CHAPITRE XVIII
A toi d’intervenir.
Les dernières paroles distillées par Rugmore hurlaient dans son cerveau. Il attendait leur mûrissement. Il s’écoutait. Gaspar persistait à se prendre pour un homme dans cette conviction d’éternité, cette absence de besoins, de fureurs et de plaisirs, cette indicible solitude…
Du regard d’abord, il entreprit d’explorer son domaine. Le monde drapait ses sensations d’un silence majestueux, d’un voile où alternaient la pierre et l’eau. Vêtu de chair dans sa demeure trop immense, il se sentait devenu le témoin de l’inutile. Mais la Terre n’avait pas besoin de témoin.
« Je dois agir ! » se répéta-t-il.
A son côté, le cadavre du chien surmonté d’un anneau de sang. Chien bleu couronné. Sous la plante de ses pieds, la roche illimitée, sans surprise, presque incolore, dénudée. Devant lui enfin, par-delà la falaise, l’océan, d’où montait l’unique rumeur perceptible, une respiration continue, cadencée.
Voilà le monde.
En quelle partie du globe avait-il été recraché ? Quelle importance ? Où qu’il aille, ses points d’ancrage étaient au nombre de trois : la roche, l’océan, le chien bleu.
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Gaspar déplia son corps et partit à la découverte.
Comme il s’y attendait, l’horizon dépassé ne révéla qu’un sol semblable. De loin en loin, quelques escarpements sans grande différence rompaient par instants la monotonie du paysage, mais ne cachaient rien à sa vue qu’une nouvelle étendue de rocaille identique.
Il interrompit ses recherches, dénuées de sens, et revint sur ses pas. La tache bleue du chien l’attirait. Il était toujours tiède. Aucun signe de pourrissement. Inutile de s’éloigner…
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L’océan l’appela de plus en plus fort, lui chuchotant une insistante mélodie, douce et puissante. La nuit surtout, sa voix mesurée s’infiltrait dans l’absence, allumait sous les paupières de grands rêves colorés. C’était la seule musique, le seul geste en réponse aux siens.
A toi d’intervenir.
Gaspar prit pour habitude de gagner la frontière de son promontoire rocheux. Là, véritable figure de proue, il scrutait la surface de l’eau, suivait des yeux les vaguelettes qui se succédaient, se poursuivaient. Pas de vent dans ses cheveux, pas d’humidité salée sur son visage.
Il oublia son propre corps. Sans nourriture, sans désir humain, Gaspar prit conscience qu’il était bel et bien une « machine », une machine pensante, dont l’unique liberté consistait à découvrir sa fonction. Un simple geste peut-être. Et après ?
De la mer au chien, du chien à la mer. Même couleur…
D’abord, l’océan et la vie, avait dit Rugmore.
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Comme il dominait de toute sa hauteur le cadavre bleu, les poings sur les hanches, Gaspar sentit ses lèvres esquisser un sourire.
— C’était trop simple ! s’écria-t-il, clamant ses premières paroles à la Terre.
Le cours de la vie a besoin d’une source, et cette source, il pouvait la créer, tout de suite, supprimant d’un coup toutes les hypothèses, toutes les divagations du hasard ! Même pas un acte, rien qu’un coup de pouce.
De ses doigts redevenus impatients, il accrocha la fourrure de la bête et traîna cette dernière jusqu’au bord de la falaise.
Sans plus attendre, Gaspar brandit le chien tel un trophée au-dessus de sa tête et le lança de toutes ses forces dans le liquide nourricier. La carcasse tournoya dans sa chute puis atteignit la surface de l’océan, le sang de la Terre, et s’y enfonça. Elle resurgit un peu plus loin pour disparaître bientôt dans les éclats miroitants.
Les eaux acceptèrent cette offrande, grâce à laquelle les forces de la vie allaient pouvoir se mettre à l’œuvre.
Dans la source bleue, au milieu du cercle rouge, Gaspar patienta. Il vit s’écouler un torrent de millénaires, attentif aux moindres altérations, avant d’assister à la naissance des premiers unicellulaires, des premières amibes et…
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* *
Son travail terminé, Gaspar n’eut plus à s’interroger pour comprendre qui il était à présent.
Il ferma les yeux et tendit l’esprit vers celui qu’il allait accompagner désormais, cherchant la voie tracée pour lui non dans l’espace mais à l’intérieur de sa propre conscience. C’est ainsi qu’il oublia la Terre, rejoignit Rugmore et atteignit puis dépassa le voile opaque, tout au fond de la caverne.
Derrière l’épais rideau masquant les échantillons des races prélevées, il s’éveilla enfin disponible, empli de forces éternelles.
Celui qui avait tué le gardien pouvait-il prétendre à un autre rôle ?