chose à voir avec ta sœur?
Nathan se servit un deuxième verre avant de répondre.
-
Peut-être. Je ne sais pas.
-
Qu'est-ce qu'elle a exactement? demanda-t-elle encore, avec gentillesse cette fois.
-
Beaucoup de choses, soupira-t-il. Des phobies. On appelle cela des troubles obsessionnels compulsifs, des troubles du comportement, des tocs ou je ne sais quoi encore. Elle n'a jamais été examinée ni diagnostiquée, ajouta-t-il en laissant échapper un petit rire amer. Ou si elle l'a été, je ne l'ai pas su puisque nous ne nous voyons pas.
Il sirotait son scotch, les yeux perdus dans le vague, en direction de la fenêtre. Que voyait-il? se demanda Kerri. Les rues de Seattle ou autre chose ?
-
Mon père travaillait pour la marine à Bremerton. Mais en tant que civil. Il était ouvrier, dans la maçonnerie essentiellement. C'était dur, mais il aimait ça. Lui aussi était dur.
Il se tut en observant son verre, puis reprit son récit.
-
Il aimait boire. A jeun, il était bon gars, mais quand il avait bu, il était violent et c'était souvent le cas. Il frappait beaucoup ma mère. Pour un oui, pour un non. C'était sa façon de répondre à tout ce qu'il n'aimait pas. Il battait sa femme.
Kerri était sans voix. En son temps, elle avait scruté le passé de Nathan à la loupe, mais, jamais, elle n'avait décelé le moindre indice qui aurait pu indiquer une enfance malheureuse. Elle savait qu'il avait grandi dans une famille qui n'avait guère de moyens, mais certainement pas cela.
-
Quand j'ai eu cinq ou six ans, il a commencé à s'en prendre à moi aussi. Jusqu'à ce que j'aie eu quatorze ans et assez de forces pour lui rendre ses coups.
Il finit son verre et s'en versa un troisième avant de poursuivre.
-
Je me vois encore parler à ma mère et la supplier de partir. Elle disait qu'elle ne pouvait pas. Qu'elle ne pouvait pas subvenir seule à nos besoins et qu'elle s'était mariée pour le meilleur et pour le pire. Ces mots avaient du sens pour elle.
Il hocha la tête et continua.
-
Ce qu'il y avait de bien, c'était qu'il ne s'attaquait pas à Frankie. Il la giflait de temps en temps, mais ce n'était rien, en comparaison de ce qui nous arrivait à maman et moi. Frankie disait toujours que s'il ne la frappait pas, c'était parce qu'il savait que je ne le laisserais pas faire. Que je l'aurais frappé à mort. Peut-être avait-elle raison. Je ne sais pas. Je la protégeais aussi de tous les méchants à l'école, dans le voisinage. De temps en temps, nous nous disions que nous partirions et nous nous demandions ce que nous ferions quand nous serions grands. Je me disais que nous resterions toujours proches l'un de l'autre.
Nathan posa son verre et se frotta l'arête du nez.
-
Et puis j'ai obtenu une bourse universitaire du club de football. Frankie me suppliait de ne pas partir, mais je n'avais qu'une hâte, c'était de me tirer de là. J'ai fait mes bagages et je me suis envolé pour le soleil de Los Angeles.
Kerri se mit à déglutir pour empêcher les renvois acides qui lui brûlaient la gorge. Elle ne savait pas comment l'histoire allait se terminer, mais elle sentait que la fin ne serait pas heureuse.
-
Il ne la frappait pas, mais ce qu'il lui faisait subir était une forme de torture, reprit Nathan d'une voix égale comme s'il voulait s'empêcher de montrer la moindre émotion. Il la traitait de tous les noms, lui criait qu'elle était stupide et bonne à rien. Elle n'a jamais été psychologiquement très solide, mais je suis certain que d'être toujours la cible de ce malade n'a fait qu'aggraver les choses.
Il porta son regard sur Kerri avant de continuer.
-
Je ne me suis pas occupé d'elle. Quand elle me téléphonait pour me dire qu'elle n'en pouvait plus, je lui répondais d'aller se réfugier chez une amie. Moi, j'avais trouvé mon refuge et je ne voulais le quitter pour personne.
-
Tu avais à peine dix-huit ans.
-
J'étais bien assez vieux pour savoir ce dont il était capable. J'étais responsable d'elle. Elle était ma sœur et je l'ai laissée, gronda-t-il en lâchant un juron. Apparemment, ma mère n'a plus supporté. Le jour où Frankie a reçu son diplôme de fin d'études au lycée, en rentrant le soir à la maison, elle a trouvé nos parents, morts tous les deux. Ma mère avait tué mon père, puis elle s'était tiré une balle dans la tête. J'ai lu les rapports de police. Ce n'était pas beau à voir. Il y avait du sang partout.
Kerri eut un haut-le-cœur et se sentit mal.
-
Je suis désolée, s'excusa-t-elle.
-
Moi aussi. Frankie a dû s'occuper de tout, parce que, naturellement, j'avais beaucoup à faire à l'université. Je suis venu en avion pour les obsèques. Elle a hurlé que tout ce qui était arrivé était ma faute et m'a crié de la laisser seule. Ce que j'ai fait. Je suis parti car c'était plus facile que de gérer sa souffrance. Elle avait dix-huit ans, aussi ne pouvait-elle attendre aucune aide de l'Etat. Même en ce temps-là, j'étais un vrai salaud sans cœur.
-
Tu étais jeune et égoïste. C'est différent.
-
Si peu. Tu ne dois pas te sentir obligée de me chercher des excuses, Kerri. Moi, je ne l'ai fait que trop longtemps. Je mérite tous les reproches sans exception. Si Frankie est devenue ce qu'elle est, c'est à cause de moi. Tout cela parce que je ne voulais pas qu'on me dérange. Quand, bien des années après, je suis revenu à Seattle, je l'ai revue. Elle était devenue... étrange. Cela m'a mis mal à l'aise, alors je me suis défilé, une fois de plus. Mais en envoyant de l'argent, cette fois. Je me suis dit que cela serait bien suffisant. Pour moi, subvenir à ses besoins financiers était une façon de me dédouaner. Nous en étions conscients tous les deux. Avec le temps, je me suis dit que je devrais me rapprocher d'elle, mais elle était trop loin. Tu as raison de te méfier de moi. Je l'ai laissée tomber. J'ai toujours laissé tomber ceux que j'ai le plus aimés.
Elle avait mal pour lui, et aussi pour l'adolescent qu'il avait été et pour Frankie qui avait tant souffert.
-
Tu as fait des erreurs, mais nous en faisons tous, assura- t-elle en s'approchant de lui pour le prendre dans ses bras.
-
Je sais, mais pas à ce point. J'aurais dû prendre soin d'elle. J'aurais dû être là pour elle et pour Daniel. J'aurais dû agir autrement.
Sa douleur lui fit tellement peine à voir qu'elle le serra tout contre elle pour mieux lui transmettre la force d'assumer le passé et de se concentrer sur l'avenir pour qu'il soit meilleur.
-
J'ai essayé de lui parler. Je lui ai suggéré qu'elle se fasse aider. Mais elle s'en fiche. Tout ce qu'elle veut, c'est me voir à terre.
-
Ce serait donc le remords qui te fait renoncer aux tours ? Parce que si tu abandonnais ce projet, elle irait peut-être mieux? C'est ça?
-
Quelque chose comme cela.
-
C'est bien compliqué.
-
Pour l'instant, je n'ai pas d'autre solution.
Il s'abandonna à l'étreinte de Kerri et posa son menton sur sa tête.
-
Merci de m'écouter sans rien dire.
-
Je ne te juge pas mal.
-
Tu devrais car je le mérite.
C'était vraiment trop de souffrances, songea-t-elle avec tristesse. Pour tous. Pauvre Frankie ! Comme elle avait souffert!
-
Tu es un chic type, dit-elle. Tu t'efforces d'arranger les choses.
-
Pas assez et trop tard, regretta-t-il.
-
Mieux vaut tard que jamais.
-
Des clichés maintenant? rétorqua-t-il.
-
Mais c'est toi qui as commencé, non ?
-
Voilà ce qu'on appelle envoyer quelqu'un gentiment sur les roses ! s'exclama-t-il en souriant.
Non seulement il souriait, mais il posait sur elle le regard que l'on a pour ceux qui vous sont chers. C'est cela, se dit-elle, comme si elle lui était chère.
Et elle eut de nouveau cette étrange impression où se mêlaient diverses sensations. La gorge qui se noue, un léger souffle du côté du cœur, un émoi, un espoir, un sentiment d'attente. Une envie de...
Et, soudain, elle comprit. Il y avait si longtemps que cela ne lui était arrivé, c'était si imprévu, si improbable. Elle ne l'avait pas cherché ni même tenté. Elle était tombée amoureuse comme cela. Sans qu'elle y prît garde. Nathan était passé par là et c'était tombé sur lui.
A la surprise de la découverte succéda rapidement l'effroi. Elle n'avait pas le droit d'aimer quelqu'un. Quelle serait la sanction?
Mais avant de sombrer dans une panique totale, elle respira un grand coup et se dit que la vie n'était pas si implacable. L'amour était le remède à tous les maux. D'ailleurs, n'était-ce pas ce à quoi tout le monde aspirait? Alors, pourquoi devrait-elle être punie au prétexte qu'elle était amoureuse?
Cela paraissait si évident qu'elle s'accrocha à cette logique et se tourna vers Nathan.
-
Et maintenant, que vas-tu faire? lui demanda-t-elle.
-
Maintenant, je vais retourner à mon travail. Toi, tu vas rentrer à Songwood et tu vas remettre de l'ordre dans ta vie.
Que voulait-il dire? Qu'elle n'allait plus le revoir? C'est vrai que, s'il l'avait embauchée, c'était pour l'aider dans cette affaire des tours. Pas pour autre chose. Et si elle était tombée amoureuse de Nathan, était-elle autre chose à ses yeux qu'une employée ?
Quelle ironie du sort! songea-t-elle, incapable de décider si elle devait rire ou pleurer.
Si près du bonheur et voir l'amour lui filer sous le nez comme le voyageur qui ne serait pas monté dans le bon wagon. En l'occurrence, il se pouvait même qu'elle se soit carrément trompée de train.
Mais elle se dit aussi que ce n'était peut-être pas tout à fait le bon exemple.
-
Veux-tu toujours que je t'accompagne au gala de charité ? demanda-t-elle à Nathan. Tu n'es pas obligé de me dire oui. Nous pouvons rendre la robe.
Il prit son menton dans sa main et lui releva la tête. Puis, après lui avoir donné un baiser, il répondit :
-
Je veux toujours aller à cette soirée avec toi. Et toi ?
-
Oui. Moi aussi.
Elle se fichait complètement de passer la soirée avec ces richards. Tout ce qu'elle voulait, c'était être avec Nathan.
-
Ce sera une sortie en amoureux, ajouta Nathan.
Une sortie en amoureux? C'était donc cela pour lui?
Eh bien, Kerri était dans de beaux draps! C'était tellement plus simple lorsque Nathan n'était pour elle qu'un moyen d'arriver à ses fins et pas l'homme de ses rêves.
Frankie se rendit au domicile d'Owen, son ancien patron. Et elle sonna fébrilement, impatiente de lui faire part de la bonne nouvelle.
— Frankie ! s'exclama-t-il surpris de la découvrir sur le seuil de sa porte. Qu'est-ce qui t'amène ici?
-
Nous avons gagné, dit-elle en le bousculant pour entrer dans le salon. Nous avons gagné. La commission d'urbanisme ne va pas délivrer de permis de construire à Nathan. Et sais-tu ce qui a fait pencher la balance ? C'est nous. Maintenant, nous allons trouver des financements. On va pouvoir rebondir. Nous aurons la presse de notre côté. Nous serons connus comme ceux qui se sont élevés victorieusement contre l'investisseur le plus puissant du coin.
Tout en parlant, elle riait sans pouvoir s'arrêter. Elle en avait mal aux joues, mais peu lui importait. C'était un tel bonheur.
-
J'étais terrifiée. Mais j'ai réussi à surmonter ma peur. J'ai pu exposer tout ce que je voulais. Et ça a marché. Nathan est fini. En tout cas, il est en mauvaise posture. Il n'y a plus qu'à continuer maintenant. J'ai réfléchi à ce que nous pourrions faire maintenant. Un débat sur un pont. Je me demandais si...
-
Non, Frankie, l'interrompit Owen gentiment, mais fermement. C'est non.
Elle le dévisagea avec stupéfaction avant de s'étonner :
-
Comment cela, non? Nous avons gagné.
-
C'est trop tard. Nous n'arriverons à rien. Regarde, toi, tu as réussi et tu as fait plus en un après-midi que nous en trois ans.
-
Non. Ce n'était pas seulement moi. C'était nous. Tous ensemble.
Il ne comprenait pas. Mais il fallait qu'il comprenne.
-
Nous allons reprendre le combat. Nous sommes une superéquipe.
-
Il n'y a plus d'équipe. Ils ont tous retrouvé du travail ailleurs. Moi, je commence l'EPA lundi. Nous savions que c'était fini, Frankie. J'ai essayé de te le dire, mais tu n'as pas voulu comprendre. C'est fini. Je n'ai plus envie de te le redire.
-
Tu abandonnes? Mais tu ne peux pas. Il y a trop à faire.
-
Melody est enceinte. Je ne peux pas lui imposer de continuer à vivre dans ce réduit, ajouta-t-il en montrant de la main le minuscule appartement. Nous voulons acheter une maison, avoir d'autres enfants. J'ai besoin de me payer une assurance vie, Frankie. Et pour cela il me faut un vrai métier.
Frankie n'en croyait pas ses oreilles.
-
Tu préfères un bulletin de salaire et une assurance vie à tes convictions? s'indigna-t-elle.
-
Tout le monde n'a pas un frère richissime qui assure le quotidien, rétorqua-t-il. Et nous sommes de ceux qui ne peuvent s'offrir le luxe de militer pour des causes perdues.
Elle accusa le coup avant de se défendre.
-
C'est l'argent de Nathan que j'utilisais pour notre combat.
-
Un combat dont l'objectif principal était de faire tomber ton frère. Cela ne te dérange pas quelque part? Vois-tu, ajouta-t-il en hochant la tête, j'apprécie beaucoup ta générosité et ton engagement. Nous les apprécions tous. Mais c'est fini. Tu dois maintenant t'occuper de toi. Voir un médecin, ou je ne sais qui.
Ce fut comme s'il l'avait giflée. Frankie porta sa main à sa joue et recula.
-
Je n'ai pas besoin de médecin.
-
Excuse-moi. Oublie ce que j'ai dit.
-
Je ne suis pas folle, hurla-t-elle. Je vais bien. Je vais très bien.
-
Je sais. Encore une fois, excuse-moi.
Frankie fit volte-face et courut vers la porte. Elle prit soin de descendre par l'escalier car elle craignait les ascenseurs.
Dehors, il pleuvait, mais elle ne sembla pas remarquer les gouttes qui tombaient sur elle. Elle resta sous la pluie à compter de quatre en quatre, encore et encore, attendant que les nombres lui apportent la paix. En vain, cette fois. Trempée, frigorifiée, elle continuait de compter, en proie à un sentiment d'extrême solitude et de désespoir, la tête vide, ne sachant plus où aller.
Kerri fixait la dernière épingle dans ses cheveux. Pour ne pas perdre de temps, elle avait gardé ses rouleaux sur la tête pendant le trajet en limousine. La classe ! Mais maintenant, il lui fallait disposer les boucles pour donner cet effetwavy en vogue en ce moment.
Puis elle fixa le tout avec suffisamment de laque, jeta sa robe de chambre sur le lit et se glissa dans sa robe. Elle n'eut aucun problème avec la fermeture à glissière, mais dut se rendre à l'évidence qu'il lui faudrait demander l'aide de Nathan pour les petits crochets. Pour finir, sandales à talons aiguilles aux pieds, elle alla se voir dans la glace et fut plutôt satisfaite du résultat.
Elle se dirigea vers la chambre d'amis, dont elle ouvrit la porte.
-
Je suis prête, annonça-t-elle. Il faudrait juste que tu m'agrafes dans le dos.
Nathan s'avança dans la pièce et la regarda d'un air admiratif.
-
Je suis impressionné, s'exclama-t-il. Tu es superbe.
Lui non plus n'était pas mal et son smoking ajoutait uncharme supplémentaire à sa séduction naturelle et à son corps musclé.
-
Merci, répliqua-t-elle. L'idée de cette réception me stresse énormément.
-
Tout va bien se passer. Le pire qui puisse t'arriver, c'est de devoir affronter les regards éblouis de l'assistance devant une beauté telle que la tienne.
Si seulement, songea-t-elle avec amusement.
-
Je pense que je saurai gérer une telle situation, lui répliqua-t-elle.
-
Nous verrons, dit-il en agrafant la robe dans le dos de Kerri.
Puis il tira un coffret de velours noir de la poche de sa veste.
-
Ne t'emballe pas. Je les ai empruntés.
Des bijoux en prêt? Comme les stars la nuit des Oscars?
Elle en bondit de joie et d'excitation.
-
Est-ce que ce sont des saphirs? Un truc bien gros et bien clinquant qui frise le mauvais goût? Moi, ça ne me fait rien du moment que ça se voit. Dis-moi que c'est énorme, je t'en supplie. Oh, je t'en supplie ! Juste pour un soir. Cela me ferait tant plaisir.
Il ouvrit l'écrin et la surprise de Kerri fut telle qu'elle faillit choir de ses talons aiguilles.
C'étaient des saphirs et des diamants. Beaucoup. Des pierres bien grosses dont les feux témoignaient avec impudence du luxe et de la fortune qu'elles représentaient.
Les pendants d'oreilles étaient constitués de deux saphirs, l'un taillé en carré sur le clip et l'autre accroché au bout d'une impressionnante cascade de diamants. D'une sobriété raffinée, le collier était fait d'une enfilade en alternance de diamants et de saphirs dont la taille allait croissant vers le centre. Quant au bracelet, il était formé de deux joncs ornés eux aussi de pierres précieuses.
Combien lui faudrait-il vivre de vies pour rembourser l'un de ces joyaux, si par malheur elle le perdait? Kerri n'osait l'imaginer et cela lui gâchait un peu le plaisir.
-
Combien tout cela coûte-t-il? se risqua-t-elle à demander.
Mais tenait-elle tant que cela à le savoir?
-
Environ un demi-million.
-
De dollars?
Il sortit le collier de son écrin et l'accrocha au cou de Kerri avant de lancer en guise de boutade :
-
En euros, ça serait moins.
-
C'est vrai, admit-elle tout en s'admonestant dans son for intérieur :
« Allons, respire ! Concentre-toi et respire. »
-
Evidemment, tu as une assurance pour tout cela? reprit-elle en essayant de masquer son trouble.
Elle venait en effet de soupeser un des pendants d'oreilles. Rien que le saphir en pendentif devait faire au moins trois carats.
-
Ne t'inquiète pas pour cela, nous sommes couverts, la rassura-t-il.
-
Même si je perds une pierre ? Non pas que je le souhaite, mais ça pourrait arriver.
Il se pencha vers elle et déposa un baiser sur son épaule.
-
Détends-toi. Amuse-toi. Il ne t'arrivera pas de mal.
Elle n'espérait qu'une chose, c'était qu'il dise vrai. Ce soir, ellevoulait se détendre et bien s'amuser. Sans arrière-pensée.
Plutôt que d'obliger Tim à la ramener tard dans la nuit, Kerri avait prévu de ne pas rentrer chez elle. Michelle devait garder Cody et lui avait assuré, tout comme Nathan, que rien n'arriverait de mal. Naturellement, elle lui avait aussi fait promettre de tout raconter en détail, depuis les mondanités officielles de la soirée jusqu'aux ébats érotiques qui ne manqueraient pas d'égayer le reste de la nuit. Et Kerri comptait bien satisfaire aux revendications de son amie, au moins pour ce qui concernait le gala de bienfaisance.
Trente minutes plus tard, ils firent leur entrée dans la salle des fêtes. L'endroit était plein à craquer de toute la bonne société de Seattle en tenue de gala. A l'une des extrémités de la salle se trouvait la scène où se tiendrait plus tard la vente aux enchères, et des tables recouvertes de nappes étaient disposées sur le côté avec des photos des différents lots mis en vente.
-
On peut enchérir sur un voyage à Aruba, murmuraKerri qui venait d'aviser l'un des descriptifs. Je n'y suis jamais allée.
-
C'est très joli, dit Nathan. Je suis certain que tu aimerais cet endroit.
-
Je n'ai même pas de passeport, rétorqua-t-elle.
-
Tu en voudrais un? proposa-t-il.
-
Pas ce soir, merci.
Nathan prit la main de Kerri et la glissa sous son bras replié.
-
Prête pour affronter les présentations et les regards inquisiteurs ?
-
Oui, assura-t-elle. Je me suis préparée à ce bain de foule chez les riches. Je me suis dit que, finalement, c'étaient des gens comme les autres. Il y a des bons et des méchants parmi eux et tous ont leurs problèmes.
-
Bien vu.
Puis il l'entraîna vers le premier groupe d'invités et le premier échange de présentations. Incapable de retenir les noms et les visages, Kerri adressait sourire et signe de tête aux uns et aux autres, essayant de mémoriser les détails des robes et des bijoux, ainsi que les goûts de chacun en matière de boisson.
-
Vous obtiendrez votre permis de construire en appel, affirma l'un des convives. Fichue commission ! Je me demande ce qui leur prend de se mêler d'écologie.
-
Difficile à dire, en effet, répliqua Nathan.
-
Sans travail, avec une économie réduite à zéro, il est sûr que nous aurons tout loisir de nous occuper de la chouette effraie. Mais vous les aurez, Nathan. Vous allez gagner. Vous gagnez toujours, conclut l'homme en s'éloignant avec son épouse.
Kerri les suivit du regard et murmura :
-
J'aime bien les chouettes, moi.
-
Cela ne m'étonne pas de toi, s'esclaffa Nathan.
-
Alors, tu ne vas dire à personne que tu n'as pas l'intention de faire appel ?
-
Non, il n'y aura pas de communiqué. Je n'en vois pas l'utilité.
Elle plongea ses yeux dans ceux de Nathan pour le pousser dans ses derniers retranchements.
-
Tu laisses tomber parce que tu ne mérites pas de gagner,c'est ça ?
-
Je me retire parce que le combat n'en vaut pas la peine.
Nathan n'était pas homme à renoncer facilement, Kerri le savait bien. Aussi ne lui restait-il plus qu'à s'incliner et à le croire. Mais que penser de sa décision? Etait-elle bonne ou mauvaise? Et qu'adviendrait-il d'eux? Ce « eux » entrait-il seulement en ligne de compte ?
Il lui suffisait de poser la question pour que Nathan lui dise aussitôt la vérité. Elle le savait. Mais elle n'était pas bien sûre de vouloir l'entendre, cette vérité. En tout cas, pas ce soir.
-
Je suis content que tu passes la nuit ici, dit-il en lui caressant la joue.
-
Moi aussi.
-
Ne te sentirais-tu pas plus à l'aise dans la chambre d'amis?
-
Si je suis restée, ce n'est pas pour le gala, mon beau monsieur, répliqua-t-elle en se lovant contre lui. C'est pour le sexe.
-
Parfait ! s'exclama-t-il en éclatant de rire. C'est la même chose pour moi. Je vais nous chercher quelque chose à boire. Qu'est-ce qui te ferait plaisir? Ils ont un excellent Champagne de grande marque.
-
Ce sera un bon début.
-
Je reviens tout de suite, dit-il en déposant un baiser sur la joue de Kerri qui le suivit des yeux tandis qu'il s'éloignait.
-
Jamais il ne m'a regardée comme cela, soupira une femme en superbe robe noire. J'aurais pourtant tout donné pour que cela arrive, mais ce ne fut jamais le cas, ajouta-t-elle en adressant un sourire à Kerri. BetinaHartly.
-
Bonsoir. Kerri Sullivan.
-
Félicitations. Je ne pensais pas qu'il se trouve une personne capable de prendre Nathan dans ses rets. Depuis son divorce, il affectait de ne s'impliquer dans aucune affaire sérieuse.
Kerri s'efforça de garder son sourire pour mettre les choses au point.
-
Mais, justement, notre relation n'est pas sérieuse.
Du moins le pensait-elle.
-
Nous sommes... des amis, reprit-elle après une brève hésitation.
-
Si ce que je viens de voir était une manifestation d'amitié, alors je dois en déduire que lui et moi, nous n'étions que de lointaines relations. Mais je ne poursuivrai pas sur ce terrain. Je n'ai pas l'intention d'être indiscrète. Après tout, c'est Nathan qui a rompu. Je suis curieuse, c'est tout, dit-elle d'un ton pensif, en levant sa main gauche de façon à faire scintiller de tous ses feux l'imposante joaillerie de circonstance qu'elle portait à l'annulaire. Je ne me suis pas lamentée sur mon sort, je n'ai pas non plus pris les choses au tragique. N'empêche. Nathan. Je suis épatée. Passez une bonne soirée, ajouta-t-elle en guise d'adieu.
Nathan revint avec les boissons et s'enquit :
-
Avec qui parlais-tu ?
-
Avec une de tes anciennes amies. Betina.
-
Hartly, compléta-t-il. Elle a convolé dans une grande famille de banquiers.
-
Qu'est-ce qui l'intéressait? Les membres de la famille ou la banque?
-
La banque.
-
Et tu es sorti avec elle pendant quelque temps.
-
Est-ce une question? demanda-t-il en sirotant son Champagne.
-
Oui.
-
Pendant quelques semaines. Ce n'était pas sérieux.
En revanche, pour Betina, ça l'était. Subirait-elle le mêmesort? se demanda Kerri, connaissant Nathan et sachant le peu de cas qu'il faisait d'elle.
-
Y-a-t-il beaucoup de Betina tapies dans l'ombre?
-
Quelques-unes. Mais tu ne dois pas t'inquiéter.
Ce fut à ce moment que le téléphone de Kerri sonna. Elle posa son verre de Champagne et se mit à sa recherche. Elle eut beau essayer de se raisonner, elle ne put empêcher l'onde glacée de la terreur de la submerger tout entière.
-
Kerri? Dieu merci, tu es là! s'exclama Michelle d'une voix tremblante. C'est Cody. Oh, Kerri, je suis désolée. Je t'en prie, viens tout de suite.
Chapitre 18
Nathan détourna les yeux du côté de la vitre tandis que Kerri ôtait sa robe du soir et passait le jean et le T-shirt qu'elle portait en venant cet après-midi. En un rien de temps, son sac fut bouclé et jeté à leurs pieds à l'arrière de la limousine.
-
Tiens, tu peux en avoir besoin, n'est-ce pas ? fit remarquer Kerri en lui tendant les bijoux qu'il fourra aussitôt dans sa poche.
-
Comment te sens-tu ? ne put-il s'empêcher de lui demander, furieux de sa propre bêtise.
Comme s'il ne connaissait pas la réponse ! Avait-il besoin de se ridiculiser à ce point?
Et la réponse attendue fusa aussitôt :
-
Bien.
Evidemment. Son gosse avait perdu connaissance et se trouvait dans l'ambulance en route pour l'hôpital. Elle allait bien. Elle était formidable.
Elle enfila ses chaussures de sport et noua ses lacets. Puis elle enleva les épingles qui retenaient ses cheveux et, d'un geste de la main, libéra ses boucles qui tombèrent sur ses épaules. Il attendit qu'elle ait fini et qu'elle s'adosse au fond de la banquette pour se tourner vers elle.
-
Je suis désolé, lui dit-il.
-
Je sais.
-
Ce n'est pas ta faute, affirma-t-il.
Elle le dévisagea de ses grands yeux bleus, que le chagrin assombrissait.
-
Tu vas me dire que ce n'est la faute de personne. Que cela devait arriver inéluctablement. Que la maladie dont souffre Cody est évolutive. Je connais la chanson.
-
Mais tu n'y crois pas.
-
Non. Et tu ne pourras pas me convaincre. Regarde, toi, tu vas bien renoncer à construire tes tours pour te racheter aux yeux de ta sœur que tu as laissée tomber pendant des années. On essaie toujours de faire son possible pour s'en sortir. C'est humain.
Elle avait raison, se dit Nathan. Le problème, c'était qu'en l'occurrence il ne savait pas exactement si elle lui en voulait et de quelle force elle lui en voulait.
-
Je peux rester, lui dit-il. Oui, je vais rester à l'hôpital.
-
Tu dois rentrer à Seattle.
-
Pas du tout. Je ne rentrerai pas.
Elle laissa errer son regard par la vitre sans rien voir. Puis elle laissa tomber :
-
Tu ne peux rien faire pour moi.
Elle lui en voulait. Etait-ce si étonnant? Il devait s'en aller, c'était ce qu'elle attendait de lui.
Mais lui? Qu'attendait-il d'elle? Et d'eux? D'ailleurs, pouvait-on raisonnablement parler d'« eux »? Kerri avait menti et elle s'était introduite dans sa vie grâce à un stratagème. Ne devrait-il pas être bien content de s'en débarrasser? Eh bien, non.
Une heure plus tard, ils arrivèrent devant l'hôpital. Kerri n'attendit même pas l'arrêt complet de la voiture pour en sortir. Elle jaillit hors du véhicule, suivie de Nathan qui n'avait pas obéi à son injonction de la laisser. Malgré tout ce qu'elle lui avait dit, il restait à ses côtés. Dès qu'elle les vit franchir le seuil de la porte, une femme, visiblement dans tous ses états, se précipita sur eux.
-
Oh, mon Dieu! Kerri, je suis désolée! s'écria Michelle les yeux noyés de larmes. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Il allait bien et, en moins d'une seconde, il était par terre. J'ai eu si peur.
-
N'aie pas peur, ça va aller, dit Kerri. Tu n'as rien fait de mal. Cela devait arriver. Je suis désolée que ce soit arrivé en ta présence.
-
Kerri, va retrouver Cody, proposa Nathan qui s'était rapproché des deux femmes. Je reste avec ton amie.
Elle acquiesça d'un signe de tête et traversa le hall au pas de course, tandis que Nathan se tournait vers Michelle.
-
Je suis Nathan, se présenta-t-il.
-
Et moi, Michelle, la maman de Brandon.
-
Ce qui est arrivé n'est pas votre faute, la rassura-t-il. Il n'y avait rien à faire pour enrayer ce qui arrivait.
-
Qu'est-ce qui vous autorise à dire cela? protesta Michelle en secouant la tête d'un air dubitatif.
-
Je le sais parce que j'ai déjà vécu pareille situation. Croyez-moi, cela ne sert à rien de vous faire des reproches. Kerri va avoir besoin d'une amie sur qui compter. Ne laissez pas un inutile sentiment de culpabilité s'immiscer entre vous deux.
Kerri se pencha au-dessus du corps inconscient de Cody et prit sa main dans la sienne comme si elle voulait le sortir de son sommeil.
— Allez, mon bébé, chuchota-t-elle. Ouvre les yeux. Dis-moi bonjour. Raconte-moi des bêtises. Tu sais comme j'aime tes histoires. Tu me fais rire et, justement maintenant, cela me ferait du bien de rire. Allez, mon Cody. Ouvre tes yeux.
Mais il ne se passa rien. Toutefois, il respirait calmement et Kerri voulut y voir un signe positif. Elle n'avait pas encore rencontré le médecin, mais il avait été prévenu de son arrivée.
Ce fut alors que la terreur envahit tout son être. Les ignobles tentacules glacés de l'angoisse paralysèrent chacun de ses muscles, la livrant du même coup aux idées les plus noires.
Cody ne pouvait pas mourir. Pas maintenant. Pas sans qu'ils se soient parlé tous les deux.
Il était pâle et semblait si menu dans son lit d'hôpital, il avait une perfusion dans le bras et il était entouré de toutes sortes de machines plus menaçantes les unes que les autres.
-
Tu ne vas tout de même pas si mal que ça, gémit-elle d'une voix désespérée. Allons, tu le sais. Tu as encore un long chemin à parcourir. Reste avec moi. Tu m'entends ? Reste avec moi. Tu es fort. Je sais que tu es fort. Tu as toujours été...
Un frémissement parcourut soudain les paupières de Cody.
-
Maman?
-
Bonjour, mon petit garçon, dit-elle en déposant un baiser sur son front. Tu sais que tu as donné une belle frayeur à Michelle ? Et qu'elle s'est fait plein de cheveux blancs à cause de toi ?
Il voulut changer de position, mais la douleur lui arracha un gémissement.
-
J'ai mal.
-
J'appelle une infirmière, dit-elle aussitôt. On va te donner quelque chose pour que tu aies moins mal.
Et, joignant le geste à la parole, elle s'empressa d'appuyer sur le bouton.
Cody ferma les yeux et les rouvrit pour demander :
-
Qu'est-ce qui s'est passé ?
-
Je ne sais pas. Michelle a dit que la minute d'avant tu allais bien et, tout à coup, elle t'a retrouvé par terre. Je pense que cela a dû être très impressionnant et je regrette de n'avoir pas été là.
-
Moi aussi, répliqua Cody avec un pauvre sourire qui se transforma bientôt en rictus. J'ai mal à la tête.
-
On m'a dit que tu allais pour le mieux et qu'il n'y aurait pas de séquelles permanentes. Juste une bosse sur le crâne, ce qui nous compliquera la tâche pour trouver un chapeau qui t'aille.
Il eut un petit rire vite étouffé par la douleur qui lui arracha une plainte.
-
Ne me fais pas rire. J'ai si mal dans la poitrine.
-
Madame Sullivan, je présume ? s'enquit l'infirmière qui venait d'entrer dans la chambre.
-
C'est exact. Je suis Kerri Sullivan.
-
Le médecin va bientôt passer. Il souhaite vous parler.
-
Je ne bouge pas d'ici, répliqua Kerri.
L'infirmière s'approcha du chevet de Cody et lui prit lepouls.
-
Mais c'est super ! s'exclama-t-elle. Te voilà réveillé. Tu vas te faire dorloter maintenant, profites-en, mon bonhomme.
-
Il souffre, dit Kerri à l'infirmière. Avez-vous quelque chose à lui donner contre la douleur?
-
Bien sûr. Sitôt dit, sitôt fait, répliqua cette dernière en jetant un clin d'œil malicieux à Cody. Tu vas voir, je vais mettre la potion magique dans ta perfusion. Deux ou trois bonnes inspirations et le monde t'apparaîtra sous un jour meilleur.
-
Je vous remercie, dit Kerri.
-
Il n'y a aucun problème. Ici, nous sommes équipés et tout est prévu.
Puis, se tournant vers Kerri, elle ajouta avec un sourire rassurant :
-
Nous ferons en sorte qu'il se sente bien.
C'était important et Kerri le savait. En effet, la maladie de Gilliar occasionnait d'atroces souffrances.
Elle s'installa sur une chaise au chevet de Cody. Les antalgiques firent rapidement leur effet et il s'endormit en quelques minutes. Elle attendit encore un peu, le temps de s'assurer qu'il reposait paisiblement, puis elle alla se chercher un café. La nuit serait longue.
En sortant de la chambre, elle eut la surprise d'apercevoir Nathan, assis dans la salle d'attente. Il se leva à son approche.
-
Je t'avais dit de ne pas rester, lui dit-elle. Je croyais que tu serais rentré à Seattle.
-
J'ai voulu attendre un peu pour voir comment les choses évoluaient.
Comme s'il ne le savait pas ! se dit Kerri, soudain très en colère. L'état de Cody allait s'aggraver. Il allait souffrir. Et cela serait affreux pour tout le monde.
-
Je ne perds pas espoir. Je ne le laisserai pas s'en aller. Je sais, tu vas me dire que je devrais, mais je ne t'écouterai pas. Alors Nathan, épargne-moi tes discours.
-
Tu as raison. Tiens bon aussi longtemps que tu le peux, répliqua-t-il.
-
Quoi?
-
Tu ne penses pas sincèrement à ce que tu dis.
-
Si. Tu as en toi une foi que je n'ai jamais eue. C'est ce qui te rend forte. Continue le combat, Kerri. Continue, jusqu'au bout.
Qu'est-ce qu'il racontait? Ce n'était pas du tout ce qu'elle attendait de lui. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Ce qui la rendait forte, c'était de pester contre lui et contre le monde entier.
-
Je ne veux pas de toi ici, dit-elle avec force. Va-t'en.
-
Tu as besoin de moi.
-
Pas du tout. Je n'ai besoin de personne ! Cody et moi, nous nous débrouillons très bien tous les deux. Nous avons toujours formé équipe. Il n'y a pas de place pour quelqu'un d'autre! D'ailleurs, tu n'as contribué qu'à faire empirer les choses !
Elle était parfaitement consciente de dire n'importe quoi, mais elle s'en fichait. Tout ce qu'elle voulait, c'était trouver la force intérieure de continuer le combat, comme il disait. Et tous les moyens étaient bons pour y parvenir. Alors, peu lui importait d'être juste.
-
Tu m'en veux encore ?
-
Oui ! Pour tout. Tout est ta faute. Va-t'en ! s'écria-t-elle. Va-t'en tout de suite.
Elle eut soudain l'impression de trépigner comme une enfant capricieuse et se sentit gênée. Mais ce qui était dit était dit.
-
Lorsque tu m'as engagée, c'était uniquement dans le cadre de ton projet immobilier. Maintenant qu'il est abandonné, tu n'as plus besoin de mes services. J'ai de quoi vivre. Ton travail est à Seattle. Occupe-toi de tes affaires là-bas.
-
Kerri, tu ne me facilites pas les choses.
-
Et alors ? Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? Crois-tu que je me soucie de toi? Crois-tu que tu comptes pour moi? Détrompe-toi. Tu ne comptes pas et tu ne compteras jamais. Je n'aime que Cody. Que lui, tu m'entends? Il est tout ce que j'ai au monde.
Du revers de la main, elle essuya les larmes qui l'aveuglaient. Mais d'autres suivirent et coulèrent le long de ses joues.
Ce qu'elle voulait maintenant, c'était se recroqueviller sur elle-même. Donner libre cours à son chagrin. Repartir de zéro, reprendre ses paroles et dire la vérité à Nathan — qu'elle était tombée amoureuse de lui. Mais si elle l'aimait, cela ne signifiait-il pas l'arrêt de mort de Cody?
Sans dire un mot, Nathan la prit dans ses bras et la serra fort contre lui. Au début, elle essaya de lui résister, mais les forces lui manquèrent. C'était si bon de s'abandonner, pour une fois, à l'étreinte rassurante d'un homme fort.
Elle pleura toutes les larmes de son corps, brûlant de fièvre et tremblant de tous ses membres. Son fils était en train de mourir et elle ne pouvait l'empêcher. Elle avait pourtant tout essayé, jusqu'à sacrifier sa propre vie. Rien n'y faisait.
-
Je ne veux pas qu'il parte, gémit-elle entre deux sanglots. Empêche-le. Je t'en prie, empêche-le.
-
Tu ne peux pas savoir comme je voudrais en avoir le pouvoir. Je déteste ce sentiment d'impuissance, Kerri. Je ferais n'importe quoi pour sauver Cody.
Elle le croyait parce qu'il savait. Il avait perdu un enfant de la même façon. Il avait souffert, connu le désespoir, enduré des milliers de tortures qu'elle ne voulait même pas imaginer.
-
Je n'en peux plus, murmura-t-elle. Je n'ai plus assez de forces pour lui.
-
Bien sûr que si. Tu sais bien que tu es la meilleure des mamans. Wonder Mom ! Souviens-toi que Cody compte sur toi pour l'aider à mener son combat.
-
Je ne peux pas me résoudre à le laisser partir, gémit-elle.
-
Personne ne te le demande.
Abram attendit dans le couloir d'être certain que le petit soit seul. Il n'avait encore rien de valable à proposer à Kerri et il n'avait aucune envie de rencontrer la mère éplorée. Lorsqu'il la vit sortir de la chambre et qu'il entendit une des infirmières lui déconseiller le bœuf bouilli de la cafétéria de l'hôpital, il se dit qu'il avait quelques minutes de bon avant son retour.
Il frappa un coup à la porte restée ouverte et entra dans la chambre de Cody.
-
Salut, vous, lança le garçon en dévisageant Abram. Je vous ai déjà vu. Etes-vous un des médecins spécialistes?
-
Non. Je suis médecin biologiste.
-
Ah, oui ! Je me souviens maintenant. Nous sommes allés vous voir dans votre labo. Celui qui est en ville. Allez- vous me guérir?
-
Je m'y emploie, répondit-il en lui montrant des petites fioles contenues dans une pochette. Je vais les remettre à ton médecin. Certaines d'entre elles te feront aller mieux et d'autresauront l'effet inverse. Le problème, c'est que nous ne pouvons pas dire à l'avance lesquelles sont lesquelles.
Dans son pyjama d'enfant, entouré de ses jouets, le petit Cody avait l'air perdu sur ce lit d'hôpital prévu pour un adulte.
-
Je crois qu'il faudrait mieux commencer par celles qui font du bien, dit-il.
-
Bonne remarque, répliqua Abram en souriant. Nous ferons de notre mieux. Je ne suis pas seul. Nous sommes toute une équipe à chercher le remède pour soigner la maladie de Gilliar. Nous voulons trouver le moyen de ralentir le processus de dégénérescence, mais nous n'avançons pas vite sur ce terrain.
Soudain, Abram se tut et fronça les sourcils, avant de s'inquiéter :
-
Es-tu trop jeune pour entendre ce que je te dis? Dois-je me taire ?
Un pâle sourire flotta sur les lèvres de Cody qui répondit :
-
Vous êtes un adulte. C'est à vous de décider.
-
Il me semble qu'il vaut mieux savoir que se poser des questions sans réponse. Qu'en penses-tu?
-
Je veux savoir.
Puis son sourire disparut et il poursuivit :
-
Je vais mourir, n'est-ce pas? Maman dit que je vais guérir, mais c'est normal qu'elle dise ça. C'est son rôle de maman.
-
C'est vrai, convint Abram avec embarras.
Que dire à cet enfant? La vérité? Il en avait très envie. Mais Cody n'était pas son fils.
-
On ne sait pas encore dans quel sens la maladie va évoluer chez toi, se contenta-t-il de répondre. Jusqu'à maintenant, tu as mieux réagi à la maladie que beaucoup d'autres.
-
Mais je vais quand même mourir.
-
Nous mourrons tous un jour.
-
Vous me racontez des histoires. Arrêtez. Vous n'êtes pas mieux que les autres, s'indigna l'enfant.
Abram prit une chaise et s'assit près de lui.
-
Oui, dit-il en pesant ses mots. Tu vas mourir.
-
Bientôt?
-
Je ne sais pas, répondit-il. Il y a tant de choses que je ne sais pas.
Cody ouvrit grand les yeux pour demander :
-
Comment cela fait-il de mourir?
Que répondre à cette question ? Abram hésita un instant avant de se lancer.
-
Je n'ai pas été directement confronté à cette question, commença-t-il.
Mais le petit l'interrompit aussitôt en riant.
-
Je trouve que ça serait vraiment dommage qu'un médecin meure, surtout un bon comme vous.
-
Bien vu ! s'exclama Abram en souriant. Ce que je voulais dire, c'était que je suis un biologiste et pas un praticien. Mon expérience dans le domaine de la mort est limitée. Je sais qu'on t'administrera des sédatifs dans la dernière phase. Tu ne te rendras probablement pas compte de ce qui arrive. Ce sera comme si tu t'endormais et tu seras parti.
« Dans le meilleur des cas », songea Abram, mais il le garda pour lui. Il y en avait pour qui on ne pouvait pas contrôler la douleur. Il fallait espérer que Cody ait la chance de ne pas se trouver parmi ceux-là.
-
Ce sera vraiment dur pour ma maman. Elle n'a que moi.
-
Il est vrai que c'est surtout pour les autres que c'est difficile à supporter.
-
Merci d'avoir essayé, dit encore Cody. Je sais que maman vous a bousculé pour que vous repreniez vos recherches.
-
Elle m'a rappelé à l'essentiel.
Tout comme Linda, d'ailleurs.
-
Cody, je ferai tout mon possible pour te sauver, promit-il. Nous sommes toute une équipe à travailler sur une thérapie. Nous pensons tous à toi et nous souhaitons ta guérison de tout cœur.
-
C'est gentil à vous, répliqua Cody.
Il voulut alors changer de position et ne put s'empêcher de grimacer sous la douleur.
-
Si seulement vous pouviez leur demander à tous de prévoir quelque chose pour que ça ne fasse pas si mal, ajouta-t-il.
-
Je te le promets, assura Abram.
Ce fut alors qu'une infirmière entra dans la chambre pour les soins.
-
Alors, comment ça va? demanda-t-elle à Cody.
-
Bien, mais je suis fatigué.
-
Cela ne m'étonne pas, répliqua-1-elle et, se tournant vers Abram, elle s'enquit de son identité.
-
Monsieur?
-
C'est le Dr Wallace, intervint Cody. Il va me guérir.
-
Tu en as, de la chance.
-
Tenez, dit Abram en donnant les petites fioles à l'infirmière. La posologie est dessus. Il faut respecter strictement l'ordre et le rythme des prises. C'est très important.
Il se leva pour prendre congé de Cody.
-
Je dois y aller, Cody. Je te dis au revoir. A bientôt, j'espère.
-
Moi aussi, j'espère à bientôt. Et si vous ne trouvez pas de remède pour me guérir, je vous ferai savoir comment c'est de mourir. Comme ça, si vous en avez besoin, vous pourrez dire à un autre enfant que ce n'est pas grave de mourir.
Abram resta muet, comme paralysé par l'émotion qui le submergeait. Les mots lui manquaient, aussi se contenta-t-il d'adresser un signe de tête à Cody et à l'infirmière et il sortit de la pièce. Une fois dans le couloir, il s'adossa contre le mur et s'efforça de reprendre son souffle.
Bon sang! Un miracle, voilà ce qu'il fallait. Une rémission de dernière minute. Hélas, rien de tout cela ne se profilait à l'horizon. Si seulement il s'était mis au travail plus tôt. Si seulement la maladie de Cody Sullivan n'avait pas progressé si vite. Si seulement...
Dans la démarche scientifique, il n'y avait pas de « si seulement ». Il n'y avait que les faits, le cahier des charges et les expériences pour étayer les observations et trouver la réponse. Ce qui laissait entrevoir la possibilité bien réelle que, par manque de temps, ils arriveraient tous trop tard pour sauver le petit garçon.
Kerri n'arrivait pas à trouver le repos. Pourtant, les conditions pour qu'elle se détende étaient réunies. Linda avait insisté pour qu'elle rentre dormir chez elle, ne serait-ce que deux heures, tandis qu'elle-même la remplaçait au chevet de Cody. Mais Kerri ne trouvait pas le sommeil car elle ne cessait de penser à son enfant.
Tous les muscles de son corps étaient noués. Elle avait mal. Mal dans sa chair de voir son fils mourir et de ne rien pouvoir faire. Sinon rester à ses côtés et faire semblant d'être forte. Quelle injustice! Qu'avait-elle fait pour mériter cela?
Elle s'assit sur son lit, mit péniblement pied à terre et se rendit au salon, où elle retrouva Tim et Lance en train de jouer aux cartes.
-
Toujours stressée? s'enquit Lance, inquiet.
-
Pire que ça !— Que dirais-tu d'un petit massage des pieds? proposa- t-il si gentiment que, malgré les circonstances, Kerri ne put s'empêcher de sourire.
-
Tu es l'homme le plus adorable que je connaisse.
-
En fait, c'étaient les services de Tim que je te proposais. Il a une technique infaillible dans ce domaine.
-
Pas la peine de le chanter sur tous les toits, grommela ce dernier qui entendait bien garder ses talents secrets sous ses dehors de chauffeur mal dégrossi.
-
N'aie crainte, Tim. Je saurai résister à la tentation. Je vais faire du thé. Vous voulez quelque chose, les gars? demanda-t-elle en se dirigeant vers la cuisine.
-
Nous n'avons besoin de rien, répondit Tim.
Alors qu'elle sortait du salon, Kerri entendit frapper à la porte d'entrée. Sous le coup de l'émotion, elle sentit son corps tout entier se contracter. Et si c'était Nathan? La veille, il était rentré à Seattle en promettant de revenir. Elle lui avait dit que ce n'était pas nécessaire, mais il avait insisté et elle était bien placée pour savoir qu'il tenait toujours parole.
Elle ouvrit la porte et se rembrunit aussitôt. Devant elle se tenait une femme inconnue. Qui était...
-
Frankie! s'exclama-t-elle en reconnaissant la sœur de Nathan. Qu'est-ce qui vous amène ici?
Elle avait le teint blafard et semblait animée d'une folie intérieure. Il y avait quelque chose dans ses yeux qui impressionna Kerri au point qu'elle recula d'un pas, le temps de la voir lever le bras et pointer un revolver sur elle.
-
Alors, tu sais qui je suis. C'est parce qu'il te parle de moi, hein ? Vous parlez de moi tous les deux, et vous vous moquez parce que j'ai l'air si pitoyable. Vous pensez que je suis une minus, mais vous avez tort. Je suis quelqu'un que vous allez devoir prendre au sérieux.
-
Salope ! hurla-t-elle. Salope ! C'est ta faute. Tout est de ta faute, répéta-t-elle en maintenant Kerri en joue.
Lance laissa échapper un cri de frayeur et Tim se leva d'un bond.
-
Un geste et je tire, menaça-t-elle. Je suis folle, alors je suis capable de le faire. Demande à mon frère. Il est ici, n'est-ce pas? Je savais que je le trouverais ici. Il t'a prise sous sa protection, toi et le gamin. Moi, il ne m'a jamais prise sous sa protection. Il faisait semblant. Et je le croyais. J'étais bien bête, n'est-ce-pas? Il a toujours été plus malin que moi. C'est pour cela qu'il s'est tiré. Qu'il m'a laissée. Je ne comptais pas à ses yeux. Eh bien, je compte maintenant.
Kerri sentait chacun des battements de son cœur résonner douloureusement dans sa poitrine. Elle osait à peine respirer, tant elle redoutait de contrarier Frankie. En même temps, la souffrance de cette femme lui était familière. Elle y reconnaissait une blessure profonde et tenace, de celle dont elle-même portait la cicatrice.
-
Je connais cette douleur de perdre un être cher, dit-elle posément.
-
Ne te compare pas à moi, s'écria Frankie. Tu ne pourras pas m'amadouer. Nous ne sommes pas amies.
-
Je sais. Nous ne nous connaissons pas et nous avons subi la même blessure. Je suis restée seule, moi aussi. Mon mari est mort. C'est affreux. C'est comme un trou béant que personne ne voit. Et on s'évertue à prévenir les gens. En vain. Ils ne voient rien.
Aux battements de ses paupières et aux mouvements incontrôlés de son arme, Kerri vit que Frankie flanchait. Du coin de l'œil, elle vit aussi que Tim se rapprochait peu à peu. Mais Frankie se ressaisit et raidit son bras en position de tir.
-
Tu ne m'auras pas comme ça, alors ne te fatigue pas. Je veux détruire Nathan. Je veux le faire souffrir. J'ai réduit son entreprise à néant et je me dis que je pourrais aussi m'attaquer à quelqu'un qui compte pour lui. A toi, par exemple.
L'effroi saisit Kerri tout entière. Mais à sa grande surprise, elle éprouva une sorte de détachement.
-
Je n'ai pas peur pour moi, murmura-t-elle dans un souffle, espérant que Frankie comprendrait. Mais mon fils est en train de mourir. Je vous en prie, il ne faut pas qu'il soit seul. Pas maintenant. Je vous en prie.
-
Daniel est mort. Je l'aimais. Je l'adorais et je le haïssais à la fois, parce que Nathan l'aimait, lui aussi.
Frankie commença à trembler de tout son corps, mais elle poursuivit.
-
J'ai été heureuse quand il est mort. Heureuse que Nathan souffre. Mais après, il m'a manqué. Il m'aimait. Personne d'autre que lui ne m'aimait. Nathan est parti. Est-ce qu'il t'a raconté? Est-ce qu'il t'a raconté le sang? Ce n'est pas comme au cinéma.
Frankie recula d'un pas. Mais elle garda son pistolet braqué sur le visage de Kerri.
-
Il faut que je compte. Un, deux, trois...
Elle compta et recompta. Sa respiration devint saccadée, les tremblements s'intensifièrent.
-
Oh, Dieu ! s'écria-t-elle en levant son autre bras pour tenir son arme à deux mains. J'ai mal. J'ai tellement mal.
Soudain, elle s'écroula, tombant à genoux et lâchant le revolver.
-
Aidez-moi. Aidez-moi, supplia-t-elle. Je ne veux plus être malade comme cela.
— Lance, appelle les secours ! cria Tim en ramassant le revolver qu'il braqua sur Frankie.
Mais Kerri le repoussa, se précipita vers la jeune femme, s'agenouilla devant elle et la prit dans ses bras.
-
Nous trouverons le moyen d'adoucir tes souffrances, lui promit-elle, partagée entre un immense soulagement et un sentiment de tristesse. Nous allons t'aider. C'est notre vœu à tous.
-
Même Nathan?
-
Oui, Nathan. Surtout ton frère. Il ne t'oubliait pas, Frankie. Il était jeune et stupide, mais il ne t'oubliait pas.
Frankie fondit en larmes. Lorsqu'elle entendit au loin les sirènes des secours, Kerri la garda serrée contre elle. Elle ne lalâcha pas pendant que la police menait son enquête, ni pendant la discussion qui suivit sur la suite à donner à cette affaire. Devait-on arrêter Frankie ou l'hospitaliser? Elle la protégea jusqu'à l'arrivée de Nathan qui la prit à son tour dans ses bras.
Chapitre 19
Nathan voyait Jason en grande conversation avec le procureur. Mais il était trop loin pour lire quoi que ce soit sur leurs visages. Encore moins sur leurs lèvres, car de toute façon il n'avait pas ce talent. Et c'était vraiment dommage.
Un vrai dilemme se posait à lui.
D'un côté, il était bien tenté de profiter du statut de notable que lui conférait sa fortune. Dans ce cas, protéger Frankie pourrait apparaître comme un passe-droit politiquement correct.
D'un autre côté, personne n'avait l'intention de porter plainte contre Frankie. Kerri avait empêché la police de l'emmener et ni Lance ni Tim ne souhaitaient voir Frankie sous les verrous. N'empêche qu'elle avait tout de même menacé quelqu'un avec un revolver et que c'était suffisamment grave pour ne pas être ignoré.
Il faisait les cent pas dans le long couloir, brûlant de faire irruption au milieu de l'audience et de prendre la parole pour exposer son point de vue.
Mais il se retint. Ce serait une bien mauvaise idée et il ne ferait qu'empirer les choses. Mieux valait laisser Jason faire son travail. Toutefois, comme il n'était pas patient, il trouvait que le temps passait trop lentement.
Tout en déambulant, il pensa à Kerri. Comment allait-elle ? Cela faisait des jours qu'elle tenait le coup au chevet de Cody, essayant de lui insuffler avec courage et détermination la force qu'elle avait en elle. Elle était dominée par deux sentiments puissants : l'amour pour son fils et l'angoisse de la mort, dont la combinaison lui donnait une énergie incroyable. Il aurait voulu l'aider. Mais que faire? Sinon attendre un hypothétique miracle.
Jason sortit du bureau et vint vers lui.
-
Il est d'accord, annonça-t-il. A condition que tu mettes Frankie dans un institut spécialisé pendant au moins trois mois et qu'elle soit médicalement suivie à sa sortie. Elle aura une obligation de soins de deux ans au minimum.
-
Aucun problème, répliqua Nathan.
-
Nathan, cela implique ta responsabilité personnelle, insista Jason qui le regarda dans les yeux. Tu ne pourras pas déléguer à une secrétaire.
Ce n'était plus l'avocat qui avait parlé, c'était l'ami.
-
J'ai bien compris. Je m'occuperai d'elle.
— Elle sera libre dès que tu lui auras trouvé une place quelque part. Ils laissent le dossier en suspens jusqu'à la confirmation de son inscription et jusqu'au début du traitement. A réception des certificats, ils lèveront les charges contre Frankie. Il me semble que c'est une proposition très correcte.
-
Je suis d'accord. J'ai déjà passé quelques coups de fil. Je sais où je veux qu'elle aille. C'est une maison de santé près de Portland. Une des meilleures de la côte Ouest. Ils ont un excellent taux de réussite.
-
Il me faut le numéro de téléphone et les contacts de cet établissement. Ils devront nous envoyer par fax le certificat d'admission pour que Frankie soit libérée.
Tandis que Jason allait s'occuper de tout cela, Nathan retourna à la prison où il retrouva sa sœur dans une petite pièce prévue pour les visites.
Quand elle entra, elle lui parut toute menue et complètement terrorisée. Il se leva et voulut s'avancer pour la prendre dans ses bras. Mais il s'arrêta dans son élan et attendit qu'elle fasse le premier pas. Elle examina toute la pièce, évitant soigneusement de le regarder et finit par baisser les yeux vers ses pieds.
Nathan était désolé. Si seulement les choses avaient pu se passer autrement. Il aurait aimé la serrer dans ses bras, la taquiner ou la faire rire. Il détestait cette distance entre eux, même s'il reconnaissait que c'était lui qui l'avait mise.
-
Tu as le choix entre deux possibilités, lui dit-il. Etre inculpée pour agression armée ou te faire soigner en clinique psychiatrique.
-
Personne ne peut accepter de gaîté de cœur d'être enfermé chez les fous, dit-elle à voix basse et toujours sans le regarder.
-
Je sais. Mais, Frankie, c'est un excellent établissement. Les chambres sont grandes et aérées, il y a de vrais chefs en cuisine et tu y trouveras toutes les aides dont tu as besoin. Tu n'as pas de raisons d'avoir peur.
-
Pour toi, c'est facile à dire. Ce n'est pas toi qui seras enfermé.
-
Tu as besoin d'être aidée.
Piquée au vif, elle releva enfin la tête et le regarda droit dans les yeux.
-
Tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois que je ne vois pas ce qui m'arrive ? Comment je suis devenue ? Mais il fallait bien que je me préserve comme cela, si je voulais survivre.
-
C'est fini, maintenant.
-
Tu n'en sais rien du tout, s'indigna-t-elle.
Mais Nathan ignora cette dernière remarque.
-
C'est dans les environs immédiats de Portland, ce qui est pratique pour moi, car je serais amené à venir souvent, expliqua-t-il. Le médecin à qui j'ai parlé m'a prévenu que je serais moi aussi concerné, ajouta-t-il avec un haussement d'épaules évasif. Nous serons suivis tous les deux.
Frankie gardait les yeux fixés sur la petite fenêtre, les joues ruisselantes de larmes.
-
Je ne te fais pas confiance, murmura-t-elle. Je ne peux plus. Je ne peux pas. Plus jamais je ne te ferai confiance. Tu vas encore m'abandonner.
Il sentit sa gorge se nouer.
-
Je ne peux pas te convaincre par les mots, aussi je te montrerai par les faits que je ne te laisserai plus. Je t'en prie, Frankie, accepte. C'est tout de même mieux que la prison, tu ne trouves pas ?
Comme à regret, elle secoua la tête pour acquiescer et se dirigea vers la porte en tramant les pieds.
-
Je pars quand? demanda-t-elle.
-
Dans deux heures. Je n'aurais pas le droit de te rendre visite pendant quelque temps, ajouta-t-il.
-
Cela t'arrange bien, ironisa-t-elle.
Il faillit se fâcher mais il se contenta de répliquer :
-
Pas avant deux semaines. Je viendrai donc dans deux semaines, promis.
-
Ne t'inquiète pas pour moi.
Qu'avait-elle dans la tête? Voulait-elle qu'il la laisse seule ou était-elle persuadée qu'il la laisserait encore tomber? Il n'en savait rien. Peut-être y avait-il un peu des deux.
-
Je serai là dans deux semaines, insista-t-il. Tu peux refuser de me voir, mais je viendrai de toute façon.
Elle avait déjà la main sur la poignée de la porte lorsqu'elle fit volte-face pour le regarder.
-
Dis-lui que je suis désolée de lui avoir fait peur comme ça. Je ne l'aurais pas blessée. Ce n'était pas à elle que j'en voulais.
Il le savait bien. Celui que sa sœur voulait atteindre, c'était lui.
-
Je le lui dirai. Mais pour ta gouverne personnelle, elle le sait déjà.
-
Cela fait toujours plaisir d'entendre des excuses.
*
* *
-
Vous nous demandez d'enfreindre la loi, constata l'un des médecins d'un air grave.
Kerri se dit qu'il avait sans doute la même intonation indignée quand il reprochait à ses enfants de faire trop de bruit à l'heure du coucher.
-
Ce que je vous demande, c'est d'empêcher un petit garçon de neuf ans de mourir, rétorqua-t-elle. J'ai signé toutes les décharges, alors vous ne risquez rien. C'est l'essentiel, non?
Les médecins se regardèrent avec embarras et l'un d'eux reprit la parole.
-— Madame Sullivan, il y a un moment où il faut se résoudre à accepter l'inéluctable. Dans l'intérêt du patient.
Kerri savait qu'ils réagiraient ainsi. Linda avait apporté une nouvelle prescription du Dr Wallace. Il préconisait une combinaison de médicaments et de toute sorte de produit, un changement radical de régime pour que Cody se nourrisse un peu et de la morphine à hautes doses pour combattre la douleur.
-
Je me demande comment vous pouvez justifier votre refus d'aider mon fils. Je croyais pourtant que votre métier consistait à sauver les vies humaines.
-
Les prescriptions du Dr Wallace sont beaucoup trop radicales. Ce serait trop risqué de les suivre.
-
Mais Cody n'est-il pas condamné de toute façon? Et puis, pour ce qui est du danger de certains traitements, parlons-en. Est-ce que la chimiothérapie ne détruit pas indistinctement toutes les cellules? Les bonnes comme les mauvaises? De nombreux traitements bénéfiques comportent aussi des dangers. Vous savez bien que si les bienfaits retirés à long terme sont plus importants que les inconvénients à court terme, on ne prend pas en compte le risque potentiel. Eh bien, c'est notre démarche. Et si ça réussit, ce sont des milliers d'enfants quiseront sauvés. Alors de deux choses l'une : ou vous faites ce que demande le Dr Wallace, ou alors j'emmène Cody.
Les médecins la dévisagèrent avec stupéfaction.
-
Vous ne pouvez pas faire cela, s'exclamèrent-ils en chœur.
-
Bien sûr que si. Il recevra tous les soins requis, à la maison. Je préférerais ne pas avoir à le transporter, mais ne me poussez pas à bout, messieurs. Sachez que je suis prête à tout pour le sauver et vous ne m'arrêterez pas.
-
Les soins à domicile sont extrêmement onéreux, fit remarquer l'un des médecins.
Comme si elle ne le savait pas !
-
Pensez-vous que l'argent compte pour moi?
-
Vous allez vous ruiner.
-
Et alors ?
-
On ne vous enverra pas d'infirmières, si vous ne pouvez pas vous les payer.
-
Elles seront payées, trancha une voix derrière Kerri.
Elle se retourna aussitôt et découvrit Nathan qui venaitd'arriver et qui s'approchait d'elle. Le soulagement qu'elle ressentit fut si intense que ses forces la quittèrent et qu'elle se mit à trembler de tous ses membres. Et, lorsqu'il mit son bras autour de ses épaules, elle se laissa aller contre lui, heureuse du répit qu'il lui procurait.
-
C'est moi qui paierai. Alors, si vous êtes disposés à nous aider, allez-y. Sinon, fichez le camp et que je ne vous revoie plus, tonna Nathan.
Les deux médecins se consultèrent du regard, puis l'un d'eux reprit la parole.
-
D'accord, dit-il. Nous allons commencer le traitement. Mais je tiens à redire qu'on ne peut pas raisonnablement espérer que ça marche, précisa-t-il avant de quitter la pièce.
-
Je pense qu'à leur manière ils cherchent à aider, dit Kerri en les regardant s'éloigner.
Et, levant les yeux vers Nathan, elle ajouta :
-
Merci d'être venu à la rescousse.
-
Pas de quoi.
-
Le Dr Wallace veut essayer différents protocoles. Je ne sais pas du tout si l'un ou l'autre va marcher, eut-elle encore la force d'expliquer.
Cela faisait des nuits qu'elle ne dormait plus car elle ne cessait de se lever pour surveiller Nathan. Et une gangue d'épuisement lui collait à la peau comme des vêtements mouillés. Mais elle essaya d'oublier sa propre fatigue pour s'intéresser à Frankie.
-
Et avec le procureur, comment cela s'est-il passé ? demanda-t-elle.
-
Il va lever les charges, si Frankie se fait soigner.
-
Oh, tant mieux! s'exclama Kerri qui avait toujours pensé que Frankie était la première victime de cette affaire. La prison n'aurait rien arrangé. Est-ce que tu lui as trouvé un établissement de soins ?
-
Oui. Elle y est déjà. Je ne pourrai pas la voir pendant deux semaines. J'espère que cela lui fera du bien. Je voudrais tant retrouver ma petite sœur d'autrefois. Sans grand espoir, soupira-t-il en hochant la tête. Comment me croirait-elle? Après ce que je lui ai fait subir?
-
Vous avez encore du chemin à faire tous les deux pour vous retrouver, mais c'est un premier pas.
-
Je dois, moi aussi, suivre une psychothérapie, avoua-t-il avec un rictus au coin de la bouche. C'est une exigence de la clinique où se trouve Frankie. Ils m'ont remis une liste de praticiens agréés.
Nathan ? Nathan suivi par un psy ? Kerri avait du mal à y croire.
-
Je suis sûre que cela te fera du bien. J'ai toujours pensé que nous avions tous, à des degrés divers, un grain de folie en nous.
-
J'aimerais bien que tu cesses de ricaner.
-
Moi, je ricane? s'étonna-t-elle en éclatant de rire.
-
Oui, et je n'aime pas ça.
-
Puisque apparemment c'est un sujet qui te fâche, je n'en parlerai plus. Sinon pour te suggérer, pendant que tu y es, des séances de yoga. J'ai entendu dire que cela faisait des merveilles. Pense aussi au tricot. C'est un passe-temps idéal pour lutter contre le stress.
-
Tu n'es pas drôle du tout, grommela-t-il en fronçant les sourcils.
-
Si, je suis très drôle, répliqua-t-elle.
Il glissa sa main sous la masse de ses cheveux, et lui soutint la nuque, puis il se pencha au-dessus d'elle et l'embrassa.
C'était une étreinte rassurante où le sexe n'entrait pas en ligne de compte. Et Kerri lui rendit son baiser et se serra contre lui pour ne rien perdre de cette sensation bienfaisante.
-
Tiens bon, lui chuchota-t-il à l'oreille. N'écoute personne. Tu sais ce qu'il faut faire.
-
Quelquefois je ne suis sûre de rien.
-
Tu sais toujours, Kerri. Ecoute ce que ton cœur te dicte.
Nathan entra dans la chambre de Cody et jeta sur son lit un ballon de base-ball orné d'autographes. L'enfant le saisit aussitôt et le fit tourner entre ses deux mains.
-
C'est gentil, murmura-t-il dans un souffle. Ils ont vraiment tous signé ?
-
Oui, et ce sont des autographes originaux. Ce ne sont pas des copies. J'ai pensé que ça te ferait plaisir d'avoir ce ballon quand tu regarderas les matchs à la télé. Plus tard, quand tu iras mieux, nous retournerons au stade de Safeco. Et j'espère que cette fois on verra les neuf tours.
-
Merci. C'est super, dit Cody en serrant le ballon contre lui.
Toutefois, il ne releva pas la promesse de retourner voir un match en vrai.
-
Ta maman est rentrée prendre une douche chez elle. Elle va revenir tout de suite. Alors je me suis dit qu'en attendant, j'allais venir passer un moment avec toi.
-
Cela ne me dérange pas d'être tout seul.
-
Je sais, mais c'est moi qui avais envie d'être en ta compagnie, si ça ne te dérange pas.
-
Non, ça ne me dérange pas, répliqua Cody en regardant Nathan d'un air surpris. Est-ce que vous êtes venu en limousine?
-
Non, je suis venu au volant d'une voiture ordinaire.
-
Si j'étais vous, je prendrais toujours la limousine.
-
Quelquefois, c'est aussi amusant de conduire soi-même. C'est bien de se sentir son propre maître.
Cody ne répondit pas. Etait-ce parce qu'il était fatigué? Ou parce qu'il enrageait de n'avoir que neuf ans et de voir les adultes régenter le monde ?
-
Ta maman m'a dit que les nouveaux traitements avaient commencé, reprit Nathan. Est-ce que tu les supportes bien?
-
Je crois. Cela ne change rien, répondit-il en lâchant le ballon pour remonter la couverture. Vous aviez aussi un garçon, c'est ça? Et il est mort.
-
Daniel, répondit Nathan en s'efforçant de parler d'un ton égal pour ne pas trahir son émotion. Il était un peu plus jeune que toi.
-
Alors vous savez comment ça sera... pour ma maman.
-
J'en ai une petite idée.
-
Pourriez-vous lui dire..., commença le petit qui se tut un instant en levant les yeux sur lui. Pourriez-vous lui dire, reprit-il après avoir dégluti, qu'elle peut me laisser partir. Je sais que ce sera dur et qu'elle m'aime beaucoup. Mais je suis fatigué et j'ai trop mal. Je n'ai pas peur. J'ai parlé avec le Dr Wallaceet il m'a dit que je vais juste m'endormir. Et je n'aurais plus mal. Seulement je veux qu'elle soit d'accord et je ne crois pas qu'elle le sera. J'en suis même sûr.
Nathan avait surmonté la maladie et la mort de Daniel sans verser une seule larme, mais cette fois, rien que d'entendre les paroles de Cody, les yeux lui brûlèrent et son cœur se serra douloureusement.
Bon sang! Il n'était vraiment pas la bonne personne pour avoir ce genre de conversation avec un gamin de neuf ans sur son lit de mort. Pourquoi fallait-il que cela tombe sur lui? Pourquoi n'y avait-il personne de plus malin dans cette pièce? Quelqu'un qui aurait plus d'expérience? Quelqu'un qui savait où il posait les pieds ?
La seule chose dont il était sûr, c'était combien il s'en était voulu de laisser partir Daniel aussi facilement.
Il se pencha en avant et caressa le bras de Cody.
-
Tu oublies quelque chose, fit-il remarquer à l'enfant. C'est que ta maman a des superpouvoirs. Elle est une Wonder Mom. Tu as déjà surmonté tellement plus que la plupart des enfants qui souffrent de la maladie de Gilliar. Qui te dit que tu ne vas pas continuer à aller mieux ?
-
Maman n'est pas une Wonder Mom pour de vrai, ronchonna le petit. Je sais qu'elle utilise des stratagèmes. Je n'y crois pas.
-
Moi si, affirma Nathan.
-
Vous avez tort, répliqua le petit en regardant Nathan droit dans les yeux.
-
Pas du tout, rétorqua Nathan. Elle est pleine d'énergie et totalement déterminée. Elle a du courage, la foi et elle t'aime. Il ne faut jamais sous-estimer la force de l'amour d'une mère. Il y a une part de magie quand on aime quelqu'un. Quand on ouvre son cœur, c'est un morceau de l'Univers qui se transforme. Elle t'aime, Cody. Tu peux ressentir l'amour, toiaussi. Je le sais. Crois-moi, ça vaut bien la peine de s'accrocher. Encore un peu.
L'enfant regarda longuement Nathan avant de reprendre la parole.
-
Vous l'aimez beaucoup, n'est-ce pas ?
La question n'avait rien de surprenant, pourtant Nathan ne s'y attendait pas. Et, tout aussi imprévue, la réponse jaillit du plus profond de son cœur :
-
Oui, je l'aime.
Depuis quand? A quel moment s'était-elle frayé un chemin dans son cœur, en dépit de ses résistances? Il n'en savait rien.
-
Je suis content, dit Cody en s'appliquant à observer de près les autographes sur son ballon.
Il eut soudain l'air plus vieux que son âge et poursuivit :
-
Elle ne sera pas seule. Vous serez là pour elle. Après.
-
Mais tu ne vas pas mourir, assura Nathan.
-
Si. Nous le savons tous. Sauf qu'on ne sait pas quand.
-
Trois sortes deburritos, des croustillants, des tendres et le spécial Dr Pepper, énuméra Nathan en disposant les beignets mexicains sur le plateau d'hôpital de Cody.
Kerry ne pouvait détacher ses yeux de l'assortiment de nourriture tant elle était étonnée.
-
Il n'y a pas de Taco Bell ici. Comment as-tu fait pour les garder chauds jusqu'ici?
-
Tu oublies les sièges chauffants de la limousine.
Cody trouva cela si drôle que son sourire s'élargit en ébauche
de rire. Quant à Kerri, elle s'amusa fort à l'idée que les riches puissent s'offrir le luxe de détourner les équipements mirifiques de leurs voitures à des usages aussi inattendus.
Elle fut saisie d'un fou rire qu'elle sentit la mener tout droit vers la crise de nerfs.
-
Je vais chercher d'autres serviettes en papier, dit-elle alors. Je reviens tout de suite.
Elle courut se réfugier dans le couloir où elle s'effondra sur une inconfortable chaise en plastique, donnant libre cours aux larmes qui se pressaient douloureusement sous ses paupières en feu.
Elle ressassait sa peine. Que c'est dur! songeait-elle en essuyant ses joues du revers de la main parce qu'elle n'avait pas de Kleenex. Que c'est dur de regarder Cody s'éteindre, de voir son corps se rabougrir au fur et à mesure que la maladie fait se dissoudre ses os.
Soudain, elle sentit quelqu'un venir s'asseoir près d'elle et l'envelopper dans ses bras.
-
Je ne peux pas, murmura-t-elle contre l'épaule de Nathan. Tout le monde me dit de le laisser s'en aller et je ne peux pas. Je le supplie toujours de rester avec moi. Est-ce que j'ai tort?
-
J'ai laissé partir Daniel trop facilement. Tu es sa mère et tu l'aimes plus que personne ne l'aimera jamais. Ecoute ton cœur.
-
Mon cœur est brisé. Je n'entends plus rien que ses morceaux qui s'entrechoquent.
-
Cody, c'est toute ta vie, Kerri. C'est normal que tu t'accroches à lui. Quand il sera parti, tu n'auras plus rien.
Ce n'était pas les mots de réconfort qu'elle attendait. Elle se raidit et se rebella.
-
Qu'est-ce que tu racontes? Que je me le garde pour moi? Que je suis égoïste?
Sans ciller, Nathan posa sur elle ses yeux sombres.
-
On veut toujours garder les mourants pour soi.
-
Tu n'as pas répondu à ma question. Est-ce que je suis égoïste ?
-
Je pense que tu es motivée par ton amour pour lui et que tu veux pour lui une longue vie et une bonne santé. Maistu as fait de lui le centre de ton univers. Quand il sera parti, tu n'auras plus de raison de te lever le matin.
-
Alors j'ai besoin d'une ou deux occupations. Tu mets cela sur le même plan que perdre un enfant?
-
Tu ne dois pas vivre que pour ton enfant. Tu dois vivre aussi pour toi.
-
Je n'ai que faire de vivre pour moi! s'écria-t-elle. Je veux que Cody revienne.
-
Je sais. Je connais ce sentiment. Mais quand il sera parti, que feras-tu? Vas-tu te laisser mourir, toi aussi? Penses-tu que Cody l'exige de toi? Penses-tu que Brian voulait que tu t'enterres dans le chagrin pour élever son fils ? Penses-tu qu'il aurait été heureux de savoir que tu n'es pas sortie une seule fois avec un homme depuis dix ans?
Kerri aurait voulu se jeter sur lui et le frapper.
-
Tu n'as pas le droit de me juger. Personne n'a le droit, hurla-t-elle.
-
Je ne te juge pas. J'essaie de te dire qu'il n'y a pas que la souffrance. Que, quoi qu'il arrive, tu continueras de vivre. J'essaie de te dire que je t'aime et que je revendique que ta vie continue avec moi.
II...
-
Que dis-tu?
-
Je t'aime, Kerri. Ce n'est pas le moment de te le dire ? Je sais. Mais c'est comme ça. Je t'aime. Je veux de tout mon cœur que tout aille bien pour toi et pour Cody. Je veux que nous ne formions qu'un, tous les deux. Tous les trois, si un miracle se produit. Sinon, tous les deux, toi et moi.
Elle ne savait plus que penser, qu'imaginer, ne pouvait plus... rien.
-
Toi? Qu'est-ce que...
La bouche de Nathan se tordit en ce qui ressemblait plus à une grimace qu'à un sourire.
-
Je t'aime. Est-ce si surprenant pour toi ?
Kerri sentit une vague de désir la submerger tout entière. Une vague monstrueuse et puissante qui la poussait avec une violence extrême à se jeter dans les bras de Nathan, à lui dire qu'elle l'aimait, elle aussi, et qu'il était tout pour elle.
Mais elle devait résister. Elle ne pouvait pas. Il y avait Cody et lui seul devait compter. Nathan le savait. Pourquoi lui faisait-il cela ? Pourquoi rendait-il les choses plus difficiles encore ?
-
Non, s'écria-t-elle avec force. Je ne veux pas de ça. Je ne veux pas de toi. Tu le sais déjà, alors pourquoi fais-tu ça?
-
Kerri, ce n'est pas parce que tu penses à toi que tu seras punie, insista-t-il en lui saisissant les bras.
-
Je suis déjà punie. Comment oses-tu seulement imaginer que nous puissions vivre tous les deux, toi et moi, sans lui? s'indigna-t-elle en dégageant ses bras de son étreinte. Va-t'en. Je ne veux pas que tu restes ici. Je ne te pardonnerai jamais, Nathan. Jamais. Va-t'en, hurla-t-elle en avalant ses larmes. Mais va-t'en donc !
Il resta un long moment à la regarder. Pour Kerri, ce fut comme si le temps s'était arrêté et elle eut soudain la sensation d'être en apesanteur. Elle se sentait légère, comme si elle flottait. Plus rien ne l'atteignait. Il y avait une distance entre elle et le monde.
Elle put clairement se voir, et Nathan aussi. Elle lut la souffrance dans ses yeux et comment il se raidissait comme s'il voulait s'assurer qu'elle ne saurait pas combien elle l'avait blessé. Elle se vit elle-même, furieuse et déchaînée — mère désespérée capable de s'attaquer à n'importe qui pour sauver son fils.
Et puis elle eut aussi conscience de la douleur, omniprésente et silencieuse, du désir, de la malédiction qui la poursuivait. Ils auraient été si bien ensemble, soupira-t-elle avec un étrange sentiment de compassion. Comme s'il ne s'était pas agi d'elle. Et maintenant c'était fini.
Nathan s'en alla, sans dire un mot. Le double dématérialisé de Kerri le regarda partir, fit un signe imperceptible de la main comme pour le rappeler. Puis, lorsqu'elle fut seule, un énorme sanglot lui déchira le corps et elle s'écroula par terre. Elle sentit son corps réintégrer sa forme initiale et se heurta à un mur de souffrances si épais, si solide, qu'il lui sembla indestructible. Elle pleura toutes les larmes de son corps, mais il n'y eut personne pour l'entendre. Personne pour la réconforter. Elle avait perdu Brian. Cody serait parti dans quelques jours et elle avait chassé Nathan. Lorsque tous les êtres chers l'auront quittée, elle aura cessé d'exister. Elle ne sera plus rien qu'une coquille vide avec un cœur qui s'arrêtera lentement de battre.
Chapitre 20
Abram ne pouvait détacher ses yeux de son écran d'ordinateur. Il eut beau fixer les chiffres, les hypnotiser pour qu'ils se transforment en ceux qu'il attendait, sa vue se troubla, mais ils ne changèrent pas. Ce qu'il voyait sur son écran était la preuve tangible de son échec.
La porte du labo s'ouvrit dans son dos, mais il ne se retourna pas. Il n'y avait qu'une personne qui pouvait s'inquiéter de ce qu'il faisait, en pleine nuit, et il craignait de la regarder en face. Il avait peur de lui avouer qu'il n'avait plus rien à proposer.
-
Je n'ai pas besoin de te demander, soupira Linda. Rien qu'à te voir, je sais déjà.
-
Ce gosse est en train de mourir et je ne peux rien faire pour le sauver.
-
Je croyais que tu lui administrais de nouveaux médicaments? Et les piqûres, alors?
-
Tout ce que je lui donne ne sert qu'à repousser l'inéluctable de quelques heures. C'est tout. Ce n'est pas suffisant de reculer l'échéance fatale. Il faudrait enclencher le processus de guérison, guérir la maladie.
Il eut alors l'impression que le sol se dérobait sous ses pieds et il dut s'agripper au rebord de son bureau avant d'avouer son impuissance.
-
Je ne peux pas le sauver.
-
Tu es épuisé, il faut aller dormir, dit Linda en le prenant par la taille.
-
Je dois travailler, protesta-t-il.
-
Tu ne feras rien de bon dans cet état, Abram. Viens. Quelques heures de sommeil te feront du bien.
-
Il faut que j'y arrive, répliqua-t-il en secouant la tête. Chaque fois que je ferme les yeux, je vois son visage. Cela me fend le cœur.
Puis, se tournant vers elle, il ajouta :
-
C'est devenu mon combat personnel. La science ne devrait jamais être ça.
-
La vie d'un enfant est enjeu. Je comprends que ce soit un combat personnel pour toi. Mais il n'a d'importance que dans la mesure où il touche les vies que nous contribuons à préserver. Je suis fière de toi. Viens. Repose-toi. Tu trouveras demain matin.
Il effleura sa joue d'une caresse de la main et constata d'un ton affectueux :
-
Tu as toujours été là pour moi.
-
Oui, je sais. Vingt années de fidélité. Je crois que ça mérite bien que tu me fasses cadeau d'une montre ou d'une broche, répliqua-t-elle en souriant.
-
Il me semble que ça vaut beaucoup plus que ça. Tu mérites tellement plus. Je veux t'épouser. Non pas que j'estime être à la hauteur de ce que tu mérites, soupira-t-il, mais peut-être que tu voudras bien t'en contenter et tirer quelque chose de moi.
Les yeux de Linda pétillaient de malice et d'affection.
-
Quel romantisme, Abram ! s'exclama-t-elle. Non seulement tu ne me chantes pas la sérénade des étoiles et de l'amour éternel, mais en plus, tu m'annonces de but en blanc que tu veux m'épouser et que je ne dois pas m'attendre à ce que ce mariage soit une bonne affaire pour moi.
-
J'aurais dû prévoir quelque chose de romantique, dit-il en s'agitant d'un air embarrassé. Des fleurs, par exemple.
-
Tu n'en peux plus. Ce dont tu as besoin, c'est desommeil. Nous reparlerons de tout cela demain matin et nous nous organiserons.
-
Nous nous organiserons ? Pourquoi avons-nous besoin de nous organiser?
-
Pour notre mariage.
-
Tu acceptes donc? s'écria-t-il en la dévisageant d'un air stupéfait.
-
Il y a si longtemps que je t'attends. Comment pour- rais-je refuser?
Il était si heureux de ce qu'il venait d'entendre qu'il laissa Linda l'emmener vers le divan qui se trouvait au fond de son bureau. Il s'assit au bord du lit, l'attira dans ses bras et l'embrassa.
-
Je t'aime, murmura-t-il. Je ne te mérite pas.
-
C'est bien vrai, se moqua-t-elle.
-
Je veux te rendre heureuse.
-
C'est déjà le cas.
-
Je suis sérieux, Linda. Fais-moi la liste de tout ce que tu veux. Je réaliserai chacun de tes désirs.
Elle hésita puis hocha la tête. Il savait à quoi elle pensait. En tête de liste, elle mettait « trouver une thérapie ».
Si seulement c'était possible, songea-t-il tristement.
-
Tu le peux, murmura-t-elle alors qu'il fermait les yeux. Je sais que la solution est là, tout près de toi, mon amour. Tu ne peux pas encore l'atteindre. Dors, la solution te viendra en rêvant.
Il s'étendit sur sa couche, tendu vers cet ultime espoir.
Kerri posa le livre qu'elle lisait et s'étira. Jetant un œil sur Cody, elle s'inquiéta :
— J'arrête l'histoire? Tu veux regarder la télé? Je peux continuer de lire, si tu veux. Le petit secoua la tête.
-
Tu as pleuré, maman.
Eh bien, non. Elle n'avait pas pleuré depuis une heure, se dit-elle en s'efforçant de sourire.
-
Je vais bien. Très bien, même. D'ailleurs, je suis assez en forme pour courir chercher une glace, répliqua-t-elle.
-
Je n'ai pas faim. J'ai mal quand je mange. Rien que d'être au lit, j'ai mal. Maman, laisse-moi m'en aller.
Kerri sentit que son sang-froid allait voler en éclats. Elle avait péniblement réussi à se calmer après le départ de Nathan quelques heures auparavant. Mais c'était un équilibre bien fragile. Si Cody allait trop loin, elle craquerait, c'était certain. Et le pauvre petit en concevrait une telle frayeur que sa fin en serait hâtée.
Combien de temps lui restait-il à vivre ? Et si elle craquait, combien de temps perdrait-il ?
Rien que d'agiter ces questions dans sa tête, elle sentit les larmes brûler le bord de ses paupières et sa gorge se serrer. Non, se dit-elle dans un dernier sursaut d'énergie. Pas comme ça. Elle ne perdrait pas son enfant comme ça.
Elle toussota pour s'éclaircir la voix.
-
Excuse-moi, mais aux dernières nouvelles, je suis toujours ta mère. Et c'est moi qui édicte les règles.
Cody n'eut pas un sourire. Il avait le teint blafard et les traits tirés. Les drogues et la douleur réunies lui avaient pompé ses dernières forces.
-
Maman, je le pense sérieusement. Je n'en peux plus. Je veux partir. Je serai bien. J'irai sûrement au paradis, hein ? J'ai été assez gentil garçon pour le mériter.
Kerri s'assit au bord du lit et le prit avec mille précautions dans ses bras. Il grimaça de douleur, mais elle ne le lâcha pas. Elle avait besoin de le tenir contre elle.
-
Tu es merveilleux. Tu es un garçon super et je ne sais pas comment j'ai pu avoir une telle chance.
-
C'est grâce à papa, murmura Cody. Et maintenant, il m'attend. Je veux le voir, maman. Je n'aurai pas mal au ciel. Je pourrai courir et jouer au base-ball. Lui et moi, nous t'attendrons.
Les larmes qui s'étaient accumulées dans les yeux de Kerri commencèrent à couler doucement, puis se mirent à dévaler de plus en plus vite le long de ses joues.
-
Cody, je ne veux pas te laisser partir, dit-elle dans un souffle. Je t'aime trop.
-
Tu verras, tout ira bien pour toi. Nathan prendra soin de toi.
-
Je n'en suis pas sûre du tout.
-
Il t'aime. Il me l'a dit. Il sera là pour toi, maman.
Peut-être aurait-il été là avant qu'elle ne perde la tête etqu'elle ne le chasse.
Que s'était-il passé? Elle n'en savait toujours rien. En lui disant qu'il l'aimait, c'était comme s'il avait ouvert une vanne dans sa tête et libéré une pulsion diabolique qui l'empêchait de croire aux secondes chances — et, justement, Nathan en était une, de seconde chance.
Elle ne devait désormais se préoccuper que de Cody et pourtant Nathan lui manquait. Elle aurait aimé lui téléphoner, mais elle ne savait pas quoi lui dire.
-
Cody, je t'en prie. Pas encore, supplia-t-elle.
-
Pas aujourd'hui. Mais bientôt, concéda-t-il.
Kerri savait combien chaque seconde, chaque jour lui coûtait de souffrances. Elle savait que cela irait en empirant. Et lui demander de tenir bon était pur égoïsme de sa part. C'était mal et, pourtant, elle ne pouvait se résoudre à laisser partir son enfant.
-
Je t'aime, lui chuchota-t-elle encore.
-
Je t'aime, moi aussi.
Une infirmière entra dans la chambre.
-
C'est l'heure de la piqûre, annonça-t-elle.
La mère et l'enfant regardèrent l'infirmière injecter le liquide dans la perfusion et, en quelques minutes, Cody se détendit.
Kerri se leva et attendit d'être sûre que Cody dormait paisiblement. Il aurait au moins deux bonnes heures de répit, songea-t-elle avec soulagement. Des heures où il n'était pas confronté aux angoisses de la mort.
Elle essuya ses larmes du revers de sa manche, puis sortit de la chambre. Elle n'avait vraiment pas envie de manger, mais il fallait être raisonnable et elle devait se nourrir. A quand remontait son dernier repas? Honnêtement, elle n'en savait plus rien.
En chemin, elle rencontra une des infirmières qui lui lança :
-
Si vous cherchez Nathan, je viens de le voir à la cafétéria. Je suis émerveillée de voir comme cet homme s'occupe de vous deux. Comme vous devez être heureuse de l'avoir près de vous !
Kerri hocha la tête sans répondre. Nathan était donc là? Etait-ce possible ?
Elle courut vers l'ascenseur et, comme elle trouva que c'était trop d'attendre, elle dévala l'escalier et fonça vers le sous-sol. Elle était venue si souvent qu'elle était familière des lieux et elle n'eut pas besoin de lire la signalisation pour se retrouver devant la porte à double battant qui s'ouvrait sur le restaurant.
Elle entra en trombe et s'arrêta net pour jeter un coup d'œil circulaire sur les tables, à la recherche de la silhouette bien connue d'un homme qu'elle ne s'était pas attendue à trouver là. Enfin elle le vit.
-
Tu es ici, s'exclama-t-elle tout essoufflée de sa course. Tu n'es pas parti. Mais je t'ai pourtant dit de t'en aller.
Il posa son café sur la table et se leva devant elle.
-
Souvent, je n'écoute pas ce que tu me dis. C'est une manie de garçon.
Kerri s'accrocha vivement au dossier d'une chaise pour ne pas tomber de saisissement. Elle ne sentait plus ses jambes ni aucune autre partie de son corps. Seulement un méli-mélo d'espoir, de joie et de tristesse douloureuse.
-
Tu es ici, laissa-t-elle encore échapper. Je n'arrive pas à y croire.
-
Je vous aime tous les deux, Kerri. Dans ces conditions, où veux-tu que je sois?
Dans son monde à lui. Chez les riches. Dans un monde où les gosses ne sont pas malades et où la mort n'est qu'une très lointaine échéance. Là où tout est facile.
-
Il va mourir, s'écria-t-elle malgré elle.
Ce n'était pas du tout ce qu'elle aurait voulu dire. Mais elle poursuivit tout de même.
-
Il veut que je le laisse partir.
-
Tu n'es pas obligée d'accepter. Tiens bon ! Il peut encore y avoir un miracle.
Elle plongea ses yeux dans les siens, avide d'y puiser la force qui lui manquait.
-
Je ne suis pas sûre de pouvoir. Je suis si fatiguée. Je n'ai plus d'énergie.
-
Alors, va te reposer pendant que je veillerai Cody. Nous le ferons à tour de rôle.
Il aurait pu la quitter, songea Kerri. Il aurait pu se désintéresser d'eux. Il aurait pu faire mille autres choses, mais il était resté.
Et sa présence lui insuffla le courage d'accepter de dire les mots qu'elle aurait dû dire depuis longtemps.
-
Je dois le laisser s'en aller. Je dois lui dire que j'accepte.
Nathan l'attira dans ses bras, tout contre lui.
-
Non, ne fais pas ça. Tiens bon, aussi longtemps que tu peux.
-
Nathan, nous savons tous les deux que ce ne seraitpas lui rendre service, affirma-t-elle en le repoussant. Tu as eu raison avec Daniel. Les enfants ne savent pas toujours. Ils craignent de nous faire de la peine en s'en allant. Tu as raison pour tout. Même quand tu as dit que Brian aurait été déçu de voir que j'ai sacrifié ma vie personnelle au bénéfice exclusif de Cody. C'est un enfant. Il ne mérite pas d'être chargé d'un fardeau si lourd.
-
Kerri, insista encore Nathan en déposant un baiser sur son front.
-
Il faut que je le lui dise. Si je me tais, il souffrira de plus en plus. Et dans quel but? Parce que je serais trop faible et trop égoïste pour faire ce qu'il faut? C'est ça? Allons donc, je vaux mieux que ça et il mérite plus que ça.
-
Dieu, que je t'aime! s'exclama Nathan.
-
Je t'aime, moi aussi. Mais ce n'est pas le moment.
Il hocha la tête et lui prit la main.
-
Quoi que tu fasses, je t'aimerai toujours.
Elle le laissa pour retourner dans la chambre de son fils. Lorsqu'elle fut devant la porte, elle prit une profonde inspiration, recherchant au plus profond d'elle la force et la foi qui lui donneraient les mots qu'il fallait dire. Puis elle entra.
Cody n'était pas seul. Le Dr Wallace était à côté de lui, occupé à injecter le contenu de différentes fioles dans la perfusion de l'enfant.
-
Ce sont les enzymes, expliqua-t-il sans lever les yeux du travail qu'il accomplissait avec une sorte de frénésie. Je savais qu'on était près du but. Elles agissent comme un commutateur qui coupe la connexion. Nous avions trouvé le principe hier, mais une des équations était fausse. Je m'en suis rendu compte ce matin. J'ai fait un rêve dans la nuit et, quand je me suis réveillé, j'ai vu l'erreur.
Il tendit les flacons vides à Kerri avant d'ajouter :
-
Maintenant, croisons les doigts. Nous saurons dans vingt-quatre heures si j'ai vu juste. Au bout de ce délai, la maladie devrait cesser de progresser. Ensuite, il nous faudra consolider son corps. La route sera longue, mais jalonnée d'espérance. A la condition de passer le cap critique des prochaines heures.
Il faisait chaud sous le soleil estival de l'Oregon. Nathan attendait dans un des salons de la clinique psychiatrique de Portland. S'il faisait abstraction des barreaux aux fenêtres, Nathan fut rassuré de constater le bon standing de l'établissement qui aurait pu soutenir aisément la comparaison avec un hôtel quatre-étoiles.
Frankie était ici depuis deux semaines. Deux semaines pendant lesquelles elle n'avait donné que des nouvelles succintes. Juste pour dire qu'elle allait mieux. De son côté, il n'avait eu aucun contact avec elle et, maintenant que la porte s'ouvrait, il prit son courage à deux mains.
Un court instant, il eut du mal à la reconnaître. Disparus les longs cheveux noirs et les yeux hagards. Il avait devant lui une petite jeune femme toute pimpante, aux cheveux courts et aux joues roses. Finis les vêtements informes et mal coupés. Elle portait une jolie petite robe d'été. Et, encore plus incroyable, elle affichait un sourire radieux.
-
Tu as l'air abasourdi, remarqua-t-elle en s'approchant de lui. C'est la coupe de cheveux, n'est-ce pas ? Je leur avais dit de te prévenir. Il y a un salon de beauté ici, ainsi qu'une boutique. C'est très chic et très cher. Je trouve que la folie, c'est mieux quand on est riche. Je te préviens, je crois que j'ai un peu exagéré. Et je pense que tu vas sans doute me couper les vivres pour me donner une bonne leçon.
Nathan peinait à rassembler ses esprits devant la métamorphose de sa sœur. Il voulut s'avancer vers elle.
-
Frankie?
-
Tu veux que je commence à compter pour te prouver que je suis toujours folle?
Sans réfléchir, il voulut s'avancer vers elle pour la prendre dans ses bras, mais il se retint. De son côté, Frankie fit un pas de côté pour l'éviter et son sourire se crispa légèrement au coin de ses lèvres.
-
Je ne peux pas embrasser les gens. Pas encore, dit-elle en croisant les mains dans son dos. Je voudrais bien, mais toucher les autres me révulse. Je prends des médicaments et je trouve que ça va mieux. Les médecins disent que c'est surtout le suivi psychologique qui me fait du bien. Mais, moi, c'est les pilules que j'aime. C'est plus pratique. Avaler, ça va beaucoup plus vite que suivre une séance de thérapie cognitive comportementale.
-
Je ne sais quoi dire, admit Nathan. Je n'avais aucune idée de ce qu'on pouvait espérer.
-
Eh bien, je vais te dire une bonne nouvelle. Je n'ai plus l'écume aux lèvres.
Il retrouvait la petite sœur dont il se souvenait. La fille brillante et gaie qui avait toute la vie devant elle.
-
Veux-tu que nous allions nous promener? lui demanda- t-il. Est-ce qu'ils vous laissent sortir?
-
En laisse, oui, répliqua-t-elle aussitôt.
Puis elle ajouta avec un petit sourire timide :
-
Oui, j'aimerais aller me promener.
Ils sortirent à la lumière éclatante du soleil.
-
C'est joli ici, dit-elle. Moi qui pensais que ce serait affreux. Mais non, c'est très bien.
-
Je suis content de t'entendre dire cela. Je me faisais du souci.
-
Ne t'inquiète pas. Cela me fait du bien. Je le sens. Ce n'est pas encore parfait, mais j'ai des lueurs d'espoir de voir les choses s'arranger.
Il aurait voulu l'entendre promettre qu'elle guérirait. Il voulait avoir l'assurance de ne pas l'avoir perdue à jamais.
-
C'est une bonne chose d'espérer, affirma-t-il.
Elle s'arrêta devant une longue bordure de rosiers pour déclarer :
-
Nathan, je suis vraiment désolée pour ce que j'ai fait. Je n'ai jamais eu l'intention de blesser ton amie. Ce que j'ai fait est si épouvantable.
-
Ne dis pas cela. Ce qui est arrivé est ma faute. Tu avais entièrement raison. J'ai choisi la solution de facilité. Je t'ai laissée te débrouiller toute seule pour affronter la pire des expériences. Tu étais si jeune. J'aurais dû être là pour toi. Et je ne l'ai pas été. J'ai honte de moi-même. Je donnerais tout au monde pour revenir en arrière et repartir autrement.
Elle hocha lentement la tête en baissant les yeux.
-
Moi aussi, assura-t-elle. J'ai engrangé beaucoup de colère au fond de moi etj'ai tout juste commencé à l'extirper grâce à cette fichue thérapie. Je ne t'en veux pas, dit-elle en relevant la tête. Enfin, pas vraiment. Tu es parti et je ne t'en fais pas reproche. L'un de nous deux devait partir.
-
Il aurait mieux valu que ce soit toi.
-
Sauf que moi, je ne serais pas devenue milliardaire.
-
Ce n'est pas une question d'argent.
-
Je suis bien heureuse de te l'entendre dire, répliqua- t-elle en souriant. Je vais continuer à faire du shopping sans aucun scrupule.
Au lieu de le dérider, la plaisanterie de Frankie ne fit qu'accentuer le malaise de Nathan.
-
Je veux me racheter.
-
Je ne vois pas comment. Je trouve ici l'aide dont j'ai besoin. Savoir que tu souhaites restaurer nos liens me rassure. Le temps pourvoira au reste.
-
Tu ne vas pas m'exclure de ta vie ? Je ne mérite pourtant que ça.
-
Cela serait une solution de facilité, grand frère. Tu vas m'avoir à jamais sur le dos.
-
Tant mieux, dit-il avec conviction.
Ils poursuivirent paisiblement leur promenade en devisant.
-
Et toi, où en es-tu? demanda Frankie. Comment va le fils de Kerri ?
-
De mieux en mieux, répondit Nathan qui n'en revenait toujours pas de la guérison spectaculaire du petit garçon. Le Dr Wallace a trouvé un traitement et Cody reprend des forces jour après jour. Il doit sortir demain de l'hôpital et devrait retourner à l'école dans quelques mois. Si tout va bien, il a toutes les chances de mener une vie normale. Il devra toujours prendre des précautions et suivre un traitement, mais ce n'est rien quand on pense à ce qu'il a subi.
-
Vraiment? s'exclama-t-elle. C'est incroyable. Vous devez être...
Elle se tut brusquement et son sourire disparut.
-
Est-ce que tu supportes? N'es-tu pas trop triste pour Daniel?
-
Si, quelquefois. J'aurais voulu qu'il ait été sauvé, lui aussi. Il me manque.
-
A moi aussi. Je l'ai toujours beaucoup aimé. Quant à Paige, c'était autre chose. Je me demande à quoi tu pensais quand tu l'as épousée.
-
A l'époque, j'ai cru que c'était une bonne idée, dit-il avec un petit rire contraint.
-
Parfois, vous êtes vraiment idiots, vous, les hommes.
-
Je te remercie pour le compliment.
-
Il n'y a pas de quoi. Kerri a l'air d'être une gentille fille.
-
Elle l'est vraiment.
-
Vas-tu l'épouser?
-
Si elle veut bien de moi.
-
Elle te voudra, c'est sûr, affirma-t-elle. Puis Frankie s'arrêta pour demander :
-
Cela t'ennuierait-il d'attendre que je sois sortie d'ici? Je voudrais aller au mariage.
-
Ce serait notre vœu le plus cher à tous les deux.
-
Bon.
Ils reprirent le cours de leur promenade et, en passant, elle caressa une rose.
-
Je suis désolée pour ton projet immobilier.
-
Ne le sois pas.
-
Vas-tu faire appel?
-
Non. Je trouverai autre chose.
-
Je t'aime, dit-elle en effleurant doucement son bras. Merci pour ton aide.
-
Je t'aime aussi. Et je ne te demanderai jamais assez pardon pour avoir été un tel salaud, égoïste par-dessus le marché, affirma-t-il avec une grimace de dégoût.
-
Je suis contente que tu voies les choses comme cela. Compte tenu de ce que j'ai déjà raconté de toi aux psychologues, ils vont devoir prévoir des séances supplémentaires, s'amusa-t-elle.
La banderole de bienvenue qu'on avait déployée pour le retour de Cody à la maison était aussi large qu'un avion-cargo. Kerri avait commandé un gros gâteau recouvert du glaçage sucré et collant que Cody aimait tant, et Nathan fut chargé d'aller chercher les poulets grillés. Il y avait des ballons et des serpentins, ainsi qu'une grosse boîte entourée de papier cadeau qui contenait une nouvelle paire de chaussures de sport. En effet, on avait estimé que Cody marchait suffisamment maintenant pour en porter.
Kerri attendait en haut de l'escalier du porche d'entrée que Nathan passe la prendre pour aller chercher Cody à l'hôpital.
C'était un jour si merveilleux que Kerri en oublia la petite pluie et les nuages. Peu lui importait ce qui avait pu arriver d'autre, une seule chose comptait : il y avait eu un miracle. Que pouvait-elle demander de plus?
La limousine s'arrêta devant sa maison et Nathan en sortit. Elle courut vers lui et sauta dans ses bras.
Il la serra contre lui et ils tournoyèrent sur eux-mêmes en riant, en s'embrassant et en se caressant. Elle ne voulait plus le lâcher.
-
Je t'aime, lui dit-il.
-
C'est moi qui t'aime le plus, répliqua-t-elle.
-
Impossible.
-
On parie ?
Il l'embrassa encore, lentement cette fois, passionnément, avec insistance. Puis il la regarda dans les yeux.
-
Epouse-moi, dit-il. Epouse-moi, Kerri. Je vous aime, toi et Cody, et je veux que nous restions toujours ensemble. Que nous formions une famille.
Jamais elle n'aurait pensé pouvoir être aussi heureuse. Elle avait l'impression de planer et de toucher le ciel.
-
Epouse-moi. Je passerai le reste de ma vie à te rendre heureuse.
— Tu me rends déjà heureuse, répliqua-t-elle en l'embrassant.
Il l'embrassa encore avant d'insister :
-
Est-ce un oui?
-
C'est un oui sans condition.
Le nouveau complexe sportif de Songwood s'enorgueillissait d'un stade polyvalent, d'un terrain de football et d'un stade de base-bail. Il accueillait ce jour-là l'équipe de la ligue des jeunes et le match battait son plein.
Kerri prit le soda que Nathan lui tendait, jetant au passage un regard envieux sur son grand café crème. Malheureusement elle était à deux mois d'accoucher et le médecin lui avait strictement défendu la caféine pendant sa grossesse.
Elle avait la fringale, aussi envoya-telle Nathan lui chercher une part de pizza.
-
Est-ce que j'ai manqué quelque chose? demanda Nathan en revenant.
-
Cela va être le tour de Cody. Regarde, il va jouer.
Nathan l'entoura de son bras pour regarder tous les deux,le petit Cody, qui avait maintenant douze ans, évoluer sur le terrain.
Comme il avait grandi! songea-t-elle, ravie et soulagée à la fois. Grâce au miracle opéré par le Dr Wallace, Cody avait une vie relativement normale. La nuit, il portait des appareils orthopédiques aux jambes et il se fatiguait plus vite que les enfants de son âge. Mais, en comparaison de son état précédent, trois ans plus tôt, personne ne se plaignait. Surtout pas Kerri.
Jamais elle n'aurait même osé rêver la vie qu'elle menait. Ils n'avaient plus à se soucier de la maladie de Gilliar, elle et Nathan vivaient un bonheur sans nuages, ils étaient mariés et elle attendait leur premier enfant. Frankie allait à l'université où elle étudiait les sciences sociales. Elle habitait un petit appartement près de l'université, mais venait souvent passer le week-end avec eux, dans la grande maison qu'ils avaient fait construire près de Songwood.
Kerri retint son souffle lorsqu'elle vit la balle voler vers les buts. Cody réagit aussitôt et la renvoya de toute sa force. Le coup était parti si puissamment que la balle s'envola dans les airs. Cody avait remporté le premier jeu.
Au comble de la joie, Nathan serra la main de Kerri.
-
Il a gagné, s'écria-t-il avec fierté.
Kerri regarda cet homme qui montrait chaque jour un peu plus combien il les aimait tous les deux, elle et Cody, ainsi que le nouveau bébé.
-
Je t'aime, chuchota-t-elle.
Nathan lui sourit et l'embrassa.
-
Je t'aime aussi, lui dit-il. Aujourd'hui un peu plus qu'hier.
-
Comment ai-je pu avoir autant de chance? demanda- t-elle en riant.
-
C'est arrivé comme cela.
Par hasard ? se demanda-t-elle. Non. Plutôt par miracle.