LES JEUX DU CAPRICORNE

 

Nikki pénétra dans le champ conique de la douche à ultra-sons et se mit à se trémousser sous le pommeau inaudible de l’appareil, de façon à ce que le jet pût mieux débarrasser sa peau de sa pellicule d’impuretés : fragments d’épiderme mort, gouttelettes de sueur séchée, touches de parfums de la veille, et autres résidus. Trois minutes après, elle ressortit propre, bourrée de vitalité, prête pour la party. Elle programma la tenue quelle comptait porter pour cette soirée : cothurnes verts, légère tunique de voile jaune citron, cape orange douce comme un manteau de moule, et rien dessous à part Nikki – une Nikki toute douce, resplendissante, satinée. Une Nikki au corps frais et dispos. C’était une soirée en son honneur, encore qu’elle fût la seule à le savoir. Son anniversaire tombait aujourd’hui, 7 janvier 1999, vingt-quatre ans, aucun signe de déchéance physique. Le vieux Steiner lui avait promis un extraordinaire assortiment d’invités : un liseur de pensées, un milliardaire, un authentique duc byzantin, un rabbin arabe, un homme qui avait épousé sa propre fille, et d’autres merveilles. Tous ces gens-là venant bien sûr au second rang derrière le véritable invité d’honneur, le clou de la soirée, celui qu’on fêtait, le lion de la saison – le célèbre Nicholson, qui vivait depuis un millier d’années et prétendait pouvoir aider les autres à faire de même. Nikki... Nicholson. Une assonance de bon augure, laissant présager une étroite harmonie. Vous me montrerez, cher Nicholson, comment vivre éternellement sans jamais vieillir. Une idée bien réconfortante.

Un ciel noir s’étendait au-delà de la courbe polie de sa fenêtre, un ciel tacheté de neige ; elle crut percevoir un instant le rauque mugissement du vent et le lent balancement du building gainé de givre sur toute la hauteur de ses quatre-vingt-dix étages. Le pire hiver qu’elle ait jamais connu. Il neigeait presque tous les jours. Une neige planétaire, un frisson général, qui n’épargnait même pas les Tropiques. Les rues de New York étaient enserrées dans une camisole de glace dure comme du fer. Les murs étaient verglacés, l’air coupant. Ce soir Jupiter brillait férocement dans l’obscurité comme un diamant dans une tête de corbeau. Dieu merci, elle n’avait pas besoin de mettre le nez dehors. Elle pouvait attendre la fin de l’hiver à l’intérieur de la tour. Le courrier arrivait par tube pneumatique. Le restaurant de la terrasse la nourrissait. Elle avait des amis dans une douzaine d’étages. Tout le bâtiment formait un véritable monde, chaud et douillet. Qu’il neige. Qu’il vente. Nikki se regarda dans le miroir circulaire ; très bien, vraiment très très bien. Exquis ces plis jaunes arachnéens. Un soupçon de cuisse. Un soupçon de seins. Plus qu’un soupçon si elle se plaçait devant une source lumineuse. Son visage s’empourpra. Elle fit bouffer ses cheveux courts d’un noir éclatant. Une touche de parfum. Tout le monde l’aimait. La beauté a des vertus magnétiques : elle repousse parfois, attire souvent, ne laisse jamais indifférent. Il était neuf heures.

« En haut », ordonna-t-elle à l’ascenseur. « Chez Steiner.

— Quatre-vingt-huitième étage », dit l’ascenseur.

« Je sais. Tu es un amour. »

De la musique dans le corridor : du Mozart, agile et cristallin. La porte de l’appartement de Steiner ressemblait à celle d’une chambre forte : un demi-cylindre d’acier chromé. Nikki sourit dans l’œil magique. Le cylindre pivota. Steiner tendit deux mains en coupe à quelques centimètres de sa poitrine. Sa façon à lui de l’accueillir. « Magnifique », murmura-t-il. « Ravie que vous m’ayez demandé de venir.

— Pratiquement tout le monde est déjà là. Une merveilleuse assemblée, ma toute belle. »

Elle déposa un baiser sur sa joue broussailleuse. Ils s’étaient rencontrés en octobre dans l’ascenseur. Il avait plus de soixante ans et en paraissait moins de quarante. Quand elle touchait son corps, elle le percevait comme un objet enfoui dans quelque glacier laiteux, à la façon d’un mammouth tout droit sorti du permafrost sibérien. Ils avaient été amants pendant deux semaines. L’automne avait cédé la place à l’hiver et Nikki était sortie de sa vie, mais il avait tenu parole au sujet des parties : elle était là, au nombre des invités.

« Alexius Ducas », lança un petit homme massif avec une grosse barbe noire partagée par le milieu. Il s’inclina. Le grand jeu. Steiner s’éclipsa, laissant au duc byzantin le soin de veiller sur elle. Il l’entraîna aussitôt à travers l’épaisse moquette blanche vers un endroit où des bouquets de projecteurs, qui jaillissaient du mur comme des champignons en colère, s’empressèrent de révéler les contours de son corps. Quelques tètes se tournèrent dans sa direction. Le duc Alexius la gratifia d’un regard insistant. Mais elle n’en éprouva aucun plaisir. Byzance c’était fini depuis longtemps. Il lui apporta une coupe de vin vert bien frais et attaqua :

« Allez-vous parfois du côté de la mer Égée ? Ma famille a son château ancestral sur une île à dix-huit kilomètres à l’est de…

— Excusez-moi, mais où est l’homme du nom de Nicholson ?

— Nicholson n’est que le nom qu’il utilise à présent. Il prétend avoir tenu une boutique à Constantinople sous le règne de mon ancêtre le basileus Manuel Comnesus. » Clappement de langue condescendant. « Un boutiquier ! » Les yeux byzantins se mirent à pétiller furieusement. « Que vous êtes belle !

— Où est-il ?

— Là. Près du divan. »

Nikki ne vit qu’un mur de dos. Elle se pencha sur la gauche et risqua un coup d’œil. Peine perdue. Elle irait le trouver plus tard. Alexius Ducas continuait de la contempler, de lui renvoyer l’image de son corps. « Parlez-moi de Byzance », lui souffla-t-elle d’une voix lasse.

Il en était à Constantin le Grand quand il commença à l’ennuyer sérieusement. Elle finit son vin, et tendant timidement son verre, persuada un jeune homme glabre qui passait par là de le lui remplir. Le Byzantin s’assombrit. « Puis l’empire fut partagé », poursuivit-il, « entre. »

— C’est mon anniversaire », annonça-t-elle.

« À vous aussi ? Félicitations. Êtes-vous aussi âgée que...

— Pas tout à fait. Il s’en faut même de beaucoup. Je ne suis pas prête d’avoir seulement cinq cents ans », dit-elle, et elle se tourna pour prendre son verre. Le jeune homme glabre ne lui laissa pas le temps de le saisir. La cohue l’engloutit comme une avalanche. Soixante, quatre-vingts invités, tous en mouvement. Les rideaux étaient écartés, offrant le spectacle de la tempête de neige dans toute sa furie. Mais personne n’y faisait attention. L’appartement de Steiner ressemblait à un décor de cinéma : de grands tabourets de jardin en porcelaine, de l’époque Ming ou Sung ; des murs enduits de laque bronze et pourpre ; des objets artisanaux précolombiens dans des niches savamment éclairées ; des sculptures comme des toiles d’araignée d’aluminium ; des gravures de Durer, des trésors pillés au fond des âges. Des serviteurs courtauds au crâne rasé, des Mayas ou des Khmers ou peut-être des Olmecs, circulaient impassiblement parmi les convives en présentant des plateaux couverts de mets délicats : caviar oursins, tranches de rôti, petites saucisses, burritos nageant dans une foudroyante sauce au piment. Les mains allaient des plateaux aux lèvres en un incessant va-et-vient. C’était là une réunion de mangeurs de vie, d’avaleurs de mondes. Le duc Alexius lui caressait le bras, « Je compte partir à minuit », lui dit-il d’une voix tendre, « Je serais ravi que vous veniez avec moi.

— J’ai d’autres projets », répondit-elle. « Quand bien même. » Il s’inclina cérémonieusement, sans manifester le moindre signe de déception. « Peut-être une autre fois. Ma carte ? » Elle apparut comme par magie dans sa main : un petit carton fauve aux caractères très recherchés. Elle le glissa dans son sac et le duc se fondit dans la foule. Aussitôt un homme de haute taille aux yeux égarés se planta devant elle. « Vous n’avez jamais entendu parler de moi », commença-t-il. « Est-ce une rodomontade ou une excuse ?

— Je suis quelqu’un de très ordinaire. Je travaille pour Steiner. Il a pensé que ce serait amusant de m’inviter à une de ses soirées.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Factures et livraisons. N’est-ce pas là un endroit étonnant ?

— De quel signe êtes-vous ? » lui demanda Nikki.

« Balance.

— Je suis une Capricorne. C’est ce soir mon anniversaire aussi bien que le sien. Si vous êtes vraiment de la Balance, vous perdez votre temps avec moi. Avez-vous un nom ?

— Martin Bliss.

— Nikki.

— Et il n’y a pas de Mrs Bliss, hin-hin. »

Nikki se lécha les lèvres. « J’ai faim. Voudriez-vous m’apporter quelques canapés ? »

Elle s’éclipsa dès qu’il eût le dos tourné. Faisant le tour de la pièce – une trajectoire qui la fit passer devant le quintette à cordes, le bar monumental, la fenêtre jusqu’à ce qu’elle ait une bonne vue du fameux Nicholson. Elle ne fut pas déçue. C’était un homme mince, souple, pas très grand, carré d’épaules. Un homme qui avait de la présence et de l’autorité. Elle aurait voulu poser ses lèvres sur son corps pour y pomper l’immortalité. Il avait un visage triangulaire, avec de fortes pommettes, des lèvres minces, une épaisse toison de cheveux noirs et bouclés. Pas de barbe, pas de moustache. Des yeux vifs, électriques, pleins d’une intolérable sagesse. Il devait avoir tout vu deux fois, à tout le moins. Nikki avait lu son livre. Comme tout le monde. Il avait été roi, lama, marchand d’esclaves, esclave lui-même. S’appliquant toujours à dissimuler son incroyable longévité, offrant maintenant gratuitement son terrible secret aux membres du Club du Livre du Mois. Pourquoi avait-il décidé de jeter le masque ? Parce que le moment de la révélation était venu, avait-il dit. Le moment où il devait apparaître pour ce qu’il était, afin de transmettre son talent aux autres de peur de le perdre. De peur de le perdre. À l’aube du nouveau siècle il devait partager son privilège. Une douzaine de personnes l’entouraient, s’imprégnant de son rayonnement. Son regard se faufila à travers une palissade d’épaules et ses yeux se rivèrent à ceux de Nikki. Elle se sentit transpercée, soulevée, choisie. Une brusque chaleur lui passa sur les reins comme une rivière de tungstène en fusion, comme une coulée de miel bouillant. Elle s’avança vers lui. Une sorte de mort-vivant lui barra le passage. Le visage même de la mort, une peau parcheminée, des yeux de cauchemar. Une main squameuse effleura son bras nu. Une voix effroyablement éraillée croassa : « Quel âge me donnez-vous ?

— Grand Dieu !

— Quel âge ?

— Deux mille ans ?

— J’ai cinquante-huit ans. Je n’atteindrai pas les cinquante-neuf. Tenez, reniflez-moi ça. »

D’une main tremblante l’homme lui présenta un petit tube d’ivoire. Un monogramme en gothiques se détachait à l’une des extrémités – F X B – et une capsule verte translucide occupait l’autre. Elle appuya sur la capsule et une flamme bleue s’éleva. Elle aspira la fumée. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle.

« Mon mélange personnel. Soma Numéro Cinq. Vous aimez ?

— Je suis dans les vapes », dit-elle. « Complètement dans les vapes. Oh, mon Dieu ! » Les murs ondulaient. La neige s’était transformée en un rideau d’étain. La grande secousse en une seconde. Le cadavre était entouré d’un halo doré. Des images de dollars émergèrent comme des stigmates sur son front raviné. Elle entendit le fracas des brisants, le grondement des vagues. Le pont tanguait. Les mâts craquaient. Une femme à la mer, cria-t-elle, et elle entendit sa voix inaudible se perdre dans un tunnel d’échos, boing, boing, boing. Elle s’accrocha aux fragiles poignets du spectre. « Espèce de salaud, qu’est-ce que vous m’avez fait ?

— Je m’appelle Francis Xavier Byrne. »

Oh ! Le milliardaire. Les Industries Byrne. Le grand conglomérat. Steiner lui avait promis un milliardaire pour ce soir. « C’est vrai que vous allez bientôt mourir ?

— Je ne dépasserai pas la période de Pâques. L’argent ne peut plus rien faire pour moi. Je suis une métastase ambulante. » Il ouvrit sa chemise à jabot. Quelque chose de brillant et de métallique, comme une cotte de mailles, lui enserrait la poitrine. « Mon système de survie », dit-il. « C’est ça qui me fait fonctionner. Ôtez-le-moi une demi-heure et mon compte est bon. Êtes-vous du Capricorne ?

— Comment l’avez-vous deviné ?

— Je suis peut-être en train de crever, mais je ne suis pas idiot. Vous avez l’étincelle des Capricornes dans les yeux. Et moi je suis de quel signe ? »

Elle hésita. Ses yeux étincelaient eux aussi. On y lisait un sens fantastique des affaires, l’énergie, l’arrogance, le self-made man. Un Capricorne, bien sûr. Non, trop facile. « Lion », dit-elle.

« Non. Essayez encore. » Il lui glissa un autre tube monogramme dans la main et s’éloigna à grands pas. Elle n’était pas encore complètement remise de sa dernière inhalation, encore que les effets les plus flamboyants se fussent atténués. Les convives flottaient autour d’elle. Elle n’apercevait plus Nicholson. La neige avait l’air de tourner à la grêle, et de petites particules dures cinglaient les vastes fenêtres, laissant sur leur passage de fines traînées blanches comme des écorchures – mais n’étaient-ce pas ses perceptions qui étaient devenues plus aiguës ? Le brouhaha des conversations augmentait et diminuait comme si quelqu’un avait été en train de régler le son. Les lumières fluctuaient en contrepoint. Elle se sentit prise de vertige. Un plateau de cocktails dorés passa à côté d’elle. « Où est la salle de bains ? » demanda-t-elle.

Au fond du vestibule. Cinq étrangers massés devant la porte en train de bavarder à voix basse. Elle se faufila entre eux, s’accrocha au rebord glacé du lavabo, tendit son visage vers le miroir concave de forme ovale. La tête de la mort. Peau parcheminée, yeux de cauchemar. Non ! Non ! Elle cligna des yeux et ses propres traits réapparurent. Toute frissonnante, elle s’efforça de reprendre ses esprits. L’armoire à pharmacie contenait une intéressante collection de substances diverses. Les remèdes tous usages de Steiner. Sans même regarder les étiquettes, Nikki rafla une poignée de fioles et goba une série de pilules au hasard. Un comprimé rouge, une pastille verte, une succulente capsule de gélatine jaune. Peut-être des remèdes contre la migraine, peut-être des hallucinogènes. Qui aurait pu le dire, qui s’en souciait ? Nous autres Capricornes ne sommes pas toujours aussi prudents qu’on le croit.

Elle entendit frapper à la porte. Elle alla ouvrir et découvrit le visage affable de Martin Bliss quelque part près du plafond. Les yeux légèrement exorbités, les joues en feu. « On m’a dit que vous étiez malade. Puis-je faire quelque chose pour vous ? » Que d’amabilité, que de gentillesse. Elle lui toucha le bras et lui effleura la joue des lèvres. Derrière lui, dans le vestibule, se tenait un homme de forte carrure avec des cheveux blonds coupés court, des yeux d’un bleu glacé, un visage plein absolument parfait. Il arborait un sourire éclatant. « Rien de plus facile », dit-il. « Capricorne.

— Vous pouvez deviner mon... » Elle marqua un temps d’arrêt, abasourdie. « ... signe ? » acheva-t-elle d’une toute petite voix. « Comment avez-vous fait ? Oh, je vois.

— Oui. C’est bien moi. »

Elle se sentit plus que nue, exposée jusqu’au moindre ganglion, au moindre synapse.

— Quelle est l’astuce ?

— Il n’y a pas d’astuce. J’écoute. J’entends.

— Vous entendez les gens penser ?

— C’est à peu près ça. Croyez-vous que ce soit un jeu de société ? » Il était beau mais terrifiant, comme un sabre de samouraï en action. Elle le désirait mais il la paralysait. Il sait déjà tout de moi, songea-t-elle. Il me serait impossible de lui cacher quoi que ce soit. « Ça ne me gêne pas. », dit-il tristement. « Je sais que je fais peur à beaucoup de gens. Mais certains s’en fichent.

— Comment vous appelez-vous ?

— Tom », dit-il « Hello, Nikki.

— Je vous plains vraiment beaucoup.

— Pas vraiment. Vous pouvez vous leurrer si vous en éprouvez le besoin. Mais vous ne pouvez pas me leurrer. De toute façon, vous ne couchez pas avec les hommes que vous plaignez.

— Je ne couche pas avec vous.

— Mais ça viendra.

— Je croyais que vous étiez seulement un liseur de pensées. On ne m’avait pas dit que vous faisiez aussi des prophéties. »

Il se pencha plus près et sourit. Un sourire qui la démantela. Elle dut faire un effort pour ne pas tomber à la renverse. « Je sais tout de vous, point final », dit-il d’une voix dure. « Je vous appellerai mardi prochain. » Il ajouta en partant : « Erreur. Je suis du signe de la Vierge. Croyez-moi si vous voulez. »

Nikki retourna dans le living-room, assommée. « ... la figure du mandala », disait Nicholson. Il avait une voix sombre et étoffée, une vraie voix de basse. « L’essentiel dans tout mandala c’est le centre : l’endroit où tout est né, l’œil spirituel de Dieu, le foyer des ténèbres et de la lumière, le cœur de l’orage. Bon : vous devez vous déplacer vers le centre, trouver le tourbillon à la frontière du Yang et du Yin, vous installer en plein milieu du mandala. Vous centrer. Vous saisissez la métaphore ? Vous centrer sur le maintenant, l’éternel maintenant. S’écarter du centre, c’est s’avancer vers la mort ou reculer vers la naissance, toujours le fatal mouvement de bascule ; mais si vous arrivez à vous positionner une fois pour toutes au centre du mandala, exactement au centre, vous avez accès à la fontaine de jouvence, vous devenez un organisme perpétuellement capable de se régénérer par lui-même, de se recharger par lui-même, capable d’une constante expansion au-delà de lui-même. Vous me suivez ? Le pouvoir de... »

Steiner, tout à côté d’elle, lui dit tendrement : « Comme tu es belle dans les premiers instants de la fixation érotique.

— C’est une soirée merveilleuse.

— Est-ce que tu rencontres des gens intéressants ?

— Y en aurait-il d’une autre espèce ? » lui retourna-t-elle. Nicholson s’arracha brusquement du cercle de ses auditeurs et traversa la pièce à grandes enjambées se chargeant comme un chevalier en direction du bar. Nikki en se précipitant pour l’intercepter, heurta un serviteur, chargé d’un plateau de victuailles. Le plateau échappa aux doigts épais de l’homme et alla valser dans les airs comme un bouclier ; une pluie de brochettes de viande et de sauce au curry verte et grasse se répandit sur la moquette blanche. Le serviteur se pétrifia sur place il resta figé comme une sorte d’idole mexicaine, avec son cou épais et son nez aplati, l’espace de quelques douloureuses secondes ; puis sa tête obliqua lentement vers la gauche et ses yeux fixèrent avec regret sa main rigide encore ouverte, privée de son plateau ; enfin il se tourna vers Nikki et son visage de granit normalement sans expression refléta un court instant un sentiment de haine absolue, une fulgurante bouffée de mépris et de dégoût qui s’effaça aussitôt. Il se mit à rire : hin-hin-hin, une sorte de hennissement. Sa supériorité était accablante. Nikki se sentit enlisée dans un bourbier d’humiliation. Elle prit hâtivement la fuite en deux crochets, zig-zag, contournant le désastre pour gagner le bar. Nicholson était toujours là, seul. Son visage vira au cramoisi. Le souffle lui manqua. Elle chercha ses mots, la gorge nouée. Puis se jetant brusquement à l’eau : « Joyeux anniversaire !

— Merci », dit-il d’un ton solennel.

« Êtes-vous content de votre anniversaire ?

— Très.

— Je m’étonne qu’ils ne vous ennuient point. Je veux dire... après en avoir tellement fêté.

— Je ne me lasse pas facilement. » Il était effroyablement calme, puisant dans quelque insondable réserve de patience. Il lui adressa un regard à la fois chaleureux et impersonnel, « Je trouve tout intéressant », dit-il.

« C’est curieux. Je disais plus ou moins la même chose à Steiner il y a quelques minutes. Vous savez, c’est mon anniversaire à moi aussi.

— Vraiment ?

— Je suis du 7 janvier 1975.

— Hello, 1975. Je suis… » Il s’esclaffa. « Cela paraît complètement absurde, n’est-ce pas ?

— Du 7 janvier 982.

— Vous avez bien appris votre leçon.

— J’ai lu votre livre », dit-elle. « Puis-je faire une remarque parfaitement sotte ? Eh bien, vous n’avez absolument pas l’air d’avoir mille dix-sept ans.

— De quoi devrais-je avoir l’air ?

— De quelqu’un dans ce genre », dit-elle en indiquant Francis Xavier Byrne.

Nicholson laissa échapper un petit rire. Elle se demanda si elle lui plaisait. Peut-être. Peut-être. Nikki se risqua à le regarder droit dans les yeux. Il mesurait à peine un centimètre de plus quelle, ce qui transformait l’expérience en un contact terriblement intime. Il soutint fermement son regard, centrant ses yeux sur les siens ; elle se plut à imaginer tout un mandala palpitant autour de lui, des rayons lumineux turquoise partant de son cœur, avec des cercles concentriques verts et rouges qui les réunissaient en une éblouissante toile d’araignée. Du fond de ses reins s’éleva une onde de désir qu’elle lança autour de lui. Ses yeux étaient explicites. Ceux qu’elle avait en face d’elle étaient voilés. Elle le sentit rentrer calmement en lui-même. Emmène-moi à côté, supplia-t-elle, emmène-moi dans une des chambres du fond. Verse la vie en moi.

« Comment choisirez-vous les gens auxquels vous allez communiquer votre secret ? » dit-elle.

« Intuitivement.

— Le refusant à quiconque en fera directement la demande, bien sûr.

— Le refusant à quiconque en fera la demande.

— Et vous, en avez-vous fait la demande ?

— Je croyais que vous aviez lu mon livre.

— Ah oui. Je me souviens : vous ne saviez pas ce qui vous arrivait, vous n’avez compris qu’à la fin.

— J’étais encore tout jeune », dit-il. « Il y a bien longtemps de ça. »

Ses yeux avaient repris leur éclat. Il est attiré vers moi. Il voit que je suis de son espèce, que je le mérite. Capricorne, Capricorne, Capricorne, toi et moi, lui le bouc et moi la chèvre. Entre dans mon jeu, Capricorne chéri.

« Comment vous appelez-vous ? » s’enquit-il.

« Nikki.

— Joli nom. Jolie femme. »

La platitude du compliment l’anéantit. Elle comprit qu’elle était soudainement et mystérieusement parvenue à un moment où une retraite tactique s’imposait ; il fallait faire machine arrière, de peur de le brusquer et de détruire le fragile contact si difficilement obtenu. Elle le remercia du regard et s’éloigna gracieusement, pivotant vers Martin Bliss et glissant son bras sous le sien. Bliss frémit à son toucher, s’empourpra, retrouvant soudain son enthousiasme... Elle entra en vibration avec lui, se laissant emporter de plus en plus haut. Elle était au cœur de la soirée, au centre du mandala : solidement campée sur ses pieds, les jambes légèrement écartées, faisant de son corps un axe polaire, un lieu géométrique par où passaient les lignes de force qui montaient de la terre, traversant le soubassement de ce bâtiment, traversant ses quatre-vingt-dix étages, traversant son sexe, son cœur, sa tête. Telle est l’impression que l’on doit avoir, songea-t-elle, quand l’immortalité vous est conférée. Un moment de grâce spontanée, une lumière intérieure qui s’allume. Elle contempla avec amour ce pauvre nigaud de Bliss, ce bon Martin Lheureux. Cher cœur, cher gros calembour ambulant. Le quintette à cordes émettait des notes fondantes. « Qu’est-ce qu’ils jouent ? » demanda-t-elle. « Du Brahms ? » Bliss lui offrit de se renseigner. Seule, elle redevenait la proie de Francis Xavier Byrne, qui la fit retomber sur terre d’un seul de ses regards cadavériques.

« Avez-vous enfin deviné ? » lui demanda-t-il. « Mon signe. »

Elle transperça du regard son misérable corps cancéreux, travaillé par la décomposition. « Scorpion », lâcha-t-elle d’une voix enrouée.

« Exact ! Exact ! » Il retira un pendentif de son cou et passa sa chaîne d’or par-dessus la tête de Nikki. « Pour vous » grinça-t-il, et il se retira. Elle caressa le bijou. Une pierre polie verte. Jade ? Émeraude ? Légèrement gravée sur sa face bombée on apercevait la croix ansée, la fameuse crux ansata. Magnifique. Le symbole de la vie offert par un homme mourant. Elle lui fit un signe affectueux par-dessus une forêt de têtes et cligna des yeux. Bliss réapparut.

« Ils sont en train de jouer un morceau de Schonberg », annonça-t-il. « Verklärte Nacht »

« Très joli. » Elle fit sauter le pendentif et le laissa retomber entre ses seins. « Vous aimez ?

— Je suis sûr que vous n’aviez pas ça tout à l’heure.

— Ça vient de pousser », dit-elle. Elle se sentait en pleine forme, mais pas aussi en forme qu’au moment où elle avait quitté Nicholson. Cette impression d’être le centre de l’univers avait disparu. La soirée devenait chaotique. Des couples se formaient, se défaisaient, se reformaient ; des ombres fugitives s’esquivaient à deux ou trois en direction des chambres ; les serviteurs présentaient de façon de plus en plus insistante leurs plateaux chargés de boissons et de victuailles aux invités restants ; la grêle avait de nouveau fait place à la neige, et des masses plumeuses frappaient silencieusement les fenêtres, s’y collaient, révélant leurs étincelantes structures mandaliques un bref et douloureux instant avant de retomber en eau. Nikki essaya désespérément de regagner sa position centrale. Elle se laissa glisser dans un rêve revigorant : Nicholson venait à elle, lui touchait cérémonieusement la joue, lui disait : « Vous ferez partie des élus. » Dans moins d’un an viendrait le moment où il réunirait ses sept disciples aux noms encore inconnus pour voir arriver le nouveau siècle ; il prendrait leurs mains dans les siennes, il insufflerait une immortelle vitalité dans leurs-corps, partageant avec eux le secret qu’il avait lui-même reçu en partage un millier d’année auparavant. Qui allait en profiter ? Qui ? Qui ? Moi. Moi. Moi. Mais où était passé Nicholson ? Son aura, son rayonnement, ce cône de lumière qui semblait le baigner disparus.

Un homme en perruque laquée orange se mit à se quereller furieusement, presque sous le nez de Nikki avec une femme beaucoup plus jeune que lui, festonnée de perles bio-luminescentes. Un couple marié, évidemment. Ils avaient tous deux des traits anguleux et des yeux luisants qui leur sortaient de la tête ; leurs visages étaient tendus et les muscles de leurs joues s’activaient intensément. Ensemble depuis si longtemps qu’ils finissaient par se ressembler. Leur dispute sentait le réchauffé. Le vieux rituel, comme une comédie qu’ils se seraient jouée trop de fois : ils s’expliquaient mutuellement les événements qui avaient fait éclater la querelle, les interprétant, les récapitulant, les obscurcissant, se justifiant, attaquant, se défendant – tu as dit ça parce que, ce qui m’a amené à te répondre de cette façon parce que... non, au contraire, j’ai dit ça parce que tu m’avais dit ça – le tout d’une voix imperturbablement criarde, à donner la nausée, un véritable martyre, quelque chose de tuant.

« C’est son père biologique », dit un homme près de Nikki. « Elle a été l’un des premiers bébés-éprouvettes. C’était lui le donneur. Il l’a retrouvée il y a cinq ans et l’a épousée. Une façon comme une autre de détourner la loi. » Cinq ans ? Ils avaient plutôt l’air d’être mariés depuis cinquante ans. Des murs de souffrance et d’ennui les emprisonnaient. Nikki se sentit incapable de les imaginer tous deux au lit, unis dans l’acte d’amour. L’acte d’amour. L’expression la fit rire. Mais où était donc Nicholson ? Le duc Alexius, le visage congestionné et baigné de sueur, s’inclina devant elle. « Je vais bientôt partir », déclara-t-il, et elle reçut la nouvelle avec gravité mais sans réagir, comme s’il avait émis un commentaire sur les fluctuations de la tempête ou s’était exprimé en grec. Il s’inclina de nouveau et s’éloigna. Nicholson ? Nicholson ? Elle se calma, retrouvant son équilibre. Il viendra me trouver quand il sera prêt. Le courant est passé entre nous, quelque chose a vraiment eu lieu et c’était bon.

Bliss, toujours à côté d’elle, fit un geste en disant : « Un rabbin d’origine syrienne, précédemment musulman, fort considéré parmi les théologiens juifs. »

Elle hocha la tête sans regarder dans la direction qu’il lui indiquait.

« Un astronaute qui revient tout juste de Mars. Je n’ai jamais vu personne avec un hâle de cette couleur. »

L’astronaute ne l’intéressait nullement. Elle s’efforça de regagner les hauteurs. La soirée, lui sembla-t-il, se rapprochait d’un point culminant, d’un moment où les contrats devaient s’établir et les décisions se prendre. Le tintement des glaçons dans les verres, le voile vaporeux des fumigations psychédéliques, toute cette chair tiède qui se pressait autour d’elle. Elle était branchée sur chaque chose, elle était alerte et réceptive, elle entrait dans l’heure spasmodique, l’heure des mors aux dents. Elle embrassa brusquement Bliss, se haussant sur la pointe des pieds, enfonçant profondément sa langue dans sa bouche étonnée. Puis elle se détacha de lui. Quelqu’un jouait avec les lumières : elles devinrent de plus en plus rouges, puis, augmentant d’intensité, elles bondirent vers un féroce éclat blanc bleuté. De l’autre côté de la pièce une foule de convives affluait et s’agitait autour de la forme effondrée de Francis Xavier Byrne, qui gisait au pied du bar comme un pantin désarticulé. Ses yeux étaient ouverts mais vitreux. Nicholson s’accroupit auprès de lui, glissant une main sous sa chemise, procédant à de délicats réglages dans le système de contrôle de la cotte de mailles qui se cachait dessous. « Tout va bien », disait Steiner. « Donnez-lui de l’air. Tout va bien ! » Confusion. Brouhaha. Un torrent de messages entremêlés.

« ... il paraît que le temps est désormais complètement déréglé. Des hivers plus froids à partir de maintenant à cause d’une accumulation de poussière dans l’atmosphère qui arrête les rayons du soleil. On est bon pour une nouvelle période glaciaire aux environs de 2200...

—... mais je croyais que le bioxyde de carbone était censé créer un effet de serre, donc un réchauffement du temps, et....

—... l’idée de produire de l’énergie électrique à partir de...

—… la faille de San Andréas...

— …financé par des obligations convertibles en...

—… des capsules de toxine botulique...

—… à distribuer à raison d’une pour mille familles dans le Groenland et la Région Métropolitaine du Kamtchatka...

— ... au XVIe siècle, quand on pouvait espérer bâtir un empire dans quelque partie inconnue de...

— … les conflits insolubles des natifs du Capricorne...

— ... intense concentration sur l’ensemble du mandala de façon à ce que tout le contenu du système subisse un transfert dans et une identification avec l’esprit et le corps de l’observateur. En d’autres termes, il s’agit sur le plan technique d’une réabsorption des forces cosmiques. Dans le processus de construction ces forces...

— ... papillons, qu’on ne pourra plus trouver nulle part en...

—... ont été projetées hors du chaos de l’inconscient ; dans le processus d’absorption, l’énergie est récupérée...

—... reflétant les transformations du D.N.A. dans l’organe captant la lumière...

—... la neige...

— ... un millier d’années, vous vous rendez compte ?

— Et...

— ... elle a un corps...

— ... autrefois un petit merdeux...

— ... juste de retour de Mars, et il a cette expression dans les yeux...

— Tenez-moi », dit Nikki. « Tenez-moi fort. J’ai le tournis.

— Voulez-vous quelque chose à boire ?

— Tenez-moi fort, c’est tout. » Son corps se pressa contre une étoffe fraîche et parfumée. Sa poitrine, si ferme sous le tissu. Steiner. Très mâle. Il la soutint un moment, mais pas longtemps. D’autres responsabilités l’appelaient. Quand il la relâcha, elle chancela. Il fit signe à quelqu’un d’autre, un homme blond au doux visage. Le liseur de pensées. Tom. Un nouveau maillon dans la chaîne.

« Vous vous sentez mieux maintenant », lui dit le télépathe. « En êtes-vous certain ?

— Absolument.

— Pouvez-vous lire dans l’esprit de n’importe qui ici présent ? » demanda-t-elle.

Il fit oui de la tête.

« Même dans le sien ? »

Nouveau signe affirmatif.

« C’est le plus transparent de tous. Ça fait si longtemps qu’il s’en sert, tous les canaux sont creusés. De véritables avenues.

— C’est donc vrai qu’il est âgé d’un millier d’années ?

— Vous n’en étiez pas persuadée ? » Nikki haussa les épaules.

« Il y a des fois où je ne sais pas de quoi je suis persuadée.

— Il est vraiment vieux

— Vous seul pouvez le savoir.

— C’est un phénomène. Il est absolument extraordinaire » Un temps. Très court, comme un coup de poignard. « Aimeriez-vous voir dans son esprit ?

— Comment le pourrais-je ?

— Je vais vous brancher sur lui, si vous voulez. » Une lueur malicieuse envahit soudain les yeux glacés. « D’accord ?

— Je ne suis pas sûre d’en avoir envie.

— Vous en êtes parfaitement sûre. Vous brûlez d’une curiosité de tous les diables. Ne me racontez pas d’histoires. Ne faites pas l’enfant, Nikki. Vous avez envie de voir en lui.

— C’est possible. » De mauvaise grâce.

« C’est sûr. Croyez-moi, c’est sûr. Là. Détendez-vous, laissez un peu tomber vos épaules, tâchez d’être réceptive, je vais établir la liaison.

— Attendez », s’écria-t-elle.

Mais il était trop tard. Le liseur de pensées ouvrit sereinement sa conscience, tel Moïse faisant refluer la mer Rouge, et enfonça quelque chose derrière son front, une chose consistante mais immatérielle, un bâton de brouillard. Elle frémit et se recroquevilla. Elle se sentait violée. Comme la première fois où elle s’était retrouvée au lit, en cet instant où c’en était fini des futilités, des baisers et des chatteries et des caresses, et où tout à coup il n’y avait plus eu que cet objet au plus profond d’elle-même. Elle n’avait jamais oublié cette impression d’être empalée. Mais bien sûr cela n’avait pas été seulement une intrusion mais aussi une source de plaisir. Comme maintenant. L’objet à l’intérieur d’elle-même était la conscience de Nicholson. Émerveillée, elle en explora la surface dure et crevassée, criblée de milliers de petits trous. Promena ses mains tremblantes sur sa rugosité de bronze. Demeura à l’extérieur. Tom lui donna un coup de coude mental. Vas-y, vas-y. Plus profond. N’aie pas peur. Elle s’enroula autour de Nicholson et se laissa glisser en lui comme un ectoplasme s‘infiltrant dans du sable. Puis elle perdit soudain ses points de repère. La légère frontière imperméable qui marquait la limite de son moi et le commencement du sien devint indistincte. Elle n’arrivait plus à distinguer ses expériences de celles de l’autre, pas plus-quelle ne pouvait séparer les pulsations de son système nerveux des impulsions qui parcouraient le sien. Des souvenirs fantomatiques l’assaillirent et l’engloutirent. Voici qu’elle se transformait en un pur nœud de perception, un œil fixe, froid et solitaire, qui observait et enregistrait. Des images surgirent. Elle grimpait péniblement le long d’une crête enneigée à l’éclat aveuglant, avec des dentelures himalayennes qui se découpaient au-dessus d’elle dans le ciel blanc, et un yak au mufle chaud qui soufflait à ses côtés. Un groupe d’hommes de petite taille au cuir tanné l’accompagnait. Yeux bridés, lourdes vestes, bottes épaisses. L’odeur de beurre rance, l’arête coupante d’un vent impossible. Et là, resplendissant dans la soudaine lumière du soleil, un édifice de plâtre d’un jaune flamboyant avec un millier de fenêtres clignotantes, un bâtiment, une lamaserie accrochée au sommet d’une montagne. Des trompes et des cors nasillards sonnant au loin. Le chant rauque des moines assis en tailleur. Que chantaient-ils donc ? Om ? Om ? Om, et voici que des mouches bourdonnaient autour de son nez, elle se tenait à croupetons dans un fragile canot, descendant silencieusement une rivière noyée d’ombre au cœur de l’Afrique, s’enfonçant dans la touffeur de la nuit. Des hommes nus solidement bâtis, d’un noir tirant sur le violet, blottis dans un coin. Des frondaisons ruisselantes d’humidité pendues à des massifs démesurément luxuriants ; des museaux de crocodiles surgissant de l’eau sombre comme des fleurs dentues ; de grandes orchidées nauséeuses s’épanouissant au sommet des arbres à tronc lisse. Et sur le rivage, cinq hommes blancs en habits élisabéthains, chapeaux à large bord, cols tombants imprégnés de sueur, dentelles, boucles fantaisie, barbes rousses et frisées Errol Flynn dans le rôle de sir Francis Drake, un tromblon au creux du bras. Et les hommes blancs de rire, de faire signe de la main, de crier en direction des hommes dans le canot. Suis-je esclave ou négrier ? Pas de réponse. Seulement un fondu et une nouvelle vision : des feuilles d’automne s’engouffrant par la porte ouverte dans des huttes coiffées de chaume, des bœufs frissonnants couchés dans des champs hérissés de teule, des hommes d’allure farouche avec de longues moustaches et des cheveux coupés court chevauchant en diagonale vers l’horizon. Des Croisés, peut-être ? Ou des guerriers hongrois partant à la rencontre des redoutables Mongols ? Des défenseurs du royaume anglo-saxon menacé par les envahisseurs normands ? Il pouvait s’agir de n’importe lesquels de ces gens-là. Et toujours cet œil froid et imperturbable, toujours cette conscience immuable au centre de chaque scène. Lui, éternel, toujours au poste. Et puis : un train roulant vers l’ouest en crachant un panache de fumée blanche, la plaine à l’infini, de lourds bisons bruns à l’œil torve agglutinés en grosses masses pelucheuses à droite de la voie, l’homme à la tignasse tombant jusqu’aux épaules qui se met à rire, jette une pièce d’or de vingt dollars sur la table, attrape son fusil – un Springfield calibre 50 se chargeant par la culasse – il vise négligemment à travers la portière du train en marche, tire un coup de feu, un autre, et encore un autre. Trois silhouettes velues s’écroulent au bord de la voie, et le train continue sa route en lâchant un coup de sifflet rageur. Elle sent comme un fourmillement dans le bras et l’épaule sous la violence du recul. Et puis : des quais fétides, des ballots de clous de girofle, de poivre, de cannelle, des hommes à la peau brune en turbans et en pagnes discutaillant sous un soleil de plomb. De petites pièces d’argent au dessin irrégulier brillant soudain au creux de sa main. Le baragouin de quelque dialecte malabar traversé en contrepoint par un portugais fluide et railleur. Allons-nous nous embarquer avec Vasco de Gama ? Peut-être. Et puis une morne rue teutonique, balayée par le vent, médiévale, avec de sinistres faces luthériennes à l’affût derrière les vitraux des fenêtres. Et puis le désert de Gobi avec des cavaliers, des feux de camp, des tentes grisâtres. Et puis New York City, indubitablement New York City, avec des automobiles noires aux formes carrées filant entre les gratte-ciel massifs comme de gros scarabées, une séquence tout droit sortie de quelque film muet. Et puis. Et puis. Tout, partout, en tous temps, en tous lieux, un flot ininterrompu d’événements. Et toujours cette clarté dans la vision, cette perception ferme comme le roc, cet esprit compact au centre, cette inébranlable identité, ce moi inaltérable  ... auquel je suis inextricablement mêlée... Il n’y avait plus de « je », il n’y avait plus de « il », seulement le point de vue unique de l’éternel observateur. Mais elle perçut brusquement un changement de direction, un effet d’éloignement, une séparation de leurs moi, de sorte qu’elle le regardait maintenant en train de vivre ses nombreuses années, le voyant de l’extérieur, le voyant clairement changer d’identité comme d’autres changent de vêtements, se laisser pousser des barbes et des moustaches, les raser, porter tour à tour les cheveux longs ou courts, adopter de nouvelles modes, apprendre de nouvelles langues, se fabriquer des documents. Elle le vit au cours de ses mille ans de déguisements et de subterfuges, le vit toujours bien réel, unifié et centré derrière ses obligatoires camouflages... ... et le vit qui la voyait...

Le contact se rompit instantanément. Elle chancela. Des bras la saisirent. Elle repoussa l’homme blond à la figure pleine qui lui souriait.

« Qu’est-ce que vous avez fait ? » gronda-t-elle. « Vous ne m’aviez pas dit que vous me montreriez à lui.

— Comment établir autrement la liaison ? » lui rétorqua le télépathe.

« Vous ne m’avez pas avertie. Vous auriez dû me le dire. » Tout était fichu. Elle était désormais incapable de demeurer dans la même pièce que Nicholson. Tom fit un geste vers elle, mais elle lui échappa en trébuchant piétinant les gens dans sa fuite. Ils écarquillèrent les yeux sur son passage. Quelqu’un lui caressa la jambe. Elle se fraya un chemin à travers d’improbables enchevêtrements, trois femmes et deux serviteurs, cinq hommes et une nappe. Une porte vitrée, une poignée argentée : elle poussa. Débouchant sur la terrasse. Le vent la purifierait peut-être. Derrière elle, de légers hoquets, quelques cris aigus, des protestations : « Fermez donc ça ! » Elle fit claquer la porte-fenêtre. Seule dans la nuit, quatre-vingt-huit étages au-dessus du niveau de la rue, elle s’offrit à la tempête. Sa légère tunique la laissait sans protection aucune. Des flocons de neige vinrent se brûler à ses seins. Leurs pointes durcirent et se dressèrent comme des balises lumineuses, faisant saillir le doux tissu. La neige lui cinglait la gorge, les épaules, les bras. Loin au-dessous d’elle, le vent faisant tourbillonner les cristaux frais tombés en galaxies spirales. La rue était invisible. Des sautes de chaleur créèrent des courants ascendants qui s’engouffrèrent sous sa tunique et la soulevèrent au-dessus de sa tête. De fines particules de glace pénétrèrent entre ses cuisses nues privées de couleur. Elle continuait de tourner le dos à la réunion. Faisait-on seulement attention à elle ? Est-ce que quelqu’un, pensant qu’elle voulait se suicider, allait se précipiter galamment à son secours ? Les Capricornes ne se suicidaient point. Ils pouvaient menacer de se détruire, oui, ils pouvaient même se dire avec le plus grand sérieux qu’ils allaient vraiment accomplir ce geste, mais ce n’était qu’un jeu, un simple jeu. Personne ne vint la rejoindre. Elle ne se retourna pas. Agrippant la balustrade, elle s’efforça de retrouver son calme.

Impossible. Même dans cet air glacé. Du givre sur les cils, de la neige sur les lèvres. Le pendentif que Byrne lui avait donné flamboyait entre ses seins. L’air blanc était sillonné de reflets verts. Il lui brûlait les yeux. Elle pataugeait loin du centre des choses. Elle sentait encore quelque chose vibrer en elle, comme un écho d’elle-même emporté à travers les siècles, allant et venant sur l’orbite de l’interminable vie de Nicholson. En quelle année était-elle ? 1386, 1912, 1532, 1779, 1043, 1977, 1235, 1129, 1836 ? Tant de siècles. Tant de vies. Et toujours ce moi unique, inchangé, inchangeable.

Graduellement les résonances s’évanouirent. Les existences innombrables de Nicholson ne remplissaient plus son esprit de leur terrible fracas. Elle se mit à frissonner, non de crainte mais de froid, et tira sur sa tunique pour protéger sa nudité. Des traces moites de neige fondue maculaient sa poitrine et son ventre. Un halo de vapeur la nimbait. Son cœur battait à tout rompre.

Elle se demanda si l’expérience qu’elle avait eue était celle d’un authentique contact avec l’âme de Nicholson, ou un simple tour de Tom, une simulation de contact. Était-il possible, après tout, même pour Tom, de créer un contact entre deux esprits non télépathiques comme le sien et celui de Nicholson ? Peut-être Tom avait-il tout fabriqué lui-même, en se servant d’images empruntées au livre de Nicholson. Dans ce cas tout espoir n’était pas perdu pour elle. Une illusion, elle le savait. Un rêve né de l’optimisme désespéré des sans-espoir. Mais quand même...

Elle trouva la poignée, réintégra la pièce. Un coup de vent l’accompagna, chassant de la neige à l’intérieur. Des yeux ébahis se fixèrent sur elle. On aurait dit la mort surgissant au milieu de la fête. Elle s’ébroua comme un chien. Ses vêtements mouillés adhéraient à sa peau ; elle aurait pu tout aussi bien être nue. « Pauvre petite chose grelottante », dit une femme. Elle attira Nikki dans ses bras, la serrant contre elle. C’était la femme au visage anguleux et aux yeux protubérants, celle qui était née d’une éprouvette et avait épousé son propre père. Ses mains parcoururent prestement le corps de Nikki, lui caressant les seins, lui touchant la joue, l’avant-bras, la hanche. « Venez avec moi à côté », fredonna-t-elle. « Je vous réchaufferai. » Ses lèvres effleurèrent celles de Nikki. Une langue taquine chercha la sienne. Dans son besoin de chaleur, Nikki s’abandonna un instant à cette étreinte. Puis elle s’écarta. « Non », dit-elle. « Une autre fois, s’il vous plaît. » Elle réussit à s’échapper et partit à travers la pièce. Un voyage interminable. Autant essayer de traverser le Sahara à pied. Des voix, des visages, des rires. La gorge un peu sèche. Enfin. Voici qu’elle était en face de Nicholson. Bon. C’est maintenant ou jamais. « Il faut que je vous parle », dit-elle. « Je vous en prie. » Ses yeux étaient impitoyables. Aucune chaleur en eux, même pas une lueur de dédain, rien qu’une incroyable patience plus terrifiante que la colère ou le mépris. Elle ne se laisserait pas désarçonner par ce regard froid et impassible. Elle se lança.

« Il y a quelques instants, avez-vous eu une curieuse impression, comme si quelqu’un... enfin, comme si quelqu’un avait regardé dans votre esprit ? Je sais que ça parait idiot, mais...

— Oui. J’ai eu cette impression. » Si calme. Comment pouvait-il rester si près de son centre ? Ce regard ferme, ce moi prodigieusement souverain, percevant tout – la lamaserie, la réserve d’esclaves, le train, tout, les temps passés comme les temps à venir – comment s’arrangeait-il pour être si paisible ? Elle savait qu’elle ne pourrait jamais atteindre une telle sérénité. Et elle savait qu’il le savait. Je suis cataloguée, point final. Elle se surprit en train de regarder ses pommettes, son front, ses lèvres. Tout sauf ses yeux. « Vous avez une fausse image de moi », lui dit-elle, « Ce n’est pas une image. Je vous ai vous.

— Non.

— Regardez-vous en face, Nikki. Si vous arrivez à savoir où regarder » Il rit. Gentiment, mais elle était anéantie.

— Une chose curieuse, alors. Elle se força à le regarder droit dans les yeux et un brusque déplacement de sa conscience changea sa perspective. Il était devenu un vieil homme. Ce masque de maturité inaltérable se mit à se dissoudre et elle vit les effroyables yeux jaunes, le labyrinthe de rides et de plis, les gencives édentées, les lèvres baveuses, le cou décharné, le moi derrière la façade. Un millier d’années ! Un millier d’années ! Et chaque instant de ce millier d’années était visible. « Vous êtes vieux », murmura-t-elle. « Vous me dégoûtez. Je ne voudrais pas être comme vous, non, pour rien au monde ! » Elle recula en tremblant. « Vous êtes si vieux, si vieux. Tout ça n’est qu’une mascarade ! » Il sourit.

« N’est-ce pas pathétique ?

— Qu’est-ce qui est pathétique ? Moi ou vous ? Moi ou vous ? »

Pas de réponse. Elle était stupéfiée. Quand elle fut à cinq pas de lui, un autre déplacement de sa conscience se produisit, un second changement de phase, et il fut de nouveau lui-même, un homme à la peau unie, bien droit, à qui on pouvait donner dans les trente-cinq ans. Une sphère de silence était suspendue entre eux. Elle se sentit rejetée avec une force foudroyante. Elle rassembla ses dernières forces pour un féroce regard d’adieu. Moi non plus je ne veux pas de toi, mon ami, pas la plus petite chose de toi. Il la salua cordialement. Une façon de lui signaler son congé.

Martin Bliss, un vague sourire aux lèvres, se tenait près du bar. « Partons », lui dit-elle sauvagement. « Ramenez-moi chez moi !

— Mais...

— C’est juste quelques étages au-dessous. » Elle fourra son bras sous le sien. Ses yeux papillotèrent, il haussa les épaules, lui emboîta le pas.

« Je vous appellerai mardi, Nikki », lança Tom comme ils passaient devant lui.

En bas, sur son terrain familier, elle se sentit mieux. Une fois dans la chambre, ils se débarrassèrent rapidement de leurs vêtements. Bliss avait un corps rose, velu, parfaitement fonctionnel. Elle brancha le lit et celui-ci se mit aussitôt à bruire et à palpiter. « Quel âge me donnes-tu ? » demanda-t-elle. « Vingt-six ? » hasarda Bliss. « Salaud ! »

Elle l’attira sur elle. Ses mains raclèrent sa peau. Ses cuisses s’ouvrirent. Allez. Comme une bête, songea-t-elle. Comme une bête ! Elle vieillissait d’instant en instant, elle mourait dans ses bras.

« Tu es bien meilleur que je ne l’aurais cru », dit-elle en fin de compte. Il abaissa les yeux sur elle, déconcerté, stupéfait. « Tu aurais pu choisir n’importe qui à cette soirée. N’importe qui...

— A peu près n’importe qui », dit-elle. Quand il fut endormi, elle se glissa hors du lit. La neige tombait toujours. Elle entendait le choc des balles et le beuglement des bisons blessés. Elle entendait le fracas des épées sur les boucliers. Elle entendait les lamas chanter : Om, Om, Om. Inutile d’espérer dormir cette nuit. Le réveil tictaquait comme une bombe à retardement. Le siècle courait sans remords à sa fin. Elle chercha des rides sur son visage dans le miroir de la salle de bains. Du satin, du satin, rien que du satin sous la lumière bleue fluorescente. Ses yeux semblaient assoiffés de sang. Les pointes de ses seins étaient encore dures. Elle sortit un petit pot d’albâtre d’un tiroir et trois capsules rouges fusiformes tombèrent au creux de sa main. Joyeux anniversaire, ma petite Nikki, joyeux anniversaire. Elle les avala toutes les trois. Se remît au lit. Attendit, en écoutant le tapotement de la neige sur la vitre, la venue des visions qui allaient l’emporter.