Puis elle se leva, saisit son gobelet de café et sortit sur le trottoir.
C'était une journée particulièrement ensoleillée. Eblouie, Frankie mit quelque temps à s'habituer à la lumière aveuglante, puis, comptant et recomptant dans sa tête, elle avança précautionneusement sur le trottoir, sans regarder ni à droite ni à gauche, uniquement attentive à suivre son trajet habituel.
En dépit de ses efforts pour chasser les souvenirs, elle se revit apprenant à compter à Daniel. D'abord jusqu'à dix, puis jusqu'à vingt. Il était très intelligent et il apprenait vite. Il souriait. C'était de cela qu'elle se souvenait le mieux. Il souriait quand il l'apercevait, puis il courait vers elle, les bras grands ouverts. Il cherchait les baisers et elle était heureuse de lui en donner.
Elle l'aimait. Pourtant, lorsque Nathan lui avait dit que son fils était mourant, au fond d'elle-même, elle avait été contente. Elle en avait eu honte. Comment pouvait-elle éprouver de la satisfaction? Parce que son amour pour Daniel était aussi fort que son désir de voir souffrir le père de l'enfant. Et la mort de Daniel avait effectivement anéanti son frère.
Quant à elle, elle avait passé les derniers moments du petit à son chevet, à l'hôpital. Au fur et à mesure qu'elle voyait l'issue fatale approcher, elle sentait son cœur se briser. Mais c'était à la fois de la tristesse et une sorte de mauvaise jouissance.
Et ces deux sentiments mêlés la remplissaient de confusion. Aujourd'hui encore.
Perdue dans ses souvenirs, elle était arrivée à son arrêt de bus. Lorsqu'elle monta dans le véhicule, elle vit que sa place préférée était restée libre. Elle s'y installa. Exactement au centre. Elle ne regarda personne, souhaitant que le trajet dure le moins longtemps possible.
Heureusement, il y avait peu de circulation. Lorsqu'elle fut parvenue de l'autre côté du pont, elle descendit à son arrêt et se hâta vers son petit appartement.
Une fois arrivée, elle se débarrassa de son café et courut à l'évier. Elle aspergea ses mains de savon liquide doux et crémeux et commença à les laver. Un, deux, trois, quatre. Encore et encore. Dix-huit fois.
Ce rituel la détendait, dénouait sa poitrine contractée et lorsque ses mains étaient propres, elle avait retrouvé son souffle.
Quand elle eut fini, elle sécha ses mains avec une des serviettes qu'elle réservait à cet usage, puis elle alla se poster à la fenêtre, les yeux vers le ciel.
Elle songea avec mélancolie que c'était une belle journée. Du genre à vous rappeler ce que c'était d'être normal.
Ce qu'elle n'était plus. Elle le savait. Elle avait besoin d'aide. Besoin de médecin, de médicaments. Mais ce serait pour plus tard. Pas maintenant.
A ce moment, son regard tomba sur un immeuble qui appartenait aussi à Nathan et sa vue suffit à raviver sa colère. Elle se dit alors qu'elle préférait rester folle, qu'elle ne voulait pas se faire soigner, qu'elle détruirait Nathan. Quand il n'aurait plus rien, elle se sentirait peut-être mieux. Le sang aurait peut-être disparu.
Nathan garait sa voiture devant la petite maison de Kerri, se demandant toujours ce qui l'avait poussé à venir jusque-là. Il avait reçu un message de l'assistante du Dr Wallace lui faisantpart d'un problème à propos du don qu'il avait consenti. Rien de plus. Il n'avait pu joindre Kerri à son travail car elle était en congé de maladie. Une grande première. En tout cas, chez elle ou pas, son téléphone restait muet.
Etait-elle malade? Blessée? Et qu'était-il advenu de l'argent qu'il avait envoyé au profit de la recherche médicale?
Lorsqu'il avisa la voiture cabossée de Kerri dans l'allée, il songea qu'au moins elle était là. Alors, c'était peut-être Cody qui n'allait pas bien.
Dans ce cas, il ne tenait pas du tout à se manifester. Il n'avait pas du tout envie de s'impliquer pour ce gosse. Le plus sage serait de faire demi-tour et de rentrer à Seattle. Sans compter que le plus malin aurait été de ne pas venir du tout.
-
Quelle connerie, tout ça ! grommela-t-il en sortant de sa voiture avant de s'avancer jusqu'à l'entrée de la maison.
Il frappa à la porte et attendit.
Quelques secondes plus tard, Kerri ouvrit. Mais c'était une autre Kerri, pas celle qu'il connaissait.
Ses yeux bleus étaient rouges et gonflés, son visage barbouillé de larmes.
-
Allez-vous-en ! Je ne peux pas maintenant, s'écria-t-elle en le reconnaissant et en faisant le geste de refermer la porte.
-
Qu'est-ce que vous ne pouvez pas ? demanda-t-il en la repoussant de la main pour entrer.
-
Faire vos quatre volontés. Aller ici ou là. Faire ceci ou cela. Je ne peux pas. Ce n'est pas le bon moment pour moi.
Médusé, devant le T-shirt trop grand et tout taché et le survêtement informe, il lâcha :
-
Vous délirez !
-
Je m'en fiche !
Le pire, c'était qu'elle avait l'air à bout, cassée. Il n'aimait pas ce mot, mais c'était celui qui convenait le mieux.
-
Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
Elle courut se jeter sur le canapé et s'enfouit la tête dans un coussin.
-
Il ne veut pas. Le Dr Wallace. Linda est venue me dire qu'il y avait un problème, alors je suis allée moi-même le voir. Il ne veut pas continuer la recherche. Il est persuadé que c'est lui qui est responsable de l'explosion.
Nathan eut l'air si surpris qu'elle s'interrompit pour expliquer :
-
Vous vous souvenez? Il mettait au point une thérapie lorsque l'explosion eut lieu. A cause d'un problème électrique. Je ne connais pas bien les détails, mais il y a eu des morts. Le laboratoire a fermé et, comme c'était l'industrie la plus importante de Songwood, la ville a périclité.
Les larmes emplissaient ses yeux et finirent par couler le long de ses joues.
-
Il était mon dernier espoir. Maintenant, je n'ai plus personne. Je croyais qu'il réaliserait le miracle auquel j'aspirais si fort pour Cody.
Roulée en boule, recroquevillée sur sa douleur, elle gémissait.
-
Je ne peux pas laisser mon fils mourir, mais je ne sais plus quoi faire. Toute la nuit, j'ai cherché sur internet quelqu'un d'autre qui travaillerait sur cette maladie. Mais je n'ai rien trouvé. Pas l'ombre d'un espoir. C'est la mort de toutes mes espérances. Je me heurte à un mur. Avez-vous déjà éprouvé un tel sentiment de désespoir?
Nathan allait de surprise en surprise. Maintenant il découvrait combien la vie et la force vitale de Kerri dépendaient de son mental et de son optimisme. Kerri, la battante qui avait réplique à tout, n'était plus qu'une pauvre femme désespérée.
-
Qu'est-ce que je vais lui dire? Qu'est-ce que je peux lui dire? « Mon fils, il faut que tu saches. La thérapie, tout ça, il ne faut plus y compter » ! Non ! C'est trop injuste ! Et ce n'est pas vrai ! Rien de tout ça n'est vrai.
Sans prendre le temps de réfléchir, Nathan se pencha au-dessus d'elle et lui saisit les bras pour la remettre sur ses pieds, puis il la prit dans ses bras.
-
N'abandonne pas, murmura-t-il tout contre son oreille. Aie confiance ! Tu es forte.
-
Non, je ne suis pas forte. Je n'en peux plus. Je suis à bout. Voilà le problème, soupira-t-elle. C'est difficile d'être forte, tout le temps. Alors, je fais semblant. Ça fait des années que nous nous voilons la face et que nous vivons comme si de rien n'était. Mais je l'ai toujours su. Je ne baisse pas les bras. J'ai seulement besoin d'un répit.
Elle ne répondit pas à l'étreinte de Nathan, mais elle se laissa aller dans ses bras et il s'en contenta car tout ce qu'il voulait, c'était qu'elle se sente bien. Jamais encore il n'avait éprouvé ce sentiment de compassion. Lorsqu'elle posa son front sur son épaule, il sentit la moiteur de ses larmes.
-
J'ai fait tout ce que j'ai pu pour qu'il reste en vie, mais maintenant, je suis à bout de ressources. J'ai tout fait. Prié, supplié, conclu des pactes avec Dieu et avec le diable qui me mèneront tout droit en enfer. Mais je m'en fiche, car mon unique souci, c'est d'aider Cody à rester en vie et de lui donner la force pour continuer le combat.
Nathan ne voulut pas en entendre plus. C'était trop pour lui. Il posa ses mains sur les épaules de Kerri et l'éloigna de lui, prit du recul.
Cody était toute sa vie. Sans lui, elle n'aurait plus rien. Nathan était sûr qu'elle ne lâcherait pas prise comme lui autrefois.
Il essaya de chasser cette horrible pensée de son esprit, mais elle s'imposait impitoyablement à lui, le poussait dans ses derniers retranchements, l'empêchait de faire comme si rien n'était arrivé. Il avait bel et bien abandonné le combat pour son fils, lui. Il avait choisi la solution de facilité et il s'en était toujours voulu.
-
Je vais arranger cela, affïrma-t-il. Je vais remettre le Dr Wallace au travail et faire en sorte qu'il trouve une thérapie.
Nathan avait l'air si sûr de lui que Kerri sécha ses larmes du revers de la main et retrouva assez de force pour plaisanter d'une voix mal assurée.
-
Comment allez-vous faire? Le maintenir devant ses éprouvettes sous la menace d'un revolver? J'y ai déjà pensé. Mais, croyez-moi, ça ne marchera pas. D'abord, vous aurez vite des crampes. Ensuite, on ne peut pas faire travailler quelqu'un sous la contrainte.
-
Je vais lui remettre les idées en place. Il va bien falloir qu'il comprenne, grommela-t-il avec détermination. De gré ou de force.
Et on pouvait compter sur lui. Il n'hésiterait pas à employer la manière forte, si c'était nécessaire.
-
Il ne peut pas faire ça. Il a pris l'argent, s'indigna-t-il encore.
-
Vous avez donné un ordre de virement, Nathan. Vous ne pouvez pas revenir en arrière. Mais je pense que vous devriez consulter votre boîte mail. Je parie qu'il vous a renvoyé l'argent. A moins qu'il ne l'ait donné à quelqu'un d'autre.
-
Il n'a pas le droit.
-
Mais comment l'en empêcherez-vous?
-
Je vais faire intervenir Jason.
-
Les hommes de loi peuvent impressionner, c'est vrai. Mais je crains que ce ne soit pas suffisant. En outre, le Dr Wallace est âgé et vous ne pouvez tout de même pas envisager de lui casser la figure.
-
Justement, puisqu'il est âgé, il me sera d'autant plus facile d'en venir à bout, répliqua Nathan, soulagé de voir un frémissement sur les lèvres de Kerri.
Elle allait sourire et retrouver son sens de l'humour, songea- t-il. Encouragé par ce signe avant-coureur, il renchérit.
-
Je pourrais demander à Tim de s'en charger, mais il prendrait certainement mal de devoir s'abaisser à un combat aussi inégal.
Kerri opina du chef, puis se remit à sangloter. Elle se jeta sur le canapé et, le cœur brisé, se laissa aller à son désespoir.
Le revirement était si inattendu que Nathan resta figé sur place, ne sachant plus quoi faire. La prendre dans ses bras comme tout à l'heure? Ça n'avait pas marché. Maintenant, il était à court d'idées et très malheureux.
Alors il se dirigea vers la cuisine et commença à ouvrir les placards. Il y trouva des assiettes, des verres et de la nourriture, mais pas la moindre boisson.
-
Vous n'avez pas quelque chose à boire ? lui demanda-t-il de là-bas. De la vodka? Du scotch? Je ne sais pas, moi. Du xérès pour les sauces ?
-
Cessez de fouiner dans ma cuisine, ordonna-t-elle dans l'entrebâillement de la porte. Non, je n'ai pas de boissons alcoolisées.
-
C'est par conviction religieuse?
Au travers des larmes qui l'aveuglaient, elle entrevit Nathan au milieu de sa cuisine et ne put réprimer une ébauche de sourire attendri. Il découvrait un autre monde que le sien !
-
Je n'ai pas les moyens d'en acheter, expliqua-t-elle. Nathan, c'est ça la vie des vraies gens. Le lait est déjà trop cher pour moi. Alors, vous ne voudriez pas que je gaspille mon argent à acheter de la vodka ou des choses comme ça.
-
Justement, réglons ces problèmes matériels une fois pour toutes, déclara-t-il en se dirigeant vers le téléphone dont il s'empara pour appeler les renseignements téléphoniques.
-
Le magasin de vins et spiritueux. A Songwood. C'estça.
Il sortit un stylo de sa poche et inscrivit le numéro qu'on lui indiqua sur un bout de papier.
-
Je vais les appeler et faire livrer la commande, précisa- t-il à Kerri. Vous avez des préférences?
-
Mais je ne pense pas qu'ils livrent.
-
Si, si. Ils le font, maintenant. Et je vais aussi commander à manger. Que voulez-vous ?
« Eh bien, quand Nathan King décide de prendre les choses en main, il ne le fait pas qu'à moitié », songea Kerri lorsqu'elle l'entendit discuter au téléphone avec le directeur de la supérette du coin. Il avait déjà obtenu de l'employé du magasin de vins et spiritueux qu'il dépose la commande à domicile et, maintenant, il négociait avec l'épicier pour obtenir le même service.
Elle aurait dû protester en l'entendant commander ces quantités astronomiques de lait, de produits d'entretien, de poulet et de viandes de toutes sortes. Mais cela lui aurait demandé de fournir des efforts surhumains et elle était épuisée à l'avance. Et puis Nathan pouvait bien acheter du ravitaillement pour elle et Cody, n'est-ce pas? Quand le ciel vous tombe sur la tête, ce n'est pas le moment de s'attacher à de tels détails.
Il reposa le téléphone sur son socle, rangea son stylo dans sa poche, puis informa Kerri.
-
J'ai prévu du poulet grillé pour ce soir. J'ai pensé que vous n'auriez pas la tête à faire la cuisine.
-
C'était bien pensé. Merci. Pour tout.
-
C'est bien peu de chose, estima-t-il en haussant les épaules.
-
Jamais je ne boirai tous ces alcools.
-
Le scotch, c'est pour moi, prévint-il.
-
Mais le reste ?
-
Un jour, quand vous organiserez une grande fête, vous serez bien contente de les avoir.
-
Une grande fête? Vous croyez? demanda-t-elle, n'osant comprendre ce qu'il suggérait.
Elle détailla attentivement son visage aux traits si durs et ses grands yeux sombres. On n'y décelait aucune trace de bonté. Et pourtant... son cœur était bon.
Elle jeta un coup d'œil sur la pendule.
-
Cody va bientôt arriver de l'école.
Il fallait qu'elle remette de l'ordre dans sa tenue, qu'il ne voie pas qu'elle avait pleuré.
-
Vous ne direz rien, n'est-ce pas ?
-
Non, promit Nathan.
-
C'est mieux s'il ne sait pas. S'il croit que tout ira bien, peut-être qu'effectivement tout ira bien.
-
Je le pense aussi.
Vraiment ? Le croyait-il aussi ?
-
Au fait, pourquoi êtes-vous ici? Qu'est-ce qui vous a poussé à venir me voir ?
-
Linda m'a laissé un message me signalant qu'il y avait un problème. Vous n'étiez pas au travail et vous ne répondiez pas au téléphone chez vous. J'ai voulu m'assurer que vous alliez bien.
Il se souciait d'elle? Cela faisait des années que personne ne s'inquiétait plus pour elle. Depuis Brian — autant dire, des lustres.
-
Cependant, ne vous réjouissez pas trop, précisa-t-il, mi-figue mi-raisin. Cela ne se reproduira plus.
Elle entendait bien, mais ce qui comptait, c'était qu'il soit là, maintenant. Momentanément ou pas, quel réconfort c'était pour elle !
-
Il faut que j'aille me rafraîchir le visage, dit-elle en se dirigeant vers la minuscule salle de bains attenante à sa chambre, elle-même grande comme un mouchoir de poche.
Lorsqu'elle se vit dans la glace, elle faillit hurler de frayeur, tant sa propre image l'horrifia. On aurait dit qu'elle sortait tout droit d'un film d'épouvante de la pire espèce. Le teint barbouillé, la bouche et les yeux gonflés.
Après avoir lavé son visage, elle appliqua longuement une compresse d'eau froide sur chaque œil, puis elle entreprit une opération de camouflage à grand renfort de fond de teint et de mascara.
Une fois assurée de ne pas faire peur à son fils, elle revint dans le salon juste à temps pour accueillir Cody qui franchissait la porte d'entrée.
-
Est-ce que je vous connais, jeune homme? s'enquit-elle pour le taquiner.
-
Je te rappelle que je suis ton fils unique, lui répondit-il, un grand sourire aux lèvres.
-
Vraiment? Si tel était le cas, je me souviendrais d'avoir enfanté.
-
Allez, maman ! Ne dis pas de bêtises, protesta-t-il en s'approchant d'elle après s'être débarrassé de son sac à dos en le laissant glisser à terre.
Il se jeta dans ses bras pour l'embrasser et, une fois de plus, elle dut résister à l'envie de le serrer bien fort contre son cœur et de ne plus le lâcher.
Lorsqu'il s'écarta d'elle, elle lui montra Nathan, qui observait la scène.
-
Cody, tu te souviens de M. King, n'est-ce pas?
-
Bonjour, monsieur King.
-
Tu peux m'appeler Nathan, répliqua ce dernier.
-
D'accord, répondit l'enfant.
Le silence qui suivit était à la mesure de l'embarras des trois.
Kerri fut la première à le rompre.
-
As-tu des devoirs à faire? s'enquit-elle en relevant le sac d'école de Cody.
-
Que de la lecture, mais je l'ai faite à midi. J'ai faim. Est-ce qu'il reste des cookies?
En guise de réponse, elle montra du doigt le pot en faïence ébréché sur le comptoir de la cuisine et elle s'efforça de chasser de son esprit l'image de son fils en train de faire sa lecture pendant que les autres enfants se dépensaient dans la cour.
-
Nous avons du poulet grillé pour ce soir, lui annonça- t-elle, autant pour se changer les idées que pour l'informer. Grâce à Nathan, qui a téléphoné pour faire livrer une commande de plats tout prêts.
-
Youpi ! Des plats à emporter! s'exclama Cody, que cette idée enthousiasmait.
Se faire livrer un tel festin à la maison, c'était inimaginable pour sa maman, qui peinait à joindre les deux bouts.
-
Et tu sais quoi ? Il y aura aussi de la purée de pommes de terre et de la sauce, avec des crudités en salade et des petits pains.
-
Super!
-
Est-ce que par hasard tu n'aimerais pas ce que je te fais à manger? gronda Kerri en faisant les gros yeux, pour rire.
-
Ce n'est pas cela, maman. Je l'aime, ta cuisine. Mais, tu sais, quelquefois, ça fait du bien de changer. Et j'adore les plats à emporter et la cuisine du restaurant. Mais n'empêche que ta cuisine est la meilleure ! ajouta-t-il en la gratifiant d'une bourrade affectueuse sur le bras.
-
Admettons ! Je sais tout de même reconnaître les arguments sincères des excuses de circonstance.
-
Est-ce que mon copain Brandon peut venir jouer après dîner? demanda-t-il alors.
Puis, reprenant son sac des mains de sa maman, il s'engagea dans le petit couloir en sautillant sur ses béquilles et lança joyeusement :
-
Je vais dans ma chambre.
Kerri se retourna et s'aperçut que Nathan avait observé toute la scène et suivait encore Cody des yeux. Malgré ses efforts,elle fut incapable de déchiffrer la moindre expression sur son visage. Ce qui ne la surprit guère.
-
Ça va, Nathan? demanda-t-elle doucement.
-
Bien sûr que ça va. Pourquoi cela n'irait-il pas? s'étonna- t-il.
-
Je ne sais pas. Je pensais que, peut-être, ce serait difficile pour vous... d'être en présence de Cody.
-
Votre fils n'a rien à voir avec moi.
-
J'essaie d'être sympathique, c'est tout.
-
Ce n'est pas nécessaire. Je n'en attends pas autant de vous. Tout le monde n'a pas un tempérament de midinette, vous savez?
-
Que voulez-vous dire ? se rebiffa-t-elle en le fusillant du regard. Détrompez-vous ! Je suis un roc ! Ce n'est pas parce qu'après une grosse déception je me suis laissé attendrir par une pause gourmande que vous pouvez vous permettre de me juger. Pour qui vous prenez-vous?
La fureur l'étranglait. Elle aurait voulu le piétiner, l'écraser, le voir ramper devant elle. Hélas ! Il n'avait pas du tout l'air impressionné.
Il la regardait s'emporter, un léger sourire aux lèvres. Et il l'acheva en deux phrases.
-
La Kerri qui me plaît est de retour. Se mettre en colère est beaucoup plus positif que s'apitoyer sur son propre sort.
Que voulait-il dire? Il lui fallut quelques secondes pour comprendre et réagir.
-
Mais vous n'avez pas le droit de jouer avec moi, s'indigna-t-elle.
-
En tout cas, ça marche. Et puis n'oubliez pas que c'est vous qui avez commencé à vous moquer de moi.
-
C'était pour une bonne cause.
-
Celle-ci aussi.
Une fois encore, elle resta perplexe.
-
Vous n'êtes pas facile, murmura-t-elle.
-
Il n'est pas dans mes intentions de l'être, assura-t-il en fourrant ses mains dans les poches de son pantalon. Vous faites confiance au monde entier et moi, je ne fais confiance à personne.
-
Je suis d'un naturel optimiste.
-
A votre avis, qui, de nous deux, a le plus de chances de ne pas être déçu ?
Il avait raison sur ce point.
-
Mais il n'y a pas que ça dans la vie, se défendit-elle.
-
Exact. Il faut gagner.
-
Est-ce cela le plus important ? demanda-t-elle, tout en connaissant la réponse.
-
C'est mieux que perdre.
Nathan raccrocha le téléphone et prit son verre de vin. Kerri était assise en face de lui. Entre eux la table était jonchée des restes de leur dîner. Après avoir engouffré le poulet grillé comme s'il n'avait pas mangé depuis une semaine, Cody s'était excusé et il était allé dans sa chambre. Kerri était pompette avec un seul verre de vin, ce qui confirma Nathan dans l'opinion qu'il s'était forgée à son sujet. Tout en elle respirait la brave fille, de la pointe de ses cheveux sagement laqués jusqu'au bout de ses ongles de pieds qu'il imaginait dépourvus de vernis.
-
Vous êtes méchant, lui dit-elle. Le Dr Wallace est dans tous ses états.
-
Personne ne me résiste, répliqua Nathan. Jason va trouver son point faible et retourner la situation contre lui.
-
Pourquoi ne pas simplement porter l'affaire en justice?
-
Cela prendrait trop de temps.
En disant cela, il attendait une réaction de sa part. Mais rien ne se passa. Il ne lui apprenait pas que le temps était compté pour son fils. Elle ne le savait que trop.
Des rires et des cris leur parvinrent depuis la chambre où Cody s'était retiré avec son copain Brandon.
-
Ils jouent aux jeux vidéo, remarqua Kerri en levant les yeux au ciel. Apparemment, c'est très animé.
-
Vous n'y jouez pas?
-
J'ai essayé à plusieurs reprises. A chaque fois, j'ai perdu. Je n'ai pas assez de temps à y consacrer pour devenir experte en la matière. Je surveille son accès aux jeux, mais pas trop. Il travaille bien à l'école, alors pourquoi lui refuser ce plaisir?
Nathan en savait assez pour lire entre les lignes. Cody devait en profiter, maintenant que c'était possible. Un jour, cela ne le serait plus.
Il se souvenait avoir pensé la même chose avec Daniel. Son fils avait...
Une douleur fulgurante dans la poitrine l'obligea à prendre une profonde inspiration, une souffrance affective plus qu'une douleur physique. Néanmoins suffisante pour vous couper le souffle.
Au bout de toutes ces années, Nathan King découvrait avec surprise que sa souffrance était intacte, alors qu'il pensait l'avoir surmontée. Mais peut-être qu'on ne se remet jamais de la mort d'un enfant.
Elle prit son verre et but une gorgée.
-
Maintenant, Nathan King, parlez-moi de vous. Je sais seulement ce que vous faites dans les affaires. Avez-vous une famille ?
-
Il n'est nul besoin de parler de ma vie personnelle.
-
Oh ! là, là ! Vous ne pourriez pas être plus simple. Pourquoi toujours vouloir péter plus haut que son c...
Elle ne finit pas sa phrase, horrifiée d'avoir proféré de telles grossièretés. Elle reposa son verre qui était vide.
-
Comment ai-je pu ? C'est bien moi qui... ?
-
Oui.
-
Je suis vraiment désolée. C'était grossier de ma part. Je suis chez moi, vous êtes mon hôte et je devrais garder de tels commentaires pour moi, reconnut-elle en remplissant son verre. N'empêche que si vous ne me dites rien, j'irai consulter Internet et je trouverai des informations sur Google.
-
Je suis surpris que vous ne l'ayez pas fait plus tôt.
-
Je sais déjà un certain nombre de choses. Par exemple, qu'il y a un journaliste qui vous déteste particulièrement. Grant Quelque-chose.
-
Grant Pryor. En effet, je le connais.
-
Qu'est-ce qu'il veut exactement?
-
Il veut travailler pour un vrai journal et il est persuadé qu'avec une bonne histoire sur moi il pourra y entrer.
-
Quel souci ça doit vous causer! Tout de même, se savoir responsable de la réussite de la carrière de quelqu'un, ce n'est pas rien.
-
Maintenant, c'est vous qui vous moquez de moi, dit-il en souriant.
-
C'est vrai. C'est amusant, n'est-ce pas? Alors, pourquoi ce type s'acharne-t-il sur vous plutôt que sur un autre milliardaire ?
-
Parce que je suis un salaud au cœur de pierre et que cela me rend intéressant.
-
Vous vous voyez vraiment comme un salaud ?
-
Je ne souhaite pas aborder ce sujet.
-
D'accord. Mais maintenant, vous devez me dire des choses sur votre famille.
-
Vous n'y pensez pas.
-
Mais si, insista-t-elle en souriant. Allez, Nathan. Nous sommes pratiquement devenus des amis. Alors, qu'est-ce qui vous en empêche?Je sais que vous avez une ex-femme, mais c'est tout. Avez-vous une mère? Un père? Des frères et sœurs?
-
Une sœur.
-
Nous y sommes. Etait-ce si difficile à dire ?
Peut-être pas pour elle. Mais pour lui, si. Il n'aimait paspenser à Frankie. Ni comment elle lui reprochait ce qui était arrivé.
-
J'étais très jeune quand mes parents sont morts, raconta-t-elle. Dans un accident de voiture. C'est ma grand-mère qui m'a élevée. Et vous?
Il se dit que, dans son milieu à elle, l'échange d'informations personnelles devait être naturel et faire partie des choses auxquelles on se pliait volontiers. Eh bien, ce n'était pas le cas dans son milieu à lui.
-
Ma mère a tué mon père d'un coup de revolver, puis elle a retourné l'arme contre elle, expliqua-t-il brièvement. J'étais en deuxième année, à l'université. Ma sœur avait dix-sept ans et vivait à la maison. Elle est entrée dans la pièce sitôt après le premier coup de feu.
Kerri était horrifiée.
-
Oh, mon Dieu ! C'est terrible. Pour vous tous. Nathan, je suis désolée, dit-elle en posant ses mains sur celles de Nathan, pour exprimer sa compassion.
-
Ça va maintenant. Il y a longtemps de cela.
-
Et votre sœur? Où est-elle maintenant?
-
Ici, à Seattle.
-
Est-ce que vous vous voyez?
-
Elle me tient pour responsable de ce qui s'est passé, expliqua-t-il. Au prétexte qu'après mon départ de la maison, les choses ont empiré. Mon père était alcoolique. Un alcoolique violent. Il nous frappait, ma mère et moi. En revanche, il ne levait jamais la main sur Frankie. Ce n'était pas facile de vivre sous le même toit que lui, aussi, lorsque j'ai obtenu une bourse d'études pour USC, je n'ai pas hésité à partir. Frankie s'est retrouvée toute seule pour affronter notre père. Il la harcelait sans cesse, parce qu'elle n'était pas... enfin... elle avait des problèmes.
-
Des problèmes? s'étonna Kerri. De quel ordre?
-
Troubles obsessionnels compulsifs, des tocs, principalement. Elle se met une idée en tête et elle n'en démord plus.
-
Est-ce qu'elle se fait suivre par un médecin ou un psychologue ?
-
Je n'en ai aucune idée.
En entendant cela, Kerri ouvrit des yeux tout ronds.
-
Comment est-ce possible?
-
Nous restons des étrangers l'un pour l'autre. J'ai essayé de lui parler, de l'aider, mais elle ne veut rien savoir de moi.
Il avait fait plus qu'essayer. Il l'avait pratiquement kidnappée pour la placer dans un institut où, par le biais de l'isolement de son milieu habituel, elle aurait dû retrouver un nouvel équilibre. Mais Frankie n'était pas assez malade pour être enfermée. Elle était tout simplement ressortie par la grande porte de l'institution, sans qu'on puisse l'en empêcher. Nathan avait fini par penser que sa sœur se complaisait dans son état, qu'elle aimait être en marge de la normalité.
-
Je veille à ses besoins matériels, précisa-t-il encore, songeant qu'il aurait mieux fait de se taire car il n'y avait vraiment pas de quoi s'en vanter.
Frankie utilisait la quasi-totalité du salaire qu'il lui versait à entretenir les hurluberlus de cette association soi-disant écologique à laquelle elle appartenait, avec pour unique objectif de trouver des moyens de le punir.
-
Je suis désolée, murmura Kerri.
-
Je vous en dispense, repartit sèchement Nathan.
-
Mais je ne peux pas m'en empêcher, protesta-t-elle. Je suis très sensible.
-
Vous gaspillez votre énergie pour quelque chose qui n'en vaut pas la peine.
-
Attendez, c'est de votre famille qu'il s'agit.
-
Certes. Mais c'est la mienne. Pas la vôtre, rappela-t-il froidement.
-
Comment pouvez-vous être aussi cynique ?
-
Et vous? Vous n'êtes qu'une idéaliste au grand cœur qui ne voit que le bon côté des choses.
Sous l'attaque en règle, Kerri ne put que le défier en battant des paupières.
-
Je sais aussi être très très maligne !
Elle n'avait pas tort, songea-t-il. Elle était maligne. Mais, surtout, elle était sexy. Dans sa démarche, la chaleur de son sourire. Il en avait connu des jolies femmes, mais pas une n'avait, comme elle, ce mélange de naïveté et de détermination qui l'épatait. Comment avait-elle pu réussir la prouesse de lui extorquer quinze millions et d'être toujours aussi à l'aise avec lui?
Il sentit monter en lui une sensation étrange de chaleur accompagnée d'un besoin impérieux de la prendre dans ses bras et de l'embrasser comme l'autre fois. Et il se dit que des baisers plus fréquents n'auraient pas été plus mal. Ce qui le retenait, c'était qu'il n'arrivait pas à savoir si elle aimait cela ou si c'était par obligation, pour solder sa dette envers lui.
Naturellement, ego oblige, il se disait qu'elle aimait ses baisers, mais, au fond de lui-même, il n'en était pas si sûr et il en ressentait une grande gêne.
Il se leva en annonçant :
-
Il faut que je rentre en ville.
-
Comme vous voulez. Voulez-vous emporter quelque chose pour votre repas? Il reste quelques morceaux de poulet.
-
J'ai une employée de maison à demeure. Elle me fait la cuisine.
-
En ce cas, c'est parfait. Nous garderons tout pour nous, dit-elle en se disposant à l'accompagner à la porte. Et merci pour être venu prendre de mes nouvelles. Vous m'avez redonné le moral, ce que je ne pensais plus être possible.
Au comble de l'embarras, Nathan ne savait ni quoi dire ni quoi faire. Finalement, il lui caressa la joue et la rassura en quelques mots.
-
Ne vous inquiétez pas. Nous réussirons à ramener Wallace à ses éprouvettes et il les trouvera, les solutions! Faites-moi confiance.
-
C'est vous qui me dites ça? A moi? Alors que vous venez de passer je ne sais combien de temps à me démontrer que j'étais naïve de faire confiance aux gens?
-
Oui, mais moi, ce n'est pas pareil. Je ne suis pas les gens.
-
Je savais que vous me répondriez ça, assura-t-elle avec un grand sourire. Etonnant, n'est-ce pas ?
Chapitre 7
Linda était partie. Abram en eut la certitude lorsqu'il entra dans son laboratoire, le lendemain matin. Il y avait quelque chose d'indéfinissable en suspension dans l'air. Quelque chose qui poissait, avec une odeur de moisi. Comme si le toit avait commencé à se déliter, à fuir. Pourtant, il n'avait pas plu et la charpente semblait intacte.
Linda était partie. Il en eut la preuve, sous la forme d'une lettre abandonnée sur son bureau. Le contenu de la missive était particulièrement pénible. Il n'était pas l'homme qu'elle croyait. Elle lui avait consacré sa vie, pensant qu'il était responsable et digne de confiance. Au lieu de cela, elle avait découvert qu'il n'était qu'un dégonflé qui préférait laisser le monde souffrir plutôt que faire l'effort de se débarrasser du passé pour avancer vers l'avenir. A la rigueur, elle aurait accepté ses scrupules, mais laisser des enfants mourir, alors qu'il avait le pouvoir d'empêcher leur mort, c'était impardonnable. Elle regrettait jusqu'à la moindre minute le temps passé avec lui.
Cette dernière affirmation était la pire pour Abram. Il pouvait assumer ses accusations en se disant qu'elle ne comprenait pas. Mais de savoir qu'elle éprouvait des regrets, cela le plongeait dans un désarroi dont il craignait ne jamais se remettre.
Sans lâcher la lettre, il alla jusqu'à son ordinateur et s'assit devant l'écran noir. Les yeux dans le vague, il se remémora un autre jour, celui où une autre femme l'avait quitté. Son épouse.
Avant leur mariage, elle avait admiré son engagement total pour son travail. Mais, du jour où ils s'étaient mariés, elle avait déclaré qu'il était trop impliqué dans ses recherches, que le labo lui prenait tout son temps et toute son énergie et que, du coup, il ne restait plus rien pour elle. Ils s'étaient disputés. Il avait fini par se rendre compte qu'elle avait raison. Sa passion, c'était la recherche et, quand elle s'en alla, ce fut tout juste s'il s'en aperçut.
Le départ de sa femme n'avait été qu'un incident dans sa vie bien réglée autour de ses chères recherches et de Linda. Linda, la fidèle. Entre eux deux, il n'y avait jamais eu autre chose que des relations de travail. Linda était celle sur qui il pouvait compter. Toujours présente à ses côtés, elle veillait sur lui, l'encourageait, s'assurait qu'il mangeait et dormait bien. Elle comprenait les moments de déprime, quand rien n'allait, quand rien n'avançait. Elle croyait en lui. Il ne pouvait imaginer la vie sans elle.
Il se raidit. Non. Ce n'était pas possible. Il avait besoin d'elle. Comme d'une machine à café. Voilà tout! Sauf que... sauf...
Elle lui manquait. Le bruit de ses pas. Sa voix si calme. La façon dont elle organisait son bureau, comment elle lui apportait son déjeuner et quand elle l'écoutait parler de son travail. Elle comprenait ce qu'il essayait de faire, faisait des suggestions et apportait ses encouragements.
Sa conversation lui manquait. Ses compte-rendu de films si pleins d'esprit, ses régimes végétariens qui ne duraient jamais plus de vingt-quatre heures, les parties de sudoku qu'ils faisaient tous les deux en buvant leur café. Tout lui manquait.
Et alors? Qu'est-ce que ça voulait dire? Qu'il éprouvait des sentiments pour elle? Pour Linda? Allons donc!
Abram tourna et retourna la chose dans sa tête.
Et il finit par arriver à la conclusion que, s'il éprouvait une grande affection pour elle, ce qui l'ennuyait le plus, c'était de perdre son respect. C'était parce qu'elle avait toujours cru enlui qu'il avait pu garder l'estime de soi, même dans les heures les plus sombres. Il survivrait sans doute à son départ, mais l'idée qu'elle le méprisait lui était insupportable.
Quinze minutes plus tard, il garait sa voiture devant la petite maison de Linda. Sans prendre la peine de frapper, il ouvrit la porte qu'elle ne fermait jamais, malgré les remontrances d'Abram.
Suivant le bruit qui provenait du fond du hall d'entrée, il se précipita et s'arrêta net devant le spectacle. La pièce était jonchée de cartons ouverts. Des cartons qu'elle remplissait de ses affaires.
-
Linda, tu me quittes ?
Ce fut tout ce qu'il trouva à dire, d'une voix qui trahissait une colère refoulée.
Elle ne daigna pas lever les yeux sur lui et continua de vider sa penderie.
-
Tu avais raison. Je devrais penser à fermer la porte à clé. On ne sait jamais qui peut entrer.
-
Linda, non.
Elle fit semblant de l'ignorer. Quand elle eut vidé la penderie, elle attaqua les tables de nuit. Méthodiquement, elle jetait les objets, un à un, dans les cartons.
Quand sa femme l'avait quitté, elle lui avait laissé une maison vide et il s'en était à peine aperçu. Elle avait eu raison — leur mariage avait été une erreur et il ne l'avait jamais aimée. Mais Linda, c'était différent. Linda comptait pour lui.
Il fallait qu'il l'arrête, qu'il l'empêche de remplir ces maudits cartons. D'ailleurs, il allait les vider lui-même.
-
Tu ne peux pas partir. J'ai besoin de toi, tenta-t-il d'expliquer.
-
Cela m'est complètement égal.
Il ne l'avait jamais vue comme cela. Distante et froide. Il sentit sa poitrine se serrer.
-
Je vais le faire, promit-il. Je vais rouvrir le labo, embaucher des chercheurs. Je ferai tout ce que tu veux. Mais ne pars pas.
Elle se redressa et le tint sous le feu de son regard.
-
Ce n'est pas suffisant, Abram. Ce n'est pas pour moi qu'il faut le faire. C'est pour toi, parce que tu y crois. Et pour les enfants parce qu'il faut leur donner une chance.
-
Je le ferai parce que c'est mon devoir de chercheur, répliqua-t-il, pesant ses mots et priant pour être assez persuasif. Et parce que c'est à la fois ma responsabilité et ma passion.
Elle le regardait fixement, la bouche pincée. Visiblement, elle ne croyait pas un mot à son discours.
-
Je t'en prie, implora-t-il. Je t'en supplie.
C'était bien la première fois de sa vie qu'il suppliait quelqu'un.
Il s'avança vers elle et, doucement, lui enleva des mains le T-shirt qu'elle s'apprêtait à ranger dans un carton.
— Nous trouverons une thérapie, promit-il. Pour Cody et pour les autres enfants. Ensemble, toi et moi. J'y arriverai, Linda. Même si tu pars, je continuerai.
Oui, il continuerait. Mais comment ferait-il sans elle?
-
Je travaillerai plus vite si tu es avec moi. S'il te plaît, reste.
-
Je ne sais pas, admit-elle. Ce n'est plus la même chose, maintenant.
-
Mais moi, je n'ai pas changé. Je peux être l'homme que tu voyais en moi. Accorde-moi une chance. Une seule chance.
Elle le regarda longuement sans rien dire.
-
Je te l'accorde, Abram. Mais ne me pousse pas à bout. Je te quitterai, si tu ne tiens pas parole.
— Je sais. Je tiendrai parole. Tu vas voir.
Il se rachèterait aux yeux de Linda. Il le fallait, car sans elle, il n'était rien.
*
* *
Dans ses petits souliers, Tim se balançait d'un pied sur l'autre, tant et si bien que Nathan finit par en avoir le mal de mer.
Puis il déglutit péniblement avant de préciser :
-
Il ne me faut que dix jours, pas plus.
-
Pas de problème, répliqua Nathan. Il te reste beaucoup de congés à prendre. Deux semaines te feraient un bien immense.
-
Non. Dix jours, ça me convient parfaitement. Je vais fixer les dates avec le chauffeur intérimaire. Il n'y aura pas de problème pour vous.
-
Je te remercie, dit Nathan, mais je trouve que tu prends bien peu de vacances.
-
Je sais. Lance veut faire une croisière en Alaska. Sans me le dire, il a acheté deux billets et m'en a offert un.
Il avait l'air si peu enthousiaste que Nathan se demanda si une boîte de scorpions en cadeau ne lui aurait pas fait plus plaisir.
-
Tu vas voir, ça va être très bien.
-
J'espère. Merci, patron. J'y vais, annonça-t-il en se dirigeant vers la porte.
Songeur, Nathan le regarda partir. Il imaginait Tim en chemisette imprimée de fleurs exotiques, faisant bronzette sur le pont. Evidemment, le climat en Alaska ne s'y prêtait guère, mais c'était tout de même l'image qui s'imposa à lui.
Un coup discret à sa porte le tira de ses rêves. Sa secrétaire.
-
Bonjour, monsieur. Je voulais seulement vous rappeler que je partirai plus tôt, aujourd'hui. C'est la fête de l'école de ma petite-fille, dit-elle en souriant. Elle est le roi des arbres, alors !...
-
Il ne faut pas manquer cela, plaisanta Nathan.
-
C'est sûr. Je compte partir à 13 h 30.
Il acquiesça et elle retourna dans son bureau.
Encore une qui avait quelqu'un de cher dans son entourage. Lui n'avait personne. Ce n'était pas une découverte pour Nathan. D'ailleurs, il préférait être seul. La situation était plus claire comme cela. Moins de complications. Il avait été marié, une fois. Ça n'avait pas été une réussite. Alors non, merci. Pas question de renouer une relation comme avec Paige.
Pourtant, quelque chose lui manquait, quelque chose qui le poussa à décrocher le téléphone.
-
Salon de coiffure Hair Barn, annonça une voix féminine au bout du fil.
-
Je voudrais parler à Kerri Sullivan.
-
Ne quittez pas.
Quelques secondes plus tard :
-
Kerri, à l'appareil.
-
C'est Nathan. Je voudrais que nous allions tous les deux dîner en ville, demain soir. Je ne sais pas encore où, mais ce sera là où nous serons bien en vue. Je vais demander à ma secrétaire de prévenir la presse locale par quelques allusions. Tim viendra vous chercher vers 17 heures, vous passerez la nuit à l'hôtel et il vous reconduira chez vous le lendemain matin.
-
Vous décidez de tout comme si je n'avais pas mon mot à dire, répliqua-t-elle aussitôt. Désolée, je ne peux pas.
-
Comment cela, vous ne pouvez pas? Je vous rappelle que vous m'êtes redevable.
-
J'ai dit que je ferais de mon mieux pour coopérer. Il y a une différence.
-
Eh bien, ne tenez pas compte de cette différence.
-
Ecoutez-moi bien. Il est hors de question que je laisse tout tomber pour vous. Vous avez pensé à Cody? Il a neuf ans. Je ne peux pas laisser un enfant de cet âge, seul, la nuit.
-
Il n'aura qu'à aller dormir chez son copain.
-
J'ai du travail.
-
Reportez vos rendez-vous. Les vieilles rombières deSongwood peuvent bien attendre pour se faire teindre les cheveux en bleu.
-
Je vous dispense de vos remarques désobligeantes envers mes clientes et je vous signale que demain est un samedi de promotions. Je ferai donc la journée continue, au moins jusqu'à 18 h 30, parce qu'il y a toujours une urgence de dernière minute.
-
Donc votre réponse est non.
-
Je réponds que vous tombez mal et que c'est non. Avant même qu'il ait pu répondre, elle avait déjàraccroché.
Le lendemain, Nathan n'était toujours pas revenu de sa stupéfaction. Il était clair que Kerri ne comprenait pas toutes les finesses de leur arrangement. Il fallait donc qu'il aille les lui expliquer. Il prit la route pour Songwood, où il arriva peu après 16 heures.
Il se rendit directement au Hair Barn, mais il dut aller garer sa voiture trois rues plus loin car tous les emplacements de stationnement avaient été pris d'assaut par des dizaines de voitures. Dès qu'il franchit la porte du salon, il comprit pourquoi. Tous les sièges étaient occupés par des adolescentes. Celles qui n'avaient pu trouver place restaient debout, bavardant en petits comités, d'autres, les bigoudis sur la tête, couraient de groupe en groupe en jacassant et riant aux éclats. Aucune ne semblait porter attention à sa présence. Ce n'était pas plus mal ainsi, songea-t-il en se faufilant jusqu'à Kerri, qui était en train de coiffer une jeune cliente.
Elle vaporisait les mèches de laque, puis formait les boucles qu'elle déroulait ensuite en longues anglaises qu'elle vaporisait de nouveau.
— Que me voulez-vous ? sursauta-t-elle lorsqu'elle rencontra
le regard de Nathan dans le miroir. Je vous avais dit de ne pas venir aujourd'hui.
-
Je suis venu pour préciser un certain nombre de choses concernant notre accord.
Elle lui flanqua dans la main son vaporisateur de laque, le temps de mettre une boucle en place et de lui expliquer :
-
C'est la journée des filles de moins de dix-huit ans, aujourd'hui. Elles viennent de partout. En groupes, pour la plupart, et elles ne repartent que lorsqu'elles sont coiffées. Vous n'avez rien à faire ici. Ce n'est pas la place des hommes.
-
Si je veux ! fanfaronna-t-il, en lorgnant toutes ces filles qui, elles, au moins, ne refuseraient certainement pas un rendez-vous avec lui.
-
Comment cela, « si je veux! »? s'indigna-t-elle, ne sachant si elle devait en rire ou se fâcher.
-
Absolument. Je resterai ici, si je veux.
Elle empoigna le vaporisateur de laque, vaporisa une nouvelle boucle et, dans la foulée, s'en débarrassa en le balançant dans sa direction. Bien joué ! Il le rattrapa au vol.
-
Ce qu'il y a, c'est que vous êtes de méchante humeur parce que je refuse de changer mes plans pour vous.
-
Et je tiens à vous dire que cela ne doit pas se reproduire.
-
Sinon, ça sera la fessée ! précisa-t-elle, les yeux pétillant de malice.
Elle se moquait de lui. Normalement, cela aurait dû l'énerver. Curieusement, il trouvait cela presque charmant.
-
Aurez-vous terminé à 18 h 30?
-
Oui, mais je ne vous accompagnerai pas en ville. Que ce soit bien entendu. Je serai épuisée, dit-elle en disposant sa dernière boucle. Voilà, Brittany. C'est fini. On laisse les boucles tomber dans le cou, comme cela?
-
J'sais pas. J'ai apporté un ruban, minauda la gamine en adressant son plus beau sourire à Nathan. Il est assorti à ma robe.
La pauvre fille était un ingrat condensé de femme et de petite fille comme il arrive souvent à cet âge et elle n'était guère attirante.
-
Quel âge avez-vous, mademoiselle? demanda-t-il à la petite, plus pour agacer Kerri que par intérêt pour ladite Brittany.
-
Seize ans, mais mon petit ami est plus âgé.
-
Cette jeune personne pourrait être votre fille, susurra Kerri, qui ne désarmait pas.
-
Je trouve que vous avez l'air gentil, comme mon papa, conclut la jeune fille après avoir jaugé Nathan.
-
Je suis flatté, répliqua-t-il en posant le vaporisateur de laque sur le comptoir le plus proche.
Puis, s'adressant à Kerri, il ajouta :
-
Je passerai vous prendre à 19 heures. Nous irons manger en ville.
-
Je me demande si c'est votre charme ou votre délicatesse que je préfère en vous, soupira Kerri.
-
Il vous reste deux heures de temps pour en décider.
-
Mais c'est affreux ce que vous faites! s'exclama April en arrachant l'eye-liner des mains de Kerri. Fermez les yeux. Vous êtes toute barbouillée. On dirait que vous n'avez jamais fait ça. C'est quand même vous l'adulte ici.
-
Oui, c'est bien moi l'adulte ici, grommela Kerri, un peu vexée de se faire ainsi rabrouer par une gamine.
-
Eh bien, on ne dirait pas, décréta l'adolescente du haut de ses quinze ans. Vous ne savez même pas tracer droit un trait d'eye-liner.
-
Je n'en mets jamais.
-
Mais vous n'aurez jamais de petit ami, si vous ne faites pas des efforts.
-
L'espoir fait vivre, ma petite, marmonna Kerri pour elle-même.
Puis elle affirma tout haut :
-
Je ne veux pas de petit ami.
April en resta bouche bée, tant cette idée lui semblait inconcevable.
-
Mais alors, vous allez rester seule?
-
Il y a des choses plus graves dans la vie.
-
En ce qui me concerne, je ne vois rien de pire, affirma la jeune April en reculant d'un pas pour admirer son œuvre. Là, c'est mieux.
Kerri se regarda dans le miroir. Ses yeux lui parurent plus grands, plus sombres, pour tout dire, plus mystérieux. Elle pivota sur elle-même.
Pas mal la petite robe portefeuille noire empruntée à la friperie de Michelle. D'accord, les rouleaux sur la tête et les pieds endoloris d'avoir passé la journée, debout, à piétiner au salon de coiffure gâchaient un peu les choses. Mais, tout de même, elle se trouvait bonne allure. En tout cas, parfaitement en mesure de plaire à un petit ami.
Un coup d'œil à sa montre la rappela à l'ordre. Presque 19 heures.
-
Je suis en retard, murmura-t-elle en se hâtant d'enlever ses rouleaux. Nathan est toujours à l'heure.
-
Nathan, c'est le type friqué dont on parle dans les journaux? se renseigna-t-elle depuis l'encadrement de la porte sur lequel elle s'appuyait pour observer la scène.
-
Oui.
-
Cool. Vous croyez qu'il me donnerait aussi quelque chose ? Vous pourriez lui raconter que ma famille est pauvre et que j'économise pour aller à l'université.
-
Le hic, c'est que ton père est médecin et que tu es fille unique. Tu n'es pas vraiment à plaindre.
-
Mais je n'ai pas beaucoup d'argent de poche. Mon papa dit que je dois m'en sortir avec la moitié de l'allocation qui m'est attribuée si je veux avoir une voiture quand j'aurai seize ans, l'année prochaine. Il dit que je dois apprendre à être responsable.
D'où sa disponibilité à venir faire du baby-sitting, au pied levé, un samedi soir.
-
Je te paierai au tarif habituel, déclara Kerry d'un ton ferme.
-
Dommage ! Mais, si jamais il propose, vous ne direz pas non, n'est-ce pas? Et puis, s'il ne tenait qu'à moi, je pourrais aussi augmenter un peu mes tarifs. Il a les moyens.
-
Ce n'est pas cela qui t'autorise à gonfler tes prix, protesta Kerri, soudain gênée par un souvenir déplaisant, le jour où elle lui avait demandé soixante-quinze dollars pour une coupe.
Rien à voir ! voulut-elle se persuader, s'empressant de reléguer ce fâcheux épisode au fond de sa mémoire.
-
Bon, d'accord! soupira la pauvre April. Je demanderai le prix normal.
-
J'ai fait des cookies, si ça peut te consoler.
-
Effectivement, ce n'est pas mal comme compensation. Et puis ce n'est pas bien compliqué de s'occuper de Cody. Tout ce qu'il veut, c'est jouer aux jeux vidéo et regarder la télé. Ce n'est pas comme dans certaines familles où je dois garder des bébés. Je déteste changer les couches. C'est dégoûtant.
Soudain, on frappa à la porte d'entrée. Kerri sursauta et se remit activement à sa coiffure.
-
Eh bien! Vous avez l'air stressée, fit remarquer April dans un grand sourire.
-
Pas du tout, rétorqua Kerri. S'il te plaît, va répondre à la porte. Dis que j'arrive.
Lorsque la jeune fille se fut éloignée, Kerri secoua la tête pour ébouriffer ses cheveux et donna un coup de spray pour immobiliser les boucles folles. Puis elle appliqua une dernière couche de gloss sur ses lèvres, saisit sa pochette de soirée au vol et quitta la pièce.
Lorsqu'elle vit Nathan dans l'entrée, en grande conversation avec April, Kerri sentit son cœur battre la chamade. Il était si beau. Elle allait passer la soirée avec lui. Le rêve !
Halte-là ! Rêver de Nathan ? Et de... ? Pas question ! Sortir avec lui n'était, en quelque sorte, qu'un dédommagement pour les quinze millions versés. Finalement, elle se vendait à lui. Sans le sexe, évidemment. Et elle ne devait éprouver aucun autre sentiment que celui du devoir accompli.
Malheureusement, Nathan n'était pas le type borné et ennuyeux qu'elle s'était figuré. Il était intéressant, plein d'esprit et de charme, à sa manière. Qui l'eût cru?
Le physique n'était pas mal non plus. Une opulente chevelure. Et là, cette minuscule cicatrice au coin de la lèvre inférieure. Il était rasé de frais et il avait changé de chemise.
Tous ces détails anodins prenaient soudain une extrême importance, quoi qu'elle en pense.
-
Bonsoir.
Nathan venait de l'apercevoir et de la saluer le plus simplement du monde. Et cela suffit pour plonger Kerri dans la plus grande confusion. Soudain, elle ne savait plus quoi dire.
-
Euh... Bonjour... Je suis prête.
Puis, se tournant vers April, elle ajouta :
-
Nous ne rentrerons pas tard.
-
Tout va bien. Cody et moi, nous allons regarder un film. Est-ce que nous pouvons nous faire des pop-corn au micro-ondes ?
-
Bien sûr. Il sait où sont les choses. Tu as mon numéro de portable ?
-
Oui. Mais pourquoi semblez-vous soudain si inquiète, madame Sullivan? Vous savez bien que j'ai suivi un stage de « premiers secours » et que j'ai tous les diplômes nécessaires.
April venait faire du baby-sitting chez eux depuis leur installation à Songwood. Kerri savait parfaitement que la jeune fille était la meilleure baby-sitter du coin et qu'elle pouvait avoir confiance en elle. Là n'était pas la question.
C'était Nathan qui la rendait nerveuse.
-
Je ne peux pas m'empêcher de demander.
-
Ne vous inquiétez pas, madame.
Puis April se pencha vers Kerri et lui confia à l'oreille :
-
Il n'est pas mal du tout pour un vieux.
-
Il serait content d'entendre un tel compliment de ta part.
-
Regardez, dit-elle en brandissant, triomphante, un billet de cinquante dollars. Il m'a payée.
-
Tu exagères!
-
Vous ne trouvez pas que c'est cool ?
Cette fois-ci, elle ignora la jeune insolente et franchit, d'un pas assuré, le seuil de sa maison, en compagnie de Nathan.
La voiture était bien devant la porte, mais Tim n'était paslà.
-
Ah! C'est vous qui conduisez aujourd'hui, constata- t-elle en souriant.
-
Est-ce que cela vous pose problème ?
-
Bien sûr que non, s'empressa-t-elle de répondre en se glissant sur le siège en cuir à droite du conducteur.
Puis elle attendit que Nathan soit installé au volant, pour lui reprocher ses largesses envers April.
-
Vous avez été beaucoup trop généreux avec la baby-sitter, souligna-t-elle.
-
Je sais, mais, maintenant, elle m'aime.
-
Vous ne savez donc pas vous faire des amis autrement qu'en les achetant ?
Elle était si indignée que cela lui avait échappé.
-
Excusez-moi. Je n'aurais pas dû dire cela, reconnut-elle aussitôt.
-
Ma méthode est efficace avec mon personnel.
-
Sauf que je ne considère pas April comme mon personnel. Elle exerce la fonction de baby-sitter, chez moi, pour Cody.
-
Réfléchissez un peu. Supposez qu'unjour vous l'appeliez au pied levé parce que j'ai besoin de vous et qu'elle soit en même temps demandée par une autre famille. Qui choisira- t-elle de préférence, selon vous ?
-
Evidemment. L'argent vous facilite grandement la vie.
-
La plupart du temps. De temps en temps, ça permet de faire d'heureuses rencontres. Avec des gens comme vous, par exemple.
-
Des gens qui refusent d'être considérés comme votre personnel?
-
Des gens dont on n'aurait jamais pensé faire la connaissance un jour.
Allons, Kerri! se dit-elle. Tu vois bien que ce sont des paroles en l'air. Paroles en l'air, peut-être. Mais si agréables à entendre ! Elle en était toute chose.
Et puis sa vie était si difficile, elle se sentait si fatiguée. C'était bien normal qu'elle ait cette réaction. Elle aurait tant voulu que tout aille mieux, alors quoi de plus naturel, si elle se laissait prendre au discours charmeur de Nathan. Ne pouvait-elle s'offrir une parenthèse d'insouciance? Juste un moment de répit.
-
Jason a monté un dossier pour assigner Wallace en justice. Nous demandons une assistance juridique pour l'obliger à travailler exclusivement dans le cadre de la recherche qui nous concerne. J'ai engagé deux détectives qui passent sa vie aupeigne fin. Ex-épouses, enfants, tout ce qui peut servir notre cause, rien n'est laissé au hasard, tout est répertorié. Je lui donne deux ou trois jours, pas plus, pour reprendre son travail.
Si seulement il disait vrai! songea Kerri. Parce que rien qu'à la pensée de l'évolution de la maladie chez Cody, elle se sentait mal.
-
Je vous remercie pour tout ce que vous faites, mais ne pourrions-nous parler d'autre chose?
-
Bien sûr. Savez-vous le mal qu'il faut se donner pour obtenir une réservation de table dans cette ville ?
L'idée était si farfelue qu'elle suffit à la mettre en joie.
-
Ici, à Songwood? Mais, personne ne réserve! s'exclama-t-elle en riant.
-
Eh bien, moi, j'y tiens.
-
Il n'y a que des lieux de restauration rapide sans réservation.
-
J'avais pratiquement convaincu le type du Dynasty Palace quand j'ai téléphoné au Vern's Bar and Grill. Et le directeur Vern en personne m'a promis la meilleure table de son établissement.
-
J'espère que vos exigences ne sont pas trop élevées. Le Vern en question tient un bar de routiers qui ne sert à manger que tout à fait occasionnellement, expliqua-t-elle, amusée.
-
Il m'a promis qu'il y aurait des attractions et qu'on pourrait danser.
-
Je sais qu'il y a une scène, alors ce doit être possible. Mais je n'y suis jamais allée le samedi soir.
-
Eh bien, vous avez sans doute raté un grand moment.
Elle eut alors la surprise de le voir sourire et ce fut pour elleun grand soulagement. La preuve que tout était possible.
Entre-temps, ils étaient arrivés chez Vern et Nathan avait garé sa voiture. Dès qu'ils furent entrés, une hôtesse les conduisit jusqu'à un box situé dans un des coins du bar. Un bristol avec la mention « Réservé » trônait sur la table. On voyait bien queVern n'avait guère eu l'occasion de s'exercer à la calligraphie de ce mot. Ce qui n'avait rien d'étonnant à Songwood.
Mais, encore une fois, l'argent facilite les choses, n'est-il pas vrai ?
Le local avait été construit du temps où Songwood vivait de l'exploitation de la forêt. Le plafond reposait sur de grosses poutres en bois massif et les murs étaient recouverts de lambris. Des boxes délimitaient l'espace réservé à la restauration et il y avait une petite piste de danse devant la scène qui occupait le fond de la pièce. Le reste de l'espace était occupé par des tables.
Le spectacle n'avait pas encore commencé, mais deux gars se préparaient au son de la country music que diffusaient des haut-parleurs invisibles.
Lorsque Nathan et Kerri furent installés, une serveuse leur apporta une bouteille de Dom Pérignon dans un seau à glace.
-
De toute évidence, vous avez fait livrer le Champagne ici. Vous ne me ferez pas croire que cette bouteille vient de la réserve de Vern.
-
C'est incroyable ! s'exclama la serveuse en faisant sauter le bouchon. Jamais je n'aurais imaginé qu'il y en avait à Costco. Vous savez, les hypermarchés Costco, précisa-t-elle à l'intention de Nathan qui n'avait pas le genre à pousser les Caddies.
-
Je connais Costco. Je vous remercie, lui répliqua-t-il.
-
Apparemment, vous savez aussi ce qu'ils ont en stock, s'amusa Kerri, que plus rien n'étonnait.
-
En quelque sorte.
Le Champagne servi, la serveuse s'était éloignée, les laissant face à face. Nathan prit son verre.
-
Je vous remercie de m'avoir accompagné ce soir. La présence d'une jolie femme est un vrai rayon de soleil dans la grisaille ambiante.
Encore un de ces compliments usés jusqu'à la corde qu'il ressortait à l'occasion, songea-t-elle. Malgré tout, c'était bien agréable à entendre. Qu'y avait-il de mal à en profiter?
-
Je... ah... je vous remercie, dit-elle en buvant une gorgée de Champagne. C'est bon. Je suis très fatiguée de ma journée de travail, mais je suis contente que vous m'ayez invitée à dîner. Cela ne m'arrive pas si souvent de sortir. Surtout avec un homme. Enfin, ce n'est pas ce que je veux dire. Nous ne sortons pas ensemble. Je sais bien. Mais c'est tout de même, enfin... comment dire ?
-
C'est tout de même bien. C'est ça? proposa-t-il.
-
Oui, acquiesça-t-elle.
Elle en disait trop. C'était évident. Mais elle était incapable de se taire.
-
C'est difficile, avec Cody. Je veux dire, de sortir avec quelqu'un. Notez que cela m'est égal car cela ne m'intéresse pas. D'ailleurs, c'est heureux. Les mères célibataires n'attirent pas vraiment les beaux partis.
Nathan buvait son Champagne en l'écoutant et il faillit s'étrangler à sa dernière remarque. Il toussa avant de réagir.
-
Alors comme ça, vous cherchez un beau parti ?
-
Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Finalement, je ne sais pas ce que je voudrais. J'ai eu quelqu'un de merveilleux, autrefois. Brian, le père de Cody. C'était un chic garçon. Le genre d'homme qui irradie la bonté et dont la seule présence vous rend meilleur.
Nathan s'adossa confortablement sur son siège. L'air impénétrable.
-
Parlez-moi de lui.
-
Ça ne vous intéresse pas.
-
Si. Comment était-il ?
Très vite, Kerri s'enflamma et devint intarissable.
-
Amusant. Gentil. Il n'était pas grand—juste quelques centimètres de plus que moi. Mais il avait une présence extraordinaire. Il attirait les gens. Nous nous sommes rencontrés à un barbecue chez des amis communs. Et là, ce fut comme au cinéma. Dès que nous nous sommes vus, de part et d'autre de la pièce, nous avons su que nous étions faits l'un pour l'autre. Il est mort avant de savoir que j'étais enceinte.
Elle se tut, passant et repassant son doigt le long du pied de son verre. Puis elle reprit son monologue.
-
C'est ça le pire. Il n'a jamais su qu'il allait être père.
Après un nouveau silence, elle but une gorgée et déclara :
-
C'est vraiment trop triste. Vous voyez, nous ne devrions pas parler de Brian.
-
Il a pris une part importante dans votre vie.
Brian mis à part, la meilleure, songea-t-elle.
-
Oui, acquiesça-t-elle.
-
Depuis lors, avez-vous eu des liaisons?
-
Non. Je ne pouvais pas. Lorsque Cody était petit, je n'avais pas le temps et ça ne m'intéressait pas. Plus tard, il est tombé malade... et je n'ai pas eu plus de temps ni plus d'intérêt pour la chose. Je dois m'occuper de lui, être là pour lui.
-
Mais vous avez le droit de penser à vous, aussi.
-
Non, je n'ai pas le droit. Je sais que ça va vous paraître stupide, mais je me suis juré de me dévouer corps et âme à la survie de Cody. Je ne peux pas me permettre de gaspiller mes forces au profit de quelqu'un d'autre. Cody a besoin de tout mon amour.
-
Vous renoncez à votre propre vie au profit de la sienne ? Kerri, ça ne marche pas comme cela.
-
Si, ça marche. Je suis sûre.
-
Allons ! Vous n'imaginez tout de même pas que si vous ne renoncez pas à tout, Cody va mourir ?
Que voulait-il dire? Que Cody allait mourir de toute façon ?
Il se pencha vers elle.
-
Vous valez tellement mieux.
-
Que quoi? Mieux que coiffeuse? Non, merci.
-
Vous auriez dû aller à l'université.
-
Comment savez-vous que je n'y suis pas allée?
Il ne répondit pas, mais la façon dont il la regarda suffit à lui rappeler le dossier qu'il avait réuni sur elle. Il contenait sans aucun doute son unique bulletin d'inscription en première année à la faculté.
-
Tout n'est pas perdu, assura-t-il. Vous êtes intelligente. Vous avez abandonné trop vite.
-
Je ne vous demande pas de me juger. Moi qui commençais tout juste à vous apprécier.
-
Je dis la vérité.
-
C'est votre version personnelle de la vérité. J'aime mon travail, protesta-t-elle.
-
Il y a des gens qui ne peuvent pas faire mieux. Laissez- leur ce type de travail.
-
Vous êtes un snob et un élitiste prétentieux par-dessus le marché.
-
Mais vous vous dépréciez.
Que faire? Se fâcher? Le planter là? Et s'il était sincère? S'il voulait seulement l'aider? S'il voulait plus pour elle, pour son bien, par pure gentillesse ?
-
Vous pourriez avoir le monde à vos pieds, insista Nathan.
Le monde ? Elle n'en demandait pas tant. Tout ce dont elle rêvait, c'était que son enfant aille mieux. Et, comparé à son rêve, le monde que lui promettait Nathan paraissait bien peu de chose.
Son regard tomba sur les deux couples qui dansaient sur la piste et elle eut soudain envie de les rejoindre.
-
Et si vous me demandiez une danse, Nathan? suggéra- t-elle.
Il se leva et lui prit la main.
-
Kerri, allons danser.
Chapitre 8
Kerri s'abandonna dans les bras de son compagnon. Nathan tenait l'une de ses mains dans la sienne, tandis que de l'autre, posée au creux de ses reins, il la maintenait contre lui. Ils se laissaient porter par la musique. Depuis quand n'avait-elle pas dansé avec un homme? Cela remontait à si loin, qu'elle décida de n'y plus penser. Ne valait-il pas mieux profiter de l'instant? C'était si agréable.
De plus, il y avait un gros avantage à être avec Nathan. Celui d'être sûre que cela ne mènerait nulle part. Ils n'avaient rien en commun et, si elle n'avait pas exercé de chantage sur lui pour servir sa propre cause, ils ne se seraient jamais rencontrés. Alors, elle se sentait parfaitement libre de profiter du moment sans arrière-pensée, car enfin, quoi de plus naturel que d'éprouver du plaisir à danser avec un bel homme ?
Elle ferma les yeux et se laissa submerger par le parfum de sa peau. Simple et sensuel à la fois. Elle se réchauffait à la chaleur de son corps et cela réveillait en elle des sensations oubliées.
Pas de doute! C'était de désir sexuel qu'il s'agissait. Son corps tout entier réagissait à cet appel. Devait-elle pour autant s'abandonner à ses désirs? Une chose était sûre, elle ne s'engagerait pas dans une relation amoureuse. Ne fût-ce qu'une passade.
Elle laissa sa tête reposer sur l'épaule de Nathan, ses cuisses se frotter contre les siennes, son cœur battre à l'unisson de celui de son compagnon. Pourquoi ne pas s'accorder cet instant de plaisir?
Soudain, la voix de Nathan gronda tout contre son oreille. Grave, presque menaçante, pareille à des roulements de tonnerre dans un ciel d'orage.
-
Tu aimes ? Ou bien n'est-ce qu'une façon comme une autre de payer ta dette? demanda Nathan, que l'intimité de la situation avait poussé au tutoiement.
-
Il n'est pas question d'argent entre nous. Je ne suis pas bénéficiaire de votre chèque. Et je n'en retire aucun profit immédiat. Mon seul espoir, c'est un miracle à longue échéance. En attendant, je n'attends rien de vous.
-
J'aimais mieux quand je t'intimidais, regretta-t-il en haussant les épaules.
-
Ça n'est jamais arrivé.
-
A notre première rencontre, tu me donnais pourtant du « monsieur King ».
-
J'étais polie, c'est tout. Et vous, vous vouliez appeler la police pour me faire arrêter. Je crois même me souvenir que vous avez été très grossier.
-
Admets que tu dépassais les bornes.
-
N'empêche que ç'a marché.
-
Je ne peux pas dire le contraire, c'est sûr.
Comme le morceau de musique était fini, ils regagnèrent leur table et passèrent commande à la serveuse. Puis Kerri prit son verre et commença à questionner Nathan sur sa vie.
-
Racontez-moi votre parcours depuis le début. Je me souviens d'une bourse universitaire décernée par un club de foot. Vous étiez quoi sur le terrain?
Le charme de la danse était rompu. Tout naturellement, Nathan reprit le voussoiement.
-
Parce que vous vous y connaissez en football? s'enquit-il.
-
Pas vraiment.
-
Alors, quelle importance?
-
Aucune, dit-elle en riant. Vous étiez bon?
Un léger sourire apparut sur ses lèvres.
-
A votre avis ?
-
En tout cas, vous n'êtes pas devenu professionnel.
-
J'étais bon, mais pas assez, reconnut-il. Je n'ai pas été trop déçu, car j'avais d'autres projets.
-
Comme de gagner votre premier milliard et de dominer le monde?
-
Entre autres objectifs.
-
Racontez-moi comment l'étudiant boursier est devenu milliardaire.
-
J'ai joué au poker avec de riches héritiers et j'ai gagné, expliqua-t-il, l'air suffisant. J'ai commencé dès ma première année à l'université. Ces gars-là avaient beaucoup d'argent à perdre, mais très peu le sens des cartes. En avril, j'avais amassé suffisamment d'argent pour acheter une petite maison au centre de Los Angeles. Je l'ai remise en état et revendue aussitôt avec une grosse plus-value. L'été suivant, j'ai acquis deux maisons et, un an plus tard, un immeuble de rapport.
Kerri songea que, de son côté, elle n'avait même pas achevé son semestre à l'IUT. Elle et lui ne vivaient pas dans le même monde, cela se confirmait.
-
En dernière année, j'ai pris un associé et nous avons commencé à investir sérieusement dans l'immobilier. En une année, nous avons gagné notre premier million. Cinq ans plus tard, j'ai racheté ses parts.
-
Il était d'accord pour être racheté?
Nathan ne cilla pas sous la question.
— Ce n'est pas le genre de question à poser.
-
Eh bien, moi, je la pose.
-
Il n'était pas particulièrement content, mais je n'avais plus besoin d'associé.
-
Vous l'avez utilisé pour arriver à vos fins et ensuite, vous l'avez jeté.
Toujours imperturbable, il acquiesça.
-
Oui.
-
C'est bien ce que je pensais.
Elle n'était pas surprise. Le Nathan King qui dansait avec elle avait beau être un homme charmant, séduisant, sexy, il n'en était pas moins un salaud impitoyable et le resterait. Elle avait tout à craindre de lui. Elle le savait, mais, étrangement, n'en tenait pas compte.
-
L'autre jour, je me suis amusée à compter combien Cody avait de « Mario », racontait Kerri en s'engageant, avec Nathan, dans l'allée qui menait à sa porte d'entrée. C'est incroyable ce que les concepteurs de ces jeux vidéo ont tiré de ce personnage pourtant banal. Une fois, je crois bien qu'il était plombier. Je ne me souviens pas exactement, mais quel succès! Et puis, avant, il y a eu cette histoire de gorille, n'est-ce pas ?
Ils s'étaient arrêtés devant la porte. Kerri sur la dernière marche et Nathan sur l'avant-dernière.
-
Ne seriez-vous pas un peu nerveuse ? demanda-t-il en souriant.
-
Pas du tout, répliqua-t-elle.
-
Vous me racontez des choses sur les jeux vidéo auxquelles je ne comprends strictement rien.
Il gravit alors la dernière marche, et, maintenant qu'ils étaient côte à côte, Nathan lui parut beaucoup plus grand et singulièrement plus viril. Non pas qu'il ait auparavant manqué de virilité, mais c'était plus flagrant, maintenant, et elle...
Elle retint un mouvement d'humeur. Ce n'était déjà pas si facile de converser avec quelqu'un, si, en plus, il prétendait ne pas comprendre ce qu'elle lui disait !
Mais elle avait des excuses. Ils étaient sortis ensemble pour dîner. Ils avaient dansé, causé, ri. En quelque sorte, une vraie sortie entre amoureux. Une soirée qui se termine normalement par des baisers, plein de baisers.
A la différence près que ce n'était pas une sortie entre amoureux et qu'ils ne s'aimaient pas. Elle avait beau proclamer que ce n'était pas à elle qu'il avait donné l'argent, elle lui était tout de même redevable. Autrement dit, comme il le laissait si bien entendre, il avait un droit de cuissage sur elle. Et s'il le revendiquait, pouvait-elle l'empêcher de l'exercer?
-
A quoi penses-tu ? voulut-il savoir. A des tas de choses, je le vois bien dans tes yeux. Mais quoi ?
De nouveau, il la tutoyait, signe qu'il se rapprochait d'elle.
-
Rien d'important.
-
Menteuse, murmura-t-il alors sourdement.
Puis il se pencha et pressa sa bouche contre celle de Kerri.
Ce n'était pas leur premier baiser. C'était déjà arrivé une fois, un baiser rapide, mais d'une grande violence. Le contact des lèvres de Nathan sur les siennes n'aurait pas dû la surprendre. Et pourtant, ce fut le cas. Une vague de chaleur la submergea tout entière.
Pas un endroit de son corps sans défense ne fut épargné. Pas un refuge secret. Il avait suffi d'une fraction de seconde pour qu'elle bascule de la rêverie érotique au désir brutal.
Et tout cela, avant même qu'il se déclare sérieusement, eut-elle encore la force de songer, avant de perdre définitivement pied lorsqu'elle sentit sa bouche s'attarder sur la sienne. La pression se fit plus insistante, puis elle sentit le bout de sa langue effleurer sa lèvre inférieure.
La voilà donc l'invitation qu'elle attendait. Elle s'écarta de lui, mais il l'enveloppa d'une douce et ferme caresse si bien qu'elle en eut le souffle coupé et ne put réprimer un profond gémissement.
C'était bon de sentir la chaude pression des mains de Nathan sur sa taille, mais elle aurait encore mieux aimé les sentir bouger. Vagabonder, explorer, tâter. Sa peau et ses mamelons durcis s'offraient avidement au corps à corps avec l'homme. Elle en était privée depuis si longtemps qu'elle avait oublié cette sensation douloureuse au niveau de chacune de ses terminaisons nerveuses.
Elle jeta ses bras autour de son cou. Juste pour enrayer ce tremblement qui la secouait tout entière et dont elle ne pouvait se débarrasser. Pas plus. Et pourtant, juste assez pour la remplir de confusion.
Après tout, ce n'était qu'un baiser, essaya-t-elle de se justifier. Pas de quoi en faire une histoire. N'empêche qu'avant, elle gardait son sang-froid et, maintenant, elle se laissait embarquer par ses pulsions.
Et pourquoi pas? se dit-elle encore. Il y avait si longtemps. L'occasion ne s'était pas présentée, c'était tout. Maintenant, elle avait une dette envers Nathan. Elle lui savait gré de sa générosité. Ce n'était pas plus grave que cela. Lui ou un autre, là n'était pas la question. Mais qu'il embrassait bien!
De sa langue agile, il s'ingéniait à explorer minutieusement la bouche de Kerri. Elle lui rendit son baiser, et de sa propre langue commença un ballet lascif avec celle de Nathan, relançant ce dernier de légers mordillements lorsqu'elle le sentit perdre de sa vigueur.
Il posa les mains au creux de ses reins dont il apprécia la chute et les rondeurs. Puis il les saisit à pleines mains. Elle dut faire appel à toute sa volonté pour résister à la vigoureuse caresse de Nathan. Et, pour empêcher son corps de s'arc-bouter à la recherche du plaisir qu'il lui procurait, elle se serra contre lui, s'offrant ainsi à sa merci le plus simplement du monde.
Il la repoussa et la regarda dans les yeux.
— Je voudrais savoir à quoi tu pensais. Je me demande si tu éprouves vraiment du plaisir ou si tu te laisses faire par obligation, pour rembourser ta dette. Et c'est le genre de question que je n'ai pas l'habitude de me poser, ajouta-t-il avec une moue de mécontentement.
-
Je sais, murmura-t-elle.
Qu'il glisse sa main entre ses jambes, songea-t-elle. Il verra bien quel effet il lui faisait. Elle sentait son ventre gonflé, prêt à l'accueillir.
D'un côté, elle aurait voulu le rassurer et, de l'autre, elle jugeait préférable de lui faire croire qu'elle se jouait de lui. En tout cas, c'était au moins plus sûr pour elle.
Elle recula encore de quelques pas et mit la main sur la poignée de la porte.
-
Bonne nuit, Nathan.
-
Alors, tu ne vas pas me dire à quoi tu pensais ?
De la tête, elle fit signe que non et disparut dans la maison.
Le lendemain, on était dimanche et Kerri se lança dès le matin dans un grand ménage. Cody était avec son copain Brandon, aussi put-elle mettre la radio à fond et chanter à tue-tête en astiquant sols et carrelages. Elle en était au nettoyage des toilettes lorsqu'elle fut interrompue par un coup de sonnette à la porte d'entrée.
Si c'était Nathan? Elle en frissonna à l'avance. Mais il n'avait aucune raison de passer par ici. Il n'allait pas faire une heure de route juste pour lui dire bonjour et, s'il voulait la voir, il téléphonerait d'abord.
C'était logique ! Mais pas suffisant pour empêcher son cœur de s'emballer. Elle ouvrit la porte... et resta figée de stupeur à la vue du Dr Wallace, sur son perron minuscule.
La réalité se rappelait durement à elle. Poussée par l'angoisse et la colère réunies, elle eut envie de se jeter sur lui, de lui arracher ce cœur qui battait encore dans sa poitrine.
Qu'il meure ! Non, ce n'était pas suffisant. Qu'il souffre ! Qu'il endure les pires tourments jusqu'à la fin des temps! Peut-être aurait-elle pitié de lui après quelques centaines d'années. Mais pas avant. En tout cas, pas maintenant.
-
Je suis désolé, dit-il en se tordant les mains à hauteur de sa poitrine. C'est pourquoi je suis ici. Pour vous dire que je suis désolé et que j'avais tort. Je me suis déjà remis au travail. Nous sommes en train d'embaucher des collaborateurs. Trouver la voie de la guérison, c'est toute l'œuvre de ma vie. Je n'arrêterai pas avant d'avoir réussi. Et il nous faut aussi une thérapie, quelque chose qui ralentit la progression de la maladie tant que nous n'avons pas isolé la cause. Je suis persuadé que nous trouverons la réponse dans les enzymes. Je cherche de ce côté.
Il se tut et la dévisagea l'air surpris.
-
Pourquoi pleurez-vous ? Ce sont des bonnes nouvelles.
Elle porta la main à son visage et sentit que sa joue était humide.
-
Je ne me rendais pas compte que je pleurais.
Tout ce qu'elle éprouvait, c'était l'impression de vide qui avait envahi tout son être, la sensation étrange d'avoir couru des kilomètres et des kilomètres tant ses jambes étaient douloureuses et tant elle avait de la peine à retrouver son souffle. Mais c'était le bonheur.
-
Je n'abandonnerai pas la partie, rappela encore le Dr Wallace. Je veux que vous le sachiez. Et ce que j'ai dit avant... j'ai eu tort, reprit-il en hochant la tête. Je sais que je vous ai fait du mal. Je ne peux que vous présenter mes excuses. Vous m'accorderez votre pardon plus tard, quand nous aurons sauvé votre fds.
Kerri lâcha la balayette qu'elle tenait toujours à la main et se précipita vers lui. Elle lui jeta les bras autour du cou et le serra convulsivement contre elle.
— Merci, souffla-t-elle entre ses larmes. Merci.
-
Ne me remerciez pas maintenant. J'ai encore tant à faire,
dit-il en dénouant ses bras et en s'éloignant d'elle. Nous nous réjouirons plus tard.
Pour toute réponse, elle hocha la tête car elle pleurait encore et elle avait du mal à parler. Elle aurait tant voulu savoir ce qui l'avait fait changer d'avis. Mais à vrai dire, quelle importance ! Ce qui comptait, c'était que l'espoir soit revenu. L'espoir, alors que tout semblait perdu !
-
Nous aurons bientôt fini de mettre au point un protocole de soins, poursuivit-il. Et nous pourrons l'expérimenter sur votre fils. Je ne cache pas que cela présente un certain danger avant les essais cliniques, précisa-t-il encore après quelque hésitation.
-
Je m'en fiche, répliqua-t-elle aussitôt.
Ni elle ni Cody n'avaient le temps d'attendre des années le feu vert des autorités médicales.
-
Je signerai toutes les décharges que vous voulez. Tout ce que je vous demande, c'est de faire vite, supplia-t-elle.
-
Je vais faire de mon mieux, assura le Dr Wallace en prenant congé.
Lorsqu'il fut parti, Kerri referma la porte et se laissa glisser à terre... s'efforçant de reprendre son souffle.
Elle aurait voulu crier son bonheur. Un sursis ! Ils avaient un sursis. Mon Dieu, faites que ça marche!
Ce fut à ce moment que le téléphone sonna.
Elle tendit la main vers le combiné et s'en saisit.
-
Allô?
-
Kerri, c'est Nathan. Je viens de recevoir un coup de fil de Jason. Wallace s'est remis au travail et ils ont embauché pour que le labo fonctionne à plein rendement.
Mais les larmes qui coulaient encore empêchèrent Kerri de répondre autrement que par un signe de tête, à la grande inquiétude de Nathan qui insista.
-
Kerri? Tu m'entends? Ce sont de bonnes nouvelles.
-
Je sais.
-
Tu pleures? s'étonna-t-il vivement. Qu'est-ce qui ne va pas ?
-
Rien. Je suis heureuse. Je t'ai entendu. C'est grâce à toi. C'est toi qui l'as persuadé de reprendre ses recherches.
-
J'aimerais beaucoup pouvoir m'enorgueillir de cette prouesse, mais je n'y suis pour rien et Jason non plus. Il avait tout juste commencé à négocier avec Wallace. Non, c'est de lui-même qu'il a repris son travail. Tu y es peut-être aussi un peu pour quelque chose.
-
C'est possible. A vrai dire, je me fiche de savoir à qui on doit ce revirement. Tout ce que je veux, c'est la guérison de Cody.
—- Je sais.
Elle poussa un grand soupir avant de reprendre la parole.
—- Quelquefois, c'est dur de trouver le courage de poursuivre le combat.
Jamais encore, elle ne s'était épanchée à ce sujet.
-
Quelquefois, je me sens si seule avec Cody. Seule contre le monde entier.
-
Vous n'êtes pas seuls tous les deux. Maintenant, il y a toute une équipe derrière vous.
Vraiment? Il y avait si longtemps qu'elle portait le fardeau toute seule qu'elle avait du mal à imaginer pouvoir jouir d'un instant de répit.
-
Le Dr Wallace est le meilleur spécialiste. Il va trouver quelque chose.
-
Je sais.
En tout cas, elle le croyait. Il fallait qu'elle y croie.
-
En tout cas, je suis content que le problème soit résolu. Pourtant, cette heureuse issue me laisse sur ma faim, ajouta Nathan d'un ton enjoué. J'étais bien décidé à en découdre et voilà que je suis privé du frisson de la victoire sur le champ de bataille.
Kerri étouffa un éclat de rire.
-
Tu t'en remettras, assura-t-elle en essuyant ses joues.
-
Oui, mais j'aime me battre.
-
Certes. Mais aussi, ce que tu aimes, c'est gagner. Soumettre les autres, les dépouiller.
—- Il y a longtemps que cela ne m'est pas arrivé. Ça me manque.
Kerri eut soudain l'intuition qu'ils ne parlaient plus de batailles. Elle repensa à la nuit précédente, sous le porche devant sa maison. A ce qu'elle avait ressenti dans les bras de Nathan.
Elle avait oublié ce qu'on éprouvait dans les bras d'un homme et sous ses baisers. Elle avait oublié le désir. Et maintenant qu'il était ravivé, elle ne savait plus comment s'en défaire.
Mais elle y arriverait, se promit-elle. Cody! Lui seul comptait dans sa vie. Surtout maintenant qu'ils étaient sur la bonne voie. Elle se sentit soudain plus proche de Nathan. Le tutoiement lui vint naturellement.
-
Je te remercie d'avoir tenu à me prévenir pour le Dr Wallace, dit-elle. Je suis soulagée que nos efforts n'aient pas été vains.
-
Moi aussi. N'oublie pas que tu m'es toujours redevable d'une soirée. Tu m'as éconduit la dernière fois.
-
Je n'étais pas libre et, en plus, je ne te suis redevable de rien du tout.
-
Bien sûr que si. Tu peux venir à Seattle et nous dînerons ensemble. Je te montrerai les maquettes des tours dont je projette la construction. C'est intéressant.
Ce n'était pas l'envie de le voir qui lui manquait. Le problème, c'était que sa seule présence la mettait mal à l'aise. Elle s'était servi de Nathan pour parvenir à ses fins, dans l'intérêt de Cody, mais maintenant, c'était pour elle qu'il constituait un vrai danger.
N'empêche qu'il avait raison sur ce point : elle lui était redevable.
-
Je serai disponible demain.
-
Tim passera te prendre à 10 h 30.
-
Nous devenons très amis, Tim et moi. C'est charmant.
Nathan eut un petit rire ironique.
-
Je suis ravi de l'apprendre de ta bouche. A demain.
-
C'était très gênant, grommela Kerri en sortant du restaurant. Tu as vu comme le directeur m'a fusillée du regard ?
-
Il ne t'a pas fusillée du regard, rétorqua Nathan. Il s'est réfugié dans son bureau.
-
Tu ne vas pas lui en faire le reproche? C'était une très mauvaise idée de venir ici et je n'aurais jamais dû me laisser faire, s'indigna-t-elle en s'engouffrant à l'arrière de la limousine dont Tim lui tenait la portière ouverte. Et toi, tu souris ? Tu trouves ça drôle, peut-être ?
-
Non, madame.
-
Comment ça, madame? Tu me le paieras. Je vais chanter à tue-tête avec la radio à fond pendant tout le trajet du retour, non mais !
La menace était à prendre au sérieux. Kerri chantait si faux que, dès les premières mesures, tous les chiens du quartier hurlaient à la mort. Tim lui adressa une grimace de désapprobation avant de s'effacer devant Nathan qui prit place à son tour dans la voiture.
-
Kerri, ne torture pas Tim. Je ne tiens pas à le perdre.
-
Je vous en veux à tous les deux. Quand je pense que nous sommes allés déjeuner au Grill. Je n'arrive pas à y croire. Alors que j'ai été renvoyée de ce restaurant. Vous vous rendez compte ?
-
Mais tu as dit toi-même que tu étais d'accord pour y aller.
-
Oui. Mais c'était avant d'y être. Je n'imaginais pas ce que ça serait, une fois sur place. Sans parler de l'humiliation...
Elle se tut brusquement, pressant ses lèvres l'une contre l'autre pour s'obliger au silence.
En fait, ce n'était pas manger dans cet endroit si exclusif qui lui avait déplu. Au contraire. Car, dans le bref laps de temps où elle y avait été employée, elle n'avait guère eu l'occasion de tester la qualité de la nourriture. En revanche, pour des raisons qui lui restaient obscures, c'était Nathan qui la rendait nerveuse. Et elle avait commencé à débiter des fadaises dès les entrées, sans pouvoir s'arrêter de tout le repas.
-
Est-ce que nous allons maintenant à ton bureau ? s'enquit-elle au bout d'un moment. Tu sais, ce n'est pas nécessaire. Tim pourrait me reconduire chez moi.
-
Je veux que tu voies les tours. Tu es impliquée dans ce projet maintenant.
-
A condition de me donner un appartement de deux pièces. De préférence avec vue sur la mer, s'il te plaît. Pas forcément dans les étages du sommet. A mi-hauteur, cela me conviendrait parfaitement.
-
J'ai bien noté.
Le pire pour Kerri, c'était de voir le flegme de Nathan. Pourquoi arrivait-il à être si décontracté, lui, et pas elle? Qu'est-ce qui la poussait à scruter les plus infimes détails le concernant?
Comme maintenant, dans la voiture. Ils n'étaient pourtant pas assis l'un contre l'autre. Eh bien, elle sentait la chaleur de son corps. Elle percevait ses moindres mouvements, les intonations de sa voix, le rythme de sa respiration. Elle avait même remarqué qu'il s'était fait couper les cheveux.
Si elle n'avait pas dû se concentrer de toutes ses forces pour soutenir la conversation, elle se serait sans aucun doute laissée aller à le couvrir de baisers et de caresses sans oublier de réclamer sa part.
Il était plus que temps de réagir. Des mesures s'imposaient, car elle se dispersait et elle devait absolument se ressaisir et rassembler ses forces autour d'un seul objectif. Qu'adviendrait-il de Cody, si elle ne lui consacrait pas toute son énergie ? Il en souffrirait. Elle en avait la certitude absolue.
-
Est-ce que ton bureau est plus grand que celui de Jason ? demanda-t-elle.
-
On dirait que mon avocat occupe le centre de tes pensées.
— Pas du tout. Il a l'air sympathique. Je me souviens de son bureau, un très grand bureau. J'ai peut-être raté ma vocation. J'aurais dû entrer dans les affaires. J'aurais un grand bureau avec vue...
-
Ce n'est pas trop tard.
Si, pour elle, c'était trop tard. Nathan parlait de son avenir. Mais jusqu'à sa guérison, elle n'avait qu'une seule préoccupation, c'était Cody.
Ils venaient de s'arrêter devant une tour et Nathan la conduisit jusqu'à l'ascenseur qu'il appela pour monter au dernier étage.
-
Eh bien, tu n'as pas peur des tremblements de terre ? Ça doit faire un drôle d'effet dans un truc comme ça! s'exclama Kerri.
Il eut un léger sourire en entrant avec elle dans la cabine.
Sans même s'en apercevoir, tant l'ascension fut rapide et silencieuse, ils parvinrent au sommet de la tour. La porte coulissante s'ouvrit sur le hall qui desservait l'étage réservé à la direction du groupe King Investment. Une hôtesse les accueillit depuis son bureau qui tenait plus de la tour que de l'écritoire.
-
Bon après-midi, monsieur King.
-
Merci, Gypsy.
Kerri jeta un coup d'œil sur la jolie brunette et s'étonna :
-
Gypsy? Sérieusement? C'est son nom?
-
C'est celui qui est sur son bulletin de salaire.
-
Quelle drôle d'idée de donner ce nom à un bébé?
Ils passèrent devant un grand nombre de bureaux où les gens semblaient très occupés.
-
Il n'y a pas beaucoup de femmes à l'étage de la direction, ne put-elle s'empêcher de remarquer.
-
Plus de trente pour cent chez les cadres supérieurs. Mais le sexe n'est pas un critère de sélection pour moi. Homme, femme, extraterrestre, peu m'importe. Ce que je veux, ce sont des gens capables.
Le bureau devant la double porte était inoccupé. Nathan poussa le battant de droite et s'effaça devant Kerri pour la laisser entrer la première.
Kerri se prépara mentalement à surmonter une grosse impression et pénétra dans le sanctuaire de Nathan.
La pièce faisait environ trois fois la surface de sa propre maison. Il y avait deux murs entièrement vitrés en encoignure. L'un donnait à l'ouest, sur le chenal, l'autre au sud, sur Safeco Field et au-delà. L'ensemble de la pièce était dans les tons neutres, le mobilier semblait de prix, le bois omniprésent. Le coin canapé pouvait héberger au moins six personnes et la table de conférences une bonne douzaine.
-
C'est tout à fait comme notre salle de repos au salon de coiffure. Sauf que nous, nous avons plus de téléphones, remarqua-t-elle avec un large sourire.
Nathan fit celui qui n'avait pas entendu et il se dirigea vers un chevalet disposé au milieu de la pièce. Il ôta la toile qui le recouvrait et recula d'un pas.
-
Qu'en dis-tu?
Le croquis d'architecte montrait deux tours constituées d'un empilement incroyable d'étages. Le tout dans un environnement de jardins. Il y avait des baies immenses, des balcons innombrables et, sur chaque toit, un espace vert planté d'arbres qui formait une sorte de parc.
Les tours étaient énormes, imposantes, magnifiques dans le genre grandiose et sévère. Pas du tout l'endroit où elle aurait aimé vivre, sans qu'elle sache vraiment ce qui lui déplaisait. Leur surdimensionnement? Leur aspect impersonnel? De toute façon, songea Kerri, peut-on concevoir un gratte-ciel qui ait un peu d'originalité ?
-
C'est super, finit-elle par répondre.
-
Tu les détestes, c'est ça?
-
Quoi? Bien sûr que non, se défendit-elle.
Puis, pointant du doigt l'enseigne qui ornait un côté des tours et qui portait son nom « King ToWers », elle ajouta :
-
Au moins, on voit bien ton nom. Je croyais qu'il n'y avait que le milliardaire Donald Trump capable de faire ça.
-
Pour le nom, je ne suis pas sûr de garder l'idée. C'est peut-être mieux sans.
-
Aucun avis à donner. C'est pas mon domaine.
Puis, considérant alternativement le projet de tours sur le papier et l'homme qui en était le commanditaire, elle demanda :
-
C'est donc ça? Voilà le couronnement de ta carrière. Les tours sur le chenal... en tout et pour tout.
Il haussa les épaules.
-
J'ai d'autres projets à venir.
-
Mais ça, c'est le projet important, n'est-ce pas?
-
C'est celui qui compte pour moi.
-
Et dont l'origine remonte à ton enfance?
-
Oui. C'est parce que, tous les jours, mon père me disait que je ne valais rien. Je veux lui démontrer qu'il avait tort.
Sauf que le vieux était mort et que ça ne serait pas facile d'obtenir qu'il fasse amende honorable. Et puis les tours seraient-elles suffisantes pour contrebalancer la force de préjugés si bien ancrés? Nathan devrait-il mettre enjeu des atouts plus convaincants ? Après tout, il était milliardaire. Et si ça ne suffisait pas?
-
Es-tu heureux, Nathan? demanda-t-elle.
Il la regarda, surpris.
-
Quelle question !
-
Je sais. Réponds, Nathan.
Il resta silencieux un long moment, puis il la prit par le bras, la serra contre lui et l'embrassa.
Lorsque ses lèvres s'arrimèrent fermement aux siennes, elle décida que sa question n'était plus d'actualité. Lorsqu'il mordilla sa lèvre inférieure, puis se fraya un chemin avec sa langue, elle se dit que la conversation était un gaspillage de temps. Et, lorsque sa main se faufila au creux de ses reins, elle perdit le fil de ce qu'ils se disaient auparavant.
C'est qu'il savait s'y prendre pour embrasser! Kerri planait sur son petit nuage tandis que leurs langues se mêlaient, s'agaçaient et se provoquaient. Il avait l'art et la manière pour émoustiller ses sens. Qu'est-ce que ça devait être au lit ?
Même si elle n'avait aucune intention d'aller jusque-là, Kerri se permit de rêver un moment. Elle imagina les mains de Nathan explorant son corps... partout.
Il abandonna sa bouche et suivit la ligne de sa mâchoire, déposant au passage une succession de baisers mordillés. Kerri réussit à étouffer un gémissement. Non sans mal. Toutes ses terminaisons nerveuses, endormies depuis si longtemps, se réveillaient, à l'appel de sensations oubliées. C'était une vraie jubilation des sens.
Lorsque Nathan s'attarda au niveau de son oreille, agaçant du bout de la langue la peau si sensible à cet endroit, et qu'il saisit le lobe entre ses dents, des frissons parcoururent le corps de Kerri, au point qu'elle se mit à trembler.
Sentant le sol se dérober, elle s'accrocha à lui pour ne pas tomber. Il posa alors la main au creux de ses reins et la maintint fermement contre lui. A cette pression sans équivoque, Kerri ne put empêcher son corps de se tendre comme un arc pour épouser étroitement les formes de Nathan. Et, au moment où son ventre se colla contre celui de son compagnon, elle faillit s'écrier de surprise.
Il était dur et gonflé et elle voulut se frotter contre lui en ronronnant comme un chat. A cet instant précis, plus rien ne compta. Que l'homme et les sensations qu'il éveillait en elle. Il fallait qu'elle arrache ses vêtements, qu'il la caresse sur tout le corps. Elle voulait retrouver les picotements, cette impression de fondre, toutes ces choses qui faisaient gémir au simple contact de ces parties de son corps qu'elle avait ignorées depuis tant d'années. Elle voulait qu'il la violente, qu'il la tourmente, jusqu'à ce qu'elle n'ait plus d'autre choix que de s'abandonner à lui. Elle voulait le sentir en elle, qu'il la force, qu'il la prenne...
« Take Me Out to the Bail Game »... les notes de la chanson fétiche des matchs de base-ball s'égrenèrent soudain dans le silence relatif du bureau de Nathan. Il fallut plusieurs secondes à Kerri avant de reprendre ses esprits.
Son téléphone! L'école de Cody!
En un éclair, elle repoussa Nathan, se précipita à la recherche de son téléphone dans son sac et prit la communication.
-
Que se passe-t-il? s'écria-t-elle, hors d'haleine.
A l'autre bout du fil, les paroles si redoutées...
-
Kerri. Je suis désolée. C'est Cody. Il est tombé. Il y avait de l'eau par terre. Sa béquille a glissé. On l'emmène à l'hôpital. Faites vite.
Chapitre 9
Kerri courut vers l'ascenseur, suivie de Nathan.
-
Je t'accompagne, dit-il.
— Non, je ne veux pas, répliqua-t-elle aussitôt.
Il fallait qu'elle quitte ces lieux au plus vite. Tout cela était sa faute, elle en était certaine. Maintenant, il ne lui restait plus qu'à implorer le pardon et espérer un miracle.
Et elle se mit à prier.
Tiens bon. Tiens bon. Tiens bon. Les mots s'enchaînaient dans sa tête.
-
Kerri, insista Nathan qui s'impatientait.
-
Tu ne peux rien pour moi. Je dois y aller. Est-ce que Tim attend?
-
La route est longue jusque là-bas. Cela prendra beaucoup trop de temps. Je vais commander un hélicoptère pour t'emmener. Tu arriveras deux fois plus vite.
-
D'accord. C'est très bien. Merci.
N'aurait-elle pas dû protester? De toute façon, Nathan avait les moyens et, si ça lui permettait d'être au chevet de Cody plus rapidement, c'était d'autant mieux.
-
Kerri, ça va aller, tu vas voir.
Il faisait ce qu'il pouvait. C'était évident. Mais ce n'étaient que des paroles convenues et Kerri n'était pas d'humeur à répondre aimablement.
-
Tu n'en sais rien du tout, rétorqua-t-elle. Et moi non plus.
*
* *
Moins d'une demi-heure plus tard, Kerri arrivait à l'hôpital. Elle s'engouffra aussitôt dans le service des urgences, dont les couloirs brillamment éclairés lui étaient malheureusement si familiers. Elle était venue si souvent avec Cody. Beaucoup trop souvent. Aucun enfant ne devrait passer autant de temps à l'hôpital. Ce n'était pas juste.
Elle courut jusqu'à la salle de garde des infirmières et son visage s'éclaira à la vue d'une tête connue.
-
Bonjour, Sharon.
-
Bonjour, Kerri. Il est chambre 4. Vous êtes passée devant, lui indiqua la jeune femme.
Puis elle mit sa main sur le bras de Kerri et ajouta avec un joli sourire :
-
Il va bien.
Désemparée, ne sachant quoi dire, Kerri hocha la tête et revint sur ses pas pour rejoindre la chambre de Cody. Elle le vit sur son lit étroit, si menu, si pâle.
-
Alors, tu veux te faire remarquer? C'est parce que tu crois que je t'abandonne? lança-t-elle en entrant. Je croyais pourtant que nous en avions discuté.
Il essaya un sourire qui se transforma en rictus de douleur.
-
Désolé, maman. Ne te fâche pas, tu veux?
-
Qu'est-ce que tu racontes? Tu m'as déjà vue me fâcher?
-
Oui. Quand je ne range pas ma chambre ou quand je zappe à la télé.
-
Mais c'est très énervant. Quand tu as choisi une émission, tu n'as qu'à la regarder, protesta-t-elle.
Puis elle le prit dans ses bras, prenant soin de ne pas serrer trop fort malgré l'envie qu'elle en avait. Il était bien, tout contre elle. C'était là sa place. Son fils. Le fils de Brian.
Elle aurait voulu se laisser aller et pleurer pour les souffrances de son enfant, pleurer pour l'injustice de tout cela. Mais les larmes lui étaient défendues. Elle ne devait pas en verser en sa présence, seulement quand elle était seule. Car c'était un signe de faiblesse. De plus, elle en avait tant versé quand elle avait appris que le Dr Wallace abandonnait la recherche que sa réserve devait être asséchée pour un long moment.
Elle attendit qu'il relâche son étreinte pour se redresser. Mais elle commença à lui caresser les cheveux et tint sa petite main dans la sienne.
-
Maintenant, raconte-moi ce qui s'est passé, demanda- t-elle le plus posément possible. On m'a dit que tu avais glissé. C'est ça?
-
C'est complètement idiot. Je me suis retourné et je suis tombé. Tout le monde m'a vu.
Une blessure d'amour-propre qui était sans nul doute pire que la blessure physique, songea Kerri. Il grandissait et l'opinion de ses copains prenait de plus en plus d'importance.
-
J'ai rien de cassé, reprit Cody. Même pas de fracture. Mais je suis tout contusionné.
-
Et ça te fait mal, n'est-ce pas?
-
Un peu.
Plus qu'un peu, mais il essayait toujours d'être courageux
-
On t'a donné quelque chose?
Cody agita le bras qui était perfusé.
-
Oui, un antalgique. Le Dr Vinton a fait plein de radios. Tu devrais peut-être aller le voir.
-
Tu as raison, mon grand, dit-elle en déposant un baiser sur sa joue. Je te laisse une minute. Ça va aller?
-
Maman, j'ai neuf ans, tout de même ! Je ne suis pas un bébé, protesta-t-il en se renfrognant.
-
Et ne t'amuse pas à faire du charme à toutes les infirmières. Tu sais comme elles prennent cela au sérieux. Tu leur briserais le cœur.
-
Est-ce ma faute si je suis si mignon?
Elle sourit et déposa un baiser sur sa joue.
-
Tu as raison, tu n'y peux rien. Je reviens vite.
Sitôt sortie de la chambre, elle s'arrêta pour reprendre son souffle. Elle avait mal. La colère l'étouffait. Une colère indicible, devant son petit garçon miné, épuisé par la souffrance. Un miracle ! Etait-ce si extraordinaire de vouloir un miracle ?
Elle se dirigea lentement vers la salle de garde. Le Dr Vinton s'y trouvait justement. Il leva les yeux de la feuille de soins qu'il était en train de consulter et la salua quand il la reconnut.
-
Ah, Kerri! Vous voilà. C'est bien.
-
Si c'était bien, je ne serais pas ici. Il n'y a rien de cassé, n'est-ce-pas? Du moins, c'est ce que Cody m'a dit.
—- Rien de cassé. Nous avons eu des craintes, mais les radios sont bonnes.
-
Bien. Mais alors, pourquoi n'avez-vous pas l'air plus content que cela?
Il l'entoura de son bras et la conduisit vers un coin du hall où se trouvaient quelques sièges. Par expérience, Kerri savait que ce n'était pas bon signe.
-
Cody n'a pas glissé à cause d'une flaque d'eau, expliqua le spécialiste lorsqu'ils furent assis tous les deux. Cela a peut-être contribué à sa chute, mais ce n'est pas la cause. Il est tombé parce qu'il ne peut plus supporter son propre poids. Il n'a plus la force nécessaire. Nous sommes en train de faire des analyses pour confirmer ce diagnostic. C'est la progression normale de la maladie. Il fallait s'y attendre..
Il se tut un moment, puis ajouta :
-
Je suis désolé, Kerri. Il va falloir songer à le mettre dans un fauteuil roulant.
Elle sentit sa gorge se nouer et son corps tout entier se révulser. Elle aurait voulu bondir, hurler sa douleur à l'Univers tout entier! Ce n'était pas possible. C'était trop injuste. Non ! Pas ça !
-
Impossible. Il ne voudra pas, murmura-t-elle.
Le fauteuil roulant, c'était la fin pour lui. Il signifiait la victoire de la maladie et la certitude que l'état de Cody allait empirer, de plus en plus vite. Les douleurs allaient s'intensifier et il faudrait de plus en plus de drogues pour contrôler l'agonie de ses os en phase de décomposition.
Le Dr Vinton se taisait maintenant. Que pouvait-il dire d'autre ? Que la maladie progressait? Que Cody avait pu profiter d'un bon moment de rémission? Et bla-bla-bla.
Kerri sentait les larmes monter dans ses yeux, mais elle luttait. Elle ne se laisserait pas aller. Cela ne servirait à rien ni personne.
-
Je ne veux pas d'échéancier, dit-elle. Je veux croire que la guérison est au bout du chemin. Je ne veux pas entendre autre chose.
-
Je ne peux pas le dire.
-
Peut-être qu'avec une rééducation il retrouverait assez de forces pour compenser les effets de la maladie.
Il la regarda dans les yeux.
-
Kerri, cela ne servirait à rien et les exercices physiques ne feraient qu'accroître ses douleurs.
-
Je sais. Je suis désolée. Je cherche.
-
Moi aussi. Je voudrais trouver quelque chose, n'importe quoi, qui puisse arrêter la maladie. Mais j'ai déjà tout essayé. Je ne vais pas vous donner d'échéancier, mais il faut tout de même que vous soyez préparée à ce qui va se passer.
Se préparer à la mort de son fils? Comment ça se passe? Ce qu'il faut faire? On avait beau dire, jamais personne ne pourra l'aider à surmonter cette perte inéluctable.
-
Si seulement vous pouviez m'ouvrir les entrailles et prendre en moi ce qui pourrait améliorer son état... mes os, mon cœur, tout ! s'exclama-t-elle.
-
Je sais.
Mais il n'y avait plus rien à faire, sinon attendre qu'un miracle survienne avant qu'il ne soit trop tard.
-
Docteur Wallace, je vous remercie de votre invitation à collaborer avec vous.
-
Ah, oui ! Je vous en prie. Votre travail est remarquable, grommela-t-il, comme à regret.
La collègue en question, une petite rousse aux yeux verts, répondit au compliment par un large sourire, avant de répliquer :
-
J'ai étudié toutes vos expériences en détail. A l'université, je les ai moi-même refaites. C'est un honneur pour moi d'être ici.
Abram déglutit, l'air embarrassé.
-
Oui. Bon. Nous allons faire du bon travail, dit-il.
-
J'en suis certaine, répliqua la jeune femme qui s'éloigna d'un pas déterminé en serrant son dossier sur son cœur.
-
Quand je les vois, tous autant qu'ils sont, je me sens vieux, avoua Abram.
Linda se leva et réunit ses notes.
-
Elle est brillante. C'est une chance de l'avoir avec nous. Et le fait qu'elle admire ton travail n'est pas négligeable non plus, estima Linda. Tu as beaucoup d'admirateurs, tu sais? Nous avons été submergés par les demandes de chercheurs qui voulaient travailler avec toi, ajouta-t-elle en souriant.
Plus encore que cet engouement pour travailler avec lui, ce qu'il appréciait vraiment, c'était le respect et le bonheur qu'il lisait dans les yeux de Linda.
-
Nous allons réussir, affirma-t-il à son adresse.
-
Je sais. Les conditions ne sont plus les mêmes.
-
Oui, tu as raison. C'est un nouveau départ.
Tout à fait inespéré. Il se sentait maintenant solidaire et responsable, sentiment qu'il n'avait pas éprouvé jusqu'alors.
L'espoir lui donnait des ailes. Son seul regret était de ne pas s'être mobilisé plus tôt.
— On va y arriver, maintenant, assura-t-il, autant pour lui-même que pour Linda, histoire aussi de conjurer la crainte d'avoir trop tardé à reprendre son travail.
-
Comment vas-tu ? demanda Linda, assise sur le bout de la banquette de la salle d'attente de l'hôpital.
Kerri sirota une gorgée de sa tisane, puis haussa les épaules avant de répondre.
-
Bien. Ils vont garder Cody jusqu'à demain matin. Et puis il pourra rentrer à la maison. Pour commencer, j'ai commandé un fauteuil roulant qui entre dans le coffre de ma voiture, en attendant de voir comment je pourrais financer un engin motorisé.
Linda ouvrit la bouche, mais elle la referma sans rien dire. Kerri eut le pressentiment qu'elle allait lui offrir de l'argent.
-
Ne te mêle pas de cela, dit-elle à son amie.
-
Je ne peux pas m'en empêcher, répliqua Linda. Je voudrais t'aider.
-
Tu l'as déjà largement fait. C'est toi qui as remis le Dr Wallace sur les rails. Il est sur la piste d'une thérapie. Il va nous étonner tous, Linda.
— Et il n'est pas tout seul, fit remarquer Linda qui s'agrippait de toutes ses forces à sa chope de thé. Il y a une équipe avec lui. Tous des gens brillants qui se concentrent sur la maladie de Gilliar. Alors, tiens bon! Encore un peu! Nous pouvons gagner la bataille.
-
Je sais. Enfin, c'est ce que je me dis. J'ai un peu perdu la foi ces temps-ci. Mais ça va revenir, assura Kerri en ramenant ses jambes repliées contre sa poitrine. Tout cela me révolte. Le voir sur son lit, son état qui se dégrade inexorablement, les souffrances qu'il endure et qui vont s'accroître. Et je nepeux rien faire contre. Je suis sa mère. Je devrais pouvoir le soulager.
Linda se rapprocha d'elle et mit sa main sur son épaule.
-
Tu l'aimes et tu es là pour lui. C'est ça l'essentiel.
Peut-être. Mais ce n'était pas suffisant. Ça n'arrangeaitrien.
-
C'est ma faute, reconnut Kerri. C'est à cause de moi qu'il est comme cela.
-
Comment cela? s'inquiéta Linda.
-
Je n'ai pas respecté le pacte. Les règles sont simples pourtant. Je les connais, mais j'ai fait comme si elles n'avaient pas d'importance.
Elle déglutit avant de pousuivre.
-
Je me suis laissé entraîner à avoir une relation avec Nathan. Depuis peu de temps. Deux jours, peut-être. Mais j'avais fait le serment de consacrer ma vie à Cody. Et c'est justement depuis que j'ai failli à ma parole que les malheurs sont arrivés.
-
Tu ne crois tout de même pas que c'est lié ?
-
Tout allait bien jusqu'à maintenant. En dépit de toutes les prédictions. La maladie progressait moins vite et il pouvait mener une vie relativement normale. Mais du jour où je me suis laissé envoûter par les mirages du beau Nathan King, tout est parti à vau-l'eau. Sais-tu ce que je faisais à l'instant précis où Cody est tombé à l'école ? J'étais en train d'embrasser Nathan et je m'apprêtais à succomber à ses charmes.
Linda réprima un sourire.
-
Voilà qui m'intéresse. Pour cette fois-ci, je n'insiste pas. Mais à l'avenir, il me faudra des détails plus précis, dit-elle en plaisantant.
Puis elle se leva et se pencha sur son amie.
-
Kerri, tu es mon amie et je t'aime beaucoup. Mais permets-moi de te dire que tu es folle. Tu n'es pas toute- puissante. En tout cas, ce n'est pas toi qui décides de l'état de santé de Cody. Et les quelques minutes de plaisir que tu as pu t'octroyer n'ont rien de répréhensible.
-
Détrompe-toi. Je sais bien que ça semble incroyable, mais je suis intimement persuadée que s'il a eu une rémission, c'est parce que j'ai fait l'ultime sacrifice de lui consacrer ma vie. Et j'ai failli à ma promesse.
-
Mais les pactes, ça ne marche pas comme cela.
-
Tu crois? Il y a bien tout de même bien une sorte d'équilibre dans l'Univers. Alors, pourquoi ne pas imaginer qu'on puisse donner sa vie pour en sauver une autre? Moi, je suis prête à céder la mienne.
-
Tu as droit au bonheur, Kerri.
-
Pourquoi? Pourquoi aurais-je ce que je veux, alors que lui n'a rien ?
-
Parce que ton sacrifice ne sert en rien sa guérison.
-
Es-tu sûre? A cent pour cent? Jure-le sur la vie de Cody.
Linda ouvrit la bouche, puis la referma sans rien dire. Au bout d'un moment, elle laissa tomber :
-
Je ne jurerai pas sur sa vie.
-
Moi non plus. J'ai fait une bêtise. Ce qui est fait est fait. Mais je peux au moins faire en sorte que ça ne se reproduise pas.
-
Parce que, selon toi, au prétexte que ton fils est malade, tu n'as pas le droit d'avoir un homme dans ta vie?
Kerri réfléchit un instant avant de pousuivre :
-
Il n'y a pas que Cody. Tu penses à Brian? J'ai promis de l'aimer pour toujours.
-
Tu l'aimes. Cela ne fait aucun doute. Cependant, cela ne veut pas dire que, pour autant, tu doives t'arrêter de vivre. Je déteste ce genre de cliché, mais crois-tu qu'il aurait exigé cela de toi ? Tu sais bien que non.
-
Il aurait voulu que je sois prête à tout pour maintenirson fils en bonne santé. Y compris que je renonce à tout pour Cody, si c'était nécessaire. Je le sais.
-
D'après ce qu'on m'a dit de lui, il était un homme beaucoup plus généreux que cela. Et si tu as éprouvé quelque plaisir avec Nathan — entre parenthèses, n'oublie pas que j'attends les détails —, tu serais bien folle d'y renoncer.
-
Parce qu'il est riche? demanda Kerri d'un ton plein d'amertume, car, pour une fois, l'argent ne servait à rien.
-
Parce que tu souris quand tu prononces son nom. Depuis combien de temps cela ne t'était-il pas arrivé?
Pas depuis Brian, songea Kerri, le cœur serré.
-
Je ne peux pas, murmura-t-elle. Je ne peux pas faire ça. Je dois consacrer toute ma vie à mon fils. Sinon, il va mourir.
Linda ne dit rien. Mais Kerri savait ce qu'elle pensait : Cody allait mourir, de toute manière.
Nathan traversait l'hôpital, en direction du service de pédiatrie. Lorsqu'il sortit de l'ascenseur, il s'efforça d'ignorer l'odeur de désinfectant et de désespérance qui éveillait en lui de mauvais souvenirs.
La veille au soir, il n'avait parlé que brièvement avec Kerri. Elle l'avait informé que Cody n'avait rien de cassé mais qu'il serait maintenant en fauteuil roulant. Et elle lui avait demandé de ne pas venir.
Dans un premier temps, il avait prévu de rester à Seattle, mais, sans y réfléchir et sans préméditation, il s'était retrouvé dans sa voiture, se disant qu'au moins Tim les ramènerait à la maison.
Il trouva Kerri en conversation avec un médecin. Elle lui parut fatiguée. Malgré ses yeux cernés, les rides aux coins de sa bouche et ses épaules affaissées, il se dit qu'elle n'avait rien perdu de sa beauté.
Il attendit que le médecin s'éloigne, puis il s'approcha pour la saluer.
-
Bonjour.
Surprise, elle se retourna vivement.
-
Nathan ! Il ne fallait pas venir. Nous allons bien.
Ce n'était pas vrai. Evidemment.
-
Je peux vous reconduire chez vous, tous les deux.
-
Pas besoin. Nous avons ce qu'il nous faut, répliqua- t-elle abruptement.
Puis, écartant les mèches de cheveux qui tombaient sur son visage, elle se reprit :
-
Je suis désolée. Je ne voulais pas être désagréable. C'est juste qu'il y a tant à faire. Ramener Cody à la maison, chercher ses devoirs à l'école et puis aller au travail.
-
Il y a des choses dont je peux te décharger.
-
Non, je ne crois pas.
-
Comment cela, tu ne crois pas? reprit-il d'un ton légèrement courroucé.
Elle se campa devant lui, les bras croisés sur sa poitrine, et déclara fermement :
-
Voyez-vous, c'est vraiment bien ce que vous avez fait. Cody et moi, nous vous en savons gré. Vraiment. Mais pour le reste, ça ne va plus.
Qu'est-ce que cela signifiait? Nathan tombait des nues.
-
En d'autres termes, tu m'envoies balader?
N'avaient-ils pas conclu un accord? Ne s'était-elle pasengagée vis-à-vis de lui ?
-
Ce n'est pas le moment, je ne peux pas...
Au comble de la confusion, Kerri déglutit avant de poursuivre :
-
Ce qui est arrivé entre nous avant... Ça ne doit pas se reproduire... C'est trop risqué.
En deux secondes, tout s'éclaira dans l'esprit de Nathan.
-
Tu m'en veux pour ce qui est arrivé à Cody, c'est ça ?
-
Non. Bien sûr que non! C'est à moi que j'en veux.
-
Mais j'ai aussi ma part de responsabilité.
-
Non. C'est compliqué. Voilà, nous avons conclu un accord tous les deux. Je l'honorerai tant qu'il s'agira de faire ce que vous jugerez nécessaire en ce qui concerne le projet des tours. Photos, reportages, mondanités officielles... Mais rien d'autre. Rien de personnel.
Que croyait-elle donc? Il ne la désirait pas. Il ne l'avait jamais désirée. Peut-être avait-il pu s'intéresser à elle à un moment donné... mais sans plus ! Cette fille n'avait aucune importance pour lui. Pas plus que les autres, d'ailleurs.
-
Eh bien, ça me convient comme cela, répliqua-t-il sèchement. Je ne me mêlerai plus de votre vie.
Elle fit un geste de la main dans sa direction. Pour quoi faire? Le toucher? L'apaiser? Allons, donc! C'était Nathan King qu'elle affrontait. Il avait joué et il avait gagné. Elle n'était rien.
-
Je vous remercie d'être venu jusqu'ici, dit-elle.
Un bref signe de tête et il tourna les talons. Plutôt que d'attendre l'ascenseur, il prit l'escalier et ne se retourna pas une seule fois.
Frankie avait parfaitement planifié sa visite. Elle savait, à la minute près, à quelle heure la secrétaire de Nathan allait déjeuner. Cinq minutes plus tard, Frankie sortait des toilettes où elle s'était réfugiée et elle se dirigeait vers le bureau de son frère.
Elle tremblait de tous ses membres, ce qui valait mieux que de pleurer. Elle n'avait que trop versé de larmes jusqu'ici. Ce matin, elle était allée au travail. Pour la forme. Juste pour bien imprimer à son cerveau que c'était son dernierjour. Elle avait fait son temps. C'était fini.
Alors, la terreur l'avait saisie. Sans travail, elle n'avait nulle part où aller. Elle avait soudain réalisé que son avenir n'était qu'un trou noir géant au milieu du néant et c'était cela qui l'avait propulsée jusque dans le bureau de son frère, qu'elle s'était pourtant juré de ne jamais revoir.
Maintenant, elle était là. Au moment où elle poussa la porte et où elle entra dans la pièce, la peur qui la tenaillait disparut. Seules subsistaient la certitude d'avoir raison et la conviction qu'elle allait rendre la justice.
Nathan était assis à son bureau. Il était au téléphone et regardait par la fenêtre. De toute évidence, il ne l'avait pas entendue entrer. Elle s'immobilisa sur le tapis de haute laine et dévora des yeux l'homme qui fut en son temps la personne qu'elle avait le plus adorée au monde. Il y avait des années de cela... quand ils étaient petits. Qu'ils ne vivaient que l'un pour l'autre. Avant que Nathan l'abandonne.
L'espace d'une seconde, Frankie revit les éclaboussures de sang sur le mur. Non, pas ça ! Il fallait se concentrer sur l'instant présent. Se souvenir de son objectif.
Elle balaya du regard la pièce, le mobilier cossu et surdimensionné, l'énorme bureau, le globe terrestre sur un socle. Ce dernier l'intéressa tout particulièrement. C'était un objet de prix. Les pays étaient matérialisés par des pierres semi-précieuses. Elle reconnaissait bien là son frère. C'était peut-être même des pierres précieuses.
Sans faire de bruit et avec mille précautions, elle souleva le globe de son socle. C'était lourd, mais elle parvint à s'en emparer. Puis elle le souleva à bout de bras et le projeta de toutes ses forces contre le mur.
Il y eut une énorme déflagration, comparable à celle d'un coup de feu et le globe explosa en une myriade d'éclats qui se répandirent en pluie sur le tapis, laissant un trou dans le mur de la taille d'un petit cratère. Nathan fit pivoter calmement son siège, avisa sa sœur et coupa court sur-le-champ à son entretien téléphonique.
-
Je rappellerai plus tard, lança-t-il.
Puis il se leva et s'exclama :
-
Frankie. Je ne m'attendais pas à toi.
-
C'est plus drôle comme ça, non? rétorqua-t-elle.
-
Comment vas-tu? demanda-t-il en passant devant son bureau.
-
Qu'est-ce que ça peut te faire? Tu ne t'es jamais soucié de moi. Mais ça suffit comme ça! Tu as beau être le grand Nathan, je vais te réduire à néant. Quelle impression ça te fait quand je dis ça ? Je vais te réduire à néant.
-
Est-ce que tu as faim? Veux-tu manger quelque chose ?
Il ne la prenait pas au sérieux. Oh, comme elle détestait cela!
-
Tu m'écoutes? Je vais te traîner en justice. Tu ne les auras pas, tes tours. Jamais. Ce n'est pas possible. Pourquoi réussirais-tu toujours tout? Ce n'est pas juste. Je vais t'arranger ça ! Tu vas voir.
-
Pourquoi Frankie? Jalouse, toi? Mais tu as toujours dit que les biens matériels ne t'intéressaient pas.
-
Moi, ils ne m'intéressent pas. Toi, si. Tu veux voir ton nom écrit en grand. Tu veux être célèbre. Mais ça ne se fera pas. Tu te rends compte? Ta propre sœur qui t'intente un procès. Les gens vont jaser. Les journaux vont déballer des choses. Tu vas avoir des ennuis.
-
Tu ne peux pas m'atteindre.
-
On parie? s'exclama la jeune femme qui sentait la rage monter en elle. Je peux te réduire à néant, Nathan.
Il prit appui sur son bureau avant de reprendre la parole.
-
Frankie, ce que je dis, c'est pour t'aider. Tu devrais peut-être consulter un médecin?
Elle éclata de rire.
-
Pour que tu puisses dire que j'ai guéri grâce à toi? Je ne te donnerai pas ce plaisir.
-
Mais je suis là. Tu n'es pas seule, Frankie.
-
Non, tu n'es pas là. Pas plus qu'autrefois. Jamais tu n'as été là pour moi. Mensonges, tout cela. Tu prétendais que tout s'arrangerait. Mais rien ne s'arrangeait et tu ne rentrais pas pour autant à la maison. J'étais seule.
D'un battement de paupières, elle libéra les larmes qui lui brûlaient les yeux au souvenir du sentiment d'extrême solitude et d'angoisse qui l'étreignait alors.
Nathan s'avança d'un pas vers elle.
-
Je regrette. J'aurais dû rentrer à la maison.
-
Tu ne voulais pas te confronter à la réalité, c'est pour cela que tu t'es tenu éloigné.
Il hocha la tête, lentement.
-
Tu as raison. J'étais jeune et je...
-
Mais moi, j'étais plus jeune que toi, hurla-t-elle, submergée par la haine.
Elle aurait voulu le réduire à néant, sur-le-champ.
Nathan avança encore d'un pas vers elle. Elle recula d'autant.
-
Ne t'approche pas, ordonna-t-elle. Ne me touche pas. Je te hais. Je t'ai toujours haï.
-
Ça aussi, je le regrette, répliqua-t-il.
-
Tu ne te soucies pas de moi. Tu ne te soucies de personne. Que de ton espèce de tour nulle ! Aussi nulle que toi !
Il l'observa un long moment sans rien dire, puis il demanda calmement :
-
Qu'est-ce que ça changera, si tu empêches la construction de la tour?
-
Rien, mais je m'en fiche. Ça n'a pas d'importance.
-
Frankie, tu as besoin qu'on t'aide.
-
Je n'ai pas besoin de ton aide. Ne fais pas semblant d'être gentil.
-
Je ne veux pas être gentil, mais je veux sincèrement t'aider.
Il eut un moment d'hésitation avant d'ajouter :
-
Tu es ma sœur.
-
Non, murmura-t-elle. Je ne suis plus ta sœur. Depuis longtemps. Tu n'es rien pour moi, Nathan. Rien.
-
Ce n'est pas vrai. Si c'était vrai, tu ne serais pas ici. Je peux te venir en aide. Je t'en prie, Frankie, laisse-moi faire. Tu ne dois pas souffrir comme cela.
Il y avait quelque chose dans sa voix. Quelque chose qui réveilla en Frankie le souvenir d'une de ces nuits d'été d'il y avait bien longtemps. Leur père était ivre. Il vociférait. Elle avait peur. Si peur. Nathan l'avait entraînée dehors. Il s'était assis avec elle tant que les cris avaient duré. Il l'avait bercée dans ses bras.
-
Fais que ça s'arrête, l'avait-elle supplié. Oh, fais que ça s'arrête !
-
Je ne peux pas, lui avait-il dit. Je ne peux pas, mais je sais que ce n'est pas bien. Quand je serai grand, ça ne se reproduira plus. Tu n'auras plus jamais peur, je te le promets.
Frankie l'avait cru parce qu'elle était jeune et stupide. N'était-il pas son grand frère ? Mais il avait menti... sur toute la ligne.
Une immense lassitude l'envahit. Pivotant sur elle-même, elle quitta le bureau de Nathan et, dans l'antichambre, fondit en larmes. Mais elle ne tarda pas à découvrir qu'elle n'était pas seule. Assis sur le canapé, un homme qui lui parut grand et mince était en train de feuilleter un magazine. Elle se targuait de connaître tous les gens de l'entourage de Nathan, mais elle ne put mettre un nom sur le visage de cette personne qui lui était pourtant familière.
L'homme en question se leva et s'enquit auprès d'elle :
-
Ça va?
En pleurs, elle secoua la tête en balbutiant :
-
C'est seulement...
Soudain, la mémoire lui revint. C'était Lance ! Le petit ami de Tim, le chauffeur de Nathan.
Alors, elle alla s'asseoir sur le siège à côté du canapé et fondit de nouveau en larmes.
-
Mon frère exagère. Il a toujours considéré qu'il savait tout mieux que tout le monde et il a tort. Moi, je sais qu'il a tort.
-
Vous êtes la sœur de Nathan? s'exclama Lance d'un ton surpris.
Frankie fit signe que oui en reniflant bruyamment.
-
Nous nous sommes disputés. Au sujet de cette femme qu'il fréquente. C'est pour l'argent qu'elle s'accroche à lui. J'en suis sûre. Il va souffrir et je ne sais pas quoi faire pour l'empêcher. Il ne veut pas m'écouter. Pour lui, je ne suis que sa stupide petite sœur. Je suis tellement inquiète.
Lance s'assit devant elle et lui prit la main. Elle détestait qu'on la touche et elle avait très envie de la retirer. Mais elle songea que c'était peut-être un mal pour un bien. Si elle pouvait apprendre des choses sur Nathan, elle pourrait alors donner ces informations à Grant. Et elle arriverait ainsi à ses fins.
-
Il ne faut pas vous inquiéter, assura Lance. Kerri est quelqu'un de bien.
-
C'est qu'elle a su vous embobeliner, vous aussi.
-
Ce n'est pas mon genre. Mais je la connais. Elle est adorable. Elle a un enfant malade, Cody. Il a la même maladie que le fils de Nathan.
La maladie de Gilliar. Frankie frémit à cette pensée.
-
Alors elle s'est servie de cela pour harponner Nathan ?
-
Non. Si vous connaissiez Kerri, vous sauriez qu'elle consacre sa vie tout entière à son fils. Elle et Nathan sont amis. Pas plus. En fait, elle collabore à un de ses projets. Il a donné de l'argent pour la recherche et maintenant elle l'aide à...
Lance se tut brusquement. Puis il reprit plus évasivement :
-
Elle l'aide à faire certaines choses. Je ne peux pas en dire plus.
Comment une personne du genre de Kerri pouvait-elle aider Nathan ? Une mère célibataire, avec un enfant malade. Et surtout, pourquoi son frère aurait-il donné de l'argent? Cela ne lui ressemblait pas du tout. A moins que...
Il y avait des moments où l'esprit de Frankie était obscurci de visions d'horreur, et d'autres fois où une lumière fulgurante en chassait les ombres menaçantes. Comme maintenant. Elle venait de comprendre ce qui s'était passé et de quelle manière Nathan utilisait cette femme, selon son habitude.
Elle gratifia Lance d'un sourire radieux.
-
Grâce à vous, je me sens beaucoup mieux. Je vous remercie.
-
Je suis content de vous avoir aidé, répliqua-t-il.
Il était sûrement sincère, songea-t-elle, revigorée. Quel pauvre type ! Elle se leva, fit un signe de la main et quitta l'antichambre. Une fois dans l'ascenseur, elle sortit son téléphone et composa le numéro de Grant à son journal. La démolition de Nathan King avait commencé.
Chapitre 10
Kerri entendait bien le vacarme d'un moteur de camion dans la rue mais sans y prêter vraiment attention. Ce ne fut que lorsque le véhicule s'arrêta devant chez elle qu'elle regarda parla fenêtre. C'était une camionnette de location. Elle allait retourner à ses occupations, lorsque son regard fut attiré par le chauffeur, un vrai géant. Pas de doute, c'était Tim.
Ce fut alors qu'elle se demanda ce qu'il pouvait bien y avoir à l'arrière de ce véhicule. Si c'était un poney, ce serait un retour immédiat à l'envoyeur, se dit-elle. Depuis que Nathan était venu à l'hôpital, elle ne cessait de se faire des reproches. Et elle n'était pas d'humeur à comprendre la plaisanterie.
Elle s'était comportée comme une véritable idiote. Nathan n'avait aucune responsabilité dans ce qui était arrivé. Le pacte qu'elle avait conclu, c'était son affaire à elle. Mais il lui avait apporté son aide avec son argent et elle lui était redevable. Elle ne devait pas l'oublier.
Elle sortit de la maison en courant et se précipita vers l'arrière de la camionnette lorsqu'elle vit Tim déverrouiller la porte.
-
C'est vivant? s'écria-t-elle.
-
Non, répliqua Tim en riant. Il faut mettre le contact. Mais ça va vite. J'ai fait un petit tour avec.
Kerri savait qu'il était hautement improbable que Nathan lui offre une voiture, connaissant son attachement pour son vieux tacot à bout de souffle. Alors ce ne pouvait être que pour Cody et il s'agissait sans nul doute d'un genre bien particulier de moyen de transport.
Lorsqu'elle vit Tim disparaître à l'arrière du camion, elle se mordit la lèvre inférieure. Que faire ? Accepter ou refuser? Mais lorsque Tim réapparut aux commandes d'un fauteuil roulant électrique flambant neuf, elle se dit qu'elle n'avait pas le choix.
Il arrêta l'engin devant elle et en descendit.
-
Je vais installer une rampe d'accès devant le perron, annonça-t-il. J'ai apporté tout ce qu'il faut. Nathan m'a demandé de te dire que, toi et Cody, vous étiez libres de refuser le fauteuil. Mais à voir l'expression sur ton visage, je ne pense pas que ce soit ton intention.
-
En effet, reconnut-elle.
Kerri ne pouvait détacher ses yeux de la luxueuse machine et songeait comme la vie de Cody en serait transformée. Mais quelle idée avait-elle eue de se laisser aller dans les bras de Nathan ! Ce n'était vraiment pas fait pour simplifier les choses !
-
Ce n'est pas un mauvais garçon, reprit Tim. J'aime bien travailler avec lui.
-
Je n'ai jamais dit qu'il était un mauvais garçon. Seulement, il... Je ne peux pas l'intégrer à mes préoccupations du moment.
-
Tu n'arrives pas à gérer ton temps, c'est ça?
-
En fait, je n'arrive à rien gérer du tout.
Une heure plus tard, elle descendait la rue principale de Songwood en compagnie de Cody.
-
Ils réinvestissent dans la construction de nouveaux bâtiments, à la suite de la réouverture du laboratoire. Il y a un investisseur qui s'intéresse à un projet de logements et il est question de refaire le porche d'entrée du restaurant, expliqua Kerri à son fils, qui avait d'autres préoccupations.
-
Et si je descendais du trottoir? suggéra-t-il.
-
Et puis quoi encore ? répliqua-t-elle, absolument scandalisée.
Cody leva un visage rayonnant vers sa maman. Autant il avait souffert à l'idée de devoir abandonner ses béquilles, autant il avait été emballé à la vue de son fauteuil électrique bleu vif. Tim lui avait montré comment ça marchait et l'avait lancé tout seul dans l'allée devant la maison. En quelques secondes, Cody avait maîtrisé la conduite de l'engin. Grâce à la petite remorque qui allait avec, il pouvait emmener son fauteuil partout. C'était vraiment un cadeau fantastique. Un cadeau qui valait plusieurs milliers de dollars et qui mettait Kerri dans l'embarras. Comment pourrait-elle rembourser Nathan?
-
Oh, regarde, maman ! s'exclama soudain Cody en pointant un doigt vers l'horizon.
Kerri se tourna et aperçut une grue qui s'élevait au-dessus de la ville.
-
Ils sont en train de monter des madriers sur un chantier. Quel gaspillage, ces grues ! Moi, j'aurais pu leur monter toutes ces planches pour rien. Ou juste pour une portion de frites. Tu sais comme j'adore ça!
-
Oh, maman ! répliqua Cody sur un ton de reproche. Tu ne peux pas voler, toi.
Elle prit l'air offensé, une main sur le cœur.
-
Comment cela? Bien sûr que si, je peux voler.
-
Je ne te crois pas, assura-t-il. Mais c'est important d'avoir de l'ambition, ajouta-t-il en lui tapotant le bras.
Entendre Cody répéter ses propres paroles avait de quoi amuser et effrayer sa mère. Il avait une telle assurance !
«Je pourrais voler si je le voulais ! », voilà ce qu'elle lui avait parfois affirmé, sans obtenir plus qu'un vague « ah, oui? ».
Ils s'engagèrent dans la première rue sur leur droite. Cody empoigna la manette des gaz et s'écria :
-
Je vais aller à fond la caisse jusque chez mon copain Brandon.
-
Vas-y! Ne t'inquiète pas pour moi. Je ne suis pas pressée. N'oublie pas que je pourrais voler si je voulais.
Il la regarda encore une fois d'un air courroucé et s'élança à toute allure. En un rien de temps, il disparut delà vue de sa mère et, lorsqu'il arriva chez Brandon, il était mort de rire.
Kerri ferma les yeux et poussa un profond soupir. De bonheur. Il fallait profiter de ces rares instants. Elle aurait voulu tellement plus pour son enfant, mais, pour le moment, c'était tout ce qu'elle pouvait espérer de mieux. Trouver le moyen de le faire rire. Ensuite, la prochaine étape serait de faire en sorte qu'un miracle se réalise.
-
J'ai tellement de remords, dit Kerri en saisissant son gobelet de thé. Il voulait seulement être sympa. Et maintenant, il faudrait que je lui demande une faveur. Je sais que je ne devrais pas, mais c'est pour Cody et...
Elle s'interrompit brusquement pour regarder son amie et s'exclama :
-
Linda, tu ne m'écoutes même pas!
-
Bien sûr que si, je t'écoute, affirma cette dernière avec un grand sourire.
-
Tu as l'air préoccupée par quelque chose, insista Kerri. Il se passe quelque chose dans ta vie et tout ce que je trouve à faire, c'est de parler de moi, poursuivit-elle en posant sa main restée libre sur ses yeux. Vraiment, je suis une bien mauvaise amie.
-
Mais non. Tu es toi-même confrontée à tant de problèmes.
Kerri se redressa.
-
On en reparlera plus tard. Tout cela peut attendre. Maistoi? Qu'est-ce qui t'arrive? C'est à mon tour de te dire : «Je veux que tu m'expliques. »
Linda haussa les épaules.
-
Il n'y a rien à raconter. Abram progresse à grands pas dans ses travaux.
-
Et?
-
Il a vraiment été choqué quand il a cru que je partais, expliqua Linda en baissant la tête. Indépendamment de la cause de mon départ, ça me fait plaisir de savoir que je compte pour lui.
-
Il serait perdu sans toi.
-
C'est ce que je me suis toujours dit. Mais maintenant, c'est lui qui en a pris conscience. Du coup, il a changé. Il est attentif, prévenant.
Si Linda restait avec le Dr Wallace c'était parce qu'il était brillant, mais aussi parce qu'elle l'aimait. Kerri le savait parfaitement.
-
Tu ferais bien de lui parler de tes sentiments pour lui, fit-elle remarquer à son amie.
-
Je sais, reconnut Linda. Ce serait le bon moment. Mais je ne me sens pas prête.
-
Il ne va pas te rejeter.
-
Vraisemblablement pas. Mais je voudrais en être sûre. Je crois que ce serait mieux qu'il fasse le premier pas.
Kerri ne voulut pas insister, mais elle n'en pensait pas moins. Vingt ans! N'était-ce pas un délai suffisant pour se déclarer?
-
Kerri Sullivan, ligne deux, annonça la secrétaire de Nathan.
Ce dernier prit un instant de réflexion avant de décrocher, puis il prévint son interlocutrice sans ambages.
-
Vous pouvez toujours me dire que vous n'en voulez pas, je ne vous écouterai pas.
-
Je ne peux pas me le permettre, reconnut-elle de cette voix douce et familière qui lui fit instantanément l'effet d'une décharge électrique dans le bas-ventre. C'est pour Cody. Il en a besoin pour se déplacer et c'est au-dessus de mes moyens.
Nathan sentit la pression qu'il s'était efforcé d'ignorer se relâcher.
-
C'est ce que je pensais, dit-il.
Il se souvenait du jour où Daniel en avait été réduit à se déplacer en fauteuil roulant. Une épreuve pour lui. Mais son fils s'était vite adapté, tout à la joie que la sensation de vitesse et de liberté lui procurait. Ce fut un répit en attendant l'inexorable progression de la maladie.
-
Merci, dit-elle.
-
Je vous en prie.
-
Je ne m'attendais pas à cela, surtout après ce qui est arrivé quand vous êtes venu à l'hôpital.
-
Vous étiez dans tous vos états. Mais, Kerri, ce qui est arrivé n'est la faute de personne. C'est arrivé. C'est tout.
-
Ne jouez pas la carte de la logique. Pas avec moi. Ça ne marchera pas.
-
Kerri...
-
Non. Je vous en prie, Nathan. Je ne crois que ce que je sais être vrai. De plus, je vous appelais parce que j'ai encore une faveur à vous demander.
-
Quelle faveur?
-
Je veux voler.
Nathan se remémora aussitôt leur conversation dans le bureau de Jason et il comprit de quoi il s'agissait.
-
Wonder Mom est de retour ?
-
Oui. Cody ne me croit plus. Je veux que cela change. Pouvez-vous me faire voler?
Il l'imagina nue, rouge de plaisir, se contorsionnant sous les caresses de ses mains et de sa bouche qui la transporteraient au septième ciel, là où c'est si bon de voler. Mais ce n'était pas de cela qu'elle parlait.
-
A Songwood? demanda-t-il.
-
Oui, c'est ce qu'il y aurait de plus pratique. Mais si vous voulez me larguer au-dessus de Safeco Field, je ne dirais pas non.
-
Les Mariners ne seraient peut-être pas d'accord.
-
Ce qu'ils sont pinailleurs ces joueurs de base-ball. Enfin ! Va pour Songwood.
-
Je vais voir ce que je peux faire.
-
Merci. Je vous suis mille fois redevable.
Elle raccrocha et il remit le combiné sur son socle. Il allait retourner à son ordinateur lorsque Tim entra dans son bureau.
-
Je veux que vous sachiez combien je suis désolé. Il n'a pas pensé à mal. Au contraire, il a cru bien faire en disant cela.
Nathan fronça les sourcils.
-
De quoi me parles-tu ?
Pour toute réponse, Tim posa une feuille de papier sur son bureau en disant :
-
Lisez cela.
Nathan parcourut la lettre dont le texte était bref, puis il reporta son attention sur son auteur.
— Tu me donnes ta démission ?
-
Oui, soupira-t-il. Comme cela vous n'aurez pas le mal de me mettre à la porte. Il y a deux jours de cela, Lance est venu me retrouver ici car nous avions prévu d'aller déjeuner ensemble.
Tim changea d'appui sur ses pieds.
Nathan hocha la tête, ne voyant toujours pas où il voulait en venir.
-
J'étais en retard, bloqué dans un embouteillage. Ilm'attendait dans l'antichambre. Votre sœur était dans votre bureau.
Il fourra ses grosses mains dans les poches de son pantalon avant de poursuivre son récit.
-
Lorsqu'il l'a vue sortir en larmes, il s'est inquiété. Elle lui a dit qu'elle se faisait du souci parce que vous fréquentiez Kerri, que cette fille n'en voulait qu'à votre argent, que vous alliez souffrir et que vous ne méritiez pas cela.
-
En réalité, ce que ma sœur aimerait par-dessus tout, c'est me voir exsangue, au tapis.
-
Oui, moi, je le sais. Mais pas Lance. Alors, il lui a expliqué que Kerri n'en voulait pas à votre argent, que vous aviez conclu un accord avec elle et qu'il n'y avait pas de problème.
Ainsi, Frankie était au courant de leur contrat. Nathan se leva et alla se poster à la fenêtre.
-
Elle ne va pas manquer de livrer l'information à la presse.Et, pour couronner le tout, sans doute choisirait-elle de mettre Grant Pryor au parfum.
-
C'est ce que je pense aussi, dit Tim. J'ai découvert cette histoire ce matin.
Et alors? Qu'est-ce que ça pouvait faire? Il avait toujours su que la vérité se saurait unjour ou l'autre. C'était impossible autrement. Mais de cette façon ?
Il se perdit dans la contemplation des nuages qui filaient dans le ciel. Depuis quand sa sœur avait-elle commencé à aller vraiment mal ? Quelle question ! songea-t-il. Il le savait parfaitement. C'était depuis qu'il avait cessé de s'intéresser à elle.
Elle avait toujours été psychologiquement fragile et d'une sensibilité extrême. Aussi les épreuves qu'elle avait endurées ne lui avaient-elles laissé aucune chance de s'en sortir.
S'il connaissait la cause des maux dont souffrait sa sœur, il n'avait, en revanche, aucune idée de la manière dont il aurait pu les soulager. Sans doute aurait-il dû chercher à se rapprocherd'elle, essayer de réparer le mal qu'il lui avait fait. Au lieu de cela, il s'était mis en tête que ce qu'il avait fait était si énorme que c'était impardonnable. Mais avait-il seulement essayé de se faire pardonner?
Alors il se sentait encore un peu plus coupable. D'abord de la mort de son fils et maintenant de la folie de sa sœur. Il les avait abandonnés tous les deux à leur sort. Les gens le considéraient comme un salaud sans cœur, incapable de la moindre empathie envers autrui. C'était vrai. Mais il y avait pis encore : il empoisonnait l'existence de ceux qu'il voulait aider.
Il se tourna vers Tim et déclara fermement :
-
Tu ne vas pas démissionner et je ne vais pas te congédier. Lance était de bonne foi. Il ne savait pas.
-
N'empêche qu'il a trop parlé.
-
Ce qui est fait est fait. J'en fais mon affaire.
Avait-il le choix? En vérité, c'était le comportement deFrankie qui lui importait maintenant. Et ce qui arrivait était sa faute à lui. Il aurait dû agir autrement, dès le début.
-
J'ai une équipe d'avocats à ma disposition, ajouta-t-il. Ils me coûtent assez cher pour me montrer ce dont ils sont capables.
-
Je suis désolé, dit Tim en hochant la tête.
-
N'en parlons plus.
Le chauffeur quitta la pièce et Nathan se remit à son bureau. Sans réfléchir davantage, il composa un numéro qu'il connaissait désormais par cœur.
-
Je débarque, annonça-t-il dès que Kerri eut décroché.
-
Nathan...
-
C'est pour affaires, coupa-t-il aussitôt.
-
Dans ce cas, je vous attends.
Kerri fit exprès de ne rien préparer en vue de la visite de Nathan. Résistant à l'envie de ranger le salon et de retoucher son maquillage, elle sortit une assiette de cookies par politesse et prévint Cody qu'ils allaient recevoir un visiteur. Ce fut tout juste si son fils leva la tête du livre dans lequel il était plongé.
-
O.K., maman. Est-ce qu'il va encore apporter du poulet grillé ?
-
Il est probable que non.
Dans ce cas, c'était une affaire de grands et, ne se sentant pas concerné, Cody reprit sa lecture.
Allongé sur son lit, en chaussettes, jambes étendues et pieds pendants, il avait tout d'un gamin normal. Normal, à condition de ne pas voir certaines choses. Par exemple, le fauteuil roulant à côté du lit ou les béquilles dans le coin de la pièce.
Kerri sortit de la chambre et ferma la porte derrière elle.
Elle était complètement désœuvrée et l'attente serait longue à ressasser l'inquiétude qui la rongeait à l'idée de revoir Nathan et sa résolution de ne plus se laisser émouvoir par cet homme. Envolés les rêves de baisers donnés et rendus. Effacée l'empreinte de leurs deux corps réunis. Oubliée la chaleur qui émanait de la moindre de ses caresses. Il était l'homme qu'elle avait accepté d'aider en échange de quinze millions de dollars. Ni plus ni moins. En tout cas, pas le genre de mec sexy et célibataire devant qui elle tomberait en pâmoison.
Quinze minutes plus tard, elle s'était, pour la deuxième fois, sévèrement admonestée, avait classé ses flacons d'épices par ordre alphabétique et trié la lessive. Elle s'efforçait tant de ne pas guetter le bruit que ferait la voiture de Nathan qu'elle ne l'entendit pas arriver. Et lorsqu'il frappa à la porte, elle sursauta si fort que la pile de chaussettes de Cody lui tomba des mains.
Du pied, elle les poussa dans le petit débarras qui jouxtait la cuisine et alla ouvrir la porte d'entrée.
-
Bonjour, dit-elle en introduisant Nathan. Dites donc, vous n'avez pas traîné.
-
Il n'y avait personne sur la route.
Il était là. Fidèle à lui-même. L'air ténébreux, menaçant, solitaire. Ce n'était pas le genre d'homme qu'elle appréciait particulièrement, mais il était là — dans sa vie. Comment était-ce arrivé ?
-
Que se passe-t-il? s'enquit-elle en s'installant sur le canapé.
Avant de répondre, il prit place sur le fauteuil club délabré, de l'autre côté de la table basse un peu bancale sur laquelle Kerri servait habituellement le café.
-
La presse est au courant de notre accord.
-
Impossible, répliqua-t-elle aussitôt. Je n'en ai parlé à personne.
-
La fuite est venue de mon côté.
-
Je n'y crois pas. Vous n'en avez parlé à personne.
-
C'est ma sœur.
N'avait-il pas rompu les ponts avec elle?
-
Comment? s'étonna-t-elle. Je croyais que vous ne la voyiez plus ?
-
Elle est venue me voir à mon bureau, expliqua-t-il, le regard perdu dans le lointain, comme s'il se remémorait la scène. Elle était furieuse. Elle travaillait à la rédaction d'un bulletin pour le compte d'une association de défense de la nature. Mais comme cette association n'était pas reconnue, elle ne récoltait aucun fonds et elle a dû mettre la clé sous la porte. Ma sœur me tient pour responsable de cette situation et elle veut me punir.
-
Qu'est-ce que vous avez fait pour en mériter autant?
-
Rien, répondit-il en plongeant ses yeux couleur de nuit dans les siens. Je n'ai rien à voir avec sa feuille de chou. Elle n'en vaut pas la peine.
Quel mépris !
-
Je vois que vous ne portez pas les verts dans votre cœur.
-
Je les apprécie quand ils défendent des idées. Mais en l'occurrence, ma sœur n'a qu'un objectif, c'est de me punir. Elle déteste mon projet de tours et elle veut m'empêcher de le réaliser. Elle était hors d'elle. En sortant de mon bureau, elle est tombée sur Lance. Et elle a réussi à lui faire croire qu'elle avait peur que vous ne m'ayez mis le grappin dessus et que je ne veuille pas entendre raison en ce qui vous concernait.
Jusqu'ici, Kerri avait eu beaucoup de patience. Elle avait écouté sagement, mais là, c'était trop !
-
Quoi ? Moi ? Vous mettre le grappin dessus ? s'exclama- t-elle avec indignation.
-
C'est ce qu'elle a prétendu. Alors Lance a joué le bon garçon et il lui a dit qu'elle n'avait rien à craindre de vous. Que nous nous étions entendus tous les deux.
Kerri ne put s'empêcher de grommeler. C'était bien Lance. Toujours gentil et serviable. Il avait voulu rassurer la sœur de Nathan. Sans savoir exactement de quoi il retournait.
-
Mais qu'est-ce qui vous donne à penser qu'elle a pris contact avec la presse?
-
Je vous l'ai dit : elle veut me punir.
D'accord. Mais cette intéressante théorie appelle une question. Pourquoi? Pourquoi Frankie haïrait-elle autant son frère? Ils étaient seuls au monde. N'avaient-ils pas intérêt à rester solidaires?
Mais elle ne poserait pas la question. N'avait-elle pas décidé de recentrer sa relation avec Nathan dans le domaine des affaires? On ne traite pas de problèmes personnels avec son associé.
-
Alors, qu'allons-nous faire?
-
Nous battre avec les mêmes armes. Mais de manière légale, en mettant la presse de notre côté. Il nous reste moins d'un mois jusqu'à la délibération de la commission des permis de construire. C'est le temps qu'il me reste pour les convaincre que je suis un homme d'affaires modèle, que j'aime Seattleet ses habitants et que jamais je ne ferais quoi que ce soit par intérêt personnel.
-
Eh bien, je ne vois pas en quoi c'est un challenge, murmura-t-elle.
-
Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas? répliqua-t-il en plissant les yeux.
-
Un peu, oui. Il y a beaucoup à faire en peu de temps.
-
Je ne veux pas perdre mes tours.
Elle aussi se sentait impliquée dans cette affaire. N'avait-elle pas signé un contrat?
-
Que voulez-vous que je fasse?
-
Rien.
-
Je vous demande pardon? Je fais partie de l'équipe de Nathan King. Je suis en charge des relations publiques de la maison, n'oubliez pas.
-
Je m'en occupe. Vous avez d'autres choses à penser en ce moment. Il est possible que les journalistes cherchent à vous joindre. Si c'est le cas, prévenez Jason. Il verra avec eux.
Nathan chargeait-il son avocat de gérer les relations avec la presse parce que c'était dans ses attributions ou parce qu'il n'avait pas confiance en elle ?
Peu importait, n'est-ce pas? Ne faisait-il pas exactement comme elle le lui avait demandé ? Elle aurait dû se réjouir. Eh bien, non! Elle n'était pas à une contradiction près.
-
Les journalistes ne me font pas peur, rétorqua-t-elle. Je suis coriace.
-
Il se peut que le temps de la mise à l'épreuve soit proche.
Sur ces propos sibyllins, il se leva et se dirigea vers la porte. Il était déjà parti que Kerri en était encore à se demander si elle aurait voulu qu'il reste.
Peu après 6 heures, le lendemain matin, Nathan ouvrit la porte de son appartement et s'empara du journal. Une énième fois dans sa carrière, il faisait la une du quotidien. Mais, en l'occurrence, avec une photo et un titre qui le tournaient en ridicule :
« Zéro scrupule : l'investisseur milliardaire soudoie la mère célibataire et son enfant mourant pour arriver à ses fins. »