TRAVERSER LA VILLE

 

Le premier jour de l’été, ma femme-du-mois, Silena Ruiz, a trouvé le moyen de barboter le programme directeur de notre district au centre informatique de Fort Ganfield et de disparaître avec. Un garde du fort a avoué qu’elle était parvenue à entrer en lui faisant du charme et qu’elle l’avait drogué. Certains affirment qu’elle est maintenant à Conning Town ; d’autres ont entendu dire qu’elle avait été vue à Morton Court ; d’autres encore prétendent qu’elle a gagné le Mill. À mon avis, peu importe où elle est partie. Ce qui importe, c’est que nous n’avons plus notre programme. Voilà onze jours que nous vivons sans, et les choses commencent à se gâter sérieusement. La chaleur est abominable, mais il faut que nous branchions chaque thermostat sur la commande manuelle avant de pouvoir nous servir de notre système de refroidissement je crois bien que nous serons cuits avant d’en avoir terminé. Une panne de témoins contrôlant notre broyeur de gadoues a immobilisé les collecteurs d’ordures, qui ne se remettront pas en marche tant qu’ils n’auront pas un endroit où déverser leur chargement. Comme personne ne connaît l’ordre qu’il faudrait donner au broyeur, les immondices s’accumulent, formant des collines pestilentielles dans chaque rue, et d’épais nuages de mouches, ou pire, grouillent sur ces envahissants monticules. Au début du quatrième jour, nos policiers-robots se sont immobilisés à leur tour – qui saurait dire pourquoi ? – et les voici désormais tous à l’arrêt sur leur parcours. Certains commencent déjà à rouiller car les dispositifs d’entretien ne sont plus en phase. Il paraît que nous sommes sans protection, et que des étrangers pénètrent impunément dans notre district, molestant nos femmes, volant nos enfants, pillant nos réserves de vivres. À Fort Ganfield, des équipes de techniciens suent sang et eau à essayer de remplacer le programme, mais il leur faudra sans doute des mois, voire des années, avant d’être en mesure d’en élaborer un autre.
En théorie, des doubles du programme sont conservés en divers endroits dans la communauté afin de parer à ce genre de calamité. En pratique, nous n’en avons aucun. Il est apparu que celui qui était en dépôt au bureau du chef de district était périmé depuis vingt ans ; celui qu’avait en garde le père spirituel a été dévoré par les rats ; celui qui était enfermé dans les caves des collecteurs d’impôts s’est révélé être intact, mais une fois mis en place, il a mystérieusement refusé de mettre les ordinateurs en route. Nous voilà donc réduits à l’impuissance ; tout un district, des centaines de milliers d’êtres humains livrés aux fluctuations du hasard. Silena, Silena, Silena ! Paralyser ainsi tout Ganfield, rendre notre vie déjà si précaire encore plus difficile, m’exposer à la haine de mes voisins… Pourquoi, Silena ? Pourquoi ?

Les gens me fusillent du regard dans la rue. Ils me tiennent pour responsable de tout cela, d’une certaine façon. Ils me montrent du doigt en murmurant ; encore quelques jours, et ils vont m’insulter et me cracher dessus ; et si les choses ne s’arrangent pas au plus vite, ils sont capables de me lapider. Écoutez, ai-je envie de leur crier, elle n’était que ma femme-du-mois et elle a agi de sa propre initiative. Jamais je n’aurais cru qu’elle pourrait faire une chose pareille, je vous assure. Mais ils m’en veulent quand même. Dans les riches maisons de Morton Court on dînera ce soir des bébés enlevés aujourd’hui à Ganfield, et je dois répondre de cela.
Que faire ? De quel côté puis-je me tourner ?

Fuir ? La seule pensée de franchir les limites du district me donne le frisson. Est-ce la mort que je crains ou la perte de tout ce qui m’est familier ? Probablement les deux : je n’ai aucune envie de mourir ni aucun désir de quitter Ganfield. Pourtant, il va falloir que je parte, quelles que soient les difficultés que je vais avoir à trouver un refuge si j’arrive à franchir la ligne sans encombre. S’ils continuent à m’accabler du crime de Silena, je n’ai plus le choix. J’aime mieux mourir entre des mains étrangères que périr par celles de mes concitoyens.

 

*

**

 

En cette nuit étouffante, je me retrouve au sommet de la Tour de Ganfield, à la recherche d’un souffle d’air frais et d’une obscurité protectrice. La moitié du district semble s’être donné rendez-vous ici pour échapper à la chaleur ; afin d’éviter les regards furieux et les lèvres pincées, je suis monté jusqu’au cinquième parapet, là où ne vont ordinairement que les audacieux et les insensés. Je ne suis ni l’un ni l’autre, et pourtant je suis là.

En me déplaçant lentement le long de l’étroite plateforme, cramponné au vieux garde-fou corrodé, j’embrasse tout notre district du regard. Ganfield se présente sous la forme d’un bassin peu profond qui s’élève lentement à partir du pivot central que constitue la tour jusqu’à une arête marquant le périmètre du district. On dit qu’un grand lac occupait autrefois ce site ; il a été asséché et comblé il y a plusieurs siècles, au moment où le besoin de nouveaux espaces habitables devenait urgent. J’ai appris hier que d’énormes pompes servent à empêcher l’ancien lac d’envahir nos caves, et qu’avant longtemps celles-ci tomberont en panne ou se fermeront d’elles-mêmes faute d’entretien, entraînant des inondations. C’est possible. Ganfield a jadis dévoré le lac ; pourquoi le lac ne prendrait-il pas maintenant possession de Ganfield ? Allons-nous sombrer dans ses eaux noires et être engloutis sans personne pour nous pleurer ?

Mes yeux s’attardent sur le paysage. Ces gros cubes de brique sont nos lieux d’habitation, hauts de vingt étages mais rapetisses par la position dominante que j’occupe. Cette bande de terrain qui se découpe en noir sous le clair de lune brouillardeux, c’est la pauvre chose qui nous sert de parc municipal. Ces constructions basses à toit plat sont nos magasins, jetés là pêle-mêle. Voici notre zone industrielle, ou du moins ce qui en tient lieu. Cette masse trapue noyée d’ombres juste au nord de la tour, c’est Fort Ganfield, où nos ordinateurs désemparés tombent l’un après l’autre en léthargie. J’ai passé presque toute ma vie à l’intérieur de ce petit tour de compas qu’est Ganfield. Quand j’étais enfant et que les relations de district à district étaient un peu moins âpres, mon père m’a emmené en vacances à Morton Court, et une autre fois au Mill. Quand j’étais jeune, il m’est arrivé d’être envoyé pour affaires à trois districts d’ici jusqu’à Parler Close. Je me souviens de ces voyages aussi clairement que si je les avais rêvés. Mais tout est différent maintenant et ça fait vingt ans que je n’ai pas quitté Ganfield. Je ne fais pas partie de ces privilégiés qui ne viennent ici que pour leur travail et transitent allègrement de zone en zone. Le monde entier n’est plus qu’une vaste cité, comme on dit, où les déserts sont aménagés, où les rivières sont couvertes de ponts, où tous les espaces libres sont occupés, une cité universelle qui a aboli les anciennes frontières, et pourtant ça fait vingt ans que je ne suis pas passé d’un district à un autre. Aussi je m’interroge. Formons-nous une cité unique, ou simplement des milliers de petits États-disparates et chamailleurs ?

Regardez là-bas, le long de la périphérie. Il n’y a plus de frontières, mais qu’est-ce que c’est que ça ? C’est notre frontière, c’est Ganfield Crescent, ce large boulevard circulaire qui entoure le district. Vous êtes d’une autre zone ? Alors vous risquez votre vie en traversant la Ceinture. Vous voyez nos policiers-robots, avec leur gueule au carré, étincelants, formidablement puissants, éparpillés comme autant de blocs rocheux le long de la grande avenue ? Ils vous interrogeront, et si vos réponses sont embarrassées, ils sont capables de vous détruire. Évidemment, ce soir ils ne peuvent faire de mal à personne.

Regardez un peu plus loin à présent, du côté de notre horde de voisins braillards. On aperçoit au-delà de la Ceinture, dans la direction de l’est, les sinistres flèches de Conning Town, et vers l’ouest, s’étageant jusqu’au fond de la vallée engorgée, les pauvres bâtisses du Mill avec leurs murs sombres, que flanque au loin l’opulente Morton Court. Voici encore, perdus dans l’horizon brumeux, Folkstone et Budleigh, Hawk Nest et Parley Close, Kingston et Old Grove, et toute la suite, les districts, les myriades de districts, innombrables maillons d’une chaîne qui s’étend d’une mer à l’autre, d’un côte à l’autre, couvrant tout le continent, les districts, tous ces petits morceaux de verre coloré composant l’énorme mosaïque, toute cette foule de communautés formant l’immense cité-monde. Ce soir, dans la capitale, ils organisent les précipitations du mois prochain pour des districts que les planificateurs n’ont jamais vus. Les fournitures de vivres – insuffisantes, toujours insuffisantes – sont calculées par des hommes pour qui nos appétits sont de pures abstractions. Sont-ils seulement persuadés de notre existence, dans la capitale ? Est-ce qu’ils pensent vraiment qu’il existe un endroit nommé Ganfield ? Et si nous leur envoyions une délégation de notables pour leur demander de nous aider à établir un autre programme ? Se soucieraient-ils de nous ? Consentiraient-ils seulement à nous écouter ? Et d’ailleurs, existe-t-il une capitale ? Comment se fait-il que moi, qui n’ai jamais dépassé Old Grove, je puisse croire de confiance à l’existence d’un lointain gouvernement central, indifférent, inaccessible, mythique ? Peut-être sommes-nous dirigés en fait par quelque ingénieuse machine souterraine. Cela ne me surprendrait pas. Plus rien ne me surprend. Il n’y a pas de capitale. Il n’y a pas d’administration centrale. Au-delà de l’horizon, c’est seulement la brume.

 

*

**

 

Au bureau, au moins, personne n’ose me manifester de l’hostilité. Pas de regards de travers, pas de mines renfrognées, pas d’allusions blessantes au programme manquant. Après tout, je suis le Premier secrétaire du délégué à l’alimentation du district, et comme ledit délégué est généralement absent, c’est moi qui dirige en fait tout le département. Si le crime de Silena ne ruine pas ma carrière, cela pourrait prouver à mes subordonnés qu’il eût été malvenu de me faire sentir leur mépris. De toute façon, nous sommes si occupés que le temps manque pour ce genre de spéculation. Notre rôle est de veiller à ce que la communauté soit convenablement nourrie, et notre tâche s’est considérablement compliquée depuis la perte du programme ; comme nous n’avons plus de moyen sûr de traiter nos fiches d’allocations, nous devons réquisitionner et distribuer la nourriture au jugé et de mémoire. Combien de balles de plancton consommons-nous par semaine ? Combien de livres de mélange protéique ? Si l’offre ne répond pas à la demande par suite d’une erreur de notre part, on risque d’avoir des actes de violence un peu partout, des raids dans les districts voisins, voire une recrudescence de cannibalisme à l’intérieur même de Ganfield. Nous devons donc dresser nos estimations avec la plus grande précision. Quelle terrible impression d’isolement nous ressentons en prenant de pareilles décisions sans ordinateurs pour nous guider !

 

*

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Le quatorzième jour de la crise, le chef de district me convoque. Son message arrive en fin d’après-midi, alors que nous sommes titubants de fatigue, suffoqués par l’humidité. Ça fait des heures que je suis empêtré dans de complexes tractations avec un haut fonctionnaire de l’Office des aliments marins ; comme c’est une branche du gouvernement central, je dois faire preuve du plus grand tact afin que nos rations de plancton ne se trouvent pas arbitrairement réduites par suite de la brusque animosité d’un bureaucrate. La communication téléphonique est mauvaise – le siège de l’Office des aliments marins se trouve à Melrose New Port, à un demi-continent d’ici, sur la côte sud-est – et il y a de la friture sur la ligne ainsi que des distorsions que nos ordinateurs effaceraient en temps normal. Au moment où nous atteignons un tournant dans la négociation, mon sous-secrétaire me tend une note :

« Le chef de district veut vous voir. »

« Pas maintenant », forment silencieusement mes lèvres. Le marchandage continue. Quelques minutes plus tard, une nouvelle note arrive :

« C’est urgent. »

Je secoue la tête et écarte la note de mon bureau d’un geste de la main. Le sous-secrétaire se retire dans le hall de réception où je l’aperçois en pleine discussion avec un homme revêtu de l’uniforme vert et gris du personnel du chef de district. Le messager pointe vers moi un doigt véhément. C’est alors que la communication est coupée. Je raccroche comme une brute et appelle le messager.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Le chef, monsieur. Faut que vous vous rendiez tout de suite à son bureau, s’il vous plaît.

— Impossible. »

Il produit un mandat revêtu du sceau du chef de district. « Il exige votre présence immédiate.

— Dites-lui que j’ai une affaire délicate à terminer. J’en ai encore pour une quinzaine de minutes. »

Il secoue la tête.

« Je n’ai pas pouvoir de vous accorder un délai.

— Alors c’est une mise aux arrêts ?

— Une sommation.

— Mais aussi impérative qu’une mise aux arrêts ?

— Aussi impérative qu’une mise aux arrêts, oui », admet-il.

Je cède avec un haussement d’épaules. Me voilà libéré de toutes mes tâches. Que le sous-secrétaire se débrouille avec l’Office des aliments marins ; que l’employé du hall de réception s’occupe de cette affaire ou qu’elle reste en plan ; que tout le district crève de faim. Tout cela ne me concerne plus. Je suis sommé de comparaître. Je suis déchargé de mes responsabilités. Je m’en remets au sous-secrétaire et lui résume en une centaine de mots l’embrouillamini de mes heures de négociation. C’est maintenant le problème de quelqu’un d’autre.

Le messager me conduit vers la sortie. Nous voici dans la rue chaude et humide. Le ciel est sombre, chargé de pluie, et il a déjà plu pas mal car les égouts refoulent et les caniveaux charrient des remous d’eau boueuse où l’on s’enfonce jusqu’à mi-jambe. Le système de drainage est contrôlé lui aussi depuis Fort Ganfield et doit être en train de flancher. Nous traversons en hâte la petite place sur laquelle donne mon bureau, contournons un flot d’immondices, et fonçons à travers une foule compacte de travailleurs hargneux qui se dépêchent de rentrer chez eux. L’uniforme du messager crée autour de nous une sphère invisible d’inviolabilité ; la presse se fend automatiquement pour se refermer aussitôt derrière nous. Sans un mot, je suis entraîné vers la façade en pierre de la résidence du chef de district, puis, en quatrième vitesse, vers son bureau. L’endroit ne m’est pas inconnu, ce n’est pas tout à fait la même chose de venir ici en prisonnier et d’assister à une réunion du conseil de district. Les épaules basses, je regarde fixement la moquette élimée.

Le chef de district apparaît. La soixantaine, les cheveux argentés, droit comme un I, le regard franc et direct, les traits à peine marqués par la tension que doit lui imposer sa charge. Il dirige notre district depuis dix ans. Il m’accueille en m’appelant par mon nom, mais sans chaleur, et poursuit aussitôt :

« Pas de nouvelles de votre femme ?

— Je l’aurais signalé.

— C’est possible. C’est possible. Avez-vous une idée de l’endroit où elle se trouve ?

— Je n’en sais pas plus que ce que dit la rumeur publique. Conning Town, Morton Court, le Mill.

— Elle ne se trouve dans aucun de ces endroits.

— Vous êtes sûr ?

— J’ai consulté les chefs de ces districts. Ils affirment n’avoir aucune connaissance de son existence. Naturellement, on n’a aucune raison de les croire sur parole, mais d’un autre côté pourquoi iraient-ils me raconter des histoires ? » Ses yeux se rivent aux miens. « Quel rôle avez-vous joué dans le vol du programme ?

— Aucun, monsieur.

— Elle ne vous a jamais parlé de son intention de trahir ?

— Jamais.

— Tout le monde ici a la nette impression qu’il s’agit d’une conspiration.

— Si c’est le cas, je n’étais pas au courant. »

Il fixe sur moi un regard pénétrant, appréciant mes paroles. Après un long silence, il éclate.

« Elle nous a détruits, voyez-vous. Nous pouvons fonctionner au régime actuel pendant encore six semaines – si du moins il n’y a pas d’épidémie ni d’inondation et si nous ne sommes pas envahis par des bandits de l’extérieur. Ensuite, les effets accumulés d’une foule de petites avaries vont nous paralyser. Nous allons sombrer dans le chaos. Nous allons nous prendre à la gorge sur nos propres déchets, crever de faim, suffoquer, retourner à l’état sauvage, vivre comme des bêtes jusqu’à la mort qui sait ? Sans le programme directeur nous sommes perdus. Pourquoi nous a-t-elle fait ça ?

— Je n’ai aucune théorie à ce sujet. Elle gardait ses idées pour elle. C’est d’ailleurs son esprit d’indépendance qui m’a attiré vers elle.

— Très bien. Disons que son esprit d’indépendance vous attire encore vers elle. Trouvez-la et ramenez le programme.

— La trouver ? Et où ça ?

— À vous de le découvrir.

— Mais je ne connais rien du monde en dehors de Ganfield !

— Vous apprendrez », m’annonce calmement le chef de district. « Il y a ici des gens qui vous inculperaient volontiers de trahison. Je n’y vois aucun avantage. À quoi nous servirait-il de vous punir ? Mais nous pouvons vous utiliser. Vous êtes un homme intelligent et plein de ressources ; vous êtes capable de vous ouvrir un chemin dans les districts hostiles, de recueillir des informations, et il se peut que vous réussissiez à retrouver sa piste. Si quelqu’un a de l’influence sur elle, c’est vous ; si vous arrivez à la dénicher, vous pourrez peut-être la persuader de rendre le programme. Il n’y a que vous qui puissiez-vous en sortir. Allez. Nous vous offrons l’immunité judiciaire en échange de votre coopération. »

Tout se met à tourner autour de moi. Une brusque bouffée de chaleur me met la peau en feu.

« Aurai-je un sauf-conduit pour traverser les districts voisins ?

— Dans toute la mesure du possible. Ce qui ne nous mènera pas très loin, j’ai bien peur.

— Vous allez me donner une escorte alors ? Deux ou trois hommes ?

— Nous pensons que vous voyagerez plus efficacement tout seul. Un groupe fait tout de suite figure de force d’invasion ; vous vous feriez accueillir avec suspicion ou pire.

— Des lettres de créance, pour le moins ?

— Une pièce d’identité appelant tous les chefs de districts à respecter votre mission et à vous traiter avec courtoisie. »

— Je sais en quelle considération sera tenu un tel document à Hawk Nest ou à Folkstone.

« Tout cela me fait peur », dis-je.

Il approuve de la tête, non sans sympathie.

« Je comprends ça. Il faut pourtant que quelqu’un parte à sa recherche, et qui est mieux désigné que vous ? Nous vous donnons une journée pour faire vos préparatifs. Vous partirez après-demain, et que Dieu hâte votre retour. »

 

*

**

 

Mes préparatifs. Comment me préparer ? Quelles cartes dois-je me procurer, alors que ma destination est inconnue ? Pas question de retourner au bureau ; je rentre directement chez moi, et j’erre pendant des heures d’une pièce à l’autre comme si je devais être exécuté à l’aube. J’arrive enfin à réagir et je me prépare un petit repas, mais je laisse presque tout dans mon assiette. Les amis n’appellent pas ; je n’en appelle aucun. Depuis la disparition de Silena tous mes amis m’évitent. Je dors mal. La nuit est déchirée par des cris rauques et des sirènes d’alarme ; les nouvelles du matin m’apprennent que cinq pillards de Conning Town ont été arrêtés par un de ces nouveaux groupes de surveillance qui ont remplacé les policiers-robots, et sommairement exécutés. Ce qui ne m’enchante guère quand je pense que je serai peut-être à Conning Town dans un jour ou deux.

Comment retrouver la piste de Silena ? Je demande à parler au garde qu’elle a réussi à rouler pour entrer dans Fort Ganfield. Depuis lors il est en prison ; le chef de district a trop à faire pour décider de son sort et on le laisse mijoter dans son jus. C’est un homme petit et râblé avec des cheveux roux coupés en brosse et un front ruisselant de sueur ; ses yeux sont brillants de colère et il a la narine frémissante.

« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? » éructe-t-il. « J’étais de service au Fort. La voilà qui se ramène. Je ne l’avais jamais vue de ma vie, mais j’ai tout de suite pensé qu’elle devait être de la haute. Son manteau était ouvert. Elle avait l’air toute nue en dessous. En tout cas elle était dans tous ses états.

— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

— Qu’elle avait envie de moi. C’est la première chose qu’elle m’a dite. »

Oui. Je voyais très bien Silena dans son numéro, encore qu’il me fût difficile d’imaginer son long corps mince dans les bras de cet homme trapu.

« Elle m’a dit qu’elle me connaissait de réputation et qu’elle brûlait de se donner à moi.

— Et ensuite ?

— J’ai fermé la porte, et nous sommes allés dans une arrière-salle comprenant une couchette. C’était l’heure calme ; je pensais n’avoir rien à craindre. Elle a laissé tomber son manteau. Son corps...

— Peu importe son corps. » Je le revoyais trop bien dans mon esprit. Les cuisses satinées, le ventre plat, les petits seins hauts, les longs cheveux chocolat cascadant sur ses épaules. « De quoi avez-vous parlé ? A-t-elle laissé échapper des remarques d’ordre politique ? Je ne sais pas, moi, un slogan, des paroles contre le gouvernement ?

— Rien de ce genre. On s’est contentés de rester allongés l’un à côté de l’autre, à nous caresser. Puis elle m’a dit qu’elle avait de la drogue avec elle, quelque chose qui décuplait les sensations érotiques. C’était une espèce de poudre noire. Elle me l’a fait boire dans de l’eau ; elle en a bu aussi, ou du moins c’est ce qui m’a semblé. Je me suis endormi aussitôt. Quand je me suis réveillé, le Fort était sens dessus dessous et j’étais aux arrêts. » Il me lance un regard torve. « J’aurais dû flairer un coup fourré dès le départ. Des femmes pareilles ne se toquent pas de types comme moi. Qu’est-ce que je vous ai fait ? Pourquoi m’avez-vous choisi pour être la victime de votre machination ?

— Sa machination », je m’empresse de rectifier, « pas la mienne. Je n’ai rien à voir là-dedans. Son mobile reste un mystère pour moi. Si je pouvais savoir où elle est partie, je me mettrais à sa recherche et je lui ferais cracher la réponse. Une aide de votre part pourrait vous faire obtenir la grâce et la liberté.

— Je ne sais rien », lâche-t-il sombrement, « elle est arrivée, elle m’a embobiné, elle m’a drogué, et elle a piqué le programme.

— Réfléchissez. Pas un mot ? Peut-être a-t-elle prononcé le nom de quelque district ?

— Rien du tout. »

Cet homme n’a été qu’un pion sur l’échiquier ; je n’en tirerai rien. Au moment où je le quitte, il me crie d’intercéder en sa faveur, mais qu’est-ce que je peux faire ? « Votre bonne femme m’a démoli ! » beugle-t-il.

« Il se peut qu’elle nous ait tous démolis », je lui retourne.

À ma requête, un procureur de district m’accompagne à l’appartement de Silena – lequel est sous scellés depuis sa disparition. Son contenu a été minutieusement examiné, mais il y a peut-être quelque indice que je suis seul en mesure de remarquer. En entrant, je sens un grand vide s’ouvrir en moi, car la vue des affaires de Silena me rappelle des temps plus heureux. Tout ce qui est ici m’est douloureusement familier : son étagère à livres bien rangée, ses vêtements, son ameublement, son lit. Je ne l’ai connue que pendant onze semaines et elle n’a été que quinze jours ma femme-du-mois ; je n’avais pas compris qu’elle avait pris tant de place dans ma vie en si peu de temps. Nous regardons un peu partout, le procureur et moi. Les livres témoignent de l’agilité de son esprit effervescent : peu de fiction, peu de lectures d’agrément, essentiellement de solides ouvrages historiques, des analyses sociologiques, des études de futurologie. Holman, l’Ère de la cité-monde. Sawtelle, la Mégalopole triomphante. Doxiadis, le Nouveau monde du citadin. Heggebend, Cinquante milliards de vies. Marks, Partout Calcutta. Chasin, la Nouvelle communauté. Je prends quelques livres, les caressant comme s’il s’agissait de Silena. Souvent, quand je venais passer une soirée ici, elle allait chercher un de ces livres, Sawtelle, Heggebend, Marks, ou Chasin, pour me lire un passage qui développait une de ses considérations. Je tourne les pages machinalement. Des douzaines de paragraphes sont soigneusement soulignés, et de longs commentaires s’étalent souvent dans la marge.

« Nous avons analysé tout ça pour en tirer des renseignements éventuels », me fait observer le procureur. « Tout ce que nous en avons conclu, c’est qu’elle pense que le monde est trop peuplé pour qu’on puisse y vivre à l’aise. » Rire convulsif. « Qui irait penser le contraire ? » Il tend le doigt vers une pile de brochures vertes tout à fait au bas, en bout de rayon. « Ceux-là, par contre, pourraient vous aider dans vos recherches. Est-ce que ça vous dit quelque chose ? »

Il s’agit de neuf exemplaires d’un texte intitulé Walden Trois : une utopie, de toute apparence, située sur un monde idyllique de ruisseaux et de forêts. Ces opuscules me sont inconnus ; Silena doit les avoir reçus récemment. Pourquoi neuf exemplaires ? Était-elle chargée de leur distribution ? Ils portent la marque d’une maison d’édition de Kingston. Ganfield et Kingston ont rompu depuis longtemps toute relation commerciale ; ce qui se publie là-bas arrive rarement jusqu’ici. « C’est la première fois que je les vois », dis-je. « Où pensez-vous qu’elle se les soit procurés ?

— Il y a trois routes principales pour la littérature subversive en provenance de Kingston. La première...

— Cet opuscule est subversif ?

— Absolument. Il préconise un renversement complet de la politique sociale des cent dernières années. Comme je vous le disais à l’instant, il y a trois routes principales pour la littérature subversive en provenance de Kingston. Nous avons repéré un réseau de distribution passant par Wisleigh et Cedar Mail, un autre par Old Grove, Hawk Nest et Conning Town, le troisième opérant via Parley Close et le Mill. Il est vraisemblable que votre femme est maintenant à Kingston ; elle a dû remonter l’une ou l’autre de ces filières de distribution, constamment protégée par ses camarades militants. Mais nous n’avons aucun moyen d’en donner confirmation. » Sourire niais. « Elle peut se trouver dans n’importe quelle autre communauté jalonnant ces trois routes. Ou dans aucune d’entre elles.

— Jusqu’à preuve du contraire, j’ai quand même envie de tabler sur Kingston. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Comment faire autrement ? »

Oui, comment faire autrement ? Je suis obligé de chercher au hasard dans je ne sais combien de districts hostiles, sans autre indice que le lieu d’origine de ces trois brochures, alors que le temps passe et que Ganfield sombre de plus en plus dans la confusion.

Les services du procureur me fournissent tout le nécessaire : des cartes, des lettres d’introduction, un passeport de voyageur régulier qui devrait me permettre de franchir au moins quelques frontières sans être inquiété, et un assortiment de monnaies locales complété d’une liasse de billets émis par la banque centrale et par conséquent valables dans la plupart des districts. Contre mon gré, on me remet aussi une arme – un petit pistolet thermique, ainsi qu’une capsule qu’il me sera loisible d’absorber au cas où une mort rapide deviendrait souhaitable. La dernière étape de mes préparatifs consiste à passer une heure en conversation avec un agent secret en retraite, que sa carrière d’espion a conduit sans dommage dans des centaines de communautés aussi éloignées que Threadmuir et Reed Meadow. Quels conseils peut-il donner à un candidat à la traversée ?

« Soyez naturel », dit-il, « soyez décontracté et ayez confiance en vous comme si vous étiez du coin, quel qu’il soit. Ne rasez jamais les murs. Regardez tout le monde droit dans les yeux. Mais n'en dites pas plus qu’il est nécessaire. Soyez toujours sur vos gardes. Ne relâchez pas votre attention. » Autant de principes que j’aurais pu découvrir sans son aide. Il n’a pas de recette particulière pour ce qui est d’assurer sa survie. « Chaque district, dit-on, présente des problèmes bien spécifiques, jamais les mêmes ; on ne peut rien prévoir, il faut faire face aux événements au moment où ils se présentent. » Quel réconfort !

À la tombée de la nuit, je me rends chez le père spirituel, dans l’ombre de la tour de Ganfield. Partir sans sa bénédiction ne serait pas raisonnable. Mais cette visite manque de sincérité et de spontanéité, et ma foi s’envole dès mon arrivée. Dans l’antichambre sombre j’allume les neuf bougies, j’arrache les cinq brins d’herbe dans le vase cérémoniel, j’accomplis convenablement les rites, mais mon esprit reste de glace, détaché, et je suis incapable de prier. Le père spirituel lui-même, averti de ma mission, m’accorde une audience – c’est un maigre vieillard aux yeux impénétrables profondément enfoncés dans des orbites ténébreuses – et me gratifie d’une accolade ultralégère. « Allez en paix », murmure-t-il. « Dieu vous protège. » J’aimerais bien en être sûr. Pour revenir chez moi je prends le chemin des écoliers, comme pour m’imprégner d’autant de Ganfield que possible au cours de ma dernière nuit. Le passé coule en moi comme une rivière qui va en s’asséchant. L’endroit où je suis né, mon école, les rues où je jouais, la pension où j’ai passé mon adolescence, la maison de ma première femme-du-mois. Adieu. Adieu. Demain je franchis la ligne. Je rentre seul chez moi ; une fois de plus je dors mal. Une heure après le lever du jour, n’en revenant pas, je me retrouve en train de faire la queue avec les voyageurs réguliers à l’entrée du métro de transit, en partance pour Conning Town. Mon voyage vient de commencer.

 

*

**

 

Dans le train personne ne parle. Les visages sont tendus ; les corps sont raides dans les sièges de plastique. De temps en temps, quelqu’un assis de l’autre côté de l’allée centrale me jette un coup d’œil comme s’il se demandait qui peut bien être ce nouveau venu dans le groupe des voyageurs réguliers, mais son regard se détourne dès que je le surprends. Tous ces gens me sont inconnus, bien qu’ils doivent habiter Ganfield depuis aussi longtemps que moi ; leurs vies n’ont jamais croisé la mienne. Des ingénieurs, des commerçants, des diplomates, que sais-je – leurs carrières sont liées à d’autres districts que le leur. C’est une des anomalies de notre société toujours plus fragmentée et stratifiée que cette survivance d’un contact régulier de communauté à communauté ; un certain nombre de gens doivent se rendre tous les jours dans des districts périphériques, où ils travaillent encapsulés, isolés, dans un monde étranger et malveillant.

Nous plongeons vers l’est à une vitesse inimaginable. Nous voilà sûrement au-delà des limites de Ganfield, sous un territoire adverse. Sur la paroi de la voiture, un signe lumineux indique notre itinéraire : CONNING TOWN-HAWK NEST — OLD GROVE — KINGSTON — FOLKSTONE — PARLEY CLOSE — BUDLEIGIl — CEDAR MALL — LE MILL — MORTON COURT – GANFIELD, une grande boucle à travers nos voisins les plus immédiats. J’essaie de visualiser les différents maillons de cette chaîne de districts, chacun comprenant un ensemble de trois cents ou quatre cent mille bons et loyaux citoyens, chacun avec son accent particulier, sa saveur, ses caractéristiques, son appareil gouvernemental, ses coutumes et ses rites. Mais je ne puis les imaginer que comme un amas de Ganfields chaque endroit se calquant sur celui que je viens de quitter. Je sais pourtant qu’il n’en est pas ainsi. La cité-monde n’est pas un ensemble homogène d’uniformités, une masse globale de faubourgs indistincts. Non, elle présente une incroyable diversité, une foule de noyaux urbains bien spécifiques liés par la nécessité commune en une fragile unité. Aucun plan directeur n’a présidé à leur apparition ; chacun a évolué à un moment donné pour répondre à des impératifs particuliers. Telle communauté s’étend gracieusement le long des sinuosités d’un fleuve, telle autre gravit hardiment les pentes de collines escarpées ; ici le style architectural régnant reflète un climat doux et plaisant, là le combat qu’il livre à une nature inamicale ; les formes suivent la topographie et les conditions locales, renforçant ainsi leur individualité. Le monde est d’une prodigieuse variété – pourquoi ne suis-je capable de voir que des milliers de Ganfields ?

En fait, ce n’est pas si simple. Nous sommes tiraillés entre les forces qui encouragent la diversité et celles qui poussent toutes les communautés vers l’uniformité. Une sorte de force centrifuge a fait éclater les anciennes mégalopoles, les Londres, les Tokyos, les New Yorks, en communautés contiguës qui ont acquis des pouvoirs quasi autonomes. Ces cités géantes étaient trop pesantes pour survivre ; la densité de la population, en rendant les longs trajets impossibles et les communications difficiles, a brisé les structures urbaines, détruit l’autorité du gouvernement central, et imposé la petite agglomération solidement unie comme seule unité viable. Deux processus dynamiques et contradictoires se sont alors affrontés. La fierté et la recherche d’un avantage local ont conduit chaque communauté vers la spécialisation : celle-ci est essentiellement un centre industriel, celle-là un centre universitaire ; celle-ci est vouée à la banque, celle-là au traitement des matériaux bruts, au commerce en gros, à la vente au détail, et ainsi de suite, la forme et la texture de chaque district se trouvant définies par la fonction qu’il s’est choisie. Pourtant la nouvelle décentralisation réclamait de fortes redondances, une réduplication des structures gouvernementales, des services publics, des administrations ; pour sa propre sécurité, chaque district éprouva le besoin de se transformer en un modèle réduit de l’ancienne mégalopole. Dans l’idéal nous aurions dû trouver un parfait équilibre entre la spécialisation et la standardisation, chaque communauté s’efforçant de répondre aux besoins des autres en évitant le plus possible le chevauchement et le coulage ; en fait la faiblesse humaine n’a pu produire que ces irréversibles tendances à la rivalité et à une peur irrationnelle, dressant des barrières entre les districts, de sorte qu’à rencontre de notre propre intérêt nous rompons progressivement nos liens d’interdépendance pour nous entêter à chercher une espèce d’autarcie au niveau du district. Comme c’est là une chose impossible, nous nous appauvrissons de plus de plus. Finalement, tous les districts seront sur le même plan et nous aurons créé un monde de Ganfields bancals et pathétiques, dénués de grâce, sans aucune variété.

Bien. Le train s’arrête. Me voici à Conning Town. J’ai franchi ma première ligne. Je me dirige vers la sortie au milieu d’une file de visages solennels. À leur exemple, je m’approche de la colossale machine à poinçonner et présente mon passeport. Il est vierge de tout visa ; ceux de mes compagnons de voyage en sont tout barbouillés. Je tremble un peu, mais la machine m’accepte et abat un tampon qui laisse une marque cramoisie puissamment fluorescente sur le bleu lavande de la page :

DISTRICT DE CONNING TOWN

VISA D’ENTREE

VALABLE 24 HEURES

 

Daté à l’heure près, la minute, la seconde. Bienvenue étranger, mais fiche le camp d’ici avant le lever du soleil !

Les escaliers ronronnants. La rue. Le soleil du matin se faufile entre les tours élancées et charbonneuses de Conning Town. L’air est pur et frais, inattendu pour mes narines après tant de jours étouffants dans un Ganfield privé de programme et de machines. Est-ce que notre air vicié se répand chez eux et les indispose ? Des regards sombres se posent sur moi ; les gens qui m’entourent savent que je suis un intrus. Leurs vêtements sont d’une coupe qui ne m’est pas familière, ajustés aux épaules et vagues à la taille. Je me surprends en train d’afficher un sourire imbécile en réponse à leurs regards durs.

Une heure durant, j’erre sans but dans le centre de la ville jusqu’à ce que disparaissent mes premières craintes et que surgisse en moi une ridicule audace : je feins d’être un natif et m’amuse de cette petite imposture qui ne trompe personne. Cet endroit n’est pas très différent de Ganfield, bien que rien n’y soit tout à fait pareil. Les trottoirs sont plus larges ; les réverbères ont de fines extrémités en arc au lieu de tiges angulaires comme chez nous ; les bouches d’incendie sont vert et or et non bleu et orange ; les policiers-robots ont des dômes plus plats que les nôtres, percés de dix ou douze yeux alors que les nôtres n’en ont que six ou huit. Des différences par ici, des différences par-là, toujours des différences.

Je suis interpellé à trois reprises par des policiers-robots. Je produis mon passeport, exhibe mon visa, et suis autorisé à poursuivre mon chemin. Jusque-là ma traversée se révèle plus facile que je ne l’imaginais. Personne ne me cherche d’ennuis. Je suppose que j’ai l’air inoffensif. Qu’est-ce qui m’a fait penser que mon statut d’étranger suffirait à pousser tous ces gens à m’attaquer ? Ganfield n’est pas en guerre avec ses voisins, après tout.

Poussant vers l’est à la recherche d’une librairie, je traverse un quartier d’habitation de piètre apparence et une zone industrielle peu engageante avant d’atteindre un agglomérat de petites boutiques. En fin d’après-midi, je découvre trois librairies le long du même pâté de maisons, mais ce sont des endroits parfaitement aseptiques qui ne doivent pas proposer de la propagande subversive dans le genre de Walden Trois. Les deux premières sont entièrement automatisées, avec des murs nus et des appareils destinés à recevoir les commandes et les titres de paiement. La troisième est tenue par un employé, un homme d’environ trente ans, blond, avec de grosses moustaches tombantes et d’alertes yeux bleus. Il reconnaît le style de mes vêtements et me dit :

« Ganfield, hein ? C’est le grand bazar par là-bas.

— Vous êtes au courant ?

— Rien que des on-dit. Une panne d’ordinateur, c’est bien ça ? »

J’approuve de la tête. « Quelque chose comme ça.

— Pas de police, pas de service de voirie, pas de contrôle climatique, presque plus rien qui marche, à ce qu’on dit. » Il ne paraît ni surpris ni gêné d’avoir un étranger dans sa boutique. Il s’adresse à moi de façon aimable et décontractée. Ne chercherait-il pas à mesurer notre vulnérabilité ? Je dois veiller à ne rien dire qui pourrait être utilisé contre nous. Mais il est évident que nous n’avons plus rien à cacher à ces gens-là.

« Pour vous, ça doit être un peu comme de revenir à l’Age de Pierre », dit-il, « vous parlez d’un traumatisme !

— On se débrouille », dis-je d’un ton qui se voudrait désinvolte.

« Qu’est-ce qui s’est passé exactement ? » Je lui réponds par un haussement d’épaules circonspect. « Je ne suis pas très renseigné. »

Toujours rester discret. Cependant quelque chose dans le ton de sa voix quelques instants auparavant me revient tardivement et neutralise en partie la méfiance automatique avec laquelle j’ai accueilli ses questions. Je regarde autour de moi. Personne d’autre dans le magasin. Je me penche vers lui en faisant passer dans ma voix des accents de conspirateur :

« En fait, il se pourrait bien que ce ne soit pas un tel traumatisme, une fois qu’on y est habitué. Je veux dire qu’il y a eu un temps où on ne comptait pas autant sur les machines pour tout penser à notre place, ce qui ne nous empêchait pas de survivre. On s’en sortait même assez bien. Je lisais un petit livre la semaine dernière qui semblait dire que nous pourrions avoir avantage à retourner au vieux mode de vie. Un livre publié à Kingston.

— Walden Trois, » Pas une question, mais une précision.

« C’est ça » Mes yeux interrogent les siens. « Vous l’avez lu ?

— Vu.

— Un bouquin chargé de bon sens, à mon avis. »

Il m’adresse un large sourire.

« C’est aussi mon opinion. Vous recevez beaucoup de trucs de Kingston à Ganfield ?

— Très peu, à vrai dire.

— C’est la même chose ici.

— Mais on en trouve quelques-uns.

— Oui, quelques-uns. »

Suis-je tombé sur un membre du mouvement secret auquel appartient Silena ? Je lui demande d’un air empressé :

« Vous savez, vous pourriez peut-être m’aider à rencontrer des gens qui...

— Non.

— Comment ça, non ?

— Non. » Ses yeux sont toujours amicaux mais ses traits sont tendus. « Il n’y a rien de tel par ici », dit-il d’une voix devenue soudain sourde et lointaine. « Il faudrait que vous, alliez à Hawk Nest.

— J’ai entendu dire que c’était un sale coin.

— C’est quand même à Hawk Nest que vous trouverez la boutique de Nate et Holly Borden, juste au bout de Box Street. » Brusquement, son attitude devient exagérément professionnelle. « Désirez-vous autre chose, monsieur ? Si vous êtes intéressé par les super-romans, nous venons de recevoir deux nouveautés en doubles cassettes. Je peux éventuellement vous montrer...

— Non, merci. »

Je lui souris, secoue la tête, et quitte le magasin. Un policier-robot attend dehors. Son dôme pivote ; ses yeux m’examinent attentivement ; sa voix résonnante se fait enfin entendre :

« Votre passeport, je vous prie. »

Je commence à avoir l’habitude. Je produis le document. Derrière la devanture de la librairie, j’aperçois l’employé qui nous observe d’un air lugubre.

« Quel est votre lieu de résidence à Conning Town ? » me demande le robot.

« Je n’en ai pas. Je n’ai qu’un visa de vingt-quatre heures.

— Où comptez-vous passer la nuit ?

— Dans un hôtel, je suppose.

— Veuillez me montrer votre fiche de réservation. » Un long silence ; la machine consulte le central, c’est clair, attendant les instructions du programme directeur de Conning Town. Puis elle reprend :

« Vous êtes prié d’obtenir une réservation en bonne et due forme et de la présenter à un factionnaire dans les quatre heures. Faute de quoi, votre visa sera annulé, entraînant une expulsion immédiate de Conning Town, » Un cliquetis menaçant monte des profondeurs de la machine. « Vous êtes désormais en liberté surveillée », conclut-elle.

Tout gonflé de questions, je me dépêche de retourner dans la librairie. L’employé est manifestement fâché de me revoir. Quiconque attire des « factionnaires » vers son magasin – puisque tel est le nom que semblent avoir ici les policiers-robots – est importun.

« Pouvez-vous m’indiquer un hôtel convenable dans le coin ? » je lui demande.

« Vous n’en trouverez aucun.

— Aucun hôtel convenable ?

— Aucun hôtel. En tout cas aucun où vous pourrez avoir une chambre. Il n’y a ici que deux ou trois établissements pour les gens de passage et tout est réservé des mois à l’avance pour les voyageurs réguliers.

— Est-ce que le factionnaire est au courant ?

— Bien sûr.

— Où les étrangers sont-ils censés séjourner, dans ce cas ? »

L’employé hausse les épaules.

« Il n’y a rien de prévu pour eux. Les voyageurs réguliers bénéficient d’arrangements réguliers. Les intrus dépourvus d’autorisation sont chassés. Vous entrez dans une catégorie intermédiaire, j’imagine. En tout cas, vous n’avez aucun moyen légal de passer la nuit à Conning Town.

— Mais mon visa...

— Peu importe votre visa.

— Je suppose que je ferais mieux d’aller tout de suite à Hawk Nest.

— Il est tard. Le dernier métro est parti. Vous n’avez pas d’autre choix que de rester, à moins que vous ne désiriez profiter de l’obscurité pour essayer de passer la frontière à pied. Ce que je me garderais bien de vous conseiller.

— Rester ? Mais où ?

— Dormez dans la rue. Avec un peu de chance, les factionnaires vous laisseront tranquille.

— Une petite impasse tranquille, je suppose.

— Non », dit-il, « si vous donnez dans un endroit peu fréquenté, vous êtes sûr de vous faire couper en morceaux par des maraudeurs. Allez dans une rue dortoir. Au milieu de la foule, vous avez des chances de rester inaperçu, même si vous êtes sous surveillance. »

Tout en parlant, il déambule dans le magasin, s’occupant de le fermer pour la nuit. Il a l’air agité et mal à l’aise. Je sors mon plan de Conning Town et il me montre où aller. C’est apparemment un plan périmé depuis des années ; il le corrige à coups de crayon rageurs. Nous quittons la boutique ensemble. Je l’invite à venir dîner avec moi dans un restaurant, mais il me regarde comme si j’avais la peste.

« Au revoir », me dit-il, « et bonne chance. »

 

*

**

 

Seul, à l’écart des autres dîneurs, je prends mon repas du soir dans une petite cafétéria automatique malpropre et faiblement éclairée à la lisière du centre. Des distributeurs silencieux me présentent un brouet clair et acre, un morceau de pain gris et spongieux, et un épais ragoût d’où émergent des rogatons d’origine indéterminable, que je règle avec les jetons de plastique jaune qui ont cours à Conning Town. Sortant de là plutôt mécontent, j’observe une lueur rougeâtre vers l’ouest. C’est peut-être un beau coucher de soleil ; c’est peut-être le signe que Ganfield est en flammes. Je regarde s’il y a des factionnaires en vue. Mes quatre heures de délai sont presque expirées. Il faut que je me dépêche de me perdre dans la cohue. Sans doute est-il trop tôt pour aller dormir, mais je ne suis qu’à quelques rues de l’endroit où le libraire m’a conseillé de passer la nuit, et je m’y rends sans plus attendre. Bien m’en a pris ; quand j’y parviens – une grande place bordée de bâtiments gris aux façades lourdement ornementées – je le trouve déjà rempli de dormeurs à la belle étoile. Il y en a près d’un millier, des hommes, des femmes, des familles entières, occupant de petites surfaces de pavé qu’on revendique manifestement nuit après nuit selon la technique des squatters. Et il en arrive encore, à pleins flots, par les trois entrées de l’esplanade, cherchant leur place, étendant des coussins de mousse ou des piles de vêtements en guise de matelas. C’est une foule amicale ; ces gens entretiennent des relations de bon voisinage, liés par une commune pauvreté. Ils rient, s’embrassent, se livrent à des jeux de hasard, échangent des confidences à voix basse, se chamaillent, discutent affaires, ou accomplissent ensemble les rites de la religion locale, célébrant une espèce d’office où six personnes sont chargées de psalmodier en battant des mains. Il n’est pas question d’avoir la moindre intimité. On se déshabille sans façon l’un devant l’autre et il n’est pas rare de voir des couples faire ouvertement l’amour. La gaieté de la scène – tout cela évoque pour moi un carnaval médiéval, une kermesse à la Breughel – n’est gâtée à mes yeux que par la pensée que cette bande de fêtards est sans toit sous des cieux inhospitaliers, exposée à la pluie, à la neige, au brouillard, à l’humidité, et à toutes les rudesses de l’hiver et de l’été sous ces latitudes. À Ganfield nous n’avons qu’une poignée de dormeurs à la belle étoile : ceux qui ont perdu leur permis de résidence et sont temporairement forcés de rester dehors. Mais ici, il semble que ce soit une véritable institution, comme si Conning Town avait suspendu depuis des années toute nouvelle construction d’habitations, sans tenir compte de l’accroissement de la population.

Enjambant, contournant et traversant des groupes de gens, j’atteins le centre de la place et m’installe sur un petit morceau de pavage inoccupé. Mais quelques instants après, une petite femme au visage rougeaud arrive tout excitée, et avec un accent conningtownien si prononcé que j’arrive à peine à la comprendre, m’explique que cet endroit lui appartient. Ses yeux lancent des éclairs menaçants ; ses mains sont prêtes à devenir des griffes ; plusieurs squatters du voisinage se dressent sur leur séant et me lancent un regard mauvais. Je m’excuse de mon erreur et me retire, butant contre un enfant et manquant de renverser une marmite bouillante. Et c’est reparti. Pas ici. Pas ici. Une main émerge d’une pile de couvertures et me caresse la jambe pendant que je jette un regard perplexe autour de moi. Pas ici. Un homme au visage fardé s’extirpe d’une mini-tente verte et me parle dans une langue que je ne comprends pas. Pas ici. Je continue de chercher en me disant que je vais finir par être éjecté de la place, exclu, interdit de sommeil dans cette partie du district, mais je finis par trouver un petit coin où l’on me dit que je suis le bienvenu. « C’est sûr ? » je demande. Sourires ; on me fait signe que oui. Plein de reconnaissance, je prends possession du terrain.

La nuit est tombée. La place continue de se remplir, près de mille personnes sont arrivées après moi, s’entassant dans le moindre espace libre, et le flot ne tarit pas. J’entends un éclat de rire, un léger caquetage, une déclaration pleine de romantisme, les aigres accents d’une querelle domestique. Quelqu’un fait passer un cruchon de vin de mains en mains sans que je sois oublié ; un breuvage amer, sans doute à base de jus de palourde fermenté, mais j’apprécie le geste. L’air est tiède, presque collant. D’étranges odeurs de cuisine flottent dans l’atmosphère – quelque chose de fort et d’épicé, un fumet acre et envahissant. Du curry ? C’est donc vrai que c’est partout Calcutta ? Je ferme les yeux et me replie sur moi-même. Les durs pavés sont froids sous mon dos. Je n’ai pas de matelas et me sens incapable d’enlever mes vêtements devant tant d’étrangers. Ça va être dur de dormir dans cette maison de fous, me dis-je. Mais le brouhaha diminue progressivement et – à bout de forces, épuisé – je glisse dans un sommeil agité.

De mauvais rêves. La pression étouffante d’une foule houleuse. Des fleuves sortent de leur lit. Des tours en train de s’écrouler. Des torrents de boue jaillissant d’un millier de hautes fenêtres. Des cercles de métal enserrant mes cuisses ; mes jambes, hors d’usage, se flétrissant. Une armée de poux se déversant sur moi. Une main glacée qui me touche. Et qui me touche. Et qui me touche. M’arrachant à mon sommeil.

Une lumière dure m’inonde. Je bats des paupières, me recroqueville, abrite mes yeux. Je m’aperçois rapidement qu’un factionnaire se tient au-dessus de moi. Les dormeurs qui m’entourent sont réveillés et reculent en murmurant, me montrant du doigt.

« Votre permis de dormeur à la belle étoile, s’il vous plaît. »

Fait comme un rat. Je marmonne des excuses, plaide l’ignorance de la loi, demande pardon. Mais un policier-robot ne sait faire preuve ni de malveillance, ni d’indulgence ; il se contente de suivre son programme. Il me demande mon passeport et examine mon visa. Puis il me rappelle que je suis en liberté surveillée. N’ayant pas réussi à trouver une chambre d’hôtel comme on m’en avait donné l’ordre, ayant négligé de me présenter à un factionnaire dans les délais impartis, je suis passible d’expulsion.

« Très bien », dis-je, « conduisez-moi à la frontière de Hawk Nest.

— Vous allez tout de suite retourner à Ganfield.

— J’ai à faire à Hawk Nest.

— Les visiteurs qui ne sont pas en règle sont renvoyés dans leur district d’origine.

— Qu’est-ce que ça peut vous faire que j’aille ici ou là, du moment que je m’en vais de Conning Town ?

— Les visiteurs qui ne sont pas en règle sont renvoyés dans leur district d’origine », répète inexorablement la machine.

Je ne veux pas revenir à mon point de départ après avoir si peu progressé. Toujours discutant avec le factionnaire, je suis emmené hors de la place et conduit à travers une enfilade de rues caverneuses vers une bouche de métro. A la station, un second factionnaire me prend en charge. « Le train pour Ganfield arrivera dans trois heures », m’annonce le factionnaire qui m’a arrêté.

Et le voilà qui s’en va.

Trop tard, je me rends compte qu’il a négligé de me remettre mon passeport.

Le factionnaire numéro deux m’accorde peu d’intérêt. Il patrouille dans la station de métro en faisant de grands cercles autour de moi. Il m’a à l’œil pour la forme mais il n’essaie pas de se mêler de ce que je fais. Si j’essaie de m’enfuir, bien sûr, il me détruira. J’étudie mes cartes la rage au cœur. Hawk Nest s’étend au nord-est de Conning Town ; si cette station de métro est celle à laquelle je pense, la frontière n’est pas loin. À peu près cinq minutes à pied. Sans passeport, je ne peux aller nulle part si ce n’est à Ganfield ; j’ai perdu mon statut de voyageur régulier. Mais on se préoccupe peu de légalité à Hawk Nest.

Comment m’échapper ?

Je concocte un plan. Sa simplicité est absurde, mais l’absurdité est souvent payante quand on a affaire à des machines. Le factionnaire est programmé pour me mettre dans le train à destination de Ganfield. Mais pas nécessairement pour m’y faire rester.

J’affronte les heures pénibles précédant l’aube. J’entends soudain un fracas d’air comprimé au bout du tunnel. Le train faufile son nez camus dans la station et s’arrête dans un soupir. Le factionnaire m’ordonne de monter. Je pénètre dans la voiture, me dépêche de la traverser, et ressors par la portière ouverte à l’autre bout du quai. Même si le factionnaire a pris garde à la manœuvre, il peut difficilement tirer à travers un train bondé. Aussitôt sorti de la voiture, je prends mes jambes à mon cou, filant sous le nez de quelques voyageurs ahuris, et j’émerge dans le matin brumeux. Il serait imprudent de courir dans la rue. Je ralentis mon allure sans cesser de presser le pas et me mêle à la foule des travailleurs matinaux. Je me trouve sur Crystal Boulevard. Parfait. J’ai mémorisé un itinéraire : Crystal Boulevard, Flagstone Square, puis la frontière via Mechanic Street.

Il est probable que tous les factionnaires, grâce au système nerveux central auquel sont reliées toutes les machines du district de Conning Town, ont été instantanément informés de ma disparition. Mais c’est une autre affaire que de savoir où me trouver. Je remonte Crystal Boulevard en direction du nord – voilà un nom qui témoigne d’un curieux sens de l’ironie ou, tout simplement, des outrages dont le temps est capable – et, porté par le flot de passants, je débouche sur Flagstone Square, une petite place crasseuse toute de guingois qui s’ouvre à gauche sur le tracé tortueux de Mechanic Street. Je m’engage sans encombre dans ce dédale de petites boutiques. C’est à la frontière que je dois m’attendre à des ennuis.

J’y suis en quelques minutes. C’est une large rue poussiéreuse, déserte et silencieuse, bordée du côté de Conning Town par une rangée d’entrepôts en briques, et du côté de Hawk Nest par un cordon de bâtisses courtaudes extrêmement délabrées, parfois franchement en ruine, les moins abîmées affichant un laisser-aller provocateur. Pas de barrière. Celles-ci sont interdites aux frontières des districts, sauf en temps de guerre, et je n’ai pas entendu parler de la moindre guerre entre Conning Town et Hawk Nest.

Vais-je oser traverser ? Deux sortes de policiers-robots patrouillent dans la rue : les factionnaires à dômes plats de Conning Town et les noires machines à têtes hexagonales de Hawk Nest. Les uns ou les autres vont sûrement me tirer dessus dans le no man’s land séparant les districts. Mais je n’ai pas le choix. Il faut que je continue d’aller de l’avant

Je me précipite dans la rue au moment où deux policiers-robots se croisent sur leurs orbites respectives, laissant sans surveillance la valeur d’un pâté de maisons. Au milieu de ma course, le factionnaire de Conning Town me repère et me lance un ordre. Ses paroles sont inintelligibles et je continue de courir en faisant des zigzags dans l’espoir d’éviter le jet de feu imminent. Mais la machine ne tire pas ; je dois déjà être sur le territoire de Hawk Nest et Conning Town ne se soucie plus de ce qui peut m’arriver.

Le flic de Hawk Nest m’a remarqué. Il roule vers moi au moment où je trébuche, haletant et à bout de souffle, sur le rebord du trottoir. « Halte ! » hurle-t-il. « Vos papiers ! » À cet instant un homme large d’épaules, avec une barbe rousse et des yeux farouches, sort d’un bâtiment décrépi pas très loin de moi. Un plan se forme aussitôt dans mon esprit. Est-ce que la coutume du parrainage et du droit d’asile est observée par ce district de sauvages ?

« Mon frère ! » je m’écrie. « Quelle chance ! » Je l’étreins, et sans lui laisser le temps de me repousser, je lui glisse : « Je suis de Ganfield. Je réclame asile ici. Aidez-moi ! »

La machine m’a rejoint. Elle y va de son petit interrogatoire et je déclare : « Voici mon frère qui est prêt à me donner asile. Demandez-lui ! Demandez-lui !

— C’est la vérité ? » s’enquiert la machine.

Barberousse reste sérieux comme un pape, crache par terre, et marmonne :

« Oui, c’est mon frère. Un réfugié politique. Je me porte garant pour lui. Je réponds de lui. Laissez-le aller. »

La machine cliquette, bourdonne, assimile. Puis s’adressant à moi :

« Vous irez vous faire inscrire comme réfugié sous caution dans les douze heures, faute de quoi vous devrez quitter Hawk Nest. » Puis elle s’éloigne sans un mot de plus.

Je remercie chaleureusement mon sauveur improvisé.

Il fronce les sourcils, secoue la tête, crache encore un coup. « On ne se doit rien », lâche-t-il brusquement, et il se met à dévaler la rue à grandes enjambées.

 

*

**

 

À Hawk Nest l’art a déteint sur la nature. Ce nom, d’après ce que j’ai entendu dire, n’avait autrefois aucune connotation particulière : quelque prétentieuse métaphore d’agent immobilier, un point c’est tout. Mais il a déterminé le caractère du district, car Hawk Nest est progressivement devenu le repaire de prédateurs qui existe aujourd’hui, un endroit où tout le monde est un étranger, où chaque homme est l’ennemi de son frère.

Presque tous les districts ont leur zone. À Hawk Nest, c’est partout la zone. J’ai entendu dire qu’on ne vit ici que de maraude, de chapardage, d’extorsion et de trafic. Une curieuse assise économique pour toute une communauté, mais il se peut que ça leur réussisse. L’atmosphère est menaçante. Les seuls policiers-robots en service semblent être ceux qui patrouillent le long de la frontière. Des bouffées de violence flottent autour de moi : on viole et on s’étrangle dans des ruelles obscures, des couteaux luisent ; je devine des grognements étouffés et de mystérieux festins cannibales. Je me laisse sans doute trop aller à mon imagination. Jusque-là, personne ne m’a cherché querelle ; les gens que je rencontre dans les rues ne m’accordent pas la moindre attention et ne me retournent même pas les regards que je leur lance. Je garde malgré tout mon pistolet thermique à portée de la main durant toute la traversée de ces quartiers sordides. Des visages sinistres m’observent à travers des carreaux fêlés et couverts de crasse. Si je suis attaqué, serai-je obligé de faire feu pour me défendre ? Dieu me garde d’avoir à répondre à une telle question.

Comment se fait-il qu’il y ait une librairie dans cette ville vouée au meurtre et à la pourriture ? Voici Box Street, et là, dans un enchevêtrement gluant d’entrepôts de pièces détachées et de gargotes piquetées de chiures de mouches, voici le local de Nate et Holly Borden. Cinq fois plus long que large, poussiéreux, chichement éclairé, avec des rayons débordants de vieux livres et d’opuscules divers ; un improbable vestige du dix-neuvième siècle, égaré dans le temps. Personne à l’intérieur à part une grosse femme impassible assise à la caisse. Visage bouffi surplombant une masse de chair immobile. Ses yeux, pleins d’une étrange vivacité, brillent comme des paillettes de verre dans une montagne de graisse. Elle pose sur moi un regard dépourvu de curiosité.

« Je cherche Holly Borden », lui dis-je.

« Vous êtes en face d’elle », déclare-t-elle d’une voix profonde de baryton.

« J’ai fait la traversée depuis Ganfield par Conning Town. »

Pas de réponse.

Je continue :

« Je voyage sans passeport. On me l’a confisqué à Conning Town et je viens de passer la frontière. »

Signe de tête affirmatif. Elle attend. Toujours aucun signe d’intérêt.

« Je voudrais savoir si vous pourriez me vendre un exemplaire de Walden Trois », je reprends.

La voici qui se remue un peu.

« Qu’est-ce que vous voulez en faire ?

— Je serais curieux de le lire. On ne le trouve pas à Ganfield.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai ça ?

— Qu’est-ce qui est interdit par la loi à Hawk Nest ?

Elle n’a pas l’air d’aimer que j’aie répondu à une question par une question.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pourrez trouver ce livre chez moi ?

— Un libraire de Conning Town m’a donné votre adresse. »

Un temps.

« Très bien. Admettons que je l’aie. Avez-vous fait tout ce chemin depuis Ganfield rien que pour acheter un livre ? » Elle se penche soudain en avant avec un large sourire – un sourire chaleureux et roublard qui transforme complètement son visage : la voici soudain sur le qui-vive, vigilante, rusée, impérative. « À quoi jouez-vous ? » me demande-t-elle.

« À quoi je joue ?

— Où voulez-vous en venir ? Qu’est-ce que vous venez faire par ici ? »

C’est le moment d’être franc.

« Je cherche une femme du nom de Silena Ruiz, de Ganfield. Est-ce que ça vous dit quelque chose ?

— Oui. Elle n’est pas à Hawk Nest.

— Je pense qu’elle est à Kingston. J’aimerais la retrouver.

— Pourquoi ça ? Pour l’arrêter ?

— Juste pour lui parler. J’ai un tas de choses à lui dire. Elle était ma femme-du-mois quand elle a quitté Ganfield.

— On est presque à la fin du mois », me fait remarquer Holly Borden.

« Ça ne fait rien », je réplique. « Pouvez-vous m’aider à la joindre ?

— Pourquoi vous ferais-je confiance ?

— Pourquoi pas ? »

Elle pèse rapidement mes paroles, étudie mon visage. Je sens bouillonner ses pensées. Finalement elle déclare ;

« Je dois me rendre prochainement à Kingston. Je suppose que je pourrais vous emmener avec moi. »

 

*

**

 

Elle ouvre une trappe ; je descends dans une petite pièce au-dessous de la librairie. Au bout de plusieurs heures, un petit homme grêle avec des cheveux gris m’apporte un plateau de nourriture. « Appelez-moi Nate », dit-il. J’entends au-dessus de ma tête des conversations indistinctes, des éclats de rire, un martèlement de bottes sur le plancher. À Ganfield, la famine doit être en train de s’installer. Les rats vont pouvoir danser autour de Fort Ganfield. Combien de temps va-t-on me garder ici ? Suis-je prisonnier ? Deux jours. Trois. Nate ne veut pas répondre à mes questions. J’ai des livres, une couchette, un lavabo et un verre à dents. Le troisième jour la trappe se soulève. Holly Borden risque un œil dans l’ouverture. « C’est le moment d’y aller », dit-elle.

L’expédition ne se compose que de nous deux. Holly se rend à Kingston pour acheter des livres et voyage munie d’un passeport commercial qui l’autorise à avoir un aide. Nate nous conduit à la station de métro au milieu de l’après-midi. Je commence à être habitué à passer de district en district ; des endroits pas spécialement étrangers ni hostiles, seulement différents de celui où je réside. Je m’imagine emporté dans une odyssée me conduisant dans des centaines, des milliers de districts, à travers le patchwork dément de notre monde. Pourquoi retourner à Ganfield ? Pourquoi ne pas continuer, toujours vers l’est, jusqu’au grand océan et au-delà, jusqu’à l’inimaginable étrangeté d’un autre continent ?

Nous voici à Kingston. Un district ancien, un des plus anciens. Nous sommes les seuls à venir de Hawk Nest. L’inspection des passeports se réduit à une pure formalité. Les policiers-robots de Kingston sont grands, avec de longs bras et des corps cannelés ornés de bandes rouges et vertes, ce qui leur donne une allure plutôt gaie. Je deviens un expert en matière de variations locales dans la forme des policiers-robots. La ville elle-même se compose de bâtiments bas dans les tons pastel formant des avenues qui rayonnent à partir de la célèbre université, sa principale entreprise. Autant que je me souvienne, personne à Ganfield n’a été admis à l’université.

Holly attend les amis qui devaient l’accueillir, mais personne n’est là. Nous patientons une quinzaine de minutes. « Tant pis », dit-elle. « Nous marcherons. » Je porte les bagages. L’air est doux et plaisant ; le soleil, déclinant dans la direction de Folkstone et de Budleigh, est encore haut. Je me sens curieusement serein. Tout se passe comme si je venais de découvrir une volonté divine, un plan supérieur, dans la structure de notre société, dans notre cité tentaculaire faite d’innombrables cités, notre tapisserie de béton et d’acier collée comme une armure d’écaillés à la peau de notre planète. Mais quelle est cette volonté ? Quel est ce plan ? Son essence m’échappe ; j’ai seulement conscience de son existence. Une joyeuse illusion.

À peine avons-nous fait une cinquantaine de pas que nous sommes brusquement entourés par une bonne douzaine de jeunes gens bruyants qui viennent de jaillir d’une intersection. Ils sont nus à l’exception des reins couverts d’une espèce de pagne vert ; ils arborent des cheveux et des barbes hirsutes ; ils ont un air sauvage et barbare. Certains d’entre eux portent de longs couteaux attachés à la ceinture, lame au clair. Ils dansent sauvagement autour de nous en riant et en nous poussant du doigt « Ce district est sacré ! » crient-ils. « Nous n’avons pas besoin d’étrangers impies ! Pourquoi venez-vous nous embêter ?

— Qu’est-ce qu’ils veulent ? » je murmure, « sommes-nous en danger ?

— Ce n’est qu’une bande de curés », me répond Holly, « faites ce qu’ils disent et tout ira bien. »

Ils resserrent leur cercle, continuant leurs sauts et leurs gambades, nous arrosant de leur sueur. « D’où êtes-vous ? » interrogent-ils. « Ganfield », dis-je. « Hawk Nest », répond Holly. Ils ont l’air de s’amuser mais ils restent dangereux. Fonçant sur moi, ils me vident les poches en un tour de main : me voilà délesté de mon pistolet thermique, de mes cartes, de mes vaines lettres d’introduction, de mes différentes devises, de tout, même de ma capsule euthanasique. Ils font circuler tous ces objets parmi eux, s’exclamant à leur propos ; puis ils me rendent mon pistolet thermique et une partie de l’argent. « Ganfield », grondent-ils. « Hawk Nest ! » Leur voix est chargée de dégoût. « Des lieux immondes ! Des lieux reniés par Dieu ! » Ils nous prennent par les mains et nous font virevolter. La lourde Holly Borden est étonnamment gracieuse, amorçant une danse pesante et sereine qui leur arrache des applaudissements d’admiration.

L’un deux, le plus grand de la bande, nous attrape alors par les poignets et demande :

« Qu’est-ce qui vous amène à Kingston ?

— Je viens acheter des livres », déclare Holly.

« Je viens retrouver ma femme-du-mois, Silena », dis-je.

« Silena ! Silena ! Silena ! » Son nom se transforme sur leurs lèvres en une jubilante incantation. « Sa femme-du-mois ! Silena ! Sa femme-du-mois ! Silena ! Silena ! Silena ! »

Le grand type presse son visage contre le mien et dit :

« On te laisse le choix. Ou tu viens faire une petite prière avec nous, ou tu meurs sur-le-champ.

— Nous choisissons la prière. »

Ils nous empoignent par les bras, nous entraînant précipitamment en avant. Nous dévalons des rues et des rues pour arriver enfin devant un haut lieu : un petit jardin, d’une superficie insignifiante, planté de fleurs et d’arbustes peu connus, entretenu avec un soin évident. Ils nous poussent à l’intérieur.

« À genoux », ordonnent-ils.

« Embrassez la terre sacrée.

— Adorez ce qui y pousse, étrangers.

— Remerciez Dieu de l’air que vous venez respirer.

— Et de celui que vous allez respirer.

— Chantez !

— Pleurez !

— Riez !

— Touchez le sol !

— Vénérez-le ! »

 

*

**

 

La chambre de Silena est une pièce fraîche et tranquille au dernier étage d’une résidence donnant sur les terrains de l’université. Elle porte une robe verte en grosse toile. Pas de bijoux, ni de maquillage. Elle paraît calme et sûre d’elle. J’avais oublié la délicatesse de ses traits, l’éclat tranquille et malicieux de ses yeux sombres.

« Le programme directeur ? » s’exclame-t-elle en souriant, « je l’ai détruit. »

La profondeur de l’amour que je lui porte brise mes forces. Debout devant elle, je sens mes genoux se transformer en gelée. Elle baigne sous mes yeux dans une puissante aura de sensualité. Je m’efforce de me contrôler.

« Tu n’as rien détruit du tout », dis-je, « ta voix ment.

— Tu penses que j’ai toujours le programme ?

— Je sais que tu l’as.

— Eh bien, oui », admet-elle d’un ton détaché. « Je l’ai. »

Mes doigts tremblent. Ma gorge se dessèche. Un délire juvénile monte en moi. « Pourquoi l’as-tu volé ?

— Par plaisir de faire le mal.

— Ton sourire dit que tu mens. Quelle est la véritable raison ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Le district est paralysé, Silena. Des milliers de gens souffrent. Nous sommes à la merci des pillards des districts voisins. Beaucoup de personnes sont déjà mortes à cause de la chaleur, de la puanteur des ordures qui s’accumulent, des défaillances de l’équipement hospitalier. Pourquoi as-tu pris le programme ?

— J’avais peut-être des raisons d’ordre politique.

— Lesquelles ?

— Démontrer aux gens de Ganfield à quel point ils se sont rendus dépendants de ces machines.

— Nous savons tout cela. En dramatisant notre faiblesse, tu ne faisais qu’insister sur une évidence. Dans quel but nous as-tu estropiés ? Que pouvais-tu en retirer ?

— De l’amusement.

— Ce n’est pas tout, Silena. Tu n’es pas si futile.

— Bon, ce n’est pas tout. En estropiant Ganfield, je contribue à changer l’ordre des choses. C’est le but de tout acte politique. Manifester le besoin de changement, afin qu’un changement soit possible.

— Manifester son besoin n’est pas suffisant.

— C’est déjà un commencement.

— Crois-tu que le vol de notre programme était un moyen rationnel d’apporter du changement, Silena ?

— Est-ce que tu es heureux ? » me rétorque-t-elle, « est-ce là le monde que tu désires ?

— C’est le monde où nous sommes condamnés à vivre, que ça nous plaise ou non. Et nous avons besoin de ce programme pour nous en sortir. Sans ça nous sommes plongés dans le chaos.

— Très bien. Laissons venir le chaos. Que tout s’écroule afin que nous puissions prendre un nouveau départ.

— C’est facile à dire, Silena. Qu’est-ce que tu fais des innocentes victimes de ton zèle révolutionnaire ? »

Elle hausse les épaules. « Il y a toujours d’innocentes victimes dans une révolution. » Elle se lève d’un mouvement souple et s’approche de moi. La proximité de son corps est aussi éblouissante qu’exaspérante. D’une voix exagérément voluptueuse, elle roucoule :

« Reste ici. Oublie Ganfield. Ici il fait bon vivre. Il y a des gens qui s’efforcent de construire quelque chose qui vaut la peine.

— Rends-moi le programme », je m’obstine. « Ils ont déjà dû le remplacer.

— Il est impossible à remplacer. Ce programme est vital pour Ganfield, Silena. Rends-le-moi. »

Elle laisse échapper un petit rire glacial. « Je t’en supplie, Silena. Ce que tu peux être assommant !

— Je t’aime.

— Tout ce que tu aimes, c’est le statu quo. Il suffit que les choses restent comme elles sont pour que tu sois content. Tu as une âme de bureaucrate.

— Puisque tu me méprises à ce point, pourquoi avoir accepté de devenir ma femme-du-mois ? »

Nouveau rire.

« Par jeu, peut-être. »

Ses paroles sont autant de poignards. Soudain, à mon propre étonnement, je me retrouve en train de brandir le pistolet thermique.

« Donne-moi le programme ou je te tue ! » j’éclate.

Voilà qui l’amuse.

« Vas-y. Tire. Tu penses pouvoir obtenir le programme d’une Silena morte ?

— Donne-le-moi.

— Comme tu as l’air bête avec ce pistolet entre les mains !

— Je n’ai pas besoin de te tuer », l’avertis-je. « Je peux seulement te blesser. Cette arme est capable d’infliger des brûlures qui marquent méchamment la peau. Faudra-t-il que je t’abîme, Silena ?

— Fais ce que tu veux. Je suis à ta merci. »

Je dirige le pistolet vers sa cuisse. Le visage de Silena reste sans expression. Mon bras se raidit et se met à trembler. Je m’efforce de maîtriser les muscles rebelles, mais je n’arrive à la tenir en joue qu’un instant avant que la tremblote ne me reprenne. Une lueur de triomphe passe dans ses yeux ; une rougeur d’excitation envahit son visage.

« Tire », me lance-t-elle sur le ton du défi. « Qu’est-ce qui te retient ? »

Elle me connaît trop bien. Nous restons figés en une sorte de tableau vivant une éternité durant – une minute, une heure, une seconde ? – puis mon bras retombe le long de mon corps. Je range mon pistolet. Je n’aurais jamais été capable de faire feu. Je suis submergé par le sentiment d’avoir traversé un subtil instant de paroxysme ; maintenant ça va être la chute, et nous le savons tous les deux. Je suis inondé de sueur. Je me sens abattu, brisé. Le visage de Silena reflète un profond mépris. Elle a atteint un puissant niveau de conscience durant ces quelques instants où tous les actes deviennent gratuits, où l’amour la haine la révolution la trahison la loyauté ne se distinguent plus l’un de l’autre. Elle a le sourire de quelqu’un qui vient de marquer le point de la victoire dans un jeu dont les règles ne m’ont jamais été expliquées. « Pauvre petit bureaucrate », soupire-t-elle. « Tiens ! » Elle sort d’un placard un petit paquet qu’elle me jette dédaigneusement. Il contient un rouleau de bande magnétique. « Le programme ? » Je m’étonne. « Ce doit être une plaisanterie. Tu ne me le donnerais pas comme ça, Silena.

— Tu as entre les mains le programme directeur de Ganfield.

— Sérieusement ?

— Oui, oui, sérieusement », dit-elle, « Je t’en garantis l’authenticité. Et maintenant, va-t’en. Sors d’ici. Va sauver ta saloperie de Ganfield.

— Silena...

— Fiche le camp. »

 

*

**

 

La suite est fastidieuse mais très simple. Je retrouve Holly Borden qui a acheté un chargement de livres. Je l’aide à les porter et nous reprenons le métro pour Hawk Nest. Là, je réintègre mon refuge au-dessous de la librairie tandis qu’un message est relayé par Old Grove, Parley Close, le Mill, et peut-être bien d’autres districts, jusqu’au chef du district de Ganfield. Deux jours sont nécessaires pour boucler le circuit, car les rivalités entre les districts nécessitent un détour. Le contact finit par s’établir et je transmets la bonne nouvelle : j’ai le programme, mais j’ai perdu mon passeport et je suis interdit de séjour à Conning Town. Un nouveau passeport m’arrive quelques jours plus tard par la voie diplomatique, et je rentre en métro par la ligne indirecte, via Budleigh, Cedar Mail, et Morton Court. Ganfield offre un spectacle horrible, définitivement en proie à la saleté et au désordre, au bord de l’effondrement ; ses habitants sont plongés dans une hébétude mortelle et attendent placidement la fin. Mais je suis de retour avec le programme.

Le chef de district me félicite de mon héroïsme. Mes services seront récompensés, dit-il. Je vais être promu aux plus hauts échelons de l’administration, et je peux espérer accéder au conseil de district.

Mais je ne retire qu’un maigre plaisir de ses paroles. Le mépris de Silena occupe toujours mes pensées. Bureaucrate. Bureaucrate.

 

*

**

 

Enfin, Ganfield est sauvé. Les policiers-robots viennent de reprendre vie.