SCHWARTZ ET LES GALAXIES
Voici pour la réalité : Schwartz est confortablement installé comme dans un cocon – passif, en suspens dans une alcôve de première classe à bord d’une fusée de la Japan Air Lines, à neuf mille mètres au-dessus de la Mer de Corail. Et voici pour le rêve : le même Schwartz fait partie des passagers d’un splendide vaisseau spatial qui file en douceur dans les profondeurs interstellaires, en route à neuf fois la vitesse de la lumière de Bételgeuse IX à Rigel XXI, ou peut-être d’Andromède au Petit Nuage de Magellan.
Il n’existe pas de vaisseaux spatiaux. Il n’en existera probablement jamais. Une douzaine de décennies se sont écoulées depuis le vol d’Apollo 11, et aucun être humain ne va nulle part si ce n’est çà et là à la surface de ce petit O qu’est la Terre, car les planètes sont rigoureusement stériles et les étoiles hors de portée. Ce petit O n’est pas assez grand pour Schwartz. Trop souvent il perd tout éclat à ses yeux, il se transforme en une boule de porcelaine sans vue ; aussi a-t-il pris récemment l’habitude, lorsque le monde se fait terne, de se réfugier à bord de ce vaisseau interstellaire. Ce que le Vol 411 de la JAL transporte n’est donc que son moi physique, son enveloppe, laquelle occupe un box privé des plus somptueux dans un appareil dont les formes sveltes abritent deux cents passagers et qui, décollant de Buenos Aires juste après le petit déjeuner, a coupé vers l’ouest durant deux heures, le long du tropique du Capricorne, et atterrira bientôt à Torres Skyport, l’aéroport de la Papouasie. Mais sa conscience, son anima, l’essentiel de sa Schwarzité, flotte entre les galaxies.
Quel vaisseau ! Quelle merveille que ses milliers de passagers ! Le long de ses coursives grouille une foule bariolée de créatures galactiques, des natifs de la Chèvre, d’Arcturus, d’Altair, de Canope, de l’Etoile Polaire, d’Antarès – des êtres à la fois intelligents et doués d’un langage articulé, respirant du méthane, de l’azote, ou de l’argon, à la peau épineuse ou sans peau du tout, munis de plusieurs bras ou de plusieurs têtes ou complètement immatériels, tous issus de cultures bien distinctes, absolument uniques et originales. Au milieu de tout ce monde bigarré circule Schwartz, cette superstar de l’anthropologie, ce digne héritier de Krœber, Morgan, Malinowski et Margaret Mead, se repaissant avec délices de sa délicieuse diversité. Alors qu’ici dans cette fusée prosaïque, ce dard stratosphérique rivé à sa planète, il est impossible de distinguer les Canadiens des Portugais, les Portugais des Roumains, les Roumains des Irlandais, sauf quand ils ouvrent la bouche, et encore n’est-ce pas certain.
Au cours de ses rêveries il consulte des créatures du système de Fomalhaut sur le problème de la circoncision digitale ; il enregistre les mélodies de la flûte à trous d’Achernar ; il se renseigne sur les éternuements magiques d’Acrux, les sommeils extatiques d’Aldébaran, les sculpteurs d’astéroïdes de Thuban. C’est alors qu’une souriante hôtesse de la JAL écarte le rideau de son box et abaisse son regard sur lui, le catapultant d’une réalité à l’autre. Elle a des yeux bleus, des cheveux frisottés, un nez droit, des lèvres minces, la peau cuivrée – un méli-mélo génétique, la métisse classique façon XXe siècle, peut-être un croisement mélanésiano-suédo-turco-bolivien, ou polono-berbéro-tartaro-gallois. Les voyages intercontinentaux à bon marché ont tristement fait leur œuvre : toute la Terre n’est plus qu’un creuset où les traits génétiques ont fusionné en une bouillie informe Schwartz s’interroge à propos du caractère récessif de ces yeux bleus sans arriver à une solution satisfaisante. Quoi qu’il en soit, elle est belle. Elle s’appelle Dawn – ô doux prénom d’une parfaite neutralité, détaché de toute culture ! – et ils ont entamé un petit flirt, elle et lui, Dawn et Schwartz, en diverses occasions au cours de ce bref voyage. Une lueur de malice dans les yeux, elle lui dit d’une voix caressante : « Nous allons bientôt atterrir, Dr Schwartz. Est-ce que vos fixations sont en polarité ?
— Elles n’ont jamais cessé de l’être.
— Très bien. » Les yeux bleus, ardents, intéressés, rencontrent les siens. « Je reste à terre ce soir », dit-elle.
« Magnifique.
— Nous pourrions prendre un verre ensemble en attendant qu’ils déchargent les bagages », suggère-t-elle avec une hardiesse pleine de bonne humeur.
« Sans doute », lâche-t-il machinalement, « pourquoi-pas ? » La disponibilité de la jeune femme l’ennuie : il apprécierait plutôt les plaisirs surannés de la chasse. Jadis une pareille facilité l’aurait excité, mais ce n’est plus le cas. Schwartz a quarante ans. Grand, robuste, les épaules carrées, il étale comme en vitrine les gènes paysans de sa rude Irlandaise de mère. Ses cheveux noirs coupés court sont parsemés de gris ; il y a beaucoup de femmes que cela attire. On ne voit plus guère de cheveux gris à présent. Il s’habille simplement mais élégamment : sandales et tunique socratique. Comme c’était à prévoir, son charme physique, dans son entourage immédiat comme à l’extérieur, s’est accru à proportion de son succès professionnel. Il est sûr de lui, de ses possibilités, et affiche un aplomb communicatif. Rien que ce mois-ci, quatre-vingts millions de personnes ont assisté à ses conférences.
Elle saisit la pointe de lassitude qui affleure dans sa voix.
« Vous n’avez pas l’air enthousiaste. Ça ne vous intéresse pas ?
— Même pas.
— Qu’est-ce qui ne va pas, alors ? C’est la déprime, professeur ? »
Schwartz hausse les épaules.
« La grosse déprime. Le corps comme un vieil os. L’esprit comme un tas de cendres. » Il sourit de toutes ses dents, ôtant tout poids à ses paroles. Ce que sa tristesse a de feint n’échappe pas à la jeune femme.
« C’est grave », dit-elle. « C’est vraiment grave !
— Je ne fais que citer Tchouang Tseu. Ne faites pas attention à ce que je dis. En fait, je me sens très bien, juste un peu à plat.
— Trop de skyports ? »
Il acquiesce d’un signe de tête.
« Trop d’uniformité où que j’aille. » Le voici dans un dôme brillant comme une étoile sur le pont supérieur, en présence de trois Spiciens, trois êtres invertébrés qui ondulent en une danse propitiatoire pour tromper les longues heures d’un voyage à neuf fois la vitesse de la lumière. « Ça va aller », lui dit-il. « Proposition acceptée. »
Son visage hybride rayonne de soulagement et d’impatience. « Alors rendez-vous à terre », lance-t-elle avec un clin d’œil avant de s’éloigner dans l’allée d’un air dégagé.
La Papouasie. À l’heure des cocktails Schwartz sera à Port Moresby. Ce soir il fait une conférence à l’Université de Papouasie ; hier c’était Montevideo, après-demain ce sera Bangkok. La grande tournée universitaire. C’est son année : le voici tout à coup devenu quelqu’un d’important dans les milieux de l’anthropologie, très exactement depuis la publication de son livre, Le musqué sous la peau. Il lance ses feux de continent en continent, diffusant sa sagesse, lundi à Montréal, mardi à Veracruz, mercredi à Montevideo. Jeudi – Jeudi ? Il a traversé ce matin la ligne de datation internationale, et il ne se souvient plus s’il est passé dans le jeudi ou dans le mardi, bien qu’hier fût à coup sûr un mercredi. Schwartz sait seulement que c’est le mois de juillet de l’année 2083 – et encore y a-t-il des moments où il n’est même pas certain.
La fusée de la JAL entre dans la phase finale de son plongeon vers la terre. La Papouasie attend, lisse, cristalline. Le monde a de nouveau le poli du verre. Il laisse son esprit dériver joyeusement vers le vaisseau étincelant qui fonce à travers le tourbillonnement des constellations.
Il s’est retrouvé dans le salon animé du pont inférieur, en train de prendre un verre avec son compagnon de voyage, Pitkin, l’économiste de Yale. Pourquoi Pitkin, ce personnage grossier à la figure rubiconde ? Avec le choix que lui offrait toute l’humanité réelle et imaginaire, pourquoi son inconscient a décidé de lui faire partager son rêve avec un tel butor ?
« Regardez », a dit Pitkin en clignant de l’œil d’un air égrillard. « Voici votre petite amie ».
L’iris d’accès s’est ouvert et le non-mâle d’Antarès est entré.
« Suffit », s’est emporté Schwartz. « Vous savez très bien qu’il ne s’agit pas de cela.
— N’y a-t-il pas des jours que vous la poursuivez de vos assiduités ?
— Votre la n’est pas le pronom qui convient », a dit Schwartz.
Pitkin s’est esclaffé.
« Quelle précision ! Quelle érudition ! Votre la n’est pas le pronom qui convient, déclare monsieur ! » Il a donné un grand coup de coude à Schwartz. « Pour vous c’est une la, mon ami, et n’essayez pas de me raconter des histoires. »
Schwartz dut admettre qu’il y avait quelque vérité dans les insinuations vulgaires de Pitkin. L’Antarien – un humanoïde élancé aux yeux jaunes, à la peau ébène, au corps souple et lisse, avec de longs membres fuselés et une grâce fluide d’otarie – l’attirait invinciblement. Et il ne pouvait pas s’empêcher de voir en lui un être féminin. Cette attitude était irrémédiablement liée à sa culture et aux habitudes de son espèce, il le savait ; en fait, l’extraterrestre l’avait averti que la différenciation sexuelle en usage sur la Terre n’avait aucun sens dans le système d’Antarès, et que s’il tenait absolument à lui attribuer le genre féminin, « elle » ne pouvait être considérée que comme un non-mâle, sans que cela implique la moindre féminité sur le plan biologique.
Patiemment, il a expliqué :
« Je vous l’ai déjà dit. L’Antarien n’est ni mâle ni femelle au sens où nous l’entendons. S’il se trouve que nous voyons en lui un être féminin, c’est une conséquence de notre conditionnement culturel. Si ça vous plaît de croire que l’intérêt que je porte à cet être est d’ordre sexuel, à votre aise, mais je vous assure que mon attitude est purement professionnelle.
— Naturellement. Vous vous contentez de l’étudier.
— En un sens, oui. Et elle m’étudie aussi. Sur son monde d’origine son statut est celui d’une « regardeuse-de-vie », ce qui paraît être l’équivalent antarien d’anthropologue.
— Quelle aubaine pour tous les deux ! C’est votre première extraterrestre et vous êtes son premier Juif.
— Cessez de parler d’elle au féminin », a grincé Schwartz.
— Mais c’est ce que vous venez de faire ! » Schwartz a fermé les yeux.
*
**
« Ma grand-mère m’avait bien averti de ne jamais fréquenter d’économistes. Ils ont l’esprit fangeux et l’haleine fétide, disait-elle. Elle m’a aussi mis en garde contre les gens de Yale. Des cerveaux pervertis, selon son expression. Ainsi me voilà enfermé dans un vaisseau interstellaire avec cinq cents créatures extra-terrestres et un compagnon humain, et il faut que ce soit un économiste de Yale.
— La prochaine fois vous n’aurez qu’à emmener votre grand-mère.
— Filez », a dit Schwartz, « arrêtez de gâcher mon rêve. Allez colporter votre triste science ailleurs. Vous voyez ces Aurigiens là-bas ? Grimpez dans leur bouteille et parlez-leur du Produit National brut. » Schwartz a souri à l’Antarien qui est allé chercher un verre, un breuvage d’un bleu iridescent, et s’est approché d’eux. « Du vent », a murmuré Schwartz.
« N’ayez crainte », a dit Pitkin. « Je ne veux pas vous gêner. » Et il s’est évanoui dans la foule bariolée.
« Les Capelliens sont en train de danser, Schwartz », a déclaré l’Antarien.
« J’aimerais voir cela. Cet endroit est bien trop bruyant de toute façon. » Schwartz a plongé son regard dans le jaune citron des yeux verticalement fendus de l’extraterrestre. Des yeux de chat, a-t-il songé. Des yeux de panthère. Qui étaient fixés comme d’habitude sur la bouche de Schwartz : autres mondes, autres mœurs. Il s’est senti parcouru d’un étrange, d’un troublant frémissement de désir. Désir de quoi, au fait ? C’était un pur sentiment d’appétence, non spécifique, n’ayant certainement rien de sexuel. « Je crois que je vais aller jeter un coup d’œil. Vous venez avec moi ? »
La fusée s’est posée en Papouasie. Se penchant au-dessus de la petite table dans le salon de skyport, Schwartz déclare à l’hôtesse d’une voix basse et passionnée :
« Je traversais une crise. Toutes les choses qui comptaient dans ma vie n’avaient plus de sens. Je découvrais que la profession que j’avais choisie était sans objet, idiote, aussi inutile que... que de jouer aux échecs.
— C’est vraiment terrible », compatit Dawn dans un murmure.
« C’est facile à comprendre. Vous parcourez le monde, vous voyez un millier de skyports par an. Tout est partout pareil. Les mêmes vêtements, le même jargon, les mêmes magazines, les mêmes styles d’architecture et de décor.
— Effectivement.
— Une homogénéité internationale. Une uniformité mondiale. Arrivez-vous à comprendre ce que c’est d’être anthropologue dans un monde où il n’y a plus de primitifs, Dawn ? Nous voilà en Nouvelle-Guinée – vous savez, les chasseurs de têtes, l’animisme, les peintures corporelles, les tam-tams au coucher du soleil, l’os en travers du nez – et regardez-moi ces Papous en robes d’affaires tout autour de nous. Écoutez-les échanger des tuyaux financiers, parler de base-ball, se recommander des restaurants à Paris et des coiffeurs à Johannesburg. Et c’est partout la même chose. En un siècle nous avons transformé toute la planète en un énorme État industriel de type occidental, sophistiqué et hygiénique. Les émissions de télé relayées par satellites, les fusées qui vous transportent en deux heures d’un continent à l’autre, la disparition de l’exclusivisme religieux et du tabou génétique ont abâtardi toutes les cultures, ne voyez-vous pas ? Vous allez chez les Zunis et ils ont des masques africains en plastique sur le mur. Vous allez chez les Bochimans et ils ont des cendriers avec des motifs hopis made in Japan. Ce ne sont que des éléments décoratifs, et sous les motifs primitifs soigneusement choisis, on retrouve la même sensibilité pseudo-américaine, la même universalité, que vous soyez en plein Kalahari ou dans la jungle amazonienne. Vous rendez-vous compte de ce qui est arrivé. Dawn ?
— C’est une perte affreuse », dit-elle tristement. Elle s’efforce de sympathiser, mais il sent bien qu’elle attend qu’il ait fini son sermon et qu’il l’invite à partager sa chambre d’hôtel. C’est ce qui finira par se passer. Mais il n’y a pas moyen de l’arrêter une fois qu’il a enfourché son grand dada.
« La diversité culturelle a disparu de la surface de la terre », dit-il. « La religion est morte, la véritable poésie est morte, l’imagination est morte, l’individualité est morte. La poésie. Écoutez-moi ça ».
D’une voix monotone il se met à chanter :
Plongé dans la beauté je marche
La beauté devant moi je marche
La beauté derrière moi je marche
La beauté à mes côtés et au-dessus de moi je marche
Tout finit dans la beauté
Tout finit dans la beauté
Le voici qui sue à grosses gouttes. Sa mélopée a créé une curieuse sphère de silence dans son voisinage immédiat ; des têtes se tournent, des yeux louchent vers lui. « Un poème navajo », dit-il. « Le Chemin dans la Nuit, un chant d’une durée de neuf jours, une vision, une incantation. Où sont les Navajos à présent ? Allez en Arizona et ils chanteront pour vous, naturellement, mais pour de l’argent ; ils ne savent même pas ce que les mots signifient, et il y a des chances pour que les chanteurs n’aient qu’un quart de sang navajo, ou un huitième, ou qu’il s’agisse tout simplement de Hopis loués pour se déguiser en Navajos, étant donné que les Vrais Navajos, si tant est qu’il en reste, sont à Mexico, loués pour faire les Aztèques. Tout ça est révolu. Écoutez. » Il se remet à chanter d’une voix encore plus perçante que précédemment :
L’animal court, et passe, et meurt. Et c’est le grand froid. C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir. L’oiseau vole, et passe, et meurt. Et c’est...
« CES VOYAGEURS DU VOL 411 PAR LA JAL PEUVENT DÈS À PRÉSENT RÉCUPÉRER LEURS BAGAGES DANS LE HALL NUMÉRO 4 », clame une voix mécanique.
... le grand froid. C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.
« LES VOYAGEURS DU VOL 411... »
Le poisson fuit, et passe, et meurt. Et... « Les gens nous regardent », dit Dawn d’un air gêné.
« ...DANS LE HALL NUMÉRO 4. »
« Qu’ils nous regardent. Ça leur fera du bien. C’est un chant pygmée, du Gabon, en Afrique équatoriale. Les Pygmées ? Il n’y a plus de Pygmées. Tout le monde fait deux mètres de haut. Et que chantons-nous ? Écoutez. Écoutez. » Il fait un geste furieux en direction du nuage de minuscules haut-parleurs qui flotte près du plafond. Ils déversent une espèce de bouillie musicale : le grand tube du moment. Sa voix se fait terriblement mordante : « Nova... là-bas... ici, chéri C’est ce qu’on entend en ce moment même dans tous les skyports du monde. » Dawn sourit légèrement. Elle dirige une main vers celle de Schwartz, s’en empare, lui presse les phalanges. Il est pris de vertige. La foule, les regards, la musique, l’alcool. Le plastique. Tout brille. De la porcelaine. De la porcelaine. La planète se vitrifie. « Tom ? » fait-elle d’un air inquiet « Qu’est-ce qui se passe ? » Il éclate de rire, bat des paupières, tousse, frissonne. Il l’entend appeler à l’aide et sent son esprit qui l’abandonne pour plonger dans le noir galactique.
L’Antarien non mâle auprès de lui, Schwartz a regardé par la baie d’observation, fasciné et intimidé par la séduisante vision des Capelliens en train de s’enrouler et de se dérouler à l’extérieur du vaisseau. Tous les passagers ne pouvaient pas se vanter d’avoir une cabine aussi spacieuse. Les Capelliens étaient trop gros pour monter à bord ; et ils préféraient de toute façon ne pas se laisser enfermer entre des murs de métal. Ils voyageaient simplement le long du vaisseau, s’exposant comme autant de glissantes baleines aux mordantes radiations de l’espace. Tant qu’ils restaient à moins de vingt mètres de la coque ils pouvaient bénéficier du champ de propulsion de Rabinowitz qui emportait le vaisseau, sa cargaison, et son lot de voyageurs amicaux vers Rigel, ou le Petit Nuage de Magellan, à moins que tout ce petit monde ne fût en route pour l’une des Pléiades à une vitesse de croisière neuf fois supérieure à celle de la lumière.
Les Capelliens évoluaient au-delà de l’ombre du vaisseau dans des sillons d’un blanc étincelant. Bleus, d’un vert éclatant ou d’un noir velouté, ils s’enroulaient et s’étiraient, et chaque sillon flamboyait comme un éclair, de feu. « Ils sont d’une redoutable beauté », a murmuré Schwartz.
« Entendez-vous leurs appels ? Mot je les entends.
— Qu’est-ce qu’ils disent ?
— Ils disent « Venez avec moi, venez avec moi, venez avec moi ! »
— Alors allez-y », a dit simplement l’Antarien. « Empruntez le sas.
— Pour mourir sur le coup ?
— Pour entrer dans une nouvelle phase. Pauvre Schwartz ! Aimez-vous donc tellement votre corps actuel ?
— Mon corps actuel n’est pas si mal. Croyez-vous qu’on m’en donnera un autre ?
— Non !
— Non », a répondu Schwartz. « Celui-ci est le seul que j’aurai jamais. Ce n’est pas la même chose pour vous ?
— Quand viendra le Temps des Commencements, je recevrai ma nouvelle enveloppe. Dans cinquante ans d’ici. Ce que vous voyez là est la cinquième forme que j’emprunte.
— La prochaine sera-t-elle aussi belle ?
— Toutes les formes sont belles. Vous me trouvez attirant ?
— Naturellement. »
Les yeux réduits à une fente. Petit hochement de tête en direction de la baie vitrée. « Aussi attirant que ceux-là ? » Schwartz s’est mis à rire. « Oui. Quoique d’une façon différente. » Le ton de l’Antarien s’est fait provocant. « Si j’étais là-bas, sortiriez-vous dans l’espace ?
— Ça se pourrait. Si on me donnait une combinaison spatiale et qu’on m’indique la façon de s’en servir.
— Mais pas autrement ? Supposons que je sois là-bas en ce moment même. Je pourrais vivre dans l’espace cinq, dix, peut-être quinze minutes. Je suis là-bas et je dis : « Viens avec moi, Schwartz, viens avec moi ! » Qu’est-ce que vous faites ?
— Je ne suis pas tellement tenté par le suicide.
— Mourir par amour, pourtant ! Aborder une nouvelle phase au nom de la beauté.
— Non. Désolé. »
L’Antarien a montré du doigt des Capelliens en train d’onduler. « Si c’étaient eux qui vous le demandaient, vous iriez ?
— C’est bien ce qu’ils font.
— Et vous refusez l’invitation ?
— Pour le moment. Pour le moment. »
L’Antarien est parti d’un grand rire antarien – une espèce de renâclement argentin.
« Notre voyage va encore durer des semaines. Un de ces jours, je pense, vous irez les rejoindre. »
« Vous êtes resté inconscient pendant au moins cinq minutes », dit Dawn. « Vous avez fait une peur bleue à tout le monde. Vous êtes sûr de vouloir faire une conférence ce soir ? »
Schwartz fit signe que oui.
« Ça va aller mieux. Je suis un peu fatigué, c’est tout. Trop de fuseaux horaires cette semaine. »
Ils sont sur la terrasse de sa chambre d’hôtel. La nuit tombe déjà alors que l’après-midi touche à peine à sa fin ; c’est le milieu de l’hiver dans l’hémisphère austral, bien que l’air soit tout embaumé de la fragrance des fleurs tropicales. Les premières étoiles ont fait leur apparition. Il n’a jamais vraiment su laquelle est laquelle. Cette étoile brillante, pense-t-il, pourrait être Rigel, et celle-ci.
— Sirius, et celle-là là-bas, c’est peut-être Deneb. Et celle-ci ? Se pourrait-il que ce soit la rouge Antarès, au, cœur du Scorpion, ou s’agit-il seulement de Mars ? En raison de son évanouissement au skyport, il a pu couper à la traditionnelle réception du corps enseignant et au dîner officiel ; alléguant le besoin de repos, il s’est arrangé pour prendre une simple collation dans sa chambre d’hôtel, à deux. Dans deux heures on viendra le chercher pour le conduire à l’Université. Dawn le surveille de près. Peut-être est-elle préoccupée par sa santé, peut-être attend-elle seulement qu’il fasse un mouvement vers elle. Tout ça peut attendre, se dit-il. Pour le moment il a plutôt envie de parler. Histoire de s’échauffer avant d’affronter son assistance, il revient à son sujet.
« Pendant longtemps je n’ai pas compris ce qui s’était passé. Je grandissais sur une île, coupé de la réalité, un gars de New York, astucieux, toujours fourré à la bibliothèque. Je lisais les classiques de l’anthropologie, les Modèles culturels et l’Entrée en majorité à Samoa, Vie d’une tribu sud-africaine et tout le reste, et je rêvais de voyages d’études passés à rassembler des mythes, des grammaires, des coutumes, des objets artisanaux et tout ça, jusqu’au jour – j’avais vingt-cinq ans – où je me suis retrouvé dans la partie et où j’ai commencé à découvrir que je m’étais fourvoyé dans une science morte. Nous n’avons à présent qu’une seule culture pour tout le monde, avec des variantes locales mais pas de divergences fondamentales : il n’y a plus de primitifs sur la Terre, et il n’y a pas d’autres planètes. Pas qui soient habitées. Je ne peux pas aller sur Mars, Vénus ou Saturne et en étudier les natifs. Quels natifs ? Et nous ne pouvons pas atteindre les étoiles. Tout ce qui me reste pour travailler, c’est la Terre. J’avais trente ans quand tout ça s’est mis en place dans ma tête et j’ai su alors que j’avais gâché ma vie.
— Mais il y avait sûrement quelque chose à étudier pour vous sur la Terre ?
— Une seule culture, homogène et sans racines. Du travail pour un sociologue, pas pour moi. Je suis un romantique, un passionné d’exotisme, avide de bizarre et de différence. Voyez-vous, nous ne pouvons jamais avoir de véritable perspective sur notre temps et notre vie. Les sociologues essaient d’y parvenir, mais ils n’arrivent jamais qu’à obtenir un tas d’informations aussi rudimentaires qu’indigestes. La compréhension vient plus tard – deux, cinq, dix générations plus tard. Mais un moyen d’en apprendre sur nous-mêmes qui a toujours existé, c’est d’étudier des cultures étrangères, de les étudier à fond, et de nous définir nous-mêmes en prenant la mesure de ce qu’ils sont que nous ne sommes pas. Les cultures doivent rester isolées cependant. L’anthropologue lui-même altère cet isolement, au sens où Heisenberg l’entend, quand il arrive avec son appareil photo et ses outils d’observation et qu’il commence à poser des questions ; mais on peut neutraliser plus ou moins l’inévitable dommage causé par un observateur isolé. Par contre, cette neutralisation est impossible quand toute une culture en rencontre une autre, l’absorbe et l’oblitère. Ce que notre civilisation technologique et mécanisée a accompli un peu partout. Un jour je me suis réveillé et je me suis rendu compte qu’il n’y avait plus de cultures étrangères. Ah ! Écrasante révélation ! La profession de Schwartz est morte !
— Qu’avez-vous fait ? »
— Je suis resté des années à me sentir mal dans ma peau. J’enseignais, j’étudiais, je suivais le mouvement sachant que tout cela n’avait aucun sens. Je me contentais d’examiner les documents qu’avaient laissés des observateurs précédents sur des cultures disparues, essayant de forger de nouvelles théories. Des sources de seconde main, des matériaux défraîchis : j’étais un peseur d’os desséchés, non un collecteur de signes. De la paléontologie. Les dinosaures ne manquent pas d’intérêt, mais qu’est-ce qu’ils nous disent sur le monde contemporain et ses structures ? Des os desséchés, Dawn, des os desséchés. Le désespoir. Et puis une piste. J’ai eu cette étudiante nigérienne, cette Ibo – enfin, une Ibo pour l’essentiel, mais elle avait du sang israélien et aussi, je crois, chinois – et nous sommes devenus très proches, elle était aussi proche de moi que n’importe qui dans mon entourage immédiat, et je lui ai fait part de mes ennuis. Je vais tout laisser tomber, je lui ai dit, parce que ce n’est pas du tout ce que j’espérais. Elle s’est moquée de moi et m’a dit : Tu crois avoir le droit d’être découragé parce que le monde ne correspond pas à ce que tu attendais ? Refaçonne ta vie, Tom ; tu ne peux pas refaçonner le monde. Mais comment ? J’ai dit. Et elle m’a répondu ; Regarde à l’intérieur de toi-même, découvre le primitif en toi, vois ce qui t’a fait être ce que tu es, ce qui a conduit la culture d’aujourd’hui à être ce qu’elle est, vois comment tous ces courants différents se sont mêlés. Rien n’est perdu de ce côté-là, tout est seulement brouillé. Ce qui m’a donné à penser. Ce qui m’a apporté une nouvelle vision des choses. Ce qui m’a lancé dans une quête intérieure. Il m’a fallu trois ans pour démêler l’écheveau, pour bien comprendre ce que notre planète était devenue, et que ce n’était qu’après avoir accepté la planète... »
Il a l’impression qu’il parle depuis une éternité. Parler. Toujours parler. Mais il n’entend même plus sa propre voix. Il perçoit un bourdonnement lointain.
« Ce n’était qu’après avoir accepté... » Bzzz.
Bourdonnement lointain.
« Qu’est-ce que je disais ? » demanda-t-il.
« Ce n’était qu’après avoir accepté la planète. »
— Oui », dit-il, « ce n’était qu’après avoir accepté la planète que je pouvais commencer... » Bzzz. Bzzz. « Que je pouvais commencer à m’accepter moi-même. »
Il était aussi attiré par les Spiciens, moins pour eux-mêmes – c’étaient des personnages obliques, secrets, réservés et suffisants, d’approche difficile – que pour l’espèce de drogue psychédélique qu’ils prenaient de façon sacramentelle avant de se lancer dans une de leurs interminables danses rituelles. Chaque fois qu’il les avait regardés prendre leur drogue, il lui avait semblé qu’ils faisaient le geste de lui en offrir, comme pour l’inviter, comme pour le tenter, avant de s’en emplir la bouche. Il se sentait alléché ; il se sentait ferré.
Il y avait trois Spiciens à bord, des créatures longilignes de deux mètres et demi de long, avec de souples corps cylindriques et des petits membres courts. Leur peau était reptilienne, sèche et lisse, d’un vert profond strié de bandes jaunes ; mais leurs yeux étaient étrangement humains, de grands yeux d’un brun liquide, des yeux levantins pleins de mélancolie, des yeux de voyageurs médiévaux malchanceux qu’un enchantement aurait transformés en serpents. Schwartz leur avait parlé plusieurs fois. Ils comprenaient assez bien l’anglais – c’était le cas de toutes les races galactiques ; Schwartz estimait que ce serait un jour la lingua franco, interstellaire comme cela s’était vu sur la Terre – mais leurs organes vocaux ne leur permettaient pas de parler, et ils laissaient ce soin à de petites machines à traduire suspendues à leur cou qui convertissaient leurs légers sifflements en mots ambrés qu’on voyait palpiter sur un écran.
Prudemment, alors que c’était la troisième ou la quatrième fois qu’il s’entretenait avec eux, il a fait preuve d’un intérêt poli envers leur drogue. Ils lui ont expliqué que cela leur permettait d’entrer en contact avec les forces vives de l’univers. Il a répondu qu’il existait de telles drogues sur la terre et qu’il y recourait fréquemment, qu’elles lui faisaient pénétrer en profondeur les mécanismes du cosmos. Ils ont manifesté une certaine curiosité, peut-être même une curiosité certaine ; il était très difficile de lire dans leurs yeux, et le ton de leur voix ne fournissait aucun renseignement. Il a sorti de son sac son élégante boîte de drogues en cuir et leur a montré ce qu’il avait : de la learitonine, de la psilocérébrine, de la siddarthine, et de l’acide-57. Il a décrit les effets de chaque produit et proposé un échange : une de ces substances contre une dose équivalente du fongoïde orange tout ratatiné qu’ils mâchonnaient. Palabres. Oui, ont-ils dit enfin, c’est d’accord. Mais pas maintenant. Pas avant que ce soit le moment. Il les a remerciés et a rangé ses drogues.
Pitkin, qui avait suivi la tractation de l’autre côté du salon, s’est approché de lui à grands pas au moment où les Spiciens prenaient congé.
« Qu’est-ce que vous manigancez encore ? » a-t-il réclamé.
« Et si vous vous occupiez de vos affaires ? » a gentiment répondu Schwartz.
« Vous traficotez dans la drogue avec ces reptiles, n’est-ce pas ?
— Disons que je fais de la recherche scientifique.
— De la recherche ? De la recherche ? Qu’est-ce que vous voulez faire, vous défoncer avec leur espèce de truc orange ?
— Ça se pourrait
— Avez-vous une idée des effets de ce machin sur le métabolisme humain ? Vous risquez de finir aveugle ou paralysé ou cinglé ou...
— Ou touché par la révélation », a conclu Schwartz. Ce sont les risques du métier. Les anthropologues d’autrefois qui essayaient sans hésiter le peyotl, le yagé ou l’ololiuqui acceptaient ces risques, et...
— Mais c’étaient des drogues pour les humains ! Vous ne savez pas comment... et puis, à quoi bon ? De la recherche qu’il appelle ça ! De la recherche ! » Et pour finir, le sarcasme ; « Camé ! »
Schwartz a alors opposé le sarcasme au sarcasme :
« Économiste ! »
Une assistance honnête pour ce soir, près de trois mille personnes, chaque siège occupé dans le vaste auditorium en forme de fer à cheval, un vidéo-relais diffusant sa conférence dans toute la Papouasie et la moitié de l’Indonésie. Schwartz se tient sur l’estrade comme un demi-dieu sous la vive lumière d’un projecteur anti-éblouissant. En dépit de sa défaillance antérieure, il est en bonne forme, le geste large et énergique, le regard imposant, la voix profonde et sonore, l’élocution aisée. « Une seule planète », dit-il. « Une petite planète surpeuplée, sur laquelle toutes les cultures convergent vers une attristante et terne uniformité. Quelle désolation ! Comme nous nous rapetissons quand nous nous mettons à nous ressembler ! » Il lance les bras au ciel. « Tournez-vous vers les étoiles, les inaccessibles étoiles ! Imaginez, si vous le pouvez, les millions de mondes qui gravitent autour de ces soleils flamboyants par-delà l’obscurité de la nuit ! Imaginez avec moi d’autres races, d’autres façons de vivre, d’autres dieux. Des êtres de toutes les formes imaginables, bizarres en apparence mais pas grotesques, pas hideux, car la vie est toujours belle ; des êtres pourvus de nombreux membres ou n’en possédant aucun, des êtres pour qui la mort est une divine culmination de l’existence, des êtres ne mourant jamais, des êtres capables de mettre au monde un millier d’enfants à la fois, des êtres ne se reproduisant pas – toutes les infinies possibilités de l’univers infini !
« Il se peut que chacun de ces mondes connaisse ce que nous en sommes venus à connaître : une seule espèce intelligente, une seule culture, l’éternelle convergence. Mais tous les mondes ensemble offrent un spectre d’une extraordinaire variété. Et maintenant, bercez-vous avec moi de cette vision ! Je vois un vaisseau voyageant d’étoile en étoile, un spatiobus du futur, et à bord de ce vaisseau se trouve un échantillonnage de plusieurs races plusieurs cultures, un aperçu comme un autre de la formidable diversité de la galaxie. Ce vaisseau est un véritable microcosme, un petit univers, clos, refermé sur lui-même. Quel plaisir d’être à bord, de rencontrer en si peu d’espace tant de richesse dans les variations culturelles ! Il se trouve que notre propre monde a été un jour comme ce vaisseau spatial, un petit cosmos, transportant les milliers de cultures qu’avait vu naître la Terre, avec les Hopis et les Esquimaux, les Aztèques et les Kwakiutls, les Arapeshs et les Orokolos, et tous les autres. Au cours de notre voyage nous avons fini par ressembler terriblement les uns aux autres, et cela nous a tous appauvris, parce que... » Le voici soudain qui hésite. Il se sent défaillir, et il s’accroche aux rebords du pupitre. « Parce que... » Le projecteur, se dit-il. En plein dans les yeux. Il ne devrait pas m’éblouir comme ça, mais sa lumière est aveuglante. Demander qu’on le déplace, « Au cours... au cours de notre voyage... » Qu’est-ce qui se passe ? Et voilà les sueurs qui commencent. Mal dans la poitrine. Mon cœur ? Attends, ralentis l’allure, reprends ta respiration. Cette lumière dans les yeux.
« Dites-moi », a demandé Schwartz d’un ton grave, « quelle impression ça fait de savoir qu’on aura dix corps successifs et qu’on vivra plus d’un millier d’années ?
— Dites-moi d’abord », a répondu l’Antarien, « quelle impression ça fait de savoir qu’on vivra tout au plus quatre-vingt-dix ans et qu’on périra ensuite à jamais ? »
Tant bien que mal il continue. La douleur dans sa poitrine se fait de plus en plus forte, il ne parvient pas à accommoder, il se dit qu’il va perdre conscience d’un moment à l’autre et qu’il se peut que ce soit déjà arrivé au moins une fois, et pourtant il continue. Cramponné au pupitre, il trace le programme qu’il a développé dans Le masque sous la peau. Renaissance du tribalisme sans retourner pour autant à un détestable nationalisme. Recherche d’un nouveau sens des liens qui nous attachent au passé. Diminution des voyages sans nécessité, spécialement du tourisme. Sévère taxation des objets typiques importés y compris les films et les spectacles vidéos. Concentration des efforts pour créer de nouveau sur la Terre des unités culturelles indépendantes tout en maintenant à leur niveau actuel l’interdépendance économique et politique. Abandon des valeurs technologico-industrielles et du matérialisme qui leur sert de fondement. Nouvelles orientations dans la recherche du sens profond des choses. Un réveil ethnique, avant qu’il soit trop tard, au sein des cultures qui n’ont que récemment renoncé à leurs traditions. (Il répète et amplifie ce point particulier à l’attention des Papous qu’il a devant lui, ces arrière-petits-enfants des cannibales.)
La gêne et la confusion font leur va-et-vient tandis qu’il dévide ses thèmes. Il échafaude, échafaude, réclamant passionnément la fin de l’homogénéisation de la Terre, et peu à peu son trouble physique disparaît ; reste seulement un léger vertige. Mais un autre malaise s’empare de lui comme il touche à sa péroraison. Sa voix se transforme pour lui en un caquetage lointain, imbécile et absurde. Il a dit tout cela un millier de fois, déclenchant régulièrement d’énormes ovations, mais qui l’écoute ? Qui l’écoute ? Tout semble vain ce soir, mécanique, idiot. Tous ces gens devant lui vont-ils retourner à leurs pagnes et à leurs cochons rôtis ? Son vaisseau spatial est un rêve ; son rêve d’une Terre pleine de diversité une pure sottise. Ce qui est sera. Il en vient pourtant à sa conclusion. Il ramone son auditoire sur ce vaisseau spatial, il lui donne à voir une horde d’êtres fantastiques, il complète la métaphore en esquissant les structures d’une demi-douzaine de cultures « primitives » disparues, il entonne les chants des Navajos, des Pygmées du Gabon, des Achantis, des Mundugumors. C’est fini. Il est englouti sous des cascades d’applaudissements. Il reste à sa place jusqu’à ce que des membres du comité organisateur viennent à lui pour l’aider à descendre ; ils ont remarqué sa détresse.
« Ce n’est rien », hoquette-t-il. « Les lumières… trop vives... » Dawn est à ses côtés. Elle lui tend un verre, quelque rafraîchissement. Deux des organisateurs lui parlent d’une réception en son honneur dans la salle de botanique. « Très bien », dit Schwartz. « Avec plaisir. » Dawn murmure une protestation. Il la repousse. « Obligation professionnelle », lui explique-t-il. « Rencontrer les dirigeants de la communauté. Les gens de la Faculté. Je me sens mieux maintenant. Parole. » Chancelant, tremblant, il se laisse conduire.
« Un juif », a dit l’Antarien. « Vous vous dites juif, mais qu’est-ce que c’est exactement ? Un clan, une caste, un parti, une tribu, une nation, quoi ? Pourriez-vous m’expliquer ?
— Vous comprenez ce qu’est une religion ?
— Bien sûr.
— Le judaïsme – la « juiveté » est une des principales religions de la Terre.
— Vous êtes donc un prêtre ?
— Absolument pas. Je ne pratique même pas le judaïsme. Mais mes ancêtres le pratiquaient, aussi je me considère comme juif, bien que...
— C’est une religion héréditaire alors. Une religion qui ne requiert pas de ses fidèles qu’ils observent ses rites ?
— En un sens », a répondu Schwartz désespérément. « Disons plutôt que c’est une subculture héréditaire découlant d’une conception religieuse commune avec laquelle elle ne présente plus guère de rapport.
— Ah ! Et les traits culturels qui définissent les Juifs et les distinguent de l’ensemble de l’humanité sont... ?
— Eh bien... » a hésité Schwartz. « Il y a un code alimentaire compliqué, la pratique de la circoncision pour les nouveau-nés mâles, un rite de passage pour les adolescents, une langue considérée comme sacrée, un langage vernaculaire que tous les Juifs du monde comprennent plus ou moins et beaucoup d’autres choses, y compris un subtil esprit de corps et certaines attitudes comprenant en particulier un style d’humour auto-dépréciatif tout à fait spécial...
— Vous observez le code alimentaire ? Vous comprenez cette langue sacrée ?
— Pas exactement », a admis Schwartz. « En réalité je ne fais rien de spécifiquement juif à part me considérer comme un Juif et adopter de nombreuses manières typiquement juives lesquelles, d’ailleurs, ne sont plus uniquement juives – on en trouve des traces chez les Italiens, par exemple, et en partie chez les Grecs. Je parle des Italiens et des Grecs du vingtième siècle, bien entendu. Aujourd’hui... » Tout ça finissait par s’embrouiller terriblement. « Aujourd’hui...
— On dirait », est intervenu l’Antarien, que vous êtes juif uniquement parce que vos géniteurs paternel et maternel l’étaient et qu’ils...
— Non, pas tout à fait. Pas ma mère, seulement mon père, et il n’était juif que du côté de son père, mais même mon grand-père n’observait pas les coutumes, et...
— Tout cela est devenu vraiment trop confus », l’a interrompu l’Antarien. « Je retire ma question initiale. Parlons plutôt de mes propres traditions. Le Temps des Commencements, par exemple, peut être expliqué comme... »
Dans la salle de botanique quelque quatre-vingts ou cent Papous distingués se pressent vers lui, lui présentant leurs félicitations. « Tout à fait juste », disent-ils. « Une catastrophe mondiale. » « Notre dernière chance de sauver notre culture. » Leur peau tire sur le chocolat mais leurs visages trahissent le mic-mac génétique dont ils sont issus – peut-être se disent-ils Mafoulous, à la façon dont il se dit juif, mais ils ont été généreusement assaisonnés de chromosomes d’origine chinoise, japonaise, européenne africaine et autre. Ils sont habillés à la mode actuelle internationale. Ils parlent un anglais argotique et expressif. Schwartz se sent pris de nausée.
« Vous avez l’air complètement perdu », lui souffle Dawn.
Il sourit bravement. Le corps comme un vieil os. L’esprit comme un tas de cendres. On lui présente un chef de tribu, un grand gaillard aux cheveux gris, qui se comporte et parle comme un professeur, un juriste, un banquier. Voyons, est-ce que ces gens-là vont retourner dans les collines pour la cérémonie de la récolte des ignames ? Est-ce que les petites filles nouveau-nées seront abandonnées, le cordon ombilical non coupé, la peau encore souillée, si leurs pères n’ont pas besoin de plus de filles ? Est-ce que les garçons en âge d’être des hommes feront appel aux coûteux services de l’initiateur qui les scarifiera avec des dents de crocodile ? Il n’y a plus de crocodiles. Les chamans sont devenus agents de change.
Le voici soudain qui suffoque.
« Sortez-moi d’ici », marmonne-t-il d’une voix rauque et étranglée.
Dawn retrouve son efficacité d’hôtesse de l’air pour lui frayer un chemin à travers la foule. Les organisateurs, inquiets, se précipitent à son secours. On le véhicule promptement jusqu’à son hôtel dans une rutilante petite autobulle. Dawn l’aide à se mettre au lit. Revenant à la vie, il l’attire à lui.
« Vous n’êtes pas obligé », dit-elle. « Vous avez eu une dure journée ».
Il insiste. Il la serre dans ses bras et la prend, rapidement, farouchement ; ils bougent ensemble quelques minutes et c’est fini, il retombe sur le dos, épuisé, hébété. Elle va chercher un linge humide et lui tamponne le front, le pressant de se reposer. « Passe-moi mes pilules », dit-il. Il veut de la siddhartine, mais elle se méprend, sans doute délibérément, et lui tend une grosse chose bleue, un quelconque somnifère. Trop fatigué pour protester, il l’avale. Même ainsi, il semble que le sommeil mette des heures à venir.
Il rêve qu’il est au skyport en train de prendre place à bord de la fusée pour Bangkok, et le voici qui débarque instantanément à Bangkok – un autre Port Moresby, en plus humide – et qui débite son discours devant une horde de Thaïlandais enthousiastes, tandis que des fusées voltigent autour de lui, l’emportant de skyport en skyport, et les Thaïlandais se brouillent et deviennent des Japonais, qui se transforment en Mongols, qui deviennent des Ouïgours, qui deviennent des Iraniens, qui deviennent des Soudanais, qui deviennent des Zambiens, qui deviennent des Chiliens, tous finissant par se ressembler, par se ressembler, par se ressembler.
Les Spiciens se dressaient au-dessus de lui, ondulant, s’étirant, oscillant comme des cobras prêts à frapper. Mais leurs yeux, liquides et chaleureux, étaient remplis de sympathie, d’amour même. Il les sentait rayonner de compassion. S’ils avaient possédé les muscles adéquats, ils lui auraient souri tendrement, il en était sûr.
L’un d’eux s’est penché vers lui. Le petit appareil traducteur s’est balancé vers Schwartz comme un médaillon sacré. Il a cligné les yeux, se concentrant aussi intensément que possible sur les mots ambrés défilant à toute allure sur l’écran.
«... est venu. Nous allons. »
— Reprenez, s’il vous plaît », a dit Schwartz. « Une partie de vos paroles m’a échappé.
— Le moment... est venu. Nous allons... procéder à l’échange des sacrements.
— Des sacrements ?
— Des drogues.
— Des drogues, oui. Oui. Bien sûr. » Schwartz a fouillé dans son sac. Il a senti sous ses doigts la douce et fraîche enveloppe de cuir de sa boîte de drogues. De cuir ? De la peau de serpent, peut-être. Tant pis. Il l’a sortie. « Voilà », a-t-il dit. « De la siddhartine, de la learitonine, de la psilocérébrine, de l’acide-57. Faites votre choix. » Les Spiciens ont pris trois petites pastilles bleues de siddhartine. « Impeccable », a dit Schwartz, « La plus transcendantale de toutes. Et maintenant... »
Le plus long des extraterrestres lui a présenté un petit morceau orange de champignon séché de la taille de l’ongle de son pouce.
« Voici une dose équivalente. Nous vous la donnons.
— Équivalente à mes trois comprimés ou à un seul ?
— Équivalente. Elle vous donnera la paix. » Schwartz a souri. Il y avait un temps pour poser les questions et un temps pour agir. Il a pris le morceau de champignon et s’est versé un verre d’eau.
« Attendez ! » a crié Pitkin qui venait juste d’apparaître. « Qu’est-ce que vous...
— Trop tard », a dit Schwartz avec une parfaite sérénité, et joyeusement il a avalé d’un seul coup la drogue des Spiciens.
Le cauchemar continue. Il fait le tour de la Terre comme le Hollandais Volant, comme le Juif Errant, les skyports succédant aux skyports en un voyage sans fin de nulle part à nulle part Des comités pleins de prévenance l’accueillent et le conduisent à son hôtel. Quelquefois les membres du comité ont le type contemporain classique, sans rien qui les distingue les uns des autres – visages standard, vêtements standard, il a devant lui le nouvel hybride passe-partout, l’uni-homme dernier-modèle. Les autres fois ils affichent consciemment leurs caractères ethniques, avec leurs parures de plumes, leurs peintures et leurs emblèmes tribaux recherchés, mais eux aussi ont des visages standard sous les insignes bariolés, leur jargon est celui de l’Ouganda, de la Sierra del Fuego et du Népal, et Schwartz a l’impression que ces figures de mascarade sont en définitive moins authentiques, moins honnêtes que les autres qui sont au moins de vrais représentants de leur époque. Aucun espoir d’un côté comme de l’autre. Il donne des coups de poing dans son oreiller, gémit, se réveille. Les bras de Dawn l’entourent aussitôt. Il sanglote des phrases incohérentes au creux de son épaule et elle murmure des mots apaisants contre son front. Il souffre d’une espèce de dépression, comprend-il soudain : une nouvelle crise de valeurs, un renversement de la synthèse philosophique qui lui a permis de s’en tirer durant ces dernières années. Il est attaché à la roue, il tourne, tourne, tourne, traversant les continents sans aller nulle part. Il ne voit pas où il pourrait aller. Non. Il n’y a qu’un endroit, un seul endroit où il trouvera la paix, où l’univers sera comme il le désire. « Vas-y, Schwartz. Vas-y et restes-y le plus longtemps possible. « Y a-t-il quelque chose que je pourrais faire ? » demande Dawn. Il frissonne et secoue la tête, « Prends ça », dit-elle, et elle lui donne une espèce de pilule. Encore un tranquillisant. Très bien. Très bien. Ça l’aidera à se rendre où il doit aller. Le monde a viré à la porcelaine. Sa peau est comme une enveloppe de plastique. En avant, en avant, au vaisseau. Au vaisseau ! « Au revoir », dit Schwartz, et il se laisse aller.
À l’extérieur du vaisseau les Capelliens se tordent et tournent sur eux-mêmes, lancés dans leur danse rituelle ; privés de masse et de poids, ils sont entraînés vers la lisière de la galaxie à neuf fois la vitesse de la lumière. Ils évoluent avec une grâce tout à fait étonnante pour des créatures d’une taille aussi effrayante. Une lumière éblouissante émanant du centre de l’univers frappe leur peau lustrée et rebondit sur elle, diffractant toutes les couleurs du spectre en un feu d’artifice d’infra-rouges d’ultra-violets et d’exo-jaunes. Tout le cosmos rutile et étincelle. Une unique note de musique, absolument parfaite, jaillit au loin et, se rapprochant, gonfle en un crescendo infini. Schwartz tremble devant la beauté de tout ce qu’il perçoit.
À ses côtés se tient l’Antarienne au corps lisse d’otarie. Elle – indiscutablement elle, cela ne fait plus aucun doute, elle – s’accroche à son bras et lui souffle :
« Allez-vous les rejoindre ?
— Oui. Oui, bien sûr.
— Moi aussi. Où que vous alliez, je vous suis.
— Maintenant », dit Schwartz, Il saisit le levier commandant le panneau de sortie et l’abaisse. Le flanc du vaisseau s’ouvre.
L’Antarienne le regarde au fond des yeux et dit, rayonnante d’extase :
« Je ne vous ai jamais dit mon nom. Je m’appelle Dawn. »
Ils s’envolent tous deux dans l’espace.
Les ténèbres les accueillent tendrement. Aucune sensation de froid, aucun poids sur les poumons, aucun désagrément il est entouré par des vagues lumineuses, des nappes palpitantes de couleur pure, comme s’il avait pénétré au cœur d’une aurore. Il flotte avec Dawn vers les Capelliens, et les formidables êtres les accueillent avec des mugissements de joie. Dawn entre aussitôt dans la danse, agitant ses membres sinueux avec une grâce invraisemblable ; Schwartz se joindra à elle dans un l’instant, mais il se retourne d’abord vers le vaisseau, suspendu dans l’espace comme une immense aiguille de cuivre, et d’une voix propre à ébranler tout l’univers il s’écrie : « Venez, mes amis ! Venez tous ! Venez danser avec nous ! » Et ils arrivent, se déversant par le panneau de sortie, d’abord les Spiciens, puis tous les autres, l’infinie multitude des autres, les voyageurs de Fomalhaut, d’Achernar, d’Acrux, d’Aldébaran, de Thuban, d’Arcturus et d’Altaïr, ceux de l’Etoile Polaire, de Canopus, de Sinus et de Rigel, des centaines de créatures stellaires s’écoulant du vaisseau, s’élançant en avant, toutes ensemble, même Pitkin, le pauvre petit Pitkin, joignant les mains, les tentacules, les vrilles, n’importe quoi, pour former un grand anneau de lumière à travers l’espace, un véritable chœur cosmique. Et tous de danser. De danser. De danser.