Chapitre 11
La réunion du comité de surveillance s'ouvrit sur la prise de parole d'un des associés de Jason qui débattit de l'opportunité d'entamer des poursuites judiciaires, à la suite de l'article paru dans la presse. Nathan n'intervint pas, jugeant que l'alternative ne se posait pas en ces termes. En effet, porter plainte serait apporter un remède à longue échéance à un problème qu'il convenait de résoudre dans l'immédiat. La commission d'urbanisme se réunissait dans moins d'un mois et il lui fallait trouver le moyen de faire bonne impression sur le public, dès maintenant.
Il se dit que personne ici ne se rendait compte de l'ironie de la situation. L'article de journal ne disait finalement que la vérité. Il avait donné son argent à la condition de soumettre Kerri et son fils à ses intérêts personnels. Il n'avait pas enfreint de loi ni transgressé de codes. Pourtant, aux yeux de tous, il se dévoilait. Il n'était qu'un type dénué de toute humanité, ce que personne ne lui pardonnerait. Certes, il avait réussi, mais il péchait par orgueil. On le lui ferait payer et c'était cela qu'il devait empêcher.
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Cela va faire tache d'huile dans toute la presse, fit remarquer Jason. Nous devons faire diversion en les branchant sur d'autres pistes. Le genre presse people. On pourrait commencer une série d'interviews. Kerri Sullivan est...
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On ne la mêle pas à cette histoire, compris? trancha Nathan d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
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Pourtant, il le faut bien, argumentaJason. Elle est l'élément catalyseur de toute l'affaire. Si nous la faisons intervenir...
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Nous ne la ferons pas intervenir. Elle a suffisamment à assumer de son côté. Laisse-la tranquille.
Jason eut l'air très déçu et Nathan le comprenait. Sans Kerri, l'histoire perdait de son intérêt. Mais il n'était pas question de lui faire faire sa promotion. Ce n'était pas le moment.
S'il le fallait, il dirait que Cody était maintenant en fauteuil roulant, mais il savait que cela n'expliquait pas tout. C'était à cause de ce qu'elle lui avait dit. Ne lui avait-elle pas reproché d'être responsable de ce qui était arrivé à son fils?
Il savait que ses accusations étaient irrationnelles. Il ne croyait pas aux marchandages avec Dieu, le destin ou les forces occultes. Si Cody avait survécu jusqu'ici, c'était que son corps était mieux armé pour résister à la maladie. Voilà tout. Mais Kerri ne l'entendait pas ainsi et il avait bien conscience qu'il ne la ferait pas changer d'avis.
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Je ne veux pas qu'elle soit mêlée à cette histoire, répéta-t-il à Jason.
A ce moment précis, la porte de la salle de conférence s'ouvrit avec un grand fracas, livrant le passage à Kerri.
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Désolée d'être en retard. Il y avait beaucoup de circulation.
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Trop tard, murmura Jason.
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C'est toi qui l'as convoquée? demanda Nathan, l'air furieux.
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Oui, je lui ai téléphoné hier. Je pensais que tu voudrais la voir.
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Mais je ne veux pas la voir.
Kerri laissa aller son regard de l'un à l'autre.
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Je vous en prie, ne vous sentez pas obligés de me souhaiter la bienvenue. J'en ai par-dessus la tête de vos histoires, moi! Vous allez finir par me gâcher ma journée et me faire perdre tous mes moyens.
Nathan se leva brusquement de son siège.
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Vous devriez être à votre travail.
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On est lundi. C'est mon jour de congé. Pourquoi n'êtes-vous pas plus content de me voir? Je peux arranger les choses.
Nathan se souvint de sa première confrontation avec elle, et quel plaisir il aurait eu à écraser cet insignifiant moucheron qui osait lui tenir tête. Comment? Une petite coiffeuse sans le sou se mesurait à lui ?
Eh bien, elle avait gagné, haut la main. Et ce serait folie de sa part de mépriser les atouts dont elle disposait maintenant.
-
Je ne voulais pas vous mêler à cette histoire, affirma- t-il.
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Je vous l'ai déjà dit : je suis maligne. Ne vous inquiétez pas, Nathan. Je vous sauverai.
-
Je n'ai pas besoin qu'on me sauve.
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Ça peut nous arriver à tous, un jour ou l'autre, assura- t-elle en prenant place à la table de conférences.
Puis, après un coup d'œil circulaire, elle s'enquit :
-
Alors, où en sommes-nous de cette affaire?
A-t-on jamais vu une minette prendre sous sa protectionun requin? La jeter dehors, voilà ce qu'il aurait dû faire. Mais il ne le fit pas. Il ne pouvait s'y résoudre. Il voulait qu'elle soit là, à ses côtés, pour le défendre. En fait, ce n'était pas de son aide qu'il avait besoin, c'était de sa présence et de ce qu'elle signifiait.
Ridicule. Bientôt, il allait finir par croire qu'il tenait à elle.
Il ne se laisserait pas piéger. Il en avait fait l'expérience autrefois et la leçon avait porté ses fruits. Il n'était qu'un type sans cœur qui ne se souciait que de lui-même. Ce qui comptait, c'était de gagner. A n'importe quel prix.
Il se servirait de Kerri, parce que c'était une tactique judicieuse. Un moyen de parvenir à ses fins. Il n'avait qu'une idée en tête : réussir au bout du compte. C'était tout ce qui comptait.
Lorsqu'elle entra dans l'appartement de Nathan et qu'elle vit les baies vitrées qui occupaient le mur du sol au plafond, Kerri ne put s'empêcher de s'exclamer :
-
Ce n'est pas juste ! Dans les lieux où vous vivez, il y a une vue plus extraordinaire l'une que l'autre. Dans votre bureau, dans celui de votre avocat, chez vous. J'imagine que ça doit vous faire tout drôle de vous retrouver au restaurant ou chez le teinturier.
-
C'est peut-être justement le monde ordinaire qui me fait apprécier celui-ci.
-
Est-ce que vous vous y êtes habitué? demanda-t-elle encore. Est-ce que vous pensez maintenant que ça vous est dû?
-
Parfois. Mais je repense alors avec quoi j'ai démarré.
C'est-à-dire avec rien. Comme elle. Seulement, lui, il avaitsu quoi faire de son temps et de son énergie.
Kerri jeta un coup d'œil circonspect sur le canapé de couleur crème.
-
J'imagine que ce n'est pas du synthétique facile d'entretien.
-
Aucune idée.
Pour s'en assurer, elle effleura le siège du bout des doigts.
-
Non. C'est du cuir. La classe, quoi!
Elle épousseta soigneusement sa jupe avant de s'asseoir. Il ferait beau voir qu'elle fasse une tache sur le précieux mobilier.
Nathan prit place dans le fauteuil surdimensionné qui faisait face au canapé. Une table basse en verre taillé dans la masse et serti dans un cadre métallique occupait l'espace entre eux. Des peintures abstraites au mur, un tapis d'une simplicité luxueuse sur le parquet en bois massif et la vue.
Le ciel et la ville envahissaient l'espace.
-
Vous, vous vivez ici, dit-elle en balayant la pièce d'un large geste de la main. Moi, je loue un petit deux-pièces. L'un comme l'autre, nous sommes partis de rien. Qu'est-ce qui fait que nous sommes si différents ?
-
Je voulais réussir quelque chose qui se mesure en termes d'argent. Pas vous.
La réponse avait fusé, comme si elle allait de soi.
-
Est-ce si simple que cela ? demanda-t-elle encore.
-
J'ai eu une bourse pour aller à l'université. C'était un avantage.
-
Vous vouliez faire des études ?
-
Oui. Je savais que c'était un moyen de s'en sortir.
-
Moi, je n'ai jamais aimé l'école, admit-elle.
-
Qu'est-ce que vous vouliez dans la vie ?
Elle réfléchit un moment. A dix-huit ans, elle avait perdu sa grand-mère et elle se sentait vraiment seule au monde. L'avenir lui apparaissait sombre et inquiétant. Elle avait peur.
-
Je me sentais déracinée, dit-elle enfin. Je voulais avoir le sentiment d'appartenir à un groupe. Je voulais une famille.
-
Ce que vous avez eu, constata Nathan.
-
Et vous ? Que vouliez-vous ?
-
De l'argent, le pouvoir, un portefeuille.
Ce qu'il avait.
-
C'est tout? demanda-t-elle alors. La seule différence entre nous, ce serait nos objectifs?
-
En grande partie. La détermination et la chance jouent aussi un rôle. Quant à l'argent, il n'est pas important pour vous.
-
Si, il l'est quand je n'en ai pas assez pour payer les factures. Je suis vraiment très contente que vous ayez acheté le fauteuil électrique pour Cody, mais j'aurais vraiment aimé avoir les moyens de le faire moi-même.
-
Vous, vous voulez avoir de l'argent pour survivre et payer les factures. Moi, je veux l'argent pour l'argent.
-
Ça ne vous fait rien d'être seul?
-
Non. Je n'ai pas besoin des gens comme vous.
Et elle n'avait pas besoin d'argent comme lui.
Il se pencha en avant, appuya ses avant-bras sur ses cuisses et la fixa intensément.
-
Kerri, lorsque vous avez décidé que vous vouliez quinze millions de dollars pour les recherches du Dr Wallace, vous les avez trouvés. Combien de temps s'est-il écoulé entre le moment où vous avez appris le montant nécessaire et le moment où il a reçu le chèque?
-
Je ne sais pas. Six semaines, peut-être. Ou sept.
-
Quinze millions, c'est beaucoup d'argent. Et vous les avez trouvés parce que c'était important. Vous êtes déterminée et débrouillarde. Si vous l'aviez voulu, vous auriez pu être riche. Seulement, les choses matérielles ne vous intéressent pas.
Dans la bouche de Nathan, tout paraissait si simple. Sans doute avait-il raison. Ainsi, pourquoi s'enticher de tel ou tel modèle de voiture? L'essentiel, c'était d'avoir un véhicule qui marche. Pareil pour les vêtements. Pourquoi ne s'habiller qu'avec des marques? De toute façon, ce n'était pas trop son truc.
-
Il n'y a que Cody qui compte pour moi, souligna-t-elle. Et puisque vous prétendez que je suis capable de trouver quinze millions de dollars quand c'est vital pour moi, pourquoi ne voulez-vous pas admettre que je veuille à tout prix garder mon fils en vie ?
-
Ce n'est pas la même chose.
Pour elle, si. Mais elle n'eut pas envie de poursuivre le débat.
-
Je suis bien contente que Jason ait mis au point une stratégie, se contenta-t-elle de dire.
-
La bataille sera dure.
-
Nous la gagnerons, affirma-t-elle.
-
Vous avez l'air bien sûre de vous.
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Je le suis vraiment.
— Mais ce n'est pas votre combat.
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Mais si, répliqua-t-elle. Nous sommes solidaires. Vous vous souvenez?
Elle vit passer dans les yeux sombres de Nathan une expression indéfinissable qui lui donna des frissons jusqu'au plus profond de son ventre.
Ils n'allaient tout de même pas recommencer ! Se morigéna- t-elle. Ne se souvenait-elle pas de ce qui était arrivé la dernière fois? Voulait-elle risquer que quelque chose d'affreux arrive encore à Cody ?
-
Moi aussi, je suis impliquée dans cette affaire, dit-elle en s'efforçant de résister à l'attraction irrésistible qu'elle ressentait.
-
J'en ferai part à Jason. Comment va Cody?
-
Bien.
-
Est-ce qu'il s'est bien habitué à son fauteuil roulant?
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Il n'en revient pas de pouvoir aller si vite. Tim a installé une rampe qui lui permet d'entrer et de sortir facilement. Et puis la moquette est si usée chez nous que c'est un vrai plaisir de rouler dessus. Il fonce comme un fou à travers toute la maison.
-
Et à l'école? Est-ce que ça va?
-
Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? D'habitude, vous ne vous intéressez pas à lui.
Nathan n'avait pas bronché; son expression n'avait pas changé. Cependant, elle eut l'impression de le voir se raidir, comme si elle l'avait blessé. Allons! se dit-elle. Il n'y a que la vérité qui blesse.
-
Vous ne demandez jamais de ses nouvelles, insista Kerri. Et quand il est dans la même pièce que vous, vous affectez de l'ignorer. Vous ne lui adressez pas la parole et vous ne lui accordez pas un regard. J'imagine que c'est à cause de votre fils et je suis désolée que Cody vous le rappelle. Je ne veux pas vous faire souffrir, mais je n'aime pas du tout quand vous faites comme s'il n'existait pas.
-
Vous exagérez.
-
Vous croyez? Je sais quelles épreuves vous avez traversées. C'est à mon tour de les vivre, maintenant. Peut-être que ce qui vous fâche, c'est de voir que je fais quelque chose que vous n'avez pas pu faire. Mais peut-être aussi qu'un jour je serai comme vous, incapable de regarder un autre enfant sans revoir Cody. Je sais que vous trouvez injuste que mon fils survive à la maladie et pas le vôtre. C'est peut-être là le fond du problème. Vous essayez de le nier par tous les moyens, mais nous savons tous les deux que c'est ça.
Nathan se leva brusquement.
-
Vous vous faites du cinéma. Le voilà le problème. Vous n'avez pas le pouvoir de lire dans mes pensées, pas plus que vous n'avez celui de décider de la vie ou de la mort de votre fils. Vous croyez que vous avez une influence sur son destin parce que cela vous permet de ne pas assister passivement, comme le commun des mortels, aux aléas de l'existence qui décident, sans vous, de la vie ou de la mort. Redescendez sur terre, Kerri ! Le malheur arrive, quoi que vous fassiez. Vous pouvez toujours prononcer des vœux de chasteté, dire leurs quatre vérités aux gens ou vous livrer aux extravagances les plus farfelues, ça ne changera rien. C'est comme à la roulette russe, parfois on perd. Mon fils a perdu. Le vôtre va probablement perdre aussi. Mais qu'il vive ou qu'il meure, vous n'y pouvez rien.
-
C'est faux, protesta-t-elle avec véhémence. C'est complètement faux. Je dois me battre. Garder la foi. C'est ce qui est le plus important. Il y a des miracles tous les jours.
-
Combien d'entre eux sont le fruit d'un combat ou le fruit du hasard? Le savez-vous?
Quelle horreur! Elle détestait ses paroles et son manque de conviction.
-
Quelquefois, il suffit de continuer d'avancer, plaida-t-elle. Quelquefois, ce n'est qu'une question de survie. Cela n'a rien à voir avec un combat dont on gagnerait l'issue. Quand Brian a été tué, j'ai voulu mourir, moi aussi. J'ai bien failli me suicider. Je savais que c'était faire preuve de faiblesse, mais je n'avais que lui et il avait disparu. J'étais seule et désespérée.
Elle battit des paupières pour s'éclaircir la vue. Nathan lui apparaissait tout trouble à travers les larmes qui faisaient écran devant ses yeux.
-
J'ai réussi à chasser mes idées morbides. Surtout parce que j'étais certaine que Brian aurait été déçu que je m'ôte la vie. Il avait une plus haute opinion de moi. Alors, j'ai attendu. Demain, me disais-je. Je le ferai, demain. Et puis j'ai découvert que j'étais enceinte. Mon miracle était arrivé. M'étais-je battue pour qu'il survienne?Je ne saurais le dire. Tout ce que je sais, c'est qu'il était là.
Elle passa la main sur son visage, toute confuse de sentir les larmes couler sur ses joues. Elle se leva et, puisant tout au fond d'elle la force d'exprimer sa vérité, elle poursuivit :
-
Si je m'étais abandonnée au désespoir, je serais morte sans savoir que je portais son bébé. Je m'étais donné un jour de plus, un seul, et cela avait suffi pour tout changer. Je n'aurais pas dû tomber enceinte car nous faisions attention. Et pourtant, c'était arrivé. C'était un cadeau — un signe, pour me dire de tenir bon, d'être forte. Alors je me suis juré de protéger son enfant, quoi qu'il arrive, et je donnerais tout pour tenir parole. La foi, c'est tout. Ne dit-on pas qu'avec elle on peut déplacer les montagnes ? Eh bien, c'est grâce à la foi que Cody reste en vie. Et vous ne réussirez pas à me convaincre du contraire.
Nathan la regarda longuement sans rien laisser transparaître de ce qu'il pensait ni de ce qu'il ressentait.
-
Bon. Je renonce, finit-il par dire. Vous pouvez bien faire porter la responsabilité à qui vous voulez, Kerri. J'assume.
-
Je ne vous comprends pas.
-
Vous ne pensez pas que c'est votre faute si Cody est en fauteuil roulant, mais vous pensez que c'est la mienne. Je suis le diable qui vous a entraînée sur le chemin des ténèbres et du péché. Je suis l'homme qui vous veut dans son lit. Et ça, pour vous, c'est impardonnable.
-
Ce n'est pas à cause de vous, essaya-t-elle d'argumenter.
-
Ah bon?
Et puis, comme il avait raison, sur le moment, elle ne trouva rien d'autre à ajouter que :
-
Je suis désolée.
-
Moi aussi.
-
Même si ça ne sert à rien, je tiens tout de même à dire que je n'en veux pas qu'à vous. Je m'en veux à moi aussi.
Cette nuit-là, Kerri ne trouva pas le repos. Elle fit les cent pas dans sa petite maison, ressassant sans fin sa conversation avec Nathan, repérant mille et un passages où elle aurait dû dire les choses différemment.
Le sentiment de culpabilité lui était coutumier — elle éprouvait constamment du remords à l'idée de ne pas en faire assez. En revanche, la honte, c'était nouveau pour elle. Elle l'avait attiré sur un terrain où il ne méritait pas d'aller. Elle l'avait accusé pour se décharger sur lui d'une partie de sa propre responsabilité.
Je suis le diable qui vous a entraînée sur le chemin des ténèbres et du péché. Je suis l'homme qui vous veut dans son lit. Et ça, pour vous, c'est impardonnable.
C'étaient les mots de Nathan et il disait juste. Pour elle, c'était impardonnable. Et cela resterait aussi gravé à jamais dans sa mémoire.
* * *
La réunion publique organisée par la mairie avait commencé depuis deux bonnes heures, mais peu importait à Kerri. On n'avait jamais vu la salle aussi électrique ni le public aussi survolté. En tout cas, pas depuis l'explosion qui avait anéanti des vies humaines avec le laboratoire du Dr Wallace, songea Kerri.
C'était l'espoir qui faisait la différence, se dit-elle en considérant la salle bondée. En avoir ou ne pas en avoir.
Avec la réouverture du laboratoire, tout allait mieux. Le commerce était florissant, l'urbanisation repartait, le marché de l'emploi attirait de nouveaux habitants. Songwood était à l'article de la mort, mais, de toute évidence, la ville bénéficiait maintenant d'un sursis.
Mme le Maire jeta un coup d'œil sur ses notes avant de déclarer :
-
Mes amis, il nous reste encore un point à l'ordre du jour.
Puis elle s'enquit de la présence de Kerri.
-
Où êtes-vous, Kerri?
-
Ici, répondit cette dernière en agitant la main avant de se lever.
-
Ah, bien! Pour ceux parmi vous qui ne la connaissent pas, je vous présente Kerri Sullivan. C'est à elle que nous devons la réouverture du laboratoire. Approchez, Kerri.
Kerri s'avança dans l'allée centrale jusqu'à l'estrade où se trouvait le micro. Elle toussota pour s'éclaircir la voix, manière aussi de chasser le trac qui l'avait soudain envahie. Elle avait bien écrit quelques notes, mais n'avait pas vraiment réfléchi à ce qu'elle voulait dire.
-
Bonsoir, dit-elle, espérant que sa voix ne tremblait pas autant que son corps. Je m'appelle Kerri Sullivan. J'ai emménagé à Songwood il y a quelques mois, parce que mon fils souffre de la maladie de Gilliar. J'avais entendu parler du Dr Wallace et je voulais m'entretenir avec lui de l'avancée de ses recherches. Mais, quand je suis arrivée ici, le laboratoire était fermé et le Dr Wallace n'avait plus de collaborateurs.
Elle se tut un instant pour reprendre son souffle, espérant aussi calmer l'effervescence qui régnait en elle. Tous les yeux étaient braqués sur elle. Quoi de plus normal? C'était elle l'oratrice.
« Allez, courage, Kerri ! » se morigéna-t-elle. C'est pour la bonne cause. Ce n'est pas pour toi.
-
J'ai demandé au Dr Wallace de combien il avait besoin pour faire repartir son labo. Il m'a annoncé la somme faramineuse de quinze millions de dollars. Rendez-vous compte ! Je suis une coiffeuse de grand talent, mais même les bons jours, je ne me fais pas cette somme en pourboires.
Quelques personnes se laissèrent aller à rire, à peine plus à sourire. Kerri déglutit et continua sur sa lancée.
-
J'étais déterminée à trouver cet argent. Mais comment faire? C'est alors que je décidai de me tourner vers Nathan King et je lui demandai de faire un don. Ce qu'il accepta.
Sous la menace d'un chantage, songea-t-elle en affichant un large sourire. Mais ça, c'était un détail qu'elle n'était pas disposée à partager.
-
Il n'était pas obligé de donner cet argent, poursuivit-elle. Il ne me connaissait ni d'Eve ni d'Adam et il n'avait certainement jamais entendu parler de Songwood non plus. Pourtant, il a accepté. Comme ça. Le Dr Wallace a eu son argent et la ville entière va en profiter. Je sais que dans le journal il se dit des choses épouvantables sur Nathan King. Pour ma part, ce que je sais, c'est qu'il finance quelque chose qui s'apparente au miracle. Au début, j'ai cru que ce serait un miracle pour mon fils, mais maintenant, je me rends compte que c'est un miracle pour nous tous. Alors j'ai pensé que, tous, nous pourrions le remercier.
-
Tu veux lui envoyer des fleurs? lança un plaisantin dans la salle.
-
Pas exactement, répliqua-t-elle sans se démonter. J'ai pensé que nous pourrions consacrer une journée en son honneur. Lui remettre les clés de la cité, organiser une parade et le faire citoyen d'honneur de la ville. Bref, déployer les grands moyens avec des voitures, quelques chars et la fanfare du lycée.
—- Il a payé le nouvel uniforme de l'équipe de base-ball du lycée, dit une dame. Il est superbe et facile à nettoyer après le match.
-
Il a donné cinq mille dollars à la bibliothèque, souligna une autre dame.
-
Et la clôture de l'école élémentaire, rappela une troisième.
Kerri avait oublié ces articles qu'elle avait exigé d'ajouter au contrat avant de signer. Apparemment, Nathan les avaient tous exécutés.
-
Tout cela ne fait qu'illustrer mon point de vue, affirma- t-elle alors. Nous lui sommes redevables.
-
Une parade, ça va lui faire de la publicité à bon compte ! s'exclama un homme. De la pub pour ses tours. Qu'est-ce qu'on en a à faire de ses appartements à un million de dollars pour les riches?
-
Rien, rétorqua Kerri en haussant les épaules. En tout cas, pour ce qui me concerne, je n'y habiterai jamais. Mais ce que je sais, c'est qu'il n'était pas obligé de faire cette donation. Et c'est pour cela que je veux le remercier. Si, en plus, cela peut lui être utile, j'en serai d'autant plus heureuse. Mais cela ne concerne que moi.
Une femme se leva en déclarant :
-
Moi aussi, je veux lui être utile. Je trouve les nouvelles tenues de sport tellement géniales !
Suivie d'une autre qui s'exclama :
-
Mon Frank a retrouvé du travail au labo. On en a assez bavé avec le bûcheronnage ! On veut des emplois salariés.
-
Nous aussi ! renchérit un homme. Alors, donnez-lui sa parade à ce type ! Peut-être que ça va l'inciter à investir pour développer le coin.
La maire réclama le silence et mit le projet aux voix. En deux minutes, le principe d'une journée à la gloire de Nathan King fut adopté. Avec, à la clé, une grande parade en son honneur et des bannières au nom et à l'effigie du généreux mécène dans toute la ville.
Epuisée, Kerri retourna s'asseoir. Millie, sa vieille complice de la teinturerie, se précipita vers elle pour la féliciter.
-
Bien joué. Maintenant, c'est Nathan King qui va t'être redevable.
-
N'exagérons pas, protesta-t-elle. Mais je suis contente d'avoir obtenu la parade.
Ce serait, incontestablement, une publicité positive. Mais comment les collaborateurs de King allaient-ils réagir? Kerri n'en avait pas la moindre idée.
-
Un bien bel homme, tu ne trouves pas ? minauda Millie. Une petite aventure avec lui ne me déplairait pas, poursuivit-elle en faisant bouffer ses bouclettes permanentées. Si j'avais quelques années de moins et si je n'étais pas mariée, évidemment.
-
Evidemment, murmura Kerri, se refusant à imaginer une telle éventualité.
Une fois Millie partie, ce fut au tour de Linda de venir féliciter Kerri.
-
Tu as été parfaite.
-
J'étais terrorisée. Je n'aime pas du tout parler en public.
-
Tu es rayonnante lorsque tu défends une cause à laquelle tu crois.
Kerri se crispa.
-
J'ai l'impression de devenir folle.
-
Pas du tout. Mais, dis-moi, comment t'est venue cette idée de parade?
-
Je voulais quelque chose de concret. Nathan a fait quelque chose de bien et j'estime qu'il ne mérite pas qu'un journaliste s'acharne contre lui. Je veux bien admettre que nous sommes liés par un contrat, tous les deux. Mais ce n'est pas pour autant que je le soutiens dans tout ce qu'il fait. Avec la parade, j'ai trouvé un moyen plus adéquat de payer ma dette. Avec la parade, l'accent sera mis sur l'essentiel — les travaux du Dr Wallace.
-
Et sur Nathan.
-
Il a l'habitude.
Linda eut l'air pensif.
-
Cela m'étonne de voir comme tu t'impliques dans cette histoire. Pourtant, que Nathan soit ou non la cible de la presse ne devrait pas être ton problème. L'argent a été transféré. Abram poursuit ses recherches. Alors, pourquoi t'inquiéter pour Nathan King?
Comme c'était gênant! Kerri tenta une explication.
-
Je le connais mieux maintenant. Il n'est pas ce truand au cœur de pierre qu'on dit. Il est tout à fait normal.
-
Normal et beau garçon.
-
Là n'est pas la question.
-
Ce n'est pas tout à fait ce que tu disais avant — quand Cody a été hospitalisé.
-
Je sais. C'est compliqué. Embarrassant.
-
Qu'est-ce qui est si compliqué? L'homme ou tes sentiments pour lui ?
-
Je ne dois pas éprouver de sentiments pour lui, affirma Kerri. Et je n'en éprouve pas.
-
Menteuse.
Kerri fut d'autant plus gênée que son amie disait vrai.
-
Enfin, juste un peu, mais pas beaucoup. Là! Ça te va?
-
Je ne sais pas, moi. C'est toi qui sais.
C'est sûr, songea Kerri. Elle était même bien placée pour savoir aussi que ce n'était que des complications. Que des soucis et plein d'autres choses sur lesquelles elle n'avait pas envie de s'attarder maintenant.
-
C'est un chic type, finit-elle par dire.
-
Ah bon? C'est nouveau. Je n'avais encore jamais entendu pareille description de lui.
-
C'est une brute et un fonceur, mais il a un cœur. Il est attentif aux autres. Il a perdu un enfant, lui aussi. Il est seul et il y a quelque chose en lui...
Quelque chose qui l'attirait, alors qu'elle aurait dû s'enfuir à toutes jambes.
-
A mon corps défendant, je l'apprécie et je déteste les manigances de la presse à son égard. C'est pour cela que je me bats.
-
C'est tout?
-
Peut-être est-ce aussi un peu pour m'excuser. La dernière fois que nous étions ensemble, nous nous sommes disputés. Enfin, c'est plutôt moi qui l'ai agressé.
-
Et tu t'es excusée?
-
Pas vraiment.
-
Alors toute une ville va défiler en l'honneur de Nathan King pour te dispenser de fournir des excuses ?
-
Ce n'est pas ça. Je vais lui dire que je suis désolée. En attendant, il a des preuves de reconnaissance. C'est important.
-
Mais quelquefois, les petites preuves valent mieux que les grandes.
Kerri le savait. Elle connaissait aussi le danger qu'il y avait de tomber amoureuse.
-
Nous ne pouvons pas avoir de liaison. Je n'ai pas le droit.
-
Te rends-tu compte que tu as déjà une liaison? Mais que tu ne veux pas l'admettre ?
Kerry était de si mauvaise humeur qu'elle entreprit le nettoyage de fond de la salle de bains. Tant qu'à faire, autant s'attaquer à quelque chose de franchement dégoûtant. Aussi partit-elle à l'assaut de la crasse, le spray de détergent d'une main et la balayette de l'autre, brossant la cuvette des WC et le tub de la douche avec une énergie décuplée pour lutter contre les vapeurs toxiques qui envahissaient l'espace minuscule de son cabinet de toilette. Puis elle astiqua le lavabo jusqu'à ce qu'il brille. Quand elle eut fini, elle éprouva la satisfaction du travail bien fait. Mais elle eut beau faire, ce ne fut pas suffisant pour couvrir la petite voix de Linda qui lui trottait dans la tête, lui serinant qu'elle avait déjà une liaison avec Nathan.
Son amie avait tort, se répétait-elle pour la cinq millième fois. Apprécier quelqu'un, c'était de l'ordre de l'amitié. Elle aimait bien Nathan. Qu'y avait-il de mal à cela ? Il avait été bon pour elle et pour Cody. On pouvait même dire qu'il avait été généreux. Et elle voulait bien admettre que le simple souvenir de leur baiser la mettait en transe et la laissait pantelante de désir, mais il ne s'agissait pas de sentiment. Elle n'avait pas eu de relation sexuelle depuis la naissance de Cody. Alors c'était normal qu'elle réponde aux caresses et aux baisers d'un homme aussi attirant. Et elle devrait s'estimer heureuse de constater que ses sens ne s'étaient pas émoussés au fil du temps. Elle réagissait au quart de tour.
La biologie n'expliquait pas tout.
C'était simple. Elle aimait un homme pour qui elle avaitune grande attirance. C'était facile à comprendre. Trop facile, même. Elle n'était pas amoureuse. Elle recherchait l'amitié et le plaisir sexuel. Rien de plus.
La porte d'entrée claqua et Cody cria qu'il était rentré de l'école. Kerri ôta ses gants avant d'aller dans le salon.
-
Je m'apprêtai à aller te chercher, dit-elle.
-
Michelle et Brandon m'ont accompagné, expliqua-t-il. Tu as nettoyé la salle de bains, ajouta-t-il en tordant le nez. Ça sent toujours une drôle d'odeur.
-
C'est l'odeur du détergent. Je vais faire ta chambre maintenant.
Mais Cody eut l'air horrifié en entendant sa mère.
-
J'ai fait mon lit, maman! s'écria-t-il. Et ma chambre est propre.
-
Je ne sais plus quand j'ai passé l'aspirateur la dernière fois.
-
S'il te plaît, maman ! Ne commence pas maintenant. Raconte-moi comment ça s'est passée la réunion de la mairie.
Comme diversion, il y avait mieux, mais Kerri décida tout de même de s'accorder un break avec son fils.
-
Ça s'est très bien passé. On va organiser des festivités en l'honneur de Nathan King, avec un défilé et tout.
-
Super. Est-ce qu'il va défiler sur le camion des pompiers ?
-
Non, je ne crois pas. Il sera sans doute dans une voiture décapotable.
-
Est-ce que je pourrai défiler avec lui?
-
Bien sûr. Si ça t'amuse.
-
Qu'est-ce que ça serait bien! Je ne suis encore jamais allé à une parade. Et puis j'adore Nathan.
Sur ce, Cody traversa le hall et se dirigea vers sa chambre. Kerri le suivit des yeux, abasourdie par ce qu'elle venait d'entendre. Jusqu'ici, elle n'avait pas envisagé que son fils puisse éprouver un quelconque sentiment à l'égard de Nathan.
Elle n'avait pas songé qu'ils avaient passé beaucoup de temps ensemble. Pire, elle avait accusé Nathan d'ignorer son fils. Apparemment, Cody ne s'était pas senti délaissé.
Le petit garçon était-il en manque de père? Question stupide, se dit-elle aussitôt. Bien sûr que oui. Ce n'était pas un choix délibéré de sa part, mais le hasard avait fait que peu d'hommes avaient croisé leur chemin.
A la naissance de Cody, elle s'était dit qu'un jour elle guérirait de la mort de Brian et qu'elle recommencerait à sortir. Elle avait même songé à se remarier. Mais lorsque la maladie de son fils s'était déclarée, elle avait perdu toute envie de romances, pour consacrer la moindre parcelle d'énergie à la survie de son petit. Elle était allée jusqu'à conclure ce pacte avec Dieu, qu'elle avait tenu jusqu'à ces dernières semaines : renoncer à sa propre vie en échange de celle de Cody.
C'était bien volontiers qu'elle s'était sacrifiée. Mais elle avait oublié une chose : elle n'était pas la seule concernée dans cette affaire et son fils avait peut-être son mot à dire quant à la présence d'un homme dans leur environnement.
Certes, elle avait fait de son mieux pour sauver Cody, mais n'avait-elle pas aussi fait preuve d'égoïsme en le privant d'un élément important de sa vie ?
— Comme si j'avais encore besoin d'en rajouter une couche pour me sentir coupable, marmonna-t-elle entre les dents.
N'empêche que cette idée ne cesserait de la turlupiner. Et comme le bien de Cody était ce qui lui importait le plus, elle songea qu'elle devrait peut-être revoir son plan d'action.
-
Est-ce que je t'ennuie? s'impatienta Jason.
-
Pourquoi me demandes-tu cela? s'inquiéta Nathan en s'adossant confortablement sur son siège.
-
Parce que tu ne t'intéresses pas du tout à ce que je te dis. J'aurais aussi bien pu te raconter une histoire d'éléphants.
-
Mais comme nous sommes en train d'élaborer une stratégie concernant un projet qui met enjeu près d'un milliard de dollars, je sais que tu ne m'as pas raconté une histoire d'éléphants.
-
Tu n'écoutes pas.
Nathan fut sur le point de faire remarquer que Jason était bien rémunéré pour les heures qu'il consacrait à ses affaires, mais il y renonça, songeant que ce n'était pas le sujet. Son conseiller juridique avait raison — il ne l'avait pas écouté.
-
J'ai beaucoup de choses dans l'esprit, dit-il en guise d'explication.
-
Des choses que tu voudrais partager? suggéra Jason.
Nathan regarda successivement chacun de ses six associésqui siégeaient autour de la table de conférences, avant de répondre :
-
Non, merci.
Aucun d'entre eux n'avait besoin de savoir qu'il ne pouvait sortir Kerri de sa tête. Qu'il pensait à elle le jour et rêvait d'elle la nuit. Ce n'était pas une liaison. Mais elle s'était immiscée dans sa vie et il ne savait pas comment s'en débarrasser.
Elle avait eu raison et c'était quelque chose qu'il détestait être contraint d'admettre. Il était furieux que son fils à elle soit en vie et qu'il bénéficie d'une rémission, tandis que le sien à lui était mort. Il évitait Cody pour fuir les souvenirs douloureux qu'il ravivait en lui.
Ce n'était pas grave pour le petit — il avait suffisamment de monde autour de lui ; en revanche, pour lui, Nathan, c'était dur à surmonter.
La secrétaire de Jason entrouvrit la porte pour annoncer :
-
Kerri Sullivan est ici. Elle me prie de vous le faire savoir.
-
Faites-la entrer, ordonna Jason.
Nathan jeta un regard surpris à son conseiller et lui rappela :
-
Nous étions convenus qu'elle ne serait pas impliquée dans notre plan d'action.
-
Du moins, c'est ce que tu as proposé. Quant à moi, je ne l'ai pas accepté. Nathan, elle est une bonne avocate pour plaider notre cause. Nous avons besoin d'elle pour gagner.
-
Non, je ne suis pas d'accord.
Il ne voulait pas impliquer Kerri pour des tas de raisons. Mais il n'avait aucune envie d'en débattre avec son avocat, fût-il aussi son ami.
-
De toute façon, c'est trop tard, dit Jason en se levant. Kerri, merci d'être venue. Je sais que c'est une longue route pour venir jusqu'ici.
-
En effet. D'habitude, Nathan envoie Tim me chercher. Vous feriez bien de vous en souvenir la prochaine fois.
-
C'est noté, assura Jason avec un grand sourire. Asseyez- vous.
-
Un instant, je vous prie, dit-elle en balayant la pièce du regard avant de fixer son attention sur Nathan et de s'adresser à lui. Puis-je m'entretenir une minute avec vous? En tête à tête.
Elle s'était mise sur son trente et un pour la réunion. Robe et talons hauts. Etait-ce pour avoir l'air modeste d'une femme comme il faut ou pour avoir l'apparence d'une femme d'affaires?
Dans ce cas, elle avait faux sur les deux tableaux, songea Nathan. A la vue de sa robe qui épousait étroitement ses formes, il sentit sa tension s'élever dangereusement. Elle avait noué ses cheveux en un chignon qui se voulait le comble du sérieux mais qui ne réussissait qu'à lui donner envie de tirer sur les épingles et de fourrager dans les vagues douces et soyeuses de son opulente chevelure blonde. Il ne lui manquait qu'une paire de lunettes à monture de corne pour achever de la faire ressembler à une secrétaire de direction dans un film d'Alfred Hitchcock.
-
Vous pouvez disposer de mon bureau, dit Jason.
Sa proposition évoqua immédiatement dans l'esprit de Nathan l'image du confortable canapé en cuir et de tout ce qu'il pourrait y faire avec Kerri. Puis il se souvint que c'était elle qui avait demandé à s'entretenir avec lui. L'offre de Jason n'était qu'une réponse à l'exigence de la dame et pas du tout une invitation à satisfaire ses fantasmes érotiques à lui. Et m... !
Il entra le premier et referma la porte sur eux. Avisant la grande baie vitrée, elle s'exclama aussitôt :
-
Pas mal non plus la vue d'ici! On peut dire que vous êtes gâtés.
-
Je ne peux pas en dire autant vous concernant.
-
Je sais.
Elle le fixa de ses grands yeux bleus embués d'émotion.
-
Je suis désolée. Pour avant. Pour ce que j'ai dit. Je n'ai pas le droit de vous juger ni de vous faire des reproches. J'ai fait irruption dans votre vie et je n'en ai fait qu'à ma tête pour obtenir ce que je voulais. Nous avons un contrat tous les deux. Il n'y est pas stipulé que vous deviez jouer le rôle de père de substitution pour mon fils. Si Cody vous rappelle Daniel, c'est à vous de décider quoi faire. Ce n'est pas à moi de vous dire que vous ne devez pas ou ne pouvez pas jouer ce rôle.
Nathan ne savait quoi penser. Voilà qu'elle s'excusait, maintenant.
-
Vous m'accordez trop de crédit, dit-il.
-
Non, je ne crois pas. Nathan, vous avez été si bon pour moi. Vous avez donné l'argent au Dr Wallace et vous avez satisfait à toutes mes exigences.
-
J'en ai transmis la liste à ma secrétaire, c'est tout.
-
Vous avez fait plus, répliqua-t-elle en souriant. Pourquoi ne voulez-vous pas l'admettre ?
Confusément, il avait l'impression qu'une part de lui-même rechignait à ce que Kerri le considère comme un chic type. N'était-il pas plus sécurisant d'être toujours pris pour un salaud?
-
Ce n'est pas important, affirma-t-il.
-
Si. A mes yeux, ça l'est. Vous m'avez aidée de multiples manières. Il y avait si longtemps que cela ne m'était arrivé.
Il aurait voulu changer de sujet. Il aurait voulu qu'ils soient ailleurs, en train de faire autre chose.
-
Kerri ne vous méprenez pas. Nous avons un contrat. J'en assume la partie qui me concerne. Je tiens à ce que vous assuriez la vôtre. C'est aussi simple que cela.
-
Vraiment? Alors, dites-moi quel article de notre contrat stipulait que vous achetiez ce luxueux fauteuil électrique ?
De cela non plus, il ne voulait pas parler.
-
Cody en a besoin et vous n'aviez pas les moyens. Voilà tout.
-
Voilà tout? reprit-elle en hochant la tête. Pourquoi vous est-il si facile d'être un sale type et si difficile d'accepter un remerciement ?
-
Encore autre chose ?
-
Vous vous demandez si je vais encore continuer longtemps à vous torturer, n'est-ce pas? Ça m'amuse, alors, c'est oui.
Ainsi, elle croyait le tenir à sa merci et gagner la partie. Il ressentit l'impérieuse nécessité de lui montrer qui était le maître du jeu.
Il la saisit par les épaules et l'attira tout contre lui. Il avait été si rapide qu'elle n'avait pas eu le temps de résister. Puis il écrasa ses lèvres de sa bouche et l'embrassa comme il en rêvait depuis l'instant où elle était entrée dans le bureau de Jason avec son air guindé et distant.
Il l'embrassait comme pour la soumettre. Tantôt il l'écrasait de tout son poids, tantôt l'effleurait avec légèreté, se frottait contre elle, à la recherche du plaisir pour tous les deux — du moins l'espérait-il. Car pour lui, c'était sans problème : rien que la proximité du corps de Kerri lui faisait de l'effet et la seule odeur de la jeune femme le mettait en feu. Rien qu'à la voir ou simplement rien qu'à penser à elle, il devenait fou.
Furieux de ne pas être plus fort et furieux contre elle aussi, tout simplement parce qu'elle existait, il se consumait d'une passion dévorante et fulgurante qui le tétanisait, lui faisant regretter de n'être pas dans un lieu plus intime que le bureau de son avocat.
Il s'affranchissait des règles qu'il s'était fixées et de la promesse qu'il s'était faite. Mais, au fond, quelle importance? songea-t-il. Il était Nathan King, oui ou non? Alors, il prenait ce qui était bon à prendre.
Et puis, peu à peu, il prêta attention à certaines choses — la caresse légère de la langue de Kerri contre la sienne, la pression de son corps qui se collait au sien. Il entendit sa respiration saccadée, ses gémissements étouffés. Alors, il lâcha son épaule pour emprisonner doucement un de ses seins au creux de la paume de sa main.
Ni l'un ni l'autre ne bougea. Nathan s'attendait à ce qu'elle le repousse et commence à protester. Comme rien de cela n'arrivait, il frotta de son pouce le mamelon durci, et fut pris de l'irrésistible envie d'en connaître le goût et de la voir nue, enfiévrée, moite de désir. Il allait parvenir à ses fins.
Hélas, elle se déroba.
-
Je ne peux pas, murmura-1-elle en croisant les bras sur sa poitrine. Oh, Nathan, je ne peux pas.
Elle ne voulait pas. C'était différent.
Ses yeux étaient noyés de désir. Alors, il se dit que ce n'était pas grave et que, si elle le désirait, c'était qu'il avait gagné la partie. En théorie. En réalité, elle avait encore eu assez de forces pour lui échapper et il était bien obligé d'admettre qu'il avait perdu. C'était elle qui avait gagné la manche.
-
Nous devrions retourner là-bas, dit-il en se dirigeant vers la porte.
Elle posa sa main sur son bras et dit :
-
Je ne veux pas que vous pensiez du mal de moi. Vous êtes fâché.
-
Ni fâché ni rien.
-
Je ne joue pas. Ce n'est pas un jeu.
Il s'efforça de la regarder de l'air le plus détaché possible.
-
C'est quoi selon vous?
Elle soupira.
-
Un bon moment. J'ai bien aimé passer ce bon moment avec vous.
-
Et vous voulez dire que je l'ai gâché en vous embrassant?
-
Non, pas du tout. Et j'aime bien vous embrasser aussi. Ce n'est pas parce que je n'aime pas ça que j'ai tout arrêté, expliqua-t-elle avec un petit sourire au coin des lèvres. Cela faisait si longtemps. Trop longtemps. Je sais que vous me prenez pour une folle de croire que j'ai une influence sur le devenir de Cody. Mais moi, j'y crois profondément. J'ai tellement peur, Nathan. J'ai tellement peur qu'il meure. Je n'ai que lui. Il est ma raison de vivre.
-
Il n'a que neuf ans. Vous ne pouvez pas lui faire endosser tout cela.
-
Je sais. J'essaie de changer, mais je n'y arrive pas.
-
Et par ailleurs, vous n'avez pas à essayer de me faire plaisir.
-
Je ne peux pas m'en empêcher. Vous comptez pour moi.
Des mots tout simples. Des mots qui lui étaient venus naturellement. Nathan songea qu'il y avait fort à parier qu'elle était sincère en les disant. Il comptait pour elle.
Mais c'était à cause des quinze millions, à cause du fauteuil ou de ce qu'il avait pu lui acheter ou lui donner. S'il comptait pour elle, c'était pour les biens matériels et pas pour lui personnellement. C'était normal qu'un type capable de faire ce qu'il avait fait soit important.
Pourtant, au fond de lui, il n'en était pas vraiment persuadé. Une petite voix lui suggérait que peut-être, mais ce n'était vraiment pas sûr, c'était à lui, Nathan, que s'appliquait la petite phrase de Kerri. Peut-être pensait-elle à ce qui leur était arrivé, à tous les deux — dans les moments de bonheur partagés.
Il ne savait quoi penser — déchiré entre le désir d'y croire et celui de suivre son instinct, qui lui rappelait le pouvoir qu'on gagnait à garder ses distances, les vertus du silence, la supériorité de celui qui passe son chemin.
-
Méfiez-vous de moi, Kerri. Je vous ai fait perdre la tête.
-
Je le sais, répondit-elle en souriant. Mais c'est le bon côté des choses. Quand je commence à perdre pied, je me dis de toutes mes forces que vous allez venir me sauver.
— Vous avez tort.
-
Je ne le pense pas, assura-t-elle.
Puis elle passa devant lui et sortit du bureau pour rejoindre la salle de réunion. Il la suivit, mesurant le chemin parcouru depuis ce jour où il avait franchi le seuil du Grill pour y déjeuner et où une fausse serveuse à la langue bien pendue lui avait fourré sous le nez un lecteur DVD en guise de menu.
Ils reprirent place autour de la table. Une fois installée, Kerri se pencha en avant et prit la parole.
-
J'ai une information à vous donner, annonça-t-elle. Je pense qu'elle vous fera plaisir. La ville de Songwood va organiser une fête en l'honneur de Nathan King.
On peut imaginer sans peine l'effet produit par la nouvelle. Nathan King faillit s'étouffer de surprise. Heureusement qu'il n'était pas en train de boire.
-
Je vous demande pardon?
-
Je comprends votre étonnement. Mais admettez que c'est formidable! C'est moi qui en ai eu l'idée. Quand je suis allée à la réunion organisée par la ville. En fait, j'y ai pensé en constatant tout ce qui avait été réalisé. Vous vous souvenez de ma liste de revendications au profit des équipements de la ville? demanda-t-elle à Jason. C'était en échange de... enfin... de certaines choses, ajouta-t-elle en direction des autres conseillers qui siégeaient autour de la table.
Visiblement, Jason faisait de grands efforts pour garder son sérieux.
-
Je me souviens très bien, affirma-t-il.
-
Eh bien, il a réalisé tout ce que j'exigeais. Le renouvellement des tenues du club de base-ball, la clôture, tout. Ça méritait qu'on en fasse la publicité, vous ne trouvez pas? Il a changé le cours des choses à Songwood. Grâce au soutien financier au labo, la ville va renaître. Tout le monde est hyper- content parce que ça va relancer le marché du travail et de l'immobilier. C'est un vrai miracle. Alors, quand j'ai suggéré qu'on organise une grande fête en l'honneur de Nathan King, tout le monde a dit que c'était une superidée. Il va y avoir une grande parade, vous en serez le héros, ajouta-t-elle en se tournant vers Nathan, qui interpella aussitôt son avocat.
— Jason, dis quelque chose !
-
Ce n'est pas une mauvaise idée.
-
Mais c'est épouvantable! Je vais avoir l'air d'un profiteur.
-
Au contraire ! l'interrompit Kerri. C'est une excellente idée. Et vous devriez me remercier. Vous vous rendez compte ? Une parade en votre honneur. Vous pouvez me dire combien de fois ça peut arriver dans une vie?
Jamais, ou plein de fois, peu importait. Nathan était effondré.
-
Ce n'est pas une bonne idée, affirma-t-il.
-
Comment? Et moi qui me suis démenée comme une malade pour la faire passer, cette idée! s'indigna-t-elle.
-
Vous avez prétendu tout à l'heure que tout le monde était hyper content.
Légèrement décontenancée, Kerri bougonna et rebondit aussitôt.
-
J'ai un peu exagéré. N'empêche qu'il y a beaucoup de créations d'emplois. Donc je me suis attelée à la tâche et, en quelques coups de fil, j'ai dégoté des chars. Il me reste à trouver une voiture pour vous. A ce sujet, Cody m'a prévenu qu'il voulait être avec vous. Vous voulez bien?
-
Tout cela peut faire une excellente publicité, souligna un des associés.
Les autres opinèrent du chef. Jason resta silencieux.
Quant à Nathan, il aurait mille fois préféré la torture à cette parade, sans parler de cette journée en son honneur. Il voulait bien admettre que ce serait une publicité à bon compte, mais ce n'était pas du tout le genre qu'il appréciait. Mais, bien que viscéralement opposé à cette idée de Kerri, il se demandait comment il pouvait lui renvoyer son cadeau à la figure.
-
Ça pourrait marcher, finit par dire Jason. En tout cas, ça ne peut pas faire de mal.
-
On n'en sait rien, rétorqua Nathan.
-
La petite ville remercie son bienfaiteur?
-
Le méchant milliardaire s'achète une bonne conduite.
-
On peut toujours faire en sorte de mettre le premier commentaire en exergue et pas le deuxième, remarqua Jason.
-
Moi, je trouve que c'est une excellente idée, insista Kerri d'un ton peu amène.
-
C'est une idée très généreuse de votre part, souligna Jason.
-
J'ai fait ça pour vous, lança-t-elle à Nathan.
C'était sans doute vrai, songea-t-il, un peu interloqué. Elle voulait aider. Peut-être aussi se faisait-elle du souci à son sujet.
Se souvenait-il seulement de la dernière fois où quelqu'un s'était soucié de lui?
-
Merci, lui dit-il.
-
Il était temps ! grommela-t-elle.
-
Vraiment. Je vous suis reconnaissant.
Elle ne semblait convaincue, aussi insista-t-il.
-
Je suis sincère en disant cela.
-
C'est bon. Je vous en prie.
Jason avait recouvré sa bonne humeur et semblait s'amuser comme un petit fou.
-
Il va falloir s'organiser pour les interviews avec la presse, rappela-t-il.
-
Seulement quelques-unes, grogna Nathan.
-
Pas avec vous, précisa Jason.
Sur le coup, Nathan ne réagit pas. Mais il finit par comprendre et s'exclama fermement :
-
Il est hors de question de livrer Kerri en pâture à la presse.
-
Elle est parfaitement capable de s'en sortir, répliqua Jason, dont la voix fut couverte par celle de Kerri qui affirma en même temps :
-
Je suis parfaitement capable de m'en sortir.
-
Vous ne savez pas où vous mettez les pieds, rétorqua Nathan.
-
Alors vous n'avez qu'à m'apprendre. Vous connaissez bien des gens dont c'est le métier d'entraîner à répondre aux journalistes? J'apprends vite, vous savez? De plus, je pourrai parler de la maladie de Gilliar et intéresser les gens à cette cause. S'il y avait plus de gens au courant, il y aurait peut-être plus de recherches.
Kerri était une optimiste envers et contre tout. Elle recherchait toujours le bon côté des choses.
Elle se pencha vers Nathan.
-
Ça va être super. Je me connais, je vais sûrement vomirde trouille. Mais pas devant les caméras, promis, juré ! ajouta- t-elle avec un clin d'œil en direction des associés.
-
Deux interviews, pas plus, indiqua Nathan à son conseiller Jason. Une pour la presse écrite et une pour la télé. Et toujours en présence d'un expert en communication. Enfin, dès que la situation devient incontrôlable, j'exige qu'on coupe l'entretien.
Kerri était partagée entre la joie de défendre Nathan et la sensation désagréable du nœud à l'estomac à la seule pensée de devoir se soumettre à une interview. Mais elle savait que c'était important — l'avenir de Nathan en dépendait et elle lui devait cela.
Le reste du temps fut consacré à mettre au point la formation en communication de Kerri. On jugea que deux heures lui suffiraient. Espérons! Enfin, quelques détails d'organisation de la parade furent abordés et, une heure plus tard, la séance fut levée.
Nathan descendit avec elle jusqu'au parking où elle avait garé sa voiture.
-
La prochaine fois, je vous enverrai Tim, lui promit-il en arrivant devant son vieux break à bout de souffle qui faisait triste mine parmi les BMW et les Mercedes scintillantes.
-
Ça ne me fait rien de conduire.
-
Mais ce n'est pas à vous de le faire. Avez-vous songé aux frais de carburant ? Je vais vous les rembourser.
-
Ce n'est pas nécessaire, répliqua-t-elle en plissant lenez.
Il lui vint à l'esprit que, si elle avait pu transformer en chevaux-vapeur l'énergie qu'elle sentait bouillonner dans ses veines, rien qu'à regarder Nathan, elle n'aurait plus besoin de se ravitailler en carburant à la pompe.
Elle se dit aussi que ça n'engageait à rien de rêver. Tant qu'elle ne passait pas à l'acte, il n'y avait pas de mal. N'empêche que la tentation était grande. Et elle se demandait bien commentc'était possible. Il n'était pas du tout son genre d'homme. S'il l'attirait, c'était sans doute dû à une pulsion primaire qui la poussait vers lui.
-
Nous devrions aller voir un match des Mariners, proposa-t-il soudain, sautant du coq à l'âne.
Il fallut quelques secondes à Kerri pour comprendre ce qu'il disait.
-
Je suis d'accord, acquiesça-t-elle.
-
Avec Cody, poursuivit-il. Vous m'avez bien dit qu'il aime le base-ball.
-
Dire qu'il aime n'est pas assez fort. Il adorerait assister à un match.
-
Je dispose d'une loge.
-
Normal! s'exclama-t-elle avec un beau sourire. Proposez une date, ce sera la nôtre.
Il la fixa avec cette expression impénétrable qu'elle ne savait déchiffrer. Elle aurait voulu lui caresser le visage, effacer ses soucis. Mais qu'elle était donc sotte ! Ne savait-elle pas qu'on ne pouvait rien faire pour un homme comme Nathan?
-
Cela me fait de la peine que Cody soit en fauteuil roulant, dit-il doucement.
-
Merci, chuchota-t-elle après lui avoir jeté un bref coup d'œil. A moi aussi, cela me fait de la peine.
-
Je sais combien cela a été difficile pour vous. Vous ne vous y attendiez pas.
-
J'espérais que cela n'arriverait pas, admit-elle. Mais c'est arrivé. Alors il faut bien jouer le jeu.
-
Il est fort. Il se bat contre la maladie. C'est allé plus vite avec Daniel, ajouta-t-il, le regard perdu dans le vague.
-
Je suis désolée, murmura-t-elle, le cœur serré.
Nathan haussa les épaules.
-
J'imagine que c'est différent pour chaque gosse. Pour lui, ce fut terrible. Je n'y étais pas préparé du tout.
-
Pourquoi l'auriez-vous été ?
-
Paige, sa mère, a perdu la tête quand il a été hospitalisé. Elle est devenue hystérique, et on la maintenait la plupart du temps sous calmants. Alors j'ai dû prendre tout en charge. M'occuper de lui.
-
Cela n'a pas dû être facile, compatit Kerri en posant la main sur son bras.
-
En effet. Je travaillais beaucoup et je ne passais pas autant de temps avec lui que je l'aurais voulu... que j'aurais dû!
Il s'écarta d'elle, glissa ses deux mains dans ses poches et poursuivit son récit, la voix brisée par l'angoisse.
-
Il souffrait tellement. C'est le souvenir qui supplante tous les autres. A la fin, les médicaments n'y faisaient plus rien. Il souffrait tellement.
Que faire? Réconforter Nathan? Fuir pour ne pas l'entendre ? Surtout pour ne pas entendre ce qui attendait Cody. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à le laisser. Nathan avait besoin de parler et elle avait besoin d'écouter.
-
Je lui ai dit que c'était le moment de partir.
-
Je ne comprends pas, murmura Kerri, les yeux écarquillés.
-
Je lui ai dit qu'il pouvait se laisser mourir. Je me vois encore, debout près de son lit. Je lui ai dit de partir. Et il est parti. Je me suis toujours demandé : « Ai-je bien fait ? Etait-ce à moi de le lui dire? L'ai-je laissé partir trop tôt? Aurait-il encore tenu? » Mais je ne pouvais plus supporter le spectacle de sa souffrance.
Kerri avait le cœur serré.
-
Oh, Nathan, dit-elle dans un souffle. Vous avez fait ce qu'il fallait faire.
-
Comment le savez-vous? Vous n'y étiez pas. Et s'il avait cru que je voulais qu'il meure? Et s'il avait cru qu'il me donnait trop de soucis ?
-
Non. Il n'a pas cru cela. Vous étiez son père.
-
Il n'était pas si proche de moi. Je ne vivais que pour mon travail. Sa mère était assommée par les drogues et elle n'est pas allée le voir une seule fois la dernière semaine. Je lui ai dit de partir. Vous vous rendez compte ? Je n'avais que lui et je lui ai dit de mourir.
-
Qu'est-ce que vous auriez pu lui dire d'autre?
-
Et vous? Allez-vous dire à Cody de mourir? demanda- t-il brusquement.
Incapable de répondre sur-le-champ, elle serra les lèvres. A vrai dire, ils connaissaient tous les deux la réponse —jamais elle ne se résoudrait à dire à son fils de partir.
-
Les circonstances ne sont pas les mêmes, finit-elle par dire.
-
C'est exact. J'ai choisi la solution de facilité. Daniel était tout pour moi et je crois qu'il ne l'a pas su. Non, c'est sûr qu'il ne l'a pas su, en tout cas ce n'est pas à la fin qu'il a pu l'apprendre.
Nathan souffrait et elle ne savait pas quoi dire. Tout ce qu'il venait de raconter était si éloigné de sa propre situation. Elle voulut lui tendre la main, mais il se déroba.
-
Je pensais que vous sauriez, ajouta-t-il. Ce qui arrive. Comment ça se passe. Pourquoi personne n'a le courage de décider.
Sur ces mots, il s'en alla, la laissant seule dans l'obscurité du parking.
Chapitre 13
Jamais Seattle ne lui avait paru si loin, songea Kerri. Etait-ce dû au sempiternel « quand est-ce qu'on arrive? » de Cody? Peut-être en partie. Il n'y avait rien de tel que la perspective d'un match de base-ball pour qu'un gamin de neuf ans passionné de sports entre en transe.
-
On sera presque arrivés quand on sera au lac, souviens-toi Cody.
-
Et on voit le terrain depuis l'autoroute, rappela Tim depuis son siège derrière le volant.
-
Est-ce que c'est vrai que Nathan a une loge à lui, comme les dirigeants ?
-
En tout cas, c'est ce qu'il m'a dit, confirma Kerri.
Connaissant Nathan, elle se dit que c'était sûrement encoremieux qu'une loge de dirigeant.
Elle était ravie de devoir répondre à toutes les questions de Cody. D'une part, elle s'occupait de son enfant et, d'autre part, elle oubliait les problèmes personnels auxquels elle n'allait pas manquer d'être bientôt confrontée. Tout en sachant qu'elle ne devait en aucun cas tomber amoureuse de Nathan, cela ne l'empêchait pas d'avoir très envie de le revoir.
Et cette attirance qu'elle éprouvait pour lui était source de bien des ennuis. Il n'y avait pas que son pacte avec Dieu. Il y avait aussi l'homme dont elle s'était éprise. En effet, il avait beau être, sans aucun doute, un bon garçon, ils n'en appartenaient pas moins, tous les deux, à des mondes éloignés de cent millions d'années-lumière l'un de l'autre. Il était un homme d'affaires milliardaire. Et elle, une petite coiffeuse. Autant dire qu'ils n'avaient pas plus de points communs qu'un poisson et un tatou.
Et pourtant, en approchant du stade, elle sentit son estomac se contracter, tandis qu'une certaine autre partie de son corps se... détendait. Pour un brillant homme d'affaires, il savait embrasser— ce qu'elle appréciait à sa juste valeur. Sans perdre de vue qu'elle n'était qu'une femme parmi d'autres dans sa vie, il lui semblait bien qu'il était amoureux.
Puis elle se remémora ce qu'il avait dit sur la mort de Daniel la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Et aussi les accents douloureux de sa voix lorsqu'il avait raconté comment il avait autorisé son fils à mourir. Se pouvait-il, alors que sa souffrance était encore aussi vive, qu'il ouvre ainsi son cœur à quelqu'un d'autre? Elle en doutait. Tout en sachant, bien sûr, qu'il pouvait parfaitement sortir avec une femme sans en être épris, voire coucher avec elle.
Comme elle n'avait aucune envie d'imaginer Nathan au lit avec une autre qu'elle, elle se mit à détailler le paysage, scrutant l'horizon et comptant les kilomètres qui restaient à parcourir avant d'arriver à Safeco Field.
Lorsqu'ils arrivèrent devant le stade, Kerri eut du mal à contenir sa joie. Tim ne prit pas la peine de se garer correctement. Il se plaça de façon à les déposer le plus facilement possible.
Kerri prit son sac et se prépara à sortir du véhicule avec son fils. Mais ce dernier la prévint :
-
Je ne veux pas de mon fauteuil. Je vais prendre mes béquilles.
-
Il y a du chemin à faire, tu sais? répliqua-t-elle après avoir jeté un regard inquiet sur l'énorme complexe sportif.
-
Je m'en fiche, grommela-t-il, l'air déterminé. Je n'irai pas en fauteuil roulant.
-
Prêt pour le match du siècle? s'exclama Nathan en ouvrant la portière du côté passager.
-
Je ne prendrai pas mon fauteuil, insista Cody en secouant la tête.
Que faire? Kerri disposait d'un panel de solutions, mais laquelle serait la meilleure ? D'un côté, elle n'avait aucune envie de commencer la journée par une dispute et, de l'autre, il lui déplaisait de céder. Et puis il fallait bien prendre en compte l'état de faiblesse de Cody. Et s'il ne pouvait faire un si long chemin ?
Nathan aida Kerri à sortir de la voiture, puis il demanda à Cody :
-
As-tu apporté tes béquilles?
-
Ouais, répondit vivement le garçon. Je vais bien.
-
Je sais, j'ai vu! répliqua Nathan. Mais, tu sais, c'est loin jusqu'aux loges. Je te propose d'y aller en fauteuil. Et puis, en arrivant, tu prendras tes béquilles pour entrer. Cela sera plus pratique comme ça. D'accord?
-
Je crois que ça ira comme ça, acquiesça lentement le petit. Vous savez, je ne veux pas être comme un légume dans mon fauteuil.
-
Je sais.
Kerri sentit une vague d'émotions la submerger, un mélange de reconnaissance pour Nathan qui avait su trouver un compromis, et de tristesse pour son fils qui souffrait tant. Et puis il y avait aussi cet effroi qu'elle éprouvait à la pensée des décisions difficiles qu'il faudrait prendre après des mises au point douloureuses. Serait-elle capable de trouver les mots qu'il faut?
Tim avait déjà sorti le fauteuil. Kerri saisit les béquilles qui serviraient une fois dans la loge. Et Nathan se baissa pour prendre Cody dans ses bras. Il se redressa et partit en vacillant.
-
Vous auriez dû me prévenir qu'il était si lourd, lança- t-il à Kerri en faisant mine de trébucher. Je crois bien que je me suis démoli le dos.
-
Je suis plus lourd qu'il n'y paraît, s'exclama l'enfant en éclatant de rire.
-
Beaucoup plus lourd, comme tu dis. Tu ferais un bon gardien de but. Tim, avons-nous encore les coordonnées du chiropracteur?
En quelques pas et quelques pitreries, Nathan atteignit le fauteuil où il déposa un Cody mort de rire.
Kerri observait la scène, contente de voir que Nathan s'intéressait à son fils, mais songeant aussi qu'elle aurait préféré que ce soit en d'autres circonstances. Si seulement Cody avait pu être bien portant et vivre comme les autres gosses.
Une prière lui vint à l'esprit. Un miracle, mon Dieu. Faites un miracle.
Parti en tête, Cody manœuvra son fauteuil en direction de l'ascenseur. Kerri resta en arrière avec Nathan.
-
Merci, murmura-t-elle. Je sais que c'est dur pour vous, d'être avec Cody.
-
Quelquefois, lui concéda-t-il. Mais d'autres fois, c'est bien. Comme c'est le cas aujourd'hui. Merci d'être venue, ajouta-t-il avec un sourire.
-
Pourquoi aurions-nous refusé ?
Leurs regards se rencontrèrent. Et le reste du monde s'évanouit. Il n'y avait plus que cet homme qui venait de porter son fils confiant dans ses bras costauds. Si seulement elle avait quelqu'un sur qui elle pourrait se reposer. Quelqu'un pour ne pas toujours tout faire, toute seule.
Stop ! Danger ! Terrain glissant.
Ils arrivèrent devant les loges. Cody se hissa à grand-peine sur ses pieds et saisit ses béquilles. Nathan ouvrit la porte et s'effaça pour les laisser passer. Cody en tête, Kerri à sa suite.
La loge était pleine de monde. La surprise était totale.
Elle s'était bien attendue aux fauteuils en velours, au buffetet au bar, mais pas à cette foule. Cody reconnut le premier son ami Brandon et laissa exploser sa joie. Ce fut alors que Kerri reconnut son amie Michelle en grande conversation avec une autre femme. Il y avait une bonne douzaine d'enfants, plusieurs adultes et un clown occupé à gonfler des ballons en forme d'animaux.
Kerri se tourna vers Nathan.
-
Vous avez organisé une fête ? s'étonna-t-elle en espérant ne pas avoir l'air trop déçue.
Elle venait tout juste de réaliser que ce qu'elle voulait, c'était être seule avec lui.
-
J'ai pensé que Cody s'amuserait mieux, s'il avait un de ses copains avec lui. Alors j'ai téléphoné à Michelle et je lui ai demandé si elle voulait bien amener Brandon. Et puis je me suis dit que ça ne serait pas mal d'en faire profiter d'autres enfants. Les gamins qui sont là vivent dans un foyer. Il y a aussi quelques parents et des journalistes. C'est moi qui ferai les interviews. Pas vous. Ne vous inquiétez pas.
-
Je ne m'inquiète pas.
Non, elle ne perdrait pas de vue que Nathan poursuivait son objectif et que rien dans leur relation ne devait laisser entrevoir une quelconque intimité.
Alors elle se dirigea vers Michelle, la mère de Brandon.
-
Si un jour Don et moi, nous sous séparons, je veux sortir avec Nathan King, lui affirma cette dernière avec un grand sourire.
-
N'oublie pas que nous ne sortons pas ensemble. C'est lié au don qu'il a fait pour le labo.
-
Je sais. N'empêche qu'il n'en est pas moins un bien bel homme. Et riche avec ça. Quand on est riche, on peut s'offrir tout ce qu'on veut.
-
Rappelle-toi la sagesse populaire. Quand on se marie pour l'argent, on doit mériter la fortune jusqu'au moindre sou. Tu ne supporterais pas ça.
-
Je sais. Mais c'est quand même bien de rêver tout éveillé. Je trouve que Cody a l'air d'aller mieux, ajouta-t-elle après avoir regardé leurs deux garçons.
-
C'est vrai. Je me dis qu'utiliser son fauteuil lui permet d'économiser ses forces. Il n'a pas l'air aussi épuisé à la fin de la journée.
-
Finalement, c'est le but recherché, n'est-ce pas ?
Puis, montrant les larges baies qui s'ouvraient sur leterrain, Michelle balaya l'espace d'un grand geste de la main et déclara :
-
A mon avis, on voit mieux qu'à la télé. Il n'y a pas à dire, cet homme sait vivre.
Kerri acquiesça d'un signe de tête. Mais elle repensa à la confession de Nathan l'autre jour, quand il lui avait raconté comment il avait baissé les bras. Sa solitude... Ce n'était pas les paroles d'un homme bien dans sa peau.
Une des personnes de l'accueil vint se présenter et elles entamèrent toutes les trois la conversation. Quelques minutes plus tard, ce fut un homme qui s'avança vers Kerri.
-
Bonjour, lui dit-il. Je suis Grant Pryor. Voulez-vous m'accorder quelques secondes ?
-
Certainement, répondit Kerri.
Ce nom lui disait quelque chose. Mais quoi? Impossible de s'en souvenir.
-
Vous êtes un ami de Nathan? demanda-t-elle alors.
-
Je le connais depuis longtemps. Vous êtes la mère de Cody, n'est-ce pas ?
-
Oui.
-
Je me suis un peu documenté sur la maladie de Gilliar. C'est affreux.
Qu'en savait-il? Personne ne savait. A moins d'en être atteint — à moins de savoir que son propre enfant allait mourir de cette mort atroce et qu'on n'y pouvait rien.
-
C'est quelque chose que je ne souhaite à personne, dit Kerri.
-
On peut considérer que c'est une maladie orpheline, n'est-ce pas ?
-
Pas vraiment. Pour entrer dans cette catégorie, il faudrait moins de dix mille cas. Ils sont beaucoup plus nombreux, expliqua-t-elle.
-
Vous semblez bien connaître votre affaire, fit-il remarquer.
-
J'ai beaucoup travaillé la question.
-
Et d'après vous, c'est ici qu'on a des chances d'avoir la meilleure prise en charge de la maladie ?
-
A Songwood, oui. Le Dr Wallace et son équipe de chercheurs y sont installés.
-
Il y a des années qu'il travaille sur cette maladie. Comment se fait-il qu'il n'y ait pas encore de thérapie?
-
Ce n'est pas si simple. Il y a eu des complications, répondit Kerri, que toutes ces questions mettaient mal à l'aise.
-
Mais maintenant, vous avez trouvé des fonds. En tout cas, c'est ce que j'ai lu. Combien Nathan King a-t-il offert? Quinze millions?
Elle fit signe que oui.
-
Pour ma part, je trouve que c'est bien le moins qu'il devait faire, poursuivit Grant. Son fils est tout de même mort de cette maladie. N'aurait-il pas dû être plus généreux? Il a les moyens. Ce qu'il a donné, c'est comme si vous ou moi, on se fendait royalement de cinq dollars.
Cette conversation devenait franchement déplaisante.
-
Qui êtes-vous? s'inquiéta Kerri.
-
Quelqu'un qui s'intéresse à beaucoup de choses. Je trouve que vous avez la mémoire bien courte. A votre place, je serais moins magnanime. Vous avez tout de même dû exercer un chantage envers Nathan King pour qu'il consente à s'exécuter. N'oubliez pas.
Il y eut un déclic dans la mémoire de Kerri et elle fit un bond en arrière.
-
Le journaliste, c'est vous! s'exclama-t-elle.
-
En personne.
Un sentiment d'extrême lassitude mêlé de colère submergea Kerri.
-
Je n'ai plus rien à vous dire, déclara-t-elle.
-
En ce cas, c'est moi qui vais parler. Ça ne vous étonne pas que sa propre sœur le haïsse? Nathan n'est pas bon, mademoiselle Sullivan. C'est un salaud qui se sert des gens et, en ce moment, il se sert de vous.
-
Alors, tous les deux, vous avez au moins cela en commun, rétorqua-t-elle avec amertume, partagée entre le désir de fuir et l'envie de rester dans la loge.
-
C'est possible. Mais moi, je ne fais que mon travail. Tandis que lui, il profite de votre peine.
Elle se détourna pour partir, mais Grant la saisit par le bras.
-
Est-ce que vous couchez avec lui? Est-ce que ça faisait partie du contrat? Vous vous prostituez pour votre fils, n'est-ce pas? Jusqu'où êtes-vous prête à aller pour trouver un traitement? Si je vous disais que je sais où en trouver un, vous coucheriez avec moi ?
Que faire? Lui mettre son poing dans la figure... ou bien lui jeter le contenu de son verre au visage à la figure? Heureusement, Tim s'interposa.
Il lui tordit le bras dans le dos et le fit pivoter sur lui- même.
-
Il est grand temps de quitter les lieux, lui conseilla-t-il posément.
-
Du calme, protesta Grant. Ça serait dommage de vous retrouver avec un procès sur le dos.
Ignorant la menace, Tim poussa l'homme vers la porte.
De son côté, Kerri s'était plongée dans la contemplation duterrain. Mais, les yeux dans le vague, elle ne distinguait rien de l'agitation qui y régnait.
-
Je suis désolée pour ce qui vient de se passer, dit Nathan qui venait d'entrer. J'oublie toujours que pour les gens d'ici Grant Pryor est un journaliste reconnu. Il n'avait rien à faire ici. Comment allez-vous ?
Avant de répondre, elle posa son verre. Elle tremblait trop pour ne pas en renverser le contenu.
-
Je vais m'en remettre, assura-t-elle.
-
Que vous a-t-il dit?
-
Rien qui mérite qu'on s'en émeuve. C'est seulement que je ne m'attendais pas à une telle agression. En tout cas, il veut votre peau.
-
Je sais. Voulez-vous manger quelque chose? Nous pourrions peut-être aller faire un tour, le temps de reprendre vos esprits.
Elle secoua la tête. Elle se disait que Grant n'était qu'un opportuniste. Un fouille-merde. Mais s'il y avait du vrai dans les horreurs qu'il débitait?
-
Pourquoi n'avez-vous rien fait? demanda-t-elle à Nathan. Il y a tant de gens qui ont perdu des enfants dans des circonstances tragiques et qui en ont profité après coup pour changer le monde. Il n'y a qu'à voir toutes ces associations de mères contre les chauffards en état d'ivresse, et autres ligues contre les injustices envers les enfants. Les exemples ne manquent pas. Mais vous, vous n'avez rien fait. Si vous aviez voulu, la maladie de Gilliar serait vaincue maintenant.
-
Ce n'est pas si simple.
-
C'est exactement ce que j'ai dit à Grant. Mais pourquoi n'est-ce pas si simple? Vous n'avez même pas essayé. J'ai dû user d'un stratagème pour que vous apportiez votre aide. Finalement, je crois bien que vous le pensiez vraiment ce que vous m'avez dit la première fois que nous nous sommes rencontrés au restaurant. Votre enfant était mort, alors pour- quoi auriez-vous dû vous soucier du mien? Il était de votre responsabilité d'apporter votre aide.
-
Pourquoi? demanda-t-il avec amertume. Pourquoi aiderais-je les autres?
-— Vous demandez pourquoi? Eh bien, parce que c'est un devoir. Il faut savoir regarder autour de soi. Penser aux autres.
-
Et si je m'en fichais des autres?
-
De tout le monde? demanda-t-elle.
En réalité, ce qu'elle voulait dire c'était : « de moi aussi? »
Mais Nathan n'eut pas le loisir de répondre à son inquiétude. Un cri perçant retentit derrière elle. Cody gisait à terre, au beau milieu de la loge. Une jambe bizarrement repliée sous lui, la bouche grimaçant de douleur.
Après la mort de Daniel, Nathan s'était juré de ne jamais remettre les pieds dans un hôpital. Et c'était pourtant la seconde fois en moins de quinze jours qu'il en avait franchi le seuil.
Cody, accompagné de sa mère, avait été emmené en ambulance et Nathan s'était joint à eux. Du service de pédiatrie, on l'avait dirigé vers la radiologie pour confirmer ce qui ne faisait aucun doute.
-
Je déteste cela, marmonna Kerri tandis qu'elle arpentait la salle d'attente.
Le médecin lui avait demandé d'attendre ici pendant qu'on ferait les examens, et son fils n'avait pas protesté, prétendant haut et fort qu'il allait bien.
Maintenant, Kerri croisait ses mains avec une telle énergie que Nathan redouta qu'elle ne se brise un os, elle aussi.
-
Je suis désolé, dit-il.
Que dire d'autre? Il se sentait tellement inutile et si peu à sa place.
-
Désolé pourquoi ? lui demanda-t-elle brusquement. Parce qu'il s'est cassé une jambe? Parce qu'il est encore en vie?
Ignorant son agressivité, il répondit seulement :
-
Je suis désolé que, tous les deux, vous deviez vivre cela.
-
Mon fils ne va pas mourir, affirma-t-elle, les yeux étincelant de fureur. Que ce soit bien clair. Je ne perdrai pas confiance en lui.
Ces derniers mots claquèrent comme un coup de feu. C'était le coup de grâce pour Nathan. Il tourna les talons et s'en alla, certain de ne pas gagner sur ce terrain.
Avait-il perdu confiance en Daniel? Il s'était toujours demandé s'il avait bien fait. Avait-il baissé les bras trop facilement? Avait-il poussé son enfant à mourir pour s'épargner à lui-même un supplément de souffrance ?
Nathan longea le couloir et s'effondra sur le premier banc rencontré. Le présent et le passé se mêlaient dans son esprit et il se revoyait dans un autre hôpital au chevet d'un autre garçon sur son lit de douleur. Il se souvint avec quelle force Daniel s'était agrippé à sa main et comment le petit l'avait supplié de ne pas l'abandonner.
-
Je ne veux pas être tout seul, avait-il dit.
Alors il était resté, parce que Paige en était incapable et parce qu'il n'y avait personne d'autre que lui. Et pendant ces derniers jours, il avait appris à connaître le garçon et à regretter ce qu'il ne connaîtrait jamais.
C'était ça le pire, se dit-il. Ne faire connaissance qu'une fois le fils sur son lit de mort, alors qu'il restait si peu de temps et que c'était trop tard.
Soudain, un rire cristallin le ramena sur terre. Il leva les yeux et aperçut une jolie petite fille qui déambulait le long du couloir en poussant devant elle la potence à laquelle était accrochée sa perfusion. Elle serrait contre son cœur un ours en peluche presque aussi grand qu'elle. Sur une de ses joues, scintillait une étoile de fée et sa tête était recouverte d'un foulard rose vif.
-
Salut ! dit-elle à son adresse.
Son sourire était resplendissant. Elle irradiait de bonheur, comme si elle n'avait rien su de la maladie qui ravageait son corps. Un cancer, sans doute.
-
Je vous présente Fred, dit-elle en montrant son ours. Je l'ai eu pour mon anniversaire. J'ai sept ans.
-
Fred est un bien bel ours. Et comme il est grand!
-
Je sais. Mais je serai plus grande que lui, affirma-t-elle d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
Devant une telle confiance en soi, Nathan eut le cœur serré. En aurait-elle le temps ?
La petite lui fit un salut de la main et poursuivit son chemin. Nathan la suivit des yeux et se dit que Kerri avait raison. Il aurait dû faire autrement après la mort de Daniel. Il aurait dû profiter de la mort de son fils pour créer quelque chose de positif, au lieu de se complaire dans le chagrin et de mener cette vie dénuée de sens.
Il sortit et composa un numéro sur téléphone portable. Une minute plus tard, il avait le Dr Wallace au bout du fil.
-
Avez-vous besoin d'autre chose ? lui demanda-t-il. Plus d'argent? Du matériel?
-
Monsieur King, vous avez déjà été plus que généreux.
-
Ce n'est pas ce que je veux entendre. Est-ce suffisant?
Wallace toussota pour s'éclaircir la voix avant de reprendrela parole.
-
Eh bien, une rallonge de cinq cent mille dollars serait bienvenue. Nous pourrions embaucher un autre chercheur et acquérir...
-
Vous l'avez, l'interrompit Nathan. Le virement sera fait dans la journée. Voyez-vous autre chose?
-
Pas pour l'instant, répondit Wallace qui avait l'air abasourdi.
-
S'il vous vient une idée, faites-le-moi savoir. Vous avez le numéro de ma ligne directe, n'est-ce pas?
-
Oui. Ah, je vous remercie. Cela va nous changer la vie.
-
Surtout, si vous voyez autre chose, dites-le-moi.
-
Vous pouvez compter sur moi.
Nathan raccrocha.
C'était bien peu de chose — autant dire que ce n'était rien pour lui. Mais c'était tout ce qu'il avait à offrir — de l'argent. Et alors ? Qu'est-ce que ça prouvait ?
Il retourna à l'intérieur et vit Kerri en train de discuter avec le médecin.
-
La fracture est franche, expliquait-il. Cody a glissé et l'os s'est brisé. Cela devrait guérir. L'os sera plus fragile, évidemment. Mademoiselle Sullivan, il faut vous attendre à ce que ce genre d'accident se reproduise. La maladie de Gilliar progresse lentement.
Le médecin n'était pas bien grand, mais à côté de lui, Kerri semblait encore plus petite. On aurait dit qu'elle rapetissait, comme si elle ne pouvait plus supporter le fardeau des nouvelles concernant l'état de santé de Cody.
Nathan s'avança vers elle et l'entoura de son bras. Il voulut l'emmener avec lui, mais elle résista.
-
Il n'est pas nécessaire de réduire la fracture, continua le médecin. Nous allons poser un plâtre et il pourra repartir. Vous le ferez suivre par votre médecin traitant.
Kerri acquiesça d'un signe de tête.
Une fois que le médecin fut sorti, elle étouffa un sanglot.
-
Ça va aller. Laissez-moi souffler une minute, assura- t-elle, luttant contre les larmes qui emplissaient ses yeux. La maladie progresse. Elle progresse et je ne peux pas l'arrêter. Son état va empirer. Je ferais n'importe quoi pour chasser le mal. Je voudrais être malade à sa place, mais je ne peux pas. Je ne peux rien faire.
Ses larmes coulaient à flots. Nathan l'attira contre lui et la serra très fort dans ses bras pour mieux partager sa douleur.
Les pleurs se transformèrent en sanglots. Elle tremblait de tout son corps, la tête enfouie dans la chemise de Nathan.
-
Je ne peux pas, gémit-elle. Je ne suis pas assez forte. J'ai trop mal. Je n'y arrive pas.
-
Bien sûr que si, vous y arrivez très bien.
-
Je fais semblant, c'est tout.
-
Et qu'est-ce que ça peut faire, du moment que vous êtes la seule à savoir que vous faites semblant ?
-
Je ne suis pas la seule. Vous aussi, vous le savez.
-
Je ne le dirai à personne.
Les yeux rouges et le visage bouffi, elle le regarda avec incrédulité.
-
Pourquoi êtes-vous si gentil avec moi?
-
Moi?
-
Vous avez l'air de compatir.
-
Pas du tout pour la raison que vous croyez.
Elle était belle et il voulait en profiter. Mais voilà ! Kerri avait de la ressource. Ce n'était qu'un moment de faiblesse et bientôt elle lui tiendrait de nouveau tête, à lui et au monde entier.
-
Il est mourant. Je le sais, affirma-t-elle en ravalant ses larmes.
Ces mots atteignirent Nathan de plein fouet et il voulut protester.
-
Kerri...
-
Moi aussi, je me meurs de le voir et de penser à ce qui va suivre, dit-elle.
Puis elle montra la paume de ses mains d'un geste qui traduisait son impuissance.
-
Je ne peux rien faire. Vous imaginez combien je me sens inutile ? Combien cette situation est ridicule et stupide ? Je suis sa mère. Il est une part de moi, de mon sang, de mes os et je ne peux pas le soulager.
-
Je sais.
De ses deux poings serrés, elle tambourina sur la poitrine de Nathan et le supplia :
-
Guérissez-le, bon sang! Guérissez-le, tout de suite! Donnez-moi la force.
Elle le frappait à coups redoublés et il la laissa faire, se contentant de la rattraper lorsqu'il la sentit glisser à ses pieds.
-
Je ne peux pas, murmura-t-elle entre deux sanglots. Je n'y arrive pas.
Il la prit contre lui et la berça dans ses bras, reconnaissant chez elle sa propre souffrance et sachant l'inutilité de la colère.
Il la serrait contre lui, dans le vain espoir de lui transmettre des forces. Car c'était en elle qu'elle trouverait ce dont elle avait besoin pour résister.
Ses larmes cessèrent enfin de couler. Elle prit une grande inspiration et se détacha de Nathan.
-
Je vous ai dit des choses épouvantables, chuchota- t-elle.
-
Il n'était peut-être pas plus mal que je les entende.
-
Vous m'embarrassez, dit-elle en reniflant. Je dois avoir l'air affreuse, ajouta-t-elle en essuyant ses joues avec sa manche.
-
En effet, vous avez le visage un peu bouffi.
-
Il faut que j'aille me rafraîchir pour avoir meilleure mine. Je ne veux pas que Cody voie mon inquiétude.
-
Une Wonder Mom ne pleure pas, c'est ça ?
Elle accusa le coup.
-
En quelque sorte, rétorqua-t-elle. J'en ai pour deux minutes. Voulez-vous aller vous asseoir près de lui?
-
Bien sûr.
Elle renifla encore un coup.
-
Merci de ne pas avoir mal pris les choses. Ce n'était pas mon but.
Il voulait lui dire qu'elle ne pouvait pas être forte tout le temps -— personne ne le pouvait. Et qu'elle mourrait, elle aussi, seulement ça se passerait autrement. Mais à quoi bon ? Elle savait tout cela. Alors il se contenta de dire :
-
J'ai vu pire.
Ce qui la fit rire et répliquer :
-
Ne me provoquez pas. Je ne vous crois pas.
Et, se dressant sur la pointe des pieds, elle pressa sa bouche sur la sienne en disant :
-
Merci.
Il la regarda s'éloigner, et se dirigea ensuite vers la salle des urgences, où il retrouva Cody, allongé sur un lit, occupé à zapper les chaînes de télé.
-
Tu attends toujours ton plâtre ?
Cody fit signe que oui.
-
La fracture est nette et ça ne fait pas beaucoup mal. Et ma maman, est-ce qu'elle va bien? demanda-t-il d'une voix inquiète.
-
Elle va très bien, lui répondit Nathan. Quand on est une Wonder Mom comme elle, on a des superpouvoirs.
Cody protesta avec véhémence.
-
Elle n'est pas une Wonder Mom pour de bon. Elle a un costume et parfois elle le met. Mais ça ne veut rien dire.
-
Je n'en suis pas si sûr que cela. Elle y croit et la foi, c'est un drôle de truc. Il peut arriver que ça change le monde.
-
Vraiment?
-
Eh oui ! Tu ne devrais pas en sous-estimer le pouvoir. Ta maman croit en toi.
-
Elle me dit tout le temps que je vais aller mieux. Quelquefois, je la crois.
-
Moi, je la crois.
-
Pour de bon? demanda Cody sans le quitter des yeux.
-
Ta mère ferait tout pour toi. Tu es la personne qui compte le plus pour elle. Et tu es protégé par une espèce d'aura mystérieuse qui t'entoure.
-
C'est quoi une aura ? s'esclaffa Cody.
-
Quelque chose de magique. En plus fort. Un mélange de force et de volonté empreint de magie.
-
Dans un des livres d’Harry Potter, Harry découvre que s'il vit, c'est parce que sa mère l'aimait tant qu'aucun mauvais sortilège ne pouvait l'atteindre. C'est comme ça pour moi?
-
Oui. C'est ça, en plus fort.
-
Super, s'exclama Cody qui entreprit de changer de position dans son lit. Le match n'est pas fini. Vous voulez regarder? demanda-t-il en grimaçant de douleur lorsqu'il déplaça sa jambe.
En une seconde, Nathan comprit que le petit lui avait fait de la place à côté de lui.
Alors, tout doucement, prenant bien soin de ne bouger ni le matelas ni l'enfant, il s'installa auprès de Cody. Et le gosse s'appuya sur lui.
Un tout petit sans défense, songea Nathan surpris de sentir sa gorge se nouer. Un tout petit qui affrontait la douleur, menant une longue et difficile bataille avec courage et élégance. Le pronostic n'était pas en sa faveur, mais il avait sa mère à ses côtés. Alors, qui sait? Peut-être que... peut-être que tout s'arrangerait.
Nathan passa son bras autour de Cody.
-
Regardons le match. Ça va être super.
Chapitre 14
-
J'ai l'impression qu'on me prend pour un idiot, gronda Nathan. Je n'ai vraiment pas de temps à perdre à ça.
-
Je trouve qu'on devrait tous prendre un petit moment de la journée pour se faire aduler, déclara Kerri en s'efforçant de ne pas rire de l'embarras de Nathan. Moi qui aurais cru que, plus que tout autre, vous auriez apprécié le frisson de plaisir qu'on éprouve à se faire encenser.
-
Je n'ai jamais demandé une parade.
-
Tout le monde chante les louanges de Nathan King, le taquina-t-elle. Je me demande si la foule ne va pas lancer des fleurs sur votre passage. On va peut-être même vous offrir des jeunes vierges. Qui sait jusqu'à quelles extrémités une foule en délire peut aller?
-
Que ce soit bien entendu entre nous : les jeunes vierges nem'intéressent pas, affirma-t-il, les yeux étincelant de fureur.
-
Et les vieilles?
-
Cessez de vous moquer de moi.
-
Mais je ne me moque pas, répliqua-t-elle en souriant. Ce n'est qu'une parade de petite ville organisée en votre honneur. Qu'est-ce qu'il y a d'épouvantable à cela?
-
Je verrais peut-être les choses plus sereinement, si vous ne preniez pas aussi ostensiblement plaisir à me tourner en dérision.
-
Il n'y a pourtant rien de drôle dans tout cela, rétorqua-t-elle en lissant de la main le revers de son costume bien coupé. Pour votre gouverne personnelle, sachez que vous êtes digne de louanges.
-
Vous vous moquez encore de moi.
Elle n'avait pas le choix. Le taquiner était pour elle le moyen de maintenir entre eux une certaine distance émotionnelle qui la rassurait. Ils avaient vécu trop de choses, en trop peu de temps. Et tous ces hauts et bas de son humeur ne faisaient que la rendre plus fragile et vulnérable. Avait-elle envie de se jeter dans ses bras et de le supplier de la protéger? Ou d'arracher ses vêtements et de disposer de lui comme elle l'entendait? A vrai dire, elle n'en savait rien. Mais ni l'une ni l'autre de ces options ne lui semblait correcte.
-
Je n'ai pas le choix, assura-t-elle à Nathan.
Ce fut alors que Cody fit irruption dans la pièce en fauteuil roulant.
-
Salut, Nathan. Prêt pour la parade? s'écria l'enfant, le visage rayonnant. Tout le monde va applaudir. Ça va être super.
-
Eh bien, tu vas y aller sans moi, rétorqua Nathan.
-
Maman ne me laissera jamais y aller seul, répliqua Cody sans perdre son sourire.
-
En effet. Je te trouve déjà bien assez imbu de ta personne, fit remarquer Kerri. Il n'est pas nécessaire de te mettre encore plus en avant, ajouta-t-elle en lui caressant les cheveux. Es-tu prêt?
-
Ah, les femmes ! soupira le gamin en regardant Nathan.
-
Ne m'en parle pas ! enchérit ce dernier.
Kerri les toisa l'un après l'autre et déclara fermement :
-
Les femmes ? Je vaux beaucoup plus que ce générique méprisant.
En même temps, une question lui effleura l'esprit : depuis quand ces deux-là s'entendaient-ils comme larrons en foire ?
Et Cody de soupirer :
-
Il faut bien s'y faire, n'est-ce pas ?
Furieuse, Kerri le fusilla du regard.
-
Ecoute-moi bien. Je me fiche que tu sois devenu grand, c'est toujours moi la plus forte, affirma-t-elle.
-
Pas avec ça, fanfaronna l'enfant en agitant sa jambe plâtrée.
-
On parie?
-
Oh, maman! protesta Cody. Tu sais que je t'aime.
-
J'entends la foule. Nous ferions mieux d'y aller, fit remarquer Kerri en se tournant vers Nathan. Nous ne devons pas être en retard.
Si seulement il avait pu s'épargner tout cela, à lui et aussi à Kerri et à son fils, songea Nathan qui était d'humeur fort maussade.
Cody arriva le premier devant la limousine stationnée devant la maison.
-
Maman, est-ce que papa a participé à des parades ? Tu sais, par exemple au défilé des anciens combattants?
-
Une fois, je crois, répondit Kerri. Mais il n'aimait pas beaucoup cela. L'uniforme était lourd et inconfortable et il n'aimait pas se montrer.
-
Parce qu'il était un vrai soldat? C'est ça?
-
Oui, répondit-elle en souriant. Servir son pays, c'était cela qui comptait pour lui. Il voulait assurer notre sécurité à tous.
Nathan ne s'était jamais vraiment intéressé à l'homme qui avait été l'époux de Kerri et le père de Cody. Cet homme qui mourut trop jeune, ignorant qu'il allait avoir un fils.
Qu'est-ce que ç'aurait changé, si Brian Sullivan n'était pas mort? Kerri n'aurait pas eu à gérer la maladie de Cody toute seule. Et Nathan était certain que Kerri l'aurait grandement apprécié. Elle ne l'aurait pas découvert et ne serait pas venue quémander son aide. Ou bien ? Aurait-elle exercé ce chantage et se serait-il laissé faire ?
Il n'en savait rien et se dit que cela n'avait aucune importance. Il n'avait aucune envie d'entrer en compétition avec un mort et, de toute façon, même Brian vivant, c'était lui, Nathan, le plus fort. Il aurait gagné. Ne gagnait-il pas toujours?
La parade devait avoir lieu dans un petit espace vert aux confins de la ville. Il y avait une petite dizaine de chars, tous plus moches les uns que les autres. Visiblement, on les avait extirpés en toute hâte des remises où ils sommeillaient pour les décorer vite fait, bien fait, de fleurs fraîches et de draperies synthétiques qui masquaient à grand-peine les décorations de la Saint-Patrick. Il y avait aussi trois voitures décapotables et la fanfare du lycée que précédaient la garde d'honneur et un groupe de pom-pom girls armées de leurs bâtons.
-
Juste ciel ! laissa échapper Nathan entre les dents.
-
Je veux bien admettre que ce n'est pas à la hauteur d'un corso fleuri, mais on va quand même bien s'amuser, dit Kerri.
-
C'est une véritable humiliation, grommela Nathan.
-
Regardez! Sur les bannières, ils ont écrit votre nom sans faire de fautes. C'est déjà ça, estima Kerri.
-
Vous feriez bien de vous choisir des critères de sélection plus exigeants.
-
Vous feriez bien de vous détendre et de vous amuser. Est-ce que vous vous souvenez à quand remonte la dernière fois où quelqu'un a organisé une fête en votre honneur?
-
Je peux parfaitement m'en passer de toute ma vie. Cela ne me dérange pas du tout.
-
Mais si on vous en offre une, vous n'avez aucune raison de refuser.
Et sur ces mots, elle se dirigea vers les voitures décapotables. Sur chacune d'elles, il y avait une banderole proclamant la reconnaissance de la ville envers Nathan King. Le texte étaitun peu disproportionné par rapport à l'espace disponible. Si bien qu'il était illisible, à moins d'avoir le nez dessus.
Un garçon, caméra au poing, vint prendre une photo.
-
C'est pour le journal local, dit Kerri. Il faut immortaliser l'événement.
-
Permettez-moi d'émettre quelques réserves à ce sujet. Ces derniers temps, la presse ne m'était guère favorable.
-
Eh bien, ça va changer. Vous êtes la vedette du jour. Songwood veut vous encenser pour vous dire sa gratitude.
-
Assez! Epargnez-moi cela, dit-il en ouvrant le hayon du coffre.
Il laissa Cody installer son fauteuil, puis il se pencha sur l'enfant qui se tenait debout sur ses petites jambes et, le prenant dans ses bras, il l'installa avec mille précautions sur le siège arrière de la voiture.
-
Comment va la jambe ? s'enquit-il en posant la main sur le plâtre.
-
Je n'ai pas mal, lui répondit Cody.
Le gamin disait-il la vérité ou faisait-il semblant de ne pas souffrir? Nathan n'arrivait pas à savoir.
Et il s'inquiétait pour lui. Kerri avait raison — il avait fait tout son possible pour ignorer l'enfant, mais ça n'avait pas été suffisant. Il devait donc s'attendre à revivre la mort de Daniel lorsque Cody mourrait. Lui qui aurait fait n'importe quoi pour éviter cela.
Quand le petit fut installé, Nathan offrit la main à Kerri pour l'aider à monter dans la voiture. Au contact de la chaleur de sa peau, il fut submergé par un désir de posséder son corps auquel il n'avait pas envie d'opposer la moindre résistance.
Il savait pourtant que ce serait trop de complications à laclé. N'empêche que, si elle s'offrait à lui, il ne dirait pas non.
-
Allez, venez! dit Linda en tirant Abram par la main pour le faire sortir de son laboratoire. La parade sera là d'une minute à l'autre.
-
Je n'ai pas de temps à perdre pour les parades, grommela- t-il en se laissant entraîner. J'ai un travail important à faire.
-
Je sais, répliqua-t-elle. Mais c'est aussi important que vous alliez voir le monde que vous contribuez à sauver. Et ça ne prendra que dix petites minutes, autant dire rien.
Ils sortirent à la lumière d'une chaude journée ensoleillée. L'équipe pratiquement au complet était alignée le long du trottoir devant le labo. La fanfare s'époumonait et une bande d'ados agitait une grande bannière à la gloire de Nathan King.
-
Il m'a téléphoné il y a quelques jours, annonça Abram d'un ton absent. Pour m'offrir une rallonge.
-
Vous avez accepté, j'espère.
-
Oui.
-
Un supplément de matériel, ça ne fera pas de mal. Et quelques chercheurs en plus, non plus.
Si seulement ce n'était qu'une affaire d'argent, se dit Abram. Le problème serait déjà résolu. Ils auraient...
Alors qu'il baissait la tête, il s'aperçut que Linda, perdue dans la contemplation de la parade qui approchait, n'avait pas lâché sa main. Il se demanda si elle s'en était rendu compte.
Mais cela ne voulait rien dire, n'est-ce pas? Même s'il appréciait fort le contact de sa peau contre la sienne.
-
Merci d'avoir bien voulu revenir, lui déclara-t-il soudain.
Elle tourna vers lui un regard amusé et attentionné où il lut qu'elle était plus que sa secrétaire.
-
C'est ici que j'ai toujours voulu être, répliqua-t-elle. Je croyais que vous le saviez.
Non, il ne le savait pas. Mais maintenant, si.
-
C'est ridicule ! marmonna Kerri en ajustant lemicro-cravate à son col. En ai-je vraiment besoin? Ça m'intimide.
Tina, une jolie rousse en tailleur couture, sourit à Kerri du haut de ses talons de femme fatale.
-
Nous voulons nous rapprocher le plus possible de la réalité. C'est le principe des stages d'entraînement aux techniques de communication. Vous devez être capable de gérer au mieux votre stress, les lumières, la caméra et les questions inattendues. Pensez à vous détendre. Vous connaissez le sujet. Vous pouvez ne pas répondre à une question, si vous voulez. Il n'y a pas de règle préétablie. Vous avez un message à délivrer — c'est ça le plus important à garder à l'esprit.
Au fait, c'était quoi ce message? Aider? Guérir? Sans l'aide de fiches, jamais elle ne s'en souviendrait. Kerri sentit les paumes de ses mains devenir moites.
-
Allons, je ne vais pas commencer à paniquer, se murmura-t-elle tout bas. C'est moi —je ne m'affole pas. Je suis calme, je suis zen.
Tina la regarda d'un air désapprobateur.
-
Et vous êtes en ligne car le micro est branché. Il vaut mieux éviter ce genre d'aparté. A moins que vous ne vouliez en faire profiter tout le pays.
— D'accord, acquiesça-t-elle.
Elle le savait. Evidemment. Mais elle s'inquiéta tout de même :
-
C'est bien une interview pour les médias locaux, n'est-ce pas ? Ce n'est pas pour la presse nationale.
-
Certes. Mais il est toujours possible que le sujet soit repris par les chaines nationales.
Kerri sentit son cœur se serrer. Sa gorge se noua et elle sentit monter la nausée jusqu'à en avoir des haut-le-cœur.
-
J'ai peur de m'évanouir, dit-elle.
A moins qu'elle ne vomisse. Et là, il n'y avait plus qu'à espérer que ce ne soient pas les deux en même temps, car elle avait vu dans les séries médicales à la télé que cela pouvait être dangereux. Sans compter que c'était franchement dégoûtant.
Mais Tina coupa court à ses tergiversations.
-
Allez, on commence. Souvenez-vous que l'intervieweur n'est pas votre ami. En revanche, son job, c'est de vous le faire croire pour vous amener à dire des choses que vous n'aviez pas l'intention de dire. Vous, c'est votre message que vous voulez délivrer, alors que lui, c'est une superhistoire qu'il recherche. Vous êtes prête ?
Elle fit un signe de tête pour dire que oui. Et elle se concentra pour faire abstraction de la caméra, de son estomac qui se révulsait, des lumières qui l'aveuglaient et de l'asphyxie qui la menaçait.
-
Je vous remercie beaucoup d'avoir accepté cette interview, dit Tina en la gratifiant d'un sourire. Je sais combien ce doit être gênant pour vous.
Kerri ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Ne pas répondre à une question avant qu'elle ne soit posée. Elle s'en était souvenue à temps et cela la fit sourire.
Quant à Tina, elle leva les sourcils et hocha la tête avant de poursuivre.
-
Ainsi, vous avez fait chanter Nathan King pour lui extorquer quinze millions de dollars au profit de votre fils mourant. Expliquez-nous comment cela s'est passé.
-
Nathan a fait une donation en faveur d'un laboratoire spécialisé dans la recherche d'une thérapie et de la prévention du syndrome de Gilliar, se lança Kerri après avoir pris une profonde inspiration. C'est une épouvantable maladie, extrêmement douloureuse qui affecte les enfants autant que les familles. Pour ce qui me concerne, en tant que parent, je ne peux rien faire pour arrêter la progression de la maladie de mon fils. Et ce sentiment d'impuissance est pire que tout. Si je le pouvais, je voudrais être malade à sa place. Je n'admets pas ce qui lui arrive, mais je ne peux pas l'empêcher.
Tina semblait subjuguée.
-
Formidable. Vous avez retourné la situation en votre faveur. La méchante journaliste et l'Amérique entière n'ont plus qu'une envie, c'est de vous couvrir de fleurs.
-
De l'argent serait plus utile pour qu'on trouve des remèdes à la maladie.
-
Bonne remarque. Bien, voyons maintenant une autre question. Nathan King semble vous utiliser, vous et votre fils, pour améliorer sa réputation quelque peu douteuse de façon à lui permettre de mener à bien la réalisation de cet ensemble immobilier de luxe hors de portée de l'Américain moyen. Ça ne vous ennuie pas de lui servir d'alibi pour qu'il se remplisse les poches et qu'il détruise l'environnement par là-dessus?
Kerri éclata de rire.
-
Qui parle de vol et de destruction de la nature ? Personne.
-
Mais si c'était le cas. Que répondriez-vous? insista Tina.
Elle n'en avait pas la moindre idée. En revanche, elle se souvint du message qu'elle devait faire passer.
-
Je ne suis pas au courant des affaires de M. King. Je ne suis qu'une mère célibataire qui gagne sa vie comme coiffeuse dans une petite ville de province. Tout ce que je veux, c'est être une bonne mère, élever mon fils correctement et faire en sorte qu'il ne meure pas. Et cela occupe suffisamment mon temps pour que je n'aie pas le loisir de songer à autre chose.
-
Couchez-vous avec Nathan King?
-
J'attends plus de tact dans vos questions.
Tina eut un moment d'hésitation avant de poursuivre.
-
D'accord. Ce n'est pas ce dont nous étions convenues, mais cette façon de réagir me plaît. N'hésitez pas à avoir l'air vraiment outragée. Cela donne plus de poids à votre réponse.
-
Mais je suis outragée. Cela ne regarde personne et ce n'est pas le sujet.
-
Cela intéresse les gens.
-
Ils en seront pour leurs frais.
-
Vous serez parfaite, assura Tina, un grand sourire aux lèvres.
-
J'espère.
Elle était redevable à Nathan et elle voulait payer sa dette envers lui. Seulement là où l'affaire se corsait, c'était qu'elle voulait aussi faire l'amour avec lui. Alors, dans ces conditions, il lui était difficile de jouer la femme outragée.
Frankie sirotait son lait en comptant dans sa tête. Un, deux, trois, quatre. L'énumération la calmait, comme toujours. Elle respirait lentement, régulièrement, et du coup, les battements de son cœur s'apaisaient.
Pour se sentir bien, elle avait besoin d'être en terrain connu et de se soumettre à des rituels.
Quand elle fut prête, elle jeta un coup d'œil sur sa montre. Elle savait bien que Grant n'était pas en retard, mais que c'était elle qui était en avance, comme d'habitude. Pour elle, c'était très important d'arriver avant l'heure, même si, dès lors, elle devait attendre.
Elle disposa les trois serviettes qu'elle avait prises et continua de siroter sa boisson. La colère rôdait aux confins de sa conscience, de même qu'un sentiment de terreur dont elle ne pouvait se débarrasser.
Son plan n'avait pas fonctionné. C'était à peine si Nathan s'était aperçu de toute l'histoire. Bien sûr, les gens avaient commencé à jaser sur ce sale type richissime et à dire qu'il faudrait contrer ses projets. Mais personne n'avait rien fait. Personne n'avait levé le petit doigt. Pire encore, la presse s'était remise à parler de lui, mais en bien cette fois. Justement ce matin, il y avait des photos de lui participant à une parade débile à Songwood. Tout sourires. Rayonnant de bonheur. C'était trop injuste!
Elle se renfrogna en se remémorant l'article qui accompagnait les photos. On y décrivait Nathan comme un homme adorable, gêné par les honneurs qu'on lui rendait. Comme si toute cette effervescence autour de sa personne l'embarrassait. Comme s'il n'aimait pas être le centre du monde. Elle le haïssait. Oui, vraiment! Comme elle le haïssait!
Sa poitrine se serra et elle recommença à compter. Elle venait de finir la première série de nombres lorsque Grant franchit la porte du Starbucks et se dirigea aussitôt vers sa table.
-
Vous devriez prendre quelque chose avant de vous asseoir, lui fit-elle remarquer. C'est ce qui se fait, normalement.
-
Je n'aime pas leur café, déclara-t-il en s'installant devant elle. Je suis content de vous voir, Frankie, ajouta-t-il en souriant. Vous avez bonne mine.
Elle le dévisagea, interloquée. Qu'est-ce qu'il sous-entendait? Qu'est-ce qu'il voulait? Elle n'avait pas bonne mine — elle était comme d'habitude. Rien n'avait changé.
-
Ça ne marche pas, dit-elle. Les gens ne s'intéressent pas à Nathan. C'était une bonne histoire, mais tout le monde s'en fiche. Il faut qu'on arrive à les accrocher autrement. J'ai des informations sur le chenal, sur ce qui se trame là-bas. Des statistiques. Savez-vous combien d'espèces marines, animales et végétales, disparaissent chaque année? Les jours de l'huîtrier noir sont comptés. Il ne reste plus que quelques spécimens de papillons Island Marble. Et tout cela est bien préoccupant, conclut-elle.
Grant se cala sur son siège.
-
Je ne vous intéresse pas, n'est-ce pas ? demanda-t-il.
-
Pardon?
-
C'est juste votre frère qui vous intéresse.
-
Je n'ai que lui au monde.
-
Je pensais que je pourrais aussi compter un peu pour vous. Que je pourrais être votre ami.
-
Pourquoi?
Le sourire de Grant se teinta de tristesse.
-
Vous êtes belle, Frankie. Un peu bizarre, mais ce n'est pas pour me déplaire. Vous êtes passionnée, intelligente.
Se moquait-il d'elle? Frankie sentit son visage s'enflammer.
-
Tout ce que je veux, c'est vous aider à piéger Nathan. Je vous dispense du reste, protesta-t-elle.
-
Mais si je vous dis cela, c'est uniquement parce que je le pense. Vous m'intéressez. Qu'en diriez-vous si je vous invitais à sortir avec moi? Pourquoi pas pour dîner? Ou pour déjeuner? Pour déjeuner, ce serait très convenable.
Avait-elle bien compris? Il lui proposait de sortir avec lui? Mais elle ne sortait jamais avec personne et il y avait belle lurette qu'un garçon lui avait fait ce genre de proposition. Une escapade amoureuse, ça alors !
Elle essaya de se concentrer sur ce concept et de rassembler les bribes de connaissances qu'elle pouvait avoir sur ce sujet. Mais elle avait beaucoup de mal. C'était comme si cette partie d'elle était morte. Elle se souvenait du lycée et d'avoir aimé les garçons et les sorties, mais cela n'avait pas duré. En tout cas, pas après ce qui était arrivé.
-
Je ne peux pas, murmura-t-elle. C'est trop dur.
-
Comme vous voulez. Je ne veux pas vous forcer.
Il avait dit cela du ton affectueux que l'on a pour s'adresser à quelqu'un que l'on aime bien. Depuis quand cela n'était-il pas arrivé à Frankie ? Franchement, elle ne savait le dire.
Et, pendant un court instant, ce fut comme un rayon de soleil dans un ciel gris. Une explosion de lumière et une sensation de chaleur et de bien-être. De nouveaux horizons s'ouvraient à elle. Normale. Elle pouvait être normale ! C'était possible. Seulement, c'était hors de sa portée. A moins d'accepter qu'on l'aide...
Non. Non. Il y avait mieux à faire. Se concentrer. Se concentrer sur Nathan. Sur ce qu'il était. Sur le mal qu'il lui avait fait. Sur ses mensonges. Sur son refus de revenir. Comment il l'avait laissée seule devant tout ce sang.
-
Le problème vient en partie de Kerri Sullivan, reprit Grant. C'est quelqu'un de nature. Elle a l'air honnête et avenante. C'est un mélange de qualités qui fait un tabac dans l'opinion publique. En plus, elle a cet enfant malade. Elle est la pauvre victime et c'est imparable.
-
Elle ment.
-
Je ne sais pas et, de toute façon, peu importe. A cela s'ajoute le fait que le gamin semble adorer votre frère. Et on dit que les chiens et les gosses ne se trompent jamais dans leurs amitiés. Ils ne s'attachent qu'aux gens bien.
Elle ne voulait pas penser au garçon. Il lui rappelait Daniel. Daniel qui lui manquait tant. Nathan l'avait adoré, ce petit.
-
La commission d'urbanisme va bientôt se réunir, fit-elle remarquer. Il faut qu'on trouve quelque chose avant.
Grant se pencha vers elle.
-
Frankie, je vous aime beaucoup. Je respecte votre indifférence à mon égard, aussi vais-je vous dire la vérité. Vous ne pourrez rien faire qui puisse atteindre Nathan. C'est trop tard. Quant à moi, qu'il obtienne ou pas les permis, je m'en désintéresse. J'ai passé trop d'années à m'acharner contre lui. Pour rien. Alors, maintenant je m'en vais.
-
Je ne comprends pas. Vous ne pouvez pas abandonner! s'exclama-t-elle.
Elle avait besoin de lui. Il détestait Nathan. Ils avaient cela en commun.
-
Je pars pour Los Angeles. Je suis fatigué de la pluie et des déceptions. Je préfère poursuivre les célébrités et prendre des photos plutôt que me heurter à un mur. Vous aussi, vous devriez laisser tomber. Vous êtes encore jeune. Vivez votre vie. Trouvez-vous quelqu'un. Soyez heureuse.
Sur ce, il se leva et dit encore :
— Bonne chance, Frankie.
Puis il partit.
Frankie, pétrifiée, garda longtemps les yeux fixés sur la sortie, incapable de réaliser qu'il avait abandonné la partie et qu'il s'en était allé. Comment pouvait-il? Elle enserra sa tasse de café à deux mains et se mit très vite à compter, répétant les nombres dans sa tête jusqu'à ce qu'elle retrouve une pensée claire.
Elle se dit alors qu'elle pourrait encore faire cela. Qu'elle n'avait pas besoin de Grant. Qu'elle continuerait à se battre... qu'elle détruirait son frère. Dût-elle en mourir. Oui. Car elle ne pouvait ignorer cette voix au fond d'elle qui lui soufflait que Nathan l'entraînerait dans sa propre chute.
-
Tu es une célébrité, dit Linda lorsqu'elle vit Kerri entrer dans son bureau.
-
N'exagérons pas.
-
J'ai vu ton interview. C'était super.
-
Je me suis entraînée avec un coach en communication. Les questions qu'elle me posait étaient bien plus dures que celles de l'animatrice du talk-show de cet après-midi. C'était très facile, assura-t-elle tandis que son amie Linda récupérait son sac pour aller déjeuner. N'empêche que je n'aimerais pas renouveler cette expérience. C'est une impression étrange de se retrouver dans un studio à répondre à des questions. Ce n'est pas mon truc.
-
Mais tu as été parfaite et tu étais bien jolie, ce qui est l'essentiel.
-
En effet, s'esclaffa Kerri. C'est bête, mais cela fait toujours plaisir à entendre.
-
Il faut que je passe déposer ça au labo, dit-elle en saisissant un dossier sur son bureau. J'en ai pour une seconde.
-
Pas de problème, répliqua Kerri en lui emboîtant le pas le long du couloir.
Elle n'était pas revenue dans cette partie du labo depuis le jour où, plusieurs semaines auparavant, elle s'était déchaînée contre le Dr Wallace. Dans son souvenir, les locaux étaient silencieux et faiblement éclairés. Et maintenant, c'était un lieu bourdonnant et brillant de mille feux. Des dizaines de personnes en blouse blanche allaient et venaient. Il régnait une atmosphère chaleureuse avec en plus quelque chose d'indéfinissable. Kerri se dit que c'était peut-être l'exaltation de la réussite proche. Mais ne prenait-elle pas ses désirs pour la réalité?
Elles s'arrêtèrent devant un grand laboratoire. A travers la vitre, Kerri put distinguer différents postes de travail avec leurs équipements sophistiqués et les gens qui portaient des masques et des lunettes de protection.
-
C'est un peu effrayant, dit-elle. Que font-ils?
-
Veux-tu les détails scientifiques ?
-
Je ne comprendrais pas.
-
Alors, disons simplement qu'ils travaillent sur une thérapie. Je leur donne ce dossier et ensuite on y va. Le restaurant chinois, ça te dit?
-
Bonne idée.
Linda disparut derrière une porte à côté du labo et Kerri se plongea dans la contemplation des chercheurs occupés à des tâches mystérieuses pour elle.
-
Madame Sullivan.
Se retournant à l'appel de son nom, Kerri aperçut le Dr Wallace qui s'avançait vers elle.
-
Bonjour, docteur. J'attends Linda qui est allée remettre un document. Nous avons prévu d'aller déjeuner ensemble.
-
Je vois. C'est très bien, répliqua-t-il.
Mais il ne semblait pas décidé à prendre congé. Au contraire, il la regardait avec l'air de quelqu'un qui veut parler.
Embarrassée, Kerri toussota et engagea la conversation.
-
Alors, vos travaux avancent-ils bien ?
-
Nous suivons plusieurs pistes. Ce groupe-là est en train d'expérimenter le processus d'interaction des enzymes avec le système immunitaire. Par mesure de prudence, nous travaillons aussi dans d'autres directions. Mais je tiens à garder cette petite équipe au travail sur cette idée. Je reste persuadé qu'il nous manque peu de choses pour aboutir. Je me trompe peut-être. En tout cas, avec la rallonge budgétaire que M. King nous a accordée, j'ai pu acquérir du matériel supplémentaire qui doit nous aider à trouver.
-
Nathan vous a encore donné de l'argent? s'étonna Kerri en croisant les bras sur sa poitrine.
-
Cinq cent mille dollars. Je pensais que vous étiez au courant.
-
Il ne m'en a rien dit.
-
Il m'a téléphoné il y a deux semaines. Il m'a dit que je pouvais avoir tout ce dont j'avais besoin. Evidemment, ce dont nous avons le plus besoin, c'est de temps et concentration. Et le temps, c'est le plus important. Or nous en manquons.
Il se tut et sembla soudain gêné. Comme s'il venait de réaliser que le temps était aussi son ennemi à elle.
Kerri prit une profonde inspiration avant de se lancer.
-
Il faut que je vous pose une question qui me tarabuste. Je me demande si...
Voulait-elle vraiment savoir? Oui. Elle voulait entendre la vérité, même si elle n'était pas belle à entendre.
-
Est-ce ma faute si Cody est malade? Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal pendant ma grossesse? Est-ce que c'est génétique ?
-
Non, répliqua Dr Wallace sans aucune hésitation. Vous n'avez rien fait de mal. La maladie n'a pas d'origine chimique ni alimentaire. C'est un gène qui déraille. On ne sait pas pourquoi. Est-ce dû aux hasards de la statistique ? A la malchance ? On n'en sait rien. Je ne sais pas non plus dire si c'est génétique. Rien n'indique qu'il puisse y avoir transmission de parents à enfant. Il n'y a pas plus de risques dans la même fratrie que dans le reste de la population. Nous savons que la maladie frappe les enfants, principalement les garçons. Les hormones sont une piste. Les hormones et les enzymes. Je sais que nous devons diriger nos recherches de ce côté.
Il parlait, parlait, mais elle ne l'écoutait plus. Ce qu'elle cherchait maintenant, c'était l'assurance que ce n'était pas sa faute, si son fils était malade.
-
Donc il n'est pas exclu que ce soit ma faute, conclut-elle.
-
Pourquoi voulez-vous qu'il en soit ainsi? Vous faut-il absolument faire porter la responsabilité de la maladie de votre fils à quelqu'un? Pourquoi pas au destin? Ou à Dieu? Ou aux circonstances?
-
Je ne sais pas.
-
Faites-m ‘en porter la responsabilité. Ne suis-je pas coupable d'avoir arrêté de chercher, de n'avoir pas avancé, de n'avoir pas eu suffisamment confiance en moi ?
-
Je ne peux pas.
-
Dans ce cas, pourquoi seriez-vous responsable, vous?
Le coup était imparable.
-
Je ne suis pas certaine que ce soit le bon moment pour argumenter, se défendit-elle.
Le Dr Wallace eut une ébauche de sourire.
-
Mon petit, la vie est assez dure comme cela. Ne la voyez pas plus difficile qu'elle n'est.
-
Merci.
-
De quoi ? Je n'ai rien fait.
-
Mais vous allez faire de grandes choses. J'ai la foi.
-
Mettre tous ses espoirs dans la survenue de miracles est un fardeau bien lourd à porter.
-
Je sais, répliqua Kerri. Je suis désolée de vous en charger.
-
Mais c'est un poids moins lourd que celui de la responsabilité, ajouta-t-il en lui adressant un signe de tête avant d'entrer dans son labo.
Quelques secondes plus tard, Linda en sortit à son tour.
-
Prête? demanda-1-elle à son amie qui opina du chef en guise de réponse.
En partant, Kerri eut un dernier regard vers le labo. Le miracle surviendrait-il à temps? Elle n'en savait rien et, finalement, c'était mieux comme cela. Elle se dit que, ne connaissant pas l'avenir, il lui était beaucoup plus facile d'espérer.
Chapitre 15
Sans aucun doute, Rex était l'homme le plus outrageusement viril qu'il ait été donné à Kerri d'approcher — grand, blond, avec une musculature impressionnante. Tout en lui, aussi bien les pieds que les mains, faisait penser à l'acteur de films porno qu'il était. Si bien qu'il n'avait qu'à poser ses mains sur la taille ou sur les cuisses de Kerri pour qu'elle ait un mal fou à s'empêcher de pouffer de rire sottement.
-
Vous serez sanglée ici et encore ici, dit-il d'une voix teintée du léger accent germanique qui lui venait de son Allemagne natale. Ce n'est pas très confortable, mais c'est sûr. Vous n'êtes pas une professionnelle. Alors, priorité à la sécurité, n'est-ce pas?
-
Oh, oui! Je suis pour la sécurité. Faites comme vous l'entendez.
-
Il nous faudra faire des entailles dans votre costume pour passer les sangles. La jupe permettra de camoufler les filins.
-
Je recoudrai tout plus tard. Ce n'est pas un problème.
-
Bon.
Il prit alors un harnais et s'employa à le lui passer. De ses grosses mains, il s'activa sur les boucles et les Velcro, lui effleurant au passage l'intérieur des cuisses et l'entre-jambe. Kerri s'attendait à ce que ces caresses intempestives déclenchent en elle une explosion de sensations. N'y avait-il pas bientôt dix ans qu'un homme ne l'avait pas touchée là? Mais elle ne ressentit rien. Pas un frisson ni le moindre soupçon de désir. Juste une irrépressible envie de rire.
Alors, elle se dit que cela ne laissait rien présager de bon. En présence de Nathan, elle brûlait de désir. Elle aurait voulu pouvoir être sûre que c'était au manque d'homme qu'elle réagissait et pas à l'homme lui-même. Si ce n'était pas le cas, elle était mal.
Rex eut bientôt fini de la harnacher et il se releva pour lui expliquer la manœuvre.
-
Il faudra prendre cette position pour le saut, dit-il.
Et, joignant le geste à la parole, il étendit les bras et sepencha en avant comme un coureur avant d'atteindre la ligne d'arrivée.
-
Vous ne sauterez pas de vous-même. On vous donnera l'impulsion et le principe de la gravité fera le reste. Les filins sont fabriqués dans une matière pratiquement invisible. De loin, on ne les distingue pas. Et il y aura des fumigènes pour estomper la scène.
— Les gens ne vont pas se demander pourquoi il y a de la fumée ?
Rex haussa les épaules et bomba le torse d'un air condescendant.
-
On ne peut pas faire autrement. Vous savez Kerri, donner l'illusion que quelqu'un vole pour de bon, ce n'est pas si facile que cela. Je fais de mon mieux.
Au ton de sa voix, Kerri le sentit presque blessé. Aussi le rassura-t-elle avec un beau sourire.
-
Vous êtes vraiment formidable et je vous remercie. Je sais que c'est beaucoup de travail et que cela n'a rien à voir avec vos activités habituelles.
-
Faire des films n'est pas toujours intéressant. En revanche, c'est bien payé et ce métier me permet d'attirer facilement les filles dans mon lit.
-
Ce qui n'est pas négligeable.
-
J'aime les femmes, déclara-t-il.
Puis il reprit avec un grand sourire :
-
En réalité, j'aime le sexe.
-
Eh bien, cela ne me surprend pas, rétorqua-t-elle.
-
Vous avez des projets pour après? Nous pourrions aller dîner ensemble.
-
Avec moi? s'étonna-t-elle.
C'était surprenant. Elle ne pensait vraiment pas être son genre de femme. Cela dit, Rex était superbe et le voir nu serait... enfin, elle aurait de quoi alimenter ses fantasmes jusqu'à la fin de ses jours. Elle se dit aussi qu'elle devrait se sentir flattée. N'avait-elle pas la trentaine bien sonnée ? Sans compter qu'elle n'était pas vraiment ce qu'on appelle une beauté.
Et son regard glissa imperceptiblement vers la gauche, jusqu'à une silhouette bien connue, celle d'un homme en costume sur mesure, le téléphone portable collé à l'oreille. Elle vit sa bouche se pincer sous le coup de l'impatience, à n'en pas douter. Et elle éprouva sur-le-champ de la sympathie pour cet interlocuteur lointain qui osait le contrarier au bout du fil. Nathan détestait la contradiction.
Il était dur, impérieux, arrogant; bref, pas du tout l'homme dont elle aurait dû tomber amoureuse. Mais le seul fait de le voir suffit à rappeler Kerri à la raison. Pas question d'accepter l'invitation graveleuse de Rex.
-
Je ne crois pas que ce dîner soit une bonne idée, dit-elle. Cela me ferait plaisir, mais...
-
Vous êtes sûre? Je suis très bien. J'ai une grande expérience, insista-t-il.
-
Je suis certaine que vous êtes encore mieux que très bien, Rex. Mais moi, je ne me contente pas d'une nuit à la sauvette. Je m'attache. Et là, qu'est-ce qui va se passer? Vous allez rentrer à Hollywood. Comme je serai folle de vous, je vais me pendre tous les jours au téléphone et ça va très vite vous casser les pieds. Alors, vous allez me laisser tomber et vous serez obligé de changer de numéro de portable et de vous inscrire sur la liste rouge.
Rex eut l'air ébranlé.
-
Tout cela pour une nuit de plaisir?
Elle fit signe que oui.
-
Ce que j'en dis, c'est pour essayer de vous éviter des ennuis qui vont vous pourrir la vie.
Entre-temps, Nathan était revenu vers eux.
-
Où en êtes-vous? s'enquit-il.
-
Je suis en train d'expliquer à Rex que je ne suis pas la bonne personne à qui faire des avances, expliqua Kerri tout sourires. Vous savez comme je m'enflamme facilement. Je pourrais commencer à le poursuivre de ma jalousie et ça finirait par tourner mal. Je crois que je ne le supporterai pas.
Interloqué, Nathan fronça les sourcils.
-
Vous voulez dire que...
Kerri s'approcha de lui et lui murmura sur le ton de la confidence :
-
Dites-lui combien de temps il m'a fallu pour vous mettre le grappin dessus, Nathan. Racontez-lui comment je vous ai pourri la vie.
Nathan lui jeta un regard furibond, lui signifiant ainsi qu'elle ne perdait rien pour attendre. Puis il se tourna vers Rex.
-
Que ce soit bien entendu entre nous. Ne vous avisez pas de jouer à ce petit jeu avec elle. Même si ça vous ferait bien plaisir.
Rex recula d'un pas.
-
C'est bon. J'ai compris. Merci pour votre franchise. Je vais mettre en place le matériel pour un essai avec les filins.
Et il détala sans demander son reste.
Nathan attendit d'être seul avec Kerri pour l'interroger.
-
Qu'est-ce qui s'est passé?
-
Il m'a invitée à dîner, ce qui était une manière polie de me demander de coucher avec lui.
Le regard de Nathan se fit assassin.
-
Il est viré ! gronda-t-il.
-
Ne soyez pas stupide, protesta Kerri. Ce n'est pas sa faute. Regardez son visage, son corps. La perfection même! Que dis-je ? C'est un dieu ! Comment ne pas rêver de lui tout nu ?
-
Apparemment, il était tout disposé à réaliser votre rêve.
-
Non, merci, répliqua-t-elle en riant. Et puis ne me faites pas de scène. Je suis curieuse, c'est tout. Je n'ai pas envie de me lancer dans une intrigue amoureuse et, de toute façon, ce garçon ne m'intéresse pas.
-
Vous avez dit que vous voudriez le voir tout nu et je ne vous fais pas de scène.
-
Vous ne vous êtes pas regardé.
Elle se dit qu'il était peut-être jaloux, mais abandonna très vite cette idée. Non, Nathan ne pouvait pas être jaloux car cela signifierait qu'elle comptait pour lui. Or, c'était une relation d'affaires qu'ils avaient, une relation d'affaires avec quelques petits suppléments non négligeables. Mais ce n'était pas désagréable de se laisser embarquer dans une si douce rêverie. Comme aurait dit son fils de neuf ans, c'était même chouette.
-
Nous devons mettre certaines choses au point, déclara soudain Nathan.
-
A propos de Rex ?
-
A propos d'un gala de bienfaisance.
Après avoir précisé la date, il poursuivit :
-
Serez-vous disponible?
-
Bien sûr.
-
C'est une réception en tenue de soirée.
-
Comme pour les bals? Moi qui ai toujours rêvé de porter un diadème ! s'exclama-t-elle.
-
Si cela peut vous faire plaisir.
-
Kerri, tout est prêt, appela Rex à ce moment.
-
Si vous voulez rester, promettez-moi de ne pas rire,
dit-elle à Nathan. Je vais me ridiculiser, je sais. N'empêche que je ne veux pas entendre la moindre critique.
-
Vous n'êtes pas obligée de faire tout cela, répliqua Nathan.
-
Si. Il le faut. Il est temps que Wonder Mom fasse une apparition.
Elle suivit Rex jusque sur le praticable simulant le haut d'un buiding qu'on avait érigé derrière la clôture de l'école de Cody. Il était prévu qu'elle saute d'un building à l'autre et qu'elle attrape une poutre au vol. En réalité, elle serait équipée d'un harnais et elle sauterait avec l'aide d'un filin qui la lancerait dans la bonne direction, tout en l'empêchant de tomber. On avait prévu un filet pour le cas où elle manquerait son coup et la poutre en question était un accessoire hollywoodien en caoutchouc mousse qui ne pesait guère plus de cinq livres et qu'on avait aussi attaché à un filin.
Tout irait bien, forcément. Pourtant, juchée sur la première plate-forme, Kerri n'en menait pas large. Rex était à côté d'elle. Il avait posé son énorme main sur son épaule et donnait les dernières indications.
-
Courez droit devant vous. Pas trop vite. Il vous faut prendre de l'élan, pas de la vitesse. Sautez à l'emplacement indiqué. Tête la première. La gravité et l'élan vous entraîneront en avant. Pliez les genoux avant d'atterrir. Dans l'autre sens, reprenez votre équilibre et courez jusqu'au milieu du building. Quand la poutre tombera, attrapez-la et vous aurez sauvé le monde d'une épouvantable catastrophe.
— Si seulement cela pouvait être vrai ! s'exclama-t-elle en riant.
Et elle suivit Rex jusqu'au point de départ, un carré au marqueur bleu dessiné sur la plate-forme. Tout était en place. L'espace d'un instant, l'idée l'effleura que tout cela avait dû coûter une fortune à Nathan. Il avait suffi qu'elle lui demande, et il avait exaucé son vœu.
Mais Rex appelait :
-
Prêt?
Elle fit signe que oui et attendit le « go ! » d'usage.
A son signal, elle courut vers le bord de la plate-forme, sans tenir compte de la marque au sol, mais s'élança quand même dans le vide en criant.
Terrifiée, elle s'efforça de suivre les instructions de Rex, dont elle n'avait retenu que trois mots : « Tête la première ! » et...
L'atterrissage sur la deuxième plate-forme, en contrebas, fut un peu rude car elle avait oublié de plier les genoux. Tant bien que mal, elle se remit sur pied et s'élança vers le centre du praticable, leva les yeux et poussa un hurlement de frayeur en voyant l'énorme poutre qui tombait droit sur elle. Au lieu de l'attraper, elle se protégea la tête à deux mains et la poutre rebondit sur son crâne avant de s'écraser à ses pieds.
-
Bon. Je crois qu'il faut que je répète cette dernière partie du numéro, dit-elle en se relevant.
Rex haussa une fois de plus les épaules en bombant le torse de son air condescendant.
-
Pas mal pour une première fois. On recommence.
Sitôt dit, sitôt fait. Au deuxième essai, le saut fut réussi,mais elle s'accroupit encore, les mains sur la tête, et la poutre alla valdinguer à côté d'elle. Le quatrième essai fut parfait de bout en bout.
-
Encore deux essais, proposa Rex et on va à l'école.
Eperdue de reconnaissance, elle leva des yeux aussi admiratifs sur l'homme que s'il avait été un dieu.
-
Vous devez penser que je suis folle de faire cela, dit-elle.
-
Nathan m'a dit que votre petit garçon était malade et que vous faisiez cela pour qu'il se sente mieux. Vous êtes une bonne mère. Cela me fait plaisir de vous aider.
Un dieu avec un cœur, songea-t-elle.
-
Merci, Rex, lui dit-elle en souriant. C'est si gentil de votre part.
-
Je crois que nous pourrions bien nous entendre tous les deux, ajouta-t-il. Au lit, je veux dire. Je sais faire des choses dont les femmes raffolent.
-
Cela ne m'étonne pas. Mais, ce n'est pas le meilleur moment pour moi.
-
Vous êtes avec Nathan, n'est-ce pas ? C'est pour cela que vous avez dit que vous pourriez me pourrir la vie.
-
Non, nous ne sommes pas ensemble, dit-elle en regardant du côté de l'homme en question.
-
Peut-être pas encore, mais cela ne saurait tarder, affirma Rex d'un ton lugubre. Quand vous serez fatiguée de lui, vous pourrez toujours penser à moi. Je vais vous donner ma carte.
Tout se bousculait dans la tête de Kerri. D'abord, cette liaison annoncée entre elle et Nathan, et puis cette déclaration inattendue de Rex à son égard.
-
Est-ce mon refus qui exacerbe votre désir de moi? Est-ce votre honneur qui est enjeu?
-
Un peu, admit-il. Mais c'est surtout à cause de l'attention exclusive que vous portez à votre fils. J'aime cela. C'est votre cœur qui dicte votre conduite. Et je n'ai pas rencontré beaucoup de femmes comme vous.
-
Vous feriez bien de ne plus vous cantonner aux femmes de votre milieu professionnel.
-
Mais elles sont si belles.
A bout d'arguments, Kerri ne chercha pas à répliquer. Rex ne voulait pas changer et elle ne voyait vraiment pas pourquoi il prétendait s'intéresser à elle. Alors, elle décida de prendre cela pour un compliment et basta.
Deux heures plus tard, elle enfilait ses bottes de Wonder Mom dans une classe inoccupée de l'école de Cody. Elle tournait et retournait la chose dans sa tête.
-
Je suis cinglée, marmonnait-elle en tapant du talon pour mettre en place ses pieds dans ses bottes blanches de pacotille. Je ne vais jamais y arriver. Et même si je m'en sors indemne, personne ne croira à cette prouesse. Il faudrait vraiment être idiot.
-
Etes-vous en communication avec une autre planète, s'enquit Nathan qui venait d'entrer dans la salle.
-
Pardon ? Oh ! s'exclama-t-elle en montrant du doigt les rouleaux qui hérissaient son crâne. J'ai pensé que je ne devais pas être trop moche pour mon vol vers le royaume de la mort. Comme cela, les gens qui diront que j'étais une idiote pourront ajouter que j'étais jolie.
-
Mais vous n'êtes pas une idiote.
-
Je me trouve complètement stupide.
-
Pourquoi ? Vous voulez donner à Cody la possibilité de croire en quelque chose.
-
Comme par exemple croire en une maman qui aurait des pouvoirs extraordinaires. Le problème, c'est qu'il est trop grand pour cela.
-
Il n'y a pas d'âge pour croire aux miracles.
-
Dites donc, normalement, c'est vous qui êtes cynique. Pas moi, fit-elle remarquer.
-
Bon, je crois que je vais passer de l'autre côté pour voir le spectacle, dit Nathan.
Mais, avant de partir, il se rapprocha de Kerri et lui souffla à l'oreille :
-
Ça va être bien.
-
J'espère, répliqua-t-elle en soutenant son regard ténébreux sans ciller. Merci pour ce que vous faites. Je sais combien cela représente de souffrances pour vous, sans parler des frais énormes que cela vous occasionne.
-
Je suis heureux de vous permettre de voler.
Elle posa ses deux mains sur la poitrine de Nathan et déclara :
-
Rex m'a dit qu'il savait faire des choses que les femmes adorent.
-
Il ne remettra pas les pieds dans cette ville, gronda Nathan.
-
Ne vous fâchez pas, répliqua-t-elle avec son plus charmant sourire. Je m'amuse. Il m'amuse, mais il ne m'intéresse pas comme vous pensez.
Nathan ne réagit pas. L'avait-elle convaincu? Sans doute pas. En tout cas, elle ne lui ferait pas admettre que lui, Nathan, avait des vues sur elle, et qu'il ne tolérerait pas qu'elle jette les yeux sur un autre homme. A vrai dire, il valait peut-être mieux.
-
Rex n'est pas mon type d'homme.
-
Vous m'avez dit un jour que vous n'aviez pas de goût particulier en la matière.
-
C'est vrai. Sauf que lui ne me plaît pas.
Nathan resta un moment à la dévisager sans rien dire. Puis son regard descendit sur sa bouche. Allait-il l'embrasser? Oh, comme elle l'attendait, ce baiser! Et ces caresses et tout ce qu'il voudrait bien lui offrir.
Mais quelqu'un vint frapper à la porte restée ouverte.
-
C'est l'heure.
Alors, Kerri se ressaisit, recula et se mit à défaire ses rouleaux.
— Je vais voir l'effet produit, du côté des spectateurs, dit Nathan. Bonne chance.
-
Merci.
Elle fit bouffer ses cheveux, donna un coup de spray pour les fixer, enfila sa cape et s'engagea dans l'escalier qui menait au toit.
Evidemment, les conditions actuelles ne correspondaient pas à celles des répétitions. Il y avait une grande différence de niveau entre le praticable et l'immeuble. Elle aperçut une foule de gens en train de s'activer derrière une imposante machinerie. Rex lui dit d'avancer.
-
Il va y avoir des fumigènes, la prévint-il en réglant les fixations du harnais avant de les accrocher aux filins. Il n'y a aucun danger. N'ayez pas peur, vous êtes en sécurité. Si jamais vous tombez, ce sera dans le filet, les filins ralentiront votre chute et vous vous relèverez en pleine forme.
Kerri, elle, se voyait dégringoler et se casser bras ou jambe. Quant à se relever « en pleine forme », tout dépendait du sens qu'on accordait à cette expression.
-
Allez jusqu'à vos marques, commencez à courir, sautez tête la première, lui rappela Rex.
-
Je plie les genoux avant d'atterrir, je reprends mon équilibre, j'attrape la poutre, conclut-elle. Vous savez à quoi je pense?
-
Que votre fils sera fier de vous et que cela va lui donner de l'espoir.
-
Bonne réponse, dit-elle avec un grand sourire.
Avant qu'elle n'ait le temps de comprendre ce qui lui arrivait,il la saisit par les épaules, la serra contre lui et l'embrassa.
Aussi ferme que le reste de son corps, sa bouche n'en était pas moins attentive à la sienne. C'était un baiser sincère. Rex éprouvait visiblement du plaisir, mais il s'obligeait à la retenue pour ne pas la froisser. Il ne la forçait pas, pressant ses lèvres sur les siennes, sans aller plus avant.
Kerri songea avec amusement que si elle n'avait pas eu l'occasion d'embrasser beaucoup d'hommes ces dix dernières années, elle rattrapait le temps perdu en ce moment.
Elle le repoussa gentiment de la main. Si elle trouvait le temps et la force de rassembler assez d'énergie pour faire de l'esprit pendant qu'on l'embrassait, c'est que quelque chose n'allait pas, mais vraiment pas.
Rex la regarda d'un air désolé.
-
J'ai essayé, soupira-t-il.
-
Vous embrassez bien.
-
Pas assez bien. Allez, venez, Wonder Mom ! Il est temps de sauver le monde.
Kerri s'avança seule jusqu'à sa marque de départ sur le toit. Elle était parfaitement entraînée et tout devait bien se passer. Pourtant elle se mit à trembler comme une feuille à la vue de la distance incroyable qui la séparait de sa cible. La fumée des fumigènes tourbillonnait autour d'elle, donnant aux choses un aspect irréel, comme si elle était transportée dans un autre univers. Elle voyait presque toute la ville et le ciel bleu tandis qu'une légère brise caressait son visage.
«Je peux le faire, se dit-elle. J'ai des pouvoirs. Le pouvoir que me donne mon amour pour Cody. Le pouvoir que me donne la foi. Je peux le faire parce qu'il a besoin de me voir réussir. Tout va bien. C'est facile. Je peux voler. »
Elle prit une profonde inspiration, se redressa et s'élança.
Elle eut l'impression que c'était le bord du toit qui courait vers elle. Prenant son élan pile au bon endroit, elle se lança dans le vide. Au cours des séances d'entraînement, elle avait appris à ne pas regarder en bas et elle connaissait les sensations de la chute. Elle se pencha tête la première et, au dernier moment, pensa à plier les genoux.
Elle arriva sur le toit de l'autre côté dans un tel état de choc qu'elle faillit tomber. Mais elle reprit son équilibre, s'avança de quelques pas, leva les yeux et attrapa la poutre au vol. En signe de victoire, elle brandit le magnifique artefact hollywoodien au-dessus de sa tête, puis, le posant à ses pieds, commença à tournoyer sur elle-même en criant sa joie à tue-tête.
-
Je suis Wonder Mom! Je peux voler!
Cinq minutes plus tard, après s'être débarrassée de son harnais et de ses câbles, elle entrait dans la salle de classe de Cody. Les gamins s'agglutinèrent aussitôt autour d'elle.
-
Madame Sullivan, c'était super. Comment avez-vous fait ça? demanda l'un.
-
Est-ce que vous avez vraiment sauté entre les deux immeubles ? Est-ce que vous pouvez m'apprendre à en faire autant ? supplia un autre.
Elle se dirigea vers son fds, assis dans son fauteuil roulant à son bureau.
-
Alors, qu'est-ce que tu en penses ?
Il baissa la tête avant de dire sur un ton de reproche :
-
Maman, il ne fallait pas faire cela.
-
Bien sûr que si, il le fallait. Sinon, la poutre aurait pu défoncer le toit en tombant. Elle aurait même pu blesser des élèves dans les classes.
Il la regarda, l'air incrédule.
-
Elle ne semblait pas si lourde que ça.
-
Crois-moi ! Elle faisait son poids.
-
Hum, fit-il encore.
Mais il souriait maintenant et, dans ses yeux, elle vit danser une petite lueur qu'elle n'avait pas vue depuis longtemps.
-
Cody, qu'est-ce que tu en as, de la chance ! s'exclama un des petits garçons. Je voudrais, moi aussi, que ma maman soit une Wonder Mom.
-
Moi aussi. Madame Sullivan, est-ce que vous pouvez le refaire ?
A vrai dire, elle n'était pas sûre d'être prête à recommencer.
-
Maintenant, tout le monde est sain et sauf. Je pense que je vais rentrer chez moi, dit-elle.
Au moment où elle allait partir, Cody lui saisit la main et dit :
-
Merci, maman.
-
Pas de quoi, mon chéri. J'irai te chercher à 20 heures chez Brandon. Amuse-toi bien.
-
Ça oui !
-
Si tu veux, quand tu rentreras ce soir, on pourrait écrire une chanson pour fêter cela. Mais on pourrait aussi utiliser tout simplement celle de Wonder Woman. Qu'en penses-tu?
-
Que j'ai de la chance de t'avoir.
Kerri avait eu peur de tomber ou de rater son numéro ou encore de se rendre ridicule. Mais elle n'avait pas imaginé une seconde qu'elle pourrait pleurer.
Toutefois, elle réussit à retenir ses larmes et murmura :
-
Je pense que, moi aussi, j'ai de la chance de t'avoir. Puis elle salua le professeur de Cody de la main et sortitde la classe.
De l'espoir! Elle avait réussi à lui redonner de l'espoir, se dit-elle en s'appuyant contre le mur dans le hall de l'école. Parfois c'était suffisant pour qu'il y ait un miracle. Faites, mon Dieu, que ce soit suffisant cette fois-ci.
Tard dans l'après-midi, Abram entra chez Bill qui tenait le magasin Food and Feed.
-
Je viens chercher ma commande.
-
Très bien, professeur. C'est prêt depuis hier soir.
Aurait-il oublié qu'il avait passé commande pour hier?
C'était bien possible. Il essayait d'assumer lui-même le plus possible d'actes de sa vie quotidienne, au lieu de dépendre entièrement de Linda. Non parce qu'il ne voulait pas qu'elle l'aide, mais plutôt parce qu'il voulait lui prouver, et se prouver à lui-même, qu'il était capable de se débrouiller tout seul.
-
Vérifiez si je n'ai rien oublié, lui conseilla Bill.
-
Pas la peine. Je suis bien incapable de dire s'il manque quelque chose ou s'il y a quelque chose en trop.
-
C'est Professeur Jean-de-la-lune qu'on devrait vous appeler, s'esclaffa Bill.
« Docteur », corrigea Abram dans sa tête. Tout à coup et contrairement à son habitude, il tenait à son titre.
-
Bonjour, Wallace, le salua une dame qui venait d'entrer dans la boutique. Quel bel été nous avons, ne trouvez-vous pas?
-
Certes, acquiesça-t-il en se demandant s'il connaissait cette personne.
Elle devait travailler au labo. Mais, à part ses collaborateurs chercheurs, il ne se préoccupait guère des autres membres de son équipe.
Le temps de payer sa commande avant de s'en aller, il fut encore interpelé deux fois. En prenant son carton de courses, il se dit que sa notoriété était due à la réouverture du labo. Les gens lui savaient gré d'amener du travail à la ville. Mais lui avaient-ils aussi pardonné ce qui était arrivé? Etait-ce possible ?
Il se disposait à sortir, lorsqu'il avisa un seau rempli de bouquets de fleurs fraîches enveloppées de papier transparent.
-
Je vais aussi prendre un bouquet, dit-il.
-
Allez-y, professeur. Je le mets sur votre compte.
Abram secoua les fleurs avant de les poser sur le dessus deses courses et de se diriger vers sa voiture. Après avoir posé le tout sur son siège arrière, il se retourna, posant un regard pensif sur la façade de l'épicerie.
Aurait-il regagné leur estime à tous ? Allons donc, quelle folie de se mettre cela dans la tête! Tout ce qu'il avait fait, c'était d'accepter une subvention sous la contrainte et de se soumettre à l'obligation de faire bon usage de l'argent de Nathan King. En l'occurrence, il devait trouver une thérapie pour la maladie de Gilliar.
Eh bien, il trouverait, se dit-il avec conviction. Sûr qu'il trouverait.
En servant le vin que Nathan avait apporté, Kerri se demanda combien la bouteille avait pu coûter. Cinquante dollars ? Cent, peut-être. Dans ce cas, c'était autant que son budget nourriture de la semaine. Et elle sentit le découragement la gagner, elle qui devait compter le moindre sou.
-
Buvons à ce vol réussi, dit Nathan en levant le verre qu'elle venait de lui présenter.
A son tour, elle leva le sien.
-
Réussi, grâce à vous. Me direz-vous un jour combien mon exploit a coûté ?
-
Non.
-
Je n'imaginais pas que ce serait si compliqué ni qu'il faudrait mettre en œuvre autant de moyens. Vous auriez dû me prévenir. J'aurais trouvé une autre façon de faire.
-
Pourquoi? Celle-ci a bien marché. D'ailleurs, suivant vos bons conseils, j'ai confié à une de mes secrétaires le soin de régler tous les détails. Alors, ne m'accordez pas trop de crédit dans cette affaire.
-
Qu'est-ce qui est donc arrivé à ce sale mec sans cœur qui m'a fait perdre mon job de serveuse il y a quelques mois?
-
Il est toujours en vie. Il va bien et, mis à part lui-même, il se fiche du monde entier, affirma Nathan.
Kerri n'en était pas si sûre. Nathan avait été plus que gentil pour elle, plus que généreux. Il avait été patient. Bref, il s'était comporté comme un véritable ami.
-
Jusqu'ici je n'avais eu personne sur qui m'appuyer, lui dit-elle. Je crains d'y prendre goût.
-
Vous n'avez aucune raison de le craindre. Pourquoi devriez-vous tout assumer toute seule ?
C'est vrai. Mais si c'était justement pour cela que ça marchait? Si c'était grâce à son sacrifice?
N'empêche que parfois c'était difficile d'être seule à faire face. Difficile de ne jamais pouvoir compter sur quelqu'un d'autre. Et il lui arrivait de souhaiter le réconfort d'une épaule masculine.
Elle posa son verre de vin sur la table et se pencha en avant pour lire dans les yeux ténébreux de Nathan. Elle n'y vit rien qu'une flamme qui dansait au fond de chacun d'eux.
Et elle ne tarda pas à sentir en retour une onde de chaleur l'envahir, une onde qui la laissa tremblante de désir et de bonheur.
Elle se dit bien qu'elle s'engageait sur un terrain dangereux. Mais cet homme surpassait tous les autres. Elle l'aimait et, de plus, elle l'admirait.
Elle mit une main sur son épaule et se rapprocha de lui jusqu'à poser sa bouche sur la sienne.
Pendant une seconde, il ne réagit pas. Puis sa bouche s'anima et se fit insistante. Et Kerri sentit monter en elle une chaleur et un appétit de vivre qui l'embrasèrent tout entière. Si le baiser de Rex l'avait laissée de marbre, celui de Nathan la mettait dans un tel état qu'elle se serait liquéfiée.
Il posa à son tour son verre de vin sur la table et, saisissant les deux bras de Kerri au-dessus du coude, il l'attira contre lui, lui renversa la tête en arrière et lui lécha la lèvre supérieure.
En vagues successives, le désir lui labourait les entrailles, et son corps se raidit jusqu'au bout des doigts de pied. Elle lui offrit sa bouche et faillit perdre le souffle lorsque sa langue en prit possession à coups de caresses enivrantes et passionnées.
Il l'explora, sensuellement, excitant tous ses sens, éveillant partout le désir. En guise de réponse à son baiser, elle le mordilla. Il se raidit, puis protesta.
-
Bon sang, Kerri ! marmonna-t-il d'une voix sourde.
Kerri sentait les mains de Nathan courir sur son corps. Surson dos, ses bras, ses flancs, partout. Rien ne les arrêtait. Ni son T-shirt ni son jean ne semblaient le gêner. Ce n'était pas comme elle. Elle n'avait qu'une envie : se débarrasser de la barrière des vêtements.
Au lieu de cela, Kerri eut la grande déception de voir Nathan se défiler.
-
Pourquoi faites-vous cela? lui demanda-t-il.
-
Quoi?
-
Est-ce pour l'argent? Est-ce pour me dédommager?
Elle aurait dû mal le prendre, se sentir insultée. Mais au fond d'elle-même, elle se dit que Nathan s'inquiétait, qu'il craignait de souffrir.
Elle, faire souffrir Nathan? Impossible! Elle en était bien incapable. Pas elle! Comment pouvait-il en douter?
-
Ce n'est pas pour l'argent, protesta-t-elle vigoureusement.
-
Qu'est-ce qui me le prouve ?
Bonne question. Elle essaya de trouver des arguments pour le convaincre, mais elle ne trouva pas les mots. Elle finit par lui dire avec un grand sourire :
-
Il faut me croire sur parole.
-
Ce n'est pas dans mes habitudes.
-
Il n'est pas toujours désagréable d'innover, assura-t-elle en se rapprochant de lui au point de faire se toucher leurs corps. Croyez-moi.
-— Qu'est-ce que je dois croire? Que vous me désirez?
C'était bien la première fois qu'on lui posait une telle question. Brian avait été son premier et unique amoureux. Avec lui, les choses s'étaient déroulées en douceur. D'abord, ils étaient sortis ensemble et, peu à peu, ils avaient commencé à s'aimer. Leurs rencontres étaient empreintes de tendresse, d'attentions délicates et de découvertes mutuelles. Jamais il ne fut question de désir ni de sexe entre eux.
Nathan, lui, était un homme expérimenté dans ce domaine et il en attendait sans doute autant de ses partenaires. Ce qui n'était pas fait pour rassurer Kerri.
-
Kerri?
-
Je vous en prie, répondit-elle en se couvrant le visage avec ses mains. Ne m'obligez pas à le redire.
-
Vous ne m'avez pas convaincu.
-
J'ai honte.
-
Pourquoi?
Elle ôta ses mains pour répondre.
-
Je ne suis pas comme elles, toutes ces femmes qui ontde l'expérience. Je n'ai fréquenté aucun homme depuis Brian, ni avant lui, d'ailleurs.
Nathan ne dit rien, mais il la dévisagea avec une telle insistance qu'elle se sentit devenir écarlate. Elle était au supplice, mais elle résista vaillamment. Après tout, à défaut d'expérience, elle pouvait se targuer de maturité.
-
Je vous désire, pour de bon.
-
Je vous crois.
-
Bon. Mais je voudrais encore vous dire une chose.
Nathan eut l'air surpris.
-
Vous savez, cela change tout quand la partenaire a des pouvoirs extraordinaires, déclara-t-elle d'une traite.
-
Je n'ai pas de mal à vous croire.
Il la prit dans ses bras et posa ses lèvres sur les siennes. Aussitôt, l'une poursuivant l'autre, leurs langues se livrèrent à une danse érotique, tandis que Nathan glissait les mains sous le T-shirt de Kerri et entreprenait du bout des doigts l'escalade de son dos.
Elle éprouva une vague de frissons et une onde de chaleur. Ses seins étaient devenus douloureux, ses jambes étaient tendues comme celle d'un cheval.
Nathan la prit par la taille, et elle retint son souffle. Puis il se fraya un chemin jusqu'à ses seins, qu'il enveloppa de ses mains, ce qui la fit soupirer de plaisir. Et, quand il se mit à pincer et frotter doucement de ses pouces la pointe durcie de ses mamelons, elle en oublia de respirer.
Laissant ses doigts opérer leur magie, Nathan interrompit leur baiser et traça un chemin de petits mordillements, le long du cou, jusqu'à la base de l'oreille où il s'attarda, léchant la peau si sensible à cet endroit, puis soufflant dessus pour en sécher la moiteur. Kerri ne réussissait plus à retenir ses gémissements, à contenir sa passion.
Il lui semblait qu'une boule de feu embrasait maintenant le creux de ses cuisses, là où elle se languissait de Nathan. Elle s'accrocha à ses épaules pour recouvrer son équilibre, mais le laissa lui ôter sans ménagement son T-shirt. Quelques secondes plus tard, son soutien-gorge glissait sur le sol. C'était allé si vite qu'elle en oublia toute pudeur.
Alors, sans lui laisser le temps de se couvrir ou de se demander si elle n'allait pas le décevoir, Nathan se pencha sur elle, saisit la pointe de ses seins dans sa bouche...
La chaleur et la moiteur, les lèvres et la langue, tout cela fit battre le cœur de Kerri aux trente-six mille galops. Avait-elle jamais connu sensation si vive?
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Encore, supplia-t-elle en reprenant son souffle.
Et, joignant le geste à la parole, elle emprisonna la tête de Nathan et la plaqua sur ses seins, afin qu'il n'arrête pas. Elle voulait ses caresses, sa langue, et toutes les sensations qui allaient avec. Et, surtout, que cela ne s'arrête jamais.
Nathan exauça tous ses vœux, l'embrassant sans relâche. Kerri sentait monter le plaisir. Elle brûlait qu'il continue, qu'il aille plus loin, la caresse sur tout le corps. Elle avait chaud, elle avait froid, elle tremblait de désir, appelant de tout son être l'ultime moment, tout en jouissant de cette attente si délicieuse qu'elle aurait aimé prolonger indéfiniment...
Lorsque Nathan voulut déboutonner sonjean, elle s'empressa de l'aider. Jamais elle n'avait connu jusque-là une telle fièvre, un tel empressement à prendre et être prise. Elle brûlait du désir d'être nue. Toute nue. Maintenant!
Une fois qu'elle eut balancé ses sandales, ils eurent tôt fait, à deux, de la débarrasser au plus vite de sonjean et de son slip. Ce qui était plutôt bien. Malheureusement, Nathan n'avait pas pu suivre et il était toujours vêtu. Si bien que Kerri se retrouva seule toute nue au milieu de son salon. Drôle d'impression! Toutefois, avant qu'elle ne soit réellement gênée, Nathan l'avait déjà entraînée sur le canapé.
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Ici? s'étonna-t-elle.
Il s'agenouilla entre ses jambes et lui adressa le sourire de l'homme parfaitement sûr de ses talents.
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Pourquoi pas ?
Bonne réponse ! Elle ferma les yeux et s'en remit à lui. Alors, elle le sentit qui lui ouvrait doucement les jambes, exposant son intimité. Puis elle devina qu'il se penchait vers elle... avant de sentir ses belles lèvres viriles lui donner le baiser le plus osé qu'elle n'ait jamais reçu.
De sa langue douce, chaude et humide, il se mit à l'embrasser patiemment dans chaque repli. Il trouva l'endroit le plus sensible, s'y attarda et la fit se cambrer de plaisir, tandis qu'elle entendait la pièce bruisser de ses propres soupirs. C'était si bon qu'elle le suppliait de continuer.
Nathan la fit attendre jusqu'à l'insoutenable... puis il la dompta, l'amenant à accepter le rythme nonchalant de ses baisers. Alanguie et pantelante, elle se surprit bientôt à y prendre goût.
De nouveau, il revint au point le plus sensible, le contournant habilement, faisant mine de l'ignorer pour mieux revenir l'exciter. Kerri sentait le milieu de son corps se contracter, puis se détendre et se contracter encore. Elle attendait. Les yeux clos pour mieux sentir. S'efforçant d'oublier qu'elle était nue, un homme agenouillée entre ses jambes, totalement impudique dans son propre salon.
Il l'emmena patiemment vers des cimes insoupçonnées. Kerri haletait, gémissait de plaisir. Il la comblait comme elle ne l'avait jamais été. Elle ouvrit un peu plus les jambes. Et lorsqu'elle sentit se rapprocher l'ultime moment, elle s'arqua à la rencontre de Nathan, empoigna les coussins, et laissa venir l'explosion d'étoiles...
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Encore, encore! supplia-t-elle.
L'extase fut si violente que Kerri crut en perdre la tête. L'orgasme se déchaîna en elle, jailli du cœur de ses reins, la traversant de frissons. Elle s'entendit crier, un cri venu des entrailles et qui se répercuta dans chaque fibre, chaque cellule. De longues secousses se succédèrent, exquises, puis, lentement, la sensation reflua en vagues —jusqu'à ce que le séisme se fût tout à fait apaisé, laissant place à une absolue félicité.
Elle dérivait dans un océan de volupté. Et, comme elle avait attendu cet instant dix longues années, elle entendait en profiter jusqu'à plus soif.
N'exagérait-elle pas un peu, de laisser ainsi, égoïstement, Nathan s'occuper d'elle? Il lui fallait se reprendre — à son grand regret, car c'était si bon! Tant qu'il la caressait, elle répondait. Mourir de plaisir, c'était donc possible?
S'ensuivit dans sa tête un combat entre le plaisir et la pudeur dont cette dernière sortit vainqueur.
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Je suis... Laissez-moi, maintenant, dit-elle en essayant d'ignorer les exquises sensations dont Nathan la gratifiait encore.
Il leva la tête vers elle, lui offrit un grand sourire.
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Je ne crois pas.
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Vous ne croyez pas quoi ?
Pour toute réponse, il glissa la main entre ses jambes, puis, entre ses lèvres humides et encore gonflées, osa aller encore plus loin. C'était un véritable acte d'amour, un délicieux va-et-vient... Kerri se renversa de nouveau sur les coussins, incapable de résister. Soudain, elle sentit peser sur elle le corps de Nathan; l'instant d'après, il harcelait ses seins de redoutables petits baisers. Quel choix lui laissait-il, songea-t-elle alors, si ce n'est de se rendre, de sombrer et de le laisser faire tout ce qu'il voudrait d'elle...
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Je ne peux pas t'arrêter..., murmura-t-elle.
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Eh bien, ne m'arrête pas. Bon sang, Kerri, sais-tu seulement ce que j'éprouve? Je brûle d'aller en toi. Je veux sentir le plaisir te submerger. Te faire jouir.