SUSAN MALLERY

Pour sauver un enfant

Pour sauver son fils, Cody, de la maladie mortelle qui le ronge, Kerri s'est juré de tenter l'impossible : convaincre Nathan King, un homme d'affaires immensément riche, de financer les recherches du Dr Wallace, sur le point de trouver un remède. Mais King n'est pas homme à se laisser attendrir et, lorsque Kerri l'aborde dans un restaurant pour plaider la cause de Cody, il la fait jeter dehors. Désemparée, et pourtant plus déterminée que jamais à se battre, Kerri opte alors pour une solution désespérée : elle téléphone à la presse et annonce, contre toute raison, que « Le milliardaire Nathan King vient d'offrir quinze millions de dollars à la recherche médicale ». King est fou de rage. Ainsi mis devant le fait accompli, il ne peut démentir sans écorner gravement son image de marque ! Cependant, pas question pour lui de céder au chantage sans contrepartie : aussi, après avoir convoqué Kerri, lui met-il en main un embarrassant marché, qu'elle ne peut refuser...

Chapitre 1

 

Kerri Sullivan venait de préparer la commande sous l'œil réprobateur de son ami Lance. Il n'avait pas fallu moins de trois serviettes pour éponger le précieux contenu d'une bouteille de scotch dix-huit ans d'âge qu'elle avait maladroitement renversée. Il y en avait partout!

  • Ma pauvre fille, ce n'est vraiment pas ton truc ! dit Lance en accompagnant son constat d'un claquement de langue affligé.
  • Je sais! Pas besoin d'en rajouter! répliqua-t-elle d'un ton peu amène.

« Transporter trois verres sur un petit plateau, ça ne devrait tout de même pas être si compliqué », se dit-elle. Alors, retenant son souffle, elle le souleva précautionneusement. Surtout, ne penser à rien... à rien d'autre que faire pour le mieux, songea- t-elle en redressant le plateau qui penchait dangereusement.

Il y avait trois jours qu'elle avait été embauchée dans ce restaurant. Situé dans le quartier des banques de Seattle, The Grill offrait à une clientèle huppée du milieu de la finance une gastronomie appropriée aux exigences du monde des affaires.

Et, la veille, elle s'était déjà fait remarquer. Cette fois-là, c'était une terrine de crabe, un grand sac en cuir abandonné à terre et une sauce vinaigrette qui s'étaient ligués sournoisement contre elle. Le tout s'était soldé par une énorme tache d'huile sur la veste en shantung de la cliente.

Kerri servit les boissons et prit la commande des messieurs. Ce faisant, elle songea qu'elle aurait repris son métier de coiffeuse avec grand plaisir. Ça, au moins, c'était son domaine! Qu'on lui donne le matériel nécessaire, et elle pouvait transformer la plus insignifiante des nanas en star de cinéma. En revanche, servir à table lui semblait être définitivement en dehors de son champ de compétences.

D'ailleurs, pour obtenir ce job au restaurant, elle avait menti sur son expérience, et les lettres de vibrantes recommandations qui accompagnaient son dossier de candidature sortaient tout droit de son ordinateur personnel.

Lance, un des serveurs de la maison, qui était dans la confidence depuis le début, l'avait déjà tirée à trois reprises de bien mauvais pas. Tout ce qu'elle espérait, c'était tenir le coup et ne pas être renvoyée avant que Nathan King vienne s'installer à sa table habituelle. Car elle ne voulait qu'une chose : lui exposer son projet de vive voix et le convaincre de l'aider.

Elle savait exactement ce qu'elle allait lui dire. Et elle avait même préparé un DVD avec l'enregistrement d'une émission sur la recherche médicale qu'elle projetait de lui montrer. Son lecteur portable caché dans la ceinture de son pantalon, sous son petit tablier blanc de serveuse, elle attendait fébrilement le moment venu.

Hélas, la table du coin restait inoccupée! C'était à désespérer.

Une énième fois, Kerri jeta un coup d'œil vers le fond... et, cette fois, miracle ! Elle vit qu'on avait fleuri la table et disposé une carte des vins et une corbeille à pain.

Aussitôt, elle se précipita à la recherche de Lance.

— Sa table est mise, souffla-t-elle à l'oreille de son ami qu'elle avait attiré à l'écart. Cela veut dire qu'il arrive, n'est-ce pas?

Lance poussa un grand soupir. Lance, un si bel homme qu'on l'aurait bien vu sur une photo publicitaire, et si drôle avec ça, que Kerri n'aurait pas refusé une invitation à dîner avec lui.

En toute amitié, cependant — car Lance était gay. Et de toute façon, elle-même ne cherchait pas une aventure.

  • Oui, il est là, confirma-t-il. Tu sais que tu vas être renvoyée ? Tu en es bien consciente ?
  • Ne t'inquiète pas. Voici comment ça va se passer. Je vais prendre la commande de leurs boissons et ensuite montrer le DVD à Nathan King. Nous en discuterons, il sera charmant, d'accord avec moi et tout ira bien. Si ça tourne mal...

Elle se tut et, levant les yeux, sembla implorer le ciel. Ça ne pouvait pas rater! Il ne fallait pas! Elle n'avait pas de plan B.

Elle prit une profonde inspiration avant d'enchaîner.

  • Si ça tourne mal, tu accours, tu me cries de déguerpir, tu te plains bruyamment auprès du directeur que je sème le désordre dans son établissement et, dans la confusion générale, je disparais.
  • Avec le lecteur DVD ?
  • Evidemment.

Il ne fallait surtout pas qu'elle l'oublie, celui-là! Elle devait le rendre. C'était un petit jouet bien trop cher pour ses maigres moyens, surtout en ces temps difficiles.

  • Ça ne marchera pas, décréta Lance.
  • Ça doit marcher. Je ferai en sorte que ça marche.

Elle y arriverait, c'était sûr! Elle se sentait capable de déplacerdes montagnes.

Entre temps, quatre messieurs avaient pris place autour de la table. Grâce à ses innombrables recherches sur Internet, Kerri n'eut aucun mal à décider lequel d'entre eux était Nathan King. Grand, brun — et riche par là-dessus, songea-t-elle avec dépit. Il avait tout pour plaire aux femmes, de tous âges. Mais, en ce qui la concernait, pas question de se laisser attendrir ! Elle n'était pas là pour cela.

Elle attendit un moment que chacun soit installé et la conversation bien engagée. Des détails lui revenaient en mémoire. Nathan King, trente-huit ans. D'origine modeste, il avait travaillé dur pour gagner sa vie. Divorcé. Connu pour son intransigeance en affaires. Il avait perdu son fils de la maladie de Gilliar, six ans auparavant. Et c'était pour cette raison que, parmi tous les milliardaires de la Terre, elle avait jeté son dévolu sur lui.

  • Bonjour, messieurs, dit-elle en se postant devant eux.

Elle arborait son sourire le plus éclatant et, d'une chiquenaude, rejeta en arrière une mèche de ses cheveux qu'elle avait bouclés, laqués, ébouriffés pour se donner un air sexy qui tranchait avec son classicisme habituel. Elle avait aussi forcé son maquillage et s'était même affublée d'un soutien-gorge pigeonnant. Bref, elle avait déployé le grand jeu pour retenir l'attention de Nathan — en tout cas assez longtemps pour qu'il l'écoute.

  • Que puis-je vous servir?

Le regard oblique que deux convives échangèrent avant de le reporter sur elle ne lui échappa pas. Pas difficile de deviner ce qu'ils pensaient. Mais, non, elle n'était pas sur la carte ! Et surtout, elle n'était pas là pour eux.

La jeune femme se tourna vers Nathan King et sentit instantanément son cœur se glacer quand elle rencontra son regard sombre et dénué de toute chaleur. N'avait-elle pas lu quelque part qu'il était le genre d'homme dont la présence suffisait à inquiéter les requins? Eh bien, il lui faisait le même effet qu'à ces pauvres squales. Elle sentit un frisson courir le long de sa colonne vertébrale.

Certes, il était aussi beau en vrai que sur les photos. Peut-être même plus encore. Mais quelle valeur ce pouvoir de séduction avait-il, si l'homme en question n'avait pas d'âme?

Et si son plan ratait? se demanda-t-elle soudain devant ce bloc de froideur. Tout à coup, elle se rendait compte qu'elle n'avait aucune porte de sortie, nulle part où aller...

Mais, vite, elle se ressaisit. Elle rassembla ses idées et se redressa.

  • Un scotch pour moi, annonça Nathan d'un ton autoritaire.

A ces mots, Kerri revit en pensée la mare du précieux liquide qu'elle avait malencontreusement répandue. Grands dieux! Pourvu qu'il reste une bouteille ! Mais avant d'aller vérifier, elle avait une autre priorité : après avoir soigneusement noté la commande, elle remit donc son bloc-notes dans sa poche de tablier et en sortit le petit lecteur DVD. Avant de l'ouvrir et de le glisser sous le nez de Nathan.

  • Vous permettez? Nous avons un certain nombre de spécialités, dit-elle en appuyant sur la touche « play ».
  • Voilà à quoi en sont réduits les restaurants pour appâter leur clientèle ! s'exclama Nathan, prenant à témoin ses compagnons de table qui se tordaient le cou pour voir quelque chose sur l'écran.

Ils ne voyaient rien. En revanche, Nathan, lui, vit très bien... et ce qu'il vit et entendit ne le laissa pas indifférent, à en juger par son expression furibonde.

  • « Ainsi, vous étiez sur le point de finaliser une découverte primordiale », demandait la journaliste.
  • « On ne peut jamais être sûr, répondit le Dr Wallace en secouant pensivement la tête. En matière de recherche, on peut toujours se poser des questions. Mais avec un peu plus de temps... »

Nathan leva la tête et fusilla Kerri du regard. Ses yeux étaient de glace et son expression impitoyable.

  • Pouvez-vous me dire à quoi vous voulez en venir? demanda-t-il.

Il lui donnait la parole. Eh bien, elle allait la saisir aussitôt, bien décidée à ne pas la lâcher, maintenant !

  • Je veux sauver la vie de mon enfant, expliqua-t-elle.
  • Je m'appelle Kerri Sullivan et mon fils a la maladie de Gilliar. Je sais que votre fils a souffert de la même maladie et quelle en a été l'issue tragique. Mon fils, Cody, va bientôt mourir si on ne fait rien. Cela fait des années que j'interroge les chercheurs et les médecins, mais on me répond toujours que les victimes de cette maladie sont trop peu nombreuses pour que leur cas intéresse l'Etat ou incite les donateurs privés à financer la recherche dans ce domaine. Par hasard, j'ai vu cette interview. Le Dr Wallace travaillait sur cette maladie. Il était sur le point de trouver une solution quand une explosion accidentelle a détruit son labo. Une vraie catastrophe ! Il travaille encore, mais avec un seul collaborateur et très peu de moyens. Il a besoin de fonds pour poursuivre ses recherches et mettre au point une prophylaxie de la maladie. C'est pour cela que je suis ici, monsieur King, et que je m'adresse à vous. Il lui faut quinze millions de dollars.

Elle avait à peine prononcé le dernier mot que Nathan King se leva pour appeler le directeur du restaurant, mais Kerri continua son plaidoyer.

  • Quinze millions de dollars ! poursuivit-elle en se faisant plus insistante. Moi, jamais je ne pourrai réunir cette somme. Mais vous, c'est le montant des dons que vous faites chaque année. Alors, si vous pouviez, pour cette fois, donner cette somme au Dr Wallace, il pourrait avancer. Ce serait tellement pour lui et pour moi! Vous vous rendez compte? Il pourrait sauver mon fils ! Je vous en supplie, monsieur King. Je n'ai plus aucun recours, plus personne à qui m'adresser. Le temps presse pour Cody. Vous avez perdu votre fils. Je vous en prie, aidez-moi à sauver le mien.

A cet instant, le directeur du restaurant arriva, sans doute alerté par quelqu'un ou parce qu'il avait repéré la scène de loin. Il se jeta sur Kerri, la saisissant par un bras.

  • Que signifie ce comportement? Où vous croyez-vous? Lance, occupez-vous de M. King et de ses hôtes.

D'une secousse, Kerri se libéra de l'étreinte de celui qu'elle considérait déjà comme son ex-patron et poursuivit avec la même détermination.

  • Vous avez le devoir de m'aider. Je suis désespérée. J'ai frappé à toutes les portes et vous êtes ma seule chance. Votre petit garçon aurait voulu que vous m'aidiez, j'en suis certaine!

Jusque-là, Nathan King l'avait écoutée sans broncher. Mais une fois qu'elle se tut, il plia soigneusement sa serviette, la posa sur la table et se leva.

Il était beaucoup plus grand qu'elle, aussi dut-il se pencher pour regarder Kerri droit dans les yeux. Puis il lâcha entre ses dents :

  • Sortez immédiatement, ou je vous fais arrêter!
  • Je n'abandonnerai pas ! cria-t-elle, avant de se laisser embarquer par les vigiles de la maison qui la tiraient en arrière. Vous devez faire ce don ! Pourquoi refusez-vous de sauver un enfant? Un petit garçon! Un innocent! Il ne mérite pas de mourir !

Kerri se débattait contre les hommes qui l'entraînaient vers la sortie, mais eux aussi étaient trop grands et trop forts pour elle. Aussi se retrouva-t-elle en un rien de temps sur le trottoir, devant la porte du restaurant. Un genou à terre, elle s'efforça de reprendre son souffle et ses esprits, poursuivie par les vociférations de son chef.

  • Vous êtes virée! Virée! Vous entendez? Vous n'êtes qu'une serveuse de m... ! Vos recommandations, c'est du baratin! Estimez-vous heureuse que je ne vous fasse pas arrêter !

Kerri se releva lentement et se planta devant le petit homme gras qui vomissait sa haine.

  • C'est la deuxième fois aujourd'hui qu'on me menace d'arrestation. Ça devient lassant ! Vous devriez essayer d'autres arguments.
  • N'attendez pas que je vous paie ces trois derniers jours.

Droits, salaire, papiers... Pfutt... Je ne vous connais pas! conclut-il en lui tournant le dos.

Kerri attendit qu'il rentre dans le restaurant, puis s'accorda la faiblesse de s'appuyer contre le mur de brique. C'était le printemps. Et, à Seattle, c'était synonyme de fraîcheur et de pluie. Une pluie qui lui fit du bien car il lui fallait reprendre des forces avant de retourner chercher son porte-monnaie, son manteau et le lecteur DVD.

Comment allait-elle s'y prendre pour ne pas être vue ? Elle n'en avait absolument aucune idée. Mais elle trouverait. Après tout, ce n'était rien en comparaison de l'échec cuisant qu'elle venait de subir.

Non seulement Nathan King avait dit « non ! », mais en plus, il avait refusé d'écouter. Comment expliquer cela? Il savait parfaitement ce qu'elle ressentait. Il connaissait sa souffrance et sa solitude devant l'épreuve, pour l'avoir connue lui-même ! Alors, comment pouvait-il rester insensible?

Elle en était là de ses réflexions quand Tim, le chauffeur de Nathan King, s'approcha d'elle.

  • Il n'a rien voulu entendre ?
  • Tu m'avais prévenue, n'est-ce pas ?

En fait, Tim avait fait plus. Il l'avait dissuadée de mener à bien son plan, arguant que son patron faisait des dons aux bonnes œuvres, mais qu'il ne voulait pas s'impliquer dans une mission plus que dans une autre. Il envoyait un chèque et basta !

  • Je comprends que tu aies voulu essayer, admit Tim.
  • Et j'essaierai encore !
  • Comment vas-tu faire ?

Bonne question ! Elle avait tellement cru que Nathan l'aiderait ! Elle avait mis toute son énergie à le rencontrer. D'abord, en essayant d'infiltrer son secrétariat — mais ses talents de secrétaire surpassaient en médiocrité ses compétences de serveuse. Ensuite, elle avait posé sa candidature pour intégrer les équipes de personnel de ménage. La société qui gérait ce service l'avait embauchée sans difficulté, mais Kerri s'était vite rendu compte qu'il lui manquait l'expérience pour qu'on lui accorde de faire le ménage à l'étage où elle aurait une chance de rencontrer le patron. Et elle n'avait ni le temps ni l'envie de gravir les échelons qui la mèneraient au but.

Alors, en dernier recours, elle avait essayé de séduire Tim, le chauffeur. Comme cela n'avait pas marché non plus, elle avait tenté de le corrompre, mais il était resté de marbre devant les cinq cents dollars — toute sa fortune — qu'elle lui avait proposé. Cependant, elle avait réussi à l'émouvoir : il l'avait écoutée quand elle lui avait parlé de la maladie de Gilliar dont souffrait Cody et de l'espoir fou qu'elle mettait en Nathan King...

Si bien que Tim avait proposé de la mettre en relation avec Lance, son compagnon, et, de fil en aiguille, un projet d'embuscade au restaurant était né.

  • Je vais trouver quoi faire, assura-t-elle. Je suis très imaginative, tu sais? Par exemple, je pourrais le kidnapper et demander une rançon de quinze millions de dollars.
  • Je ne suis pas sûr que tu te plairais en prison, rétorqua Tim. En plus, je serais forcé d'user de mon arme et ça serait une source d'ennuis pour toi aussi bien que pour moi.

Kerri ne put que sourire à l'humour de Tim. C'était une vraie armoire à glace, une force de la nature, et elle se dit qu'il n'aurait même pas besoin de dégainer son arme. D'une simple chiquenaude, il l'écraserait comme une vulgaire canette de soda.

  • Alors, donne-moi tes idées !
  • M. King n'aime pas se faire remarquer. Surtout quand il a l'impression de ne pas contrôler la situation. Cela le rend furieux.
  • Je vois.

C'était intéressant à savoir, mais ça ne faisait guère avancer les choses.

  • Et alors ?

Tim ne répondit pas. Il semblait hésiter. Kerri se dit qu'il pesait le pour et le contre. D'un côté, il y avait son patron, qu'il ne voulait pas trahir et, de l'autre, cet enfant qui allait bientôt mourir.

  • Quelquefois, il vaut mieux demander pardon que la permission.

Pourquoi était-il si énigmatique ?

  • Je n'ai pas un QI de 160, moi! Alors, j'ai besoin qu'on m'explique.
  • Eh bien, par exemple, faire savoir que tu as obtenu ce que tu voulais. Peut-être que ça marcherait et qu'il se sentirait obligé d'assumer.

Avant qu'elle n'ait vraiment compris ce qu'il venait de dire, Lance surgit à la porte du restaurant.

  • Je ne devrais pas faire ça ! s'exclama-t-il en lui balançant ses affaires. Il faut que je retourne au travail. Nathan King est hors de lui. Tout le personnel du restaurant est sur les dents et il y a des clients qui s'étonnent qu'on ne leur présente pas les spécialités du jour sur DVD. A propos de lecteur DVD... N'oublie pas ton ticket de caisse quand tu iras le rendre, dit-il en lui jetant l'appareil.

Kerri serra brièvement son complice dans ses bras.

  • Je te dois tout ! Sérieusement. Tout. Qu'est-ce que je peux te donner en échange? Je ne sais pas, moi. Un de mes reins, si un jour tu as besoin d'une transplantation? Tu peux compter sur moi, dans tous les cas.
  • Je le sais, répliqua-t-il en souriant.

Puis il se tourna vers Tim et s'adressa joyeusement à lui.

  • A tout à l'heure, vieux pote !

Un grand sourire illumina le visage de Tim.

  • J'y compte bien !

Lance retourna précipitamment à l'intérieur du restaurant. Kerri frissonna et se serra frileusement dans son manteau. Elles'était bien rendu compte que cet échange de propos apparemment anodins cachait des sous-entendus. Mais, au moment précis où elle se retourna, la porte s'ouvrit de nouveau. Cette fois, ce fut sur Nathan King, quelque peu surpris de voir Kerri en compagnie de son chauffeur.

  • Que se passe-t-il ?

Kerri s'empressa de répondre. Elle ne voulait pas que Tim ait des ennuis, alors qu'il cherchait à l'aider.

  • J'étais en train d'essayer de corrompre votre chauffeur pour qu'il me laisse me cacher à l'arrière de votre voiture, expliqua-t-elle. Mais il n'a pas voulu. Vos employés sont des modèles de loyauté, monsieur King.
  • Je les paie pour cela.

Elle fut sur le point de contester ce point de vue pour le moins spécial, mais elle songea que ce n'était pas son propos. Il y avait plus important pour elle.

  • Je vous en prie, aidez-moi. Je ferais n'importe quoi pour garder mon fils en vie. Je trouverai un moyen de vous convaincre, ajouta-t-elle après un moment d'hésitation.
  • Ah, oui? Et comment comptez-vous vous y prendre? demanda-t-il. Si vous n'avez pas de meilleure idée que çà, ironisa-t-il en indiquant le lecteur DVD d'un hochement de tête dédaigneux, c'est peine perdue.

Elle se redressa pour affirmer sa détermination.

  • Mon combat ne fait que commencer, lança-t-elle sur un ton de défi.

Pas un trait du visage de Nathan King n'avait bougé. Pas le moindre tressaillement, pas le moindre frémissement. Kerri se heurtait à un bloc d'indifférence glacée qui semblait ne devoir offrir aucune prise à la compassion.

  • Je n'arrive pas à comprendre votre refus. Ça ne peut pas être une question d'argent pour vous. Vous distribuez des millions par ailleurs. Pourquoi pas pour cette cause ? Pourquoi ce choix? Pourquoi cette injustice?

Il plongea ses yeux sombres dans les siens et l'atteignit au plus profond de son cœur avec des mots d'une froide méchanceté.

— Mon fils est mort. Pourquoi devrais-je me soucier du vôtre ?

Kerri prit la route pour Songwood, la petite ville où elle s'était installée avec Cody, trois mois auparavant.

Nichée dans la montagne, à l'écart des grands axes routiers, c'était autrefois une commune prospère. Mais, depuis l'explosion qui avait, par cette nuit de blizzard, détruit le laboratoire où Abram Wallace menait ses recherches, la ville périclitait et sombrait dans un marasme économique et une dépression dont personne n'arrivait à se sortir.

Il avait suffi d'un banal court-circuit pour que le désastre arrive, causant la mort de quatre personnes de l'accueil, de deux vigiles et de trois chercheurs. Les neuf victimes étaient enfants du pays, ce qui avait d'autant plus durement touché les deux cents employés et la communauté citadine.

Le Dr Wallace avait fermé son laboratoire et vivait maintenant en reclus. Songwood avait essayé, tant bien que mal, de remonter la pente en mettant en valeur son potentiel touristique. Ski en hiver et randonnées en été.

Lorsque Kerri avait découvert que le Dr Wallace avait travaillé sur la maladie de Gilliar, elle avait aussitôt fait ses valises et s'était installée dans la ville avec Cody. Malheureusement, elle n'avait pas encore réussi à rencontrer le savant biologiste. Elle avait tout de même réussi à se lier d'amitié avec Linda, son assistante. C'était par elle qu'elle avait appris les problèmes financiers qui bloquaient la reprise des recherches.

Kerri, elle-même, n'était guère en fonds! Elle travaillait au salon de beauté de la ville et ce n'était pas avec les rares pourboires qu'elle réussissait à mettre de côté chaque semaine qu'elle pouvait imaginer, même en rêve, de réunir les quinze millions de dollars nécessaires au Dr Wallace.

Elle venait d'entrer dans la ville et, passant devant la station-service, elle ne manqua pas de klaxonner pour saluer Frank, le gérant. Puis, arrivée à la bibliothèque, elle tourna à gauche.

Songwood avait beau être au bord de la faillite, la ville respectait la tradition sudiste, comme les coquettes qui se pomponnent encore alors qu'elles ont un pied dans la tombe. Les façades des boutiques étaient toutes fraîchement repeintes, les parterres de fleurs et les espaces verts parfaitement entretenus. C'était le genre de ville où on organisait encore la fête du potiron et les corsos fleuris, au moment des foins. Kerri avait beaucoup bourlingué dans sa vie, mais Songwood était un de ses endroits préférés.

Elle alla garer sa voiture derrière le pressing et revint en toute hâte devant la porte d'entrée qu'elle franchit aussitôt.

  • Je suis en retard, dit-elle en tendant à la dame aux cheveux gris qui l'attendait un billet de cinq dollars.

Millie, une institutrice à la retraite, qui tenait maintenant cette boutique, lui donna en échange le déguisement qu'elle tenait à la main.

  • Tout y est. Va vite te changer derrière.
  • Merci, répondit Kerri en plongeant sous le comptoir pour s'engouffrer dans la petite pièce qui servait de débarras et de heu de repos à l'arrière du local.

Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour troquer son chemisier et son pantalon noirs contre une jupette blanche de patineuse, des bottes blanches, des collants bleus, un T-shirt, à manches longues, bleu, au devant orné d'un W et d'un M rebrodés de paillettes scintillantes et, pour finir, une cape rouge vif. C'était incroyable ce qu'on pouvait trouver dans les friperies.

Elle se brossa énergiquement les cheveux pour en éliminer la laque et les attacha en queue de cheval. Sa métamorphose de banale Mme Tout-le-monde en mythique Wonder Mom était complète.

Alors, elle rassembla ses vêtements de ville et se rua vers sa voiture, criant à l'adresse de son amie :

  • Merci, Millie.
  • N'oublie pas de faire au petit une bise de ma part, recommanda cette dernière.

Kerri fit un signe de la main, sauta dans sa voiture et fonça jusqu'à la maison de Michelle, trois rues plus loin.

Cody jouait avec Brandon, le fils de Michelle, et Kerri avait décidé d'en profiter pour faire étalage de ses pouvoirs surnaturels. Evidemment, elle ne se faisait aucune illusion. Elle n'était qu'une maman très ordinaire, affublée d'un accoutrement hypermoche. Mais tout de même, avec un peu d'imagination, elle voulait y croire à ses superpouvoirs.

Tout se déroula comme prévu. Pile à l'heure dite, la porte arrière de la maison de son amie s'ouvrit et Michelle apparut, le chat de la famille dans les bras.

  • Bonne chance, chuchota-t-elle en lui passant le matou replet.
  • Merci.

Kerri considéra d'un œil inquiet le grand arbre qui s'élevait à côté de la maison ainsi que l'échelle que Michelle avait déposée contre le tronc. Gravir ses barreaux constituait en soi une véritable prouesse pour Kerri, alors, avec en plus la charge d'un chat récalcitrant, c'était pire que tout. Pourtant, il lui fallait à tout prix consolider sa réputation de Wonder Mom et elle n'avait pas trouvé de meilleure idée.

Elle caressa Tiger jusqu'à ce qu'il ronronne et elle commença son ascension. Immédiatement, le chat se tut. Deux échelons plus haut, il commença à se débattre.

  • Calme-toi, murmura-t-elle. Si nous tombons tous les deux, toi, tu vas rebondir sur tes pattes et moi, j'aurai l'air malin, les quatre fers en l'air. Sans compter que je me serai sans doute cassé bras ou jambe.

Mais la bestiole n'eut pas l'air impressionnée par son discours, au contraire. Elle redoubla d'efforts pour s'échapper. Cependant, Kerri la maintenait fermement contre elle, lui coinçant les pattes arrière de façon à éviter que ses griffes ne labourent sa poitrine. Du coup, elle ne disposait que de sa main gauche pour s'agripper aux barreaux de l'échelle. Mauvais plan !

Elle réussit tout de même à atteindre la grosse branche à mi-hauteur et, après un rétablissement périlleux, elle s'y installa à califourchon puis, d'un coup de pied, fit tomber l'échelle à terre.

  • Nous voilà tous les deux dans la même galère ! dit-elle au chat qui ne semblait pas apprécier du tout la situation.

A vrai dire, Kerri n'était pas bien rassurée non plus. Qu'est-ce qui lui avait pris de se lancer dans une telle aventure ? Avec ce chat! Dans cet arbre! Avait-elle perdu la tête?

Soudain, un cri de désespoir retentit dans la maison toute proche.

  • Tiger a disparu ! s'exclamait Michelle au comble de l'affolement. Il a dû s'échapper. Pourvu qu'il ne soit pas, encore une fois, allé grimper dans l'arbre. Il ne sait pas redescendre. Oh, non!

Des stores se levèrent sur la façade de la maison et deux petits garçons apparurent à la fenêtre.

Ce fut le moment précis que choisit Kerri pour lancer Tiger sur une branche au-dessus d'elle. Toutes griffes dehors, le chat s'accrocha comme il put et reprit son équilibre en poussant des miaulements de protestation.

  • Ah, je te vois ! s'écria Kerri en direction du chat terrorisé. Tiens bon ! Regarde, c'est Wonder Mom qui arrive à ton secours.

Et elle attrapa le chat qui lui lançait des regards furibonds, essayant de l'atteindre de ses griffes acérées. Mais Kerri sut éviter les coups de pattes. Elle le posa sur la branche, à ses pieds et, de là, encouragea le félin fou de rage à retrouver la terre ferme en s'agrippant au tronc.

Quand il eut disparu, Kerri avisa le trampoline judicieusement déposé au pied de l'arbre. Elle se laissa glisser le long de la branche sur laquelle elle était juchée, tout en se félicitant d'avoir eu la bonne idée de faire réparer les bottines qu'elle avait dénichées à la friperie. En l'occurrence, leurs semelles à crampons flambant neuves n'étaient pas de trop ! Mais, quand elle sentit la branche ployer sous son poids, elle s'arrêta et, visant le trampoline au-dessous d'elle, ferma les yeux et sauta dans le vide.

Elle atterrit en plein milieu du filet, rebondit en l'air, exécuta un salto maladroit, avant de retomber comme une masse, les bras en croix. Quand elle eut repris son souffle, elle rampa vers le bord et sauta à terre.

Finalement, malgré sa trentaine bien sonnée, elle avait encore la forme. On ne pouvait pas dire le contraire ! Et elle n'était pas mécontente d'elle. Avec quelques cours de gym et l'entraînement aidant, elle n'aurait aucun mal à persuader son fils qu'elle était une Wonder Mom, une maman dotée de pouvoirs surnaturels, une vraie héroïne de bandes dessinées.

Elle se tourna vers la fenêtre, fit un signe de la main aux deux garçons et se dirigea vers la maison. Tiger la précédait, le poil encore tout hérissé, visiblement à peine remis de ses émotions.

— Mon vieux, il va falloir que tu t'y fasses, le prévint Kerry. Il me faut un peu plus de colère et un peu moins de soumission. Si le boulot ne te convient pas, je peux toujours faire appel au chat de Mme Barclay. Je m'entends bien avec lui et il comprend ce que je veux, lui.Tigerignora ses propos et fila se réfugier dans la maison tandis que Michelle, affichant un grand sourire, ouvrait la porte.

— Pas mal, Wonder Mom!

 

Chapitre 2

 

Ce soir-là, Linda était venue dîner. La vaisselle était faite, Cody était au lit et les deux amies devisaient, assises sur le canapé du salon.

  • On m'a raconté le sauvetage du chat. La moitié de la ville trouve que tu es une sainte et l'autre moitié pense qu'on devrait te décorer, plaisanta Linda.
  • Je ne suis pas une sainte, protesta Kerri en s'adossant confortablement sur son siège. J'essaie simplement de faire de mon mieux, mais maintenant, je ne sais plus quoi faire.

Elle avait déjà raconté à son amie l'épisode désastreux de sa rencontre avec Nathan King. Il fallait admettre que la situation n'était pas brillante, cependant Linda ne reconnaissait pas son amie dans cet aveu d'impuissance. D'habitude, Kerri ne baissait pas les bras. Ce n'était pas son genre. D'ailleurs, n'était-elle pas Wonder Mom ?

Wonder Mom! L'idée de ce nom et de ce déguisement idiots avait germé dans l'esprit de Kerri quatre ans auparavant, lorsque les médecins avaient diagnostiqué la maladie de Gilliar chez Cody. Le petit avait alors cinq ans et il avait été extrêmement choqué. Il s'était replié sur sa douleur, refusant de retourner à l'école et de voir ses copains.

Prête à tout pour sortir son enfant de ce marasme, Kerri eut l'intuition que, si elle se dotait de forces secrètes, elle les transmettrait du coup à Cody pour qu'il puisse vaincre la maladie. Il croyait encore au merveilleux, à la magie. Il fallait en profiter.

Avec l'aide de quelques voisins complices, elle se procura un système hydraulique avec une commande à distance qui lui permit de faire croire à son fils ébahi qu'elle soulevait une voiture d'une main. Il avait été si impressionné qu'il l'avait suppliée de le laisser s'inscrire à un club de T-ball. Au fil du temps, elle avait imaginé son costume et son logo et elle avait organisé de hauts faits merveilleux à intervalles réguliers.

La progression de la maladie de Cody ralentit singulièrement dès ses premières mises en scène. Le mérite en revenait-il à son personnage de Wonder Mom, ou était-ce seulement le fruit du hasard? Elle n'en savait rien, mais s'il s'était avéré que ça servait à quelque chose, elle était prête à jouer le jeu tous les jours, s'il le fallait.

  • Et Tim? A ton avis, qu'est-ce qu'il a voulu dire ? demanda Linda en saisissant son verre de vin. Affirmer que c'est arrivé pour que ça arrive...
  • Effectivement, ce n'est pas très clair et ça mériterait quelques éclaircissements, murmura Kerri. Ce queje comprends, moi, c'est qu'il me suggère d'annoncer que Nathan King a accepté de donner l'argent.
  • Pourquoi pas? répliqua songeusement Linda.

Jolie brunette d'une quarantaine d'années, elle avait passé vingt ans de sa vie à travailler pour Abram Wallace, le déchargeant des problèmes matériels afin qu'il se consacre à ses recherches. Kerri avait fait sa connaissance au salon de coiffure et elle l'appréciait beaucoup pour son intelligence et son esprit pratique.

  • Est-ce que ça pourrait marcher? Et surtout, est-ce que je peux faire ça? C'est tout de même un mensonge, songea Kerri à haute voix.
  • Ne me dis pas que ce serait ton premier mensonge, rétorqua Linda en souriant. As-tu oublié les fausses lettres de références que tu as fournies au restaurant pour te faire embaucher ?
  • Je sais. Mais c'était pour la bonne cause. On peut dire que c'était un pieux mensonge. En revanche, est-ce qu'annoncer une donation dans ces conditions n'est pas illégal? Cody n'a que moi sur Terre. Si je devais aller en prison...

A cette éventualité inimaginable, elle se tut, ne trouvant plus ses mots.

Mais, soudain, une petite lueur brilla au fond de ses yeux. Elle se redressa, l'esprit encore confus, ne sachant si elle devait se risquer à organiser un projet qui se tienne.

  • Attends ! Il me vient une idée ! s'exclama-t-elle, encore incertaine d'y arriver. J'ai des lettres, des lettres de la Société de King. Je pourrais scanner l'en-tête et l'utiliser pour rédiger un courrier annonçant qu'il fait donation de la somme que nous lui avons demandée. J'envoie cette lettre au journal local. Branle-bas de combat général ! Diffusion de la nouvelle à tous les médias et le tour est joué. Le monde entier est au courant.
  • Effectivement, ça pourrait marcher. Mais tu n'as pas peur de la prison? s'inquiéta Linda avec un sourire.
  • Là, je suis tranquille ! Crois-tu qu'un financier responsable de projets de développement de cette envergure apprécierait de voir son nom mêlé à une affaire aussi glauque d'emprisonnement d'une mère de famille qui élève seule son enfant malade ? Imagine la contre-publicité que ça lui ferait ! D'un autre côté, s'il s'avisait de refuser de finaliser la donation, je suis sûre qu'il se trouverait bien un concurrent pour lui couper l'herbe sous les pieds et se mettre sur les rangs à sa place.

Manifestement convaincue, Linda se redressa et saisit son sac dont elle sortit un dossier.

  • Je ne pense pas qu'il refusera de jouer le jeu car cette bonne œuvre arrange ses affaires. J'ai fait des recherches de mon côté. Nathan King projette la construction de deux tours résidentielles de prestige dans le détroit Puget, dit-elle.
  • Oui, j'en ai entendu parler, l'interrompit Kerri avec une moue ironique. Il y aura des appartements à un million de dollars, des boutiques de luxe et des restaurants. Quand je serai riche, dans une autre vie, je m'y installerai.
  • La municipalité émet de sérieuses réserves à ce projet. Tu n'habites là que depuis quelques mois, mais moi, je suis née ici. Je sais que Nathan King s'est fait de nombreux ennemis. Il n'est pas aimé et une mauvaise publicité suffirait à ruiner ses chances de voir aboutir son projet.

A ces mots, Kerri sentit l'espoir renaître en elle.

  • Donc il ne peut pas se permettre de me faire jeter en prison. C'est bien ce que je disais.
  • C'est plus que probable.
  • Ce serait comme si je représentais toutes les petites gens qu'il a écrasées dans la quête de sa fortune personnelle.
  • Exactement.
  • Cette idée me plaît.

Sur ce, les deux amies levèrent leur verre pour trinquer.

Nathan King venait de finir son petit déjeuner. Il reposa le Wail Street Journal sur la table et ouvrit le dossier de revue de presse qui accompagnait son journal. Tous les matins, il avait l'habitude de consulter les articles le concernant. Pour quelqu'un d'aussi impliqué que lui dans l'implantation et le financement de grands projets d'urbanisme, c'était une nécessité vitale de se tenir au courant de ce qui se disait à son sujet.

Il parcourut rapidement une série d'articles sur différents projets. Un morceau de bravoure sur les horreurs engendrées par la construction des tours, une brève information mentionnant sa contribution, à hauteur de quinze millions de dollars, à la recherche sur la maladie de Gilliar et une interview bidon d'un journaliste à la solde des associations de défense de l'environnement qui s'arrangeait pour le montrer sous un jour cruel et stupide. Ils allaient voir...

Quoi? Il reposa sa tasse sur la table et revint à l'information précédente, certain d'avoir mal lu, ou au moins mal compris.

Il n'y avait pas beaucoup de détails. Juste une mention de la donation et deux phrases pour indiquer que le laboratoire bénéficiaire était implanté à Songwood, Washington.

Qu'est-ce que c'était que cette histoire? Un canular? Un piège?

Nathan s'était déjà saisi de son téléphone et avait composé le numéro de la ligne directe de Jason Hardy, son conseiller juridique.

  • Eh bien, la journée commence tôt, plaisanta Jason en décrochant. Que se passe-t-il?
  • Quelqu'un est en train d'essayer de me soutirer quinze millions de dollars.
  • Quoi ? Mais qui ? s'exclama Jason.
  • Je ne sais pas son nom. C'est une serveuse complètement timbrée qui m'a tendu une embuscade au restaurant, la semaine dernière. Elle veut que je fasse cette donation au profit de je ne sais quelle cause.

Jason n'avait pas besoin d'en savoir plus. Nathan n'avait jamais parlé à quiconque de la maladie de son fils, encore moins de sa mort. Pas même à son avocat, qui était pourtant son ami le plus proche.

  • Elle est allée jusqu'à essayer de suborner mon chauffeur pour me rencontrer. C'est une folle et je veux empêcher ses agissements.
  • Quand je pense qu'il y a encore des gens qui croient que la richesse met à l'abri des ennuis, soupira Jason. C'est au Grill que travaillait cette charmante personne ?

-— Oui. Elle était serveuse. Une bien mauvaise, soit dit en passant.

  • Je vais y aller. Donne-moi un peu de temps. Ce soir, tu auras une fiche complète sur cette fille. Mais, dis-moi, comment s'y est-elle prise pour te faire chanter?
  • Elle a envoyé une information à la presse, sur papier à en-tête de chez nous, annonçant que je faisais personnellement un don à un laboratoire de recherches de Songwood.
  • L'argent irait donc directement à ce laboratoire et pas dans sa poche ?
  • Elle a un enfant malade et le directeur du labo de Songwood travaille justement sur la maladie dont souffre son fils. Elle espère un miracle.
  • C'est donc cela. Je comprends mieux. C'est une maladie à l'issue fatale, n'est-ce-pas?

Nathan ignora la question de son ami. Tout, sauf revivre ce qu'il avait enduré. La longue agonie douloureuse des enfants atteints de la maladie de Gilliar.

  • Jason, serais-tu en train de céder à la compassion ?
  • Je te demande pardon, s'excusa ce dernier. Je me suis laissé aller. Tu sais, il ne faut pas croire qu'on nous apprend l'insensibilité à la fac de droit. Je te rappellerai plus tard.

Le salon de coiffure Hair Barn ressemblait en tous points à ceux que l'on trouvait dans des milliers de petites villes de province. C'était un lieu spacieux, clair, convivial où se concentraient et se diffusaient tous les ragots de la localité.

Aussi Kerri ouvrait-elle grand ses oreilles en glissant la pointe effilée de son peigne entre les mèches blondes de sa cliente, Amber Whitney. Elle n'en perdait pas une miette.

— Mon Frank dit qu'ils vont devoir embaucher une bonne cinquantaine de nouveaux chercheurs, assurait Millie, la gérante du pressing. Ça va prendre du temps, mais ils seront bien payés. Alors, si on a des biens à vendre, c'est le moment. Tous ces gens vont devoir trouver des logements. C'est sûr que certains iront vivre à Seattle ou à North Bend et que d'autres iront dans la montagne. Mais il en restera encore beaucoup ici. Ça va redevenir comme avant, quand la ville était florissante, soupira-t-elle. C'est un bon plan pour les affaires.

Et l'amie de Millie d'ajouter son grain de sel.

— Je me demande combien de nouveaux emplois ça va engendrer. Il va falloir des employés de bureau, du personnel de gardiennage et d'accueil, des ouvriers. Peut-être même des laborantins sans qualifications. Mon Denny aimerait sûrement mieux faire ça que devoir retourner bûcheronner dans la forêt.

La ville bruissait de la nouvelle de la donation et la rumeur s'amplifiait des nombreux potins qui s'y greffaient. Appliquée à passer son peigne dans les cheveux de sa cliente, Kerri sentit sa gorge se nouer sous l'effet du remords. Tout était parti de sa lettre. Elle n'avait pas imaginé une seconde les répercussions que son mensonge aurait sur la ville. Tout le monde se passionnait à l'idée de la réouverture du laboratoire.

Elle ne voulait pas blesser tous ces gens. D'ailleurs, elle ne voulait blesser personne. Elle n'avait eu qu'une seule idée en tête : trouver des fonds pour le Dr Wallace. Elle n'avait pensé qu'à cela et, du coup, elle n'avait pas vu que la vie de tant de gens en dépendait. Mon Dieu, si jamais Nathan King ne jouait pas le jeu...

Elle se ressaisit. Il fallait qu'il joue le jeu. Ce matin, justement, il y avait dans le journal local de Seattle un article qui expliquait quelle influence positive le don généreux de Nathan pourrait avoir sur l'acquisition des terrains qu'il convoitait. En revanche, s'il s'avérait qu'il reprenne sa parole, il était probable que ces terrains lui échapperaient. Sans compter que, si elle-même était dénoncée comme étant l'instigatrice d'une manœuvre frauduleuse, il n'en garderait pas moins la sympathie de l'opinion publique.

Elle se retourna et vit Cody à la porte du salon de coiffure. Elle s'arrangeait toujours pour finir son travail à temps pour aller chercher son fils à la sortie de l'école. Sauf le jeudi, où elle travaillait plus tard.

  • Salut, bonhomme ! Comment s'est passée cette journée d'école?
  • Ça peut aller! répondit laconiquement Cody en se balançant sur ses béquilles.

Apparemment, le nouveau modèle avec les attaches sur les avant-bras l'aidait à garder son équilibre et Kerri en fut bien contente. Et puis elle avait débarrassé son sac à dos de tout ce qui l'alourdissait inutilement. Il était si chargé qu'elle craignait de le voir basculer en arrière et ne plus pouvoir se relever. C'était mieux comme cela.

  • Je reviens de suite, dit-elle à Amber avant de courir rejoindre son fils à la porte.

Cody peinait à suivre dans son groupe d'âge — ce qui n'avait rien d'étonnant, avec ses problèmes de santé. Mais il était intelligent et possédait cette sensibilité à fleur de peau qui est le propre des enfants malades. A neuf ans, il n'avait aucune envie que sa maman l'embrasse devant tout le monde, en revanche, à elle, cela ne posait aucun problème. Elle l'attira tout contre elle et déposa furtivement un baiser sur le sommet de sa tête.

  • Ce contrôle de maths ? Les doigts dans le nez ?
  • Les doigts dans le nez, affirma-t-il en se tortillant pour échapper à l'emprise maternelle. J'ai juste raté une fraction, ajouta-t-il avec un petit sourire.
  • Comment? Tu en as raté une? Oh, mon garçon, il faut donc que je te renie!
  • Tu vas m'abandonner dans une corbeille dans la rue et un étranger va m'emmener? demanda-t-il malicieusement.
  • Parfaitement. Et il faudra que cette personne se satisfasse d'un petit garçon nul en maths. Quelle déception pour moi! Tu te rends compte? Tu as raté une fraction. Jamais je ne m'en remettrai.
  • Dis, maman, je peux avoir des spaghettis aux croûtons à l'ail?
  • Comment? Mais les jeunes garçons qui ratent une question à leur contrôle de maths n'ont pas à exiger des spaghettis aux croûtons à l'ail pour leur dîner, gronda-t-elle en faisant les gros yeux.
  • N'oublie pas que j'ai eu un A, maman. Tu sais bien qu'une seule erreur, ça ne compte pas.
  • Tu plaisantes, je pense ? Tu as eu un A ? Où allons-nous ? Je suis consternée. Et tu sais comment ça se passe quand je suis consternée ?

Joignant le geste à la parole, elle fit mine de l'attraper et, gêné par ses béquilles, il ne put lui échapper. Elle le prit dans ses bras et le couvrit tendrement de chatouilles, faisant bien attention à ne pas le brusquer. Son squelette était si fragile! De son côté, il riait aux éclats en gigotant, puis il finit par se calmer et se blottir dans ses bras.

  • Tu auras des spaghettis ce soir, lui souffla-t-elle à l'oreille. Après, on fera ta préparation de dictée. Va m'attendre chez ton copain Brandon, d'accord?

Il grommela en guise de réponse.

  • Et fais bien attention à empêcher Tiger de grimper dans l'arbre. J'ai remisé mes pouvoirs de Wonder Mom pour les deux prochains jours.
  • Je ferai attention, maman, répondit-il en la regardant droit dans les yeux, sans ciller. A tout à l'heure.

C'était toujours la même chose. Il lui en coûtait tant de se séparer de son enfant qu'elle retardait le moment de le lâcher. Son regard lui rappelait le père de Cody. Ils se ressemblaient tellement, tous les deux, que la vue de son enfant lui procurait autant de peine que de plaisir.

  • Sois sage, recommanda-t-elle encore.

Il hocha la tête et s'en alla.

* * *

  • Ne fais pas l'idiot, Nathan ! C'est un juriste expérimenté qui te parle. N'oublie pas que tu me payes trois cents dollars l'heure pour que je te conseille. Alors, écoute-moi! suppliait Jason Hardy au téléphone.
  • Je t'écoute, répondit l'autre.
  • Non, tu ne m'écoutes pas. Si tu m'écoutais, tu aurais fait demi-tour et tu serais déjà revenu en ville. Au lieu de cela, tu n'en fais qu'à ta tête et tu files à Songwood. Je ne veux pas que tu parles à cette femme sans témoin, tu m'entends ?

« Cette femme », c'était Kerri Sullivan. Une coiffeuse, mère célibataire dont la pauvre petite vie insignifiante se résumait à quelques notes contenues dans la chemise posée sur le siège passager de la Mercedes de Nathan.

Encore toute jeune, elle avait perdu ses parents dans un accident de voiture et elle avait été élevée par sa grand-mère maternelle. Après une scolarité secondaire sans histoires, elle avait abandonné la fac avant la fin de la première année, pour faire une formation de coiffure. Puis elle avait rencontré un militaire, Brian Sullivan, et ils s'étaient mariés. Brian était mort dans un terrible accident, écrasé sous son camion, qui s'était renversé. Huit mois et demi plus tard, elle avait donné naissance à son enfant.

Cody Sullivan avait maintenant neuf ans. C'est à l'âge de cinq ans qu'on avait diagnostiqué chez lui la maladie de Gilliar, une maladie qui se traduit par la dégénérescence du squelette, des muscles et de la mœlle épinière. Contre toute attente, il avait survécu plus longtemps que la moyenne des malades. Il venait tout juste d'entrer dans la phase critique où le processus dégénératif s'accélérait.

Ces quatre dernières années, Kerri avait vécu au Texas et au Minnesota, travaillant dans les salons de coiffure pour assurer leur subsistance à tous les deux. Elle ne choisissait pas ses points de chute au hasard. Elle s'arrangeait toujours pour rester à proximité des lieux où se trouvaient des unités de recherches biologiques et elle avait épuisé toutes les ressources en la matière lorsqu'elle finit par découvrir le travail du Dr Abram Wallace à Songwood, où elle s'était installée trois mois auparavant.

Voilà l'histoire de cette Kerri Sullivan.

  • Je ne la laisserai pas me faire du chantage, assura Nathan King, dont la voix lointaine, à peine audible, parvenait à Jason par l'intermédiaire du téléphone de sa voiture.
  • Alors que vas-tu faire? User de la menace? C'est mon job, et, crois-moi, c'est loin d'être amusant, ajouta-t-il en soupirant. Je suis sérieux, Nathan. Tu vas perdre ton sang-froid. Tu vas te fâcher et dire des choses qu'il ne faut pas.
  • Elle croit qu'elle m'a pris au piège. Elle pense que je ne peux pas reculer, sous peine d'apparaître comme un méchant personnage. Pour qui diable se prend-elle?
  • Et si elle n'était qu'une maman désespérée? suggéra Jason. Nathan, crois-moi. Ce n'est pas à toi de lui parler.
  • Je vais lui faire arrêter ses agissements. Je ne laisserai personne me prendre en otage.
  • Tu vas compliquer les choses. Tu as des gens compétents pour ça. Laisse-nous faire notre métier. C'est à nous de traiter avec elle. Tu n'as vraiment pas besoin de te faire de la mauvaise publicité en ce moment. Ça suffit comme ça !
  • Je veux qu'elle aille croupir en prison, gronda-t-il entre les dents.
  • Et puis quoi encore ? Tu vois un peu les gros titres dans la presse ! N'oublie pas qu'elle a l'opinion publique pour elle. Je n'approuve pas ce qu'elle fait, n'empêche qu'il faut être logique.

Logique ? Pour quoi faire ? Ce n'était pas du tout l'intérêt de Nathan. Que ce soit un plan mûrement réfléchi ou un coup de bluff, Kerri Sullivan avait tout à gagner de cette transaction fictive, qu'elle réussisse ou non. Il avait reçu un coup de téléphone d'une collaboratrice du laboratoire de Songwood qui voulait des détails sur les conditions de la donation et qui disait son établissement prêt à lancer des offres d'embauches. Et puis il y avait aussi ces deux familles d'enfants souffrant de la maladie de Gilliarqui avaient cherché à le joindre, juste pour le remercier, disait leur message.

  • Comment diable une simple coiffeuse a-t-elle pu en arriver là? s'emporta Nathan.
  • Elle a des atouts dans son jeu, répliqua Jason, un soupçon d'admiration dans la voix.
  • Ne te trompe pas de camp, je te prie ! rétorqua Nathan.
  • Il n'est pas nécessaire que tu me le rappelles. Je suis dans ton camp et c'est pour cela que je te demande instamment de faire demi-tour et de rentrer chez toi. Laisse-moi m'occuper de cette affaire.
  • Je t'entends mal, ça va couper, prétendit Nathan, d'un ton excédé.

Naturellement, ce n'était pas vrai ! La communication était parfaite.

-— Je te rappellerai quand je serai sur le chemin du retour.

  • Nom de nom! Nathan! Ne raccroche pas! Et ne fais rien que nous pourrions regretter tous les deux.

Mais Nathan avait raccroché.

Trente minutes plus tard, il était dans la périphérie de Songwood et il se laissait guider par son GPS jusqu'au salon de coiffure Hair Barn. Une fois arrivé, il gara sa voiture et s'engouffra dans l'établissement.

Il n'y avait que des femmes et les conversations cessèrent à l'instant précis où la porte vitrée se referma derrière lui.

Une bonne douzaine de paires d'yeux le dévisageaient, mais lui ne voyait qu'une blonde, celle qui l'avait agressé au restaurant, la semaine précédente.

Ce jour-là, il avait été si interloqué qu'il n'avait pas gardé de souvenir précis d'elle. Maintenant, il avait le loisir de comparer la Kerri Sullivan en chair et en os à la photo dont il disposait dans son dossier.

Pas de signe particulier. Cheveux blonds, yeux bleus, taille moyenne. Assez jolie, mais de cette beauté saine et solide, apanage de milliers de femmes du Midwest et ça, c'était plutôt ennuyeux pour lui. En effet, s'il devait la faire arrêter, il y aurait fort à parier que toutes ces femmes se reconnaîtraient en elle et se ligueraient contre lui. Elle apparaîtrait blanche comme neige et lui noir comme le méchant loup.

Sans accorder un regard aux unes ni aux autres, il se dirigea tout droit vers elle.

  • Nous avons à parler tous les deux, annonça-t-il sans autre préambule.

Elle s'arrêta de balayer les cheveux qui jonchaient le sol et le dévisagea sans faiblir.

  • Je ne crois pas.
  • Et si je ne venais que pour vous annoncer ce que vous souhaitez entendre ?
  • Je ne crois pas non plus que ce soit le cas. Vous avez l'air trop fâché. Je pense plutôt que vous venez me menacer. Or, je n'accepte pas les menaces pendant mes heures de travail. J'aurai fini dans une heure.

Il ne put s'empêcher de maugréer.

Jason avait raison. Elle avait du cran. Un cran d'enfer.

  • Madame Sullivan, commença-t-il, gêné de sentir tous les yeux braqués sur lui.

Mais, se redressant de toute sa hauteur et le toisant d'un regard hautain, elle l'interrompit aussitôt.

  • J'ai dit non. Même avec mes pourboires, je perçois ici un salaire dérisoire. Je vois que vous avez fait votre enquête sur moi, puisque vous savez qui je suis et où je travaille. J'imagine que vous avez même, dans votre dossier, une copie de mesdernières fiches de paie. Vous savez donc ce que je gagne et que j'élève seule mon enfant. Vous comprendrez aisément que je ne peux pas me permettre de perdre une heure de salaire, au simple prétexte que vous avez envie de causer avec moi.

S'il avait pu, quel plaisir il aurait eu à l'écraser comme le misérable vermisseau qu'elle était !

En même temps, il ne pouvait s'empêcher d'apprécier cet art de la négociation qu'il devait lui reconnaître. Une vraie pro ! En d'autres circonstances, il se serait peut-être laissé aller à la respecter.

  • Alors, dit-il en sortant son portefeuille. Vous voulez combien ?
  • Quinze millions. Je croyais que c'était clair.
  • Je parlais de notre entretien ici, maintenant.

—- Je ne veux pas de votre argent pour cela.

Il jeta un coup d'œil circulaire et reporta son attention sur elle, parlant à voix basse cette fois-ci.

  • Et si je leur disais à tous la vérité? Si je racontais que vous avez tout manigancé?

Les yeux bleus de Kerri ne cillèrent pas.

  • J'éclaterais en sanglots etje vous demanderais comment vous pouvez être assez cruel pour anéantir les espoirs de toute une ville.

Il jura encore une fois entre ses dents.

  • Allons! Il faut que nous discutions.

Elle hocha lentement la tête.

  • Parfait. Asseyez-vous sur ce siège. Je vais vous couper les cheveux.
  • Vous voulez dire que vous allez me scalper. Non, merci !

Elle posa son balai contre le mur et mit les mains sur ses hanches. Il ne fut pas dupe de son air bravache. C'était pour cacher son désarroi.

  • Réfléchissez un peu, dit-elle. J'aime le travail bien fait.

Je suis nouvelle ici et je suis en train de me faire une clientèle. Par ailleurs, mon vœu le plus cher est de réussir à vous convaincre de faire un don de quinze millions pour sauver la vie de mon fils. Pourquoi voudriez-vous que je mette tout cela en péril pour le seul plaisir de vous scalper?

  • Vous savez parfaitement que je n'ai aucune envie de vous donner l'argent et que mon seul désir est de tout faire pour stopper vos agissements. Ce n'est pas cela qui peut favoriser une amitié entre nous.
  • C'est possible. En attendant, je constate que la dernière personne qui vous a coupé les cheveux n'a pas fait du bon travail, déclara-t-elle en lui indiquant le fauteuil pour qu'il s'y installe. Asseyez-vous. Je vais faire de vous un homme irrésistible.
  • Mais je suis déjà un homme irrésistible, protesta-t-il en prenant place, à regret, sur le siège qu'elle lui présentait.

Derrière eux, les conversations avaient repris dans le salon. Quelques-unes des clientes avaient sorti leur téléphone. Super ! Les journalistes n'allaient pas tarder à débarquer.

Elle lui jeta sur les épaules une cape en plastique noir et commença aussitôt à humidifier ses cheveux avec un spray.

  • Et pour la lettre, comment avez-vous fait? demanda- t-il.
  • Internet et un traitement de texte. Je ne tape que vingt mots à la minute, mais je suis tenace.
  • Et douée, je dois le dire. La lettre à en-tête de ma compagnie a l'air parfaitement authentique.

Elle lui sourit dans le miroir et s'empara des ciseaux. Il réprima un sursaut quand elle attaqua la première mèche.

  • Mais elle est authentique et vous avez accepté de donner l'argent, répliqua-t-elle.
  • Et si je n'avais pas accepté? Si ça n'avait pas marché?
  • Je n'avais plus rien à perdre. Juste reçu, un jour, du courrier en provenance de votre secrétariat. Vous savez, de ces lettres qui font mal, parce que ce sont des fins de non- recevoir, brutales, impitoyables. De ces lettres à en-tête. Il suffit d'un bon scanner, d'un peu d'adresse, du bon logiciel et le tour est joué.
  • Vous voulez dire que vous aviez déjà pris contact avec moi auparavant ?
  • Evidemment. Je vous ai envoyé une belle lettre pour vous demander une aide pour la recherche. Les gens de votre comité n'ont même pas daigné répondre. Les chiens !
  • Nous sommes beaucoup sollicités, se défendit-il d'un ton évasif.

Pourquoi ses services n'avaient-ils pas pris cette requête en considération? Dans son dossier d'enquête sur Kerri, il avait effectivement trouvé mention de l'existence du laboratoire du Dr Wallace. Et on y soulignait que ses recherches allaient aboutir avant que l'explosion ne réduise tout à néant.

  • Quel âge avait votre fils lorsqu'il est décédé? lui demanda-t-elle soudain.

La question à laquelle il ne s'attendait pas le frappa droit au cœur avec une précision de laser. Mais il se ressaisit aussitôt, se redressa et prit une profonde inspiration pour retrouver son calme. Et ne pas perdre de vue que ce qu'elle recherchait, c'était la compassion d'autrui, dans l'unique espoir de le convaincre de lui donner l'argent.

Il ne répondit pas.

De la pointe de son peigne, elle traçait des sillons sur son crâne, lissant les mèches qu'elle relevait ensuite entre ses doigts agiles et elle commença à raconter la vie de son petit.

  • Mon Cody a neuf ans. Il va à l'école et se débrouille plutôt bien malgré ses absences, ce qui me rassure. Vous savez ce que c'est, puisque vous l'avez vécu. Il aime tous les sports, mais ce qu'il préfère, c'est le base-ball. Je crois bien qu'on n'a pas raté un seul match à la télévision, depuis ses trois ans. Et maintenant qu'on habite ici, il est supporteur de l'équipe des Mariners.

Son Daniel à lui, c'était le football qu'il aimait. Mais Nathan s'empressa de chasser ce souvenir importun. Quelle vipère, cette Kerri Sullivan !

  • Je dispose d'une équipe exceptionnelle de juristes talentueux, gronda-t-il entre les dents. Ils vont s'occuper de vous. De gré ou de force, je vous promets que vous allez déguerpir.

Elle recula d'un pas pour évaluer son travail, puis elle se rapprocha de lui, les ciseaux à la main.

  • Qu'est-ce que vous allez faire? M'envoyer en prison?
  • S'il le faut!

Elle le serra de plus près.

  • Le milliardaire au cœur de pierre jette en prison la mère d'un enfant agonisant. La commission d'attribution foncière refuse la cession des terrains et les permis de construire. Ça risque bien d'aller de pair, vous êtes au courant?
  • C'est du chantage et c'est illégal! s'emporta-t-il.

Elle s'écarta de lui en souriant.

  • Du chantage ? Oh ! J'en suis bien incapable ! Moi qui n'ai même pas réussi à coucher avec votre chauffeur malgré mes avances.
  • Tim est un gay.
  • Je m'en suis aperçue. Mais il n'empêche qu'il est très charmant. Je peux vous le dire en connaissance de cause. Vous devriez d'ailleurs prendre des leçons de délicatesse auprès de lui, conseilla-t-elle en rectifiant quelques minuscules imperfections à petits coups de ciseaux. Il faut vous rendre à l'évidence, monsieur King. J'ai déjà gagné la partie. Vous ne pouvez pas reprendre votre parole, sinon, aux yeux de tous, vous seriez définitivement le méchant qu'on a toujours vu en vous. Rédigez le chèque, signez-le et retournez à vos affaires. Dites-vous que c'était votre bonne action du mois, rien de plus !
  • Je ne me laisserai pas manipuler par une coiffeuse !
  • Mais si ! Vous avez toujours su garder la main dans toutes vos entreprises. Soit! Eh bien, pour une fois, considérez que vous êtes confronté à une dépense imprévue.

Les yeux mi-clos, il tenta de contenir sa fureur.

  • Je vois que vous êtes prête à tout pour obtenir votre argent, siffla—t-il entre les dents.

A ce moment, il sentit son fauteuil pivoter si brutalement qu'il n'eut que le temps de s'agripper à ses bras pour ne pas glisser et il se retrouva face à Kerri, dont les yeux avaient pris la couleur de l'océan par un ciel d'orage.

  • Et vous ? Vous voulez construire vos putains d'appartements de luxe. Grand bien vous fasse ! Je ne vous en empêche pas. Mais soyons clairs! Moi, je me bats pour la vie de mon fils. Et vous avez raison. Je ne reculerai devant rien. J'irai devant la commission d'attribution foncière, s'il le faut. Je jurerai sur mon honneur, devant la Terre entière, que vous avez promis de faire un don à la recherche et que, maintenant, vous voulez vous dédire. Je me fiche des conséquences de mon mensonge. La seule chose qui compte pour moi, c'est que mon fils vive.

Dans le désespoir de Kerri, Nathan reconnut celui qu'il avait éprouvé autrefois. Il avait ressenti la même rage de vaincre et cela n'avait servi à rien. Il avait perdu.

Alors, le matin où il avait porté en terre son garçon de sept ans, il s'était juré de ne plus jamais revivre cela et de rester insensible au sort des autres.

Soudain, la porte du salon de coiffure s'ouvrit sur un jeune homme muni d'un appareil photo. Sans marquer la moindre hésitation, il se précipita en direction du coin où se tenait Kerri, braqua son objectif, prit une photo et s'en alla comme il était venu.

  • C'est le journal local? s'étonna Nathan.
  • Oui. J'imagine que c'est une cliente qui a appelé la presse pour signaler votre présence. Parce que moi, c'est pour Cody que je fais tout ça, mais je ne suis pas la seule intéressée à cette affaire. Songwood est en train de mourir et, si le laboratoire reprenait ses activités, la ville renaîtrait à la vie.

Qu'est-ce que ça pouvait lui faire ? Il ne se souciait ni de la ville, ni de Kerri, ni de son fils. Tout ce qui l'intéressait, c'était d'obtenir le permis de construire ses tours. Ses tours, avec son nom au sommet, son nom écrit en lettres lumineuses, pour montrer au monde entier ce qu'il avait fait et qui il était.

Sans plus de ménagements que tout à l'heure, Kerri fit de nouveau pivoter le siège, si bien que Nathan se retrouva face au miroir. Elle tartina ses mains d'un gel gluant dont elle enduisit ensuite ses cheveux avant de les mettre en plis. Puis elle ôta la cape et recula d'un pas afin d'admirer son œuvre.

  • Voilà. J'ai fini.

Il se regarda sous toutes les coutures. La coupe était réussie. Très réussie, même ! Un vrai travail de pro, si elle ne lui avait pas collé cette horreur poisseuse sur le crâne. Pourvu que ça ne lui donne pas des allergies par là-dessus !

Il se leva et sortit son portefeuille.

  • Combien vous dois-je ?
  • Soixante-dix dollars, pourboire en sus, annonça-t-elle avec un large sourire.

Il ne put s'empêcher de lever les yeux pour vérifier le tarif accroché au-dessus du miroir. La coupe homme était affichée à dix-sept dollars cinquante.

  • Gardez la monnaie, dit-il en la gratifiant d'un billet de cent dollars.
  • Je n'y manquerai pas, répliqua-t-elle sans sourciller.
  • Je pourrais porter plainte et vous traîner en justice, gronda-t-il en sourdine.
  • Intéressant. Cependant, persifla-t-elle, tout est affaire de point de vue en matière d'accords verbaux. Je ne suis pas juriste, mais, de toute évidence, nous en sommes à la finalisation des derniers détails. D'ailleurs, nous avons une photo pour preuve. Avez-vous pensé que si vous repreniez votre parole, après toutes vos promesses, c'est vous que la ville pourrait traîner en justice et que nous pourrions obtenir des dommages et intérêts pour couronner le tout?

Nom de Dieu ! Qui était donc cette femme ?

Il prit une profonde inspiration avant de déclarer froidement :

  • N'allez pas imaginer que je ne vais rien vous demander en échange. Ce sera donnant, donnant! Gagnant, gagnant. Vous avez décidé de vous servir de moi, je suis ferré et acculé? Fort bien ! Mais il y a un prix à payer pour ça.

Kerri changea instantanément de mine. Elle rayonnait, ses yeux étincelaient, ses joues s'étaient transformées en lumignons. Nathan crut un instant qu'elle allait l'embraser.

  • Je vous écoute..., gronda-t-elle.
  • C'est simple : moi aussi, je vais me servir de vous. Comme attachée de presse, en quelque sorte. Comme garantie de ma bonne image de marque. Vous serez ma publicité personnelle.
  • Ça marche ! s'exclama-t-elle. Utilisez-moi comme vous voulez. Photos, interviews. Je crierai à la face du monde que vous êtes un dieu. Je peux même coucher avec vous, si vous voulez.

Il la jaugea des pieds à la tête et, lentement, se dérida.

  • Je pourrais bien vous prendre au mot et accepter cette dernière proposition, dit-il en souriant.

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 3

Ce fut en s'engageant dans l'allée qui menait à son garage que Kerri se demanda si elle n'avait pas commis une erreur en proposant à Nathan de coucher avec lui. Il était assez calculateur pour accepter,, ne serait-ce que pour tester sa détermination et ses limites. Eh bien, il verrait qu'il avait tort de ne pas la croire. Elle coucherait avec lui s'il le fallait.

Physiquement, cet homme avait tout pour plaire à une femme. Mais il était froid, sinistre, cynique et, non, vraiment, ce n'était pas son type, songea-t-elle en sortant de sa voiture tandis que Nathan se garait derrière elle. Elle préférait un homme avec un cœur. Comme Brian, son mari décédé.

Il avait toutes les qualités, lui. Du moins, celles qui lui importaient. Il avait de l'humour, il était attentionné, généreux, loyal. Oh, bien sûr, c'était un homme et, parfois, il l'énervait. Mais jamais au point de regretter de l'avoir épousé. Elle se disait qu'elle avait eu de la chance de le rencontrer et de tomber amoureuse de lui. Jamais elle ne revivrait un tel bonheur. Le vrai coup de foudre, ça n'arrive qu'une fois dans la vie. En outre, elle n'avait qu'une seule préoccupation maintenant, c'était la guérison de Cody. Elle n'avait ni le temps ni l'énergie, à consacrer à autre chose.

— Un étranger chez vous, en plein jour, au vu et au su de tous. Que vont penser les voisins? s'interrogea Nathan en suivant Kerri sur les marches du perron qui menaient à la porte d'entrée de son petit trois-pièces.

C'était un logement comme tous ceux qu'elle avait occupés jusque-là. Sans aucun charme et bon marché. Mais, comme son seul critère de choix était toujours le prix, elle devait s'en contenter. La qualité se paie et elle n'avait pas les moyens.

  • Dans le voisinage, tout le monde vous connaît, dit-elle, en s'effaçant devant lui pour le faire entrer dans la cuisine, un large sourire aux lèvres. Ils vont penser que vous êtes ici pour le don que vous allez faire au Dr Wallace afin qu'il reprenne ses recherches. Et ils auront raison de penser cela, n'est-ce pas?
  • Si je suis ici, c'est pour discuter des termes de notre accord.
  • C'est la même chose, affirma-t-elle.

Elle écarta une chaise de l'étroit comptoir qui lui servait de table et, d'un geste, l'invita à s'asseoir.

  • Café ? De toute façon, il n'y a pas le choix. C'est ça ou de l'eau. Le lait, c'est pour Cody. Il en a plus besoin que vous.
  • Je ne savais pas qu'il y avait pénurie de lait, s'étonna-t-il en ôtant sa veste avant de s'installer à table.
  • Ce n'est pas cela. Mais vous avez une idée du prix que ça coûte et de la quantité qu'un enfant de l'âge de Cody peut ingurgiter à chaque repas ?
  • Non, j'ignore la réponse aux deux questions.

Evidemment. Jamais il ne lui viendrait à l'esprit de se tenirau courant du prix des choses. Il avait quelqu'un pour lui faire ses courses. Et, comme ça l'arrangeait, Kerri s'accrocha à cette image d'un Nathan égoïste pour oublier qu'il avait déjà vécu ce qu'elle cherchait désespérément à éviter — la perte d'un enfant.

  • Je me contenterai du café noir, déclara-t-il.

Elle hocha la tête, jeta le filtre usagé, déposa la poudre dans un nouveau filtre, versa l'eau dans le récipient prévu à cet effet, mit la machine en route et se tourna vers lui.

Même assis, Nathan était si imposant qu'il semblait remplir la pièce à lui tout seul. Il est vrai que ce n'était pas difficile, la cuisine était si petite ! Elle se dit qu'il faisait partie de ces gens qui pompent l'air des autres, au propre comme au figuré. Mais elle songea aussi qu'il n'avait pas de mal. On étouffait ici.

  • Mon cabinet juridique va s'occuper des formalités administratives, expliqua-t-il du ton le plus neutre possible. Tout sera défini dans les moindres détails, y compris la clause de confidentialité à laquelle vous serez soumise. Avec votre fils, vous resterez à ma disposition et vous devrez faire exactement ce que je vous demanderai. Participation aux galas de charité, relations publiques. Et ce, jusqu'à la délibération de la commission d'attribution foncière qui aura lieu dans six semaines. En échange de ces contraintes, j'attribuerai quinze millions au laboratoire du Dr Wallace.

Kerri l'avait écouté, les bras croisés sur sa poitrine.

  • Monsieur King, puis-je poser mes conditions, à mon tour?
  • Certainement pas, s'exclama-t-il, au comble de la surprise. Madame Sullivan, cela n'est pas négociable.
  • Bien sûr que si. Tout peut se discuter. Et, puisque votre argent vous autorise à me mettre dans votre lit, autant m'appeler Kerri, cela facilitera les choses.

Il se leva, en proie à une fureur indescriptible. La colère qui l'animait était telle que, transformée en énergie positive, elle aurait suffi à couvrir sa note d'électricité de l'année songea Kerri.

  • Je n'ai pas l'intention de me servir de mon argent pour vous inciter à coucher avec moi, protesta-t-il avec véhémence.
  • C'est pourtant ce que vous avez évoqué vous-même. Tout à l'heure, au salon de coiffure.
  • C'est vous qui l'avez proposé.
  • Je passais en revue toutes les possibilités. Je suis prête à tout pour que Cody aille mieux. Même à pactiser avec le diable.
  • En l'occurrence, le diable, c'est moi, n'est-ce pas?
  • Non, vous n'êtes pas le diable, répondit-elle en hochantla tête et en le fixant droit dans les yeux. Vous êtes un homme puissant et égoïste qui n'est que trop habitué à faire ce que bon lui semble sans se soucier d'autrui, mais vous n'êtes certainement pas le diable.
  • Votre jugement m'honore, persifla-t-il. Mais vous feriez peut-être mieux de retenir vos insultes fielleuses jusqu'à ce que l'argent soit effectivement versé, ne croyez-vous pas?
  • Vous ne changerez plus d'avis, assura-t-elle avec un grand sourire. Et je vous en suis très reconnaissante.
  • Ce n'est pas encore si évident et cela mérite réflexion.
  • Préféreriez-vous que je vous flatte ?
  • Non.
  • Alors, considérez-moi comme un divertissement, le repos du guerrier, en quelque sorte.
  • Etrange façon de voir les choses.
  • Beaucoup me trouvent du charme, minauda-t-elle, un sourire engageant sur les lèvres.
  • A mon avis, vous êtes plutôt du genre rouleau-compresseur et je vous vois bien tourner les talons dès que vous avez obtenu satisfaction.
  • Je suis une mère et j'ai une mission.
  • C'est bien ce que je disais.

Il ne semblait pas disposé à se rasseoir et elle allait finir par avoir un sérieux torticolis s'il continuait à la toiser de cet air méchant du haut de sa grandeur.

  • Vous savez, je ne peux pas vous être soumise corps et âme, à tous moments, crut-elle bon de dire, histoire de changer de sujet. J'ai un métier et une vie personnelle.

— J'admets que vous ayez un métier, mais, désormais, je suis votre vie. Cela dit, je respecterai vos horaires de travail.

  • On verra, dit-elle d'un ton dubitatif en allant chercher deux mugs dans le placard.

Les deux étaient ébréchés. D'un coup d'œil rapide, elle inspecta les autres et dut se rendre à l'évidence. Il n'y en avaitpas un pour racheter l'autre. En plus, pour ne rien arranger, ils arboraient tous un logo qui trahissait leur basse origine de cadeau publicitaire. Alors, versant le café dans le premier venu, elle se dit que Nathan, le milliardaire, devrait s'en contenter pour cette fois, et elle lui offrit le breuvage.

  • Ce sera sans lait pour moi, puisque vous opérez des restrictions drastiques sur cette denrée, fit-il encore remarquer.
  • Ne vous moquez pas de moi. Je suis pauvre.
  • Et moi, je suis riche, c'est cela?
  • Je sens que vous n'allez pas me faciliter les choses, soupira-t-elle.
  • Je vous rappelle que vous êtes en train d'exercer un chantage envers moi. Et vous voudriez que je sois coopératif?
  • Ça ne serait que faire preuve de fair-play.
  • Justement, Kerri. Je n'ai pas envie de faire preuve de fair-play. Ce que je veux, c'est gagner. Je vais honorer les conditions du pacte qui me concernent et j'entends que vous en fassiez de même pour celles qui vous concernent. Si ce ne devait être pas le cas, je vous promets que vous le regretterez amèrement.

Elle posa son gobelet près du sien avant de rétorquer calmement :

  • Rien de ce que vous pourriez me faire ne sera pire que ce que j'ai déjà enduré.

Les yeux de Nathan s'assombrirent encore un peu plus. Sans doute au rappel de sa propre douleur.

— Détrompez-vous. Je peux faire de votre vie un enfer, lui rappela-t-il. Ma secrétaire vous contactera pour prendre rendez-vous. Nous nous retrouverons chez mon conseiller juridique.

Elle aurait tant aimé le rembarrer, mais elle ne voulait prendre le risque qu'il la laisse tomber et qu'il ne verse pas l'argent. Si son fils avait encore une chance, ce serait grâce àlui. Qu'il lui en coûte ou non, cela méritait bien qu'elle fasse un effort, elle aussi. Il en faisait bien, de son côté.

  • D'accord. J'essaierai, dans la mesure de mon possible, de vous aider en faisant ce que vous me demanderez. Mais Cody reste ma priorité, rappela-t-elle. Alors, laissez-moi le temps de prendre mes dispositions.
  • Je ferai de mon mieux.
  • Je ne sais pas si vous avez l'intention de m'emmener dans des festivités officielles. Si ce devait être le cas, je pourrais être confrontée à des problèmes de garde-robe, suggéra Kerri.
  • Je vous préviendrai le moment venu.

Il sortit une carte de visite de son portefeuille et la posa sur le plan de travail.

  • Voici le numéro de ma ligne directe au bureau et celui de mon portable, si vous avez besoin de me joindre.

Elle prit la carte et l'agita sous ses yeux.

  • On m'en donnerait combien dans la presse à scandales ? demanda-t-elle ironiquement.
  • Ces numéros sont hautement confidentiels, rétorqua- t-il d'un ton peu amène, rappelant ainsi à Kerri que l'humour n'était pas sa qualité première.
  • Alors je peux vous appeler à tous moments? C'est cela?

Il prit sa veste et se dirigea vers la porte d'entrée sans répondre.

  • D'accord, d'accord! Je ne vais pas jouer à la plus maligne et divulguer vos numéros. Mais vous, avez-vous besoin de mon numéro de téléphone?

Il se tourna vers elle et lâcha négligemment :

  • Vous avez donc oublié que j'ai une fiche de renseignements vous concernant ?
  • C'est vrai, soupira-t-elle.

Puis, jetant un coup d'œil à la pendule, elle poursuivit :

  • C'est l'heure à laquelle Cody rentre de l'école et il ne va tarder à arriver. Vous pourriez faire sa connaissance.
  • Non, merci. Je dois rentrer à Seattle.

Autrement dit, il ne voulait pas voir son fils, comprit-elle avec quelque amertume. Mais elle se souvint qu'il lui avait accordé l'argent et qu'elle devait lui en savoir gré.

  • Comme vous voulez, dit-elle. Il ne me reste plus qu'à attendre impatiemment votre coup de fil.

Il eut un petit rictus au coin de la bouche en répliquant :

  • Puissiez-vous dire vrai !

Le Dr Abram Wallace fit claquer violemment la portière de son 4x4 et s'engouffra au Bill's Food and Feed pour récupérer sa commande de la semaine. Des balles de foin étaient empilées à côté des sacs de croquettes pour chien, à gauche de la grande porte en bois dont les deux battants étaient ouverts. A droite, il y avait une vitrine réfrigérée qui contenait des bottes d'asperges d'importation et un panier de tomates de serre. Chez Bill, on trouvait à peu près tout ce qu'il fallait pour nourrir les hommes et les animaux.

Les mains fourrées dans les poches de sa blouse et la tête baissée, Abram s'avançait dans le magasin. Il fit un signe de tête en passant devant deux dames en grande conversation et poursuivit son chemin jusqu'au comptoir où se tenait Bill, un gaillard à la cinquantaine bien sonnée.

— Bonjour, professeur! J'ai préparé votre commande. On dirait bien que Linda va vous préparer une tourte à la viande. C'est vous qui en avez de la chance !

La Linda dont parlait Bill était l'assistante d'Abram. Elle n'était pas censée faire la cuisine, mais elle s'acquittait tout de même de cette tâche une ou deux fois par semaine. Abram n'attachait aucune attention à la nourriture et, s'il mangeait, c'était uniquement pour pouvoir continuer à travailler. Livré à lui-même, il aurait ingurgité la même chose tous les jours. Mais Linda tenait à ce qu'il ait une nourriture variée et faisait tout pour qu'il ne se nourrisse pas exclusivement de conserves.

  • Vous devez être content, dit Bill en lui passant le grand carton qui contenait sa commande. Dites donc ! Avec ses quinze millions de dollars, c'est un sérieux coup de pouce qu'il vous donne, Nathan King.

Abram le regarda visiblement sans comprendre.

  • Vous n'êtes pas au courant? insista Bill. Vous allez pouvoir reprendre vos recherches. Sauver ces pauvres gosses malades.

Comme Abram ne lisait pas les journaux et qu'il n'avait pas la télévision, c'était Linda qui le tenait informé des nouvelles les plus importantes, ainsi que de la date des élections, tous les quatre ou cinq ans. C'est dire qu'il n'avait pas l'esprit encombré par les informations en provenance du monde qui l'entourait.

  • Je ne sais pas de quoi vous me parlez, grommela-t-il.

Quel argent? Pour quelle recherche ? Il y avait belle lurettequ'il avait fermé son laboratoire. Après l'incendie, il avait bien fallu s'y résoudre. Et c'était une fermeture définitive. Plus jamais ça ! Non, il ne voulait plus courir le risque de revivre cela.

  • Mais vous allez rouvrir le laboratoire, insista encore Bill. Avec tout cet argent. Tout le monde ici ne parle plus que de ça ! La ville va renaître. '

Le vieil homme prit sa commande et s'en alla sans dire un mot. Fou ! songeait-il en retournant à sa voiture. Il était devenu fou.

Il ne sauverait pas Songwood. C'était trop tard, aussi bien pour la ville que pour lui. Un jour, Linda lui avait demandé pourquoi il restait. Il ne lui avait pas répondu, mais il en connaissait la raison. Il avait tué la ville. Sa destinée était d'y mourir et il ne pouvait y échapper.

* * *

Jason Hardyprécédait Nathan King. Ils se rendaient tous les deux dans la petite salle de conférences mise à la disposition du service juridique de l'entreprise. Jason avait l'air furieux.

  • Tu n'es qu'un idiot ! s'exclama-t-il.
  • Tu me l'as déjà dit, répliqua son ami.
  • Tu n'avais qu'à me laisser faire mon travail. Tu n'aurais pas dû aller tout seul à Songwood.
  • Tu te répètes.

Nathan se dirigea vers la table accotée au mur du fond de la pièce et se servit une tasse de café.

  • Vu ce que tu me coûtes à l'heure, tu pourrais varier tes conseils, lança-t-il d'un ton plein d'amertume.
  • Et toi, tu n'es pas non plus très coopératif, grommela Jason.

Nathan allait tendre la main vers le pot de crème, lorsqu'il arrêta son geste. Le souvenir de Kerri Sullivan qui réservait jalousement le lait pour son fils lui était revenu en mémoire. Comme si c'était une denrée rare, songea-t-il en haussant les épaules. Mais à vrai dire, peut-être que pour elle, avec son maigre salaire et les frais liés à la maladie de son fils, c'était effectivement un luxe.

Il revit sa propre mère se plaignant de la quantité de nourriture qu'il dévorait quand il était adolescent et il songea qu'il n'avait jamais manqué d'affection, du moins, de sa part. Car il ne pouvait en dire autant de son père.

A cette évocation, il ne put s'empêcher de détourner la tête pour regarder par la fenêtre. De la salle de conférences, on avait une vue imprenable sur Puget Sound, cet isthme qu'il briguait pour y ériger ses tours. Si seulement le vieil homme avait pu les voir réalisées. Aurait-il fini par admettre qu'il s'était mépris à l'égard de son fils? Nathan en doutait presque.

  • Si jamais l'affaire se dévoile, tu es perdu, prédit Jason qui poursuivait son idée.

Dérangé dans ses mornes pensées, Nathan sursauta et reprit le fil de la conversation.

  • J'ai tout prévu. Il y a une clause de confidentialité dans notre arrangement. Kerri et moi, nous nous engageons à la discrétion. Quant à toi, tu es lié par le secret professionnel. Qui d'autre que nous sera au courant?
  • Je n'aime pas cela, répéta Jason. Tu aurais dû me laisser faire.
  • Ne t'inquiète pas, dit Nathan en sirotant son café. Les quinze millions ne sont rien pour moi. Et si Kerri et son fils peuvent servir à me faire obtenir le permis de construire, je serai heureux. Si je suis heureux...
  • Je serai heureux aussi, dit Jason d'un ton fataliste. C'est toi le patron. Seulement, tu ne peux pas m'empêcher de craindre qu'elle ne te fasse perdre la tête.
  • Kerri ? Mais pas du tout. Elle n'est rien pour moi. C'est une petite coiffeuse !
  • N'empêche qu'elle a été capable de te faire céder et qu'il t'en coûte quinze millions de dollars. Fais attention.

Nathan comprenait les réticences de son ami. Cela partait d'un bon sentiment, même s'il trouvait l'idée de l'emprise de Kerri sur lui quelque peu saugrenue.

  • Cela fait combien de temps que tu me connais ? demanda-t-il à son ami.
  • Sept ans, bientôt huit.
  • Combien de fois m'as-tu vu me tromper ?
  • Jamais. Je dois l'admettre, confirma l'avocat en hochant la tête. Fais quand même attention.
  • Je vais finir par te croire parano.
  • C'est grâce à ça que je me fais du pognon, tu me le reproches assez! rétorqua Jason en arborant un large sourire.

Ce fut à ce moment qu'on frappa à la porte et Kerri fit son entrée.

A la grande surprise de Nathan, elle portait une robe et des talons hauts. Elle avait dénoué ses cheveux et elle était maquillée. Mais elle avait gardé sa beauté naturelle de fille de la campagne. Pas du tout son genre, songea Nathan. En revanche, elle ferait certainement bonne impression sur les gens. C'était le plus important.

Nathan ignora Kerri, mais il fit signe à Tim, son chauffeur, qu'il venait d'apercevoir derrière elle.

  • Pas de problème? lui demanda-t-il.

Kerri soupira et répondit à sa place.

  • J'ai été très sage. J'étais prête à l'heure et je lui ai raconté des blagues pour le distraire, tout le long du chemin, jusqu'ici.
  • Non, monsieur, répondit Tim, qui n'avait pas bronché pendant l'intervention de Kerri.
  • Nous n'en aurons pas pour plus d'une heure. Vous pourrez alors reconduire Mme Sullivan chez elle.
  • Bien, monsieur.
  • Vous devriez l'appeler Nathan, je crois qu'il adorerait ça, lui lança-t-elle avec un sourire irrésistible.
  • Madame Sullivan, j'apprécie beaucoup le conseil, dit Nathan, en pinçant les lèvres.
  • Oh ! et voilà que maintenant, vous me donnez du madame Sullivan. Il n'y a pourtant pas si longtemps que ça, nous étions plus intimes.

Tim s'éclipsa en refermant la porte derrière lui. Kerri jeta un regard circulaire autour de la pièce et s'avança vers Jason.

  • Bonjour, je suis Kerri Sullivan. Pour un homme de loi, je ne vous voyais pas comme ça. Soit dit en passant, votre coupe de cheveux est très réussie. Alors, est-ce que je peux compter sur vous pour protéger mes droits ou bien est-ce que je dois organiser ma propre défense et prendre un avocat ?
  • L'affaire suit normalement son cours, madame Sullivan, dit Jason en hochant la tête.
  • Je crains que vous ne me racontiez des histoires.

Jason afficha un sourire rassurant avant de s'expliquer.

  • Ce n'est pas du tout ce que vous croyez. Je vais essayer de faire simple. D'un côté, il y a M. King, qui donne l'argent pour la recherche et, de l'autre, il y a vous et votre fils, qui êtes...
  • Exploités?

Ignorant l'allusion perfide de Kerri, Jason reprit sa démonstration.

  • Vous êtes censés faire l'apologie de la générosité désintéressée de M. King et le montrer sous le jour le plus favorable possible.
  • Eh bien, nous en avons de la chance !

Depuis la fenêtre où il s'était posté, Nathan observait silencieusement la scène. Il admirait le cran qu'elle affichait, alors que, manifestement, elle était terrifiée. Ses mains étaient agitées d'un léger tremblement et elle s'appliquait à respirer profondément, une longue inspiration après l'autre. Cela se voyait à peine, mais Nathan était habile à déceler ce genre d'indices chez l'interlocuteur en qui se cachait un ennemi potentiel. C'était bien utile pour connaître les pensées et les sentiments de l'adversaire.

En l'occurrence, il ne considérait pas vraiment Kerri comme son ennemie. Elle était à cent lieues de son univers. Comment pourrait-elle l'atteindre ? En revanche, s'il le voulait, il pourrait l'écraser comme un vulgaire petit insecte.

Or, il ne le voulait pas, car il avait besoin d'elle. Lui qui se targuait de n'avoir besoin de personne !

Jason la conduisit jusqu'à la table de conférences et il ouvrit une chemise devant elle.

  • Voici le dossier concernant notre affaire. Veuillez en prendre connaissance avant de le signer.
  • Tout d'abord, je souhaite vous faire part de quelques revendications, dit-elle en tirant une feuille de son sac.
  • Je vous demande pardon? s'étonna Jason.

La colère fit oublier à Nathan ses bonnes résolutions et il s'emporta.

  • Qu'est-ce que vous voulez encore?
  • Je vous en ai déjà parlé lorsque vous étiez chez moi.
  • Vous vous fichiez de moi !
  • C'est possible. Mais, réflexion faite, maintenant que j'ai le grand et tout-puissant Nathan King sous la main, je me dis que je serais bien bête de ne pas en profiter, déclara-t-elle en lui lançant des œillades aguicheuses. J'ai consulté votre site internet. Vous êtes encore plus riche que je ne pensais. Alors, j'ai décidé d'augmenter mes tarifs.
  • Vous devriez garder à l'esprit que l'argent n'est pas encore transféré.

Elle bluffait, évidemment! Quel talent! Nathan n'en revenait pas.

  • Je sais, mais ça ne saurait tarder, répliqua-t-elle en poussant sa liste sous le nez de Jason. Les deux premières revendications ne sont pas négociables, prévint-elle.
  • Lis, ordonna Nathan à son avocat.

Il but une gorgée de café, à la fois curieux d'en savoir plus et anxieux d'apprendre ce qu'il redoutait.

Par exemple, elle ne manquerait pas de lui demander une nouvelle voiture. La sienne était bonne pour la ferraille. De l'argent, peut-être? Le cuir élimé de son sac à main trahissait un compte en banque modeste et, comme chacun sait, les femmes adorent faire les magasins. Du moins, celles qu'il fréquentait.

  • De nouvelles tenues pour l'équipe de base-ball du collège de Songwood. J'ai entendu dire que les anciennes ont été détruites dans une inondation, précisa Jason en levant les yeux sur Nathan.
  • C'est exact, intervint Kerri. Ils stockent leur matériel au sous-sol et, à cause d'une rupture de canalisation, la semaine dernière, ils ont tout perdu. Ils ont aussitôt fait une collecte qui a bien marché, mais il leur manque de quoi acheter les maillots et les shorts. Ah, détail important : pas de logo sur les maillots.

Des tenues de sport pour l'équipe de base-ball! Et ce n'était pas tout ! Nathan crut rêver en écoutant les revendications de Kerri dont Jason poursuivit la lecture.

  • Un crédit ouvert au profit de la communauté de l'Eglise baptiste de Songwood, pour acheter les dindes des repas de Thanksgiving et de Noël. Un autre crédit au profit de la municipalité de Songwood pour acheter deux mille bulbes de tulipes à planter cet automne. Le financement d'une nouvelle clôture pour la cour de récréation de l'école élémentaire et cinq mille dollars pour la bibliothèque municipale.

Elle se moquait de lui, c'était certain! se dit Nathan. Un chèque en blanc pour acheter des oignons de tulipes? Ce n'était pas sérieux ! Ou alors serait-elle devenue complètement folle?

  • Et pour vous? Ça sera quoi?
  • Pour moi? J'ai ce que je voulais, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux. L'argent pour la recherche. Tout ce que je souhaitais, c'était un traitement pour Cody, mais il n'y en avait pas. Vous avez rendu tout possible. Je vous en suis redevable et je le reconnais.
  • Si on peut dire, rétorqua t il plutôt sèchement.
  • Je suis sincère, je vous assure. Votre argent finance un miracle. Ce n'est pas si souvent le cas.

Nathan était de plus en plus gêné. Il se tourna vers Jason. Que faisait-il ? Pourquoi ne venait-il pas à son aide ?

  • C'est bon, grommela-t-il en hochant la tête.
  • C'est vrai ? Vous acceptez tout? s'exclama-t-elle, le visageilluminé par la joie. Pendant que j'y étais, j'aurais dû ajouter une allocation logement pour aider les pauvres.

Ainsi, Kerri ne pensait pas à elle en posant ses conditions. Venant d'elle, plus rien ne l'étonnait. Pourtant, en dehors de son maigre salaire, elle ne possédait rien à la banque. Pas d'économie, pas de livret d'épargne pour la retraite, rien de rien.

Et si c'était effectivement une manigance? Une stratégie? Elle finirait bien par se trahir.

  • Il y a encore une dernière chose, annonça-t-elle en tirant sur sa jupe d'un air gêné. C'est personnel.

Il posa sa tasse sur la table et croisa les bras pour mieux savourer sa victoire. On allait voir ce qu'on allait voir! La vraie Kerri Sullivan allait se dévoiler.

  • J'ai besoin d'aide et c'est très important pour moi, dit-elle en choisissant de s'adresser à Jason plutôt qu'à Nathan. J'ai besoin de voler.
  • Vous voulez un billet d'avion? s'étonna Nathan.
  • Non, ce n'est pas cela.
  • Ne comptez pas sur moi pour que je mette un jet privé à votre disposition.
  • Je ne veux pas de jet privé, insista-t-elle en réponse à l'indignation de Nathan. Je veux voler. Comme ça!

Preuve à l'appui, elle écarta les bras pour figurer les ailes. Puis, emportée par ses rêves, elle poursuivit son délire.

  • Ou bien marcher sur l'eau. Mais je crois que c'est encore plus difficile à réaliser.

Une folle ! Il avait affaire à une folle ! Voilà qui allait arranger son stress !

Elle se tourna encore vers Jason, décidément son interlocuteur préféré.

  • Quand on a diagnostiqué la maladie de mon fils, il a fait une grosse dépression et j'étais terrifiée à l'idée qu'il cesse de lutter. Il n'avait que cinq ans. Je me suis dit qu'il fallait que je lui donne une raison de vivre. Une raison de penser qu'il réussirait là où les autres enfants échouaient. Alors, je lui ai raconté que j'avais des superpouvoirs et que lui aussi en avait, pour la simple raison qu'il était mon fils.

Jason était vraiment très fort, songea Nathan. C'est tout juste s'il avait cillé à toute cette histoire et il ne se permit qu'une timide question :

  • Des superpouvoirs, c'est quoi ?
  • Je me déguise et je fais des choses exceptionnelles grâce à mes superpouvoirs de Wonder Mom. Cody m'a vue soulever une voiture. C'était génial. Mais il a grandi, et il ne croit plus tellement à mes prouesses. La dernière fois, quand j'ai voulu lui faire croire au sauvetage du chat, ça n'a pas vraiment marché. Il faudrait que je réalise un véritable exploit, quelque chose de vraiment extraordinaire.

Jason toussa pour s'éclaircir la voix.

  • Et vous avez une idée de ce qu'il vous faudrait pour voler? demanda-t-il enfin.
  • Une baguette magique, peut-être? ironisa Nathan.

Kerri ignora la réplique désobligeante de ce dernier etrépondit à son avocat.

  • Ce qu'il me faudrait, c'est un harnais et une grue. Avec une plate-forme sous l'eau ou quelque chose comme cela. Je ne sais pas très bien et, de toute façon, je n'ai rien de tout cela.

Puis elle se tourna vers Nathan, s'adressant bien à lui, cette fois.

  • Vous, si!

Mais Nathan leva les deux mains en signe d'impuissance et lui répondit :

  • C'est vous la Wonder Mom. Comment voulez-vous qu'un pauvre mortel comme moi vous soit utile ?
  • Quel âne bâté ! s'exclama-t-elle, absolument hors d'elle, les yeux plissés sous l'effet de la colère. Il est toujours commeça? s'enquit-elle auprès d'un Jason mort de rire, qui faillit s'étouffer en avalant son café de travers.

Nathan, l'air compassé, s'attendait à une dénégation indignée de son collaborateur et il fut très déçu de n'entendre qu'une faible protestation enrouée :

  • Non. Non, pas du tout.
  • Je trouve que tu aurais pu le dire avec plus de conviction, grommela- t-il.
  • Et vous, ne me dites pas que ça vous poserait un problème de me donner un coup de main. Vous n'avez qu'à confier l'affaire à une secrétaire qui se chargera de me trouver ce dont j'ai besoin et basta. Ce n'est rien pour vous et c'est tout pour mon fils. Vous comprenez ça?

Ces dix-huit ou vingt dernières années, Nathan s'était habitué à ce qu'on le traite de tous les noms. Cela avait commencé à l'université quand il plumait au poker les jeunes et riches héritiers incapables de résister à leur addiction au jeu. Et maintenant, dans les journaux et les magazines, on le disait sans cœur et cupide, au point de détruire l'environnement plutôt que de dépenser un seul dollar à la protection d'on ne savait quel insecte microscopique qu'il dérangerait en construisant ses buildings.

Pas de cœur, pas d'âme, pas de morale. Soit. Ça ne lui faisait ni chaud, ni froid. Mais qu'une coiffeuse blonde, aux bonnes joues rebondies, le regarde avec autant de dégoût qu'un crapaud baveux, et voilà qu'il se sentait... qu'il avait l'impression d'être... coupable.

Qu'est-ce que ça voulait dire ?

Il se sentait mal, il était gêné et il n'aimait pas cela. C'était lui le maître du jeu. C'était lui le chef. Pour qui se prenait-elle?

  • Kerri, vous demandez beaucoup, temporisa Jason. Peut-être qu'on pourrait...
  • Fais ce qu'elle demande, ordonna Nathan.

Sous le choc de la surprise, Kerri ouvrit de grands yeux.

  • Tout? s'exclama-1-elle.
  • Vous n'aurez qu'à demander ce que vous voulez. Une secrétaire veillera à ce que vos vœux soient réalisés. Quant à moi, cela ne me regarde plus et je ne veux plus en entendre parler.

Il avait toujours mis son point d'honneur à ne se sentir concerné par personne. C'était à ce principe qu'il devait sa réussite et ce n'était pas maintenant qu'il y dérogerait.

  • D'accord. Merci. C'est si important pour moi, crut-elle devoir encore souligner.

Elle ne savait plus trop quoi penser et elle éprouvait une légère Inquiétude. Pourquoi ce revirement? Quelles arrière- pensées cachait-il? En revanche, il ne semblait plus vouloir émettre de prétentions sur elle. Et ça, c'était plutôt bien.

  • Voyons maintenant les termes de notre accord, dit Jason, qui ne perdait pas le nord.

Kerri acquiesça d'un signe de tête et sortit son crayon.

Elle ajouta ses propres clauses de « Wonder Mom » à la liste précédente et s'apprêta à signer les documents déjà préparés.

Mais Jason les lui reprit des mains.

  • Vous devez d'abord les lire.
  • Pourquoi? demanda-t-elle en les reprenant pour y apposer aussitôt sa signature. Nous savons tous que je n'ai pas le choix. M. King a ce qu'il veut et moi aussi.

Nathan n'était pas encore bien sûr de l'aimer, toutefois, il commençait à la respecter.

  • Toujours certaine que ce n'est pas un pacte avec le diable que vous êtes en train de conclure ?
  • Certaine, affirma-t-elle.
  • Alors, il me semble que vous pourriez peut-être m'appeler Nathan, puisque nous sommes amenés à faire des choses ensemble.

Elle ressentit un choc car la conversation qu'ils avaient eue quelques jours auparavant lui revint aussitôt à l'esprit.

N'était-ce pas elle qui lui avait proposé de l'appeler par son petit nom, prétextant que ce serait moins gênant pour le cas où ils seraient amenés à coucher ensemble ?

Mais il n'était pas question qu'il couche avec elle. Ah, non!

Pourtant, lorsqu'elle se leva, il se permit d'apprécier d'un regard appuyé les formes de son corps que soulignaient les plis de sa robe.

Elle serra la main de Jason et informa Nathan qu'elle allait retrouver Tim.

  • Je vous accompagne.
  • Toujours méfiant? demanda-t-elle avec un sourire.
  • Je préfère vous garder à l'œil.
  • Il est vrai que je pourrais m'enfuir avec une agrafeuse. Et puis nous sommes dans un cabinet juridique. Quelles bêtises pourrais-je bien faire ici? Il n'y a que l'embarras du choix.
  • Vous n'en avez même pas idée ! rétorqua-t-il en la poussant vers l'ascenseur, le long des portes fermées des bureaux. Jason vous enverra par mail un exemplaire des documents que vous venez de signer, précisa-t-il en pressant le bouton d'appel.
  • Je compte sur lui. Il a l'air très efficace. Et il est sympathique, ce qui m'étonne de la part d'un juriste.
  • Vous avez une expérience en la matière ?
  • Non, pas vraiment. Il est marié?

Nathan n'en pouvait plus. C'était trop !

  • C'est donc ça? Vous n'avez pas réussi à me piéger, alors vous vous rabattez sur Jason? Il gagne beaucoup d'argent, mais, malheureusement pour vous, il a une épouse et ils viennent d'avoir un bébé.
  • Du calme! Il ne faut pas prendre la mouche comme cela, dit-elle en lui tapotant le bras. Vous ne savez pas que toutes ces colères rentrées, c'est très mauvais pour le cœur et pour la santé, en général ?

Entre-temps, l'ascenseur était arrivé et la porte s'était ouverte.

Cependant, Kerri était restée sur le seuil, comme si elle avait encore quelque chose à dire. Il posa sa main sur la porte pour empêcher qu'elle se ferme.

  • Vous n'avez pas compris le sens de ma question, se justifia-t-elle.
  • Je l'ai prise pour ce qu'elle était. C'est-à-dire une insanité de plus de votre part.

C'était à désespérer! Réussirait-elle à vaincre un tel mur d'incompréhension ?

  • En passant dans le couloir, j'ai aperçu une carte accrochée à la porte d'un des grands bureaux, expliqua-t-elle." Il y avait écrit dessus, en grosses lettres « C'EST UN GARÇON! »Je me suis dit que c'était sûrement le bureau de Jason et, comme il annonçait la naissance de son fils, j'ai pensé que je pourrais lui envoyer un message de félicitations. C'est ça que je voulais dire. Pas autre chose.

Il y avait bien longtemps que Nathan ne s'était senti aussi bête ! Cela devait remonter à sa prime jeunesse quand son père le rabrouait et l'humiliait de ses remarques désobligeantes.

Il s'appuya contre la paroi de l'ascenseur.

  • Je suis désolé, murmura-t-il.
  • J'espère bien, répliqua-t-elle.
  • Je suis sincère.
  • Pourquoi imaginez-vous toujours le pire avec moi ? lui reprocha-telle.

Et elle? Que faisait-elle pour le détromper?

Il était un as de la négociation, ne s'emportait pas, gardait l'esprit clair en toutes circonstances et avait une repartie pour tout. Mais cette femme le rendait fou.

Il allait le lui dire lorsqu'il réalisa que ce serait, du même coup, avouer sa faiblesse. Et ça, c'était impossible. Pourtant, lorsqu'il la vit, les yeux levés sur lui, dans l'attente de quelque chose, il ne put résister à son impulsion.

Il l'embrassa.

 

 

 

 

Chapitre 4

 

La bouche de Nathan était tiède et ferme. Elle s'était posée sur la sienne avec une douceur surprenante. Au lieu du baiser forcé et de l'intrusion violente à laquelle elle pouvait s'attendre de sa part, c'était un baiser offert, une habile caresse de ses lèvres sur les siennes.

Elle en ressentit un tel émoi qu'elle s'abandonna et ferma les yeux pour mieux se concentrer sur la chaleur et les picotements qu'elle ressentait dans tous ses membres. D'un mouvement incontrôlé, elle renversa la tête et s'offrit à lui.

Hélas ! Il n'en profita pas. Il se contenta de l'effleurer, ne lui accordant que sa chaleur et la laissant sur sa faim. Lorsqu'il s'écarta d'elle, elle en éprouva un sentiment de frustration inimaginable. Sans doute parce qu'elle n'avait pas embrassé d'homme depuis la mort de Brian... avant la naissance de Cody. Quelle tristesse !

Ayant repris ses esprits, Nathan eut l'air catastrophé par ce qui était arrivé et qu'il n'avait pu empêcher. Mais elle s'empressa de le rassurer.

  • Il n'y a pas de problème. Je ne suis pas fâchée.

Il se renfrogna aussitôt.

  • Evidemment, puisque êtes payée pour coucher avec moi. C'est ce que vous voulez dire, n'est-ce pas?
  • Qu'est-ce que vous racontez ? Bien sûr que non. En plus, c'est vous qui m'avez embrassée. Pas le contraire.
  • C'est votre faute, si c'est arrivé.
  • Ça fait partie du contrat, oui ou non ?

Pourquoi rendait-il les choses si difficiles? songea-t-elle, avant de poursuivre.

  • Je ne vous en veux pas. Je vous répète qu'il n'y a pas de problème. Je n'oublie pas ce que je vous dois.
  • Vous accepteriez donc d'avoir une relation sexuelle avec moi ?
  • On ne peut pas dire que vous preniez des gants quand vous faites des avances à une dame, ironisa-t-elle.

Puis, après un temps de réflexion, elle lui posa sa main sur le bras et s'efforça de répondre sincèrement à sa question.

  • Si c'est important pour vous, oui. Vous avez accepté de me venir en aide. C'est beaucoup.
  • Quinze millions de dollars. Ce n'est pas mal!
  • Je sais au moins que je vaux cher, répliqua-t-elle sur le ton de la plaisanterie.

Puis, redevenant sérieuse, elle soupira.

  • N'attachez pas trop d'importance à ce qui n'en a pas. Je vous suis très reconnaissante, mais j'ai parlé sans réfléchir à ce que je disais. Je suis toujours trop impulsive. C'est comme cela que j'ai offert un de mes reins à Tim, si jamais il en avait un jour besoin. Ce n'est pas pour autant que je vais me précipiter sur-le-champ au bloc opératoire.
  • Si je comprends bien, vous ne coucherez pas avec moi.
  • Est-ce une façon détournée de me demander de coucher avec vous ?
  • Non. Je veux seulement que les choses soient claires. Peut-on envisager, oui ou non, une relation sexuelle entre nous?
  • Voulez-vous qu'il y en ait une?
  • Là n'est pas la question, finit-il par répondre d'un ton qui dénotait une certaine frustration.
  • Mais c'est vous qui me demandez.
  • Je ne demande pas. Cela ne m'intéresse pas.
  • Il n'y a donc pas de problème.

Visiblement, Nathan voulait en avoir le cœur net. Il insista encore.

  • Certes. Mais si j'étais intéressé, accepteriez-vous ?
  • Je ne sais pas. Peut-être.

Kerri lorgna sa bouche et songea qu'il suffirait de quelques baisers pour qu'elle succombe, mais elle se ressaisit aussitôt et, relevant la tête, se dit qu'elle devait garder toute son énergie pour Cody. La première chose à faire étant de détourner son regard de Nathan. Il suffisait de si peu de choses pour déclencher une catastrophe !

  • Vous ne me désirez pas, alors n'en parlons plus, vous voulez bien? ajouta-t-elle pour clore la discussion.

Les portes de l'ascenseur s'étaient ouvertes et, avec un certain soulagement, elle retrouva le parking où Tim l'attendait, près de la limousine. Le voyage aller avait été fort agréable et elle se réjouit à l'idée du voyage retour. Avant de prendre la route qui menait à Songwood, ils pourraient s'arrêter au fast-food pour acheter des burgers car elle mourait de faim.

Soudain, elle se rendit compte que Nathan était resté dans l'ascenseur. Alors, pour prendre congé, elle se retourna et lui lança de loin :

  • A bientôt !

Elle le vit appuyer sur le bouton et marmonner quelque chose qu'elle n'entendit pas, car les portes s'étaient refermées sur lui.

  • Quel drôle de bonhomme ! songea-t-elle en rejoignant Tim.

Frankie tapait frénétiquement sur le clavier de son ordinateur. C'était une habitude chez elle. Même si elle n'était pas sûre de son texte, elle tapait sans s'arrêter car le rythme était aussi important que les mots, disait-elle. Sans perdre de vue pour autant la liste des choses à faire par ailleurs, elle se concentrait sur l'article qu'elle écrivait pour la lettre d'information mensuelle. Elle en tenait la trame.

La destruction de l'environnement du secteur de Puget Sound se poursuivait à grands pas. Un grand nombre d'espèces animales et végétales avaient déjà disparu, sans compter celles qui étaient sur le point de disparaître. Quand elle écrivait, il lui arrivait parfois de rêver que le destin de la planète reposait sur ses épaules et qu'il lui suffirait de trouver la juste combinaison de mots et de phrases pour tout changer.

  • Frankie, tu as une minute ?

A l'appel de son patron, elle leva le nez de son clavier et hocha la tête, s'efforçant de ne pas montrer son irritation. Pourtant, elle détestait être interrompue quand elle écrivait un article. Ça lui faisait perdre le fil. Mais, l'expérience aidant, il lui avait bien fallu admettre que peu de gens le comprenaient.

Elle finit sa phrase, sauvegarda son texte et s'aspergea les mains de savon antiseptique avant de les frotter soigneusement l'une contre l'autre.

Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre. Dix-huit fois, parce que ça faisait soixante-douze, son nombre fétiche.

Puis elle se rendit chez Owen, un homme d'une trentaine d'années plutôt corpulent. Son bureau était un vrai capharnaum où s'entassaient rapports, livres de comptes et fournitures de bureau en tous genres. La pièce croulait sous les documents et Frankie détestait y venir, elle pour qui l'ordre était une nécessité vitale. Cependant, aujourd'hui, elle avait décidé d'être forte et de surmonter ses réticences.

  • Que se passe-t-il ? demanda-t-elle à son boss.
  • Frankie, nous n'allons pas y arriver, soupira-t-il. Nous n'avons pas de financement. Cela fait presque deux ans que je me bats et je vois bien que c'est un combat perdu d'avance. J'ai décidé de mettre la clé sous la porte.
  • Non, s'écria-t-elle d'un ton où se mêlaient incrédulité et colère. Non, non. C'est chez moi ici. Nous devons continuer. Nous devons prouver qu'il est possible de faire autrement. Ils ont besoin de nous.

Owen haussa les épaules d'un air découragé.

  • Tu vois bien que la plupart de nos collaborateurs sont partis. Ne nous leurrons pas. Nous avons des vues trop radicales pour assurer un flux régulier de subventions et de dons et la minorité de gens qui soutiennent nos idées sont sans le sou. Tu vois bien que si nous avons pu survivre jusqu'à maintenant, c'est grâce à ton propre argent. Je ne peux pas continuer à accepter cela de toi.
  • Mais ça ne me gêne pas, moi, répliqua-t-elle vivement.

Elle n'en avait pas besoin, de cet argent. L'argent du sang, songea-t-elle en fermant les yeux sur l'image des murs ensanglantés du salon. Elle revoyait la scène. Ce n'était pas du tout comme au cinéma, où tout est propre, réglé au millimètre et méticuleusement rangé pour la prise de vues. Là, ce n'était ni propre, ni réglé au millimètre, ni méticuleusement rangé. Dans la vraie vie, quand quelqu'un était abattu d'un coup de feu, c'était un vrai carnage, ça puait et vous ne pouviez plus débarrasser votre mémoire de cette vision.

  • Ce n'est pas normal, insista Owen. Tu as besoin de cet argent pour toi.
  • Non.

Pour quoi faire? Sa vie était ici, pas ailleurs.

  • Il faut organiser une grande campagne de publicité pour nous faire connaître, s'enflamma-t-elle. Quelque chose d'énorme!

Owen la regardait avec tendresse.

  • Arrête, Frankie. Il nous reste de quoi tenir un mois. Je ne t'en voudrais pas, si tu partais maintenant et si tu cherchais du travail ailleurs. Et puis ça ne te ferait vraiment pas de mal de prendre un peu de vacances, maintenant que tu n'as plusbesoin d'investir tout ton argent dans cette boîte. Va donc faire l'inventaire des plantes en voie de disparition sur Hawaii.
  • Owen, je t'assure qu'on peut encore l'arrêter, supplia Frankie. Il veut ses tours et ça va soulever des vagues de protestations. C'est ça qu'il faut exploiter. On l'aura!

C'était ça qu'elle voulait. Anéantir Nathan King. Le punir une fois pour toutes. Le dépouiller, le laisser seul, abandonné de tous, livré à ses angoisses.

  • Tu ne peux pas faire cela, Frankie. Arrête!
  • Je le peux. Je le veux. Je trouverai un moyen.
  • Le temps est venu de laisser le passé derrière toi.

Elle avait eu assez confiance en Owen pour lui raconter ce qui était arrivé —jamais elle n'aurait cru qu'il s'en servirait contre elle.

  • Jamais ce temps ne viendra, répliqua-t-elle en se levant. Jamais je ne lui pardonnerai. Je l'aurai ! Les gens écouteront et nous aurons assez d'argent.
  • Frankie, il est ton frère, lui rappela Owen en se levant à son tour. C'est lui qui te donne l'argent. Tu ne peux tout de même pas t'en servir pour le détruire.
  • Bien sûr que si, je le peux. C'est même encore mieux, affirma-t-elle en sortant du bureau pour retourner s'installer à son clavier.

Mais elle avait perdu le fil de son article et n'avait plus maintenant qu'une seule préoccupation : comment s'y prendre pour détruire Nathan, une fois pour toutes?

  • J'ai pas envie d'y aller, pleurnichait Cody. Ça va être ennuyeux.
  • Eh oui ! confirma Kerri, un grand sourire aux lèvres. Ça va être long et ennuyeux.
  • Alors, restons à la maison.
  • On pourrait ne pas y aller. Mais pense à tous ces gosses dans le monde qui n'ont pas à manger, pas de famille, pas de jouets. On ne leur demande pas leur avis, à eux. Tu ne crois pas que ce qu'ils subissent est autrement plus grave que de s'ennuyer un petit peu ? Qu'en dis-tu ?

Cody soupira bruyamment.

  • Tu essaies de me donner mauvaise conscience.
  • Exactement. Est-ce que j'y suis arrivée?
  • Bof.
  • En plus, je suis certaine qu'il va y avoir plein de bonnes choses à manger et des tas d'attractions pour les enfants. Et puis participer au gala, c'est aussi une façon d'aider les autres et ça, c'est important.
  • D'accord, grommela-t-il à contre-cœur.

Kerri aurait pu ne pas lui donner le choix et simplement l'avertir de leur participation à la fête. Nathan King avait envoyé un courriel requérant sa présence et celle de son fils pour cette manifestation. Par principe, elle avait préféré obtenir l'assentiment de son garçon et faire en sorte que, pour lui, ce ne soit pas une corvée, mais une occasion de bien s'amuser, tout en faisant une bonne action.

  • Est-ce qu'on pourra acheter des choses?
  • Non, pas cette fois-ci.
  • Même s'il y a des trucs super?
  • Dans ce cas, tu pourras toujours les mettre en attente sur ta liste de cadeaux d'anniversaire.

Super ou pas, Kerri ne pouvait envisager aucune dépense. Elle n'avait plus un sou. Toutefois, elle songea que ce n'était pas le moment de s'inquiéter et qu'il serait toujours temps de voir venir. A la grande satisfaction de Kerry, Cody avait été jusqu'ici un garçon raisonnable avec qui on pouvait discuter. L'an passé, il avait demandé un jeu vidéo pour Noël. Ce n'était pas un jeu très cher, mais tout de même, la négociation avait été rude...

  • Tu sais, dans ce genre de manifestation, il y a généralement une tombola. Si les lots sont intéressants, je te donnerai cinq dollars pour acheter des tickets.
  • Chouette ! s'écria-t-il, un grand sourire aux lèvres. Tu crois qu'on gagnera quelque chose ?
  • Eh bien, si le premier prix, c'est une voiture, j'espère que ce sera pour nous !

—- Moi aussi. Mais, je t'en prie, maman! Vérifie les lots avant d'acheter les tickets. Comme la fois où on avait gagné ces horribles soupes. Tu te souviens, il y en avait pour toute une année et elles étaient infectes.

  • C'est vrai.
  • Et tu n'as pas voulu qu'on les refile à quelqu'un d'autre. Il a fallu les avaler jusqu'à la dernière, grommela Cody.
  • Je ne voulais pas mettre d'autres personnes dans l'embarras en leur donnant quelque chose de mauvais.
  • Et moi ? Tu t'en fichais de m'obliger à ingurgiter cette horreur !
  • C'est normal ! s'exclama-t-elle en riant aux éclats. Je suis ta mère et je peux tout exiger de toi. Y compris les choses les plus épouvantables, comme t'obliger à manger des légumes.
  • Et nettoyer ma chambre, ajouta-t-il en s'esclaffant.
  • Ou faire tes devoirs. En attendant, que dirais-tu, si je te demandais maintenant d'aller te changer?

Il grommela en guise de réponse et, pivotant sur ses béquilles, sortit de la cuisine sous le regard attendri de sa mère, qui revoyait son mari autrefois. Chaque jour un peu plus, Cody, le fils, lui rappelait Brian, le père. Et elle chérissait cette ressemblance en dépit des souvenirs douloureux qu'elle évoquait.

Quelqu'un frappa à la porte d'entrée. C'était son amie Linda.

  • Je t'apporte ce qu'il te faut pour l'occasion, annonça cette dernière en entrant dans le salon, les bras chargés de vêtements. Du noir classique et un assortiment de vestes et d'accessoires.
  • Merci. Tu me sauves la vie ! Je n'ai rien de convenable à me mettre pour un gala de bienfaisance. Ça se passe l'après- midi, mais je sais qu'à ce genre de manifestation les riches font assaut d'élégance. Il ne faut pas que je dépare.
  • Tu seras parfaite ! assura Linda. Allons essayer tout cela.

Kerri la précéda en direction de sa petite chambre. Elle avait déjà posé les rouleaux de sa mise en plis et elle s'était maquillée. Il ne lui restait plus qu'à faire son choix parmi les vêtements que son amie lui avait apportés.

  • J'aime bien cette jupe noire, dit-elle en la maintenant par la taille pour voir l'effet produit. Classique et chic à la fois. La semaine dernière, j'ai trouvé une paire d'escarpins noirs à Emmaus. Des Stuart Weitzman à peine portés. Je me demande qui a bien pu s'en débarrasser comme cela. Sans doute à la suite d'un décès et la famille n'en connaissait pas la valeur.
  • Tant mieux pour toi ! s'exclama Linda en dépliant un chemisier bleu cobalt. Qu'est-ce que tu penses de ça? Avec une veste en tweed noir, c'est juste ce qu'il faut pour ne pas avoir l'air trop ton sur ton. Des boucles d'oreilles, un bracelet. Le tour est joué !

. — C'est parfait, acquiesça Kerri, qui entreprit aussitôt d'essayer l'ensemble.

Un soupçon trop longs, le chemisier et la veste lui allaient tout de même comme un gant. Quant aux chaussures, elle ne pouvait rêver mieux dans le genre chic et confortable.

Elle ôta sa veste et se rendit dans la salle de bains où elle commença à enlever les rouleaux de ses cheveux.

  • J'espère que l'argent est arrivé sur votre compte. Je te préviens qu'on ne me fera pas mettre les pieds dans sa limousine, si le virement n'a pas été fait, affirma-t-elle un œil sur le miroir pour s'assurer qu'elle avait bien enlevé tous les rouleaux.

De la chambre où elle était restée, Linda confirma :

  • L'argent est sur le compte.
  • Parfait. Alors vous allez embaucher de nouveaux chercheurs ?
  • Ce n'est pas si simple que cela.

Au ton de son amie, Kerri sentit que quelque chose n'allait pas. Elle posa son BaByliss sur le lavabo et passa la tête dans l'embrasure de la porte.

  • Il y a un problème ?
  • Non, répliqua Linda. Tout va bien. Les choses suivent leur cours.

Les mots se voulaient rassurants, pourtant Kerri sentit sa gorge se nouer.

  • Tu m'as bien dit que l'argent était sur votre compte, n'est-ce pas?
  • Les quinze millions. Apparemment cet argent provenait du compte personnel de Nathan King.
  • Je voudrais bien qu'il en tombe autant sur mon compte avec la paye de vendredi prochain! soupira Kerri.
  • Moi aussi, enchérit Linda.

A cette idée farfelue, elles éclatèrent de rire toutes les deux.

  • Raconte-moi. Il est comment? demanda alors Linda. Tu t'entends bien avec lui ?
  • Je ne lui ai pas mis le grappin dessus, ni exigé de lui qu'il m'appelle sa « chérie d'amour ».
  • Je te comprends, mais j'imagine que ce n'est que partie remise pour votre deuxième semaine ensemble.
  • Sache que nous ne sommes pas ensemble. Je dois admettre que c'est un bel homme, mais il n'empêche que son comportement laisse beaucoup à désirer.
  • Et puis il faut dire que tu n'es pas du genre à te confondre en remerciements, n'est-ce-pas ?
  • Je lui suis reconnaissante, mais je ne ramperai pas devant lui. Je crois que je l'importune, ce qui est un avantage de plus pour moi. Il est un peu coincé.

Sur ce, elle retourna dans la salle de bains pour ôter ses derniers rouleaux avant d'ajouter d'un air entendu :

  • Il embrasse plutôt bien.

Un moment de silence s'ensuivit, interrompu par Linda, qui fit irruption dans la minuscule salle de bains.

  • Tu l'as embrassé?
  • C'est lui qui m'a embrassée. Mais peu importe. C'était bien. Ça m'a donné plein de frissons. Et tout à coup, je me suis rendu compte que je n'avais pas embrassé de garçon depuis la mort de Brian. Et que ça me manquait terriblement d'embrasser et de sentir le contact d'un homme contre mon corps.

Mais pas n'importe qui, songeait Kerri. Si on lui avait donné le choix, c'était avec Brian qu'elle aurait voulu éprouver toutes ces sensations.

  • Eh bien, maintenant, tu peux en profiter! s'exclama Linda. Tout de même, fais attention ! Nathan King ne m'inspire pas confiance. Ce type est dangereux.
  • Pas pour moi. Il ne m'intéresse pas, lui pas plus qu'un autre.
  • Comment en est-il arrivé à t'embrasser?

Bonne question !

. — A vrai dire, je ne me souviens plus très bien. Je crois bien que c'était au moment où nous débattions pour savoir si un don de quinze millions de dollars lui donnerait le droit de coucher avec moi.

— Quoi ? Il prétend avoir une relation sexuelle avec toi ?

  • Je ne pense pas vraiment. Il me semble que c'était plutôt une discussion d'ordre intellectuel et puis, subitement, il m'a embrassée. Sans doute pour me faire taire, conclut-elle en se penchant la tête en avant.

Après quelques énergiques coups de brosse, elle se redressa, passa les doigts entre les mèches pour les ébouriffer et s'empara de sa bombe de laque dont elle usa largement pour maintenir ses boucles folles en place.

  • J'en remettrai avant de partir, se promit-elle devant sa chevelure rebelle.

Puis elle mit des boucles en fausses perles à ses oreilles, une montre en plaqué or à son poignet, se glissa dans ses chaussures de rêve, enfila sa veste et se précipita devant son miroir.

  • C'est toujours moi ! s'exclama-t-elle, dépitée. Tout ce mal pour si peu !
  • Tu es superbe ! se récria son amie Linda.

Kerri ne se faisait pas d'illusions. On pouvait à la rigueur la dire jolie, certains jours fastes où elle était en forme, mais en aucun cas élégante ou sophistiquée.

  • Ce n'est pas mon monde. Je ne saurai pas quoi dire aux gens.
  • Tu n'as qu'à sourire. Et si quelqu'un te regarde de haut, souviens-toi que c'est un être de chair et de sang comme toi et moi.

On frappa de nouveau à la porte.

  • Ce doit être Tim, dit Kerri en se dirigeant vers l'entrée. Ça me fait tout drôle de voir tout ce monde qui s'intéresse à moi.
  • Mais c'est que tu en vaux la peine ! plaisanta son amie.
  • Je vais finir par y croire, s'exclama-t-elle en riant, la main sur la poignée.

Tim n'était pas seul. Il était avec Lance.

A la vue des deux amis sous son petit porche, Kerri ne put s'empêcher de s'exclamer joyeusement en s'effaçant devant eux pour les laisser entrer :

  • En voilà deux pour un! C'est vraiment mon jour de chance !
  • Je trouve aussi ! rétorqua Lance, qui s'avança vers elle pour l'embrasser sur la joue. Quelle classe! Tu as l'air d'une dame qui va sortir dîner. J'adore tes chaussures.
  • Hein, qu'elles sont belles ! Et elles ne m'ont pas coûté dix dollars.
  • J'espère bien que tu ne le feras pas remarquer tout à l'heure ! s'écria-t-il avec une moue dégoûtée.
  • Mais non, n'aie pas peur ! Salut, Tim.
  • Salut, Kerri, répondit ce dernier qui s'avança à son tour dans le salon de Kerri.

La pièce n'était pas bien grande, mais avec quatre adultes dont un de la taille d'une armoire à glace, elle semblait encore plus petite.

Kerri fit les présentations.

  • J'ai entendu parler de vous, rappela Linda. Vous avez permis à Kerri d'approcher Nathan King au restaurant où vous l'avez fait embaucher.

Tim eut une expression évasive et ne releva pas l'allusion de Linda. Comme si c'était un sujet qu'il voulait éviter.

De son côté, Lance arborait un large sourire.

  • Vous ne savez pas le plus fort ! Je suis devenu un héros au travail. Tout le monde raconte comment j'ai maîtrisé la folle. Nathan est venu au restaurant la semaine dernière et il a tenu à remercier personnellement le directeur pour la promptitude de ma réaction. J'ai obtenu une augmentation de salaire.
  • Que demander de plus ? dit Kerri un peu sèchement. Et Nathan? Quelle conclusion a-t-il tirée de tout cela?
  • Aucune, répliqua vivement Lance.

Puis, après un clin d'œil à son ami Tim, il poursuivit à voix basse et sur le ton de la confidence :

  • Ma pauvre chérie, il y a un abîme de non-dits entre nous et notre M. King.
  • Et du coup, il nous paraît insensible.
  • Pourtant, il n'est pas si méchant que cela. Il t'a donné l'argent que tu voulais!
  • Je sais ! Je sais ! admit-elle à contre-cœur.

Puis, se tournant vers Tim, elle persifla :

  • Tu n'as rien à dire ? Tu ne veux pas défendre ton patron ?
  • Non.
  • Tim est très discret pour ce qui concerne son job, intervint Lance. C'est un employé modèle. Comme M. King les aime.
  • Pourquoi ne l'appelles-tu pas par son prénom, Nathan ? demanda Kerri.
  • Parce que cela ajoute encore du mystère si on l'appelle par son nom.
  • Tu aimes ce type ?
  • Tim l'aime, répliqua Lance. Et je lui fais confiance.

C'était Tim qui avait lancé l'idée d'annoncer le don desquinze millions de dollars, alors Kerri l'aimait aussi, mais elle n'avait pas pour autant confiance dans son jugement en ce qui concernait Nathan.

  • Nous devrions y aller, dit Tim.
  • Je vais chercher Cody.

Cinq minutes plus tard, Linda agitait la main en guise d'adieu devant la limousine prête à démarrer.

  • Je veux un récit détaillé de la fête ! s'écria-t-elle. Prenez des notes.
  • Promis!

Cody s'engouffra dans la voiture. Kerri se saisit des béquilles et s'installa à ses côtés.

  • Belle bagnole, apprécia le petit du haut de ses neuf ans. Quand je serai grand, j'en veux une comme cela pour m'emmener partout.
  • Je croyais que tu voulais une voiture de sport pour aller vite.
  • Oh, c'est vrai !
  • Tu auras les deux, promis Lance en fermant la portière après s'être assis à côté de Kerri.
  • Super! s'exclama Cody en caressant le cuir du siège. J'aurai la limousine et la voiture de sport.

Kerri sentit son cœur se serrer. Elle savait que, à moins d'un miracle, Cody ne verrait pas son douzième anniversaire. Alors, comment imaginer qu'il atteigne ses seize ans et apprenne à conduire?

  • Maman, prenons un billet de loterie, poursuivit le garçonnet. Si on gagnait le gros lot, on pourrait tout de suite s'en acheter une.
  • Et on engagerait Tim comme chauffeur, ajouta Kerri dans la foulée.
  • Tim ne quittera jamais Nathan, mais vous pourriez m'embaucher, moi, précisa Lance qui ne quittait pas Kerri des yeux.
  • Marché conclu ! déclara-t-elle.
  • Dis-moi, Lance, M. King est très riche, n'est-ce pas? s'enquit Cody.
  • Oui. Il est milliardaire.

Le petit garçon laissa échapper une exclamation admirative.

Et Kerri se remémora les informations qu'elle avait glanées sur Internet. Nathan était parti de rien. Il avait grandi à Bremerton, une ville côtière sur le Sound. Puis il était allé à l'université et il avait, par la suite, amassé une immense fortune.

Et si c'était cela qui lui avait manqué, à elle? Elle n'avait pas fait d'études universitaires. Quant à sa formation à l'école d'esthéticiennes, cela ne comptait guère.

  • Lance, à ton avis, est-ce que ce gala truc machin va être ennuyeux? s'inquiéta Cody.
  • Il y aura des tas d'enfants de ton âge et plein de jeux. Et puis il y aura plein de bonnes choses à manger, répondit Lance. Tu vas voir, tu t'amuseras bien. En plus, tous les jeux sont gratuits.
  • C'est vrai ?

Lance hocha la tête pour acquiescer, puis il s'adressa à Kerri.

  • Je n'aime pas du tout ton rouge à lèvres. Tu n'en as pas un autre ?

Elle fouilla dans le fond de son sac et en extirpa deux bâtons que Lance examina attentivement.

  • Mets celui-ci, dit-il en désignant le rose.

Tandis qu'elle s'exécutait, elle vit Cody lever les yeux au ciel.

  • Ça ne te plaît pas? demanda-t-elle avec un grand sourire.

Il ne répondit pas, soupira bruyamment et changea de sujet.

  • Est-ce qu'il y a la télé dans cette limousine?

Nathan gardait toujours à l'esprit une liste des personnes qu'il essayait de tenir à distance. Carol Mansfield en faisait partie. Ex-épouse d'un administrateur haut placé, elle possédait une boutique à la mode qu'elle dirigeait avec brio. Grande, mince, encore jeune, elle avait tout ce qu'il fallait pour que Nathan ait envie de sortir avec elle. Mais Carol lui faisait penser à un oiseau de proie dont l'unique objectif serait de tuer.

  • Vous ici ! minauda-t-elle en lui effleurant le bras. Voilà qui est inattendu. Il n'est pourtant pas dans vos habitudes de fréquenter ces manifestations. Vous êtes plutôt du genre à envoyer un chèque. Mais ne prenez pas cela comme un reproche. Je suis ravie de vous voir.
  • Disons que je suis ici pour soutenir une cause importante.
  • Je suis heureusement surprise de constater que vous vous intéressez à la cause des enfants, susurra-t-elle. Attendez-vous quelqu'un?
  • Pardon ? sursauta-t-il.
  • Je me demandais. Vous avez l'air de chercher quelqu'un. A moins que ce ne soit moi qui vous importune, ajouta-t-elle en riant car elle ne croyait vraiment pas à cette éventualité.
  • J'attends quelqu'un.
  • Je vois. Une amie sans doute.
  • Une connaissance, sans plus.
  • C'est donc cela. Une femme. Je ne savais pas que vous aviez une liaison.
  • Je n'ai pas de liaison. Ce n'est pas du tout ce que vous croyez, répliqua-t-il sèchement.

Pourquoi diable répondait-il à cette commère? Il ne lui devait aucune explication. Alors qu'est-ce qui le poussait à se justifier? Quel besoin avait-il d'affirmer qu'il ne sortait pas avec Kerri ? Etait-ce parce que cette dernière lui avait clairement laissé entendre qu'il ne l'intéressait pas?

En tout cas, elle s'était bien débrouillée pour faire en sorte que rien ne se passe entre eux deux, songea-t-il avec amertume. Et elle avait réussi à le mettre dans une situation impossible sans qu'il puisse définir si elle était sincère ou si ce n'était qu'une manœuvre tordue en réponse à sa générosité. Maudite femme !

Soudain, des rires dans son dos le firent se retourner.

Kerri lui apparut à l'entrée de l'hôtel, nimbée des chauds rayons dorés du soleil qui venait juste de percer dans une trouée de nuages.

Ce n'était peut-être qu'un effet de lumière, mais tout en elle était splendide : les traits de son visage soulignés par un discret maquillage, sa tenue si bien adaptée à la circonstance, sa nouvelle coiffure bouclée qui ajoutait encore à sa séduction naturelle. Elle se retourna pour attendre son fils et il aperçut le garçon sautillant sur ses béquilles.

Nathan sentit le sol se dérober sous ses pieds, comme si la terre avait tremblé. Il ferma les yeux et revit son propre fils. Daniel sur ses béquilles, puis Daniel dans son fauteuil roulant. Ilrouvrit les yeux. L'image de son fils avait disparu, mais il gardait à l'esprit l'inexorable destinée qui serait celle de Cody.

Il savait à quoi ressemblait la dernière étape avant la fin. Au fur et à mesure que les forces diminuaient, le stade du fauteuil, puis celui du lit. Et les drogues qui n'agissaient plus. Pour finir, le garçon hurlant de douleur...

Il aurait voulu fuir ! Tout, plutôt que revivre cela ! Où avait-il la tête quand il s'est laissé entraîner dans cette histoire ?

  • Vous m'avez envoyé un mail, dit Kerri en guise de salut.
  • Oui. Il fallait que je vous informe du lieu et de l'heure de notre rendez-vous.
  • Je sais. Mais comment vous êtes-vous procuré mon adresse électronique?
  • N'oubliez pas que j'ai un dossier sur vous.

Je n'oublie pas. Mais je pensais que les adresses e-mail étaient confidentielles.

  • Pas pour moi.

Il lui fallut quelques secondes pour digérer l'outrecuidance de Nathan. Mais elle eut tôt fait de se ressaisir avant d'insister :

  • Vous auriez tout aussi bien pu téléphoner.
  • Un mail est beaucoup plus efficace.
  • En revanche, le téléphone est plus personnel.
  • Ce n'est pas ce dont nous avons besoin.
  • Vous dites ça maintenant, rétorqua-t-elle tout sourire.

Faisait-elle allusion à ce fichu baiser? Il sentit la colère monter en lui, mais il décida de l'ignorer car il n'était jamais bon de se laisser aller aux émotions.

  • Et maintenant? Qu'est-ce que je dois faire? demanda Kerri. Y a-t-il quelque chose de spécial ?
  • M'accompagner et faire comme si cela vous plaisait beaucoup.
  • Dois-je brandir une banderole pour informer le monde entier que je vous révère comme un dieu?
  • Je vous trouve bien impertinente depuis que vous avez obtenu votre argent.
  • Effectivement. C'est drôle, n'est-ce pas?

Nathan fit comme s'il n'avait pas entendu.

  • Ne parlez pas de l'argent, recommanda-t-il.
  • Promis.
  • Tout ce que je vous demande, c'est d'être aimable. Ne donnez aucune information personnelle et ne prenez aucune initiative. Si quelqu'un vous demande si nous sortons ensemble, dites que non. Surtout, faites en sorte que votre visage ne laisse transparaître aucune émotion.
  • Quoi? Comment voulez-vous que je surveille mon visage !
  • Vous savez parfaitement ce que je veux dire.
  • J'ai bien peur que vous me surestimiez, observa- t-elle.

Puis elle avisa son fils et lui fit signe de venir vers eux.

  • Cody, voici M. King. Nathan, je vous présente mon fils.

Nathan ne put faire autrement que de donner une poignée de main au gamin, mais il s'efforça d'éviter son regard.

  • Content de faire votre connaissance, grommela Cody.
  • Je suppose que tu n'as pas particulièrement envie de rester avec nous, n'est-ce pas? Tous les jeunes sont là-bas, du côté des jeux et des stands, dit-il en indiquant l'arc de triomphe orné de ballons multicolores qui ouvrait l'espace réservé à la jeunesse. Va les rejoindre.
  • Cool! s'exclama Cody un grand sourire aux lèvres.
  • Je vais l'emmener, proposa Lance. Comme cela, il ne se perdra pas.
  • Merci, dit Kerri. Il faut bien que je reste auprès de Nathan et que je joue mon rôle de mère éperdue de reconnaissance.
  • Moi qui te croyais sincère ! soupira Lance.
  • Mais je le suis, répliqua-t-elle, les yeux étincelant de colère rentrée. Amuse-toi bien, Cody. Sois gentil et reste là-bas jusqu'à ce que je vienne te chercher.
  • Oh, maman..., protesta le gamin.

Kerri se tourna vers Nathan pour lui déchiffrer la réponse de son fils.

  • C'est sa façon de dire : « Bien sûr, maman. Je vais t'attendre et être gentil. Jamais je ne serai méchant avec toi car tu es si gentille, ma maman chérie. »

Cody partit en compagnie de Lance, non sans avoir grommelé quelque chose dans sa barbe. Et Nathan les regarda s'éloigner, regrettant de n'avoir jamais eu ce genre de relation avec son propre fils. Daniel était tout pour lui, il l'aimait d'un amour exclusif. Mais, quelquefois, il ne savait pas quoi faire ni quoi lui dire.

  • Il va passer une bonne journée, se félicita Kerri. J'aime tant qu'il soit heureux. Ça me fait croire aux miracles.
  • Allons, vous feriez mieux de rester réaliste, rappela Nathan, que l'optimisme et la foi de Kerri mettaient étrangement mal à l'aise.
  • Pas du tout, rétorqua-t-elle aussitôt, le toisant avec assurance de ses yeux mi-clos. Si j'avais été réaliste, il y a longtemps que Cody serait mort. Il faut avoir la foi. Je me souviens de ma grand-mère. Le médecin lui avait annoncé qu'elle avait un cancer du foie et qu'elle n'avait plus que six mois à vivre. Mais elle avait refusé de le croire et disait que c'était un idiot. Elle a encore tenu six ans parce que ce qu'elle voulait par-dessus tout, c'était me voir passer mon bac. C'était son combat. Elle est morte l'été suivant ma réussite à l'examen.

Les bras croisés sur sa poitrine, Kerri gardait Nathan sous le feu de son regard.

— Je crois profondément qu'on peut tromper la mort. Et je suis prête à le prouver à quiconque prétendrait le contraire.

Elle irradiait d'une force et d'une énergie qui lui donnaient une beauté intérieure qu'il n'avait pas remarquée jusque-là. Et, pour un peu, il se serait rendu à son argumentation. Mais il y avait quelque part un petit garçon dans sa tombe qui lui rappelait que les miracles n'étaient que des illusions de charlatan et la foi un truc pour les gogos.

Chapitre 5

Abram avait l'air très en colère.

  • Je veux qu'ils partent tous ! s'exclama-t-il. Il y a trop de gens ici et je ne peux pas me concentrer.

Ces dernières années, il s'était habitué à travailler seul et dans le silence. Lorsque ses recherches n'avançaient pas comme il le souhaitait, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui et ne risquait pas de froisser quiconque. C'était beaucoup plus facile.

  • Le problème, c'est que je ne vois pas comment faire fonctionner un laboratoire de recherches sans du personnel humain, plaisanta Linda. On pourrait peut-être utiliser des souris. Elles ne font pas de bruit. En revanche, pour les manipulations des tubes à essais, ça sera une autre affaire...

Elle avait cru pouvoir le dérider, mais c'était raté. Le vieil homme n'avait pas le cœur à rire.

  • Il faut qu'ils s'en aillent, insista-t-il. Qu'ils prennent l'argent qui leur est dû et retournent d'où ils viennent.
  • Ce n'est pas possible, Abram. C'est une seconde chance pour nous tous. Pas seulement pour les enfants malades que tu vas sauver, pour toi aussi et pour ton œuvre.
  • Je ne veux pas de seconde chance. Je veux qu'on me laisse seul, déclara-t-il en se levant pour aller se réfugier dans son laboratoire, le seul endroit où il pouvait s'immerger dans ses théories et trouver la paix.
  • Il n'en est pas question, répliqua Linda. Tu dois lire les CV et sélectionner les meilleurs candidats pour collaborer avec toi. Pas de temps à perdre. Il y a des enfants qui souffrent.

Justement, il ne voulait pas penser à eux. C'était à cette condition qu'il pouvait poursuivre le lent processus qui conduisait aux découvertes. Il ne pouvait travailler sous la contrainte du temps. Il avançait pas à pas, suivant les pistes prometteuses lorsqu'il s'en présentait et revenant toujours à l'hypothèse de départ.

  • Je ne peux pas me résoudre à recommencer tout, dit-il dans un souffle, les yeux fixés sur l'écran vide de son ordinateur. Je t'en prie. N'exige pas ça de moi.
  • Qu'est-ce que tu racontes? Tu as toujours dit qu'il te suffirait d'un peu plus d'argent pour trouver le moyen de guérir la maladie.
  • C'était avant.

Avant le cauchemar qui avait tout réduit à néant.

  • Mais ça ne se reproduira pas, assura-t-elle.
  • Te souviens-tu, Linda ? Te souviens-tu de l'explosion ? Des flammes. Des morts. Des innocents, Linda ! Tout a disparu dans le feu. Rien. Il ne nous est rien resté. Et maintenant, c'est la ville qui meurt. Et je n'y peux rien! Je ne recommencerai pas. Tu m'entends? Je ne veux pas prendre le risque.
  • Abram, non! Ne dis pas cela! supplia-t-elle en s'approchant de lui. Maintenant, tu as l'argent. Il faut que tu trouves une thérapie.
  • A quel prix? C'est moi qui les ai tués, Linda. Moi. Alors qu'on attend de moi que je soulage les souffrances et que je rende le monde meilleur! Tu te rends compte de ce que j'ai fait? J'ai commis l'irréparable. Ils sont tous morts. Je ne veux plus que cela se reproduise. Je vais m'enfermer ici, poursuivre mon travail. Et quand j'aurai disparu, un autre prendra la suite, avec l'argent disponible.
  • Non. Tu vas rouvrir ce laboratoire. Personne ne te blâme pour ce qui est arrivé. En revanche, tu dois avancer. Sinon, d'autres enfants vont mourir. Et les gens qui ont perduleur vie dans l'accident, tu ne crois pas qu'ils voudraient que tu continues?

Il la regarda fixement et laissa tomber :

  • Non. Ils ne le voudraient pas.
  • Tu as tort de penser cela.
  • Peu importe, dit-il en lui tournant le dos. Je te demande de faire partir tous ces gens. Rends l'argent, si c'est possible. Si tu ne peux pas, laisse-le à la disposition de celui qui prendra ma suite.

Il allait revêtir sa blouse blanche lorsque son mouvement fut interrompu par un cri de rage.

  • Non!

Surpris, il se retourna et vit son assistante toujours si calme et si agréable complètement transformée par l'expression de fureur qui emplissait ses yeux. Abram était habituellement insensible aux états d'âme des autres. De toute façon, quand il cherchait à les comprendre, il se trompait presque toujours. Son ex-épouse le disait peu attentif aux autres. Elle avait raison, sans aucun doute. Mais, cette fois-ci, il ne put échapper à Linda, qui le tenait sous le feu de sa colère.

  • Tu ne peux pas refuser.
  • Ma décision est prise.
  • Non.
  • Dis-leur de reprendre leur argent.
  • Dis-le-leur toi-même.
  • Pardon?

Jamais Linda ne lui avait parlé sur ce ton. Elle l'avait toujours soutenu, en toutes circonstances et sans discuter.

  • Tu as bien entendu ! Dis-le-leur toi-même, vieil égoïste ! Tu as tort, Abram. Tu as tort sur toute la ligne, et tu le sais. Tu es brillant. Tu as hérité d'une intelligence supérieure et, du coup, tu as une dette envers le monde. Tu le sais. Souviens-toi ! Tu en es toujours convenu.
  • Ce n'est pas la même chose, marmonna-t-il, subitement gêné.
  • C'est exactement la même chose et tu le sais. Eh bien, tu vois, je ne veux pas être mêlée à quelque chose d'aussi moche ! dit-elle en levant les mains avant de les laisser retomber à ses côtés, en signe d'impuissance. Je n'arrive pas à y croire. Quand je pense que je t'ai consacré ma vie parce que je te croyais un grand homme. En réalité, je vois que tu cèdes à la peur. Tu es effrayé à la simple idée d'un nouvel échec et tu préfères abandonner. C'est facile de s'impliquer dans un projet quand tout va bien, mais c'est dans l'adversité qu'on repère la grandeur d'âme. Tu me fais honte, Abram. J'attendais tellement mieux de toi. Tellement mieux!

Sur ce, elle tourna résolument les talons et s'en alla. Ses mots cinglants résonnaient encore dans le laboratoire désert alors qu'elle avait déjà disparu. En vingt années d'étroite collaboration, jamais Abram n'avait vécu pareille situation. Elle l'avait abandonné.

Mais elle n'allait pas tarder à revenir! Cela ne faisait aucun doute! Linda était si consciencieuse. Elle s'occupait de lui. Depuis toujours. Il n'imaginait pas la vie sans elle.

Et si elle ne revenait pas? Il résolut de chasser ces craintes stupides de son esprit et alla se poster devant son ordinateur pour étudier les résultats de ses dernières expériences. Il voulait prouver que, la maladie résultant d'une réaction erronée du système immunitaire, il suffirait d'isoler les...

Il repoussa violemment son ordinateur. Le silence de la pièce l'oppressait. Il avait l'impression d'étouffer.

Habituellement, il appréciait le calme. Mais c'était avant. Quand Linda était dans son bureau, à côté, ou quand elle venait s'installer à côté de lui. Avant qu'elle ne lui lance à la figure qu'il ne valait rien et qu'elle avait honte de lui.

Il essayait bien de se persuader qu'elle n'en pensait rien, mais il n'était pas bien sûr que ce soit le cas. Pour couronner le tout, à cette incertitude douloureuse s'ajoutait une peine qu'il n'aurait jamais soupçonnééprouver.

  • Monsieur, votre rendez-vous de 14 heures, annonça la secrétaire de Nathan.
  • Faites-le entrer, dit Nathan qui regretta aussitôt son invitation dès qu'il vit Grant Pryor s'avancer dans son bureau.

Il se rejeta au fond de son siège et lança d'un ton méprisant à l'adresse de son visiteur :

  • Je pensais m'entretenir avec un vrai journaliste.

Entre-temps, Grant, ayant avisé un siège en cuir, se l'étaitapproprié et s'était assis sans attendre d'y être invité. C'était un petit homme presque chauve, d'une quarantaine d'années, au visage insignifiant. Il travaillait pour un tabloïd de Seattle qui se prétendait de la presse indépendante. En réalité, ce n'était qu'une médiocre feuille de chou. Grant Pryor avait pris contact avec Nathan King cinq ans auparavant et, depuis, il s'était spécialisé dans le compte-rendu de ses moindres faits et gestes, s'efforçant toujours de les travestir, de façon à transformer King en diable exclusivement attaché à faire le mal des gentils citoyens de la cité d'Emeraude.

  • J'étais au gala de bienfaisance, samedi dernier, dit Grant. Manifestation très réussie, comme d'habitude. J'ai vu la dame qui vous accompagnait.

Il se tut un instant, le temps de consulter ses notes, puis il reprit :

  • Kerri Sullivan. Pas votre genre habituel.
  • Peut-être parce que j'ai décidé de taper plus haut.
  • Nous savons, l'un comme l'autre, que ce n'est pas le cas, rétorqua Grant en extirpant un stylo de la poche intérieure de son veston. Alors, qui est cette femme? Sachant que si vous me renseignez maintenant, vous m'épargnerez des recherches ultérieures. Il est vrai aussi que je ne me fais aucune illusion sur votre esprit coopératif, particulièrement à mon égard.

Kerri et moi entretenons des liens d'amitié.

Ne me racontez pas de conneries ! Vous, ami d'une coiffeuse de Songwood? Allons donc !

Grant venait de marquer un point, mais Nathan n'était pas disposé à le lui concéder.

  • Vous n'êtes pas fatigué après tant d'années passées à fouiller le moindre de mes faits et gestes et à bâtir des romans sur ma vie à partir de rien? Grant, quand vous ferez-vous à l'idée que je ne suis qu'un homme d'affaires lambda?

Grant fit semblant de ne pas entendre et poursuivit son interrogatoire.

  • Alors, qu'est-ce que vous traficotez avec cette fille? Il y a quelque chose entre vous, c'est évident. Je veux juste savoir quoi.

Brièvement, Nathan passa en revue dans son esprit tous les moyens légaux dont il disposait pour s'opposer au principe de la liberté de la presse. Aucun. Et Grant n'avait rien commis de répréhensible, alors, il ne restait à Nathan que ses yeux pour pleurer.

  • Vous n'êtes qu'un pauvre type ¡Jamais vous ne serez un vrai journaliste. C'est trop tard pour vous. Il y a trop longtemps que vous trimez dans la presse de caniveau. Ce n'est pas demain que le NEW York Times va vous appeler.

—- Tout dépend de ce que vous cherchez à cacher !

—- Mais je ne cache rien du tout!

Grant se leva, un large sourire aux lèvres.

  • C'est ce qu'on dit toujours. Mais c'est un mensonge. Vous mentez, Nathan. Et je trouverai la vérité.

Kerri chantonnait en remplissant les moules à cookies de la préparation au chocolat qu'elle venait de terminer. En toutes circonstances, elle essayait de rester positive, mais ces derniers jours elle n'avait pas eu à se forcer. Pour une fois, tout allait bien, se disait-elle.

La bonne forme persistante de Cody laissait entrevoir un espoir de rémission. La maladie de Gilliar n'épargnait guère ses victimes, mais on citait pourtant des cas de rémission, allant parfois jusqu'à six mois, sans toutefois pouvoir vérifier médicalement ces informations qui restaient du domaine de la rumeur.

Et Kerri se cramponnait à cet espoir. N'était-ce pas le temps qui leur manquait le plus ? Le temps pour que le Dr Wallace et son équipe trouvent au moins le moyen de stabiliser la maladie, à défaut de la soigner.

Dans cette bataille contre le temps, elle se sentait un peu comme le capitaine Crochet de l'histoire de Peter Pan. Elle entendait le tic-tac de la pendule. Mais, pour la première fois depuis des années, le tic-tac résonnait moins fort à ses oreilles.

La première plaque de cookies était prête à enfourner, ce qu'elle fit aussitôt, sans oublier de régler le minuteur de cuisson. Elle s'apprêtait à remplir la deuxième plaque lorsqu'elle entendit frapper à la porte.

Et si c'était Nathan! A cette idée de le revoir qui lui était spontanément venue à l'esprit, Kerri sentit son cœur chavirer. Si l'occasion s'en présentait, cela ne lui déplairait pas de tenter le diable. Et s'il voulait encore l'embrasser pour prouver quoi que ce soit... elle ne s'y opposerait pas, tout en sachant que ce serait contraire à ses devoirs de maman vertueuse.

Elle en riait encore lorsqu'elle ouvrit la porte. C'était Linda, son amie Linda toujours si coquette, si jolie, si calme qui se tenait dans l'embrasure de la porte, les vêtements froissés, la mine défaite.

— Mon Dieu! Qu'est-ce qui ne va pas? s'écria Kerri en attirant la jeune femme à l'intérieur de la maison. Ne me dis pas que ça va, je ne te croirais pas.

Linda avait des larmes plein les yeux.

  • Je suis désolée. Si désolée. Je ne savais pas. Je savais qu'il y avait des problèmes, qu'il se sentait coupable pour ce qui est arrivé, mais je ne pensais pas que c'était si grave... que ça l'empêcherait de continuer... Je ne savais pas. Je jure que je ne savais pas.

Que disait-elle ? Kerri ne comprenait pas où elle voulait en venir, mais elle sentit son cœur se glacer.

  • Qu'est-ce que tu racontes? Qu'est-ce qui ne va pas?

Linda avala un sanglot et essuya les larmes qui coulaientsur ses joues.

  • Abram. Au labo. Il dit qu'il ne veut pas embaucher de collaborateurs. Qu'il ne veut pas rouvrir le labo. Que c'est à cause de lui si des gens sont morts autrefois, quand il y a eu l'accident. Qu'il a fait mourir la ville et qu'il ne veut plus risquer de faire encore du mal aux gens. Je lui ai dit que personne ne lui fait le moindre reproche, mais il ne me croit pas. Je ne pense pas pouvoir le faire changer d'avis, Kerri. Je suis partie. Je ne sais plus quoi faire.

Kerri eut l'impression que son corps se transformait en glaçon. Une douleur fulgurante irradiait de son cœur et courait le long de ses membres, jusqu'aux extrémités de chacun de ses doigts et de chacun de ses orteils. C'était la mort de tous ses espoirs.

Alors, elle tourna la tête et regarda en direction de la porte de la chambre de son fils. Elle vit Cody, qui finissait ses devoirs car, ce soir, il voulait regarder une émission à la télé. Son beau sourire et son regard confiant. Elle se souvint de la promesse qu'elle avait faite à son papa.

  • Je vais lui parler, dit-elle à Linda. Je vais aller le voir et le convaincre. Il va remettre le labo en route et reprendre les recherches. Ils vont trouver une thérapie.

S'il le fallait, elle achèterait un revolver et obligerait Abram Wallace à reprendre le travail sous la menace de son arme. Ils étaient trop près du but pour arrêter maintenant.

Abram traversait le bureau désert pour se rendre à son labo. Normalement, il appréciait le silence, mais pas aujourd'hui. Plus rien n'allait depuis que Linda était partie, ce matin. Il essayait de se persuader que ce n'était pas grave et qu'elle n'allait pas tarder à revenir et à le houspiller parce qu'il n'avait pas mangé ou qu'il marchait au soleil. Mais il n'arrivait pas y croire.

C'était elle qui l'épaulait, qui prenait soin de lui. Elle l'avait aidé à surmonter les heures sombres qui avaient suivi l'explosion et l'horreur qui l'avait envahi lorsqu'il s'était mis en tête qu'il était responsable de la mort des gens.

Un moment de répit, voilà ce qu'il aurait voulu. Oublier, ne serait-ce qu'une minute. Mais il n'oublierait jamais. Il ne pouvait pas.

Une sonnerie lointaine attira son attention. Il regarda sur l'écran du système de sécurité de l'entrée et vit la silhouette d'une femme qui pénétrait dans l'enceinte du labo. Elle n'était pas seule. Un garçon l'accompagnait. Un gamin sur des béquilles.

Abram pensa un instant s'enfermer pour ne pas les rencontrer et ménager sa liberté, mais quelque chose l'en empêcha. Sur les différents écrans vidéo, il surveilla leur progression le long du grand corridor, en direction de la seule pièce éclairée, celle où il se tenait. Il la vit ouvrir la porte à double battant et se présenter devant lui.

— Docteur Wallace ?

Elle ne ressemblait à aucune des personnes qui étaient mortes dans l'accident. Pourtant, elle avait quelque chose qui intriguait Abram. C'était comme si cette femme était laréincarnation de tous les morts qui se seraient ligués pour faire d'elle leur porte-parole.

Il se dit que certains de ses collègues seraient bien surpris d'apprendre qu'il croyait aux fantômes. N'était-il pas Un scientifique? Eh bien, c'était justement à ce titre qu'il avait appris qu'il n'y avait pas d'explication rationnelle pour tout.

  • Je suis le Dr Wallace, répondit-il posément, prêt à se soumettre à toute forme de châtiment.
  • Je suis Kerri Sullivan et voici mon fils, Cody.

Après un coup d'œil à sa mère, qui répondit d'un petit signe de tête, Cody s'avança et tendit la main droite.

Abram répugnait à le toucher. Il ne voulait pas sentir sa peau ni même le regarder. Il craignait ce qui pourrait lui arriver.

Pourtant, il se ressaisit et l'homme de science reprit le dessus. Il donna une poignée de main à Cody. Puis il le regarda attentivement, en fit le tour, nota la façon dont il se tenait, comment il répartissait son poids sur les béquilles et sur ses jambes.

  • Il est déjà grand, constata-t-il.
  • Il a neuf ans, répondit Kerri.
  • C'est donc que la maladie ne progresse que lentement.
  • On dirait.
  • Comment te sens-tu? demanda-t-il au petit.

Cody avait l'air malheureux. Sans répondre, au bord des larmes, il se tourna vers sa mère.

  • Maman, supplia-t-il. Je ne veux pas répondre. Je t'en prie.
  • Veux-tu aller m'attendre dans le hall d'entrée, mon chéri? lui proposa-t-elle.
  • Oh, oui!

Quand le petit garçon fut sorti, Kerri se tourna vers Abram.

  • Ces derniers temps, il va bien. Il souffre moins. Ce n'est pas trop dur, pour l'instant.

Mais ça va le devenir, songea Abram. Bientôt. Très bientôt. Ce sera alors le fauteuil roulant, puis le lit d'hôpital et, pour finir, la mort.

Kerri saisit son bras.

  • Vous pourriez le sauver.
  • Non. Je ne peux pas, protesta Abram en reculant d'un pas.
  • Si. Vous le pouvez et vous le ferez. Vous êtes doué, brillant, intelligent. Cela vous donne des responsabilités.

Le discours de Kerri lui rappela Linda. Combien de fois lui avait-elle dit la même chose? Linda. Elle n'allait tout de même pas le laisser pour toujours. Elle lui pardonnerait et reviendrait. Il le fallait.

Kerri secoua son bras qu'elle n'avait pas lâché.

  • Ecoutez-moi, dit-elle d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Vous devez réussir. Vous n'avez pas le droit de ne pas essayer. C'est votre métier.

Puis elle approcha son visage du sien et poursuivit les yeux dans les yeux :

  • C'est plus que cela. C'est votre mission. Vous avez le pouvoir de sauver Cody et vous ne voulez même pas essayer ? C'est un millier de collaborateurs que vous devriez engager pour travailler jour et nuit à résoudre cette tâche. Vous avez les réponses en vous. Linda m'a dit que vous étiez tout près de trouver. Elle dit que vous pouvez y arriver. Il s'agit d'enfants ! Vous entendez? Mon enfant! Mon fils! Il mérite cela.

Elle parlait avec une telle force et une telle conviction qu'il ne pouvait lui échapper. C'était peut-être nécessaire qu'il entende cela. Et si c'était ça son châtiment?

  • Sauvez-le, ordonna-t-elle.
  • Je ne peux pas.
  • Vous le devez. Je ne le laisserai pas mourir. Et si vous ne vous souciez pas de lui, qu'en sera-t-il des autres enfants qui mourront parce que vous êtes insensible à leur sort ? Je prie pour qu'une place spéciale vous soit réservée en enfer. Et s'il y a un enfer, je jure que j'y serai et que j'ajouterai moi-même du bois pour avoir le plaisir de vous voir brûler.
  • Vous ne comprenez pas.
  • Vous avez raison, s'emporta-t-elle. Je ne comprends pas et je ne veux pas comprendre. Si j'avais le pouvoir de guérir mon fils, je le ferais. Mais je n'ai pas ce pouvoir. Alors j'ai fait ce que j'ai pu et je vous ai trouvé. Il y a quelque temps, j'ai entendu dire que vous aviez besoin de douze millions de dollars pour financer la reprise de vos recherches et mettre au point une thérapie. C'est quinze millions que je vous ai trouvés, au cas où les tarifs des miracles auraient augmenté. Vous savez, je suis prête à tout pour que ça marche. Je vendrais mon âme au diable... Je vous ferais obtempérer sous la menace d'une arme... De gré ou de force, vous allez vous y mettre.

Ce dont Abram se souvenait le mieux, c'était la chaleur qui se dégageait de la fournaise de l'incendie qui avait suivi l'explosion. C'était peut-être cela les feux de l'enfer dont Kerri avait parlé. Jamais il n'avait été confronté à un tel déchaînement de puissance sauvage — un déferlement incontrôlé et destructeur comparable à la maladie qui ravageait le corps de Cody Sullivan.

Il baissa les yeux et vit ses mains... Elles tremblaient. Il regarda la femme debout devant lui. Il comprenait son infortune, ses souffrances, mais il n'y pouvait rien.

  • Je suis désolé, laissa-t-il tomber dans un souffle. Je ne peux pas.

Il se prépara à une nouvelle attaque en règle, à une salve de reproches. Au lieu de cela, il la vit pâlir et vaciller comme si elle allait s'évanouir.

Mais avant qu'il n'ait le temps de la rattraper, elle tourna les talons et s'enfuit en courant, le laissant à sa solitude.

Abram se laissa tomber sur son siège et enfouit sa tête dans ses mains, en proie au désespoir. Il se sentait si vieux. Si inutile.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 6

Frankie prenait son crème, à une table, dans le coin du café. Starbucks était un des rares endroits surpeuplés où elle se sentait bien. Allez savoir pourquoi... Peut-être était-ce lié au plaisir que lui donnait le café crémeux et au coup de fouet que lui procurait la caféine. A moins que ce ne soit la décoration chaleureuse du lieu, ou bien les clients si calmes et si distingués qui fréquentaient ce café. Les uns lisaient le journal, d'autres travaillaient ou écoutaient de la musique. Elle aimait se trouver parmi eux, cela lui donnait l'impression de participer, elle aussi, au monde qui l'entourait. Même si ce n'était que de loin. Vraiment, le Starbucks de Bell Square était son lieu préféré.

Elle sirotait son café en regardant les gens autour d'elle. Comme à son habitude, elle était en avance à son rendez-vous car elle voulait pouvoir choisir elle-même sa table et son siège. Cette précaution la rassurait.

Ce fut alors qu'elle aperçut Grant, qui venait d'entrer. Il s'arrêta, jeta un coup d'œil circulaire et vint à sa rencontre sans commander de café au passage. Elle en fut ennuyée. Il aurait pourtant dû prendre un café — le Starbucks était fait pour cela.

Cela faisait à peu près deux ans qu'elle connaissait Grant. Ils s'étaient rencontrés à un rallye. C'était lui qui l'avait approchée et s'était présenté. Il lui avait parlé de son frère et l'avait questionnée à son sujet. Rien que des généralités. Mais ce fut suffisant pour qu'elle comprenne vite qu'il voulait la peau deNathan. Grant s'était mis en tête que Nathan serait pour lui le moyen d'entrer dans un vrai journal.

Frankie ne lui avait pas fait confiance tout de suite. Elle avait hésité longuement. Car enfin, c'était une chose qu'elle veuille détruire son propre frère, mais c'en était une autre que ça se sache. Les gens ne comprendraient pas — ils penseraient qu'ils étaient frère et sœur et que ce n'était pas bien qu'elle veuille punir Nathan. Mais ces gens, ils n'avaient pas vu le sang... ils n'avaient pas vécu toute cette horreur.

Du jour où elle décida d'accorder sa confiance à Grant, elle lui fournit toutes les informations dont elle disposait. Finalement, c'était peu de chose. Il n'avait alors cessé de l'encourager à rendre visite à son frère pour voir ce qu'il était advenu de sa vie personnelle, mais elle avait résisté. Elle ne voulait pas voir Nathan ni lui parler. Elle voulait le punir, c'était tout. Cela faisait plusieurs mois qu'elle avait rompu avec Grant.

Seulement, la situation avait changé. Il y avait eu cette nouvelle incroyable du don de quinze millions et Frankie sentait la situation lui échapper. Si ça continuait, elle n'aurait plus d'arguments et ça serait vraiment trop injuste. Nathan avait tout et elle n'avait rien.

Ça n'avait pas toujours été comme cela, songea-t-elle. Avant qu'il ne parte, c'était lui qui s'occupait d'elle. Elle comptait sur lui. Mais une fois Nathan parti, elle s'était retrouvée toute seule.

— Bonjour, Frankie, dit Grant en s'asseyant sur le siège en face d'elle. Quoi de neuf?

C'était elle qui lui avait téléphoné et qui avait arrangé le rendez-vous. Il avait été surpris de ce coup de fil et qu'elle lui demande de le rencontrer.

Avant de répondre, Frankie le regarda attentivement. Il avait toujours ses yeux sans expression et il était de petite taille, ce qui la rassurait. Lui, au moins, ne l'écraserait pas de sa hauteur comme Nathan.

  • Nous sommes contraints de fermer la boutique, annonça-t-elle. Dans un mois, ça sera fait.
  • Et tu veux faire sauter la baraque en partant, conclut Grant en s'installant au fond de son siège d'un air suffisant. C'est ça?

Il affectionnait particulièrement ce genre de cliché. Pas Frankie qui détestait cette habitude chez lui.

  • Je veux faire quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Alors je me disais que tu m'aiderais à trouver des idées.

Grant réfléchit un long moment avant de répondre.

  • Les tours, tu vois ce que je veux dire?

Elle fit une moue dégoûtée en plissant le nez.

  • Elles sont affreuses. Comme si les riches avaient besoin de toujours plus d'espace ! Sais-tu combien d'espèces vont être détruites par ce projet? Tout ça parce qu'il veut voir son nom accroché au cinquantième étage.

Elle pinça les lèvres car elle sentit qu'elle allait s'emporter et ce n'était jamais bon. Elle croisa ses mains sur ses genoux et commença à compter. Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre.

Elle continua consciencieusement, dix-huit fois. Puis elle inspira profondément lorsque le calme revint en elle.

  • Les riches sont comme ça! soupira Grant en opinant du chef. Il sentait que son projet ne plaisait guère et qu'il n'obtiendrait pas le permis de construire. Alors il a eu l'idée de faire ce fameux don.
  • Au profit de qui ?
  • Un labo de Songwood. Il y a un chercheur qui fait des recherches sur la maladie de Gilliar.
  • La maladie dont Daniel est mort, murmura Frankie.

Elle essaya de chasser le souvenir douloureux de son esprit.

Elle avait beaucoup aimé le petit. Ce n'était vraiment pas sa faute s'il avait un tel père.

  • Je trouve cette affaire bien louche, confia encore Grant.

D'autant que Nathan s'affiche maintenant avec cette femme, Kerri Sullivan, et qu'elle a un gosse qui souffre de cette même maladie. Le week-end dernier, il paradait avec la mère et l'enfant dans un gala de bienfaisance. Il y a quelque chose, c'est sûr. Quelque chose de pas net. Tu pourrais peut-être m'aider à trouver ce que c'est.

Elle secoua la tête, en signe de dénégation.

  • Non. C'est impossible.
  • Tu pourrais au moins essayer.
  • Je ne veux pas le voir.
  • Il n'y a pourtant pas d'autre solution.
  • Il ne me dira rien, affirma-t-elle.
  • Admettons. Mais il suffirait peut-être que tu mettes ton nez dans ses affaires, insista-t-il.

Dans le bureau de Nathan ? Quel idiot, ce Grant ! Comme si Nathan allait la laisser seule chez lui !

  • Tu peux faire des choses que moi, je ne peux pas, poursuivit Grant. Il a confiance en toi.

Nathan? Etait-il si bête que cela? A vrai dire, pourquoi pas? Il ne la considérait sûrement pas comme une menace.

  • D'accord. Je vais essayer. Je vais aller le voir.
  • Très bien.
  • Et toi? Tu peux stopper la construction des tours?
  • Je peux essayer, promit-il.
  • Je veux qu'on les désintègre.
  • Elles ne sont pas encore sorties de terre.

Possible ! Mais quel plaisir ça serait de les voir s'écrouler ! Elle se passait en boucle l'image de leur chute. Elle voyait les structures métalliques se réduire en poussière. Et elle jubilait.

  • Peut-être que ton frère a une liaison avec cette Kerri.
  • Je ne crois pas, répliqua-t-elle d'un ton évasif car elle peinait à quitter ses fantasmes. Il n'a pas de liaison. Ça ne l'intéresse pas.

Sauf une fois, il y avait des années. Mais ça n'avait pas duré.

Il avait rapidement changé d'avis. Rien ne le touchait. Excepté Daniel... et encore.

Frankie refoula ses souvenirs. Tous. Elle se dit que Nathan méritait tous les malheurs qui lui étaient arrivés. Ils n'avaient pas les mêmes rêves. Rêver, Nathan ne savait pas ce que c'était. Il l'avait abandonnée.

— Je vais le voir. Je ferai mon possible pour trouver quelque chose et je t'appellerai.