PARTIR

 

Au début du printemps 2095, à l’approche de son cent trente-sixième anniversaire, Henry Staunt se dit brusquement qu’il était temps pour lui de Partir. Il allait devoir avertir le ministère de la Félicité, se procurer un Guide à sa convenance, prendre une suite dans une des meilleures Maisons de Retrait. On entrait dans la saison la plus plaisante de l’année ; il n’aurait su mieux choisir son moment. Il pourrait faire ses adieux et procéder à ses renoncements au cours de ces doux mois verdoyants et quitter décemment la scène avant que l’été n’ouvre son œil flamboyant.

C’était la première fois qu’il songeait sérieusement à Partir, et il fut quelque peu surpris que l’idée lui en fût venue si brutalement. Pourquoi, s’interrogea-t-il, désirait-il en finir précisément ce matin, alors qu’il n’y songeait même pas une semaine, un mois, un an plus tôt ? Quelle invisible ligne de partage avait-il franchie sans s’en apercevoir, quelle étape décisive ? Peut-être n’était-ce qu’un état d’âme passager ; peut-être se retrouverait-il à midi avec une furieuse envie de vivre encore cent ans, qui sait ? Non, c’était peu probable. Il s’agissait d’une résolution ferme et bien arrêtée, enchâssée, encapsulée au cœur de son âme, où elle formait comme-une boule de lumière. Prends tes dispositions pour Partir, Henry. Une décision sans équivoque. Un accent de certitude. D’irrévocabilité.

Encore faut-il ne pas se précipiter, se dit-il. Je dois d'abord comprendre les motivations qui m’animent.

Quand elle n'est pas mûrement réfléchie, la mort ne vaut pas la peine d'être vécue.

Il avait entendu dire qu'il était utile, la première fois où l'on songeait à Partir, de consulter ce livre de Hallam le Manuel du savoir-mourir, l'anatomie du renoncement au monde. Très bien. Staunt effleura un bouton de contrôle émaillé et l'écran qui faisait face à la fenêtre s'anima.

« Monsieur? » s'enquit la bibliothèque électronique,

« Le livre de Hallam », dit Staunt. « Le traité du Courir.

— Le bout du Voyage ou Le Départ comme Consolation Monsieur?

— C'est ça. »

Instantanément la page de titre fut sur l'écran. Staunt prit le télé-feuilleteur dans sa main et pressa les boutons ici et là, au hasard, faisant apparaître telle ou telle page. Il admira la netteté de l'image. Les caractères étaient francs et élégants, les marges aérées; ce ne fût qu'au bout de quelques instants qu'il commença à faire attention au texte.

 

« ... essentiel que la décision, lorsqu'elle est prise, le soit pour des raisons valables. Bien que nous soyons tous condamnés à tourner tôt ou tard la page, à céder la place à ceux qui attendent leur tour, on ne doit pas s'en aller chargé de ressentiment, jugeant que l'on a été arraché trop tôt de ce monde. C'est le devoir de tout homme civilisé de parvenir, lorsque les temps sont révolus, à l'acceptation de l'idée que sa vie est accomplie. Personne ne doit envisager de Partir s'il n'est pas parfaitement prêt, et l'accès à une telle disposition doit être le but de toute notre vie. Trop souvent nous nous illusionnons en pensant que nous sommes vraiment prêts, alors que nous sommes encore loin du compte, et nous choisissons de Partir pour des motifs indignes ou superficiels. Rien de plus tragique que d'arriver au moment des Adieux et de comprendre qu'on s'est trompé, que nos motivations étaient fausses, que l'on n'est en réalité nullement prêt à Partir!

» Il existe beaucoup de mauvaises raisons à la base de la décision de Partir, mais elles peuvent toutes être classées comme des expressions du désir de fuir. Quelqu’un qui éprouve un sentiment de frustration, ou des difficultés dans son travail, ou des ennuis de santé, ou une intense fatigue, ou une déception quelconque, peut, dans un moment de découragement, solliciter les services d’une Maison de Retrait ; mais sa véritable intention est parfaitement triviale, à savoir : punir le monde cruel en s’en échappant. On ne doit jamais songer à Partir comme à un moyen d’avoir la paix. Répétons-le : Partir est quelque chose de plus qu’un simple suicide. Ce n’est pas un acte hargneux, irrationnel, vindicatif. C’est un acte positif, un acte de renonciation volontaire, un acte profondément moral ; on ne s’y engage pas à la légère dans le seul but de fuir. On ne dit pas : je te déteste, monde infect, alors je te tire ma révérence, bon débarras. On dit : je t’aime, juste monde, mais j’ai épuisé toutes tes joies, et je me retire afin que d’autres puissent les connaître.

» Par conséquent, dès que l’on forme le projet de Partir, on doit s’efforcer de découvrir si l’on a atteint cet état d’esprit – c’est-à-dire la volonté sincère de se défaire du monde pour le bien d’autrui – ou si l’on cherche simplement une satisfaction égoïste dans le geste du suicide... »

Il y avait encore beaucoup de passages dans cette veine. Il les lirait une autre fois. Il éteignit l’écran.

Bon. Trouver ce qui motive le désir de Partir. Parcourant lentement les pièces fraîches et spacieuses de son vieux pavillon de banlieue, Staunt se mit en quête de ses raisons. Sa santé ? Parfaite. Il était grand, mince, encore vigoureux, pourvu de toutes ses dents et d’une épaisse masse de cheveux blancs qu’il portait courts mais qui lui couvraient tout le crâne. Il n’avait pas subi de grave opération depuis sa greffe du pancréas près de sept ans auparavant. Chaque année il se faisait réviser les artères réajuster la vue, relever le métabolisme, mais à son âge c’étaient là des interventions de routine ; fondamentalement il jouissait d’une excellente santé. Avec le genre de soins médicaux qu’il lui fallait – et tout le monde à présent pouvait recevoir le genre de soins médicaux qu’il lui fallait – son corps pouvait fonctionner sans à-coups pendant encore des décennies.

Alors quoi ? Des problèmes émotionnels ? Sûrement pas. Il avait ses amis ; il avait sa famille ; sa vie n’avait jamais été aussi sereine qu’en ce moment. Son travail ? Bah, il ne travaillait plus que rarement : quelques canevas, quelques ébauches pour de futures compositions, mais il savait qu’il ne trouverait jamais le temps de les achever. Aucune importance. Son travail ne lui avait donné que des satisfactions. Des inquiétudes en face de la situation mondiale ? Non, le monde se portait bien. S’était rarement aussi bien porté.

L’ennui peut-être. Oui, peut-être. Il était las de sa vie bien tranquille, las d’être comblé, las de son bel environnement, las d’accomplir les gestes de la vie. Il se pouvait que ce fût cela. Il s’approcha de la large baie vitrée du salon et jeta un coup d’œil sur le paysage qui avait fait ses délices durant tant d’années. La pelouse, d’une pâleur encore hivernale, descendait en pente douce vers le ruisseau, au bord duquel se dressaient d’épais massifs de raifort. Les cornouillers commençaient à prendre des couleurs ; les crocus n’étaient pas encore tout à fait à terme ; les gros boutons des narcisses n’éclateraient pas avant samedi prochain. Tout était parfait dehors. Charmant. Comme toujours à cette période de l’année. Pourtant il n’était aucunement ému. Il ne ressentait pas la moindre tristesse à l’idée qu’il ne verrait probablement pas le printemps prochain. Nous y voilà, se dit Staunt : Je dois être mûr pour Partir, puisque je ne tiens plus à rester. C’est aussi simple que cela. J’ai fait tout ce que je voulais faire, j’ai vu tout ce que je voulais voir, il ne me reste plus qu’à prendre congé. La roue doit tourner. D’autres attendent la place. C’est vraiment la meilleure chose à faire, et cetera, et cetera.

« Passe-moi le ministère de la Félicité », dit-il à son téléphone.

Un doux visage féminin s’encadra dans le petit écran.

Staunt sourit. « Je m’appelle Henry Staunt, et je pense que je suis prêt à Partir. Voudriez-vous m’envoyer un Guide dès que possible ? »

 

*

**

 

Une heure plus tard, alors qu’il écoutait une de ses compositions favorites près de la fenêtre du studio, son quatuor à cordes de 2038, un coptère bleu-vert descendit sur sa pelouse et s’y posa dans un frémissement, se maintenant sur coussin d’air à quelques centimètres au-dessus de l’herbe. Sa carlingue portait l’emblème du ministère de la Félicité – une roue encerclant un entrelacs d’engrenages. La portière du coptère se souleva et à la grande surprise de Staunt, Martin Bollinger sortit de l’appareil. Bollinger était un voisin, un ami de longue date, probablement l’ami le plus proche de Staunt en cette période de sa vie ; il venait souvent lui rendre visite : dernièrement il avait été question que Staunt mette en musique une série de poèmes de Bollinger ; mais que faisait celui-ci à bord d’un coptère du ministère de la Félicité ?

Bollinger se dirigea d’un pas vif vers la maison. C’était un homme de petite taille, râblé, plein d’entrain, avec des yeux bruns pétillants et de fins cheveux ondulés. Staunt estimait qu’il devait avoir tout au plus dans les soixante-dix quatre-vingts ans. Un homme encore jeune. Dans la force de l’âge. Staunt se sentait rajeunir au contact de Bollinger, et pourtant il savait que celui-ci ne se considérait pas comme un jeune homme. Staunt non plus ne s’était jamais pris pour un petit garçon au temps de ses quatre-vingts ans. Mais vivre jusqu’à cent trente-six ans change vos perspectives sur la vieillesse.

Bollinger demanda de l’extérieur : « Puis-je entrer, Henry ?

— Admission », murmura Staunt. Un des écouteurs placés dans le mur du studio recueillit l’ordre et le transmit à la porte d’entrée qui s’ouvrit. « Qu’on lui dise que je suis dans le studio », dit Staunt, et la maison conduisit Bollinger à l’intérieur. D’une pichenette Staunt diminua le volume de la musique.

Bollinger hocha la tête en entrant et dit aimablement : « J’ai toujours adoré ce quatuor. »

Staunt le prit par les épaules. « Moi aussi. C’est bon de te voir, Martin.

— Désolé de ne pas avoir donné signe de vie depuis si longtemps. Ça fait deux semaines, non ?

— Je suis ravi de ta visite. Mais, à dire vrai, je crains de ne pas être libre cet après-midi, Martin. J’attends quelqu’un.

— Ah bon ?

— En fait, il s’agit précisément de quelqu’un appartenant à l’organisation à laquelle tu sembles avoir emprunté un véhicule. Comment se fait-il que tu sois venu ici dans un de leurs coptères, à propos ?

— Pourquoi pas ?

— Je ne comprends pas. Ça n’a pas de sens.

— Quand je me déplace pour des raisons officielles, je me sers d’un coptère officiel, Henry.

— Des raisons officielles ?

— Tu as demandé un Guide. » Staunt ressentit un choc. « Toi ?

— Quand on m’a dit qui avait appelé, j’ai demandé à être chargé de cette tâche, faute de quoi je donnais ma démission. Je suis donc venu. Et me voilà.

— Je n’aurais jamais pensé que tu étais à la Félicité, Martin !

— Tu ne m’as jamais posé la question. »

Staunt esquissa un sourire embarrassé. « Depuis combien de temps tu es là-dedans ?

— Huit ou dix ans. Un bail.

— Et pourquoi ?

— Peut-être par devoir civique. Nous devons tous mettre la main à la pâte si nous voulons que la roue continue de tourner sans anicroche, hein, Henry ? Hein ? » Bollinger se rapprocha de Staunt, leva la tête, le regarda droit dans les yeux, et lui adressa un sourire d’un éclat inattendu, presque irrésistible. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de vouloir Partir, Henry ?

— L’idée m’en est venue ce matin. Je déambulais dans la maison quand j’ai soudain réalisé que je n’avais plus aucune raison d’être ici. Je suis fini : pourquoi ne pas l’admettre ? Il faut tourner la page. Débarrasser le plancher.

— Tu es encore relativement jeune. »

Staunt lâcha un rire sec. « Quand je vais sur mes cent trente-six ans ?

— Je connais des gens de cent soixante, cent soixante-dix ans, qui n’ont jamais seulement rêvé de Partir.

— C’est leur affaire. Moi je suis prêt.

— Tu es malade, Henry ?

— Je ne me suis jamais senti aussi bien.

— As-tu un ennui quelconque, alors ?

— Aucun. Ma vie est on ne peut plus tranquille, Je n’ai que les meilleures raisons de demander à faire mes Adieux. »

Bollinger semblait tout à coup très agité. Il fît le tour de la pièce, souleva et reposa une des sculptures polynésiennes de Staunt, se prit les épaules, et déclara enfin : « il faut absolument que l’on discute de tout cela, Henry. Il le faut absolument !

— Je ne comprends pas. N’est-ce pas le rôle du Guide de me faire avancer sur le chemin de l’oubli ? Tu parles comme si tu essayais de me dissuader de Partir !

— Le Guide a pour fonction », précisa Bollinger, « de servir au mieux les intérêts du Partant, quels qu’ils puissent être. Le Guide peut tenter de persuader le Partant d’ajourner son Départ, ou même de ne pas Partir du tout, s’il estime que c’est le meilleur parti à prendre. »

Staunt secoua la tête. « Il y a ici tout un monde grouillant de jeunes gens pleins de santé qui veulent des enfants et ne peuvent en avoir tant qu’il y a des antiquités dans mon genre qui encombrent inutilement le chemin. Je suis volontaire pour dégager l’espace. Essayes-tu de me dire que tu t’opposerais à mon Départ, si...

— Maintenir la population à un niveau quantitatif correct n’est qu’un aspect de notre travail », l’interrompit Bollinger. « Nous nous inquiétons aussi d’en maintenir le niveau qualitatif. Nous ne voulons pas que des citoyens d’un âge avancé mais utiles se retirent du monde uniquement pour faire place à des nouveaux venus dont les capacités ne peuvent être prédites. Si un homme a encore quelque chose d’important à donner à la société...

— Je n’ai plus rien d’important à donner.

— Si un homme est dans ce cas », poursuivit imperturbablement Bollinger, « nous tâcherons de le décourager de Partir jusqu’à ce qu’il se soit acquitté de cette contribution. En ce qui te concerne, je pense qu’il est quelque peu prématuré de songer à Partir, et je me suis arrangé pour être ton Guide afin de t’aider à explorer les conséquences de ce que tu te proposes de faire, et peut-être...

— Qu’est-ce que tu crois que je peux encore offrir au monde, Martin ?

— Ta musique.

— N’en ai-je pas suffisamment écrit ?

— On ne peut pas savoir. Tu as peut-être un chef-d’œuvre ou deux qui sommeillent en toi. » Bollinger se remit à faire les cent pas. « Henry, as-tu lu Le Bout du Voyage de Hallam ?

— J’y ai jeté un coup d’œil. Pas plus tard que ce matin.

— Es-tu tombé sur le passage où il explique pourquoi notre société est unique dans la civilisation occidentale ?

— Il se peut qu’il m’ait échappé.

— Henry », attaqua Bollinger, « nous sommes les premiers à voir dans le suicide un acte vertueux. Autrefois, tu le sais, le suicide était considéré comme quelque chose de sale, de mauvais et de lâche ; les religions le condamnaient comme une atteinte à la volonté de Dieu, et même les gens qui n’avaient pas de religion faisaient tout pour cacher la vérité quand un ami ou un parent se donnait la mort. Eh bien, nous n’en sommes plus là. La médecine a fait de tels progrès que presque plus personne ne meurt de mort naturelle. Résultat : même un contrôle des naissances parfaitement éclairé ne peut empêcher le monde de se remplir. Aussi longtemps qu’on naîtra sans que personne ne meure, il y aura un constant et dangereux accroissement de la population, de sorte que...

— Oui, oui, mais...

— Laisse-moi finir. Pour faire face à ce problème de surpopulation, on a fini par décider que le fait de mettre volontairement fin à sa vie était un noble sacrifice, et ainsi de suite. De là toute la mystique du Départ. Cependant nous n’avons pas entièrement perdu notre vieille conception morale du suicide. Nous ne voulons toujours pas voir Partir des gens précieux, parce que nous avons le sentiment qu’ils n’ont pas le droit de jeter leurs dons aux orties, de nous priver de ce qu’ils ont à donner. C’est pourquoi l’une des fonctions du ministère de la Félicité consiste à favoriser la sortie des gens devenus vieux et inutiles d’une façon douce et civilisée, mais il entre aussi dans nos fonctions d’empêcher les personnes âgées utiles de Partir trop tôt. Par conséquent...

— Je comprends », murmura Staunt. « C’est une philosophie que j’admets volontiers. Je soutiens seulement que je ne suis plus d’aucune utilité.

— C’est une question à débattre.

— Ne laisserais-tu pas des facteurs personnels intervenir dans ton jugement, Martin ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Que je t’empêcherais de Partir parce que je fais le plus grand cas de ton amitié ?

— Je pense à la promesse que je t’ai faite de mettre tes poèmes en musique. »

Bollinger rougit légèrement. « C’est absurde. Crois-tu que ces poèmes m’obnubilent au point que je serais venu me mêler de ton Départ simplement pour que tu aies le temps de... Non. J’aime à penser que mon jugement est objectif.

— Tu te trompes peut-être. Il se pourrait que tu te montres incapable d’être mon Guide. Si par hasard...

— Non. Je suis ton Guide.

— Allons-nous discuter, alors, pour savoir s’il faut me donner l’autorisation de Partir ?

— Bien sûr que non, Henry. Nous voulons seulement que tu comprennes la signification du pas que tu as demandé à franchir.

— Sa seule signification c’est que je vais mourir. Est-ce une chose si difficile à comprendre ? »

Bollinger parut ébranlé par le vocabulaire brutal de son ami. On s’efforçait généralement de ne pas confondre Partir et mourir. On était censé employer des euphémismes.

« Henry », dit-il, « je veux simplement suivre la procédure normale.

— À savoir ?

— On va t’installer dans une Maison de Retrait. Puis on te demandera de rentrer en toi-même pour voir si tu es vraiment prêt à Partir comme tu le penses. C’est tout. La décision finale concernant le moment de ton Départ restera entre tes mains. Si tu insistais, tu pourrais Partir ce soir-même ; personne ne t’arrêterait. Nous ne le pourrions pas. Mais bien sûr une telle hâte serait déplacée.

— Ça va de soi.

— La Maison de Retrait que je te recommande », reprit Bollinger, « est connue sous le nom de Super Oméga. Elle se trouve en Arizona – un magnifique paysage désertique entouré de montagnes – et le personnel est impeccable. Je pourrais te montrer des brochures sur d’autres établissements, mais...

— Je me fie à ton jugement.

— Parfait. Puis-je me servir du téléphone ?

— En moins d’une minute la réservation était faite. Pour la première fois, Staunt sentit quelque chose d’inexorable dans le cours des événements. Il était en route vers la sortie. Plus question de revenir en arrière à présent. Il n’oserait jamais annuler son Départ une fois installé à Super Oméga. Pourquoi, se demanda-t-il, était-il parcouru ne fût-ce que d’un léger frisson d’hésitation ? Bollinger avait-il déjà commencé à saper sa résolution ?

« Là », lui dit celui-ci. « Ta suite sera prête dans une heure. Veux-tu t’en aller dès ce soir ?

— Pourquoi pas ?

— Conformément à la règle », dit Bollinger, « ta famille sera avertie dès ton arrivée là-bas. Je m’en occuperai moi-même. Un gardien sera affecté à ta maison ; elle sera mise sous scellés et placée sous surveillance le temps que tes possessions soient transmises à tes héritiers. À la Maison de Retrait on te donnera tous les avis juridiques dont tu pourras avoir besoin, toute l’aide nécessaire pour la répartition de tes biens, et cetera, et cetera. Rien ne sera laissé au hasard. Tout ira comme sur des roulettes.

— Excellent.

— Ce qui met un terme à l’aspect officiel de ma visite. Tu peux cesser un moment de me considérer comme ton Guide. Naturellement, je serai avec toi une bonne partie du temps à la Maison de Retrait, à m’occuper de toutes les questions qui pourraient se poser à toi, à faire tout mon possible pour te faciliter les choses. Mais pour l’instant, je suis là en tant qu’ami et non en tant que Guide. As-tu envie de parler ? Non pas du problème de Partir, j’entends. Mais de musique, de politique, du temps, de tout ce que tu voudras.

— Je ne me sens pas d’humeur très bavarde », répondit Staunt.

« Veux-tu que je te laisse seul ?

— Je crois que ce serait le mieux. Je commence à me considérer comme un Partant, Martin. J’aurai besoin de quelques heures pour me faire à cette idée. »

Bollinger s’inclina gauchement. « Ce doit être un moment difficile pour toi. Je ne veux pas être importun. Je reviendrai juste avant l’heure du dîner, d’accord ?

— Parfait », répondit Staunt.

 

*

**

 

Laissé à lui-même, Staunt erra sans but à travers la maison, se demandant s’il n’allait pas bientôt changer d’avis. Il n’ajoutait aucune foi aux flatteries de Bollinger, à l’hypothèse optimiste selon laquelle il se pouvait qu’il eût encore des œuvres d’art d’importance à donner au monde ; Staunt savait à quoi s’en tenir. S’il était vrai que le créateur qu’il portait en lui avait une dette envers l’humanité, il s’en était acquitté, et largement, depuis longtemps ; la civilisation n’avait pas besoin d’avoir peur : son Départ ne lui ferait rien perdre d’essentiel. Cependant il se pouvait qu’il trouvât difficile de quitter tout ce qu’il aimait. La vue de ses objets familiers était-elle de nature à ébranler sa décision ? Sous ses yeux s’étalaient tous les souvenirs d’une longue et confortable vie : les masques africains, les poteries pueblo, le manuscrit de Mozart, le petit clavecin élisabéthain, le caillou lunaire, le bol Sung, le vase funéraire égyptien, les miniatures persanes, les pistolets de duel, les pièces de monnaie grecques, les petites merveilles qu’il avait ramenées de ses nombreux voyages. Autrefois, l’idée d’être jamais sépare de ces précieux objets lui paraissait insupportable − ils étaient devenus pour lui de véritables êtres vivants, si bien que le jour où une stupide machine nettoyante avait renversé une statuette chypriote sur le sol, la brisant en mille morceaux, il avait pleuré ; non pour l’argent ainsi perdu, mais à cause de la souffrance que son imagination prêtait à la petite créature d’argile, à cause de l’humiliation qu’elle avait dû ressentir devant un tel gâchis. Il l’imaginait en train de l’accabler d’amers reproches : j’ai survécu quatre mille ans afin de devenir tienne, et tu as permis qu’on me casse ! Comme une petite fille qui tient ses poupées pour vivantes, leur parle, s’excuse auprès d’elles de négligences imaginaires. C’était, il l’avait toujours su, une attitude sotte, sentimentale, et même méprisable, que cet attachement pour ses compagnons inanimés, ce réel et tendre souci de leur « confort » et de leurs « sentiments », cette façon de parler d’eux an masculin ou au féminin plutôt qu’au neutre, de se demander avec inquiétude si telle pièce de prix était exposée à un endroit propice à la satisfaction de son ego. Il devait se rendre à l’évidence : il s’était créé une véritable famille, une entité d’un genre particulier, en rassemblant ce bric-à-brac d’objets issus d’une centaine de cultures et d’une centaine d’époques différentes.

À présent, il affrontait délibérément l’affreuse réalité : après son Départ, sa « famille » serait dispersée, ses chers objets vendus ou distribués ; certains d’entre eux se perdraient ou se casseraient en cours de route, d’autres finiraient sur les étagères poussiéreuses de quelques ignorants, aucun ne retrouverait la chaleur dont les avait entourés leur vieil ami. Et il s’en moquait. À moi de prendre du recul et de faire un effort d’abstraction, il s’en moquait. Ils étaient désormais privés de vie, et ce n’était plus que des masques, des pots, des fragments d’os et des morceaux de papier – des choses de valeur, intéressantes et attrayantes, mais sans âme. Des choses. Qui ne méritaient plus d’être choyées. Qui n’exigeaient plus qu’on se préoccupât de leur bonheur. D’une certaine façon, à son insu, ses objets avaient cessé d’être ses petits chéris, et il n’éprouvait aucune peine à l’idée de les quitter. C’est que je suis bien prêt à Partir, se dit-il.

Là, dans le petit renfoncement qui s’ouvrait à l’extérieur du studio, se trouvait sa vraie famille. Une pile de cubes-souvenirs : sa femme, son fils, sa fille, ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants, chacun d’eux enregistré dans une rutilante boîte de plastique de cinq centimètres de haut il y en avait tellement – des douzaines ! Il n’avait eu que les deux enfants agréés par la société, ses propres enfants avaient fait de même, et aucun de ses petits-enfants ou de ses arrière-petits-enfants n’en avait eu plus de trois. Pourtant, quel monceau de cubes cela faisait ! Plus que tout autre argument, leur nombre justifiait sa décision de Partir. Il fallait faire de la place, ou tout le monde allait être submergé par la marée montante des jeunes à venir. Évidemment, dans un monde où pratiquement personne ne mourait, sinon de sa propre volonté, et seulement à un âge extrêmement avancé, les familles tendaient à s’agrandir de façon impressionnante au fil des générations. Même une petite famille, et il n’y en avait alors d’aucune autre sorte, était appelée à devenir immense en l’espace de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans en raison de la progression géométrique qu’entraînait une fertilité contrôlée mais persistante. Rien que des additions, jamais de soustractions. Ou si peu. Et les chiffres montaient. Voyez-moi tous ces cubes ! Il s’agissait là de gadgets fort ingénieux : des répliques de la personne commandées par ordinateurs. Tout le monde se faisait encuber au moins une fois dans sa vie, et ceux qui étaient particulièrement friands de l’étrange immortalité que conféraient les cubes se commandaient de nouveaux cubes d’année en année. Le procédé sur lequel ils reposaient consistait en un simple transfert électronique ; il fallait environ une heure pour fabriquer un cube. Les machines scrutatrices enregistraient votre voix et vos habitudes de langage, votre démarche, les expressions de votre visage, tout l’éventail de vos réactions et de vos réponses les plus courantes. Une série de tests brefs et pénétrants fournissaient un profil psychologique. Ce dernier passait dans le cube. Finalement votre âme était mise en conserve dans une petite boîte. Il ne restait plus qu’à brancher le cube sur une cellule réceptrice, et vous naissiez à la vie sur un écran, souriant comme vous pourriez le faire, bougeant, parlant comme vous pourriez le faire, tenant des propos que vous seriez susceptibles de tenir. Bien sûr, il n’y avait sur l’écran qu’un être irréel, une imitation mécanique, une contrefaçon approximative de la personne ; mais ce simulacre était programmé pour soutenir une conversation et placer des coups sans l’aide des informations initiales, pour accueillir de nouveaux renseignements et modifier son point de vue en fonction de ce qu’il entendait. Bref, il ne se comportait pas comme un portrait figé mais comme une reproduction convaincante de l’être vivant qui avait servi de modèle.

Staunt examina sa collection de cubes. Il en avait cinq qui couvraient la vie de son fils du début de l’âge mûr au seuil de la vieillesse. Paul lui envoyait fidèlement un nouveau cube tous les dix ans. Trois cubes de sa fille. Une quantité de ses petits-enfants. Les parents tout fiers lui envoyaient des cubes des garnements à l’âge de dix ou douze ans, et les petits-enfants eux-mêmes, une fois devenus adultes, continuaient de lui envoyer des versions plus mûres d’eux-mêmes. Il en avait déjà quatre ou cinq de certains d’entre eux. Tous les ans arrivaient de nouveaux cubes : il s’agissait d’en remplacer un vieux, ou c’était quelque arrière-petit-fils qu’on immortalisait pour la première fois. Et tout cela atterrissait sur l’étagère du patriarche. Une coutume qui était loin de déplaire Staunt.

Il possédait un seul cube de sa femme. Leur invention remontait à une cinquantaine d’années et Edith était morte en 47, il y avait donc quarante-huit ans. Staunt et sa femme avaient été parmi les premiers à se faire encuber ; et bien leur en avait pris car les jours d’Edith étaient comptés encore qu’ils l’eussent ignoré, à l’époque. Même à présent les morts n’étaient pas toutes volontaires. Edith était morte dans un accident de coptère, et Staunt, qui approchait des quatre-vingt-dix ans, ne s’était pas remarié. La possession de ce cube lui avait été d’un grand réconfort pendant les années qui avaient suivi sa disparition. Il ne le branchait plus que rarement, principalement à cause de ses imperfections techniques ; le cube avait été réalisé alors que le procédé était encore tout nouveau, et la simulation n’était qu’une approximation, les mouvements de sa femme étaient gauches et saccadés sans grande ressemblance avec ceux de la gracieuse Edith qu’il avait connue. Il ne se souvenait même plus de la dernière fois où il l’avait fait passer. Machinalement, il le glissa dans l’alvéole de lecture.

L’écran s’illumina et Edith apparut. Svelte, alerte, resplendissante. De longs cheveux d’un blanc crémeux, une robe manteau pourpre, sa broche en or préférée épinglée à l’épaule. Elle avait largement dépassé les soixante-dix ans quand le cube avait été fabriqué, mais elle en paraissait à peine cinquante. Leur mariage avait duré un demi-siècle, Staunt ne s’était rendu compte que tout récemment qu’il avait maintenant vécu presque autant de temps sans elle qu’avec elle.

« Tu as l’air d’aller bien, Henry », dit-elle dès que son image fut sur l’écran.

« Pas mal pour une vieille relique. On est en 2095, Edith. Je vais avoir cent trente-six ans.

— Ça fait longtemps que tu ne m’as pas branchée, alors. Cinq ans, exactement.

— C’est vrai. Mais ce n’est pas faute d’avoir pensé à toi. J’ai seulement eu tendance à me détacher de tout ce que j’aimais. Je suis devenu une sorte de somnambule. Flottant au fil des jours, attendant que le temps passe.

— Tu te portes bien ?

— Assez bien », dit Staunt. « Une santé superbe. Étonnante même. Je n’ai pas à me plaindre,

— Et tu composes ?

— Très peu ces temps-ci. Pas du tout en fait. J’ai aligné quelques notes en vue d’un vague projet, mais c’est tout.

— J’en suis désolée. J’espérais que tu aurais eu quelque chose à me faire écouter.

— Non », dit-il. « Rien »

Au cours des années, il avait toujours fait écouter chacune de ses nouvelles compositions à l’Edith du cube, de même qu’il lui donnait régulièrement des nouvelles de la famille et de leurs amis, la tenait au courant de l’actualité et des fantaisies de la mode. Il ne voulait pas que son cube restât à jamais prisonnier de 2046. Le fait de la voir constamment apprendre, progresser, changer, l’aidait à nourrir l’illusion que l’Edith de l’écran était la véritable Edith. Il lui avait même communiqué tous les détails concernant sa mort.

« Comment vont les enfants ? » s’enquit-elle.

« Très bien. Je les vois souvent. Paul est en bonne forme. Un solide vieillard tout comme son père. Il a quatre-vingt-onze ans, Edith. Ça ne te fait pas tout drôle d’être la mère d’un fils qui est plus vieux que toi ? »

Elle se mit à rire. « Pourquoi verrais-je les choses de cette façon ? S’il a quatre-vingt-onze ans, j’en ai cent vingt-cinq.

— Évidemment. Évidemment. » Si ça lui fait plaisir.

« Et Crystal a quatre-vingt-sept ans. C’est ça qui est curieux, par contre ; je ne peux pas m’empêcher de penser à elle comme à une jeune femme. C’est vrai, même ses enfants doivent être vieux à présent, alors que ce n’étaient que des bébés ! Donna a soixante et un ans. David cinquante-huit Henry quarante-sept.

— Henry ? » s’exclama-t-elle d’un air étonné. Après un instant de confusion, elle se reprit. « Oh, oui ! Le troisième enfant, le petit accident. Ton homonyme. Pendant un moment je ne me suis plus souvenue de lui. »

Cet Henry-là était né peu après la mort d’Edith ; Staunt en avait informé le cube, mais la communication d’événements postérieurs à l’encubage n’était jamais aussi bien reçue que la programmation originale ; un moment, le renseignement lui avait échappé. Comme pour dissimuler son embarras, Edith se mit à lui poser des questions sur tous les autres petits-enfants, les arrière-petits-enfants ; toute la troupe qui s’était accumulée après sa disparition. Elle citait des noms, attribuait chaque enfant à ses parents, parcourait de haut en bas tout l’arbre généalogique des Staunt, s’efforçant par tous les moyens de lui plaire.

Il l’arrêta brusquement dans son élan. « Il faut que je te dise, Edith, je crois qu’il est temps pour moi de Partir. »

De nouveau cet air étonné. « De Partir ? De Partir où ?

— Tu sais ce que je veux dire. Partir.

— Non, je ne vois pas. Je ne vois vraiment pas.

— Dans une Maison de Retrait.

— Je ne te suis toujours pas. »

Il lutta contre l’impatience qui le gagnait. « Je t’ai expliqué le sens de ces expressions. Il y a déjà longtemps. Elles sont en usage depuis au moins trente ou quarante ans. C’est le fait de mettre volontairement un terme à sa vie, Edith. J’en ai déjà discuté avec toi. Tout le monde doit y venir un jour ou l’autre.

— Tu as décidé de mourir ?

— De Partir, oui, de mourir, de Partir.

— Et pourquoi donc ?

— L’ennui. La solitude. J’ai survécu à la plupart de mes anciens amis. J’ai survécu à mon propre talent. J’ai survécu à moi-même, Edith. Cent trente-six ans. Et je pourrais vivre encore cinquante ans de plus. Mais à quoi bon ? Vivre uniquement pour l’amour de vivre ?

— Pauvre Henry. Tu as toujours eu le don de t’intéresser à tellement de choses. Chaque journée n’était pas assez longue pour toi, avec tes collections, et tes livres, et ta musique, et tes voyages autour du monde, et tes amis...

— J’ai lu tout ce que j’avais envie de lire. J’ai parcouru le monde entier. Je suis las de collectionner des choses.

— C’est peut-être moi qui ai eu de la chance, alors. Un nombre d’années raisonnable, une vie heureuse, et la fin. D’un seul coup.

— Non. C’était bon de continuer à vivre ainsi, Edith. Je me suis maintenu en bonne santé, je n’ai pas sombré dans la sénilité – tout ça c’était bien. Hormis le fait de ne pas t’avoir avec moi. Mais je n’ai plus de plaisir à rien. J’ai compris tout à coup que je n’avais plus de raison de rester ici plus longtemps. Il faut que la roue tourne. Les vieux doivent dégager le terrain. Il y a des gens qui ont envie d’avoir un enfant, qui attendent une place libre, et c’est à moi de la leur offrir.

— En as-tu parlé à Paul et à Crystal ?

— Pas encore. Je n’ai pris ma décision qu’aujourd’hui. Mais je les en avertirai – ou on le fera à ma place. Ils hériteront de la plupart de mes biens. Le cube que j’ai de toi reviendra à Paul. Tous ces problèmes sont grandement facilités quand on est un Partant.

— Et quand comptes-tu... Partir ? »

Staunt haussa les épaules. « Je ne sais pas encore. Un mois, deux mois – rien ne presse.

— A t’entendre on ne croirait pas que tu le veux vraiment. »

Il secoua la tête. « Je le veux, Edith. Mais autant que ce soit d’une façon civilisée. En prenant le temps de faire mes adieux. Ma vie a été longue ; je ne peux pas m’en aller du jour au lendemain. Mais je ne compte pas rester ici très longtemps.

— Tu me manqueras, Henry. »

Ces paroles le plongèrent dans un abîme de réflexions. Le cube regrettant l’homme vivant. Il laissa échapper un petit rire et dit : « Paul te fera passer mon cube et me fera passer le tien. Nous nous parlerons par machines interposées. Nous serons toujours là l’un pour l’autre. » L’image d’Edith tendit une main vers lui. Il maudit les défaillances de la simulation. Il effleura l’écran du bout des doigts, établissant une sorte de contact avec elle par-dessus les années, par-dessus les barrières qui les séparaient. Il lui envoya un baiser. Puis, d’un geste sec, avant de céder à la sensiblerie, il retira le cube de son alvéole, et le plaça à côté de ceux de son fils et de sa fille. À moitié titubant, il revint en toute hâte dans le studio. La grande pièce contenait tous les vestiges de sa longue carrière. Ici, la musique elle-même sous forme d’enregistrements : des disques et des cassettes pour ses premières œuvres, des cubes orchestraux étincelants pour les suivantes. Là, c’était les manuscrits, tous reliés en maroquin rouge, une de ses petites vanités. Là les albums pleins de coupures de presse et les programmes de concerts. Là les trophées. Là les volumes de ses essais critiques. Staunt avait eu une vie très occupée. Il regarda les titres imprimés sur les reliures des manuscrits : des symphonies, des quatuors à cordes, des concertos, diverses musiques de chambre, des chansons, des sonates, des cantates, des opéras. Tant de choses. Il avait pratiquement essayé de toucher à tous les genres. Sa musique était élégante, agréable, conservatrice, et même légèrement académique, encore qu’il ne s’en excusât point : il avait suivi ses voix intérieures partout où elles le menaient, et si elles ne l’avaient pas mené du côté de la rébellion et des grandes fulminations, soit. Il avait donné du plaisir grâce à ses œuvres. Il avait apporté sa contribution au monde et à sa petite provision de beauté. Une vie plutôt bien remplie. S’il avait eu plus de passion, plus d’impétuosité, plus de dynamisme, peut-être aurait-il secoué le monde comme Beethoven ou Wagner. Mais il n’avait jamais été l’homme des grands éclats ; ce qui ne l’avait pas empêché de faire de son mieux, et à sa façon il n’avait pas mal réussi. Il y a des hommes qui vous guérissent de vos maux, d’autres qui apaisent les âmes troublées, d’autres qui inventent de merveilleuses machines – et d’autres qui composent des mélodies et des symphonies, parce qu’ils le doivent, et parce que c’est tout ce qu’ils sont capables de faire pour enrichir le monde où le hasard les a jetés. Même à présent, alors qu’il n’y avait plus en lui qu’une toute petite flamme de vie, alors que tout lui semblait soudain insipide et dérisoire, Staunt n’avait pas l’impression d’avoir perdu son temps en remplissant cette pièce de ce qu’elle contenait. Au cours des cent dernières années, il ne s’était jamais passé une semaine sans qu’on jouât une de ses œuvres quelque part. Cela suffisait à justifier qu’il eût écrit, qu’il eût vécu.

Il brancha le synthétiseur. Ses doigts frôlèrent les touches et se mirent à jouer d’eux-mêmes le thème d’ouverture de Vénus, sa symphonie de 1989, sa première œuvre mûre. Comme tout cela lui semblait loin maintenant – ce flamboyant automne de triomphes au cours duquel il l’avait dirigée lui-même dans une douzaine de capitales, les critiques en émoi, tout le monde, des amateurs de Brahms désarmés aux pontifes de l’avant-garde, se ruant pour l’embrasser comme le sauveur de la grande musique. Bien sûr, ce succès outrancier avait été suivi d’une réaction lorsque les modernistes avaient décidé que quelqu’un d’aussi populaire ne pouvait pas être bon et que les traditionnalistes s’étaient mis à le trouver trop moderne, mais c’était le genre de choses auquel il fallait s’attendre. Il avait suivi son petit bonhomme de chemin. D’autres avaient fini par reconnaître son génie – un génie limité et modeste, un humble et tranquille génie, mais du génie tout de même. Au moment où le monde émergeait des cruelles tourmentes de la deuxième moitié du vingtième siècle, où une nouvelle société de paix et d’harmonie s’édifiait sur les débris de l’ancienne, Staunt avait créé la musique dont avait besoin une époque plus calme, il était devenu sa voix lyrique. Là. Il introduisit un cube dans un lecteur. Le doux cri de son quintette à vent. Là : Les Épreuves de Job, son premier opéra ; là : Trois Orbites pour Cordes et Générateur de Stase. Là : Polyphonies pour Cinq Mondes. Il fit tout jouer à la fois, libérant un furieux imbroglio de sons dans l’enceinte des haut-parleurs, et il resta debout au milieu, légèrement tremblant, affrontant le barrage sonore et laissant son esprit se dénouer.

Au bout de quelques minutes, il coupa le son. Il n’avait pas besoin de faire jouer sa musique ; elle était là, à l’intérieur de sa tête, perpétuellement à sa disposition. Il caressa doucement le dos lisse et luisant de ses albums noirs, avec toute la documentation de ses succès et de ses échecs occasionnels soigneusement collée dedans. Ses doigts se promenèrent le long de ses manuscrits reliés. Tant de choses. Tant et tant de choses. Toute une longue vie de productivité. Il n’avait pas à se plaindre.

Il demanda à son téléphone de lui repasser le ministère de la Félicité.

« Mon Guide s’appelle Martin Bollinger », dit-il. « Voudriez-vous lui faire savoir que j’aimerais être transféré à la Maison de Retrait le plus tôt possible ? »

 

*

**

 

Bollinger, assis à côté de lui dans le coptère, se pencha dans sa direction, un doigt tendu vers le sol. C’est là, dit-il. Super Oméga. Juste au-dessous. » La Maison de Retrait se présentait comme une ligne de légers pavillons blancs, en forme de tentes, disposés en fer à cheval autour d’un jardin central. Le soleil déclinant teintait les bâtiments de reflets rouge et or. Des montagnes violâtres dressaient leurs pics dénudés au nord et à l’est ; de l’autre côté de Super Oméga l’étendue brune du désert de l’Arizona, parsemée de cactus et de taches vert pâle, s’étirait jusqu’à la ligne sombre de l’horizon.

Le coptère se posa silencieusement. Dès que la portière fut ouverte, Staunt fut accueilli par un souffle brûlant « On ne s’occupe pas de modifier le climat par ici » expliqua Bollinger. « La plupart des Partants semblent préférer qu’il en soit ainsi. Pour le contact avec l’environnement naturel.

— Ça ne me gêne pas » dit Staunt. « J’ai toujours aimé le désert. »

Un comité d’accueil était prêt avant même qu’il ait émergé de l’appareil. Trois membres du personnel en blouses marquées de l’emblème de la Félicité. Quatre vieillards desséchés qui étaient manifestement sur le point de Partir. Un robot domestique avec un fauteuil roulant qui lui tendait les bras. Staunt, embarrassé par une, telle attention, s’avança précautionneusement sur le terrain d’atterrissage inégal et jonché de cailloux. Il chuchota à Bollinger : « Dis-leur que je n’ai pas besoin de fauteuil roulant. Je peux encore marcher. Je ne suis pas invalide. »

Ils s’attroupèrent autour de lui, se présentant tour à tour : Dr James, miss Elliot, Mr Falkenbridge. Les gens du personnel. Les quatre Partants lui croassèrent aussi leurs noms, mais leur aspect laissait Staunt tellement stupéfait qu’il oublia d’y prêter attention. Ces visages ratatinés, ces mains crochues à moitié paralysées, ces peaux parcheminées – était-ce là l’apparence qu’il offrait lui aussi ? Il y avait des années qu’il n’avait pas vu de gens de son âge. Il avait l’impression d’avoir traversé ses quatorze décennies sans trop se décatir, mais peut-être n’était-ce qu’une illusion née de la vanité, peut-être n’était-il qu’une ruine au même titre que ces quatre individus. À moins qu’ils ne fussent bien plus âgés que lui dans leur cent soixante-quinzième ou leur cent quatre-vingtième année – l’extrême limite de ce que durait maintenant une vie humaine. Staunt les contemplait d’un air ahuri, accablé et terrifié par leurs sourires sans dents.

Falkenbridge, un jeune et solide rouquin, apparemment une sorte d’infirmier, essayait de l’installer dans le fauteuil roulant. Staunt le repoussa d’un geste irrité. « Non. Non. Ça ira », dit-il. « Martin, dis-lui que je n’ai pas besoin de ça. »

Bollinger souffla quelques mots à Falkenbridge. Le jeune homme haussa les épaules et renvoya le robot domestique. Tout le monde se mit alors en marche vers la Maison de Retrait, Falkenbridge à la droite de Staunt, miss Elliot à sa gauche, tous deux le serrant de près au cas où il ne tiendrait pas debout.

Il sentit soudain peser sur lui une terrible et étrange fatigue. Possible que son refus du fauteuil roulant n’ait été qu’une sotte bravade. La chaleur accablante, ses quatre-vingt-dix minutes de voyage en fusée à travers le continent, la grossière texture du sol, tout conspirait à lui couper les jambes. Il faillit tomber à deux reprises. La première fois, miss Elliot l’attrapa gentiment par le coude et le soutint ; la deuxième fois, il essaya de retrouver tout seul son équilibre, après un faux pas qui lui causa une douleur fulgurante dans la cheville.

D’un seul coup il sentait son âge. En un seul jour il s’était mis à sucrer les fraises, comme si sa décision d’entrer dans une Maison de Retrait l’avait dépossédé de ce qu’il lui restait de vigueur. Non. Non. Il rejeta cette idée. Il était seulement fatigué, comme un homme de son âge avait le droit de l’être ; avec un peu de repos il serait de nouveau lui-même. Il accéléra le pas, en dépit de l’effort que cela lui coûtait. Des gouttes de sueur ruisselaient le long de ses joues. Un point de côté lui taraudait l’aine. Toute sa jambe gauche lui faisait mal.

Ils atteignirent enfin l’entrée de Super Oméga.

Il vit que ce qu’il avait pris d’en haut pour des sortes de tentes étaient en réalité une enfilade de dômes de plastique robustes et consistants, reliés par un réseau compliqué de passages couverts. L’esplanade qu’ils délimitaient réunissait harmonieusement divers spécimens de la flore du désert : des cactus aux bras bien droits, des plantes grasses torsadées à favoris blancs, d’étranges choses angulaires et épineuses. Toutes ces plantes étaient groupées avec une grâce et une finesse remarquables autour d’un assortiment de pierres plates et de rochers aux formes bizarres ; l’effet était d’une extraordinaire beauté. Staunt s’arrêta pour contempler le spectacle. Bollinger lui dit d’une voix douce : « Pourquoi ne pas aller d’abord voir ta suite ? Le jardin sera encore là ce soir. »

Il avait tout un dôme pour lui tout seul. Des murs intérieurs le divisaient en une chambre à coucher, une salle de séjour, et une espèce de pièce tous usages ; tout était aéré, simple, de bon goût, et il y faisait vingt-cinq degrés de moins qu’à l’extérieur. Une fenêtre s’ouvrait sur le jardin.

Les gens du personnel et le quatuor de Partants s’éclipsèrent, laissant Staunt en compagnie de son Guide. « Chaque pensionnaire a une suite comme celle-ci », dit Bollinger. « Tu peux manger ici si tu veux, bien qu’il y ait une salle de restaurant sous la cour. Tu as aussi de quoi te distraire – une bibliothèque, un théâtre, une salle de jeu – mais tu peux être parfaitement heureux sans bouger d’ici. »

Staunt s’allongea doucettement dans un hamac de mousse. Une fois son poids enregistré, de petites mains mécaniques se mirent à lui masser le dos ; Bollinger sourit.

« Voici ton terminal de renseignements, » lui dit-il, en tendant à Staunt une tige aux reflets cuivrés d’une vingtaine de centimètres de long. « C’est un bloc d’accès standard. Tu peux avoir n’importe quel livre de la bibliothèque – et il y en a des milliers – sur ton écran sur simple demande, tu peux écouter tous les morceaux de musique qu’il te plaira, et il y a aussi une borne téléphonique. Tu peux lui demander n’importe quelle communication. Vas-y. Appelle quelqu’un.

« Mon fils Paul » dit Staunt.

« Demande », l’invita Bollinger.

Staunt brancha le terminal et lui donna le nom de Paul ainsi que son numéro d’identification. Instantanément un écran s’anima à côté du hamac. L’écran aurait tout aussi bien pu être un miroir, un étrange miroir capable d’amortir les injures du temps, capable de renvoyer à un très vieil homme l’image d’un homme seulement vieux. Staunt avait en face de lui une version plus jeune de lui-même, encore qu’elle fût loin d’être jeune » : des yeux d’un gris glacé, des lèvres minces, un visage osseux, une épaisse crinière de cheveux blancs.

Le visage de Paul était profondément marqué mais toujours énergique. À l’âge de quatre-vingt-onze ans, il ne s’était pas encore retiré de l’agence d’architecture qu’il dirigeait. Tant qu’un homme était en bonne santé, possédait toutes ses facultés mentales, et trouvait toujours des satisfactions dans son métier, il n’avait aucune raison de prendre sa retraite ; quand l’esprit et le corps étaient atteints ou que l’on avait plus goût à son travail, c’était le moment de plier bagages et de se préparer à Partir.

« Je t’appelle de Super Oméga » lui annonça Staunt.

« Qu’est-ce que c’est que ça, Henry ?

— Tu n’en as jamais entendu parler ? Une Maison de Retrait en Arizona. Un très joli coin à ce qu’il semble. Martin Bollinger m’a emmené ici ce soir. »

Paul eut l’air estomaqué. « Penserais-tu à Partir, Henry ?

— J’y pense.

— Tu ne m’avais jamais dit que tu avais une telle idée en tête.

— Je te le dis maintenant.

— Tu as des problèmes de santé ?

— Je me sens très bien », dit Staunt, « tout le monde me pose la question et je réponds toujours la même chose. Ma santé est excellente.

— Alors pourquoi ?...

— Dois-je me justifier ? J’ai largement assez vécu. Ma vie est terminée.

— Mais tu étais si alerte, si concerné...

— C’est une décision qui me regarde seul. Tu n’as pas à me faire de reproches.

— Je ne te fais aucun reproche. J’essaie seulement de me faire à cette idée. Tu sais, ça fait quatre-vingt-dix ans que tu fais partie de ma vie. Je me fous des conventions sociales. Je ne vais tout de même pas sourire, hocher la tête, et dire bravo, quand mon père m’annonce qu’il va mourir.

— Partir.

— Partir », marmonna Paul. « Comme tu voudras. En as-tu parlé à Crystal ?

— Tu es le premier membre de la famille que je mets au courant. Si l’on met ta mère à part, s’entend.

— Ma mère ?

— Le cube », précisa Staunt.

« Ah, oui ; Le cube. » Petit rire nerveux. « Très bien. Je vais annoncer la nouvelle aux autres. Je vais me retrouver à la tête de la famille finalement. Je suppose qu’il va falloir que j’apprenne. Tu ne comptes pas faire ça tout de suite, non ?

— Bien sûr que non. Qu’est-ce que tu vas chercher là ? Je ferai mes adieux comme il convient. Élégamment. Sereinement. Il faut compter quelques semaines, un mois ou deux – le délai habituel.

— Et on peut te rendre visite ?

— Je l’espère bien ! » dit Staunt. « Ça fait partie du rituel.

— Et en ce qui concerne – pardonne-moi – en ce qui concerne les aspects juridiques ? Les dispositions testamentaires, les choses comme ça ?

— Tout sera réglé selon les voies habituelles. Le ministère de la Félicité est censé m’aider. Ne t’inquiète pas : tu auras tout ce qui te revient.

— Ce n’est pas une façon très gentille de répondre à ma question, Henry.

— Je n’ai plus à être gentil. Je n’ai même pas besoin d’être raisonnable. Je ne suis qu’un vieux fou qui se prépare à Partir.

— Henry... Père…

— Bon. Excuse-moi. On dirait que cette conversation a pris un mauvais départ. Veux-tu que nous reprenions tout au début ?

— J’aimerais autant. »

Staunt se rendit compte qu’il tremblait. Les muscles de son visage étaient tendus. Il tâcha de se décontracter et dit au bout d’un moment : « C’est un pas à franchir, parfaitement normal et souhaitable. Je suis vieux, fatigué, seul, et las. Je ne suis plus d’aucune utilité ni pour moi-même ni pour personne, et il serait vraiment absurde que mes docteurs s’embêtent à essayer de me faire fonctionner plus longtemps. Je vais donc Partir. Je préfère Partir maintenant, alors que je suis encore à peu près sain de corps et d’esprit, au lieu de me cramponner quelques décennies de plus jusqu’à ce que je devienne gâteux. Je me suis fait transférer à Super Oméga, et vous pouvez tous me rendre visite avant mes Adieux, et ce sera, j’espère, un Départ paisible et réussi. C’est tout. Il n’y a pas de quoi pleurer. Dans quarante ou cinquante ans tu comprendras bien mieux tout cela.

— Je comprends très bien maintenant », dit Paul. « Tu m’a pris au dépourvu quand tu as appelé, mais je comprends. Évidemment. Évidemment. Nous ne voulons pas te perdre, mais c’est seulement notre égoïsme qui parle. Tu as eu une vie bien remplie, et puis quoi, la roue doit tourner. »

Comme il dit bien cela, songea Staunt. Comme il glisse facilement dans le jargon. Comme il s’empresse de me donner raison, après le choc du premier moment. Oui, Henry, certainement, Henry, tu as raison de Partir, Henry, tu as vécu assez longtemps. Staunt se demanda ce qui était mensonge : la résistance initiale de Paul à l’idée de le voir Partir, ou sa résignation philosophe ? Et quelle différence cela faisait-il ? Pourquoi, s’interrogea Staunt, serais-je fâché que mon fils trouve normal que je Parte alors qu’il y a deux minutes j’étais fâché qu’il essaye de m’en dissuader ?

Voilà qu’il commençait à n’être plus très sûr de lui. Peut-être désirait-il qu’on lui tînt ce genre de discours ? Il faut que je lise Hallam au plus vite, se dit-il, « J’ai un tas de choses à faire ce soir », répondit-il finalement à Paul. « Je te rappellerai demain. Ou tu me rappelleras. » L’écran s’éteignit.

« Il a l’air de prendre ça plutôt bien », dit Bollinger. « Les enfants n’acceptent pas toujours l’idée qu’un parent puisse Partir. Ils acceptent la théorie des Adieux, mais ils font comme si c’étaient les parents de quelqu’un d’autre qui devaient Partir.

— Ils voudraient que leurs parents vivent éternellement, même si ceux-ci n’ont pas envie de traîner ici plus longtemps ?

— C’est ça.

— Et si quelqu’un a vraiment envie de s’éterniser ? »

Bollinger haussa les épaules. « Nous n’essayons jamais de précipiter le dénouement. Nous faisons quelques allusions, aussi subtilement que possible, si quelqu’un de cent quarante ou cent cinquante ans n’est plus qu’une épave et continue malgré tout de s’accrocher à la vie. D’ailleurs, même s’il s’agit de quelqu’un de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans, qui ne vit plus que grâce à ses docteurs, nous essayons de l’encourager à Partir. Nous pouvons exercer notre influence de façon parfaitement humaine à travers les docteurs, les amis, ou les parents, en nous efforçant de chasser la crainte de la mort chez ceux qui s’attardent, en essayant de leur faire comprendre que s’ils voulaient circuler ce serait mieux non seulement pour la société, mais aussi pour eux-mêmes. S’ils ne sont pas sensibles à nos sous-entendus, nous ne pouvons rien faire d’autre. L’euthanasie non consentie est exclue de notre système.

— Quel âge », demanda Staunt, « ont les gens les plus vieux actuellement ?

— Je crois que les plus vieux que l’on connaisse ont quelque chose comme cent soixante-quinze ou cent quatre-vingts ans. Ce qui signifie qu’ils sont nés au début du XXe siècle, aux environs de la Première Guerre mondiale. Quiconque est né plus tôt a forcément passé une trop grande partie de son existence à l’époque de la médecine médiévale pour pouvoir espérer une vie vraiment longue. Mais si tu étais né, disons, en 1920, tu n’aurais eu que cinquante-six ou soixante ans au moment où s’ouvrait l’époque des greffes d’organe, de l’utilisation de l’informatique dans les services de santé, de l’emploi du laser en chirurgie ; et si tu avais eu assez de chance pour être en bonne forme dans les années 1970 ou 1980, eh bien, tu aurais pu continuer comme ça indéfiniment. Et profiter de la régénération cellulaire et de tout le reste. Quelques individus nés au début du XXe siècle se sont cramponnés jusqu’à l’époque de la médecine totale, et certains d’entre eux sont toujours avec nous. Refusant poliment de Partir.

— Combien de temps peuvent-ils encore durer ?

— Difficile à dire », répondit Bollinger. « Nous ne savons pas en pratique quelles sont les limites de la vie humaine. Notre expérience de la médecine totale est encore trop récente. J’ai entendu dire que deux cents ou deux cent dix ans est le chiffre maximum, mais dans vingt ou trente ans il se peut que nous nous apercevions que nous pouvons les prolonger au-delà de cette limite.

— Peut-être n’y a-t-il pas de limite, maintenant que nous avons les moyens de restaurer un corps décrépit. Mais il serait affreusement antisocial de la part de ces gens-là de se traîner de siècle en siècle uniquement pour profiter des progrès de la médecine !

— Mais s’ils apportent quelque chose à la société durant toutes ces centaines d’années...

— Si », dit Bollinger. « Mais le fait est que quatre-vingt-dix, quatre-vingt-quinze pour cent des gens n’apportent jamais rien à la société, même quand ils sont jeunes. Ils se contentent d’encombrer l’espace, d’accomplir des tâches dont des machines s’acquitteraient bien mieux qu’eux, de mettre au monde des enfants qui ne sont pas plus doués qu’eux – et de s’accrocher à la vie, de s’y accrocher tant qu’ils peuvent. Nous ne voulons pas perdre les gens qui ont de la valeur, Henry, j’ai déjà abordé le problème avec toi. Mais la plupart des gens n’ont quasiment aucune valeur au départ et en ont de moins en moins à mesure que le temps passe. Aussi n’y a-t-il aucune raison pour qu’ils vivent plus de cent ou cent dix ans, et encore moins pour qu’ils atteignent deux cents, trois cents ans, ou plus.

— C’est une philosophie plutôt dure. Cynique, même.

— Je sais. Mais lis Hallam. La roue doit tourner. Nous avons atteint une moyenne de vie dont on n’aurait même pas osé rêver lorsque tu n’étais qu’un enfant, Henry, mais cela ne veut pas dire que nous devons rechercher l’immortalité pour tout le monde. À moins que les gens renoncent à avoir des enfants, ce qui n’est pas le cas. Notre planète n’est pas extensible. S’il y a des entrées, il faut qu’il y ait des sorties, et j’aime à penser que ceux qui sortent sont ceux qui n’ont plus que cela à nous offrir. Les décrépits, les infirmes, les gâteux, les débiles. Dieu merci la plupart de nos vieillards sont d’accord. Pour une personne qui ne veut absolument pas lâcher prise, il y en a cinquante qui sont contentes de Partir après avoir franchi le cap des cent ans. Et quand ceux qui restent se font encore plus vieux, ils changent d’avis, comme tu viens de le faire. Il n’y en a guère qui veulent continuer au-delà de cent cinquante ans. Les rares personnes qui sont dans ce cas, eh bien, nous les considérons comme des sujets d’étude pour la gériatrie, et nous leur fichons la paix.

— Quel âge ont les quatre qui sont venus m’accueillir sur l’aire d’atterrissage ?

— Je ne saurais te dire. Cent vingt, cent trente, quelque chose comme ça. La plupart de ceux qui demandent à faire leurs Adieux en ce moment sont nés entre 1960 et 1980.

— Des gens de ma génération, alors.

— Oui, je suppose.

— Est-ce que j’ai l’air aussi délabré qu’eux ? Ce sont des momies ambulantes, Martin. J’aurais juré qu’ils avaient cinquante ans de plus que moi.

— J’en doute fort.

— Mais je ne suis pas comme eux, n’est-ce pas ? J’ai toutes mes dents. Mes cheveux. Mes yeux à moi. J’ai l’air vieux mais pas antique. Ou est-ce que je me fais des illusions, Martin ? Suis-je vraiment un cauchemar racorni moi aussi ? Est-ce que je me suis accoutumé à mon aspect, au point de ne plus remarquer les changements, de décennie en décennie, à mesure que je vieillissais ?

— Il y a un miroir », dit Bollinger. « À toi de répondre à tes propres questions. »

Staunt se regarda. Des sillons et des rides, oui : une sorte de relevé cartographique temporel, les vallées et les ravins d’une longue vie. Des taches sur la peau. Des yeux luisants profondément enfoncés ; des joues décharnées laissant deviner les contours, acérés du crâne. Un visage vieux, terriblement vieux. Mais pas comme leur visage à eux. Il n’avait encore rien d’une momie. Un homme du XXe siècle ne lui aurait pas donné plus de quatre-vingts ans ou quatre-vingt-cinq ans, comme il n’aurait donné qu’une soixantaine d’années à Paul et une cinquantaine à Martin Bollinger. Les quatre autres, les momies, faisaient vraiment leur âge. Il fallait que leurs docteurs fussent de véritables magiciens pour leur faire tenir le coup. Et maintenant, fatigués de tricher avec la mort, ils étaient venus ici pour Partir et mettre fin à toute cette farce. Moi au moins je suis encore vigoureux, je pourrais facilement continuer, si seulement j’en avais envie. « Eh bien ? » demanda Bollinger.

« Je me trouve en assez bon état » dit Staunt. « Je m’en vais alors que j’ai encore de la marge. C’est la meilleure façon de procéder. » Il reprit le terminal de renseignements. « Je me demande s’ils ont des enregistrements de ma musique ici, » enchaîna-t-il, et il fit sa demande. La pièce fut envahie par les premiers accords de sa Douzième Symphonie. Il en éprouva du plaisir. Il ferma les yeux et écouta. À la fin du premier mouvement, il regarda autour de lui et s’aperçut que Bollinger était parti.

 

*

**

 

Le Dr James vint le voir un peu plus tard, alors que la nuit tombait sur le désert. Staunt était debout près de la fenêtre, guettant l’apparition des étoiles, quand l’avertisseur automatique lui signala l’arrivée de son visiteur.

Le docteur était un homme assez jeune – dans les quarante ou cinquante ans, Staunt ne se fiait plus à son jugement en ce domaine – avec un long nez d’apparence fragile et un air aimable, légèrement onctueux, du genre mon-plus-cher-désir-est-que-vous-ayez-un-départ -agréable. Les premiers mots qu’il adressa à Staunt furent : « J’ai examiné votre dossier médical. Je dois vous féliciter de l’excellent état de votre santé,

— Il y a quelque chose dans la musique qui garde les gens en bonne forme », répondit Staunt.

« Vous êtes chef d’orchestre ?

— Compositeur, Mais j’ai dirigé mes propres œuvres assez souvent. Manier la baguette... c’est de toute évidence un excellent exercice.

— J’ai bien peur de ne guère m’y connaître en musique. Un de ces jours il faudra que vous me programmiez quelques-uns de vos morceaux favoris. » Le docteur eut un sourire embarrassé. « Les plus simples. De la musique pour un médecin ignorant, s’il vous est jamais arrivé d’en écrire. » Il observa un instant de silence et reprit : « Vous avez vraiment un excellent passé médical. L’ordinateur de votre docteur nous a communiqué votre dossier cet après-midi, aussitôt après votre réservation. Naturellement, pendant tout le temps où vous serez avec nous, nous voulons que vous restiez en parfaite santé et que vous ne manquiez de rien. Vous recevrez tous les soins auxquels vous étiez accoutumé chez vous – séances de thérapie musculaire, traitement ionique, d’épuration du sang, et tout le reste. Y compris n’importe quel traitement d’appoint qui s’avérerait nécessaire. Non que je m’attende à ce que quelqu’un comme vous en ait grand besoin.

— Autrement dit, je pourrais encore durer cinquante ans, n’est-ce pas ? »

Le Dr James parut décontenancé. Ses joues rebondies s’empourprèrent « C’est un choix qui n’appartient qu’à vous, Mr Staunt.

— Ne vous inquiétez pas. Je n’ai pas l’intention de changer d’avis.

— Personne ne vous pressera ici », lui expliqua le docteur. « Nous avons connu des gens qui sont restés à Super Oméga trois ou quatre ans. Le moment des Adieux est pour chaque homme le moment le plus important de sa vie, après tout ; il a le droit de marcher à son rythme, de se détacher du monde aussi graduellement qu’il le veut. Vous n’êtes pas sans savoir que votre séjour ici ne vous coûtera rien. Tout est à la charge du gouvernement.

— Je crois que Martin Bollinger m’a expliqué cela.

— Parfait Dans ce cas, laissez-moi vous parler de quelques-unes des options qui s’offrent à vous pour Adieux. Beaucoup de Partants préfèrent entamer leur rupture avec le monde par un grand voyage – une sorte d’adieu à tous les grands sites, les Pyramides, le Taj Mahal Notre-Dame, le Sahara, l’Antarctique, que sais-je. Nous pouvons vous arranger le voyage que vous voulez. Nous avons plusieurs voyages organisés où vous vous trouverez en compagnie de cinq, six, ou dix autres Partants, et de plusieurs Guides – une tournée d’un mois comportant la visite des endroits les plus célèbres, une tournée de deux mois, ou une tournée de trois mois. L’itinéraire est fixé à l’avance, mais des changements sont possibles à la demande unanime des Partants. Ou alors, si vous préférez, vous pouvez vous rendre seul, c’est-à-dire juste vous et votre Guide, dans n’importe quelle partie du monde qui... »

Staunt n’en croyait pas ses oreilles. Cet homme était-il un docteur ou une agence de voyages ?

Et désirait-il faire un tel voyage ? C’était vaguement tentant. Se balader aux frais du gouvernement. Voir les temples de Chicken Itzà au clair de lune, survoler les Andes et descendre dans le Machupicchu, respirer le parfum des clous de girofle à Zanzibar, lever les yeux vers la cime bleu-vert d’un séquoia géant, regarder les hippopotames se baigner flanc à flanc dans le Nil, parcourir les rues en ruine de Babylone, voguer au-dessus des dédales baroques de la Grande Barrière de Corail, voir les cheminées de terre rouge de l’Utah, marcher le long de la Grande Muraille de Chine, dire adieu aux lacs, aux déserts, aux montagnes, aux vallées, aux villes et aux steppes, aux pingouins, aux ours polaires...

Mais il avait déjà visité tous ces endroits. Pourquoi y retourner ? Pourquoi irait-il faire cet épuisant pèlerinage et traîner ses vieux os à droite et à gauche ? Une fois suffisait. Il avait des souvenirs.

« NON », dit-il. « Si j’avais envie de voir du pays, je n’aurais pas songé à Partir auparavant. Si vous voyez ce que je veux dire. Je n’ai plus goût à rien, voyez-vous. Je n’ai aucune envie de me trimbaler où que ce soit. Même pour ce genre d’adieux sentimentaux.

— Comme il vous plaira, Mr Staunt. La plupart des Partants profitent de cette option de voyage. Mais vous ne rencontrerez ici aucune contrainte. Si vous n’éprouvez pas le désir de voyager, eh bien, restez avec nous,

— Merci. Quelles autres options avez-vous à me proposer ?

— Il est coutumier que les Partants recherchent des expériences qu’ils n’ont pas connues durant leur vie, ou renouvellent celles qu’ils ont trouvées particulièrement enrichissantes. S’il y a un genre de plat que vous aimez tout spécialement...

— Je n’ai jamais été un gourmet.

— Ou des œuvres musicales que vous voudriez réécouter, des chefs-d’œuvre avec lesquels vous aimeriez vivre une dernière fois. 

— Il y en a », dit Staunt. « Pas beaucoup, il est vrai, La plupart me barbent prodigieusement à présent. Quand Mozart, Bach, Beethoven commencent à vous barber, vous pouvez vous dire qu’il est temps de Partir. Savez-vous que même Staunt s’est mis à me paraître moins intéressant dernièrement ? »

Le Dr James resta de marbre.

Il reprit : « De toute façon, vous verrez que nous sommes équipés pour toutes les œuvres musicales que l’on peut imaginer, et si vous en voyez que nous n’avons pas et que nous devrions avoir, j’espère que vous nous le ferez savoir. C’est la même chose pour les livres. Votre écran peut vous mettre sous les yeux n’importe quel ouvrage dans n’importe quelle langue – vous n’avez qu’à en faire la demande. Quelques Partants profitent de cette occasion pour lire enfin Guerre et Paix, Ulysse ou le Roman de Genji, disons.

— Ou l’Encyclopaedia Britannica » ajouta Stuant. « De « Aardvark » à « Zwingli »

— Vous croyez plaisanter ? Nous avons eu un Partant il y a cinq ans qui s’était précisément lancé dans cette entreprise…

— Jusqu’où est-il allé ? » Staunt était avide de savoir. « Antimoine » ? « Bételgeuse » ?

— « Magnétisme », je crois. Il avait pris cela très à cœur.

— Peut-être que je lirai un peu, moi aussi, docteur. Pas l’Encyclopaedia. Mais Hallam, au moins. Peut-être Montaigne, peut-être Hobbes, et peut-être Ben Jonson. Ça fait à peu près soixante ans que j’ai envie de me plonger dans Ben Jonson. Je suppose que c’est ma dernière chance.

— Une autre option », reprit le Dr James, « consiste en un choc mémoriel.

— Et il s’agit ?

— D’une stimulation chimique des centres mnémoniques. Cela ravive les souvenirs,  réveille des choses auxquelles vous n’avez peut-être plus pensé depuis quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans ; des images, des textures, des odeurs, des couleurs d’expériences passées défilent dans votre esprit de façon remarquablement vivante. En un sens, c’est un véritable voyage dans tout votre passé. Je ne connais aucun Partant qui y ait goûté sans en revenir dans une sorte d’extase, un rayonnement de joie. »

Staunt fronça les sourcils. « Il me semble que ce doit être parfois une épreuve douloureuse. Désagréable. Déprimante.

— Pas du tout. Jamais. Les émotions sont revécues dans la paix. Il se peut que certaines expériences aient été douloureuses à l’origine, mais leur réitération ne l’est jamais. Le choc vous permet de vous réconcilier avec tout ce que vous avez été et tout ce que vous avez fait. J’ai vu des gens demander à Partir moins d’une heure après le choc, et pas parce qu’ils étaient déprimés ; ils voulaient simplement prendre congé sur une note heureuse.

— J’y réfléchirai », dit Staunt.

« À part ça, nous ne prétendons absolument pas organiser votre séjour ici. Vous en écrivez vous-même le scénario. Votre famille viendra vous rendre visite, ainsi que vos amis ; je pense que vous ferez la connaissance d’autres Partants ; il y aura des soirées de Clôture pour ceux qui auront fixé leur Départ, puis des cérémonies d’Adieux, et ils Partiront ; et un jour ou l’autre, dans un mois, six mois, comme il vous plaira, vous solliciterez votre soirée de Clôture et votre cérémonie d’Adieux, et vous Partirez. Voyez-vous, Mr Staunt, je me sens chaque jour transporté de bonheur. Quelle joie, en effet, de travailler au milieu de ces admirables Partants, de les aider à passer leurs dernières semaines le plus agréablement possible, de voir la sérénité avec laquelle ils Partent. Partir. Mon moment ne viendra que dans quatre-vingt-dix ou cent ans, je suppose, et pourtant, d’une certaine façon, je m’en fais déjà une fête ; j’éprouve une certaine impatience à l’idée que les dernières heures de ma vie seront aussi les plus belles. Partir alors que l’on est encore en bonne santé, quitter volontairement le monde dans une atmosphère de paix et de plénitude, savoir que l’on couronne une longue et heureuse vie par la plus noble de toutes les actions, en laissant la roue tourner, en abandonnant la place aux jeunes – tout cela est absolument merveilleux !

— J’aimerais pouvoir orchestrer votre aria », dit Staunt, « Quelques trémolos du côté des cordes – la voix plaintive des hautbois – des harpes, six harpes, égrenant des notes célestes – et puis un grand crescendo de trombones, de cors et de bassons, quelque chose comme la musique du Walhalla en train de se déchaîner... »

Déconcerté, le Dr James bredouilla : « Je vous l’ai dit, je ne m’y connais vraiment pas beaucoup en musique.

— Excusez-moi. Je ne devrais pas me moquer, pas à mon âge. Je suis sûr que tout cela est absolument merveilleux. Je suis très content d’être ici.

— C’est un plaisir de vous avoir, » dit le Dr James.

Staunt n’eut pas le courage de prendre son dîner au restaurant ; il avait fait un long voyage, traversé plusieurs fuseaux horaires, et il se sentait un peu barbouillé. Il commanda un repas léger – un jus de tomates, un potage et un fruit – lequel arriva par une espèce de convoyeur souterrain. Il mangea du bout des lèvres. Avant de Partir, se promit-il, je m’offrirai encore un steak au poivre, et des escargots, et un curry de mouton, et tous les plats qui ne me disaient pas grand-chose quand j’étais assez jeune pour pouvoir les digérer. James m’en a fait l’offre ; pourquoi ne pas en profiter ? Je deviendrai un gourmet à titre pré-posthume. Et tant pis si ça me tue. Mieux vaut Partir comme ça qu’en buvant l’espèce de breuvage insipide qu’ils vous donnent à la fin.

Après dîner il demanda où était Bollinger.

« Mr Bollinger est rentré chez lui », lui répondit-on. « Mais il sera de retour après-demain. Il passera trois jours par semaine avec vous pendant la durée de votre séjour ici. »

Staunt admit qu’il n’était pas très raisonnable d’espérer que son Guide allait lui consacrer tout son temps. Mais Bollinger aurait pu au moins lui tenir compagnie le premier soir. À moins que son intention n’ait été de laisser le Partant s’adapter tout seul à la vie dans la Maison de Retrait.

Il joua un peu avec son terminal de renseignements, testant ses possibilités. Durant quelques instants il s’amusa à tirer d’obscures mélodies de la machine : de la musique d’orgue médiévale, des sonates de Humme, un opéra allemand du XVIIIe siècle, d’étranges choses électroniques du milieu du XXe siècle. Mais il se révéla impossible de gagner à ce jeu ; apparemment, quand une musique avait été enregistrée, l’ordinateur y avait automatiquement accès. Staunt passa alors aux livres, demandant Hobbes et Hallam, Montaigne et Jonson – non des projections mais de véritables livres imprimés pour lui tout seul, et quelques minutes après avoir passé sa commande, il vit arriver les piles de feuilles craquantes par le même convoyeur qui lui avait apporté son dîner. Il mit les livres de côté sans y jeter un coup d’œil. Peut-être quelques appels téléphoniques, se dit-il : ma fille, par exemple, ou un ami ou deux. Mais tous les gens qu’il connaissait semblaient habiter dans l’est ou en Europe, et ce devait être pour eux le petit matin. Staunt renonça à l’idée de parler à qui que ce soit. Il glissa dans une lourde mélancolie. Pourquoi était-il venu s’enfermer dans ces trois petites pièces de plastique en plein désert, délaissant les raffinements de sa superbe maison, ses œuvres d’art, ses cornouillers, ses livres ? Abandonnant tout pour cette stérile étape sur le chemin de la mort ? Je pourrais appeler le Dr James, je suppose, et lui dire que j’aimerais Partir tout de suite. Histoire d’épargner de la peine au personnel, de l’argent aux contribuables, et du dérangement à ma famille. Comment se passe le Départ, au fait ? Je crois qu’il s’agit d’une drogue. Quelque chose de doux et d’agréable, et le corps sombre dans le sommeil. Une mort tranquille, comme celle de Socrate, juste une sensation de froid montant rapidement le long des jambes jusqu’au cœur. Pourquoi pas ce soir ? Oui, ce soir. Partir ce soir.

Non.

Il faut que je joue le jeu. Il faut que mon Départ ait du style.

Il se tourna vers le terminal et dit : « J’aimerais que quelqu’un me montre le chemin du centre récréatif. »

Miss Elliot apparut aussitôt, comme si elle avait attendu enfermée dans une boîte à l’extérieur de la suite. Pour autant que Staunt était encore capable d’en juger, c’était une jolie fille, avec des cheveux blonds et une poitrine bien remplie, une peau claire et fine, de grands yeux bleu vif, mais il y avait en elle quelque chose de lointain, d’impersonnel et de mécanique ; elle aurait tout aussi bien pu être un robot. « Le centre récréatif ? Mais certainement, Mr Staunt. » Elle lui offrit son bras. Il fit le geste de le refuser, mais, se souvenant du mal qu’il avait eu à marcher la dernière fois, il se décida à le prendre et sortit en s’appuyant franchement sur elle. Comme cela j’accepte ma mortalité. Comme cela je hâte mon déclin. Un ascenseur les déposa dans une immense salle souterraine brillamment éclairée. Miss Elliot l’invita à prendre place sur un trottoir roulant qui se trouvait là, et ils se laissèrent véhiculer sur quelques centaines de mètres, jusqu’à une plaque tournante qui les déposa en douceur dans le centre récréatif.

C’était une salle spacieuse, divisée à son extrémité en pièces plus petites, comme des chapelles dans une église. Staunt vit des écrans, des terminaux de renseignements, des écouteurs, et d’autres appareils de communication qui redoublaient dans l’ensemble tout ce que chaque Partant avait dans sa suite. Mais bien sûr on venait ici pour se sentir moins seul ; c’était peut-être un réconfort de lire ou d’écouter quelque chose en public. Il y avait aussi des jeux divers convenant à des vieillards, rien qui exigeât un haut degré de vigueur ou de coordination : des jeux d’échecs stochastiques, des polyrythmeurs, des doubles circuits orbitaux, des choses dans ce goût-là.

On retombe en enfance quand on est au bord de la tombe, se dit Staunt.

Il y avait là une cinquantaine de Partants. La plupart d’entre eux avaient l’air aussi vieux que les quatre qui étaient venus l’accueillir à son arrivée ; quelques-uns, horrible spectacle, semblaient même encore plus vieux. D’autres paraissaient beaucoup plus jeunes – dans les soixante-dix, quatre-vingts ans. Staunt pensa tout d’abord que c’étaient des Guides, mais il surprit sur leurs visages une espèce d’apathie que semblaient partager tous les autres Partants, une expression de vague indifférence, de résignation, de vie-déjà-morte. Évidemment on n’avait pas besoin de crouter sous les ans pour avoir envie de Partir.

« Puis-je vous présenter à quelques-uns de nos Partants ? » lui demanda Miss Elliot. « S’il vous plaît. Oui. »

Elle lui fit faire le tour de rassemblée. Voici Henry Staunt, ne cessait-elle de répéter. Le fameux compositeur. Et elle lui annonçait des noms. Il n’en reconnaissait aucun. David Golding, Michael Green, Ella Freeman, Seymour Church, Katherine Parks. Des noms. Des faces flétries. Miss Elliot ne donnait jamais d’autres précisions comme elle le faisait pour lui ; pas de « Ella Freeman la fameuse actrice », pas de « David Golding, le fameux astronaute », pas de « Seymour Church, le fameux financier ». Ils n’avaient été ni acteurs, ni astronautes, ni financiers. Dieu seul savait ce qu’ils avaient été ; Miss Elliot ne le disait pas, et Staunt ne se sentait pas la force de le demander. Des comptables, des agents de change, des mères de famille, des enseignants, des programmeurs. De tout. Rien. Juste des gens. Des gens ordinaires. Des survivants de quelque ancienne ère géologique. Si vieux, si vieux, si vieux. C’était à peine si on pouvait déceler en eux une petite lueur de vie, et Staunt vit pour la première fois quelle chance il avait eue d’atteindre un âge aussi avancé à peu près intact. Des cadavres ambulants. Seymour Church, le fameux zombi. Katherine Parks, la fameuse somnambule. Aucun deux ne semblait avoir entendu parler de lui. Staunt n’en éprouva aucune surprise ; même un compositeur célèbre a tôt fait d’apprendre qu’il ne sera célèbre que pour une minorité de ses concitoyens. Mais tout de même, ces regards vides, ces yeux distraits. Ravi de faire votre connaissance, Mr Stout. Comment allez-vous, Mr Stint. Hello. Hello. Hello.

« Avez-vous rencontré des gens intéressants ? » lui demanda Miss Elliot en repassant près de lui une demi-heure plus tard. « Je suis plus fatigué que je ne le croyais, » répondit

Staunt « Peut-être vaudrait-il mieux que vous me rameniez à ma suite. »

Les noms qu’il avait entendus lui échappaient déjà. Il avait engagé de petites conversations fragmentaires avec six ou sept Partants, mais ils n’arrivaient pas à se concentrer sur ce qu’ils disaient, et, il fallait bien qu’il se l’avouât, lui non plus. Une fatigue comme il n’en avait jamais connue s’était abattue sur lui. La sénilité doit être contagieuse, se dit-il. Une demi-heure au milieu des autres Partants et me voilà comme eux. Il faut que je file d’ici

Miss Elliot le reconduisit jusqu’à sa chambre. Mr Falkenbridge, l’infirmier, apparut sans qu’on l’eût appelé et l’aida à se déshabiller et à se mettre au lit. Staunt resta longtemps éveillé dans son nouveau lit, à écouter une espèce de tic-tac obstiné dans sa tête. Une histoire de fuseaux horaires, se dit-il. Il fut tenté de demander un sédatif, mais comme il rassemblait ses forces pour s’asseoir et sonner Miss Elliot, le sommeil s’empara brusquement de lui et l’entraîna au fond d’un puits noir.

 

*

**

 

Les jours suivants il essaya de faire connaissance avec les autres. C’était un devoir qu’il s’imposait. Toute sa vie, Staunt était resté en équilibre, parfois avec difficulté, sur l’étroite frontière séparant la réserve de la morgue, tâchant de conserver ses distances sans paraître rejeter la compagnie des autres, et il était particulièrement désireux de ne pas se replier sur lui-même en ce moment décisif. Il rechercha donc la société de ses compagnons Partants et fit tout ce qu’il put pour escalader les barrières qui se dressaient entre eux et lui.

Néanmoins, il était un peu tard pour se faire de nouveaux amis. Il se révéla difficile de leur communiquer beaucoup de choses de lui-même, ou de tirer d’eux quoi que ce soit d’important en dehors des faits bruts de leurs vies. Comme il s’en était douté, c’était une bande de bonnets de nuit ; des gens qui n’avaient rien à leur actif à part leur longévité. Staunt ne leur en tenait pas rigueur : l’esprit créateur ne pouvait pas bouillonner chez tout le monde, et il avait profondément aimé beaucoup de gens qui n’avaient que leur amitié à offrir. Mais ceux-là arrivaient à la fin de leurs jours si ravinés par le temps, si érodés, qu’il ne subsistait même plus en eux une parcelle de chaleur humaine. Ils répondaient à ses questions machinalement et ne posaient que rarement des questions eux-mêmes. « Compositeur ? Comme c’est intéressant. J’écoutais de la musique autrefois. » Il réussit à apprendre que Seymour Church était à la Maison de Retrait depuis huit mois sur les instances de son fils, mais qu’il n’avait aucune envie de Partir ; qu’Ella Freeman avait eu (ou croyait avoir eu) une liaison, plus d’un siècle auparavant, avec un homme qui était devenu plus tard Président ; que David Golding avait été marié six fois et en était extraordinairement fier ; que tous ces Partants s’accrochaient à un détail biographique de ce genre, à une pauvre chose qui leur donnait un brin d’identité. Mais Staunt n’arrivait pas à aller au-delà de ce détail où se résumait leur individualité ; peut-être n’y avait-il rien de plus en eux, peut-être ne pouvaient-ils pas ou ne voulaient-ils pas s’ouvrir à lui. Un tas de bonnets de nuit, mais Staunt n’était plus en position de choisir ses amis pour leurs mérites.

Au cours de sa première semaine au cœur de l’Arizona, la plupart des membres de sa famille vinrent lui rendre visite à commencer par Paul et Henry Junior, le fils de Crystal. Ils restèrent deux jours avec lui. David, l’autre fils de Crystal, arriva un peu plus tard avec sa femme, ses enfants, et un de leurs petits-enfants ; puis les deux filles de Paul se manifestèrent, avec tout un assortiment de gamins. Tout le monde, même les plus jeunes, dégoulinait de bonheur. Ils avaient décidé de considérer le Départ de Staunt comme un magnifique événement. Dans leurs conversations il n’était jamais question de Départ ; ce n’étaient que petits potins familiaux, considérations sur la musique, le printemps, les fleurs, échanges de souvenirs. Staunt se prêtait volontiers au jeu. Les séismes émotionnels n’étaient pas plus de son goût que du leur ; il voulait sortir aimablement de leurs vies, avec le sourire et en tirant sa révérence. Il prenait donc garde, dans tout ce qu’il disait, de ne jamais laisser supposer qu’il allait bientôt mettre fin à sa vie. Il se comportait comme s’il n’était venu ici, au milieu du désert, que pour de courtes vacances.

La seule personne qui ne vint pas le voir, à part quelques arrière-petits-enfants, fut sa fille Crystal. Quand il essayait de lui téléphoner, il n’obtenait aucune réponse. Ses visiteurs évitaient de parler d’elle. Était-elle malade, se demanda Staunt ? Morte même ? « Qu’est-ce que vous essayez de me cacher ? » demanda-t-il finalement à son fils. « Où est Crystal ?

— Crystal va très bien », lui répondit Paul.

« Cela ne répond pas à ma question. Pourquoi n’est-elle pas venue ?

— En fait, elle ne va pas si bien que ça.

— Je m’en doutais. Elle est gravement malade, et vous voulez m’éviter un choc. »

Paul secoua la tête. « Ce n’est pas ça du tout.

— Qu’est-ce qu’elle a, alors ? » Visions de cancer, de cœur ouvert, de tumeurs cérébrales. « Est-ce qu’elle vient de subir une greffe d’organe ? Est-ce qu’elle est à l’hôpital ?

— Il ne s’agit pas d’un problème d’ordre physique. Crystal est seulement un peu fatiguée. Elle est partie se reposer à Station Lune.

— Je lui ai parlé pas plus tard que le mois dernier », dit Staunt. « Elle avait l’air de bien se porter. Je veux la vérité, Paul.

— La vérité.

— La vérité, oui. »

Paul ferma un instant les yeux d’un air las, et Staunt le vit soudain tel qu’il était, un vieil homme, même s’il n’était pas aussi vieux que lui. Il sortit enfin de son silence et dit d’une voix blanche : « Il se trouve que Crystal n’a pas très bien pris ton Départ. Je l’ai appelée à ce propos, juste après ton coup de téléphone, et elle est devenue comme folle. Elle pense que tu es victime d’une manœuvre, que ton Guide fait partie d’une conspiration visant à te faire disparaître, que ta décision est prématurée d’au moins dix ou quinze ans. Et elle est incapable d’en discuter, calmement. Aussi nous nous sommes dit que le mieux était de l’envoyer dans un endroit d’où elle avait peu de chances de pouvoir te parler, afin de l’empêcher de t’importuner. Voilà. Tu connais maintenant toute l’histoire. Je ne tenais pas à t’en parler.

— Quelle idiotie de ta part.

— On ne voulait pas te gâcher ton Départ en t’exposant à un tas de scènes pénibles.

— Mon Départ ne se laissera pas gâcher si facilement. J’aimerais lui parler, Paul. Peut-être pourrai-je lui être de quelque secours. Si je peux lui faire voir ce que c’est- vraiment de Partir – si je peux la convaincre de la fausseté de son point de vue  Paul, tâche de m’obtenir une communication avec Station Lune, veux-tu ? Il faut que je lui fasse comprendre.

— Puisque tu insistes... » dit Paul.

Des problèmes techniques empêchèrent toutefois d’établir la communication ce jour-là, le suivant, et encore le suivant. Paul repartit alors de la Maison de Retrait. Quand Staunt téléphona chez lui pour savoir où était exactement Crystal sur la Lune, il resta évasif et lui dit qu’elle venait d’être transférée dans un autre sanatorium. Il faudrait quelques jours de plus, ajouta-t-Il, pour obtenir la communication. Remarquant l’agitation de son fils, Staunt cessa de le harceler. Ils ne voulaient pas le laisser parler à Crystal. Dans son état nerveux elle était capable de lui gâcher son Départ, pensaient-ils. Ils ne lui donneraient pas l’occasion de la calmer. Soit. Il n’allait pas se disputer avec eux. Ce devait être un moment difficile pour toute la famille ; s’ils estimaient que Crystal ne pouvait qu’être un désagrément pour lui, il n’y penserait plus pour l’instant. Peut-être pourrait-il lui parler plus tard. Son Départ n’était pas pour tout de suite. Il avait du temps devant lui Peut-être. Peut-être.

Martin Bollinger venait régulièrement le voir le lundi, le mercredi et le vendredi, d’ordinaire l’après-midi, à peu près une heure après le déjeuner. Staunt recevait généralement son Guide dans sa suite, encore qu’il lui arrivât parfois, lorsqu’il faisait plus frais, de flâner avec lui dans le jardin. Leurs rencontres se divisaient invariablement en trois moments bien distincts. En premier lieu, Bollinger manifestait un vif intérêt pour les activités quotidiennes de Staunt. Quels livres es-tu en train de lire ? As-tu écouté de la musique ? Est-ce qu’il y a des Partants intéressants avec qui tu peux parler ? Est-ce qu’on s’occupe bien de toi ? Est-ce que ta famille vient te voir assez souvent ? Est-ce que l’envie de composer t’a repris ? Y a-t-il quelqu’un que tu aimerais particulièrement voir ? Songes-tu à voyager ? Et ainsi de suite, toujours les mêmes questions qui surgissaient.

Quand il en avait fini avec les questions, Bollinger glissait dans une seconde phase, une conversation aux couleurs automnales, une évocation des jours anciens. Il lui arrivait de s’exprimer comme si Staunt était déjà Parti : il l’entretenait de ses compositions à la façon dont il aurait parlé de quelque maître du passé. Les symphonies, disait Bollinger : quel testament, quel ensemble architectural, on n’a jamais rien vu de pareil depuis Mahler, à coup sûr. Les quatuors indiscutablement proches de ceux de Beethoven, bien que franchement contemporains, pures expressions du compositeur et de son temps. Et Staunt approuvait de la tête, acceptant solennellement les verdicts de Bollinger avec une curieuse objectivité, dans une sorte de rêve éveillé. Ils parlaient d’amis mutuels de la même façon, les passant en revue comme des livres fermés, comme s’il s’était agi de cubes plutôt que d’êtres vivants poursuivant leur existence. Staunt voyait bien que Bollinger essayait de lui faire prendre une certaine distance par rapport à ce qu’il avait vécu. Il se sentait déjà loin de cette vie. Il finissait par avoir l’impression d’être dans la peau de quelqu’un qui avait soigneusement étudié la biographie de Henry Staunt, plutôt que dans celle du Staunt toujours vivant.

La troisième phase de chaque rencontre voyait Bollinger aborder franchement des questions touchant directement au Départ de Staunt. Constamment, il pressait son ami d’examiner ses motifs, et il ne s’embarrassait pas de la fausse douceur avec laquelle on le traitait par ailleurs. Le Guide était à la poursuite de la vérité. Souhaites-tu vraiment Partir, Henry ? Si oui, as-tu commencé à penser à la date de ton Départ ? Comptes-tu rester en ce monde encore cinq semaines ? Trois mois ? Six mois ? Non, il ne s’agit pas de te bousculer. Reste un an, si tu veux. Je me demande seulement si tu as envisagé avec réalisme, une bonne fois, ce que signifie le fait de Partir. Si tu comprends ce que tu fais en demandant cela. Laissons tomber les euphémismes, Henry. Partir c’est mourir. La cessation de tout. Pour toi, la fin de l’univers. C’est bien cela que tu veux ? C’est bien cela ? Je n’essaie pas de te rendre les choses plus difficiles. J’essaie de les rendre plus claires. Afin que ton Départ soit pur. Authentiquement spirituel, c’est-à-dire de l’espèce la plus rare. Mais il faut que tu sois prêt. Tu n’ignores pas que tu peux faire machine arrière à n’importe quel moment ? Ce n’est pas une lâcheté de renoncer à Partir. Vois Hallam ; Partir n’est pas se suicider, c’est une suave renonciation, exclusivement réservée à ceux qui comprennent pleinement leurs motifs. N’importe qui peut se tuer dans un accès de désespoir. Un véritable Départ requiert une certaine force spirituelle. Il y a des gens qui se rendent deux fois, trois fois même, dans une Maison de Retrait avant de se décider à faire le dernier pas. Oui, ils accomplissent tout le rituel des Adieux, presque jusqu’à la fin – et ils disent alors qu’ils veulent rentrer chez eux, et nous les renvoyons chez eux. Nous ne forçons personne. Nous ne voulons pas voir Partir des victimes. Seulement des volontaires ayant les yeux bien ouverts. As-tu lu Hallam, Henry ? Notre philosophe de la mort. Regarde en toi-même avant de faire le saut. Demande-toi : Est-ce bien cela que je veux ?

« Tout ce que je veux c’est Partir, » répondait Staunt. Mais il était incapable de dire à Bollinger dans combien de temps exactement il se sentirait prêt à prendre définitivement congé.

Il semblait y avoir un plan dans cette espèce de pas de deux verbal qu’il exécutait trois fois par semaine avec son Guide. Bollinger tâchait de le manœuvrer patiemment et indirectement vers une sorte d’illumination apocalyptique, un joyeux éclair de compréhension, au milieu duquel il parviendrait à dire, dans un élan digne de Hallam : « Maintenant je vais pouvoir Partir. » Mais ces manœuvres n’étaient guère couronnées de succès. Souvent, Staunt quittait Bollinger rempli de confusion, déprimé, moins assuré que jamais de son désir de Partir.

Au début de la quatrième semaine, il consacra la majeure partie de son temps à la lecture. Le charme de la musique s’était sérieusement émoussé. Sa famille, après la première série de visites que lui prescrivait le devoir, avait cessé de venir ; ils ne reviendraient pas à la Maison de Retrait tant que la nouvelle ne leur serait pas parvenue qu’il était dans la phase finale de son Départ et prêt pour la cérémonie d’Adieux. Il avait dit tout ce qu’il tenait à dire à ses amis. Le centre récréatif l’assommait, et la compagnie des autres Partants lui donnaient le frisson. D’où la lecture. Au début, il s’y mit par devoir, uniquement, uniquement à titre d’exercice pour cultiver son esprit durant ses dernières heures. Comme un vieux pharaon essayant de soigner son apparence avant d’être remis entre les mains des embaumeurs, Staunt entendait parer son esprit de belle philosophie tant qu’il en avait la possibilité. Ce fut dans cet esprit qu’il s’échina sur Hobbes, dont les idées politiques l’avaient enthousiasmé quand il avait dix-neuf ans, et qui lui paraissait maintenant rance et rébarbatif. Il peut sembler étrange à l’homme qui n’a pas bien pesé ces choses que la nature nous divise ainsi et rende les hommes aptes à s’attaquer et à se détruire les uns les autres ; et celui-ci peut par conséquent, refusant une conclusion qu’il attribue à la passion, désirer une confirmation empirique de cette idée. Qu’il s’observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s’arme et veille à s’en aller bien accompagné ; quand, sur le point d’aller dormir, il ferme ses portes à clé ; quant à l’intérieur même de sa maison, il ferme ses coffres ; et ceci quand il sait qu’il y a des tais et des officiers publics en armes pour le venger de tous les préjudices qu’il pourrait subir. Quelle opinion a-t-il de ses compagnons quand il chevauche armé, de ses concitoyens quand il ferme ses portes ; de ses enfants et de ses serviteurs quand il ferme ses coffres ? N’accuse-t-il pas autant l’humanité par ses actions que moi par mes paroles ? Pour avoir poussé dans un monde sinistre et plein de tensions, un monde où la paix n’était que le masque de la guerre, Staunt n’avait eu aucune difficulté à accepter les sombres enseignements de Hobbes. À présent, par contre, il aurait hésité à affirmer que la condition naturelle de l’humanité était un état de conflit, où chaque homme était en guerre avec son voisin. Quelque chose avait changé dans le monde, semblait-il. Ou en Staunt. Il referma Hobbes plutôt déçu.

Il se tourna vers Montaigne non sans appréhension, craignant que cet autre guide de sa jeunesse n’ait ranci au cours des longues décennies. Mais non. Instantanément le vieux charme opéra. Je ne puis recevoir la façon dequoy nous establissons la durée de nostre vie. Je voy que les sages l’acourcissent bien fort au pris de la commune opinion. Comment, dict le jeune Caton à ceux qui le vouloyent empescher de se tuer, suis-je à cette heure en aage où l’on me puisse reprocher d’abandonner trop tost la vie ? Si n’avoit il que quarante et huict ans. Il estimoit cet aage là bien meur et bien avancé, considérant combien peu d’hommes y arrivent. Oui. Oui. Et ceci : Où que vostre vie finisse, elle y est toute L’utilité du vivre n’est pas en l’espace, elle est en l’usage : tel a vescu long temps, qui a peu vescu : attendez vous y-pendant que vous y estes. Il gist en vostre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vescu. Pensiez vous jamais n’arriver là, où vous alliez sans cesse ? Encore n’y a il chemin qui n’aye son issue. Et si ta compagnie vous peut soulager : le monde ne va-il pas mesme train que vous allez ? Oui. Parfait. Staunt lut jusqu’à une heure avancée de la nuit et se fit monter une bouteille de château d’Yquem des excellentes caves de la Maison de Retrait. Il porta un toast solennel au vieux Montaigne, se régalant de son vin capiteux, et continua à lire jusqu’au matin. Encore, n’y a il chemin qui naye son issuë.

Quand il en eut fini avec Montaigne, il se tourna vers Ben Jonson, s’attaquant d’abord aux ouvrages familiers, Volpone ou le Renard, Épicène ou la Femme silencieuse, puis aux pièces noires et explosives des dernières années, La Foire de la Saint-Barthélémy, le Marché aux nouvelles, et le Diable est un âne. Staunt s’était toujours senti une grande affinité avec les élisabéthains, notamment avec Jonson, cet homme crépitant, stridulant, étincelant, dont les pièces tumultueuses et chaotiques vibraient d’une intensité cauchemardesque dont Shakespeare, le plus grand poète, semblait dépourvu. Comme il avait toujours souhaité le faire, Staunt se plongea à corps perdu dans Jonson jusqu’à ce que la sonorité et le rythme de ses vers retentissent avec la puissance du tonnerre dans son cerveau surchargé, jusqu’à ce que l’esprit de Jonson se confondît avec le sien. La Dame magnétique, les Fêtes de Cynthie, Caiaîina – aucune pièce n’était trop hermétique pour Staunt en sa gloutonnerie. Et un après-midi il se retrouva en train de faire quelque chose de tout à fait inattendu. Il demanda à son terminal de renseignements une copie imprimée des dernières pages du premier acte du Marché aux nouvelles, avec deux centimètres et demi d’intervalle entre chaque vers. Il écrivit soigneusement en haut de la première feuille : le Marché aux nouvelles, opéra de Henry Staunt d’après la pièce de Ben Jonson. Puis, prenant la grande tirade de Lovel : « O mon hôte, c’est là une longue histoire », il commença à jeter des notes sous les mots, d’abord de façon distraite, puis avec de plus en plus de ferveur à mesure que les contours de la mélodie se précisaient. Au bout de quelques minutes il avait transformé toute la tirade en une aria et avait même griffonné en marge quelques indications préliminaires concernant l’orchestration. C’était une musique d’un style tout à fait nouveau pour lui, une espèce de mélodie grêle et anguleuse, épineuse et complexe, avec une curieuse saveur archaïque. Le genre de musique qu’aurait pu écrire un Alban Berg au cours d’une visite prolongée dans les premières années du XVIIe siècle. Rien à voir avec le style habituel de Staunt. Ma dernière période, songea-t-il. Cette aria risquait d’être impossible à chanter. Aucune importance : c’était ainsi que la muse la lui avait soufflée. C’était la première composition qu’il menait à bout depuis des années. Il contempla son aria achevée d’un œil émerveillé, stupéfait de voir que la musique pouvait encore jaillir de lui de cette façon, spontanément, comme un torrent se remettant soudain à couler.

Un instant, il fut tenté d’introduire ce qu’il avait écrit dans un synthétiseur et d’en tirer une grossière orchestration. Mais cet ensemble sonore, avec le baryton triomphant énergiquement de l’attaque des cordes, pouvait l’entraîner à poursuivre la partition sur la page suivante, puis sur la suivante, et ainsi de suite. Il résista. Le monde avait déjà assez d’opéras que personne n’écoutait. Secouant la tête, un sourire triste aux lèvres, il data la page, y apposa son paraphe habituel, inscrivit un numéro d’opus – au jugé, car il était loin de ses registres – et, pliant la feuille, la rangea dans ses papiers. Cependant la musique continua de se dérouler dans son esprit.

 

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Au cours de sa neuvième semaine à la Maison de Retrait, découvrant qu’il marinait dans des eaux stagnantes, Staunt envoya chercher le Dr James et demanda à subir un choc mémoriel. C’était, semblait-il, la dernière option qu’il lui restait, en dehors du Départ, auquel il songeait de moins en moins ces derniers temps. Il en avait terminé avec Jonson, et n’avait pas ressenti le besoin de demander d’autres livres ; il jetait occasionnellement un coup d’œil sur sa page du Marché aux nouvelles, mais sans se remettre au travail ; il était réservé et lointain dans ses conversations avec Bollinger et ses visiteurs occasionnels ; il se rendait compte qu’il était en train de glisser dans une passivité semblable à la mort, sans pour autant parvenir à se rapprocher de la sortie. Il ne voulait pas reprendre sa vie passée, mais ne pouvait pas se résoudre à Partir. Le choc mémoriel l’écarterait peut-être du point mort.

« Six heures sont nécessaires pour vous préparer, » lui dit le Dr James, son long nez frémissant d’enthousiasme. « Le système nerveux autonome a besoin d’un ajustage. Quand voulez-vous commencer ?

— Tout de suite, » dit Staunt.

On le défatigua et on l’ajusta, puis on le ramena dans sa suite, on le mit au lit, et on le raccorda à son moniteur de métabolisme. « En cas de surexcitation » lui expliqua le Dr James, « le moniteur réduira automatiquement l’intensité du flot émotionnel. » Staunt aurait voulu prendre le risque d’un flot émotionnel trop puissant, mais le médecin insista. Le moniteur resta en place. « Ce n’est pas la douleur psychique qui nous inquiète », dit le Dr James. « Il ne se produit jamais rien de tel. Mais quelquefois – un souvenir amoureux exaltant, n’est-ce pas – un excès de bonheur – cela peut être trop fort, nous l’avons déjà constaté. » Staunt acquiesça d’un signe de tête. Il n’allait pas discuter de la chose. Le docteur produisit une seringue hypodermique et pressa la pointe ultrasonique contre le bras de Staunt. Celui-ci se demanda un bref instant si tout cela n’était pas une supercherie, si la drogue n’allait pas lui faire prendre son Départ plutôt qu’un ticket pour un voyage dans son passé, mais il repoussa cette crainte irraisonnée. La seringue bourdonna une seconde et le mystérieux liquide noir se répandit dans ses veines.

 

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Il entend le tonnerre des derniers accords des Épreuves de Job, et le rideau, un drap de lumière pourpre jaillit au bord de l’avant-scène. Applaudissements. Rappels pour les chanteurs. Le chef d’orchestre sur la scène à présent, saluant, souriant. Le directeur des chœurs aussi. Des cascades d’ovations. Tout autour de lui tourbillonnent les éblouissants lustres mobiles de l’opéra d’Haïfa. Quelqu’un hurle d’incompréhensibles paroles de jubilation dans ses oreilles : c’est de l’hébreu, constate Staunt. Il dit : Oui. oui, merci beaucoup. On veut qu’il se lève pour recueillir les applaudissements. Edith est assise à côté de lui, toute rouge d’excitation, les yeux pleins d’étincelles. Son esprit lui fournit la date : 9 septembre 1999. « Laisse-les te voir, » lui souffle Edith au milieu du tumulte. Une main lui tape sur l’épaule. Des yeux égarés flamboient devant les siens : Mannheim, le critique. « L’opéra du siècle ! » s’écrie-t-il. Staunt se décide à se lever. On scande son nom. Staunt ! Staunt ! Staunt ! L’assistance est toute à lui. Deux mille Israéliens en folie, n’attendant qu’un commandement de lui. Que va-t-il leur dire ? Sieg ! Heil ! Sieg ! Heil !

L’effroyable plaisanterie à laquelle il vient de songer lui bloque la gorge. Finalement il ne peut que faire signe de la main et sourire avant de s’écrouler dans son fauteuil. Edith lui caresse le bras amoureusement. Sa resplendissante épouse. Sa nuit de triomphe. Écrire un opéra par les temps qui courent tient du prodige ; avoir une première comme celle-ci est chose divine. L’assistance réclame un bis. Le chef d’orchestre à son pupitre. Le rideau s’évanouit. Job seul sur le plateau : la scène finale, la fière voix de basse s’écriant : « Voyez, je suis le plus misérable des hommes », et la voix du Seigneur lui répondant à travers un millier de haut-parleurs, remplissant le monde entier : « Pare-toi donc de majesté et d’excellence. » Sa propre musique lui arrache des larmes. Même si je vis cent ans, je n’oublierai jamais cette nuit, se dit-il.

 

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 « Le coptère est tombé si brusquement, Mr Staunt. On l’a tenu sur le faisceau stabilisateur pendant tout l’orage, mais vous savez il n’est pas toujours possible...

— Et ma femme ? Et ma femme ?

— Nous sommes absolument désolés, Mr Staunt.

 

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Il est assis devant le clavier en train de peiner sur la théorie et l’harmonie. Ses jambes ne sont pas assez longues pour atteindre les pédales du piano : une gêne, mais temporaire. Il ferme les yeux et frappe le clavier. Voici le Do majeur, le plus facile. L’accord tonique. La dominante. Pourquoi a-t-on attendu si longtemps pour lui parler de ces choses ? Il plaque accord sur accord. Je vais maintenant passer en Ré mineur. Moduler. Je fais comme ça et comme ça. Il a neuf ans. Tout au long de cet étouffant samedi après-midi, il a exploré cet autre merveilleux langage qu’est le langage des sons. Pendant que toute sa famille était figée devant la télévision. « Henry ? Henry, ils vont sortir du module d’une minute à l’autre ! » Il hausse les épaules. Que lui importe la promenade sur la lune ? La lune est morte et tellement loin. Et voici le monde du Ré mineur. Il a sa propre exploration à faire aujourd’hui. « Henry, il est dehors ! Il est descendu de l’échelle ! » Très bien. Tonique. Dominante. Et la septième diminuée. Les mots sont étranges. Mais comme il est facile de s’enfoncer de plus en plus dans le labyrinthe des sons.

 

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 « La Faculté et les étudiants ont l’immense plaisir, Mr Staunt, de vous faire présent, à l’occasion de votre cent unième anniversaire, de ce souvenir d’un compositeur qui a partagé votre divine fécondité à défaut de votre longévité : le manuscrit original du Divertimento en si de Mozart. »

 

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« Un garçon, oui. Nous l’avons appelé Paul, en l’honneur du père d’Edith. Cela me fait vraiment une drôle d’impression quand je me dis que j’ai un fils. Tu sais, j’ai quarante-cinq ans. C’est plus de la moitié de ma vie, je suppose. Et maintenant un fils. »

 

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Un soleil énorme dans le ciel. L’air embrasé fait miroiter la plage, et au-delà du croissant de sable rose, merveilleusement verte, la mer des Caraïbes repose dans son grand lit comme de l’eau dans une baignoire. C’est l’heure où il reste à l’ombre, couché dans un hamac, à lire, à prendre des notes pour un essai ou sa prochaine composition. Mais voici encore cette fille accroupie près du rivage, taquinant gentiment les créatures d’une flaque. les timides anémones, les petites holothuries, et les bernard-l’ermite affairés. Il lui faut donc exposer sa peau vulnérable, car il doit repartir demain pour New York, et c’est sans doute la dernière occasion qu’il a de se présenter à elle. Il n’a cessé de l’observer durant toute cette semaine de vacances. Une fille ? Pas exactement. Elle a facilement vingt-cinq ans. Tout à fait son genre : réservée, posée, alerte, élégante. Tentante. Il s’est rarement senti autant attiré par quelqu’un. Il n’a guère eu de mal à rester célibataire ; il va de femme en femme aussi facilement que de cité en cité. Mais il y a quelque chose dans les yeux de cette Edith, quelque chose dans son sourire, qui l’attire invinciblement. Il sait qu’il se conduit comme un imbécile. Tout cela est pure imagination : il n’a aucune idée de ce qu’elle est, de ce qui l’intéresse. Cette expression intelligente et sympathique n’est peut-être qu’une invention de sa part ; la fille qui se cache derrière ce visage n’est peut-être qu’une chose grise et vide, quelque programmatrice en vacances, quelque midinette dont l’esprit brumeux ne s’anime que pour rêver aux fabuleuses vedettes de l’holovision. Il lui faut pourtant l’approcher. Le soleil frappe sa peau sensible. Elle lève les yeux de sa flaque d’eau. Sourire. Une holothurie pourpre rampe doucement au creux de sa main. Il s’agenouille à côté d’elle. Elle lui offre la bestiole, il la laisse ramper sur sa main, et ils éclatent de rire. Elle lui montre des bernicles, des bigorneaux, des anatifes, jusqu’à ce qu’un contact s’établisse entre eux par l’intermédiaire des habitants de cette petite mare salée, et il dit enfin, conscient de sa gaucherie : « Nous ne nous sommes même pas présentés. Je m’appelle Henry Staunt.

— Je sais », dit-elle. « Le compositeur. »

Et tout devient beaucoup plus facile.

 

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« ... et la médaille d’or destinée à récompenser un travail exceptionnel dans le domaine de la symphonie par un étudiant de moins de seize ans va, comme tout le monde pouvait s’y attendre, à Henry Staunt, qui... »

 

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« Et ma femme ? Et ma femme ?

— Nous sommes absolument désolés, Mr Staunt. »

 

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« Pour la fin de cette soirée, Henry, je vais m’offrir moi aussi le privilège d’une petite analyse. Sais-tu ce qu’il y a d’ennuyeux avec toi ? Avec ta musique, avec ta tournure d’esprit, avec tout ? Tu ne souffres pas. Tu n’as jamais connu la souffrance, ou si tu l’as connue, tu y es insensible. Regarde, tu as quarante ans, tu n’as connu que des succès, ta musique est jouée partout, un exploit exceptionnel pour un compositeur vivant, et on te donnerait trente ans. Vingt-huit même. Le temps n’a aucune prise sur toi. Je ne te souhaite pas de souffrir, attention, mais je dis que cela trempe l’âme des artistes, lui donne une richesse de texture qui – pardonne-moi, Henry – te manque. Vois-tu, il se peut que tu vives très vieux, à voir la façon dont tu te joues des années, et un jour, quand tu auras quatre-vingt-dix-sept, cent cinq ans, quelque chose dans ce goût-là, tu comprendras peut-être que tu n’as jamais vraiment touché la réalité, que tu es resté au milieu de ton île, et que, d’une certaine façon, tu n’as pas vraiment vécu ni vraiment créé – pardonne-moi, Henry. Je retire tout ce que j’ai dit, même si tu continues de sourire. Même un ami ne devrait pas dire des choses pareilles. Non. Même un ami. »

 

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« Le Prix Pulitzer de Musique pour l’année 2002... »

 

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« Moi, Edith, je te prends, Henry, pour légitime époux... »

 

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« Ce n’est pas comme si tu venais de l’épouser, Henry. Dieu sait que c’est terrible de la perdre de cette façon, mais vous avez vécu cinquante ans ensemble, Henry, cinquante ans, le genre de mariage dont presque personne n’oserait rêver, et si elle n’est plus, eh bien, estime-toi heureux d’avoir au moins eu ces cinquante ans.

— N’empêche que j’aurais voulu m’écraser avec elle.

— Ne sois pas puéril. Tu as – combien ? quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-sept ans ? Tu as encore quinze ou vingt belles années devant toi. Des années de santé et de productivité. Plus, si tu as de la chance. Les gens atteignent des âges fantastiques, de nos jours. Il se pourrait bien que tu vives jusqu’à cent dix ou cent quinze ans.

— Sans Edith, à quoi bon ? »

 

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« Pose tes mains au milieu du clavier. Écarte les doigts autant que tu peux. Encore. Encore. Bravo ! Maintenant, Henry, voici ce qu’on appelle un do bémol... »

 

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Titubant, il revient en toute hâte dans le studio. La grande pièce contient tous les vestiges de sa longue carrière. Ici, la musique elle-même sous forme d’enregistrement : des disques et des cassettes pour ses premières œuvres, des cubes orchestraux étincelants pour les suivantes. Là, ce sont les manuscrits, tous reliés en maroquin rouge, une de ses petites vanités. Là les albums pleins de coupures de presse et les programmes de concerts. Là les trophées. Là les volumes de ses essais critiques. Staunt a eu une vie très occupée. Il regarde les titres imprimés sur les reliures des manuscrits : des symphonies, des quatuors à cordes, des concertos, diverses musiques de chambre, des chansons, des sonates, des cantates, des opéras. Tant de choses. Staunt n’a pourtant pas l’impression d’avoir perdu son temps en remplissant cette pièce de ce qu’elle contient. Au cours des cent dernières années, il ne s’est jamais passé une semaine sans qu’on joue une de ses œuvres quelque part. Cela suffit à justifier qu’il ait écrit, qu’il ait vécu. Et pourtant cela fait un bail, cent trente-six ans.

Il introduit les cubes dans les lecteurs, faisant jouer trois de ses œuvres à la fois, libérant un furieux imbroglio de sons dans l’enceinte des haut-parleurs, et il reste debout au milieu, légèrement tremblant, affrontant le barrage sonore. Au bout de quelques minutes, il coupe le son et ordonne à son téléphone de lui passer le ministère de la Félicité.

« Mon Guide s’appelle Martin Bollinger », dit-il. « Voudriez-vous lui faire savoir que j’aimerais être transféré à la Maison de Retrait le plus tôt possible ? »

 

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Le Dr James lui avait dit un jour que les Partants sortaient invariablement du choc mémoriel dans un état d’extase, et qu’ils demandaient souvent à Partir tout de suite, avant de retomber de leur ravissement. Quand les effets de la drogue se dissipèrent, Staunt attendait toujours son extase. Quelle extase ? Il était seulement souverainement calme. Durant quelques heures, ou peut-être quelques minutes – il ignorait combien de temps avait duré le choc mémoriel – il avait grappillé des petits morceaux de son passé, des bribes de conversations, des fragments de décors, une contexture d’impressions diverses, un ragoût d’incidents, sans ordre chronologique, sans unité. Sa musique et sa femme. Sa femme et sa musique. Un bilan plutôt maigre pour une vie de cent trente-six ans. Où étaient les orages ? Les tempêtes ? Une grande tragédie, oui, mais une seule ; calme plat par ailleurs. Une vie trop rangée, trop raisonnable, trop vide. Et maintenant, après l’avoir passée en revue, il se retrouvait sans rien à quoi s’accrocher en dehors des applaudissements, qui lui glissaient entre les doigts, et de l’amour d’Edith, qui lui aussi avait perdu de sa magie. Où était cet excès de bonheur qui, d’après le Dr James, pouvait être dangereux ? Peut-être le moniteur l’avait-il surveillé de trop près, bridant l’élan de son esprit. Peut-être était-ce de la faute de son esprit. Vieux et sec, émacié et décoloré.

Contrairement aux gens dont on lui avait parlé, il ne demanda pas à Partir immédiatement après son voyage. Sans cette extase finale, à quoi bon ? Il ne se sentait pas déprimé, à proprement parler, mais certainement éteint. Sa tournée des jours anciens l’avait jeté dans une sorte de stase, une paralysie de la volonté, qui le laissait aussi indécis qu’auparavant, entortillé dans le morne écheveau de son passé.

Mais si Staunt n’était toujours pas prêt à Partir, il n’en était pas de même des autres. « Vous êtes invité à la cérémonie d’Adieux de David Golding, » lui dit Miss Elliot le lendemain de son choc mémoriel.

Il s’agissait de l’homme qui avait eu six femmes – ayant survécu aux unes, divorcé d’avec les autres, à sa demande ou à la leur. Son héroïque vocation conjugale n’était plus très visible : il était tout rapetissé, déformé, et rabougri, et comme il était presque aveugle, il était défiguré – comme si son visage n’était pas assez ravagé ! par les cônes saillants de deux transmetteurs optiques. On disait qu’il avait cent vingt-cinq ans, mais aux yeux de Staunt il en paraissait au moins deux cents. Pour sa cérémonie d’Adieux, cependant, les techniciens de la Maison de Retrait avait transformé cette caricature en quelque chose de sublime. Son visage rayonnait littéralement grâce à un maquillage qui dissimulait les lézardes du temps ; il se tenait bien droit, quelque drogue l’aidant sans doute à offrir une image de son ancienne virilité ; il était revêtu d’une robe somptueuse. Des dizaines de parents et d’amis l’entouraient dans le Salon des Adieux, une suite souterraine brillamment décorée qui faisait face au centre récréatif. En entrant, Staunt fut effrayé par la densité de la foule. Tant de gens, si jeunes, si bruyants.

Ella Freeman se faufila vers lui et posa une main racornie sur le bras de Staunt. « Regardez : deux de ses femmes. Il y en a une qu’il n’avait pas revue depuis soixante ans. Et ses fils. Tout ce monde-là, ses fils. Deux ou trois à chaque épouse. »

La cérémonie, conduite par l’homme relativement jeune qui servait de Guide à Golding, se déroula dans une ambiance élégiaque, rapidement, gentiment. Debout sous l’emblème du ministère de la Félicité, la roue et les engrenages, le Guide parla brièvement de la nécessité de laisser la place aux autres, et de la beauté d’un Départ volontaire. Puis il fît l’éloge du Partant en termes vagues et généraux ; un de ses fils prononça un panégyrique plus spécifique ; enfin, Seymour Church, choisi pour représenter les compagnons de Golding à la Maison de Retrait, croassa un petit discours pratiquement incohérent. En retour, le Partant – transfiguré par la joie, il semblait déjà avoir un pied dans l’autre monde – articula faiblement quelques syllabes, exprimant confusément sa gratitude pour sa longue et heureuse vie. Golding n’avait pas l’air de comprendre grand-chose à ce qui se passait ; il était assis sur une sorte de trône rayonnant, rêveur, lointain. Staunt se demanda si on ne lui avait pas administré quelque stupéfiant.

Une fois les discours terminés, on servit des rafraîchissements. Puis, accompagné seulement de ses proches, une quinzaine ou une vingtaine de personnes en tout, Golding fut conduit dans une autre pièce tout au fond du Salon des Adieux. La porte se referma derrière lui, et en son absence la soirée d’Adieux se poursuivit joyeusement.

Ce genre d’événements se reproduisit quatre fois au cours des cinq semaines suivantes. À l’occasion de deux d’entre eux – les Départs de Michael Green et de Katherine Parks – on demanda à Staunt de prononcer le discours d’adieu. Tâche dont il s’acquitta élégamment, sereinement, et, devait-il reconnaître, avec une belle éloquence. Il tint dix minutes pour Michael Green, et près de quinze minutes pour Katherine Parks, parlant moins des Partants, qu’il commençait à peine à bien connaître, que de la philosophie du Départ, de la beauté et du miracle de l’acte de renonciation au monde. Il n’était pas coutumier que l’orateur qui parlait en dernier se livrât à de telles prouesses, et l’assistance fut absolument subjuguée ; si la circonstance l’avait permis, Staunt en était sûr, ils auraient applaudi.

Il avait maintenant une nouvelle vocation, et plusieurs Partants qu’il ne connaissait même pas hâtèrent leur Départ pour ne pas manquer d’avoir un discours de Staunt à leur cérémonie. C’était l’été à présent, et l’Arizona palpitait sous les vagues de chaleur. Staunt ne sortait pas beaucoup ; il passait la plupart de son temps à fréquenter le centre récréatif, faisant des recherches, pour ainsi dire, en vue de futurs discours. Il ne lisait plus que rarement. Il n’écoutait jamais de la musique. Il s’était installé dans une tranquille et agréable routine. Cela faisait maintenant quatre mois qu’il était là. Exception faite de Seymour Church, qui refusait toujours de céder aux coups de coudes qui l’invitaient à Partir, Staunt était désormais le plus ancien pensionnaire de la Maison de Retrait. Mais à la fin du mois de juillet, Church se décida à quitter la scène. Staunt, bien sûr, fit un discours, évoquant au passage le long voyage du Partant jusqu’à l’étape finale, et il lui fut difficile d’éviter les rapprochements que l’on pouvait faire avec son propre manque d’empressement. Qu’est-ce que j’ai à traîner ici, se demandait-il ? Pourquoi je ne donne pas le signal ?

Son fils Paul venait le voir de temps en temps. Des visites pénibles pour Staunt. Paul, qui montrait des signes de tension et d’anxiété, semblait toujours sur le point de lui lancer à la figure : « Qu’est-ce tu attends pour Partir ? » Et Staunt n’aurait pu répondre, car il ne connaissait pas la réponse. Il avait lu Hallam quatre fois. Philosophiquement et psychologiquement il était prêt à Partir. Et pourtant il restait.

 

*

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Au milieu du mois d’août Martin Bollinger entra dans sa suite en brandissant une feuille de papier : « Qu’est-ce que c’est que ça, Henry ? »

Staunt jeta un coup d’œil. C’était une photocopie de l’aria du Marché aux nouvelles. « Où as-tu trouvé ça ? » demanda-t-il.

« Un membre du personnel est tombé dessus en mettant de l’ordre dans ta chambre.

— Je croyais que l’on avait droit à toute son intimité.

— Ce n’est pas un interrogatoire, Henry. Je suis juste curieux

— Tu t’es remis à composer ?

— Ce brouillon est tout ce que j’ai écrit. Ça fait des mois de cela.

— Cette musique est fascinante », dit Bollinger.

« Vraiment ? Je pensais que c’était plutôt discordant et forcé.

— Non. Non. Pas du tout. Tu as toujours parlé d’un opéra d’après Ben Jonson, non ? Et maintenant tu l’as commencé.

— Une façon d’égayer une journée ennuyeuse », dit Staunt. « Un petit griffonnage.

— Henry, as-tu envie de quitter cet endroit ?

— Faut-il encore revenir là-dessus ?

— Il y a manifestement encore de la musique en toi. Peut-être un grand opéra.

— Que tu as bien l’intention de me faire cracher, hein ? Ne raconte pas de bêtises. Il n’y a plus rien en moi, Martin. Je suis ici pour Partir,

— Mais tu n’es toujours pas Parti.

— Ah ! Tu as remarqué.

— Il était bien entendu depuis le début que personne ne te bousculerait. Mais j’en suis venu à soupçonner que tu n’as pas du tout l’intention de Partir, Henry, que tu fais du sur place, restant là à incuber cet opéra, ou peut-être à t’accommoder de quelque chose que ton esprit a du mal à digérer. Peu importe. Tu n’es pas obligé de Partir. Nous allons te renvoyez chez toi. Finis le Marché aux nouvelles. Remue les pensées qu’il te plaira de remuer. Redemande à Partir l’année prochaine ou dans deux ans.

— Tu veux vraiment m’arracher cet opéra, n’est-ce pas ?

— Je veux que tu sois heureux », protesta Bollinger. « Je veux que ton Départ soit bien. Ce petit bout de musique-là est un symptôme de ton état intérieur.

— Il n’y aura pas d’opéra, Martin. Et je ne compte pas quitter Super Oméga vivant. Avoir imposé cette épreuve à ma famille, et revenir à la maison, leur dire que tout cela n’était qu’une blague... non. Non.

— Comme tu voudras, » dit Bollinger. Il sourit et tourna les talons, laissant une question muette suspendue entre eux comme une épée : Si tu veux Partir, Henry, pourquoi ne Pars-tu pas ?

 

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Staunt comprit qu’il avait acquis le statut d’un Partant permanent, d’une sorte de conservateur honoraire du ministère de la Félicité. Il était là, profitant de cette vie à la fois digne et facile, bénéficiant des attentions mielleuses de ceux qui s’occupaient de le faire glisser tout doucement hors du monde, jouant son rôle de patriarche au milieu des carcasses brisées, qu’étaient les autres Partants. Chaque semaine il en arrivait de nouveaux ; il les accueillait solennellement, les aidait à se mêler à ceux qui étaient déjà là, et, le moment venu, présidait à leur Départ. Et il restait toujours. Pourquoi ? Pourquoi ? Sûrement pas par crainte de la mort. Pourquoi, alors, se faisait-il de son Départ une véritable profession ?

De la sorte il pourrait avoir la satisfaction d’être un héros de son temps – un défenseur de la noble renonciation, un pratiquant du Départ dans la joie. Discourant joliment sur la roue qui doit tourner et la nécessité de laisser sa place aux autres – un Sydney Carton du XXIe siècle, se tenant près de la guillotine et faisant l’éloge de ce qu’il allait faire, la plus belle chose de toutes, au point de se prendre au jeu et d’oublier de s’agenouiller pour présenter sa tête à la lame.

Ou peut-être est-il seulement en train d’interrompre l’ennui d’une vie trop unie par un petit flirt avec la mort, le prestige attaché à l’état de Partant introduisant une intéressante complexité dans une existence stagnante. Mais c’est le divertissement et non la mort qui est le vrai but. D’accord ? Si c’est ça, Henry, rentre chez toi et écris ton opéra ; les vacances, c’est terminé.

Il faillit appeler Bollinger pour demander à être renvoyé chez lui. Mais il arriva à vaincre cette impulsion. Quitter Super Oméga maintenant – voilà où était la vraie lâcheté. Il devait une mort au monde. Il avait occupé ce corps assez longtemps. Il fallait faire de la place ; bientôt il allait Partir. Bientôt. Bientôt. Bientôt.

 

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Au début du mois de septembre il y eut quatre jours de pluie d’affilée, ce qui ne s’était pratiquement jamais vu dans cette partie de l’Arizona. Miss Elliot disait que les Hopis, en se livrant à leurs danses du serpent annuelles sur leurs mesas du nord, avaient certainement forcé la note cette année, et envoyé des nuages de pluie sur tout l’État. Staunt, à la grande horreur du personnel, allait chaque jour s’exposer à la pluie, laissant les gouttes froides tremper sa robe légère, regardant la terre rouge et assoiffée boire l’eau à toute allure. « Vous allez attraper la mort à rester comme cela dehors, » lui disait sévèrement Mr Falkenbridge. Et Staunt éclatait de rire. Il demanda une autre impression à large interligne du Marché aux nouvelles, et essaya de mettre en musique la scène d’ouverture. Rien ne vint. Il n’arrivait pas à trouver la bonne ligne mélodique, pas plus qu’il ne put retrouver l’étrange coloration de son aria. La tonalité et la contexture de Jonson étaient sorties de sa tête. Il abandonna son projet sans regret.

Il y eut trois cérémonies d’Adieux en l’espace de huit jours. Staunt assista à toutes et parla à deux d’entre elles.

Arbitrairement, il fixa le jour de son propre Départ au 19 septembre. Mais il ne fit part de sa décision à personne, et le 19 septembre vint et passa sans que Staunt eût changé.

À la fin du mois il déclara à Martin Bollinger : « Je suis un imposteur. Je ne me suis pas rapproché d’un centimètre de mon Départ depuis que je suis ici. Je n’ai jamais voulu Partir. Je veux encore vivre, voir et faire des choses, connaître de nouvelles expériences. Je suis venu ici par désespoir, parce que je me sentais usé, que je m’ennuyais, que j’avais besoin de nouveauté. Pour jouer avec la mort, pour vivre le petit scénario du mourir – c’était tout ce que je recherchais. Un peu d’excitation. Un événement dans une vie sans aventure : Harry Staunt se prépare à mourir. Je me suis servi de vous tous pour vous faire mimer une charade cynique. »

Bollinger répondit calmement : « Alors je m’occupe de te faire renvoyez chez toi, Henry ?

— Non. Non. Envoie-moi le Dr James. Et annonce à ma famille que ma cérémonie d’Adieux aura lieu dans une semaine à compter de ce jour. Il est temps pour moi de Partir.

— Mais puisque tu as encore envie de vivre...

— N’est-ce pas le meilleur moment pour Partir ? » demanda Staunt.

 

*

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Ils étaient tous là, rassemblés autour de lui. Paul était venu, ainsi que Crystal, de retour de la Lune et paraissant très faible, et tous les petits-enfants et les arrière-petits-enfants, et les amis, les chefs d’orchestre, les jeunes compositeurs, quelques critiques, plus de cent personnes en tout, venues pour lui dire adieu. Staunt, sans le secours d’aucune drogue mais se sentant déjà décoller, avait circulé tranquillement parmi eux, les remerciant d’assister à sa soirée de Clôture, les accueillant à sa cérémonie d’Adieux. Il était stupéfait de se sentir aussi calme. Assis maintenant sur le trône d’honneur, il écouta les dernières allocutions et endura sans sourciller un effroyable pot-pourri de ses œuvres les plus célèbres, manifestement ficelé à la hâte par quelqu’un d’inexpert en la matière. Martin Bollinger, prononçant l’éloge principal, cita lourdement Hallam : « Trop souvent nous nous illusionnons en pensant que nous sommes vraiment prêts, alors que nous sommes encore loin du compte, et nous choisissons de Partir pour des motifs indignes ou superficiels. Rien de plus tragique que d’arriver au moment des Adieux et de comprendre qu’on s’est trompé, que nos motivations étaient fausses, que l’on n’est en réalité nullement prêt à Partir ! »

Comme c’est vrai, se dit Staunt. Et comme c’est faux. Car je suis là prêt à Partir et en même temps pas le moins du monde. Et c’est dans mon refus que gît mon acceptation.

Bollinger fit le tour de ce qu’il avait à dire, et un Partant, un homme nommé Bradford qui était arrivé à Super Oméga en août, se mit à bafouiller l’habituelle allocution finale. Il bégayait, toussait, et perdait le fil de ses phrases, car il avait cent quarante ans et comptait Partir la semaine prochaine, mais il arriva finalement à s’acquitter de sa tâche. Staunt, peu attentif, promenait son regard rayonnant sur son fils et sa fille, la horde de ses descendants, ses admirateurs, ses docteurs. Il comprenait maintenant pourquoi les Partants semblaient généralement très loin de leur cérémonie d’Adieux : le morne ronron des discours les expédiait rapidement sur les rivages du paradis.

Puis vint le moment des rafraîchissements. Et on se prépara à le véhiculer dans la pièce du fond. C’est alors que la voix de Staunt s’éleva. « Puis-je parler moi aussi ? »

Des regards épouvantés se tournèrent vers lui. On craignait manifestement de le voir détruire l’harmonie du moment par cette intervention originale et inopportune. Mais il était impossible de refuser. Il avait débité tant de panégyriques pour les autres – il pouvait bien prendre la parole à son propos.

Staunt déclara d’une voix étouffée, forçant tout le monde à tendre l’oreille : « J’accepte le concept de la roue qui doit tourner, et je cède ma place avec plaisir à ceux qui doivent venir. Mais laissez-moi vous dire que ceci n’est pas un Départ ordinaire. Voyez-vous, quand je suis venu ici, je croyais que j’étais las du monde et prêt à Partir, mais je suis resté, j’ai reculé au bord de l’abîme, j’ai tardé, j’ai joué la comédie. J’ai même Martin le sait commencé un autre opéra. On m’a dit que je pouvais rentrer chez moi, et j’ai refusé. Hallam me pardonne, mais j’ai refusé. Car il y a d’autres façons de Partir que la sienne. C’est parce que la vie me semble encore belle que je la quitte aujourd’hui. Je prends ainsi mon dernier plaisir : celui d’abandonner la seule chose qui pour moi méritait encore d’être gardée, »

Murmures. Yeux grands ouverts.

J’ai dit tout ce qu’il ne fallait pas dire, songea-t-il. Je leur ai gâché leur journée. Mais qui est-ce qui Part ? Pourquoi me soucierais-je d’eux ?

Martin Bollinger, se courbant jusqu’à terre, lui souffla : « Il n’est pas encore trop tard, Henry. Nous pouvons tout arrêter immédiatement »

« La tentation finale », dit Staunt. « Et j’y résiste. Rideau. Je suis prêt à Partir. »

On le roula jusqu’à la chambre du fond. Quand on lui présenta la coupe, il la saisit, lança un clin d’œil à Martin Bollinger, et la vida d’un seul trait.